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14.10.2024 à 15:59

Entre-soi, distance sociale… le malaise culturel français n’est pas seulement financier

Fabrice Raffin, Maître de Conférence à l'Université de Picardie Jules Verne et chercheur au laboratoire Habiter le Monde, Université de Picardie Jules Verne (UPJV)

Le malaise actuel dans le monde de la culture relève moins d’une question comptable ou d’accès aux équipements, que d’une interrogation sur les missions du service culturel public.
Texte intégral (1317 mots)
Il est temps de questionner notre vision de la démocratisation culturelle. CC BY

Au-delà, des mouvements d’indignation des milieux culturels envers le vote d’extrême droite, l’onde de choc des législatives aurait-elle pour effet d’engager une véritable réflexion sur l’offre culturelle publique en France ?


Les moments de réflexion dans les instances professionnelles du monde de la culture se multiplient depuis juin. Si dans le jeu politique, la problématique de la baisse des subventions, portée par les organisations syndicales du secteur comme le Syndeac, monopolise le débat, dans la réalité quotidienne des professionnels de la culture subventionnée, un questionnement de plus en plus lancinant et profond domine : à quoi sert-on ? Et, selon les termes entendus de la part d’un responsable d’un réseau de compagnies d’arts de rue, « à quoi correspond notre prétention à apporter la culture aux populations » ?

Trop d’« entre-soi » ?

Par rapport au débat sur le financement de la culture, il faut peut-être mesurer combien le malaise relève moins d’une question comptable ou d’accès aux équipements, que d’une interrogation sur les missions d’un service culturel public et de ses contenus artistiques. La récurrence de certains mots ne manque pas d’interpeller depuis juin, depuis l’article d’Ariane Mnouchkine dans Libération, entre autres : petit monde, entre-soi, élitisme, narcissisme, sectarisme.

Les tentatives d’ouverture ne manquent pourtant pas depuis plusieurs décennies. Des tentatives qui se fondent sur la médiation culturelle ; qui jouent d’une sorte d’injonction faite aux artistes d’adopter une posture de travailleur social, d’éducateur devant aller vers les publics dits « éloignés » (moyen pour eux, souvent, d’accès à la subvention) ; des tentatives qui sont financières à travers un Pass Culture dont on mesure aujourd’hui que, s’il a des aspects positifs, il profite surtout au secteur privé. Des tentatives d’ouverture des institutions culturelles qui passent aussi par la mobilisation de nouveaux concepts, comme les droits culturels ; concepts aussitôt vidés de leur sens pour continuer, à de rares exceptions, de privilégier la diffusion de formes artistiques classiques, si ce n’est dans leur forme, tout au moins dans leur conception des publics. Aucune de ces tentatives ne semble pouvoir faire bouger les statistiques d’accès aux institutions culturelles publiques que ce soit en termes de nombre de visiteurs réels (au-delà des statistiques gonflées par les équipements eux-mêmes) et surtout d’appartenance sociale.

Même lorsque, enfin, l’ouverture tente de jouer de la proximité spatiale, à travers une politique « d’équipements », le fameux « maillage culturel territorial », rien n’y fait. Parce qu’à bien y regarder, il s’agit bien plus d’une question de distance sociale que de distance spatiale. Parce qu’en effet, à propos des institutions culturelles publiques persiste l’idée du « ce n’est pas pour moi ».

La question de l’accès à la culture

Alors peut-être faudra-t-il affronter le fondement de ce rejet tout à la fois social et culturel. Social, parce qu’il identifie les institutions culturelles à une catégorie de la population, la plus aisée, la plus éduquée. De fait, à l’analyse, sous couvert de démocratisation, les professionnels de la culture et leurs publics attitrés définissent ensemble une culture institutionnelle qui est surtout « la leur » et correspond fort peu aux désirs de la majorité des Français – la notion « d’entre soi » trouve ici son fondement.


À lire aussi : Qui veut la peau du Pass culture ?


Sur cette base également, peut-être faudra-t-il sortir de l’idée fausse que certains Français n’ont pas accès à la culture. Ce n’est pas parce qu’un nombre conséquent d’entre eux ne fréquentent pas les institutions culturelles qu’ils n’ont pas accès à la culture. Au contraire, loin d’être éloignés de la culture, une majorité de Français ont bien en la matière des attentes et leurs propres pratiques, hors institutions. Mais il faudrait alors, pour les reconnaître, sortir d’une conception de la culture classique.

Les pratiques de la majorité des Français sont culturelles, non parce qu’elles donnent accès à des œuvres socialement valorisées par une élite, mais parce qu’elles permettent une expérience hors du commun, faite d’émotion, de plaisir et de fête. Une conception qui valorise la participation durant les moments culturels, par la danse, le chant, les cris, le faire. Une conception dionysiaque qui diverge pour beaucoup de celle des institutions engagées elles, dans une perspective contemplative tout apollinienne avec pour buts, l’éducation, la connaissance, une attente d’éclairage sur la condition humaine. Ensemble d’attentes que permettraient de réaliser des objets artistiques d’excellence appelés œuvres, toutes choses souhaitables par ailleurs, ce n’est pas la question.

Certaines collectivités territoriales sont bien conscientes du malaise et des attentes réelles des populations. Elles tentent d’ouvrir leurs financements à des initiatives plébiscitées localement, ce qui ne manque de provoquer des tensions avec les professionnels légitimes, lorsque les élus essayent de développer des formes grand public, proche du loisir et de l’évènementiel. Rachida Dati elle-même semble prendre au sérieux la situation lorsque lors de son premier mandat, elle demande que le secteur socioculturel soit réintégré dans le Ministère. De même, les conclusions du rapport « Culture et ruralité » insistent sur la prise en compte des initiatives locales. Mais lorsque le rapport préconise que la mise en œuvre du plan soit réalisée par les DRAC, garantes en Région de la qualité artistique du Ministère, on peut s’interroger sur l’ouverture réelle à ces formes locales.

Bien sûr, ce qui relève ici d’une présentation binaire, entre deux idéaux types culturels, est bien plus nuancé dans la réalité. Il existe entre ces deux extrêmes toute une gamme de pratiques culturelles hybrides, oscillant vers l’un ou l’autre extrême. Mais pour sortir du malaise, s’il convient de continuer à soutenir les formes de la grandeur artistique de demain, peut-être faudrait-il aussi reconnaître et laisser vivre les cultures du quotidien de la majorité des populations ?

The Conversation

Fabrice Raffin ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

14.10.2024 à 12:39

Les influenceurs littéraires, nouveaux gourous du livre

Florence Euzéby, Maitresse de conférences en sciences de gestion, IAE La Rochelle

Juliette Passebois-Ducros, Professeure des Universités, IAE de Bordeaux, IAE Bordeaux

Sarah Machat, Maitresse de conférences en Marketing, La Rochelle Université

Ils rendent la lecture tendance. Dans des vidéos courtes, les influenceurs littéraires critiquent leurs dernières lectures pour leur jeune public. Un nouvel outil marketing pour les éditeurs.
Texte intégral (3093 mots)
Ils rendent la lecture tendance. Dans des vidéos courtes, les influenceurs littéraires critiquent leurs dernières lectures pour leur jeune public. Un nouvel outil marketing pour les éditeurs.

Et si les influenceurs étaient l’avenir de l’édition ? Longtemps perçus comme superficiels et souvent critiqués pour leurs excès, les influenceurs littéraires jouent pourtant un rôle inattendu : ils suscitent un engouement croissant pour les livres auprès des jeunes.


Même si les jeunes ne consacrent que 19 minutes par jour à la lecture (contre 3 h 11 passées sur les écrans selon l’étude CNL/Ipsos 2024), lire n’a jamais été aussi tendance chez eux ! Grâce aux réseaux sociaux, les livres s’invitent dans leur quotidien : ils apparaissent sur Instagram, sont le sujet principal de vidéos TikTok, ils génèrent des débats et des échanges portés par des influenceurs du livre appelés booktokers ou bookstagrameurs. Sur le réseau social chinois TikTok, le hashtag #booktok cumule plus de 200 milliards de vues, apparaissant comme l’un des plus populaires ! Ainsi, en dépit des idées reçues, les réseaux sociaux pourraient bien être la clé pour reconnecter les jeunes à la lecture, notamment via la popularité de ces leaders d’opinion influents.

Choisir un livre : le pouvoir des prescripteurs

Bien que la lecture soit un des loisirs incontournables en France avec près de 90 % des Français se déclarant lecteurs, choisir un livre demeure une opération complexe. Il existe en effet une offre pléthorique de livres : chaque année 75 000 nouveaux livres apparaissent, soit environ 200 livres publiés chaque jour. Pour parvenir à faire un choix, les lecteurs s’appuient sur des sources d’influence multiples.


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Parmi elles, la critique institutionnalisée, professionnelle, constituée des journalistes et critiques littéraires joue un rôle capital. À titre d’exemple, La Grande Librairie, longtemps animée par François Busnel avant de céder sa place à Augustin Trapenard, suivie par près de 500 000 téléspectateurs chaque semaine, est parfois considérée comme « le plus grand libraire de France ». Ces professionnels, tout comme les libraires, enseignants ou bibliothécaires incarnent des figures expertes, jugées légitimes pour orienter les choix de lecture.

Cependant, la source d’influence la plus puissante demeure le bouche-à-oreille. En effet, 88 % des Français suivent les recommandations de leurs proches pour choisir un livre. Internet a donné une nouvelle dimension à ces recommandations interpersonnelles en facilitant la diffusion d’un bouche-à-oreille électronique via le partage d’avis en ligne, sur les sites marchands tels Amazon ou La Fnac ou sur des sites de lecteurs (Goodread), par exemple.

Le baromètre Ministère de la culture « Les Français et la lecture » de 2023. Centre National du Livre, Ipsos

Récemment, via les réseaux sociaux, sont apparues de nouvelles formes de prescription littéraire : les influenceurs ou créateurs de contenus. Près d’un Français sur cinq déclare qu’un influenceur sur les réseaux sociaux peut le pousser à acheter un livre. Ce chiffre grimpe à 44 % chez les 15-24 ans et à 37 % chez les 25-34 ans. Pour ces jeunes générations, le poids de ces influenceurs est aussi important que celui des critiques professionnelles, institutionnalisées, redéfinissant ainsi le paysage de la prescription littéraire.

Mais qui sont ces nouveaux prescripteurs ?

L’émergence de ces influenceurs littéraires

Ils s’appellent Victoire (@Nous_les_lecteurs), Audrey (@lesouffledesmots) ou Polat (@polatandhisbooks) et cartonnent sur Instagram et TikTok, suivis par des dizaines de milliers d’internautes. Ces bookstagrameurs (contraction de book et instagrameur) et booktokeurs (pour book et tiktokeur), amoureux des livres, partagent leurs coups de cœur littéraires en toute simplicité, souvent avec des critiques pleines d’enthousiasme, ponctuées de photos et vidéos personnelles et parfois maladroites.

Leur discours, très émotionnel, est à mille lieues des critiques professionnelles. L’argumentation analytique est peu présente, c’est l’authenticité perçue par leurs abonnés et la popularité acquise sur les réseaux qui comptent. Ces influenceurs font figure de bons copains qui partagent leurs bons plans lecture, comme dans une véritable relation interpersonnelle. Cette illusion d’intimité dans la relation est au cœur de la théorie de l’interaction parasociale.

Ces influenceurs sont devenus des alliés incontournables des stratégies marketing des éditeurs et en particulier sur les segments de la new romance, genre très prisé sur les réseaux sociaux. Au même titre que les critiques institutionnalisées, ces influenceurs sont destinataires de livres en avant-première, invités aux événements presse et aux soirées de lancement et font l’objet de multiples attentions, comme l’envoi de cadeaux.

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Une étagère de librairie alimentée par les recommandations du #BookTok. Florence Euzéby/IAE La Rochelle, Fourni par l'auteur

Aujourd’hui, jusqu’à 20 % du budget marketing de certains livres est consacré au marketing d’influence, comme l’indique la direction marketing des éditions Robert Laffont. Même les librairies et grandes surfaces culturelles suivent le mouvement, avec des tables spécialement dédiées aux livres qui cartonnent sur TikTok.

L’impact des hashtags #booktok ou #bookstagram sur les ventes est très souvent évoqué dans la presse. Certains genres littéraires connaîtraient ainsi un véritable engouement auprès des lecteurs grâce aux réseaux sociaux et à ces influenceurs. Parmi eux, la new romance, qui a littéralement explosé en 2023 avec un marché doublé pour atteindre 150 millions d’euros. Mais ces hashtags ne se limitent pas aux œuvres contemporaines. Des auteurs classiques comme Franz Kafka ou Jane Austen connaissent une résurgence inattendue, générant des millions de vues et de partages à travers des milliers de vidéos célébrant leurs écrits.

Un post instagram : une photo montrant un livre de Kafka posé sur un oreiller ; à côté, l’influenceur donne son avis sur le livre et des commentaires lui répondent
Sur Instagram, des auteurs classiques reviennent en force quand ils sont recommandés par des influenceurs.

Comment expliquer leur pouvoir auprès des lecteurs ?

Si de nombreuses études se sont intéressées aux critiques institutionnalisées pour mettre à jour les raisons de leur influence sur les lecteurs, peu d’études académiques explorent la question de la prescription par les influenceurs. Notre recherche comble ce manque et explore comment ces influenceurs littéraires façonnent les choix de lecture de leurs abonnés. À partir d’un modèle basé sur la théorie de la source, qui souligne que la crédibilité d’une source a un impact significatif sur la persuasion et l’efficacité d’un message, nous montrons que leur pouvoir d’influence repose sur leur crédibilité perçue par les lecteurs.

Plus les influenceurs seront perçus comme crédibles par les audiences plus les recommandations de lecture qu’ils formulent seront de nature à impacter les lecteurs. Cependant, nous montrons que cette relation est variable selon d’une part la popularité de ces influenceurs (induite par le nombre de followers de ces derniers) et d’autre part par les habitudes de lecture des lecteurs, et en particulier l’omnivorisme des lecteurs, c’est-à-dire leur appétence pour des genres littéraires variés.

Une étude expérimentale menée auprès de 280 lecteurs français consultant des publications d’influenceurs littéraires sur Instagram révèle plusieurs résultats. D’une part, la crédibilité de l’influenceur a un effet direct sur l’intention de lire un livre, surtout lorsque celui-ci dispose d’une base d’abonnés modeste. Ainsi, quand l’influenceur est peu connu, les lecteurs se fient davantage à l’expertise perçue pour juger des recommandations, la crédibilité devenant un élément déterminant dans le changement des intentions comportementales.

À l’inverse, lorsque l’influenceur jouit d’une grande popularité, l’effet de sa crédibilité sur les intentions de suivre la recommandation disparaît. La popularité de l’influenceur semble alors servir d’heuristique de décision, c’est-à-dire de « raccourci cognitif », pour le public. Ce phénomène s’explique par l’effet bandwagon : les utilisateurs d’Internet sont plus sensibles aux recommandations qui ont déjà été approuvées par un grand nombre d’autres utilisateurs.

D’autre part, la diversité des genres lus par les lecteurs – leur omnivorisme – n’a pas d’impact majeur : la popularité reste le facteur clé. Toutefois, pour les influenceurs moins populaires, leur crédibilité joue un rôle plus important chez les lecteurs omnivores que chez ceux spécialisés dans un seul genre littéraire.

En définitive, notre étude montre que l’influence prescriptive exercée par les bookstagrammeurs est fermement ancrée dans leur crédibilité perçue. Leur pouvoir ne repose pas sur l’expertise traditionnelle mais sur une crédibilité fondée sur l’authenticité et la proximité émotionnelle. Si cette nouvelle forme de recommandation séduit les jeunes lecteurs, elle interroge aussi sur l’avenir du livre : entre influence numérique et savoir institutionnalisé, la lecture devient-elle un produit de consommation comme un autre ou une nouvelle voie pour reconnecter les générations à la culture ?

The Conversation

Les auteurs ne travaillent pas, ne conseillent pas, ne possèdent pas de parts, ne reçoivent pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'ont déclaré aucune autre affiliation que leur organisme de recherche.

13.10.2024 à 13:42

Notre littérature, avec ses « belles endormies », fait-elle l’apologie du viol ?

Sandrine Aragon, Chercheuse en littérature française (Le genre, la lecture, les femmes et la culture), Sorbonne Université

Les images de belles endormies embrassées par des héros sont légion dans notre littérature. N’est-il pas temps de relire ces textes en s’intéressant au point de vue féminin ?
Texte intégral (2643 mots)
Vénus endormie surprise par un satyre, Nicolas Poussin, 1626. Wikipédia

Le procès des viols de Mazan met au grand jour la soumission chimique d’une femme par son mari qui orchestrait son viol. Alors que les avocats de la défense et les 51 accusés enchaînent les dénis fantaisistes, malgré des preuves accablantes, on peut se demander quel est le rôle de notre imaginaire collectif dans les violences sexuelles, en particulier quand le fantasme de domination prend des formes aussi extrêmes.


Dans la mythologie, les dieux ne résistent pas aux belles endormies. Hypnos le Dieu du sommeil profite de son pouvoir, Zeus séduit Léda endormie en prenant la forme d’un cygne. Ariane est abandonnée par Thésée sur l’île de Naxos ; Dionysos est conquis par sa beauté, tandis qu’elle est endormie. Pour les enchanteresses, telle Mélusine, le sommeil correspond à un moment où elles sont vulnérables. Rappelons d’ailleurs qu’Hypnos est frère de Thanatos, dieu de la mort.

A contrario, les femmes de la mythologie n’ont pas le droit de surprendre l’homme dans son sommeil. Psyché tente de voir le monstre qu’on l’a forcée à prendre pour mari. Elle s’approche alors qu’il dort et découvre que c’est le bel Eros, dieu de l’amour. Elle est immédiatement punie par des épreuves qui l’obligent notamment à aller dans les enfers, voler un peu de la beauté de Perséphone.

Bien des textes et tableaux inspirés de ces mythes nous invitent à regarder les belles dormant avec le regard concupiscent d’hommes tout puissants.

Dans les contes de fées

La Belle au bois Dormant, princesse dotée de multiples dons par les fées, est condamnée à se piquer à un fuseau et sombrer dans cent ans de sommeil.

La première version de la Belle au Bois dormant, Perceforest (XVe siècle) comme la version italienne de Giambattista Basile (1634) indiquent qu’un prince, la trouvant à son goût, profite d’elle tandis qu’elle dort et lui fait des enfants. Si “Raison” et “Discretion” retiennent d’abord le prince de Perceforest, le désir et Vénus vont le convaincre de passer à l’acte. Ce n’est qu’à la naissance de jumeaux que sa fille lui tétant le pouce réveille l’héroïne.

Dans la version de l’académicien Perrault (1697), la forêt s’ouvre devant le prince et la belle s’éveille à son arrivée ; ils discutent avant de s’aimer et d’avoir des enfants. Néanmoins, il ne l’épouse pas, il repart chez ses parents et la belle-mère ogresse oedipienne ordonne de tuer la jeune fille et sa descendance. La jeune femme qui consent ne le fait pas sans péril.

Dans la version des Frères Grimm (1812) comme chez Disney, le prince embrasse la princesse endormie, se passant allègrement de son consentement, puis il l’épouse, ce qui est censé être la réalisation de tous ses rêves.

Selon La Psychanalyse des Contes de fées de Bruno Bettelheim, le sommeil indique le temps nécessaire à la formation de l’âme de l’adolescent. Psychologiquement, être endormi signifie que des traumas sont refoulés, selon une lecture Jungienne des contes du type de celles de Clarissa Pinkola Estes dans Les Femmes qui courent avec les loups.

Mais tous les lecteurs ou spectateurs comprennent-ils l’aspect métaphorique de ces interprétations ? Et surtout que forcer le sommeil n’est pas sans conséquences traumatiques…

Dans les romans

Pénétrer dans l’intimité des espaces féminins est au cœur de bien des fantasmes masculins dans la littérature du XVIIe comme du XVIIIe. Dans les œuvres de Crébillon, Prévost ou Marivaux, nombre de héros rêvent de voir sans être vus et d’un double sacrilège : pénétrer dans la chambre, lieu de l’intimité de la femme, puis dans le corps absorbé par le sommeil. La vulnérabilité comme « l’absorbement » du corps dormant fascinent le voyeur, désireux de s’immiscer dans cette complétude, sans se soucier de la réaction de la femme objectifiée. Ils se disculpent en imaginant qu’elles n’attendaient que la venue d’un homme, tout comme les accusés de Mazan se défendent en déclarant qu’ils pensaient que c’était un jeu libertin.

Mais à la même époque, le roman anglais Clarissa Harlowe, de Richardson (1748) traduit en français par l’abbé Prévost en 1751, décrit les conséquences d’un viol avec soumission chimique. Poursuivie par des séducteurs, la belle Clarissa résiste. Ne le supportant pas, Lovelace la drogue, puis la viole. Elle en meurt, et ses séducteurs prennent conscience de la force de la vertu féminine. Les lectrices XVIIIe ont salué cette œuvre valorisant la résistance de femmes admirables.

Au XIXe, dans la littérature de vampires, à l’instar de Dracula(1897) de Bram Stoker, les vampires s’introduisent dans la chambre des femmes. Ils les affaiblissent et les plongent dans le sommeil en leur infligeant des morsures mortelles.

Au XXe siècle, l’érotisme reste mais le consentement est questionné. Dans une scène de L’Amant de Lady Chatterley de D.H. Lawrence (1928), l’héroïne endormie ou somnolente est approchée par son amant Mellors. La Belle Endormie de Yasunari Kawabata (1961) présente un vieil homme qui visite une maison où il peut passer la nuit avec des jeunes filles endormies, rendues inconscientes. Il ne les touche pas, mais leur présence vulnérable crée une atmosphère érotique troublante. En 2000, Léonore, toujours de Yves Simon (2000) met en scène une femme violée dans son sommeil par un homme qu’elle considérait comme un ami. L’acte est vécu comme une trahison profonde, avec le déni de l’un et la culpabilité de l’autre.

Le désir pour la femme morte ou endormie est un fantasme sexuel de toute puissance masculine qui a fasciné les auteurs comme les peintres : Bonnard, Picasso…. Aujourd’hui, le phénomène de viol par soumission chimique. se révèle une pratique qui touche autant les jeunes femmes dans les boites de nuit que les mères de famille dans leur propre lit, les soirées de stars hollywoodiennes comme celles de certains députés français.

Johann Heinrich Füssli, Le Cauchemar, 1781. Wikipédia

Changer de regard sur notre culture commune

Si ces images font partie de notre culture, il convient de les relire avec un nouveau regard, de déconstruire les lectures empreintes de “male gaze” et de s’appuyer sur des contre-exemples pour mieux éduquer au consentement.

À l’ère de #MeToo, de nombreuses femmes montrent que le temps des victimes silencieuses est dépassé, grâce au courage de certaines, telle Gisèle Pelicot. La levée du huis clos dans ce procès est essentielle pour faire face au déni des accusés ou de ceux comme le maire de Mazan osant déclarer, qu’il n’y pas pas « mort d’homme ».

De même, la députée Sandrine Josso a rendu publique sa plainte et a demandé la création d’une commission sur la soumission chimique, affirmant que la honte doit changer de camp. La militante antisexiste Noémie Renard appelait en 2021 à En finir avec la culture du viol. Que pouvons nous faire, du côté culturel, pour soutenir ces actions courageuses ?

Relire les classiques

Une première possibilité consiste à relire nos classiques, comme y invite Jennifer Tamas, dans Au NON des Femmes(2023), en adoptant le point de vue des héroïnes aussi. L’enseignement de la mythologie fait partie de notre éducation. Murielle Szac, autrice du Feuilleton d’Hermès, très utilisé en classes de primaire ou collège, explique dans L’Odyssée des déesses(2023), qu’interpelée sur la faible présence des déesses dans son œuvre, elle a écrit Le feuilleton d’Artémis. Elle y démontre que « de « Héra à Médée », femmes trompées, trahies, salies, les blessées de l’amour ne se soumettent pas », comme voudraient le faire croire certains, mais au contraire, résistent.

Lire des contes est un moment d’échange privilégié avec les enfants, c’est un moment propice pour les éduquer au consentement. Les enseignants ont pour rôle de replacer les œuvres dans leur contexte de production, mais aussi d’évoquer les problèmes contemporains que pose leur lecture. Il faut cesser de lire comme des scènes de séduction galante des textes qui mettent en scène une femme droguée ou endormie. Dans Les Liaisons dangereuses de Choderlos de Laclos (1782), Valmont entre en rusant dans la chambre où Cécile Volanges dort. Il la réveille mais l’empêche de crier, de sonner. Il ne la séduit pas, il la viole.

Certaines femmes invitent aussi à cesser de célébrer des baisers sans consentement. En 2017, une mère anglaise a dénoncé le baiser de la Belle au Bois Dormant et suscité le débat. En 2021, C’est le baiser de Blanche Neige qui a été la source d’une polémique aux USA lors de la rénovation d’une attraction de Disney mettant en valeur l’héroïne embrassée dans son cercueil.

Cela ne signifie pas qu’il faudrait censurer ces œuvres, mais plutôt les relire avec un regard critique comme Lou Lubie dans le roman graphique Et à la fin ils meurent, la sale vérité des contes de fées (2021) et ouvrir la discussion sur ces comportements, comme le font Amnesty International et le média Simone.

S’initier au « feminist gaze »

Lire plus de textes d’autrices permet de s’ouvrir au regard féminin, au « feminist gaze » défendu par la chercheuse Azélie Fayolle :“Nous voulons toujours lire nos vieux livres, et voir nos vieux films, mais nous ne voulons plus le faire avec les yeux des générations qui nous ont précédées, nous sommes de notre temps”.

Les autrices se sont illustrées dans l’écriture de contes, telles M.C. d’Aulnoy, avec les volumes du Cabinet des fées ou M.J. Lhéritier. Comparer leurs versions et celles d’écrivains met en valeur l’agentivité de leurs héroïnes. Belle, dans La Belle et la bête, est une héroïne forte imaginée par Jeanne Marie Le Prince de Beaumont. À la Bête qui la séquestre et voudrait qu’elle lui cède, au bellâtre qui prétend la séduire, cette fille intelligente, lectrice assidue, dit non, et prend le temps de sa décision.

Les effets dévastateurs du viol sur les victimes ont été décrits par de nombreuses autrices : Marguerite de Navarre, (L’Heptameron,1559), George Sand, Marguerite Duras, Annie Ernaux, jusqu’au Baise moi de Virginie Despentes (1994). Elles racontent la sidération, suivie d’un traumatisme et d’un long “sommeil léthargique” de la victime.

Face au courage de celles qui se battent pour l’éveil des consciences, n’oublions pas que la littérature est là pour nous aider à réfléchir et sortir les femmes de siècles de silence et sommeil.

The Conversation

Sandrine Aragon ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

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