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02.06.2025 à 17:03

Karol Nawrocki élu président de la Pologne : une mauvaise nouvelle pour l’UE, pour l’Ukraine et pour les Polonaises

Adam Simpson, Senior Lecturer, International Studies, University of South Australia
Bien que le président ait moins de pouvoirs que le premier ministre, la victoire du conservateur Karol Nawrocki ne sera pas sans conséquences, loin de là.
Texte intégral (1934 mots)
Quelques jours avant le second tour qu’il allait remporter, Karol Nawrocki près de l’aéroport de Rzeszow-Jasionka, en Pologne, le 27 mai 2025. La CPAC vise à réunir les conservateurs du monde entier et se décrit comme un forum mondial qui rassemble « des dirigeants publics, des élus, des journalistes, des intellectuels et des citoyens attachés à la liberté, à la souveraineté nationale, à la responsabilité individuelle et à la tradition ». Wojtek Radwanski/AFP, Fourni par l'auteur

Le nouveau président, un historien ouvertement nationaliste largement aligné sur Donald Trump, refuse l’entrée de l’Ukraine dans l’UE et l’OTAN, critique Bruxelles sur de nombreux dossiers et est opposé au droit à l’avortement.


C’est peu dire que le résultat du second tour de l’élection présidentielle polonaise a contrarié, en Pologne et partout ailleurs sur le Vieux continent, les tenants du camp pro-européen.

Historien de formation, Karol Nawrocki, connu pour son nationalisme intransigeant et pour son alignement sur Donald Trump, a battu de justesse le maire libéral et pro-UE de Varsovie, Rafal Trzaskowski, avec 50,89 % des suffrages contre 49,11 %.

Le président polonais a peu de pouvoirs exécutifs, mais il peut opposer son veto à l’adoption de nouvelles lois. Cela signifie que les conséquences de la victoire de Nawrocki seront ressenties avec acuité, tant en Pologne que dans le reste de l’Europe.

Nawrocki, qui s’est fait élire en tant qu’indépendant mais qui sera soutenu par le parti conservateur Droit et Justice (PiS), fera sans aucun doute tout son possible pour empêcher le premier ministre libéral Donald Tusk et la coalition formée autour du parti de celui-ci, la Plate-forme civique, de mettre son programme en œuvre.

Le blocage législatif promis à la Pologne pour les prochaines années pourrait bien voir Droit et Justice revenir au gouvernement lors des élections législatives de 2027, et remettre le pays sur la voie anti-démocratiques que le parti avait empruntée lors de son dernier passage au pouvoir, de 2015 à 2023. Durant ces huit années, le PiS avait notamment affaibli l’indépendance du pouvoir judiciaire polonais en prenant le contrôle des nominations aux plus hautes fonctions judiciaires et à la Cour suprême.

Au-delà de la Pologne elle-même, la victoire de Nawrocki a donné un coup de fouet aux forces pro-Donald Trump, antilibérales et anti-UE à travers le continent. C’est une mauvaise nouvelle pour l’UE et pour l’Ukraine.

La Pologne, nouveau poids lourd du continent

Pendant la majeure partie de la période qui a suivi la Seconde Guerre mondiale, la Pologne n’a eu qu’une influence limitée au niveau européen. Ce n’est plus le cas aujourd’hui. L’économie polonaise est en plein essor depuis l’adhésion à l’UE en 2004. Elle consacre près de 5 % de son produit intérieur brut à la défense, soit près du double de ce qu’elle dépensait en 2022, au moment de l’invasion massive de l’Ukraine par la Russie.

La Pologne possède aujourd’hui une plus grande armée que le Royaume-Uni, que la France ou encore que l’Allemagne. Et son PIB par habitant en parité de pouvoir d’achat vient de dépasser celui du Japon.

Ajoutée au Brexit, cette progression a entraîné un déplacement du centre de gravité de l’UE vers l’est, en direction de la Pologne. Puissance militaire et économique montante de 37 millions d’habitants, la Pologne contribuera à façonner l’avenir de l’Europe.

Quel impact sur l’Ukraine ?

L’influence dont la Pologne bénéficie aujourd’hui en Europe est illustrée de façon éclatante par le rôle central qui est le sien dans l’appui de l’UE à l’Ukraine contre la Russie. On l’a encore constaté lors du récent sommet de la « Coalition des volontaires » à Kiev, où Donald Tusk, aux côtés des dirigeants des principales puissances européennes – la France, l’Allemagne et le Royaume-Uni —, s’est engagé à rehausser le niveau de soutien de l’Union à l’Ukraine et à son président Volodymyr Zelensky.

Ce soutien inconditionnel de la Pologne à l’Ukraine est désormais menacé, car Nawrocki a eu des propos très durs à l’encontre des réfugiés ukrainiens arrivés dans son pays et s’oppose à l’intégration de l’Ukraine à l’UE et à l’OTAN.

Pendant sa campagne, Nawrocki a reçu le soutien de l’administration Trump. Lors de la récente Conservative Political Action Conference, tenue en Pologne, Kristi Noem, la secrétaire à la sécurité intérieure des États-Unis, a déclaré :

 « Nous avons chez nous un leader fort, Donald Trump. Mais vous avez la possibilité d’avoir un leader tout aussi fort si vous faites de Karol le leader de votre pays. »

Trump a d’ailleurs accueilli Nawrocki dans le Bureau ovale alors que celui-ci n’était qu’un simple candidat à la présidence. Il s’agit là d’un écart important par rapport au protocole diplomatique standard des États-Unis, qui consiste à ne pas se mêler des élections à l’étranger.

Nawrocki n’est pas aussi favorable à la Russie que la plupart des autres dirigeants internationaux estampillés « MAGA », mais cela est dû en grande partie à la géographie de la Pologne et à l’histoire de ses relations avec la Russie. La Pologne a été envahie à plusieurs reprises par les troupes russes ou soviétiques dans ses plaines orientales. Elle a des frontières communes avec l’Ukraine ainsi qu’avec le Bélarus, État client de la Russie, et avec la Russie elle-même à travers l’enclave fortement militarisée de Kaliningrad, située sur la mer Baltique.

J’ai fait l’expérience de l’impact que peut avoir sur la Pologne la proximité de ces frontières lors d’un terrain en 2023, quand j’ai effectué un voyage en voiture de Varsovie à Vilnius, la capitale lituanienne, en passant par le corridor de Suwalki.

Cette frontière stratégiquement importante entre la Pologne et la Lituanie, longue de 100 kilomètres, relie les États baltes au reste de l’OTAN et de l’UE au sud. Elle est considérée comme un point d’ignition potentiel si la Russie venait à occuper ce corridor afin d’isoler les États baltes.


À lire aussi : Kaliningrad au cœur de la confrontation Russie-OTAN


Du fait de ce contexte géopolitique, les conservateurs nationalistes polonais sont nettement moins pro-russes que ceux de Hongrie ou de Slovaquie. Nawrocki, par exemple, n’est pas favorable à l’arrêt de l’approvisionnement en armes de l’Ukraine.

Il n’en demeure pas moins que son accession à la présidence Nawrocki ne constitue pas une bonne nouvelle pour Kiev. Pendant la campagne, Nawrocki a déclaré que Zelensky « traite mal la Pologne », reprenant ainsi le type de formules que Trump lui-même aime à employer.

Un pays divisé

L’importance de l’élection s’est traduite par un taux de participation record de près de 73 %.

L’alternative qui se présentait aux électeurs polonais entre Nawrocki et Trzaskowski était extrêmement tranchée.

Trzaskowski souhaitait une libéralisation des lois polonaises sur l’avortement – l’IVG avait de facto été interdite en Pologne sous le gouvernement du PiS – et l’introduction de partenariats civils pour les couples LGBTQ+. Nawrocki s’oppose à de telles mesures et à ces changements et mettra très probablement son veto à toute tentative de loi allant dans ce sens.

Un sondage Ipsos effectué à la sortie des urnes a mis en évidence les divisions sociales qui traversent aujourd’hui le pays.

Comme lors d’autres élections récentes dans le monde, les femmes et les personnes ayant un niveau d’éducation élevé ont majoritairement voté pour le candidat progressiste (Trzaskowski), tandis que la plupart des hommes et des personnes ayant un niveau d’éducation moins élevé ont voté pour le candidat conservateur (Nawrocki).

Après le succès surprise du candidat à la présidence libéral et pro-UE aux élections roumaines il y a quinze jours, les forces pro-UE espéraient un résultat similaire en Pologne. Ces espoirs ont été déçus : les libéraux du continent devront désormais s’engager dans une relation difficile avec ce dirigeant trumpiste de droite qui jouera un rôle majeur au sein d’un pays devenu, à bien des égards, le nouveau cœur battant de l’Europe.

The Conversation

Adam Simpson ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

02.06.2025 à 16:02

Démocraties en danger : pourquoi nous minimisons les risques, selon les sciences du comportement

Ralph Hertwig, Director, Center for Adaptive Rationality, Max Planck Institute for Human Development
Stephan Lewandowsky, Chair of Cognitive Psychology, University of Bristol
Les Européens, qui vivent en démocratie depuis plus de 70 ans, sous-estiment les risques de basculement vers l’autoritarisme car ils n’en ont jamais fait l’expérience.
Texte intégral (1747 mots)
L’éruption du Vésuve par le peintre Pietro Fabris en 1779. Aujourd’hui, 700 000 personnes vivent au pied de ce volcan dangereux, malgré les alertes des vulcanologues. Que nous dit la psychologie sociale de notre rapport au risque, notamment politique ? Wellcome Collection

La psychologie sociale explique pourquoi le risque d’effondrement démocratique n’est pas suffisamment pris au sérieux par les populations qui vivent en démocratie depuis longtemps. Quels outils mobiliser pour amener à une prise de conscience ?


La chute du mur de Berlin en 1989 a ouvert la voie à la démocratisation de nombreux pays d’Europe de l’Est et a triomphalement inauguré l’ère de la démocratie libérale mondiale que certains universitaires ont célébrée comme « la fin de l’histoire ». L’idée était que l’histoire politique de l’humanité aurait suivi une progression inéluctable, culminant avec la démocratie libérale occidentale, perçue comme le point final d’une forme sécurisée de gouvernement. Malheureusement, les événements se sont déroulés quelque peu différemment.

Forte progression de l’extrême droite

Les 20 dernières années n’ont pas suivi la trajectoire du progrès énoncé, encore moins marqué « la fin de l’histoire ». Le succès électoral croissant des partis d’extrême droite dans de nombreux pays occidentaux, de la France à la Finlande, des Pays-Bas à l’Allemagne, a transformé « la fin de l’histoire » en un possible écroulement de la démocratie.

Qu’est-ce qui pousse autant d’Européens à se détourner d’un système politique qui a permis de reconstruire le continent après la Seconde Guerre mondiale et de le transformer en marché unique le plus prospère au monde ?

Les raisons sont multiples : crises économiques, inégalités croissantes, impact négatif des médias sociaux sur le comportement politique, violations des normes démocratiques par les élites. Mais il existe un autre facteur qui est rarement discuté : le pouvoir de l’expérience personnelle.

Au cours des deux dernières décennies, les spécialistes du comportement ont largement exploré la manière dont nos actions sont guidées par nos expériences. La douleur, le plaisir, les récompenses, les pertes, les informations et les connaissances acquises au cours d’événements vécus nous aident à évaluer nos actions passées et à guider nos choix futurs.

Une expérience positive associée à une option donnée augmente la probabilité que celle-ci soit à nouveau choisie ; une expérience négative a l’effet inverse. Cartographier les expériences des individus – en particulier face aux risques de la vie – peut nous éclairer sur des comportements déroutants, comme le fait de construire des habitations sur des zones inondables, en région sismique ou au pied d’un volcan actif.

Des risques mal évalués

La dernière éruption violente du Vésuve, la « bombe à retardement » de l’Europe, date d’il y a 81 ans. Le Vésuve est considéré comme l’un des volcans les plus dangereux au monde. Pourtant, quelque 700 000 habitants vivent dans la « zone rouge » à ses pieds, semblant ignorer les avertissements alarmants des volcanologues.

Pour comprendre cette relative indifférence face à un possible Armageddon, il faut analyser l’expérience individuelle et collective face à ce risque. La plupart des habitants de la zone rouge n’ont jamais vécu personnellement l’éruption du Vésuve. Leur expérience quotidienne leur donne probablement le sentiment rassurant que « tout va bien ».

De nombreuses études psychologiques ont confirmé comment ce type de comportement peut émerger. Notre expérience tend à sous-estimer la probabilité et l’impact des événements rares pour la simple raison qu’ils sont rares.

Les crises exceptionnelles, mais dont la portée est désastreuse, en particulier sur le marché financier, ont été appelés « cygnes noirs ». Les négliger a contribué à une réglementation bancaire insuffisante et à des effondrements majeurs comme la crise financière mondiale de 2008.

Sous-estimation de l’effondrement démocratique

Les populations d’Europe occidentale vivent dans des démocraties prospères depuis plus de 70 ans. Elles ont été épargnées, jusqu’à présent, par les prises de pouvoir autoritaires, et par ce fait, sous-estiment le risque d’un effondrement démocratique.

Paradoxalement, le succès même des systèmes démocratiques peut semer les graines de leur propre destruction. C’est un phénomène comparable au paradoxe de la prévention des maladies : lorsque les mesures préventives, comme les vaccins infantiles, sont efficaces, la perception de leur nécessité diminue, entraînant une méfiance quant à la vaccination.

Une autre connexion inquiétante existe entre l’érosion d’un système démocratique et les expériences vécues par ses citoyens. L’histoire a montré que les démocraties ne s’effondrent pas brutalement, mais périssent lentement, coup par coup, jusqu’à atteindre un point de basculement.


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Le public ne perçoit généralement pas un risque pour la démocratie lorsqu’un dirigeant politique rompt avec une convention. Mais lorsque les violations répétées des normes démocratiques par les élites sont tolérées, que les transgressions rhétoriques s’intensifient, et qu’un flot de mensonges et de manipulations devient « normal », le fait que le public ne sanctionne pas ces signes précoces dans les urnes, peut avoir des conséquences dramatiques.

Tout comme une centrale nucléaire peut sembler fonctionner en toute sécurité jusqu’à ce que la dernière soupape de sécurité lâche, une démocratie peut sembler stable jusqu’à basculer dans l’autocratie.

Des solutions contre le basculement autocratique

Un moyen de contrer ces problèmes peut être de simuler l’expérience des risques, même si ce n’est que par procuration. Par exemple, les centres de formation aux catastrophes au Japon miment l’expérience d’un tremblement de terre d’une manière bien plus réaliste que toute alerte sous forme de graphiques.

Nous soutenons qu’il est aussi possible de simuler ce que l’on ressent sous un régime autoritaire. L’Europe accueille des centaines de milliers d’immigrés qui ont subi le joug des autocraties et qui peuvent être invités dans les salles de classe pour partager leur vécu. Les expériences détaillées vécues par procuration sont susceptibles de s’avérer très persuasives.

De même, est-il possible pour tout à chacun de mieux comprendre ce que signifiait être un prisonnier politique en visitant des lieux tels que l’ancienne prison de la Stasi, Hohenschönhausen à Berlin, en particulier lorsque le guide est un ancien détenu. Il existe de nombreuses autres façons de reproduire les traits caractéristiques de l’oppression et de l’autoritarisme, permettant ainsi d’informer ceux qui ont eu la chance de ne jamais les avoir endurés.

L’absence persistante d’événements à risque peut être séduisante et trompeuse. Mais nous ne sommes pas condamnés par ce que nous n’avons pas encore vécu. Nous pouvons également utiliser le pouvoir positif de ces expériences afin de protéger et d’apprécier nos systèmes démocratiques.

The Conversation

Ralph Hertwig remercie la Fondation Volkswagen pour son soutien financier (subvention "Récupérer l'autonomie individuelle et le discours démocratique en ligne : Comment rééquilibrer la prise de décision humaine et algorithmique") et de la Commission européenne (subvention Horizon 2020 101094752 SoMe4Dem).

Stephan Lewandowsky remercie le Conseil européen de la recherche (ERC) pour son soutien financier dans le cadre du programme de recherche et d'innovation Horizon 2020 de l'Union européenne (convention de subvention avancée n° 101020961 PRODEMINFO), la Fondation Humboldt pour une bourse de recherche, la Fondation Volkswagen (subvention ``Reclaiming individual autonomy and democratic discourse online : Comment rééquilibrer la prise de décision humaine et algorithmique"), et la Commission européenne (subventions Horizon 2020 964728 JITSUVAX et 101094752 SoMe4Dem). Il est également financé par Jigsaw (un incubateur technologique créé par Google) et par UK Research and Innovation (par l'intermédiaire du centre d'excellence REPHRAIN et de la subvention de remplacement Horizon de l'UE numéro 10049415).

02.06.2025 à 16:02

Quel bilan du devoir de vigilance après l’annonce de son retrait par Macron ?

Carla Bader, Assistant Professor en Management et Stratégie, IÉSEG School of Management
Maximiliano Marzetti, Associate Professor of Law, IESEG School of Management, Univ. Lille, CNRS, UMR 9221 - LEM - Lille Économie Management, IÉSEG School of Management
Avec la réforme Omnibus, l’Union européenne opère un retour en arrière sur le dispositif du devoir de vigilance. Avec quel bilan pour les entreprises françaises pionnières ?
Texte intégral (1885 mots)
Lors du sommet Choose France, Emmanuel Macron a appelé à un retrait total de la directive européenne sur le devoir de vigilance. FedericoPestellini/Shutterstock

Avec la réforme « Omnibus », l’Union européenne opère un retour en arrière sur le dispositif du devoir de vigilance. Pour quelles leçons de sa mise en application dans certaines entreprises françaises pionnières ? L’abrogation de la loi française 2017-339, votée à la suite du drame du Rana Plaza en 2013, obligeant les entreprises à prendre en compte les risques sociaux et environnementaux sur l’ensemble de leurs filiales, sera-t-elle envisagée ?


Le 26 février dernier, la Commission européenne présente un paquet de mesures de simplification baptisé « Omnibus ». Elles ont pour effet de reporter, voire supprimer l’application des obligations de vigilance et de reporting pour les entreprises, tout en modifiant leur champ d’application. Cette procédure Omnibus est critiquée pour son calendrier précipité, son manque de débat, l’exclusion des acteurs de la société civile… et un retour en arrière dans la création de normes sociales et environnementales.

Les lois sur le devoir de vigilance sont votées en réaction au scandale du Rana Plaza. En 2013, cet immeuble au Bangladesh abritant des ateliers de textile, sous-traitants de grandes marques comme H&M, s’effondre et entraîne la mort de plus de 1 000 salariés. La France réagit en 2017 avec une loi pionnière. La directive européenne du 13 juin 2024 étend ce concept à l’ensemble de ses États membres. Elle impose aux entreprises – d’au moins 5 000 salariés en France et de plus de 10 000 salariés dans l’Hexagone ayant leur siège social ailleurs dans le monde – de repenser leur approche des risques sociaux, environnementaux et de gouvernance.

Ce dispositif s’étend aux activités de leurs filiales et de leurs partenaires commerciaux. Une façon de responsabiliser les entreprises à tracer tous leurs sous-traitants. Pour mieux comprendre comment les entreprises françaises vivent ces évolutions, nous avons interrogé des managers de terrain dans des secteurs d’activité divers : responsables de conformité, dirigeants en responsabilité sociale et environnementale (RSE) et de contrôle qualité.

Processus itératif

Pour les entreprises interrogées, se conformer à la loi implique des ressources importantes et des capacités organisationnelles solides. Elles attestent de la nécessité à former leurs équipes et développer des systèmes de contrôle performants. C’est pourquoi les départements de conformité jouent un rôle clé, avec divers départements tels le développement durable, les directions d’achats et les équipes de qualité.

Face à une incertitude juridique s’ajoute la complexité des chaînes d’approvisionnement mondiales ; de facto, une grande difficulté dans l’établissement des cartographies de risques. La traçabilité et la transparence deviennent difficiles à assurer, notamment au-delà du premier niveau de sous-traitance où l’identification des partenaires est beaucoup moins aisée. Un dirigeant en RSE dans une entreprise de production et distribution d’articles de sport, questionne la complexité pour connaître les impacts de ses partenaires, fournisseurs ou sous-traitants :

« Si nous sommes capables d’identifier les impacts de notre activité, il n’est pas aussi évident de le faire pour les impacts sectoriels de nos partenaires. Quelle est notre connaissance des impacts du secteur de transport, du e-commerce, des services de prestations informatiques ? »

Adapter les contrats

Si certains fournisseurs sont réticents à partager les informations de leurs partenaires, l’application du devoir de vigilance est caduque pour certaines parties de la chaîne de valeur. Les entreprises n’ont pas d’autres choix que de renégocier leurs contrats avec des clauses spécifiques en matière d’éthique et de conformité ; des négociations souvent longues et potentiellement conflictuelles. Les audits environnementaux, en particulier, sont difficiles à mener en raison de réglementations différentes dans les pays comme le traitement de l’eau et la gestion des déchets par exemple :

« On peut demander des matières recyclées/recyclables à nos fournisseurs, mais comment gèrent-ils leurs déchets si au local ils ne sont pas assujettis à des exigences particulières de traitement des eaux ? », se demande un responsable conformité du secteur de la grande distribution

Pour les groupes opérant dans des secteurs d’activités très différents – tels Elo, Aedo, Engie, LVMH et d’autres –, la demande d’une cartographie unique, censée regrouper tous les risques identifiés, est souvent perçue comme ambiguë, voire inadaptée. Il leur est difficile de produire un document unique à la fois pertinent, opérationnel et fidèle à la diversité de leurs métiers et de leurs chaînes de valeur. Les managers rencontrés soulignent le caractère itératif et évolutif de ce processus, ainsi que l’importance d’ajuster en permanence les pratiques en fonction de la réévaluation continue des risques.


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Orange et Air Liquide en pointe

Le retour d’expérience des professionnels interviewés confirme un bilan positif. Les activités de conformité s’alignant sur des objectifs organisationnels plus larges, notamment les initiatives de RSE, créent souvent un chevauchement significatif entre les rapports extrafinanciers et les obligations du devoir de vigilance. Résultat ? Un effet de levier. Les entreprises s’appuient sur des outils de suivi des risques environnementaux et sociaux ainsi que sur des données extra-financières pour établir leur plan de vigilance et harmoniser leur reporting de durabilité.

Graphique avec la gouvernance du plan de vigilance d’Air Liquide
Le plan de vigilance d’Air Liquide a été salué pour l’évaluation régulière de ses sous-traitants ou ses actions de prévention ciblées ainsi que pour son mécanisme d’alerte développé en collaboration avec les syndicats. Air Liquide, FAL

Certaines entreprises, comme Air Liquide et Orange, se distinguent même par des plans de vigilance exemplaires, récompensés par le prix du Meilleur Plan de vigilance des entreprises du CAC40. Air Liquide a été saluée pour son approche globale et la transparence de la cartographie des risques, l’évaluation régulière de ses sous-traitants, ses actions de prévention ciblées et son mécanisme d’alerte développé en collaboration avec les syndicats. Orange, de son côté, a intégré la vigilance dans les formations de ses employés. Cette valorisation illustre l’importance de stratégies de vigilance solides, fondées sur la transparence, la gouvernance et le dialogue.

Les ONG en partenaire incontournable

Le rôle des ONG dans la mise en œuvre du devoir de vigilance est à la fois essentiel et source de tensions. En France, de nombreux managers reconnaissent que, si les organisations non gouvernementales jouent un rôle clé en matière de défense des droits humains et de l’environnement, leur approche est parfois perçue comme trop dogmatique. Certaines ONG se positionnent en gardiennes absolues des normes éthiques, ce qui freine la possibilité d’un travail réellement collaboratif avec les entreprises.

Sur le dialogue avec les ONG, un responsable RSE dans le secteur du BTP déclare : « Très peu d’ONG collaborent avec nous, et c’est vraiment dommage. Les ONG nous reprochent de faire du profit, mais elles oublient souvent que c’est justement grâce à ce profit qu’on peut investir dans des solutions durables ou dans des outils techniques pour mesurer notre impact environnemental. Il y a quand même quelque chose de vertueux dans le profit – ce n’est pas le diable. »

Les attentes sont souvent mal alignées : les ONG méconnaissent parfois les contraintes opérationnelles, juridiques et économiques auxquelles sont confrontées les entreprises, rendant les échanges difficiles et parfois peu productifs. Une coopération plus ouverte entre entreprises et ONG serait pourtant cruciale.

The Conversation

Les auteurs ne travaillent pas, ne conseillent pas, ne possèdent pas de parts, ne reçoivent pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'ont déclaré aucune autre affiliation que leur organisme de recherche.

02.06.2025 à 16:01

Vocabulaire et diversité linguistique : comment l’IA appauvrit le langage

Guillaume Desagulier, Professeur de linguistique anglaise, Université Bordeaux Montaigne
Dans un futur proche, la proportion de données en langage naturel sur le Web pourrait diminuer au point d’être éclipsée par des textes générés par l’Intelligence artificielle.
Texte intégral (1914 mots)

Les agents conversationnels tels que ChatGPT facilitent parfois notre quotidien en prenant en charge des tâches rébarbatives. Mais ces robots intelligents ont un coût. Leur bilan carbone et hydrique désastreux est désormais bien connu. Un autre aspect très préoccupant l’est moins : l’intelligence artificielle pollue les écrits et perturbe l’écosystème langagier, au risque de compliquer l’étude du langage.


Une étude publiée en 2023 révèle que l’utilisation de l’intelligence artificielle (IA) dans les publications scientifiques a augmenté significativement depuis le lancement de ChatGPT (version 3.5). Ce phénomène dépasse le cadre académique et imprègne une part substantielle des contenus numériques, notamment l’encyclopédie participative Wikipedia ou la plate-forme éditoriale états-unienne Medium.

Le problème réside d’abord dans le fait que ces textes sont parfois inexacts, car l’IA a tendance à inventer des réponses lorsqu’elles ne figurent pas dans sa base d’entraînement. Il réside aussi dans leur style impersonnel et uniformisé.

La contamination textuelle par l’IA menace les espaces numériques où la production de contenu est massive et peu régulée (réseaux sociaux, forums en ligne, plates-formes de commerce…). Les avis clients, les articles de blog, les travaux d’étudiants, les cours d’enseignants sont également des terrains privilégiés où l’IA peut discrètement infiltrer des contenus générés et finalement publiés.

La tendance est telle qu’on est en droit de parler de pollution textuelle. Les linguistes ont de bonnes raisons de s’en inquiéter. Dans un futur proche, la proportion de données en langues naturelles sur le Web pourrait diminuer au point d’être éclipsée par des textes générés par l’IA. Une telle contamination faussera les analyses linguistiques et conduira à des représentations biaisées des usages réels du langage humain. Au mieux, elle ajoutera une couche de complexité supplémentaire à la composition des échantillons linguistiques que les linguistes devront démêler.


À lire aussi : L’IA au travail : un gain de confort qui pourrait vous coûter cher


Quel impact sur la langue ?

Cette contamination n’est pas immédiatement détectable pour l’œil peu entraîné. Avec l’habitude, cependant, on se rend compte que la langue de ChatGPT est truffée de tics de langage révélateurs de son origine algorithmique. Il abuse aussi bien d’adjectifs emphatiques, tels que « crucial », « essentiel », « important » ou « fascinant », que d’expressions vagues (« de nombreux… », « généralement… »), et répond très souvent par des listes à puces ou numérotées. Il est possible d’influer sur le style de l’agent conversationnel, mais c’est le comportement par défaut qui prévaut dans la plupart des usages.

Un article de Forbes publié en décembre 2024 met en lumière l’impact de l’IA générative sur notre vocabulaire et les risques pour la diversité linguistique. Parce qu’elle n’emploie que peu d’expressions locales et d’idiomes régionaux, l’IA favoriserait l’homogénéisation de la langue. Si vous demandez à un modèle d’IA d’écrire un texte en anglais, le vocabulaire employé sera probablement plus proche d’un anglais global standard et évitera des expressions typiques des différentes régions anglophones.

L’IA pourrait aussi simplifier considérablement le vocabulaire humain, en privilégiant certains mots au détriment d’autres, ce qui conduirait notamment à une simplification progressive de la syntaxe et de la grammaire. Comptez le nombre d’occurrences des adjectifs « nuancé » et « complexe » dans les sorties de l’agent conversationnel et comparez ce chiffre à votre propre usage pour vous en rendre compte.


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Ce qui inquiète les linguistes

La linguistique étudie le langage comme faculté qui sous-tend l’acquisition et l’usage des langues. En analysant les occurrences linguistiques dans les langues naturelles, les chercheurs tentent de comprendre le fonctionnement des langues, qu’il s’agisse de ce qui les distingue, de ce qui les unit ou de ce qui en fait des créations humaines. La linguistique de corpus se donne pour tâche de collecter d’importants corpus textuels pour modéliser l’émergence et l’évolution des phénomènes lexicaux et grammaticaux.

Les théories linguistiques s’appuient sur des productions de locuteurs natifs, c’est-à-dire de personnes qui ont acquis une langue depuis leur enfance et la maîtrisent intuitivement. Des échantillons de ces productions sont rassemblés dans des bases de données appelées corpus. L’IA menace aujourd’hui la constitution et l’exploitation de ces ressources indispensables.

Pour le français, des bases comme Frantext (qui rassemble plus de 5 000 textes littéraires) ou le French Treebank (qui contient plus de 21 500 phrases minutieusement analysées) offrent des contenus soigneusement vérifiés. Cependant, la situation est préoccupante pour les corpus collectant automatiquement des textes en ligne. Ces bases, comme frTenTen ou frWaC, qui aspirent continuellement le contenu du Web francophone, risquent d’être contaminées par des textes générés par l’IA. À terme, les écrits authentiquement humains pourraient devenir minoritaires.

Les corpus linguistiques sont traditionnellement constitués de productions spontanées où les locuteurs ignorent que leur langue sera analysée, condition sine qua non pour garantir l’authenticité des données. L’augmentation des textes générés par l’IA remet en question cette conception traditionnelle des corpus comme archives de l’usage authentique de la langue.

Alors que les frontières entre la langue produite par l’homme et celle générée par la machine deviennent de plus en plus floues, plusieurs questions se posent : quel statut donner aux textes générés par l’IA ? Comment les distinguer des productions humaines ? Quelles implications pour notre compréhension du langage et son évolution ? Comment endiguer la contamination potentielle des données destinées à l’étude linguistique ?

Une langue moyenne et désincarnée

On peut parfois avoir l’illusion de converser avec un humain, comme dans le film « Her » (2013), mais c’est une illusion. L’IA, alimentée par nos instructions (les fameux « prompts »), manipule des millions de données pour générer des suites de mots probables, sans réelle compréhension humaine. Notre IA actuelle n’a pas la richesse d’une voix humaine. Son style est reconnaissable parce que moyen. C’est le style de beaucoup de monde, donc de personne.

Bande annonce du film « Her » (2013) de Spike Jonze.

À partir d’expressions issues d’innombrables textes, l’IA calcule une langue moyenne. Le processus commence par un vaste corpus de données textuelles qui rassemble un large éventail de styles linguistiques, de sujets et de contextes. Au fur et à mesure l’IA s’entraîne et affine sa « compréhension » de la langue (par compréhension, il faut entendre la connaissance du voisinage des mots) mais en atténue ce qui rend chaque manière de parler unique. L’IA prédit les mots les plus courants et perd ainsi l’originalité de chaque voix.

Bien que ChatGPT puisse imiter des accents et des dialectes (avec un risque de caricature), et changer de style sur demande, quel est l’intérêt d’étudier une imitation sans lien fiable avec des expériences humaines authentiques ? Quel sens y a-t-il à généraliser à partir d’une langue artificielle, fruit d’une généralisation déshumanisée ?

Parce que la linguistique relève des sciences humaines et que les phénomènes grammaticaux que nous étudions sont intrinsèquement humains, notre mission de linguistes exige d’étudier des textes authentiquement humains, connectés à des expériences humaines et des contextes sociaux. Contrairement aux sciences exactes, nous valorisons autant les régularités que les irrégularités langagières. Prenons l’exemple révélateur de l’expression « après que » : normalement suivie de l’indicatif, selon les livres de grammaire, mais fréquemment employée avec le subjonctif dans l’usage courant. Ces écarts à la norme illustrent parfaitement la nature sociale et humaine du langage.

La menace de l’ouroboros

La contamination des ensembles de données linguistiques par du contenu généré par l’IA pose de grands défis méthodologiques. Le danger le plus insidieux dans ce scénario est l’émergence de ce que l’on pourrait appeler un « ouroboros linguistique » : un cycle d’auto-consommation dans lequel les grands modèles de langage apprennent à partir de textes qu’ils ont eux-mêmes produits.

Cette boucle d’autorenforcement pourrait conduire à une distorsion progressive de ce que nous considérons comme le langage naturel, puisque chaque génération de modèles d’IA apprend des artefacts et des biais de ses prédécesseurs et les amplifie.

Il pourrait en résulter un éloignement progressif des modèles de langage humain authentique, ce qui créerait une sorte de « vallée de l’étrange » linguistique où le texte généré par l’IA deviendrait simultanément plus répandu et moins représentatif d’une communication humaine authentique.

The Conversation

Guillaume Desagulier ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

02.06.2025 à 16:00

L’action internationale pour la biodiversité, l’autre victime de Donald Trump ?

Camille Mazé-Lambrechts, Directrice de recherche en science politique au CNRS, titulaire de la chaire Outre-mer et Changements globaux du CEVIPOF (Sciences Po), fondatrice du réseau de recherche international Apolimer, Officier de réserve Marine nationale CESM/Stratpol, Sciences Po
Jordan Hairabedian, Enseignant en climat, biodiversité et transformations socio-environnementales, Sciences Po
Mathieu Rateau, Assistant researcher en politiques environnementales., Sciences Po
Dès le premier mandat Trump et depuis son retour en janvier dernier à la Maison Blanche, les positions des États-Unis ont influencé négativement les engagements pour la biodiversité ailleurs dans le monde.
Texte intégral (2374 mots)

Une ombre nommée Donald Trump devrait planer sur la troisième Conférence des Nations unies sur l’océan (Unoc 3), qui va se dérouler à Nice (Alpes-Maritimes), en juin 2025. Dès son premier mandat et depuis son retour en janvier dernier à la Maison Blanche, Trump a altéré les positions des États-Unis. Celles-ci ont influencé négativement les engagements pour la biodiversité ailleurs dans le monde. Y compris en Europe, quoi qu’indirectement.


Le climat n’est pas le seul enjeu international à souffrir des décisions prises par le président américain Donald Trump, qui vont à l’encontre du consensus scientifique mondial sur l’environnement.

De fait, celui-ci a déjà retiré les États-Unis de l’accord de Paris sur le climat, a fait disparaître l’expression même de « changement climatique » des sites de l’administration, a rétropédalé sur des mesures telles que l’interdiction des pailles en plastique et continue de soutenir les hydrocarbures et leur exploitation. De telles politiques vont à l’encontre des besoins des populations, tels que définis par la campagne One Planet, One Ocean, One Heath, par exemple.

De telles décisions affectent la transition socio-écologique globale dans son ensemble, y compris en dehors des États-Unis. L’action internationale pour préserver la biodiversité devrait donc également en pâtir. Une question cruciale alors que va débuter la troisième Conférence des Nations unies pour l’océan (Unoc 3) et que les tensions se renforcent sur les arbitrages à réaliser entre climat, biodiversité, économie et autres enjeux de société.

Nous aborderons ici deux cas d’étude pour comprendre comment les politiques trumpiennes peuvent influencer le reste du monde en matière de multilatéralisme pour la biodiversité : d’abord la COP 16 biodiversité, à Cali (Colombie), qui s’est récemment conclue à Rome en février 2025, puis le Pacte vert pour l’Europe, ensemble de textes qui doivent permettre à l’Union européenne (UE) d’atteindre la neutralité carbone à l’horizon 2050 et d’établir un vaste réseau de zones protégées, sur terre et en mer (30 %).

Des avancées à la COP 16 malgré le contexte international défavorable

La COP 16 sur la biodiversité, qui s’est tenue à Cali (Colombie) du 21 octobre au 1er novembre 2024, avait pour objectif d’accélérer la mise en œuvre du Cadre mondial de la biodiversité de Kunming-Montréal. Celui-ci est l’équivalent de l’accord de Paris sur le climat.

Il prévoit notamment la conservation de 30 % des zones terrestres, des eaux intérieures et des zones côtières et marines, la restauration de 30 % des écosystèmes dégradés, tout en finançant l’action biodiversité à l’international. Ce dernier point fut le principal point de tension lors des négociations lors de la COP 16.

Les États-Unis ne sont pas membres de la Convention sur la diversité biologique (CDB), adoptée en 1992 lors du Sommet de la Terre à Rio, qui est l’un des textes fondateurs de la diplomatie internationale en matière de biodiversité. Mais ils influencent les discussions par leur poids économique et politique.


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L’élection de Trump, survenue peu après la COP 16, et son retrait renouvelé de l’accord de Paris accompagné de politiques pro-fossiles ont rapidement assombri les perspectives de coopération internationale. Ce revirement a affaibli la confiance dans les engagements multilatéraux et a rendu plus difficile la mobilisation de fonds pour la préservation de l’environnement et la conservation de la biodiversité.


À lire aussi : La COP16 de Cali peut-elle enrayer l’effondrement de la biodiversité ?


Malgré ce contexte international préoccupant, la COP 16 a pu aboutir à des avancées notables pour donner davantage de place au lien entre biodiversité et changement climatique, laissant espérer une appréhension plus transversale de la protection de l’environnement. De fait, la deuxième partie des négociations, en février 2025, a permis d’aboutir à un accord sur les financements.

La stratégie adoptée, qui doit être déployée sur cinq ans, est supposée permettre de débloquer les 200 milliards de dollars nécessaires à la mise en œuvre du Cadre mondial de la biodiversité. Toutefois, comme certaines des cibles de ce cadre doivent être atteintes d’ici 2030, le risque est que le délai soit trop court pour permettre la mobilisation des ressources nécessaires.

En parallèle, une décision historique a permis la création d’un organe de représentation permanent des peuples autochtones ainsi que la reconnaissance du rôle des communautés afro-descendantes, afin que leurs positions soient mieux prises en compte dans les négociations. La contribution des peuples autochtones à la conservation de la biodiversité est effectivement reconnue par la CDB, bien que son ampleur soit discutée.

La COP 16 a également permis des progrès en termes de protection des océans. Une décision y a ainsi défini des procédures pour décrire les zones marines d’importance écologique et biologique (en anglais, EBSA, pour Ecologically or Biologically Significant Marine Areas).

Ceci constitue l’aboutissement de 14 ans de négociations et ouvre la voie à la création d’aires protégées en haute mer et à des synergies potentielles avec le Traité de la haute mer (Biodiversity Beyond National Jurisdiction, BBNJ).

Ce traité reste bien plus significatif que l’EBSA, ce dernier n’ayant pas de dimension contraignante. Le problème reste qu’à ce jour, seuls 29 États ont ratifié cet accord alors qu’il en nécessite 60. La perspective d’une ratification de l’accord BBNJ par les États-Unis sous la présidence de Donald Trump semble bien improbable, d’autant plus depuis la signature d’un décret en avril 2025 pour autoriser l’exploitation minière des grands fonds marins en haute mer, au-delà des zones économiques exclusives.

Comment le Pacte vert européen s’est réinventé sous le vent trumpiste

Le vent des politiques trumpistes souffle jusque sur les côtes du continent européen. Depuis le premier mandat de Donald Trump entre 2016 et 2020 et ses décisions anti-environnementales, l’Europe a, elle aussi, ajusté ses politiques en matière d’action environnementale.

Annoncé en 2019 pour la décennie 2020-2030, le Pacte vert européen (Green Deal) a récemment cherché à se réinventer face aux décisions américaines. Dès les élections européennes de juin 2024, le Parlement s’est renforcé à sa droite et à son extrême droite, motivant une évolution de ses politiques internes.

Ainsi, en réaction au culte des énergies fossiles outre-Atlantique, l’Union européenne a récemment développé certaines dimensions du Green Deal destinées à mettre la focale sur les technologies bas carbone en Europe. En février 2025, le Pacte pour une industrie propre (Clean Industrial Deal) a ainsi été présenté, en cohérence avec le rapport Draghi de septembre 2024. Ce dernier s’inscrivait dans une logique libérale en faveur d’une stratégie de dérégulation.

Cela étant, les solutions présentées comme contribuant à la réduction des émissions de gaz à effet de serre dans le Pacte pour une industrie propre n’ont pas toujours des effets bénéfiques en matière de biodiversité. Les bioénergies, les technologies de stockage du carbone ou encore l’hydroénergie présentent des externalités négatives – c’est-à-dire, des effets indésirables – notables pour le vivant.

Il est intéressant de noter qu’à l’inverse, très peu d’actions en faveur de la biodiversité nuisent à l’action climatique, comme le montre le schéma ci-dessus. C’est ce qu’ont démontré le Giec et la Plateforme intergouvernementale scientifique et politique sur la biodiversité et les services écosystémiques (IPBES) (l’instance onusienne équivalente pour la biodiversité), dans leur rapport commun de 2021, une première.

Plusieurs reculs européens sur l’environnement

En parallèle, ces volontés de dérégulation ont contribué à détricoter plusieurs mesures environnementales clés pour l’UE. Or, ces ajustements risquent de compromettre les efforts de protection de la biodiversité tout au long des chaînes de valeur économique :

  • les réglementations relatives aux critères environnement-social-gouvernance (ESG) vont être simplifiées, ce qui devrait marquer un net recul en matière de transparence et d’incitation à l’action pour les entreprises ;

  • la directive qui impose aux entreprises la publication d’informations sur la durabilité (CSRD), bien qu’elle conserve la biodiversité dans son périmètre ainsi que l’approche en double matérialité, a vu son impact réduit par l’exclusion de 80 % des organisations initialement concernées et par plusieurs reports d’application ;

  • même la taxonomie environnementale de l’UE, outil clé pour classifier des activités économiques ayant un impact favorable sur l’environnement, a vu son périmètre revu à la baisse, ce qui limitera les effets incitatifs qu’elle devait avoir sur la transition écologique pour orienter les financements.

  • Enfin, la directive sur le devoir de vigilance (CSDDD) a été édulcorée en adoptant la vision allemande. Les impacts socio-environnementaux devront être analysés uniquement au niveau des sous-traitants directs. Cela exclue du périmètre des maillons critiques comme les exploitations agricoles, qui sont les plus en lien avec la biodiversité.

Malgré ces renoncements, plusieurs politiques publiques importantes pour la biodiversité ont pu être maintenues.

C’est notamment le cas de la Stratégie biodiversité 2030 de l’UE, de la loi sur la restauration de la nature et de la loi contre la déforestation importée (bien que reportée d’un an dans son application).

Un paquet spécifique sur l’adaptation est également attendu d’ici fin 2025 dans le cadre du Programme Horizon Europe 2025, dont la consultation publique s’est récemment terminée.

Ainsi, l’action pour le climat et la biodiversité est à la croisée des chemins. Plus que jamais, il appartient à la communauté internationale de défendre un cadre de gouvernance robuste fondé sur la science et la solidarité pour que la préservation de la biodiversité ne soit pas sacrifiée sur l’autel de la rentabilité immédiate.

Au-delà des déclarations d’intention, il faut mettre en place cette gouvernance de façon efficace, à travers des mesures politiques, des outils de protection et de surveillance adaptés, et surtout, à travers l’adaptation du droit. Une telle transdisciplinarité se révèle ici déterminante pour la solidarité écologique. En ce sens, l’Unoc est une bonne occasion, pour l’UE, de rester unie et forte face à la volonté de Trump de débuter l’exploration et l’exploitation des grands fonds marins.

The Conversation

Les auteurs ne travaillent pas, ne conseillent pas, ne possèdent pas de parts, ne reçoivent pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'ont déclaré aucune autre affiliation que leur organisme de recherche.

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