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10.07.2025 à 16:09
Tour de France 2025 : le peloton à la découverte des bizarreries archéologiques bretonnes
Texte intégral (2397 mots)

Au-delà du sport, le Tour de France donne aussi l’occasion de (re)découvrir nos paysages et parfois leurs bizarreries géologiques. L’itinéraire de la septième étape du Tour de France 2025 débute à Saint-Malo pour rejoindre Murs-de-Bretagne. Juste après Yffiniac, les cyclistes passeront par Pledran, une commune connue pour son camp de Péran, dont les murs sont… vitrifiés. Explications.
Sur les murs en pierre, les roches sont la plupart du temps maintenues entre elles par un mortier : fait pour consolider la construction, ce dernier est un mélange pâteux constitué de boue, de chaux ou de ciment hydraulique avec de l’eau. L’ensemble, qui durcit en séchant, fait alors office de colle. Les types de mortiers et leurs usages ont varié au cours du temps : on retrouve des traces de leur usage depuis le Néolithique (10 000 ans), mais leur composition se diversifie et se spécialise dès -4000 av. E.C. dans l’Égypte ancienne.
Des constructions ont aussi été établies sans l’usage de mortier : c’est le cas chez les Grecs, qui utilisaient la seule force de gravitation verticale, ou chez les Incas, qui avaient recours à des pierres polygonales mais parfaitement ajustées avec les voisines afin de stabiliser la construction.
Plus rares en revanche sont les constructions dans lesquelles les pierres sont bien collées entre elles, mais sans apport d’un matériau externe : elles sont alors directement transformées et soudées sur place. C’est ce que l’on appelle des murs vitrifiés, que l’on retrouve au fort de Péran, en Bretagne, près duquel s’apprêtent à passer les cyclistes.
Le fort le mieux conservé de France
Le camp de Péran, dans la commune de Plédran, est identifiable à son enceinte fortifiée, juchée sur les premières hauteurs (160 mètres) qui dominent la baie d’Yffiniac, à 9 km au sud-ouest de Saint-Brieuc, dans les Côtes-d’Armor. Autrefois connu dans la région sous le nom de Pierres Brûlées, ce site a fourni des pièces archéologiques (cuillers, pièces…) depuis 1820-1825. Mais les premières publications les relatant sont celles de Jules Geslin de Bourgogne, en 1846.
Il était supposé que l’endroit avait été un oppidum gaulois, avant d’être transformé en camp romain. Les campagnes de fouilles ont permis de confirmer et de préciser son intuition : on estime que le camp, désormais classé au titre des monuments historiques, date de la culture de la Tène (env. 450 à 25 av. E.C.), apogée de la culture celtique qui prend fin avec la conquête romaine.
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Après l’époque gauloise, le lieu a été occupé par les Vikings, dont on a identifié des incursions vers les 9e et Xe siècles, ainsi qu’au XIIIe siècle comme en attestent des carreaux de terre cuite.
De forme elliptique, il couvre environ un hectare (160 mètres sur 140) et comporte cinq structures défensives concentriques.
L’énigme des murs vitrifiés
Ce fort, qui est le mieux conservé de France, a pour spécificité le rempart de pierre vitrifié de l’une de ses cinq structures défensives : les pierres du mur sont soudées parce qu’une partie a fondu à la périphérie des blocs, formant un verre qui a cimenté les roches entre elles. De tels murs, souvent associés à des forts, existent dans tout le Vieux Continent, mais particulièrement en Europe du Nord. En France, on en connaît une vingtaine, de la Bretagne à l’Alsace, avec une concentration notable dans le Limousin, la Creuse et la Loire, tous des pays granitiques.


Ces vitrifications intriguent depuis l’Antiquité. Dès le milieu du XVIIIe siècle un tel mur est signalé dans la cave d’une maison de Sainte-Suzanne, en Mayenne. On s’interroge alors : quel feu fut assez violent pour faire fondre la pierre et ainsi la vitrifier ? Et, ce feu était-il intentionnel ou le fruit d’un accident ? Les seules vitrifications naturelles connues étaient celles liées au volcanisme et, dans une moindre mesure, celles causées par la foudre (les fulgurites) ou les impactites (explosion d’un impacteur dans l’atmosphère, qui n’a pas atteint le sol mais dont l’énergie a fait fondre le sable, tel le célèbre verre libyque utilisé pour confectionner le scarabée du pectoral de Toutankhamon).
Les premiers à proposer une vitrification par combustion sont Auguste Daubrée (1881) puis Alfred Lacroix (1898). En effet, les observations portant sur des granites (riches en silice, donc) révèlent une fusion partielle, plus ou moins avancée à relativement basse température. Si un granite ou un gneiss fondent vers 950 °C en conditions de surface, la présence d’eau permet la fusion à une température moindre (dès 840 °C).
Feu de poutres

On sait aujourd’hui comment cette vitrification a été obtenue : par la combustion de poutres de bois qui armaient les murs gaulois. En effet, les remparts gaulois qui équipaient les oppidums mais aussi certaines villas (les fermes d’aristocrates), étaient des constructions qui associaient des couches entrecroisées de poutres horizontales comblées de terre avec un parement de « pierres sèches » (sans mortier).
L’incendie des poutres dégageant de l’eau a abaissé le point de fusion du granite qui a formé un verre en refroidissant. En conditions de surface de la Terre, un « granite sec » fond vers 950 °C et un « granite hydraté » dès 840 °C. C’est donc la présence d’eau qui aurait permis cette fusion du granité.

Pour leur très grande majorité, les forts vitrifiés se situent dans des régions granitiques. Il ne s’agit sans doute pas d’un hasard, car la température de fusion des granites est relativement faible en comparaison avec celle des basaltes, qui survient plutôt vers 1450 °C. Le caractère intentionnel, ou accidentel par incendie, reste néanmoins un point débattu.

Patrick de Wever ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.
09.07.2025 à 16:16
Quelle place pour la musique francophone à l’ère du streaming ?
Texte intégral (1795 mots)
Les algorithmes de recommandations des plates-formes de streaming traitent-ils différemment les musiques francophones ? Existe-t-il un biais algorithmique en défaveur des contenus francophones, français ou québécois ? Au contraire, les contenus produits aux États-Unis ou en langue anglaise sont-ils favorisés ? Dans quelle mesure les utilisateurs adoptent-ils des stratégies de découverte différentes pour les titres musicaux francophones ?
A côté de la radio, le streaming musical est aujourd’hui un mode d’accès à la musique dominant. Par conséquent, la majorité des revenus de la musique enregistrée est aujourd’hui issue de son exploitation sur les plates-formes de streaming, particulièrement grâce aux abonnements. Ces plates-formes ont introduit un nouveau modèle d’affaires : alors que dans le monde physique seul l’acte d’achat compte, chaque écoute d’un titre est désormais comptabilisée. Par ailleurs, elles proposent aux consommateurs des catalogues de plus de cent millions de titres, ainsi que des mécanismes pour pouvoir les guider face à ces ensembles gigantesques et faciliter la découverte : playlists éditorialisées, recommandations algorithmiques, etc.
Dans ce contexte, les gouvernements et acteurs de la filière musicale de certaines petites économies (dont la France et le Québec) ont fait part de leurs craintes quant à la découvrabilité des contenus locaux : ces derniers seraient moins facilement découvrables que les contenus d’une grande économie, États-Unis d’Amérique en tête. Cela conduit à s’interroger sur les façons dont les contenus francophones sont traités par les auditrices et des auditeurs et par les plates-formes de streaming, notamment via leurs systèmes de guidage des écoutes.
Pour répondre à ces questions, nous avons réalisé, avec une équipe de chercheurs, une étude qualitative, basée sur la conduite de 37 entretiens en France et au Québec auprès d’abonnés de plates-formes de streaming musical, ainsi qu’une étude quantitative consistant à auditer expérimentalement un algorithme de recommandations de Spotify.
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Usage non dominant des systèmes de recommandation
L’enquête qualitative menée par les sociologues Jean-Samuel Beuscart et Romuald Jamet montre qu’il existe des spécificités dans l’écoute de la musique francophone chez les Français et les Québécois (on la sollicite moins lors de tâches demandant de la concentration), mais pas en termes de découverte. La découverte musicale dépend de l’appétence des usagers pour cette pratique, et non de l’origine géographique ou de la langue des titres.
Pour découvrir ou redécouvrir des titres, ils peuvent avoir recours aux systèmes de guidage des plates-formes, mais pas de manière exclusive ou dominante : ces pratiques de découverte s’encastrent dans un panel de pratiques habituelles et socialement ancrées reposant principalement sur la découverte par les pairs et la radio.
Des recommandations en fonction des goûts des usagers
Les résultats de l’expérimentation indiquent que les recommandations produites par l’algorithme de Spotify tendent à respecter les préférences des individus : plus ils consomment de titres locaux et plus l’algorithme leur en recommande.
Par ailleurs, il n’existe pas de biais algorithmique en défaveur des titres produits en France ou au Québec, en comparaison des titres américains. En revanche, les titres francophones sont moins recommandés par l’algorithme que les titres en langue anglaise. L’étude révèle toutefois que ces biais en défaveur des titres francophones sont de faible ampleur.
À lire aussi : Adolescence : Comment se forment les goûts musicaux
La réécoute favorise les biais algorithmiques
Cependant, lorsque les usagers choisissent de suivre systématiquement les recommandations faites par l’algorithme, l’ampleur des biais linguistiques en défaveur des titres francophones augmente largement au cours du temps et de forts biais géographiques apparaissent à l’encontre des titres produits en France ou au Québec. Un utilisateur fictif français ou québécois se fiant entièrement aux algorithmes finirait par voir ses préférences largement déformées : la part de chansons française ou québécoise décroît très fortement au profit de chansons états-uniennes en anglais. Ce phénomène ne se produit pas avec la même force pour un utilisateur fictif états-unien.
Cette hypothèse d’utilisateurs centrés uniquement sur l’écoute de titres recommandés, faisant fi de leurs préférences musicales initiales, ne correspond pas aux comportements observés actuellement : sur les plates-formes de streaming musical, la part des écoutes issues de recommandations algorithmiques est encore faible (30 % en moyenne). Il s’agit surtout de situation où l’exposition musicale est subie et/ou inattentive, comme lorsque l’on travaille, ou encore dans des lieux publics (café, etc.).
Des résultats à surveiller
Notons que les résultats obtenus sont situés dans le temps. Les comportements d’écoute et de découverte, incluant davantage d’écoutes guidées par exemple, ainsi que des recommandations produites par l’algorithme peuvent évoluer. Ces dernières dépendent des usages qui viennent le nourrir, mais également du paramétrage par la plate-forme. La recherche de rentabilité semble passer pour certaines plates-formes par une réduction des coûts via des contrats proposant une meilleure exposition de certains contenus en échange de rémunérations plus faibles, la création de faux artistes utilisés pour compléter les playlists à côté de titres à succès, ou encore le recours à des titres créés par l’IA. Dans ces deux derniers cas, un souci d’économie d’échelle pourrait amener les plates-formes multinationales et/ou leurs fournisseurs de contenus à privilégier des titres en langue anglaise.
Notre étude débouche sur quatre recommandations.
D’abord, il est nécessaire de mesurer régulièrement si les contenus locaux sont traités différemment par les auditeurs et les plates-formes dans les processus de découverte de nouveautés musicales.
Ensuite, il convient de mettre en place des procédures pour de telles mesures : analyse de données macroéconomiques des parts de marché des titres locaux et réalisation de tests d’existence des potentiels biais. Ces tests pourraient être réalisés par les plates-formes de streaming (a minima sur les outils de guidage les plus utilisés) qui, en parallèle, devraient mettre à disposition des chercheurs et des institutions indépendantes (par exemple l’ARCOM en France ou le CRTC au Canada), via une procédure simplifiée, des données pour vérifier l’existence de biais.
Transparence et personnalisation des systèmes de guidage
La troisième recommandation porte sur la transparence des algorithmes par les plates-formes. Les consommateurs doivent pouvoir comprendre simplement comment fonctionnent les algorithmes qu’ils utilisent (ou souhaitent utiliser). C’est particulièrement vrai dans un contexte où le type de contenus recommandés par les plates-formes de streaming n’est pas contraint et dépend uniquement de leur volonté et de leurs intérêts économiques (pouvant être mêlés à ceux de certains acteurs dominants via notamment des liens contractuels et capitalistiques). Dans un souci d’autonomie de choix, les individus devraient également pouvoir personnaliser certains paramètres (comme l’origine géographique ou la langue).
Soutien à la diversité des mécanismes de découverte
La quatrième recommandation porte sur le fait d’encourager la diversité. Au sein des plates-formes de streaming, les systèmes de découverte éditorialisées et algorithmiques doivent varier selon différents critères pour limiter les potentiels biais sur des filières locales. Un soutien à la découverte via d’autres canaux que les recommandations des plates-formes de streaming doit également être valorisé. Dans un monde où la radio reste un canal de découverte central, elle doit continuer à être soutenue et poussée à la promotion de la diversité linguistique et la protection des contenus culturels locaux. La comparaison France/Québec indique également la nécessité de favoriser la diversité des expressions musicales au Québec (moins riche qu’en France), notamment en soutenant l’amont de la filière.
Cet article est publié dans le cadre de la série « Regards croisés : culture, recherche et société », publiée avec le soutien de la Délégation générale à la transmission, aux territoires et à la démocratie culturelle du ministère de la culture.

Marianne Lumeau a reçu des financements du ministère de la culture français et du ministère de la culture et de la communication québécois dans le cadre d’un appel à projet sur la découvrabilité.
François Moreau a participé à un projet financé par le ministère de la culture français et du ministère de la culture et de la communication québécois dans le cadre d’un appel à projet sur la découvrabilité.
Jordana Viotto a participé a un projet sur la découvrabilité des contenus numériques financé par le ministère de la culture français et le ministère de la culture et de la communication québécois.
Samuel Coavoux a reçu des financements de l'Agence Nationale de la Recherche (projet RECORDS, ANR-2019-CE38-0013).
07.07.2025 à 19:37
Le genre en archéologie : un retard français difficile à justifier
Texte intégral (2401 mots)
La notion de genre a commencé à émerger en archéologie à la fin des années 1970, dans les pays nordiques et anglo-saxons. Sa conceptualisation théorique se concrétise à partir des années 1990 avec une multiplication des monographies sur cette question, tant en Europe qu’outre-Atlantique. Or, la recherche française en archéologie, notamment en pré- et protohistoire, ne s’est pas du tout intéressée aux problématiques de genre et ne les a pas intégrées à ses recherches. Pourquoi ?
La première moitié du XXe siècle voit apparaître les prémices des réflexions sur la notion de « rôles sexuels » dans les sciences humaines et sociales, avec notamment les travaux de l’anthropologue américaine Margaret Mead. A la fin des années 1950, Simone de Beauvoir marque une étape avec la distinction entre la femelle et la femme, et son célèbre : « On ne naît pas femme, on le devient ».
A partir des années 1970, avec la montée des mouvements féministes, les sciences humaines et sociales s’emparent de la question des femmes. Entre 1970 et 1990, on assiste à une véritable conceptualisation du genre : sa distinction avec le sexe, sa définition comme un système de différenciation, mais aussi de domination. La terminologie est mise en place et le genre apparaît comme une discipline à part entière au sein des sciences humaines et sociales.
Parallèlement, le genre émerge également en archéologie dès la fin des années 1970, dans un premier temps en Préhistoire, où les problématiques liées à l’interprétation des structures sociales étaient très présentes. Les pays nordiques et le monde anglo-saxon s’emparent du sujet au travers de plusieurs séminaires et publications visant à redonner une place aux femmes comme sujet d’étude, et à gommer les biais androcentriques (qui consistent à envisager le monde d'un point de vue masculin). Les problématiques de genre en archéologie sont définitivement ancrées au début des années 1990 comme un champ de recherche à part entière.
Mais l’archéologie française est restée à l’écart de ce phénomène. Cette constatation est récurrente et soulignée par de nombreux chercheurs sur le genre. Il faut attendre le milieu des années 2010 pour que les premiers ouvrages sur ce sujet soient publiés en France.
Le phénomène est d’autant plus curieux que dans les autres disciplines des sciences humaines et sociales, la recherche française n’est pas absente des problématiques de genre : elle s’y est généralement intéressée dans une chronologie similaire à celle du monde anglo-saxon. Comment expliquer donc cette absence en archéologie ?
Une terminologie problématique en France ?
Le problème de légitimité du terme même de « genre », souvent souligné pour les sciences sociales, est à envisager. En effet, la recherche d’occurrences dans les publications fait clairement ressortir l’absence de l’expression « archéologie du genre » mais aussi la présence d’une autre terminologie : « histoire des femmes », « place des femmes ».
Ce problème de vocabulaire pourrait être lié à la polysémie même du terme de genre, qui est souvent évoquée pour expliquer sa moindre utilisation : le mot renvoie au genre grammatical ou au genre des naturalistes (mâle-femelle), voire à la catégorisation en littérature. Ce problème n’est pas propre à l’archéologie, et s’est traduit dans les sciences sociales françaises avec trois appellations successives depuis les années 1970 : « Études sur les femmes », « Études féministes » et, enfin, « Études sur le genre ».
Les mêmes hésitations ou réticences à utiliser le terme genre ont été à l’œuvre en archéologiques mais une trentaine d’années plus tard, dans les années 2010, lorsque les premières thèses sur le sujet sont réalisées. Ainsi, en 2009, le travail doctoral de Chloé Belard a commencé sous l’appellation : « Les femmes en Champagne pendant l’âge du fer et la notion de genre en archéologie funéraire (dernier tiers du VIe – IIIe siècle av. J.-C.) ». Lors de sa publication en 2017, son titre était devenu : « Pour une archéologie du genre, les femmes en Champagne à l’âge du Fer ». De la simple notion, une véritable revendication du terme (et du travail qui en découle) apparaît alors.
La question du vocabulaire reste cependant insuffisante pour expliquer l’absence de recherche sur cette problématique en archéologie. En effet, bien que son usage soit polémique, les problématiques sont apparues dans d’autres disciplines. Alors, pourquoi des études sur la place des femmes, ou les rapports sociaux de sexe n’ont pas émergé en archéologie française, en Pré – et Protohistoire dès les années 1990 ?
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Une discipline peu adaptée ?
L’hypothèse d’une discipline d’où les femmes (chercheuses) seraient absentes, ce qui n’aurait pas permis de prendre le train du genre en marche, n’est pas recevable : les Françaises archéologues n’étaient ni moins nombreuses, ni moins impliquées que dans d’autres pays.
Une hypothèse propre aux particularités de la discipline archéologique (des données trop fragmentaires, trop ponctuelles) pourrait être proposée. Néanmoins, pourquoi cette limite serait-elle propre à la recherche française ? Le monde anglo-saxon a au contraire développé les recherches sur le genre en archéologie.
L’archéologie française est peut-être restée plus longtemps dans une approche « processualiste » de l’archéologie, plus rattachée à l’étude des cultures matérielles, objective et cartésienne des données ; se tenant alors plus éloignée d’une archéologie théorique et de l’archéologie « post-processualiste », alors que cette dernière prenait son essor dans le monde anglo-saxon, facilitant l’émergence des études de genre.
Entre un manque d’institutionnalisation, les difficultés du terme à s’imposer jusque dans les années 2000 et des données à priori peu adaptée à cette problématique, l’absence de genre en archéologie pré – et protohistorique apparaît comme multifactorielle. Aucune hypothèse explicative ne semble suffisante pour justifier cette lacune ? D’autant qu’en archéologie, en France, des questions sur la place des femmes se sont posées lors de certaines fouilles…
Le cas de la Dame de Vix
En février 1953, dans le nord de la Côte d’Or, à Vix, est découverte une sépulture princière de la fin du VIe s. av. J.-C., comportant notamment un torque en or de plus de 400g et un cratère en bronze d’une capacité de 1 100 l. L’absence d’arme lance un vif débat : cela ouvre la possibilité qu’il puisse s’agir d’une tombe féminine.
En archéologie, une tombe masculine particulièrement riche soulève peu de questions d’interprétation : il s’agit probablement d’un personnage dirigeant. Mais s’il s’agit d’une femme, sa richesse n’est que rarement interprétée comme une marque de son propre pouvoir, mais comme le signe qu’elle est liée à un homme puissant (son mari, son père ou son frère…) On pourrait imaginer que le principe du rasoir d’Ockham s’appliquerait : pour une tombe très riche, avec tous les marqueurs de pouvoirs, peu importe le sexe ou le genre de la personne, l’hypothèse d’un personnage dirigeant doit être discutée. Mais ce n’est pas le cas.
Pendant un demi-siècle, articles scientifiques et de recherches vont essayer de répondre à la question : qui est la Dame de Vix ?

Les hypothèses vont se succéder : religieuse, travestissement, situation de régence… En 2002, on suppose même qu’elle devait être extrêmement laide, ce qui lui aurait permis d’avoir une forme de pouvoir spirituel ou religieux, une position sociale prééminente qui expliquerait sa richesse. Il aura fallu des études ADN (récemment confirmée par la réouverture des fouilles) pour que son sexe ne soit plus remis en question : il s’agit bien d’une femme.
L’aspect le plus étonnant n’est pas tant dans la démultiplication des stéréotypes ou le biais hétéronormatif que souligne cette littérature, mais dans une sorte d’aporie : durant ces 50 ans de débats autour de la Dame de Vix, jamais une réflexion plus globale sur la place des femmes ou sur les rapports sociaux de sexe dans ces sociétés ne sera posée. L’analyse reste au niveau anecdotique, sur un cas particulier.
De l’occultation du genre à l’effet de mode
Depuis le milieu des années 2010, les choses s’améliorent. Le dynamisme des études de genre en archéologie est désormais bien visible, que ce soit à travers la multiplication des publications, des travaux universitaires ou encore des journées d’étude. Cette évolution positive permet une visibilité accrue, des échanges renforcés et stimulés.
Il ne manque désormais qu’une reconnaissance de cette spécialité au travers d’une institutionnalisation universitaire avec l’intégration concrète du genre dans les formations et la création de postes spécialisés.
Ces deux dimensions manquent cruellement. En effet, le genre est devenu le mot-clé des institutions pour promouvoir l’égalité. Aussi bénéfique qu’elle soit, cette reconnaissance est à double tranchant. Sans une approche théorique et méthodologique sérieuse, faire du genre en archéologie revient presque à appliquer les mêmes stéréotypes que ceux dénoncés. Le genre est un réel outil que l’archéologie doit s’approprier : il paraît aujourd’hui plus que nécessaire de le définir, le redéfinir et expliquer son pouvoir heuristique, pour éviter les dérives interprétatives et abus théoriques.
La légitimation du genre en archéologie semble acquise. Désormais, l’archéologie se doit de dépasser l’engouement et produire une archéologie du genre rigoureuse.
Cet article est publié dans le cadre de la série « Regards croisés : culture, recherche et société », publiée avec le soutien de la Délégation générale à la transmission, aux territoires et à la démocratie culturelle du ministère de la culture.

Caroline Trémeaud a reçu des financements de l'Institut Emilie du Châtelet, sous la forme d'une allocation doctorale finançant cette recherche.
04.07.2025 à 18:27
Pourquoi dit-on autant « du coup » ? Le langage d’une époque heurtée
Texte intégral (1715 mots)

On l’entend partout. « Du coup » ponctue les conversations, s’invite dans les salles de classe, les plateaux de télévision, les pauses café. Tic de langage pour les uns, symptôme d’époque pour d’autres, cette locution adverbiale s’est imposée comme un élément récurrent du français oral contemporain. Peut-on voir dans cette prolifération un simple effet de mode, ou faut-il y lire le reflet d’une société heurtée, en quête de cohérence dans un monde désordonné ?
L’expression « du coup » connaît depuis deux décennies une explosion d’usage documentée par les linguistes. Lotfi Abouda est l’un d’entre eux. En 2022, il a publié une étude basée sur l’exploration d’un corpus oral d’environ 1,3 million de mots. Il constate une transformation quantitative spectaculaire : alors que seulement 5 occurrences du connecteur « du coup » apparaissent entre 1968 et 1971, on en dénombre 141 dans les données collectées depuis 2010.
Cette spécificité hexagonale est si marquée que d’autres communautés francophones l’utilisent comme détecteur d’origine géographique : au Québec, elle permet d’identifier immédiatement un locuteur français (tout comme l’expression « une fois » trahit instantanément un Belge). Par ailleurs, dans un corpus de 120 heures d’enregistrements analysé, sur 614 occurrences identifiées, 67 % sont produites par des locuteurs appartenant à la tranche d’âge 15-25 ans. Le phénomène semble donc générationnel.
Mécanismes et fonctions du tic langagier
En linguistique, le terme « tic de langage » est considéré comme péjoratif par les spécialistes qui préfèrent parler de « marqueurs de discours ». Julie Neveux, maîtresse de conférences à la Sorbonne, explique que ces expressions fonctionnent comme des « mots béquilles » qui « remplissent un vide » et sur lesquels « on s’appuie quand on cherche quelque chose à dire ». L’expression « du coup » connaît un processus de « pragmaticalisation » : d’expression consécutive, elle devient marqueur méta-discursif, servant à relier des segments de discours de façon plus ou moins motivée. Dans 82 % des cas, elle apparaît en position frontale dans l’énoncé, agissant davantage comme amorce de parole que comme véritable lien logique.
Le linguiste Roman Jakobson a théorisé cette fonction sous le terme de « fonction phatique » : ces mots ne servent pas à communiquer un message informatif, mais à maintenir le contact entre locuteur et destinataire, comme le « allô » au téléphone. « Du coup » remplit cette fonction de maintien du lien conversationnel, permettant de structurer la pensée, d’attirer l’attention et de meubler les silences potentiellement embarrassants.
Utiliser les marqueurs de son époque
Le sociologue Erving Goffman a développé une analyse des interactions comme « cérémonies en miniature ». Dans son concept de face-work (travail de figuration), il montre comment nos relations intersubjectives constituent un processus d’élaboration conjoint de la face, cette « valeur sociale positive qu’une personne revendique effectivement ».
L’expression « du coup » s’inscrit dans ce que Goffman appelle « l’idiome rituel » : ce vocabulaire du comportement qui transmet une image de soi conforme aux attentes sociales. En utilisant les marqueurs de son époque, le locuteur signale son appartenance au groupe social et évite les « fausses notes » qui pourraient compromettre l’interaction. « Du coup » permet de sauver la face, d’éviter le silence, de montrer qu’on maîtrise les codes implicites du dialogue. Il est un marqueur de coprésence, de continuité de l’échange.
Les « tics de langage » fonctionnent d’ailleurs souvent comme des marqueurs d’appartenance à un groupe sociologique ou générationnel. La génération qui emploie massivement « du coup » souligne inconsciemment son inscription dans l’époque contemporaine.
Le marqueur d’une époque heurtée
L’expression « du coup » trouve racine dans un mot prolixe en français : « coup ». Coup de foudre, coup dur, coup de théâtre, coup bas, tout à coup, coup de stress, coup de fatigue, coup de blues… Le lexème convoque systématiquement l’idée de choc, de rupture, d’événement imprévu. Cette prolifération du champ sémantique du « coup » dans la langue française contemporaine mérite analyse sociologique.
Le « coup » évoque la brutalité, la soudaineté, l’impact inattendu. Dans une société où l’accélération du temps social et la « modernité liquide » créent un sentiment d’instabilité permanente, cette sémantique du choc pourrait refléter l’expérience subjective d’une génération « heurtée » par les événements. « Du coup » résonne avec l’état d’un monde contemporain marqué par l’imprévisibilité, la discontinuité, la multiplication des « coups » de la vie, du sort, des événements.
Incertitude contemporaine et fragmentation du sens
La génération qui emploie massivement « du coup » est celle de l’incertitude : précarité professionnelle, flexibilité imposée, carrières en zigzag, information en flux continu, bouleversements technologiques continus. Les travaux sociologiques convergent pour décrire un individu contemporain « pluriel », « livré à ses expériences », évoluant dans un « monde de risques » où les repères traditionnels s’effritent.
Cette insécurité existentielle se traduirait-elle par ce que les linguistes appellent une « insécurité linguistique » ? Les formes de disfluence verbale (telles que “euh”, “hum”, ou “du coup”) ne sont pas de simples « parasites » : elles reflètent une tension émotionnelle ou une hésitation du locuteur, souvent nourries par une incertitude face aux normes ou à la maîtrise du discours, a fortiori dans un monde incertain. Dans ce contexte, « du coup » fonctionnerait comme une stratégie discursive de gestion de l’imprévisible, donnant une illusion de continuité et de conséquence, même quand le lien logique fait défaut (dans 45 % des usages).
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Du non-sens au sens adaptatif
« Du coup » peut être analysé comme une expression au sens flottant, contextuel, presque vide, mais ce « vide » est fonctionnel : il remplit, structure, rassure. Il devient l’indice d’une volonté de relier ce qui a été déconnecté, de remettre du liant dans un discours fragmenté par l’expérience contemporaine de la discontinuité. L’expression est à la fois le signe d’une perte de sens consécutif rigoureux et d’une créativité linguistique adaptative face aux mutations sociales.
« Du coup » pourrait ainsi cristalliser une angoisse civilisationnelle particulière, liée aux transformations sociales, économiques et technologiques que traverse la société française depuis les années 1990. En ponctuant le discours de cette expression, le locuteur contemporain simule la maîtrise des enchaînements logiques dans un monde qui lui échappe largement. L’expression devient progressivement « moins connecteur qu’actualisateur déictique », permettant à l’énoncé de « s’enraciner dans le contexte énonciatif occurrent ».
« Du coup » est bien plus qu’un tic de langage. Il est le miroir d’une époque déstructurée, d’une génération en quête de liens et de sens. Il semble dire le besoin de ré-agencer le monde, fût-ce à coups de remplissage verbal. Le langage, encore une fois, absorbe les tensions de son temps.
Une conclusion, du coup ?
« Du coup » pourrait ainsi être interprété comme l’expression linguistique d’une résistance inconsciente à l’effritement du sens : face à l’incompréhensibilité relative de notre condition contemporaine, nous persistons à maintenir l’apparence d’une maîtrise discursive. Cette stratégie énonciative révèle paradoxalement notre humanité : continuer à parler, c’est affirmer notre capacité à tisser du lien social malgré l’incertitude, à maintenir l’échange même quand la logique nous échappe. En ce sens, « du coup » constitue moins un appauvrissement qu’un symptôme de notre créativité adaptative face aux mutations de la modernité.

Emmanuel Carré ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.
03.07.2025 à 16:37
Un tableau à 43 millions d’euros pour le Musée d’Orsay : LVMH champion du mécénat et de l’optimisation fiscale ?
Texte intégral (2253 mots)
Le groupe LVMH a participé à l’acquisition par le musée d’Orsay du tableau la Partie de bateau de Gustave Caillebotte. Loin d’être anodine, cette démarche pose la question de l’influence potentielle du mécène sur le musée. Une problématique d’autant plus brûlante que cet argent provient en fait à 90 % des poches du contribuable…
En janvier 2023, le musée d’Orsay a acquis la Partie de bateau, un tableau de Gustave Caillebotte (1848-1894) datant de 1877, reconnu comme une pièce majeure de l’impressionnisme pour son traitement audacieux et dynamique, combiné à l’insouciance de son sujet.
« La Partie » a longtemps été perçue comme mineure dans l’histoire de la peinture, à l’instar du reste de l’œuvre de Caillebotte. L’artiste était passé de mode avant son décès, notamment en raison des sujets traités, tels que le travail manuel ou le monde de l’oisiveté.

Ses toiles intéressent désormais musées et collectionneurs fortunés. Très fortunés même, avec des prix qui affolent les institutions. En 2021 le Getty Museum à Los Angeles a acheté le Jeune homme à sa fenêtre pour 53 millions de dollars, pulvérisant le précédent record du peintre établi à 22 millions de dollars pour le Chemin montant lors d’une vente aux enchères chez Christie’s en 2019.
Le tarif de la Partie de bateau est plus raisonnable : 43 millions d’euros. À sa mise en vente, le ministère de la Culture prend la décision de le classer comme trésor national, reconnaissant son caractère exceptionnel. Mais il ne débloque pas un budget à même de pouvoir l’acheter. Il lui interdit cependant de quitter le territoire pendant 30 mois. Ce classement démarre un compte à rebours pour garder la toile en France.
Évidemment, le prix dépasse le budget d’acquisition du Musée d’Orsay. Et pas qu’un peu, puisque ce dernier tourne autour de 3 millions d’euros par an. Pour ne pas voir le chef-d’œuvre s’échapper à nouveau dans une collection privée, comme il le fut depuis le décès de la dernière descendante du peintre, un appel à mécénat est lancé avec une belle carotte : un abattement fiscal de 90 % de son coût.
Le groupe Louis-Vuitton Moët-Hennessy (LVMH) – dont Bernard Arnault est l’actionnaire principal – est déjà mécène du musée d’Orsay, et répond rapidement à l’appel. Fidèle à son habitude, cette acquisition ne se fait pas dans la discrétion, le groupe produit un communiqué de presse au ton inspiré que reprend en partie une dépêche AFP. C’est cette dernière que l’on retrouve dans la presse, avec une absence totale de mention envers le cadeau fait par l’État à LVMH.
Qu’un groupe privé utilise l’achat d’un tableau issu d’une collection publique à des fins de communication interroge en soi. Mais le problème est ailleurs : c’est en réalité le contribuable qui paie l'opération de communication de LVMH (à hauteur de 90 %, en raison des avantages fiscaux accordés au mécénat). Pour l'entreprise, le coût est minime et l'opération assoit son image de « bienfaiteur culturel », tout en ouvrant potentiellement la porte à une influence diffuse du groupe privé au sein du musée - un don génère souvent une dette implicite.
La Fondation Louis Vuitton, « cadeau à la France » ?
L’achat du tableau de Caillebote est le type d’initiative qui est dans les habitudes du groupe LVMH. S’agit-il de dons désintéressés ? Il est possible de s’interroger, du fait du montant de la déduction fiscale et de la régularité avec laquelle surviennent des affaires concernant le faible taux d’imposition de Bernard Arnault (14 %) ; tout en étant assez peu reprises dans la presse. Certains mettent en doute la générosité du mécénat menée par le mastodonte aux 80 milliards d’euros de chiffre d’affaires, pratique décrite comme l’une des nombreuses stratégies d’optimisation fiscale agressive du groupe.
Ainsi, en 2014, lors de la construction de la Fondation Louis Vuitton, grâce à la loi Aillagon de 2003 relative au mécénat, LVMH avait pu éviter 60 % du coût de sa construction en l’évacuant de ses impôts, soit 518 millions d’euros de ristourne. Cette année-là, le coût de la Fondation, « cadeau à la France », selon Bernard Arnault, coûta à lui seul 8 % de la totalité de la niche fiscale, le plus important montant de toutes les niches fiscales réunies, obligeant pour la première fois l’Assemblée nationale à imposer des limites à cette loi.
Si en 2019, suite à l’incendie de Notre-Dame de Paris, LVMH a déclaré ne pas faire fonctionner ce mécanisme, ce n’est pas par bonté d’âme. Simplement, les plafonds de la firme étaient largement atteints.
Par ailleurs, ce don est le fruit d’une course à l’échalote avec l’éternel rival, Kering, deuxième groupe mondial dans le secteur du luxe, fondé par François Pinault, qui l’a devancé dans la course au prestige de la restauration de la cathédrale.
Pris à son propre piège, LVMH n’a pu que doubler la mise, sans oublier de communiquer abondamment sur l’opération. Il s’est attiré nombre de critiques qui sont allées jusqu’à faire sortir Bernard Arnault de son habituelle réserve : pendant une réunion devant les actionnaires, celui-ci s’est « défendu » en expliquant, face caméra, que dans certains pays, on serait félicité et non critiqué pour un tel acte de générosité.
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Le tableau en tournée dans les musées de France
Pour fêter son arrivée dans les collections publiques, telle une star du rock, la Partie de bateau est partie en tournée. Il est exposé tour à tour dans divers musées (une pratique peu commune) afin de le présenter au plus de public possible : d’abord le Musée des Beaux-arts de Lyon, puis celui de Marseille et enfin celui de Nantes. Une étrange idée, dont les donneurs d’ordre sont inconnus, apparaît pour marquer le coup : faire transiter le tableau de ville en ville, d’étape en étape, par bateau, lui faire parcourir les canaux et les fleuves du pays. Après tout, voilà une balade en bateau, quoi de mieux que de la balader en bateau ?
Cela ne se fait jamais. Pour de simples questions de temps, de coûts et de sécurité, les tableaux transitent toujours dans leurs caisses, accompagnés de leurs convoyeurs, par camion et avion afin de ne pas passer trop de temps dans les transports, situation à risque. L’idée de faire traverser plusieurs fois le pays à une toile exceptionnelle chèrement payée, par un moyen de transport lent (il aurait fallu plusieurs semaines) et possiblement submersible, pose la question du capital risque vis-à-vis de la métaphore plate : balade en bateau/se déplace en bateau.
Encore plus curieux, ladite caisse devait, dans le cadre de cette tournée, revêtir un motif particulier - un détail qui éclaire les logiques à l’œuvre dans les coulisses du mécénat.
À partir d’une certaine valeur d’assurance, une œuvre d’art se stocke et se déplace dans une caisse en bois qui la protège. Étanches, isolées, vernies : il en existe pour tous les usages, sur mesures ou en location. En général, assez peu de fantaisies sur leurs apparences, bien au contraire : elles se doivent de rester discrètes, voire anonymes. Certains musées, de ceux qui prêtent beaucoup d’œuvres, font peindre ces caisses de nuances spécifiques, afin de les repérer dans les réserves surchargées.
Toile de maître dans malle de luxe
Pour la balade en bateau que devait effectuer la Partie de bateau, la caisse se devait d’être spécifique pour protéger cette star des cimaises dans sa dangereuse tournée aquatique. Louis Vuitton aurait proposé de faire voyager la toile dans une de ces célèbres malles hors de prix, s’assurant au passage une publicité prestigieuse, en plus de l’opération de communication lourde déjà permise par l’acquisition de l’œuvre.
Si cette fois, les conservateurs du musée ont joué la vitesse et fait partir le tableau en caisse, ce n’était pas là un coup d’essai. En 2018, la laitière de Johannes Vermeer est partie du Rijksmuseum pour rejoindre le Ueno Royal Museum de Tokyo dans une malle siglée.
La malle de tous les superlatifs se devait de transporter dans son périple une œuvre qui n’appartient pas au malletier, mais nous aurions presque pu l’oublier. Ce n’est sans doute pas une coïncidence de la part du groupe de luxe, qui ne se prive jamais de mélanger la réclame au mécénat, brouillant volontairement les frontières en frôlant les limites de la loi, mais pas celles du ridicule.

Tanguy Gatay ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.