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26.07.2025 à 00:30

« briser le cycle de la guerre »

Pauline Laplace

« Si vous me poursuivez / Prévenez vos gendarmes / Que je n'aurai pas d'armes / Et qu'ils pourront tirer » conclut Boris Vian à la fin de sa chanson « Le Déserteur ». Dans son dernier livre Nous refusons. Dire non à l'armée en Israël (Libertalia, 2025), le photographe Martin Barzilai brosse le portrait d'hommes et de femmes qui refusent de prendre les armes. Passage obligé pour tous les citoyens de l'État d'Israël, l'armée, Tsahal, est une institution sacralisée. Il semblerait pourtant que (…)

- CQFD n°243 (juillet-août 2025)
Texte intégral (3280 mots)

« Si vous me poursuivez / Prévenez vos gendarmes / Que je n'aurai pas d'armes / Et qu'ils pourront tirer » conclut Boris Vian à la fin de sa chanson « Le Déserteur ». Dans son dernier livre Nous refusons. Dire non à l'armée en Israël (Libertalia, 2025), le photographe Martin Barzilai brosse le portrait d'hommes et de femmes qui refusent de prendre les armes.

Passage obligé pour tous les citoyens de l'État d'Israël, l'armée, Tsahal1, est une institution sacralisée. Il semblerait pourtant que depuis quelque temps, celle-ci soit contestée de l'intérieur. En avril, plusieurs lettres ouvertes critiquant l'armée du peuple ont été signées par des milliers de réservistes et d'anciens militaires. « La guerre sert principalement des intérêts politiques et personnels, et non des intérêts sécuritaires » s'indignait l'un de ses auteurs. Sans blague... Ceux-ci ont été directement désignés comme des « incendiaires » et des « agents du chaos » par le quotidien Israël Hayom, plus grand tirage de la presse du pays2. Diffusé le 12 juin en France, un épisode d'« Envoyé spécial » fait état d'un « mouvement naissant qui inquiète l'armée israélienne ». Il pointe que 20 % des 300 000 réservistes de Tsahal se sont détournés du combat et note que « pour la première fois depuis le début de la guerre à Gaza, l'un de ces déserteurs, Daniel Yohaval, 32 ans, a été mis en prison par un tribunal militaire ».

Il est question de courage, mais aussi d'acuité, pour qui refuse de marcher au pas dans une société qui héroïse ses soldats

En réalité, même s'il a toujours été extrêmement minoritaire, le mouvement des objecteurs de conscience est, en Israël, aussi vieux que Tsahal elle-même. Celles et ceux qui choisissent l'arme de la désobéissance sont appelés « refuzniks » et le photographe Martin Barzilai leur rend hommage dans un nouveau livre Nous refusons – Dire non à l'armée en Israël (Libertalia, 2025). Son travail est le fruit de seize années de rencontres, réactualisées après le 7 Octobre. À travers des portraits en textes et en images, sobres et précis, il nous amène à la rencontre de « quelques individus qui osent briser le cycle de la guerre » écrit Eyal Sivan, cinéaste et opposant israélien, dans la préface du livre. « Le courage réside parfois dans la résistance aux normes établies », ajoute-t-il. En effet, au fil des pages, on réalise qu'il est question de courage, mais aussi d'acuité, pour qui refuse de marcher au pas dans une société qui héroïse ses soldats.

Les paroles que Martin Barzilai récolte (et qu'il a travaillé avec l'aide de notre compadre Mathieu Léonard), nous renseignent sur la difficulté d'ouvrir les yeux dans une société totalitaire, et les risques encourus quand on est pacifiste dans un État guerrier3 : la prison d'abord, mais aussi une immense solitude parmi les siens. Le destin des refuzniks est souvent celui d'une grande marginalisation au sein d'une société qui a fait du « droit d'Israël à se défendre » son principe indépassable. L'auteur saisit avec précision comment certaines trajectoires individuelles déviennent, petit à petit, des musiques sans âme, jusqu'à un choix radical et ô combien tabou : celui de ne rien faire. Bien loin des larmes plaintives de la chanson de Jean-Jacques Goldman, « Né en 17 à Leidenstadt » et de sa molle question « aurais-je été meilleur ou pire que ces gens ? » Barzilai documente une réalité spécifique – celle de la puissance de l'armée israélienne dans l'esprit de son peuple –, tout en offrant une réflexion plus large sur l'engagement. CQFD étant à la base un journal antimilitariste, on ne pouvait pas passer à côté de cet hommage aux déserteurs qui donne un peu de souffle dans un moment devenu irrespirable.

Pauline Laplace
Itamar Greenberg
18 ans en 2024, Tel‑Aviv

« L'année dernière, j'ai décidé que je ne ferais pas l'armée. C'est lié à l'évolution de mes convictions politiques et religieuses. Ma famille est ultra-orthodoxe. J'ai arrêté de l'être moi-même. […] Au sein de la communauté, je n'avais jamais entendu parler de l'occupation. Mes parents avaient un ordinateur avec un filtre religieux pour internet. Avec ce genre de filtres, on ne peut aller que sur les sites de la communauté, même Wikipédia est filtré. Par exemple, les sujets qui touchent à l'évolution sont proscrits. Dans la yeshiva4, internet était aussi filtré, bien entendu. Mais j'ai trouvé le moyen de supprimer ces filtres à l'école et à la maison. Cela m'a pris beaucoup de temps pour comprendre les différents types de narrations historiques. En Israël, nous avons quatre systèmes différents d'éducation : l'éducation laïque, l'éducation religieuse, ultra-orthodoxe et arabe. En apprenant l'histoire, j'ai compris que quelque chose était arrivé au siècle dernier. Mais je ne savais pas quoi. On ne nous apprend pas les mauvaises choses que les Israéliens ont faites en 1948. On nous enseignait que nous, les Israéliens, nous avions raison et que les Palestiniens étaient des menteurs. Le 7-Octobre, à 6 heures 30, mon camarade de chambrée m'a réveillé pour me dire que les bombes pleuvaient… Ce fut une journée très difficile. Mon père est réserviste dans l'armée, aussi étrange que cela paraisse pour un ultra-orthodoxe5. C'était un samedi et il n'utilise pas son téléphone ce jour-là. J'avais peur pour lui. Puis j'ai vu dans l'après-midi qu'il était en ligne. Parce qu'on peut rompre le shabbat s'il s'agit de sauver des vies. Le 8 octobre, je suis allé donner mon sang. Depuis je passe beaucoup de temps en Cisjordanie pour faire de la présence protectrice dans des villages près de Ramallah. Une fois, les colons ont volé 150 moutons à un Palestinien. Celui-ci est allé porter plainte au commissariat. Mais ils l'ont arrêté en l'accusant d'être le voleur. Nous avons pu payer sa caution et il a été libéré après douze heures de détention sans eau ni nourriture. Voilà le vrai visage de l'occupation. Je sais que quand j'aurai tiré ma peine de prison pour insoumission, beaucoup de gens me haïront. Certains me détestent déjà, parce que je poste chaque jour le décompte des personnes tuées à Gaza sur le réseau X. J'ai des milliers de commentaires haineux. »

Noam Shuster-Eliassi
37 ans en 2024, humoriste, comédienne, Tel‑Aviv

« Je suis née durant la première Intifada. Mon père aurait dû faire son service de réserve, mais il a refusé. Alors que j'avais 4 ans, il faisait des allers-retours en prison militaire. […] Quand j'ai eu 7 ans, nous avons déménagé à Neve Shalom, “l'oasis de paix”. Les Palestiniens et les Israéliens y vivent ensemble encore aujourd'hui. Mes parents voulaient que leurs enfants aient une vie différente. Quand vous grandissez à Neve Shalom, vous bénéficiez des deux récits. Les enseignants palestiniens vous narrent la Nakba. Mais plus tard au lycée, je me suis retrouvée uniquement avec des Juifs. J'ai réalisé que l'armée est un point de rupture crucial. Les Juifs de Neve Shalom qui vont à l'armée ont plus de mal à poursuivre leurs relations avec les Palestiniens alors que les refuzniks conservent une sorte de langage commun. […] Quand j'ai reçu la première lettre de l'armée, à 16 ans, j'étais en compagnie de ma meilleure amie qui est palestinienne. Nous avons grandi comme des sœurs. Elle a jeté un œil sur l'enveloppe. Nous nous sommes regardées. Ses yeux me disaient : “Tu sais ce que tu vas faire ?” Et puis, elle a dit : “Sais-tu combien ta vie va être difficile si tu ne vas pas à l'armée ?” Et à ce moment-là, j'ai réalisé que je ne pouvais pas y aller. Je ne voulais pas être la bonne soldate dans ce système d'apartheid. […] Un jour, j'étais avec ma cousine dans un centre commercial quand un Arabe à côté de nous s'est mis à hurler au téléphone. Ma cousine m'a saisi la main et elle m'a demandé : “Noam, qu'est-ce qu'il dit ? Est-ce qu'il va nous tuer ?” Je n'avais même pas remarqué qu'il criait en arabe. Le gars gueulait juste après sa mère parce qu'elle ne lui préparait pas assez de protéines dont il avait besoin pour ses exercices de musculation. Vous comprenez le fossé ? Alors je ne blâme pas les Israéliens qui ne comprennent pas l'arabe. Ils ne comprennent pas le contexte dans lequel ils vivent, ils ne comprennent pas ce que la moitié des gens d'ici leur disent. La vraie merde, ce ne sont pas les gens. La merde, c'est la politique ! La merde, c'est l'apartheid ! La merde, ce sont ces deux systèmes séparés pour deux peuples différents ! La merde, c'est l'éducation que nous recevons ! Et ces grosses sommes d'argent qui viennent des putains de gros évangélistes chrétiens américains prosionistes, le fric que les nationalistes religieux obtiennent pour prendre les maisons des Palestiniens, étendre les avant-postes de la colonisation. Le problème est beaucoup plus vaste que ces Israéliens qui ne parlent pas arabe. »

Sofia Or
19 ans en 2024

« Dans les geôles militaires, la grande majorité des personnes sont des déserteurs ou des personnes qui ne reviennent pas après une permission. En général, la motivation est d'ordre économique, parfois pour des raisons de santé mentale ou des problèmes familiaux, par exemple quand un de leurs parents est très malade. J'ai aussi rencontré pas mal de filles qui ont fui leur service militaire à cause du harcèlement sexuel dans l'armée. Quand elles s'en plaignent, c'est la loi du silence.

« Certains me surnomment “celle qui n'aime pas être juive” parce que je ne soutiens pas cette guerre »

Souvent, ces femmes en prison militaire viennent d'un milieu social très difficile. Dans nos conversations, j'essayais de mettre en rapport la façon dont l'armée les déshumanise avec la façon dont elle déshumanise les Palestiniens. J'ai tenté de parler de politique parfois. Mais en général, ça ne se passait pas très bien. Même si l'armée les maltraite, la grande majorité d'entre elles sont vraiment d'extrême droite. Elles soutiennent la guerre. Elles haïssent les Palestiniens. Ces gens avec qui j'étais en prison, qui disaient des choses terribles, sont aussi des humains. Je pense que la déshumanisation est ce qui pousse ce conflit vers l'horreur. [...] Je ne soutiens pas le Hamas et je ne soutiens pas ce que fait Israël. Je suis très critique envers mon pays et je le dis publiquement. Je ne suis pas sioniste. Mais je suis juive. Et je ne suis pas antisémite. Et cela n'a rien à voir avec les Juifs. Beaucoup de gens ne font pas la différence entre le judaïsme et le sionisme, pas plus qu'entre le judaïsme et Israël. Ce ne sont pas les mêmes choses. Les critiques envers ce pays n'ont pas toujours quelque chose à voir avec l'antisémitisme. Certains me surnomment “celle qui n'aime pas être juive” parce que je ne soutiens pas cette guerre. En Israël, beaucoup de gens voient le génocide des Palestiniens comme une solution. C'est dément ! Ils pensent : “Plus jamais ça, contre nous”. Le discours sur la mémoire de l'Holocauste est de dire que ce qui nous est arrivé nous donne le droit de nous défendre par tous les moyens. Au lieu de réfléchir sur les mécanismes qui ont engendré cette horreur, réfléchir sur le type de mentalité que les gens devaient avoir pour que cela puisse se produire. »

Yuval Moar
18 ans en 2024

« Dans deux semaines, j'irai en prison militaire pour avoir refusé de servir dans l'armée. J'ai réalisé que je ne voulais pas la faire l'année dernière, lors d'un voyage scolaire qu'on appelle Massa Israeli Journey (programme organisé par le gouvernement sur les traces des pionniers sionistes). On est supposés se connecter avec la terre d'Israël. Après un périple d'une semaine, on retourne au lycée et on fait une grosse fête avec plein de drapeaux israéliens.

« Quand je parle à ma famille des victimes à Gaza, pour eux, c'est secondaire. Leur point de vue est avant tout sioniste. »

Nous avons commencé par le plateau du Golan, cette partie contestée du nord d'Israël annexée pendant la guerre des Six-Jours en 1967. Durant ce voyage, nous avons rencontré une mère qui avait perdu sa fille, alors que celle-ci gardait une colonie implantée à Gaza. La mère nous en parlait comme d'un sacrifice nécessaire. Elle dédiait sa vie à expliquer aux jeunes générations qu'il fallait prendre modèle sur sa fille et mourir pour son pays. [...] Quand je parle à ma famille des victimes à Gaza, pour eux, c'est secondaire. Leur point de vue est avant tout sioniste. Même pour des progressistes, parler de Gaza est hors de propos. Ils pensent aux otages et à la paix, mais ils ne sont pas préoccupés par le sort des Palestiniens. Ils ne voient pas ce qu'il se passe. Je me dispute avec eux à ce sujet. Si je mentionne simplement le fait que je ne vais pas dédier trois ans de ma vie à quelque chose de mauvais, mon père me rétorque : “J'étais dans l'armée, ton frère était dans l'armée…” [...] Ils n'ont pas la capacité de voir ce qui se passe actuellement à Gaza. Les informations fournies par la télé israélienne aujourd'hui ne sont que de la propagande. Même la prof qui m'a mis en contact avec l'organisation Mesarvot, une des organisations les plus à gauche en Israël, ne croit pas au nombre de morts à Gaza. Elle pense que ce sont les chiffres du Hamas. Alors qu'ils sont confirmés par l'ONU. »


1 Initiales de « Force de Défense d'Israël » en hébreu.

2 Lire « En Israël, un début de prise de conscience dans l'armée alarme le pouvoir », Mediapart (12/04/2025).

3 Eyal Sivan précise également que les militaires représentent 20 % de la population adulte active en Israël.

4 Centre d'étude de la Torah et du Talmud.

5 Les juifs orthodoxes (haredim en hébreu) refusent de faire leur service militaire, ils en étaient d'ailleurs exemptés jusqu'en juin 2024. Pour ces religieux extrémistes et « antisionistes », Israël ne sera un « État juif » que lorsque le Messie viendra et que sa gouvernance sera régie par les lois de la Torah.

26.07.2025 à 00:25

Adieu veaux, vaches, robots-cochons

Émilien Bernard

Mois après mois, Aïe tech défonce la technologie et ses vains mirages. Ultime épisode consacré à la grande déprime du contempteur des folies high-tech, versant cochons mutants. Wesh. Voilà. C'est la dernière « Aïe tech ». Ça commençait à faire beaucoup. Trop, même. Presque 30 chroniques, zarma. T'façon j'en ai plus rien à foutre. On est foutus. FOUTUS. Il y a bien quelques ahuris épars mais courageux (Technopolice, La Quadrature du Net…) qui tentent d'endiguer avec leurs dix petits doigts (…)

- CQFD n°243 (juillet-août 2025) / ,
Texte intégral (714 mots)

Mois après mois, Aïe tech défonce la technologie et ses vains mirages. Ultime épisode consacré à la grande déprime du contempteur des folies high-tech, versant cochons mutants.

Wesh. Voilà. C'est la dernière « Aïe tech ». Ça commençait à faire beaucoup. Trop, même. Presque 30 chroniques, zarma. T'façon j'en ai plus rien à foutre. On est foutus. FOUTUS. Il y a bien quelques ahuris épars mais courageux (Technopolice, La Quadrature du Net…) qui tentent d'endiguer avec leurs dix petits doigts les fuites les plus mastoc, mais ça semble dérisoire face à la force de frappe du bateau high tech emballé. Direction le naufrage. Bref : mon techno-soleil ? Noir. « Les hommes sont murés et c'est le désespoir ». T'sais, Barbara.

En ces temps de désespérance, on a les expédients qu'on peut. Perso, j'ai cru trouver une échappatoire dans le Limousin, où j'ai un temps bossé dans une ferme collective. Mon rôle : cornaquer des cochons élevés dans le plus strict respect des normes bio et du bien-être animal. Ces cochons, je les voyais comme mes ptits gars sûrs, partisans inconscients de la lutte anti-tech. Je chantais « L'Internationale » aux porcelets en leur distribuant leur pitance. Et j'avais même créé le FLPPP (Front de libération des petits potes porcins) pour soutenir leur lutte. J'y croyais. L'utopie porcine était à portée de groin.

Au final : un bide. Outre qu'ils finissaient malgré tout en saucisse, ces cochons anti-tech étaient des marginaux, loin des standards appliqués à ceux de leur espèce. Des dinosaures. La normale, désormais, ce sont plutôt ces gigaporcheries chinoises engraissant des dizaines de milliers de cochons dans des conditions monstrueuses1, summum de la maltraitance animale industrielle. Et puis les porcs ont eux aussi droit aux délires technologiques les plus aberrants. Prends l'entreprise chinoise Hangzhou Genmoor Technology, bah elle commercialise depuis peu « BooBoo », un cochon d'Inde (oui, ça compte comme cochon, ainsi que l'indique son nom) androïde censé pallier les déficits relationnels des mômes de l'Empire du Milieu – où comment combler par des robots sociaux le vide existentiel d'une époque ravagée. Autre exemple : la réussite exceptionnelle du clonage des porcs par robotique, sujet qui extasie le site Trust My Science : « Clonage animal : la Chine produit des porcs à l'aide de robots uniquement » (09/06/2022). Super super, qu'est-ce qui pourrait mal tourner ? Sinon, il y a le site Porc Mag (un must), qui nous informe de l'arrivée au rayon porcherie de « Porcho : Un nouveau robot pour gérer les effluents présents dans les préfosses » (12/06/2023). J'ai préféré ne pas lire, pour préserver ma santé mentale.

Alors bon. J'écris ce texte ouin ouin depuis ma caravane du Limousin. Une fois la chronique finie, j'irai nuitamment délivrer mes ptits potes porcins pour qu'ils sèment le dawa dans les environs, comme ces cochons corses revenus à l'état quasi sauvage. Pour le reste, je lâche l'affaire. Contempteurs des nouvelles technologies, je vous laisse. Essayez de pas trop virer réac', spécialité de certains anti-tech quand ils vieillissent mal. Et on se revoit dans dix ans, sur les barricades face aux robots-cochons. Ouink ouink.

Émilien Bernard

1 « En Chine, l'essor des gigaporcheries, ces fermes-usines verticales aux milliers de cochons », Le Monde, (02/06/2025).

26.07.2025 à 00:20

Le potager, un truc de bobo ?

Niel Kadereit

Si depuis le Coronavirus les jardins potagers ont le vent en poupe, leur contribution réelle à l'alimentation des ménages continue à décroître. Souvent associée aux urbains surdiplômés, faire pousser ses légumes pour se nourrir reste pourtant une pratique fortement ancrée au sein des classes populaires. « Il faut cultiver notre jardin », disait Candide, un moyen sûr « d'éloigner de nous trois grands maux : l'ennui, le vice et le besoin ». Trois siècles et demi plus tard, son adage continue (…)

- CQFD n°243 (juillet-août 2025) / ,
Texte intégral (1078 mots)

Si depuis le Coronavirus les jardins potagers ont le vent en poupe, leur contribution réelle à l'alimentation des ménages continue à décroître. Souvent associée aux urbains surdiplômés, faire pousser ses légumes pour se nourrir reste pourtant une pratique fortement ancrée au sein des classes populaires.

« Il faut cultiver notre jardin », disait Candide, un moyen sûr « d'éloigner de nous trois grands maux : l'ennui, le vice et le besoin ». Trois siècles et demi plus tard, son adage continue de faire des émules. Associatifs, ouvriers ou individuels, les jardins potagers sont plébiscités par les institutions publiques, la presse, les militants et toute personne vaguement de gauche – dans un alignement de planètes assez rare. Ils louent volontiers les vertus de l'agriculture urbaine.

Au sein des catégories plus populaires, cultiver son potager est une pratique de subsistance

Et pour cause, de vertus, ce type de besogne n'en manque pas : court-circuiter les réseaux de distribution et de production de l'industrie agroalimentaire, avoir accès à des produits frais et de bonne qualité à moindre coût, se réapproprier la terre et l'alimentation, survivre à des périodes de disette, tisser des liens, toucher de l'herbe… Avec la crise du Covid, l'engouement pour l'autoproduction de légumes s'est accentué. Maxime Marie, enseignant-chercheur en géographie sociale au CNRS et à l'université de Caen a mené des études de terrain dans trois villes du nord-ouest de la France. En cartographiant minutieusement les jardins individuels à l'aide d'images satellites et en menant près de 700 entretiens, il a constaté que si depuis 2015 de plus en plus de ménages font du potager, la surface totale de ces cultures et leurs contributions à l'alimentation ont fortement diminué, traduisant ainsi une transformation des pratiques. Alors qui mange véritablement les légumes du jardin ? Qui tire des cordeaux, trace des sillons, sème et récolte les légumes de son labeur ?

Des usages du potager socialement situés

Dans les communes de Rennes, Caen et Alençon, terrain d'enquête du géographe Maxime Marie, la production des jardins individuels représente entre 5 et 18 % de l'alimentation des ménages, en fonction des villes. Des disparités géographiques qui s'expliquent par les caractéristiques foncières et sociodémographiques de ces zones urbaines : la quantité de maisons avec jardin et la facilité d'y avoir accès d'une part, la présence de classes populaires d'autre part.

« Je ne suis pas certain que la majorité de la population ait envie de faire du jardinage »

En effet, si les catégories jeunes, diplômées et relativement aisées de la population s'adonnent de plus en plus aux joies du maraîchage amateur, c'est avant tout dans une démarche esthétique, récréative et pédagogique. Des légumes d'été surtout : quelques tomates, deux courgettes et un peu de basilic. Pas de quoi passer l'hiver. En revanche, au sein des catégories plus populaires, ouvriers et ouvrières en activité ou à la retraite, cultiver son potager est une pratique de subsistance. Les surfaces productives sont nettement plus grandes et contribuent fortement à l'alimentation de ces ménages. Ils font pousser des navets, des poireaux et des choux durant les saisons froides et font des conserves durant les périodes fastes, s'assurant une certaine autonomie alimentaire tout au long de l'année. « Plus les répondants sont issus de catégories populaires, plus ils expliquent qu'en cas de difficulté économique, comme une perte de revenus, leur potager pourra leur permettre de survivre à cette période », explique Maxime Marie. Mais au sein du monde ouvrier qui dispose d'un bout de jardin et conserve un lien, souvent familial, avec le secteur agricole, entretenir un potager dépasse aussi la fonction nutritive et fait partie d'un style de vie populaire source de fierté.

Glorification des pratiques populaires

Historiquement, les jardins ouvriers sortent de terre au XIXe siècle sous l'impulsion de l'État et du patronat qui y voient un moyen de soutenir la reproduction de la force de travail nécessaire au capitalisme industriel et un outil de contrôle des comportements du prolétariat, souvent jugés immoraux ou pire, subversifs. Un hygiénisme social intégré par les classes populaires elles-mêmes et qui imprègne les discours très positifs des classes dominantes sur le potager, mettant en avant son potentiel de résilience et glorifiant le surtravail domestique qu'il implique. « Dans les discours, le potager est valorisé comme une activité saine et souhaitable. En réalité, je ne suis pas certain que la majorité de la population ait envie de faire du jardinage. La preuve, ceux qui ont les meilleures dispositions pour le faire, c'est-à-dire les catégories supérieures, sont ceux qui ont les potagers les plus petits. Si c'était vraiment si bien, ils en feraient plus, mais ils préfèrent aller au marché ou au magasin bio », analyse Maxime Marie. Car ce n'est pas un hasard si ce sont les couches populaires de la société qui contribuent, en volume, le plus à l'autoproduction alimentaire. Produire suffisamment pour assurer son alimentation reste un travail épuisant et peu rémunérateur. On peut légitimement émettre l'hypothèse que si leurs salaires étaient plus élevés, à la hauteur de la valeur réellement produite par leur force de travail, les classes populaires passeraient sûrement un peu moins de leur « temps libre » à s'échiner pour sortir du sol des aliments nutritifs et goûtus. Sûrement qu'elles aussi iraient au petit marché de producteurs.

Niel Kadereit

20.07.2025 à 00:35

Le ventre creux de la Commune

Mathieu Léonard

1870-1871, l'année terrible. La population parisienne assiégée d'abord par les Prussiens puis par les Versaillais connaît une situation de pénurie qui la pousse à réinventer l'assiette du quotidien… entre famine, bidoche d'éléphant et rêves de liberté. Imaginez le tableau : Paris, septembre 1870, l'armée de Napoléon le troisième s'est pris une déculottée à Sedan, et les Prussiens serrent la capitale et bloquent son ravitaillement. Subissant de plein fouet une pénurie galopante dès le mois (…)

- CQFD n°243 (juillet-août 2025) / ,
Texte intégral (2223 mots)

1870-1871, l'année terrible. La population parisienne assiégée d'abord par les Prussiens puis par les Versaillais connaît une situation de pénurie qui la pousse à réinventer l'assiette du quotidien… entre famine, bidoche d'éléphant et rêves de liberté.

Imaginez le tableau : Paris, septembre 1870, l'armée de Napoléon le troisième s'est pris une déculottée à Sedan, et les Prussiens serrent la capitale et bloquent son ravitaillement. Subissant de plein fouet une pénurie galopante dès le mois d'octobre, les Parisiens commencent « à manger des regardelles » (autrement dit regarder son assiette vide), comme on dit à Marseille. Les Prussiens vident même les aqueducs Médicis et de la Dhuis, réservoirs d'eau potable qui abreuvent Paris. Résultat : on se rabat sur l'eau vaseuse de la Seine, la flotte des gouttières ou celle des puits, filtrée au charbon de bois pour pas clamser d'une courante carabinée. En revanche, les halles au vin de Bercy sont pleines et un témoin balance dans ses mémoires : « Si la nourriture solide manque dans Paris, le liquide ne manque pas, et on y débouche, chaque jour, d'innombrables bouteilles.1 »

D'où la réputation d'ivrognes2 rapidement acquise des gardes nationaux, armée d'irréguliers dédiée à la défense de la ville, qui cherchent à conjurer l'ennui et le froid sur les remparts en entrechoquant des canons à boire. Un stigmate qui indigne Victorine Brocher, journaliste et cantinière à la caserne rue de Rivoli, qui met en place des repas pour les plus pauvres. Elle prend la défense du brave garde national, dépeint ici sous les traits de Jacques Bonhomme : « Pendant que vous, Messieurs, vous devisiez chez Brébant [restaurant pour rupins] et autres, lui, Jacques Bonhomme, allait aux remparts, souvent l'estomac creux. […] Si par malheur il avait bu un verre de vin, frelaté, qu'ayant froid et faim, il fût un peu plus gai que de coutume, on le traitait d'ivrogne, etc. Souvent il avait soupé d'un simple morceau de pain et de fromage, il passait ainsi la nuit, tout heureux du sacrifice qu'il s'imposait, espérant aider au salut de la France, sa seule ambition3. »

Avec sa solde de trente sous par jour, soit 1,50 franc, notre garde national peut juste s'acheter une laitue ou, grand luxe, une cervelle de chien

Et puis, le vin est considéré comme un aliment de première, il ne titre pas très haut (8°-10°) et on le coupe pour en assouplir le râpeux : « Inutile de faire l'éloge du vin : c'est le cordial par excellence ; mélangé avec du sucre blanc ou de la cassonade, il rendra d'immenses services. Un homme peut vivre un mois sans éprouver une déperdition sensible de force, en se soumettant au régime du pain et du vin. »4 Au final, le gouvernement de la Défense nationale favorisa lui-même l'approvisionnement en pinard pour lutter contre la famine et le mécontentement populaire quand le pain noir vint à faire défaut.

« Nous mangeons de l'inconnu »

Le froid mord, le bois manque, et la mort fauche plus vite qu'un Prussien à la gâchette. Les Parigots ont les crocs, enfin surtout le populo. En quatre mois, l'œuf passe de cinq sous à 2,50 francs, les patates de 2,50 à 30 balles le boisseau, et le beurre ? 80 francs le kilo au lieu de 16 ! Avec sa solde de trente sous par jour, soit 1,50 franc, notre garde national peut juste s'acheter une laitue ou, grand luxe, une cervelle de chien. Pendant ce temps, les richards expérimentent des mets exotiques raffinés au Café Voisin ou chez Brébant le susnommé, restaurateur des Grands Boulevards qui recevra après coup une médaille de la part d'épicuriens fortunés qui se sont rassasiés à sa table.

On va chasser dans les zoos le gibier le plus improbable : dromadaires, antilopes, hippopotames qui se vendent à des prix délirants

Alors que mange-t-on quand tout vient à manquer ? Une fois avalés les 220 000 moutons, 40 000 bœufs et 12 000 porcs stockés dans le bois de Boulogne, le Luxembourg et autres parcs, on égorge 70 000 chevaux pour en faire des boudins, des andouilles, des saucissons, dans une orgie hippophage. Les pigeons des Tuileries ? Boulottés. Les moineaux des squares ? Becquetés. Toutes les bestioles à poil, à plumes et à écailles de Paris y passent dans « une hécatombe presque générale des animaux de la création »5. On va chasser dans les zoos le gibier le plus improbable : dromadaires, antilopes, hippopotames qui se vendent à des prix délirants. Dans ses Tableaux de siège, Théophile Gautier rapporte qu'« on ne parlait dans la ville, poussée par la famine aux caprices et aux dépravations de goût, que de mets bizarres : côtelettes de tigre, jambon d'ours, bosses de bison, pieds d'éléphant à la poulette, filets de lama, entrecôtes de chameau, râbles de kangourou, civets de singe, serpents boas à la tartare, marinades de crocodile, fricassées de phénicoptère, grues de Numidie à la chasseur, foies d'autruche truffés, chauds-froids de toucan et de kamichi, et autres cuisines zoologiques qui ne laissaient pas que de nous alarmer pour la population du Jardin des Plantes ». Le 31 décembre, l'écrivain Edmond de Goncourt – encore un ennemi des partageux ! – se rend chez le boucher anglais du boulevard Haussmann : « Il y a au mur, accrochée à une place d'honneur, la trompe écorchée du jeune Pollux, l'éléphant du Jardin d'acclimatation ». Et le même soir, il dîne de ce « fameux boudin d'éléphant ». Mais cette barbaque extraordinaire finit par se tarir. Victor Hugo se désespère dans ses carnets : « Ce n'est même plus du cheval que nous mangeons. C'est peut-être du chien ? C'est peut-être du rat ? Je commence à avoir des maux d'estomac. Nous mangeons de l'inconnu. » Quant aux ménagères, elles peuvent se procurer des manuels de cuisine de circonstances : La Cuisine pendant le siège : recettes pour accommoder les viandes de cheval et d'âne, par le chef de cuisine Destaminil ; ou plus savoureux, La Cuisinière assiégée, ou L'art de vivre en temps de siège ; par une femme de ménage. Dans ce dernier, on y apprend à cuisiner le clébard (« goût de mouton »), le matou (« comme du lièvre »), ou le rat, mais attention sans excès, et à cuire longtemps, rapport aux germes de trichinose. Ces courts traités invitent à leur façon à l'autonomie alimentaire : « Puissent ces lignes servir de pilori aux rapaces industriels, aux infâmes spéculateurs, pour qui le siège a été un moyen de trafic et de fortune !... »6

Avoir la dalle sous la Commune
Quelques milliers d'ouvrières et d'ouvriers peuvent aussi bénéficier des bonnes gamelles roboratives à prix modeste de « La Marmite », soit quatre cantines coopératives

Avec la capitulation du 28 janvier 1871, l'étau prussien se dessert et l'approvisionnement des Parisiens reprend. Puis vient la Commune, à nouveau un siège, avec les Prussiens à l'est, les Versaillais à l'ouest. Les communards s'échinent à contrôler les prix des denrées alimentaires, voire à réquisitionner si besoin. Dans cette situation de siège, les instances communalistes s'intéressent à la ration alimentaire nécessaire d'un point de vue stratégique : « Aux proportions indiquées de viande fraîche ou salée (120 grammes), de pain et de riz (750 à 800 grammes), de légumes secs (50 grammes), ajoutez surtout une petite quantité, 30 à 50 grammes de lard ou de chocolat et de fromage, sans oublier les moyens complémentaires comme le sucre, le sel, la gélatine ; prenez pour boissons le vin et le café, qui existent en grand approvisionnement, et vous éviterez pendant deux, trois et quatre mois les inconvénients du siège ; avec le régime prescrit, nous sommes bien sûrs de pouvoir conserver nos forces physiques et notre énergie morale qui leur est si intimement liée. »7

Quelques milliers d'ouvrières et d'ouvriers peuvent aussi bénéficier des bonnes gamelles roboratives à prix modeste de « La Marmite », soit quatre cantines coopératives impulsées en 1868 par les ouvriers relieurs Eugène Varlin et Nathalie Lemel. On y sert un menu varié à base de potage, de ragoût, de roquefort, arrosés d'un coup de picrate. Varlin, militant chevronné de l'Association internationale des travailleurs, voulait en faire des lieux d'émancipation par la bouffe et la solidarité : « L'association libre, en multipliant nos forces, nous permet de nous affranchir de tous ces intermédiaires parasites dont nous voyons chaque jour les fortunes s'élever aux dépens de notre bourse et souvent de notre santé. Associons-nous donc, non seulement pour défendre notre salaire, mais encore, mais surtout pour la défense de notre nourriture quotidienne. »8. Avant que la guerre ne vienne y couper court, La Marmite atteignait 8 000 souscripteurs et visait l'ouverture de onze nouvelles cantines. Les Versaillais auront la peau de Varlin et de ses cantoches. Exécuté pendant la Semaine sanglante, il laisse un mythe, une marmite rougeoyante dans le cœur des prolos.

Mathieu Léonard

1 Louis Gallet, Guerre et Commune : impressions d'un hospitalier, 1870-1871, Paris, 1897.

2 Sur la légende noire d'une Commune grise, voir mon bouquin, L'Ivresse des communards, Lux, 2022.

3 Victorine Brocher, Souvenirs d'une morte vivante, Lausanne (1909), réédition Libertalia, 2017.

4 Destaminil, La Cuisine pendant le siège, 1871.

5 La Cuisinière assiégée, 1871, p. 7.

6 Ibid, p.8.

7 « Du régime alimentaire », Journal officiel de la Commune de Paris, du 20 mars au 24 mai 1871, 14 avril 1871.

8 Michèle Audin, Eugène Varlin, ouvrier relieur 1839-1871 – Écrits rassemblés, Libertalia, 2019.

20.07.2025 à 00:30

Cisjordanie : récolter malgré les colons

Léonore et Pierre se sont rendus en Cisjordanie, gouvernorat de Ramallah, dans le cadre d'une mission de l'Union des comités de travail agricole (UAWC). Ils ont aidé aux travaux agricoles et étaient en première ligne pour documenter la violence des colons israéliens qui n'en finissent plus de s'accaparer les terres en semant la terreur. Récit. « Mustawtiniiin ! » Se redressant, Layla* se fige un instant dans sa robe longue, puis nous fait signe de nous dépêcher. Les garçons perchés dans (…)

- CQFD n°243 (juillet-août 2025)
Texte intégral (2077 mots)

Léonore et Pierre se sont rendus en Cisjordanie, gouvernorat de Ramallah, dans le cadre d'une mission de l'Union des comités de travail agricole (UAWC). Ils ont aidé aux travaux agricoles et étaient en première ligne pour documenter la violence des colons israéliens qui n'en finissent plus de s'accaparer les terres en semant la terreur. Récit.

« Mustawtiniiin ! »1 Se redressant, Layla* se fige un instant dans sa robe longue, puis nous fait signe de nous dépêcher. Les garçons perchés dans les arbres descendent en laissant tomber les olives sur les bâches. Tout semble pourtant calme ce matin, sur les terrasses plantées d'oliviers noueux. Mais on se rend vite compte que quelque chose ne va pas. Sur les hauteurs, des éclats de voix se font entendre, puis la sirène d'un mégaphone. Il faut charger les lourds sacs de jute sur les épaules et décamper au plus vite, en essayant de ne pas se casser la figure sur les cailloux. Pendant ce temps, d'autres rangent les câbles des machines et récupèrent les batteries. Layla, une échelle sur l'épaule gauche, empoigne un sac de la main droite et marche d'un pas régulier vers la piste en contrebas. Tout le matériel est empilé à la hâte dans le pick-up. Les voix se rapprochent mais personne n'est encore visible, alors on en profite pour retourner en vitesse récupérer les bâches qui contiennent la récolte de ce matin. Quand les colons, fusils en bandoulière, apparaissent entre les arbres, Yanis, le mari de Layla, a déjà démarré. Entassés dans le pick-up, on disparaît rapidement. Layla a l'air satisfaite. Cela fait trois jours que les milicien·nes nous chassent quotidiennement de cette oliveraie, qui appartient à sa famille. Malgré leurs intimidations, ils n'ont pas réussi à voler du matériel, et on a quasiment pu finir la récolte sous leur nez.

Résister par le « Sumud »
Ce qui détermine la qualité des récoltes, davantage que la météo et les insectes ravageurs, c'est l'arbitraire de l'armée d'occupation et des colons qui entourent le village

Nous sommes en Cisjordanie, dans le gouvernorat de Ramallah. Ici, comme dans toute la Palestine, les paysan·nes doivent affronter d'autres aléas que ceux inhérents aux travaux agricoles. Ce qui détermine la qualité des récoltes, davantage que la météo et les insectes ravageurs, c'est l'arbitraire de l'armée d'occupation et des colons qui entourent leur village. Mais comme les autres agriculteurs et agricultrices que nous avons rencontrés, Layla est déterminée à rester sur sa terre coûte que coûte. Cette volonté de protéger la terre en refusant de partir est désignée sous le terme de « sumud ». C'est un axe essentiel de la lutte pour la libération de la Palestine. Et si l'Union des comités de travail agricole (UAWC) a été créée en 1986, c'était justement pour soutenir cette résistance agricole. Une de ses campagnes consiste à faire venir des volontaires internationaux comme nous. On aide aux travaux agricoles en échange du gîte et du couvert. Nos passeports rouges et nos faciès sont censés réduire l'intensité de la violence coloniale. Cette ONG palestinienne appuie également les paysan·nes pour la construction d'infrastructures agricoles : serres, chemins… L'UAWC promeut l'agroécologie comme stratégie pour atteindre la souveraineté alimentaire et se passer des semences, engrais et pesticides vendus par la puissance occupante.

Prison et tortures comme horizons
40 % des hommes palestiniens passent par les geôles israéliennes au cours de leur vie

Quelques lacets plus bas, Yanis s'arrête dans un nuage de poussière. On descend et on reprend la récolte sur un autre terrain, plus proche du village. Avec une aiguille courbe, Layla entreprend de coudre solidement les sacs pour les fermer. Ses grandes mains usées sont colorées par les olives qu'elle a triées toute la matinée. Pendant ce temps, Monder*, son neveu, nous rejoint. C'est un minuscule garçon qui n'en fait qu'à sa tête, mais qui est capable de grimper récolter les plus hautes branches avec une redoutable efficacité. Vers 17 heures, la récolte de ce champ est terminée. Nous passons la soirée chez le frère de Yanis. Il nous accueille avec un thé à la sauge dans son salon sobrement décoré. À côté de la porte, la photo d'un jeune martyr. En face, des images d'organisations de la gauche palestinienne et un cadre qui montre un jeune homme souriant. Aïcha, deux ans, trottine vers le portrait. Il s'agit de son cousin, emprisonné dans les geôles israéliennes, on ne sait pas où, ni pourquoi, ni pour combien de temps. Il a 21 ans et c'est la cinquième fois qu'il est jeté en prison. Un jour, l'armée est venue et les soldat·es ont saccagé la maison. Puis ils l'ont embarqué sans donner de motif. La petite fille soulève le cadre qui fait pratiquement sa taille et couvre la vitre de baisers : Omar ! Mon chéri ! Après avoir grimpé sur l'accoudoir du canapé, elle finit par me donner la photographie encadrée en me demandant de l'embrasser aussi, avant de tomber dans les coussins, déclenchant les rires de l'assemblée. Comme le cousin d'Aïcha, environ 40 % des hommes palestiniens passent par les geôles israéliennes2 au cours de leur vie. Un des convives nous explique que les récits de celles et ceux qui en sont sortis ont beaucoup changé depuis le début du génocide. Si les violences physiques et sexuelles existaient déjà auparavant, elles sont devenues systématiques. Un constat que L'ONG israélienne B'tselem fait également : dans son rapport « Welcome to hell » datant d'août 2024, elle décrit le fonctionnement des prisons sionistes comme « un réseau de centres de torture ».

Les stigmates de la terreur
Dans son rapport « Welcome to hell » datant d'août 2024, L'ONG israélienne B'tselem décrit le fonctionnement des prisons sionistes comme « un réseau de centres de torture ».

Le lendemain, levés un peu avant 7 heures, on repart pour l'oliveraie. Malgré la récolte assez mauvaise cette année, ce verger a particulièrement bien donné. Les tâches sont répétitives, le temps passe vite. Les olives se mettent à pleuvoir un peu partout au son des machines rotatives. Quand on a fini une zone, Gibril, le fils de Layla, replie la bâche constellée d'olives dodues et la déploie ailleurs. Il travaille en silence mais ne peut réprimer une grimace de douleur quand il se baisse, stigmate laissé par la balle qui a pulvérisé l'os de sa cuisse. Sur les quatre hommes avec qui nous travaillons ce matin, deux ont été blessés par balle. Un troisième a été éborgné par une balle non létale. « Khalas ! »3 Layla nous interrompt : elle décrète le début de la pause déjeuner et éteint le générateur. Le silence se fait dès que les présent·es entament les aubergines farcies. Tout en trempant son pain dans le zaatar4, Yanis nous montre les photos de sa serre qui regorge de tomates. Ce sont des variétés palestiniennes, conservées à la banque de graines de l'UAWC. Elles produisent moins que celle de l'agrobusiness, mais n'ont pas besoin de plus d'eau que de celle de la pluie. « Mais cette année, les colons ont incendié la serre, nous n'avons encore rien pu récolter », commente Layla. Pour les oliviers, la famille pratique une agriculture semi-vivrière : « Nous nous occupons de nos arbres le week-end, une partie de l'huile extraite est exportée dans les pays du Golfe, nous consommons le reste », explique Yanis. La conversation se poursuit, on se perd en conjectures. Combien de temps encore avant que la Palestine ne soit libre ? Un colon torse nu, un fusil automatique en bandoulière, a été filmé il y a quelques semaines en train de poursuivre des enfants dans leur village. Que fera-t-on des hommes comme lui dans un pays libéré ? Le café est fini avant que nous trouvions une réponse. Et si le marc au fond des gobelets en carton ne nous permet pas de prédire l'avenir de la Palestine, il nous indique avec certitude notre futur proche : il est temps de se remettre à la cueillette. Des mois plus tard, alors qu'on finit l'écriture de cet article, on reçoit une photo de Monder. Le sourire du petit garçon est toujours aussi lumineux. Allongé sur un lit, il fait un « V » de la victoire en direction du photographe. Même sur l'écran, la lueur de défi qu'on lui connaît bien brille plus que jamais dans ses yeux. Sur sa jambe droite, un pansement part de sa cheville et remonte au-dessus du genou. Les mitrailleuses coloniales n'ont pas épargné sa petite jambe d'enfant.

Léonore Aeschimann et Pierre Casagrande

* Tous les prénoms ont été changés pour des raisons de sécurité.

Participer à la campagne « ­solidarity shields » de l'UAWC

L'UAWC encourage l'accueil de volontaires issus de différents pays du monde. Leur rôle : accompagner des paysan·nes et documenter leur réalité sur le terrain. Depuis quelques années, il est plus difficile de trouver des volontaires. Il s'agit pourtant d'une manière concrète de soutenir la lutte du peuple palestinien. C'est aussi une école de la lutte et de la résilience pour revenir plus fort·es affronter le fascisme et le capital depuis nos propres territoires. La prochaine campagne aura lieu entre septembre 2025 et mars 2026. Pour toute information, écrire à info@uawc-pal.org.


1 « Colons » (transcription phonétique de l'arabe).

2 Stephanie Latte Abdallah, La Toile carcérale. Une histoire de l'enfermement en Palestine, Bayard, 2021.

3 « Ça suffit »

4 Mélange d'épices du Moyen-Orient.

5 / 10

 

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