18.09.2025 à 13:37
Sabine Ruaud, Professeur de marketing, EDHEC Business School
Rose K. Bideaux, Chercheur·e en arts et en études de genre, Université Paris 8 – Vincennes Saint-Denis
Although each generation seems to adopt a particular palette, it would be simplistic to view this as a biological or universal phenomenon. While colour is the visual effect produced by the spectral composition of light that is emitted, transmitted or reflected by objects, how we interpret it is above all a social and cultural construct, shaped by customs, ideologies and media influences.
As French historian Michel Pastoureau, points out, colours are not created by nature – nor solely by the eye or the brain – but by society, which assigns them different meanings depending on the era. They thus become a kind of indicator of the transformations of each decade.
In the chapter section titled La Couleur, marqueur créatif générationnel? (Colour: a generational creative marker?) recently published in Les Dessous de la creativité – gagner en confiance creative et relever les défis (The Secrets of Creativity: Gaining Creative Confidence and Overcoming Challenges), we explore how successive generations are defined by sets of values, beliefs and behaviours that also manifest visually – most notably through their own distinctive colours.
Segmenting by generation – boomers, X, Y, Z, Alpha – thus allows us to observe chromatic preferences that are not merely matters of individual taste, but reflections of a collective relationship to time, aspirations and dominant aesthetics.
Baby boomers (born between the end of the second world war and the mid-1960s) and generation X (1965 to 1980) gravitated toward more traditional palettes, with a dominance of neutral and pastel tones. From the 1970s onwards, these were enriched by earthy hues drawn from nature – greens, browns and rust reds.
Generation Y, or millennials (1980 to mid-1990s), saw the rise of an iconic colour: millennial pink. More than just a hue, this soft pastel became emblematic in the 2010s – symbolising lightness, optimism and, above all, a challenge to traditional gender codes.
For generation Z (1995–2010), the first standout shade was a bold yellow, quickly dubbed gen Z yellow, which emerged around 2018 in deliberate contrast to their predecessors’ pink. Soon after, purple entered the mix – long associated with power, creativity and feminist struggles, and now reinterpreted as a symbol of inclusivity and self-expression. More recently, green has gained ground. On one hand, it has become a rallying colour for ecological concerns and in political discourse; on the other, it has been reinvented as the provocative, screen-bright brat green, popularised in 2024 by British singer Charli XCX.
Generation Alpha, still in its early years, moves between two poles: a pull toward natural, comforting tones, and early immersion in the saturated, artificial colours of the digital world.
While these generational markers are compelling, they should not be taken as fixed. Colours are never static: they circulate, evolve, and reinvent themselves. They return in cycles, much like fashion, and take on new meanings along the way. This fluidity is what gives colour such power in communications. It anchors a brand in its era, while also leaving space for reinterpretation.
The latest trends for 2024–2025 make this clear. Alongside the neon green tied to Charli XCX’s album “Brat”, Pantone has named Mocha Mousse, a warm, indulgent brown that speaks to a collective yearning for comfort and stability, its 2025 Colour of the Year. The contrast between these two signals – one ironic and exuberant, the other quiet and reassuring – captures the spirit of our moment, poised between excess and a quest for balance.
Research in marketing also shows that a colour’s impact lies not just in the hue itself, but in how it is named.
The name given to a colour directly shapes consumer preference and purchase intention. An evocative, poetic or playful name generates far more engagement than a generic label. This phenomenon – still underexplored – reminds brands that language can shape perception just as strongly as colour does. But humour or quirkiness must be handled with care: too much can blur brand recall, making balance essential.
For companies, the challenge is twofold. First, to understand the generational codes that shape how colours are read and received, so they can speak in an instantly recognisable visual language. Second, to build a colour system that remains coherent and sustainable over time.
Talking about generational colours is therefore a useful decoding tool – provided we recognise its flexibility. For every generation, colour is more than an aesthetic choice: it is a carrier of meaning, a witness to its time, a source of emotion, and a shared language that binds individuals to the spirit of their age.
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Les auteurs ne travaillent pas, ne conseillent pas, ne possèdent pas de parts, ne reçoivent pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'ont déclaré aucune autre affiliation que leur organisme de recherche.
18.09.2025 à 12:51
Bastien Castagneyrol, Chercheur en écologie, Inrae
Chaque été, les canicules nous rappellent l’importance des plantes pour rafraîchir l’air ambiant. Mais pourquoi faut-il en arriver à souffrir physiquement pour enfin s’intéresser à ces êtres vivants ?
Le Douanier Rousseau a peint Le Rêve en 1910. Que voyez-vous sur cette toile ?
La majorité des lecteurs auront certainement vu une femme nue allongée sur une banquette de velours, ainsi que deux félins aux grands yeux étonnés. Les plus attentifs auront noté la présence d’un singe jouant de la flûte, d’un éléphant, et de deux oiseaux. Mais combien ont prêté attention aux plantes ? Elles sont pourtant bien là, et il a fallu que l’œil soulève les feuilles et les pétales pour voir les animaux cachés.
Si vous n'avez pas pensé aux plantes, c'est peut-être que vous souffrez de cécité botanique. Ce concept a été forgé à la fin des années 1990 par James Wandersee et Elisabeth Schussler, deux botanistes américains inquiets de l’érosion de l’enseignement de leur discipline dans les écoles américaines.
Ils définissent la cécité botanique comme « l’incapacité à voir ou à remarquer les plantes dans son propre environnement ». Parler de cécité est peut-être trop radical. L’œil voit la plante. C’est le cerveau qui filtre et classe cette information comme étant moins pertinente a priori que les autres. Certains auteurs préfèrent d’ailleurs évoquer une disparité dans la connaissance des plantes (plant awareness disparity), ou un « zoochauvinisme » qui nous ferait porter un intérêt bien plus grand aux animaux dont on peut se sentir plus proches. Quel que soit le terme choisi, le problème reste entier : on fait peu de cas des plantes.
Les symptômes de la cécité botanique sont les suivants : une incapacité à nommer les plantes les plus communes autour de soi, un manque d’intérêt pour elles, une incapacité à reconnaître les fonctions qu’elles remplissent dans les écosystèmes (autres que celle de remplir notre assiette), et une attraction plus spontanée envers les animaux.
Peut-être doutez-vous que cela vous concerne. Pourtant, combien d’espèces d’arbres pouvez nommer spontanément, et combien savez-vous en reconnaître parmi celles qui poussent autour de chez vous ? Ce simple test proposé par l’INRAE vous en donnera un aperçu.
Bien sûr, une expérience personnelle ne vaut pas une démonstration. Des chercheurs suédois ont ainsi voulu apporter des éléments de preuve plus convaincants. Ils se sont interrogés sur ce que « voyaient » des élèves et leurs enseignants lorsqu’ils visitaient une serre tropicale où coexistent des plantes et des animaux (oiseaux, amphibiens, primates), mais également lorsqu’ils visitaient la serre d’un jardin botanique, où les seuls animaux étaient des poissons dans un bassin à l’entrée, mais où les plantes étaient nommées.
Les résultats étaient sans appel : une large majorité des enfants et enseignants (89 %) ont rapporté avoir vu des animaux lorsqu’ils ont visité la serre tropicale. Ils n’étaient que 30 % à avoir dit avoir vu des plantes. Au contraire, 70 % des visiteurs ont rapporté avoir vu des plantes en visitant le jardin botanique. Dans ce cas, les plantes étaient « vues », parce qu’elles étaient clairement identifiées et que l’attention des visiteurs était dirigée dessus. Nous voyons les plantes, mais nous n’y prêtons pas spontanément attention.
Mais alors est-ce grave ? Oui et non. L’ours brun est certes plus dangereux que le lierre terrestre, de même que la morsure de la vipère est autrement plus dangereuse que la démangeaison de la grande ortie. Mais la datura, la digitale, le laurier rose, et l’if sont des plantes toxiques qu’il est bon de connaître pour préserver sa santé et celle de son entourage.
Les plantes sont également le support de nombreux services écosystémiques essentiels à notre bien-être. Il y a bien sûr celles qui nous nourrissent directement ou qui fournissent la nourriture aux animaux que l’on mange, celles qui nous habillent, celles avec lesquelles nous construisons nos bâtiments ou façonnons nos meubles ou nos ustensiles de cuisine. Au-delà de ces services d’approvisionnement, les plantes régulent la composition de l’atmosphère, elles contribuent à la filtration et à l’épuration de l’eau et protègent les sols de l’érosion. L’oyat, par exemple, n’est guère plus qu’une herbe qui passe inaperçue sur le chemin du parking à la plage. Pourtant, elle joue un rôle essentiel dans la stabilisation des dunes.
La cécité botanique va de pair avec ce que l’on appelle l’extinction de l’expérience de nature. Nos modes de vie de plus en plus urbains nous éloignent des plantes et du vivant non-humain en général. On voit de moins en moins les plantes, alors on ne s’y intéresse pas. On ne s’y intéresse pas, alors on ne se préoccupe pas de leur éviction de notre environnement. Elles sont de ce fait encore moins présentes, alors on les voit encore moins… C’est un cercle vicieux qui peut même aboutir à une érosion de l’expertise scientifique.
Le caractère universel de la cécité botanique fait cependant débat, de même que ses causes. On retiendra toutefois la possibilité d’une composante biologique et d’une composante culturelle, auxquelles on peut ajouter une cause structurelle
Les plantes sont vertes, et elles sont immobiles. Elles forment un fond vert homogène que l’œil balaie par des mouvements saccadés sans fixer son attention. La survie des humains a longtemps – et c’est parfois encore le cas – dépendu de leur capacité à échapper aux prédateurs d’une part et à chasser des proies mobiles d’autre part. Cela pourrait expliquer une plus grande capacité de notre cerveau à repérer les animaux dans notre environnement. Les plantes, fond homogène vert et immobile à la vie animale pourraient être perçues par notre cerveau comme une information non-pertinente. Cette hypothèse est séduisante, mais difficile à tester.
Comme pour les peurs que nous inspirent certains animaux, il est plus vraisemblable que la cécité botanique ait une composante largement culturelle. C’est ce que propose une étude récente dans laquelle les chercheurs ont réalisé une synthèse de 326 articles scientifiques issus de différentes disciplines. Il en ressort que la cécité botanique concerne majoritairement les populations urbaines et relève surtout d’un manque d’exposition indirecte aux plantes. Il n’y a qu’à piocher au hasard dans une bibliothèque d’enfant pour s’en convaincre : les livres mettant en scène des animaux dominent. On retrouve cette réalité dans les dessins animés et les films de Disney. Entre Blanche Neige (1937) et la Reine des Neiges (2013), le temps d’écran occupé par les plantes a très largement décru. Nous sommes ainsi de moins en moins exposés aux plantes, que cela soit dans les œuvres culturelles ou dans notre vie quotidienne.
À cette raréfaction de notre exposition aux plantes s’ajoute une raréfaction de notre exposition directe, largement due à nos modes de vie maintenant majoritairement urbains et à la difficulté pour certaines personnes d’accéder physiquement à des espaces de nature ou bien d'y laisser les enfants jouer. L’éloignement constitutif des personnes (notamment des enfants) aux espaces de nature peut renforcer le désintérêt pour les plantes, à plus forte raison dans un espace urbain ou la survie des individus impose de porter plus d’attention au trafic (automobiles, vélos, trottinettes) qu’aux plantes.
Si l’on accepte l’idée que les causes sont essentiellement culturelles, alors l’éducation peut y remédier. Des anecdotes rapportées par des scientifiques sur Twitter montrent que l’expérience et l’éducation jouent un rôle clé pour contrevenir à la cécité botanique. Les scientifiques ont témoigné de l'importance de leurs enseignants mais aussi de diverses expériences quotidiennes avec les plantes dans leur connaissance actuelle du monde végétal.
L’école a de fait un rôle à jouer. Les enseignants – y compris à l’université – peuvent choisir d’illustrer des notions fondamentales en biologie à partir d’exemples végétaux ou bien installer tout simplement des plantes dans la classe, en donnant aux élèves la responsabilité d’en prendre soin. C’est ce que démontre le projet « plante de compagnie » (plant pet project). En semant des graines de basilic, coriandre, concombres ou autres courgettes et en réalisant, à la demande des enseignants, des mesures régulières sur les plants en pots jusqu’à la production de nouvelles graines, un groupe de 200 étudiants américains a significativement augmenté son attention aux plantes.
On peut aussi lutter contre la cécité botanique une fois passé l’âge de l’école. Le programme de science participative Sauvage de ma rue invite les personnes à noter la présence des plantes dans l’espace urbain. L’application Pl@ntnet facilite leur reconnaissance, et le Floriscope peut aider à choisir lesquelles installer dans son jardin.
Les pouvoirs publics ont aussi la capacité de changer nos rapports au plantes : en rapprochant les personnes des plantes, physiquement, en développant des espaces verts en ville accessibles partout et pour tous, en re-végétalisant les cours d’écoles, en promouvant les actions d’éducation formelle et informelle dehors et en facilitant l’accès aux programmes de sciences participatives.
Il ne s’agit pas simplement de rassurer quelques botanistes nostalgiques et à juste titre inquiets de voir s’étioler l’enseignement de leur discipline. Lutter contre la cécité botanique, à l’école autant que dans la rue permet de développer des capacités d’observation et d’attention. C’est un enjeu de santé physique et psychique, autant qu’un acte citoyen permettant un pas en avant vers la durabilité de nos modes d’existence. Qu’attendons-nous ?
Bastien Castagneyrol a reçu des financements de l'Agence Nationale pour la Recherche pour le projet OSCAR visant à développer un observatoire participatif de la santé des arbres en ville (https://anr.fr/Projet-ANR-23-SARP-0016 ) et de l'Université de Bordeaux pour le projet Passeurs d'arbres en partenariat avec Bordeaux Métropole (https://www.bordeaux-metropole.fr/actualites/si-vous-deveniez-passeur-darbre-territoire).
18.09.2025 à 12:50
Yohan Pillon, Chercheur en botanique, Institut de recherche pour le développement (IRD)
Selon les époques et les naturalistes, de nombreuses plantes ont pu changer de nom et de famille. La collaboration internationale des scientifiques et les progrès réalisés par le séquençage de l’ADN permettent aujourd’hui de s’accorder sur la classification.
Un botaniste entend souvent dire qu’il est une personne qui passe son temps à changer le nom des plantes. C’est de moins en moins vrai. Car l’utilisation du séquençage ADN permet de reconstruire les liens de parenté entre les espèces, et car les chercheurs de différents pays coopèrent bien plus qu’avant.
Retour sur un travail collectif qui dure depuis des siècles : celui de la classification des plantes.
Le naturaliste suédois Carl von Linné est généralement considéré comme le père de la taxonomie moderne, c’est-à-dire la branche de la biologie qui tâche de nommer et de classifier les espèces animales et végétales. Au XVIIIe siècle, ce naturaliste va populariser ce que l’on appelle la nomenclature binomale qu’on utilise encore aujourd’hui. Il s’agit du nom scientifique ou « latin » que porte chaque espèce identifiée.
Il est composé de deux mots, pour la pomme de terre, par exemple, ce sera Solanum tuberosum. Le premier mot représente le nom de genre auquel appartient l’espèce que l’on décrit, le deuxième est l’épithète spécifique. Il donne souvent une caractéristique supplémentaire. Ici il est indiqué que cette plante du genre Solanum forme des tubercules.
La classification des organismes est depuis en constante évolution au fur et à mesure de l’avancée des connaissances. Ainsi Linné avait d’abord classé les baleines parmi les poissons avant de les ranger dans les mammifères dans la dixième édition de son ouvrage Systemae Naturae (1758), où elles sont restées depuis.
La classification des organismes s’organise selon plusieurs niveaux hiérarchiques : espèces, genre, famille, ordre, etc. avec des niveaux intermédiaires.
Le rang de familles occupe un rôle important car pour le botaniste amateur ou professionnel c’est généralement la première étape à franchir, reconnaître à quelle famille appartient une plante pour savoir à quelle page ouvrir sa flore ou ouvrage d’identification. La notion de famille est ancienne, puisqu’introduite en 1689 par le directeur du jardin botanique de Montpellier, Pierre Magnol.
Aujourd’hui, les quelques 300 000 espèces de plantes à fleurs sont rangées dans 416 familles comme les Graminées (ou Poacées), les Orchidées, les Cucurbitacées ou les Rosacées. Ces familles sont des ensembles plus ou moins naturels qui peuvent souvent être définis par plusieurs traits morphologiques. Les plantes de la famille des Orchidées sont par exemple généralement des plantes herbacées avec un pétale très différent des autres (le labelle) conférant à la fleur une symétrie bilatérale, des organes mâles et femelles soudés (la colonne) et de très petites graines.
La classification des plantes a longtemps été une affaire d’experts, solitaires, qui regroupaient entre elles les plantes qui se ressemblaient. On comptait ainsi autant de classifications que d’éminents botanistes : Engler, Cronquist, Dahlgren, Thorne, Takhtajan, etc. Certaines plantes pourtant communes comme le muguet, la jacinthe ou le micocoulier, ont ainsi été placées dans différentes familles selon les auteurs.
Mais à la mi-temps du XXe siècle, une découverte va tout changer : celle de la double hélice ADN en 1953, puis du séquençage de cet ADN. En déterminant la succession des lettres A, T, G et C dans des gènes communs à toutes les plantes, il a été possible d’accumuler un grand nombre de caractères pour comparer de façon objective les espèces. Des analyses dites cladistiques permettent ainsi de transformer les alignements de séquences ADN d’espèces différentes en arbres généalogiques représentant les liens de parentés entre ces espèces. Ce sont sur ces arbres que s’appuient les nouvelles classifications. Cette méthode nouvelle permet désormais de déterminer plus précisément les liens de parentés entre les espèces, c’est-à-dire la phylogénie et ainsi de mieux comprendre leur évolution.
En 1993, un collectif international de chercheurs met en commun leurs données de séquences d’ADN d’un gène clé de la photosynthèse (le gène rbcL) et reconstruisent la première phylogénie moléculaire à large échelle des plantes à fleurs.
D’autres études succédèrent et en 1998, un collectif, l’Angiosperm Phylogeny Group, décida d’utiliser ces arbres phylogénétiques pour établir une nouvelle classification des plantes à fleurs. Dans un article publié dans le quotidien britannique The Independent, il sera même écrit « Une rose est toujours une rose, mais tout le reste de la botanique est chamboulé ».
Plusieurs mises à jour de cette classification APG ont été publiées depuis, avec APG II (2003), APG III (2009), et APG IV (2016). Une cinquième version en cours de rédaction a été annoncée au dernier congrès international de botanique qui s’est tenu en juillet 2024 à Madrid.
Mais alors, la phylogénie moléculaire a-t-elle vraiment bouleversé la classification des plantes ? Pour mesurer cette disruption plus objectivement, nous avons utilisé la Nouvelle-Calédonie comme modèle. Ce territoire est particulièrement bien adapté pour les études de botanique historique car il est connu pour sa flore extrêmement riche et originale : 75 % des espèces de plantes vasculaires ne poussent nulle part ailleurs dans le monde, on dit ainsi qu’elles sont endémiques.
De plus, bien que l’archipel ne représente qu’un pourcent des espèces de plantes à fleurs du globe, on y retrouve malgré tout 42 % des familles de plantes à fleurs actuellement reconnues. Des listes complètes des espèces de plantes natives de Nouvelle-Calédonie ont ainsi été publiées en 1911, 1948, 2001, 2012, puis suivies de mises à jour plus régulières. Nous avons donc utilisé ces listes couvrant plus d’un siècle pour retracer la classification de chaque espèce à travers le temps.
Notre étude montre que les transferts d’espèce d’une famille vers une autre ont toujours été communs avant la découverte de l’ADN, y compris entre les deux listes publiées par le même auteur, le botaniste André Guillaumin, en 1911 et 1948 (10 % des espèces). On compte le plus grand nombre de mouvement d’espèces entre famille (16 %) entre 2001 et 2012, au moment où la classification APG a été appliquée pour la première fois à la flore de la Nouvelle-Calédonie. Depuis, le rythme s’est largement ralenti avec seulement 15 espèces (0,5 %) qui ont changé de famille entre 2012 et 2024. Il ne reste presque plus aucun changement de famille à prévoir dans cette flore dont la classification familiale semble aujourd’hui stable.
Mais s’il est devenu relativement aisé de changer les noms d’espèces et de mettre à jour la classification des plantes dans les bases de données en ligne aux actualisations presque quotidienne, cela n’est pas vrai dans d’autres domaines. C’est un tout autre travail (et un autre budget) de réorganiser les herbiers, les jardins botaniques, mettre à jour les étiquettes dans les jardineries, etc. Si les changements constants avaient pu décourager certains de mettre à jour leur collection, cette nouvelle stabilité pourrait motiver certains à franchir le pas et embrasser cette classification moderne.
Une classification qui reflète les relations de parenté des espèces a de nombreux avantages. Elle est plus stable car lorsque la phylogénie est établie avec un degré de certitude, la classification ne changera plus. De plus, des espèces proches ont plus de chance de partager des caractères communs et donc ce genre de classification est plus précis pour prévoir les propriétés des plantes : comestibles, médicinales, toxiques, allergènes. Une telle classification est donc plus désirable pour valoriser, et préserver, la biodiversité en péril.
Yohan Pillon ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.
18.09.2025 à 10:57
Mickaël Mangot, Docteur en économie, enseignant, spécialiste d'économie comportementale et d'économie du bonheur, ESSEC
Avec déjà cinq gouvernements depuis le début du second mandat d’Emmanuel Macron, la France est rattrapée par l’instabilité politique. Est-ce de nature à rendre les Français malheureux ? ou le bonheur est-il seulement une affaire privée, imperméable aux évolutions du monde en général, et aux tribulations de la vie démocratique en particulier ?
Si les sciences du bonheur s’intéressent avant tout aux ressorts individuels du bonheur – comme la santé, les revenus, les relations sociales ou les croyances religieuses –, elles regardent également, et de plus en plus, si l’environnement commun joue un rôle significatif. La situation politique et les institutions sont particulièrement scrutées. Et les résultats très instructifs.
Premier enseignement : les citoyens ne sont pas insensibles à l’actualité politique.
Son exposition par les médias est documentée comme ayant, en général, un effet négatif sur la balance émotionnelle, en augmentant la proportion d’émotions négatives ressenties durant une journée. Le « spectacle démocratique » n’est apparemment pas le meilleur des divertissements.
Le seul fait de penser à la vie politique dégrade l’évaluation que l’on fait de sa propre vie. L’institut de sondage Gallup a remarqué que lorsqu’il posait des questions sur la satisfaction de la vie politique, juste avant de poser la question sur la satisfaction de la vie (de l’individu), les sondés se disaient beaucoup moins satisfaits de leurs vies. L’effet est ressenti massivement : -0,67 sur une échelle de 0 à 10, soit l’équivalent de l’effet du chômage…
Au bruit de fond négatif s’ajoute l’effet des élections sur le moral des électeurs. Le verdict des urnes contribue positivement au bonheur des électeurs – précisément le bien-être émotionnel et la satisfaction de la vie – du camp vainqueur et inversement pour le camp défait. Cet effet est très similaire à ce qui est observé lors des compétitions sportives. Même les élections étrangères peuvent influencer le bonheur. L’élection de Donald Trump en novembre 2024 a entraîné une baisse significative du bonheur à travers l’Europe, selon une étude de la Stockholm School of Economics.
Deuxième enseignement : être impliqué politiquement n’est pas la voie royale vers le bonheur.
À la différence du bénévolat dans les associations (apolitiques), le militantisme politique n’augmente pas systématiquement le bonheur. Les études n’aboutissent pas à un effet consensuel : le militantisme peut aider au bonheur individuel, comme y nuire.
Les effets positifs apparaissent surtout quand l’action politique est porteuse de sens et permet d’affirmer l’identité de la personne. Les effets négatifs prédominent quand l’action est conflictuelle ou conduit à un isolement social.
Troisième enseignement : la qualité de la gouvernance politique est cruciale pour le bonheur individuel.
Les indices composites de qualité de la gouvernance qui agrègent les six dimensions répertoriées par la Banque mondiale – voix et responsabilité, stabilité politique et absence de violence/terrorisme, efficacité du gouvernement, qualité de la réglementation, État de droit et contrôle de la corruption – sont positivement corrélés aux niveaux de bonheur au plan national.
La qualité des décisions publiques semble l’emporter sur la qualité du processus démocratique. Précisément, c’est lorsque les décisions publiques ont atteint une qualité suffisante que le processus démocratique apporte un plus en permettant aux individus de s’exprimer et de ressentir une sensation de contrôle (collectif) sur les événements. Le bonus démocratique est plus significatif dans les pays riches que dans les pays en développement, en miroir d’aspirations à l’expression individuelle supérieures dans ces pays.
Quatrième enseignement : les régimes autoritaires affichent en général un niveau de bonheur inférieur à celui des démocraties, mais l’effet dépend de la confiance dans le gouvernement. Quand la confiance – laquelle est liée, entre autres, à la qualité des politiques mises en place – est très élevée (ou très faible), on n’observe pas de différence notable entre les différents types de régimes. Le bonheur est alors élevé (ou faible), quel que soit le régime.
C’est seulement lorsque la confiance est intermédiaire que le bonus démocratique se fait sentir.
De même, le bonus démocratique disparaît lorsque les sentiments antidémocratiques ou illibéraux augmentent.
Ce qui est le cas actuellement en France. Le baromètre de la confiance politique du Cevipof a mis en évidence une montée de l’attrait pour un pouvoir plus autoritaire :
48 % des Français estiment que « rien n’avance en démocratie, il faudrait moins de démocratie et plus d’efficacité » ;
41 % approuvent l’idée d’un « homme fort qui n’a pas besoin des élections ou du Parlement », un score au plus haut depuis 2017 ;
73 % souhaitent « un vrai chef en France pour remettre de l’ordre », contre 60 % en Allemagne et en Italie.
À lire aussi : Mesurer le bonheur pour mieux penser l’avenir : l’initiative du Bonheur Réunionnais Brut
Rien n’indique que l’efficacité politique soit la norme parmi les régimes autoritaires. Si l’on prend l’exemple de la croissance économique, les travaux des Prix Nobel d’économie 2024 Daron Acemoglu, Simon Johnson et James Robinson montrent au contraire un avantage de croissance pour les démocraties. Au-delà d’une croissance moyenne supérieure, la variabilité de la croissance est également réduite chez les démocraties grâce à de meilleures institutions et à des contre-pouvoirs qui encadrent les décisions politiques.
Tous ces résultats montrent qu’il est difficile de s’affranchir du climat politique, aussi anxiogène et décevant soit-il. Ce que rappelait déjà le comte de Montalembert dans la seconde moitié du XIXe siècle :
« Vous avez beau ne pas vous occuper de politique, la politique s’occupe de vous tout de même. »
Mickaël Mangot ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.
17.09.2025 à 16:30
Fabrice Lollia, Docteur en sciences de l'information et de la communication, chercheur associé laboratoire DICEN Ile de France, Université Gustave Eiffel
Tutoriels de suicide, hashtags valorisant l’anorexie, vidéos de scarification… Le rapport parlementaire, publié le 11 septembre 2025, dresse un constat glaçant des effets psychologiques de TikTok sur les mineurs. L’application, loin d’être un simple divertissement, apparaît comme une véritable « fabrique du mal-être », structurée par une architecture algorithmique qui capte et qui exploite l’attention des adolescents pour maximiser sa rentabilité.
Si les députés proposent d’interdire l’accès aux réseaux sociaux avant 15 ans, l’enjeu va bien au-delà de la seule régulation juridique. Ce que révèle le rapport de la commission parlementaire d’enquête sur les effets psychologiques de TikTok sur les mineurs, publié le 11 septembre 2025, c’est l’émergence de nouvelles fragilités liées aux environnements numériques. Ce mélange de design addictif, de spirales algorithmiques et de logiques économiques tend à fragiliser les jeunes usagers.
Dès lors, la question centrale ne porte pas seulement sur l’âge d’accès aux plateformes, mais sur notre capacité collective à construire une régulation adaptée, capable de protéger les mineurs sans les exclure du monde numérique.
Comment protéger efficacement les mineurs face à la puissance des algorithmes sans les priver d’un espace numérique devenu incontournable dans leur socialisation et leur développement ?
Le rapport parlementaire décrit TikTok comme une « machine algorithmique » conçue pour capter l’attention des utilisateurs et pour les enfermer dans des spirales de contenus extrêmes. L’architecture du fil repose sur l’idée simple que plus un contenu retient le regard longtemps, plus il sera recommandé à d’autres utilisateurs. Ce mécanisme transforme la durée d’attention en indicateur de rentabilité, au détriment de la qualité ou de l’innocuité des contenus.
En quelques minutes, un adolescent peut passer d’une vidéo anodine à des tutoriels de scarification, des incitations à l’anorexie (#SkinnyTok) ou au suicide. Amnesty International a montré que, dès les douze premières minutes, plus de la moitié des contenus recommandés à un « profil dépressif » concernaient l’anxiété, l’automutilation ou le suicide. L’algorithme ne reflète donc pas seulement les préférences. Il construit également un environnement qui accentue les vulnérabilités psychiques.
Dans une perspective des sciences de l’information et de la communication (SIC), discipline qui étudie la manière dont les technologies et les dispositifs médiatiques structurent nos pratiques sociales et nos représentations, ce processus illustre une « fabrique de vulnérabilités communicationnelles ». Autrement dit, l’architecture technique de TikTok ne se contente pas de diffuser des contenus, elle façonne les conditions mêmes de réception et d’usage.
Il s’agit d’un design pensé pour exploiter l’économie de l’attention, reposant sur la gratification immédiate et la logique de la récompense aléatoire. Comme le souligne Ulrich Beck dans sa théorie de la « société du risque », les technologies produisent elles-mêmes les dangers qu’elles prétendent encadrer. TikTok illustre ce paradoxe avec un espace de divertissement qui se transforme en espace de mise en danger systémique.
En ce sens, la toxicité décrite dans le rapport n’est pas une dérive accidentelle, mais une conséquence structurelle du modèle économique de la plateforme. L’algorithme, optimisé pour maximiser le temps passé en ligne, tend mécaniquement à privilégier les contenus les plus radicaux ou perturbants, car ce sont ceux qui retiennent le plus l’attention.
L’un des constats majeurs de la commission d’enquête concerne l’opacité des algorithmes de TikTok. Malgré plus de sept heures d’audition des représentants de la plateforme, les députés soulignent le caractère insaisissable de son fonctionnement : absence d’accès aux données brutes, impossibilité de vérifier les critères de recommandation, communication limitée à des éléments généraux et souvent contradictoires. Autrement dit, le cœur technique de l’application algorithmique reste une boîte noire dont l’intelligibilité est encore questionnée.
Cette opacité n’est pas un simple détail technique puisqu’elle conditionne directement la capacité à protéger les mineurs. Si l’on ne sait pas précisément quels signaux (durée de visionnage, likes, pauses, interactions) déclenchent la recommandation d’un contenu, il devient impossible de comprendre pourquoi un adolescent vulnérable est exposé en priorité à des vidéos sur l’anorexie, sur le suicide ou sur l’automutilation. Le rapport qualifie ce manque de transparence d’« obstacle majeur à la régulation ».
Cette situation illustre la notion de gouvernance algorithmique. Il s’agit des dispositifs qui, tout en organisant nos environnements informationnels, échappent largement à l’intelligibilité publique. Cette asymétrie entre la puissance des plateformes et la faiblesse des institutions de contrôle génère ce que l’on peut qualifier de vulnérabilité communicationnelle systémique.
Le rapport insiste ainsi sur la nécessité d’outils européens d’audit des algorithmes, mais aussi sur l’importance d’une coopération renforcée entre chercheurs, autorités de régulation et acteurs de la société civile. L’enjeu n’est pas seulement de contraindre TikTok à être plus transparent, mais de créer les conditions d’une intelligibilité collective de ces dispositifs techniques. C’est à ce prix que la protection des mineurs pourra devenir effective et que l’Europe pourra affirmer une souveraineté numérique crédible.
Le rapport parlementaire souligne également que la toxicité de TikTok n’est pas accidentelle ni le fruit d’une intention malveillante, mais qu’elle découle de son modèle économique, d’une logique marchande où le mal-être est rentable.
Ce mécanisme illustre ce que les chercheurs appellent l’« économie de l’attention ». Sur TikTok, le temps de visionnage devient la ressource centrale. Plus un adolescent reste connecté, plus ses données alimentent le ciblage publicitaire et la valorisation financière de la plateforme. Or les émotions négatives (peur, sidération, fascination morbide) génèrent souvent une rétention plus forte que les contenus positifs. Les spirales algorithmiques ne sont donc pas de simples accidents, mais la conséquence directe d’une optimisation économique.
Cette dynamique s’inscrit dans un capitalisme de surveillance, où l’expérience intime des individus est extraite, analysée et transformée en valeur marchande. Dans le cas de TikTok, les comportements vulnérables des mineurs (hésitations, clics répétés, visionnages prolongés de contenus sensibles) deviennent autant de données monétisables.
Ainsi, il ne s’agit pas seulement de protéger les jeunes contre des contenus toxiques, mais de comprendre que la plateforme a intérêt à maintenir ces contenus en circulation. Le problème est donc structurel. TikTok n’est pas seulement un réseau social qui dérape, c’est aussi une industrie qui prospère sur la captation du mal-être.
En définitive, le rapport sur TikTok agit comme un miroir grossissant des mutations de nos environnements numériques. Il ne s’agit pas seulement de pointer les dangers d’une application. Il s’agit également de questionner les logiques économiques et algorithmiques qui façonnent désormais la socialisation des plus jeunes.
L’enjeu n’est pas de bannir un réseau social, mais plutôt de concevoir une régulation capable d’intégrer la complexité des usages, la diversité des publics et les impératifs de protection. La notion de sécurité communicationnelle fournit ici une clé de lecture en ce sens qu’elle invite à penser ensemble santé psychique, gouvernance algorithmique, souveraineté numérique et innovation responsable.
TikTok n’est donc pas une exception, mais le symptôme d’un modèle qu’il devient urgent de réformer. L’avenir de la régulation ne se jouera pas uniquement sur cette plateforme. Elle se jouera aussi dans la capacité des sociétés européennes à redéfinir les règles du numérique à la hauteur des enjeux générationnels qu’il engage.
Fabrice Lollia ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.
17.09.2025 à 16:29
Atlas Thébault Guiochon, Ingénieur·e en neurosciences cognitives et Enseignant·e, Université Lumière Lyon 2
Vous êtes plutôt du genre à vous repérer partout dès la première fois, ou à encore sortir le GPS après plusieurs années dans le même quartier ? Ah ! le fameux « sens de l’orientation » ! On entend souvent que les femmes en manqueraient, tandis que les hommes posséderaient « un GPS intégré ». Mais la réalité est beaucoup plus subtile… Alors, d’où vient ce « sens de l’orientation », et pourquoi diffère-t-il tant d’une personne à l’autre ?
Vous marchez dans la rue à la recherche de l’adresse que votre amie vous a donnée… mais qu’est-ce qui se passe dans votre cerveau à ce moment-là ? La navigation spatiale mobilise un véritable orchestre de nombreuses fonctions cognitives.
D’un côté, des processus dits de « haut niveau » : localiser son corps dans l’espace, se représenter mentalement un environnement, utiliser sa mémoire, planifier un itinéraire ou encore maintenir un objectif. De l’autre, des processus plus automatiques prennent le relais : avancer, ralentir, tourner… sans même y penser.
En réalité, le « sens de l’orientation » n’est pas une capacité unique, mais un ensemble de tâches coordonnées, réparties entre différentes zones du cerveau, qui travaillent de concert pour que vous arriviez à bon port.
S’il existe bien une structure cérébrale particulièrement impliquée, c’est l’hippocampe. Cette structure jumelle, une par hémisphère, possède une forme allongée qui rappelle le poisson dont elle tire son nom.
Son rôle dans la navigation spatiale est souvent illustré par une étude devenue emblématique.
L’équipe de recherche s’intéressait à la plasticité cérébrale, cette capacité du cerveau à se réorganiser et à adapter ses connexions en fonction des apprentissages. Elle a alors remarqué que la partie postérieure de l’hippocampe des conducteurs et conductrices de taxi à Londres était plus développée que celle de personnes n’ayant pas à mémoriser le plan complexe de la ville et qui n’y naviguent pas au quotidien. Preuve, s’il en fallait, que notre cerveau s’adapte selon les expériences.
C’est une des questions qu’a voulu explorer Antoine Coutrot au sein d’une équipe internationale, en développant Sea Hero Quest, un jeu mobile conçu pour évaluer nos capacités de navigation. Le jeu a permis de collecter les données de plus de 2,5 millions de personnes à travers le monde, du jamais vu à cette échelle pour le domaine.
Les participant·e·s ne partageaient pas seulement leurs performances dans le jeu, mais fournissaient également des informations démographiques (âge, genre, niveau d’éducation, etc.), la ville dans laquelle iels avaient grandi, ou encore leurs habitudes de sommeil.
Alors, les hommes ont-ils vraiment « un GPS dans la tête » ? Pas tout à fait.
Les données révèlent bien une différence moyenne entre les sexes, mais cette différence est loin d’être universelle : elle varie en fonction du pays, et tend à disparaître dans ceux où l’égalité de genre est la plus forte. En Norvège ou en Finlande, l’écart est quasi nul, contrairement au Liban ou à l’Iran. Ce ne serait donc pas le sexe, mais les inégalités sociales et les stéréotypes culturels qui peuvent, à force, affecter la confiance des personnes en leur capacité à se repérer, et donc leurs performances réelles.
L’âge joue aussi un rôle : durant l’enfance, nous développons très tôt les compétences nécessaires à l’orientation et à la navigation spatiales. Après 60 ans, les capacités visuospatiales déclinent, tout comme le sens de l’orientation, qui repose, comme on l’a vu, sur de nombreuses fonctions cognitives.
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L’endroit dans lequel on grandit semble également impliqué. Celles et ceux qui ont grandi dans de petits villages sont souvent plus à l’aise dans de grands espaces. À l’inverse, les citadin·e·s, habitué·e·s à tout avoir à quelques pas, se repèrent mieux dans les environnements denses et complexes.
La forme même de la ville, et plus précisément son niveau d’organisation (que l’on appelle parfois « entropie »), influence également nos capacités d’orientation. Certaines villes très organisées, aux rues bien alignées, comme de nombreuses villes états-uniennes, présentent une entropie faible. D’autres, comme Paris, Prague ou Rome, plus « désorganisées » à première vue, possèdent une entropie plus élevée. Et ce sont justement les personnes ayant grandi dans ces villes à forte entropie qui semblent développer un meilleur sens de l’orientation.
Même l’âge auquel on apprend à conduire peut jouer. Les adolescent·e·s qui prennent le volant avant 18 ans semblent mieux se repérer que celles et ceux qui s’y mettent plus tard. Une exposition plus précoce à la navigation en autonomie sans aide extérieure (adulte, GPS…) pourrait donc renforcer ces compétences.
En somme, ce qu’on appelle le sens de l’orientation n’est pas prédéfini. Il se construit au fil des expériences, de l’environnement, et des apprentissages.
Atlas Thébault Guiochon ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.