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21.11.2024 à 11:01
Reconnaître et protéger les « droits du vivant », une nouvelle mission pour l’ONU ?
Chloé Maurel, SIRICE (Université Paris 1/Paris IV), Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne
Texte intégral (2302 mots)
La notion de « droits du vivant » fait débat au sein de la communauté internationale, comme l’a récemment montré la COP16 en Colombie. Accorder une personnalité juridique à la nature (fleuves, mer, forêts, etc) est-il contradictoire ou complémentaire avec l’urgence à faire respecter celle des humains ?
Alors que la 16e Conférence des parties sur la biodiversité se déroule jusqu’au 1er novembre en Colombie, la question du rôle que doit jouer la gouvernance internationale dans la protection du vivant est au cœur des discussions. En juillet 2021, le secrétaire général de l’ONU, le Portugais Antonio Guterres affichait ainsi une position forte, estimant qu’il était « hautement souhaitable » de créer le crime d’« écocide », en l’incluant dans la liste des crimes jugés par la Cour pénale internationale.
Certains pays ont déjà innové en reconnaissant des droits à la nature, par exemple à des fleuves. C’est le cas de l’Inde et de la Nouvelle-Zélande qui, depuis 2017, reconnaissent la personnalité juridique à des fleuves, comme le Gange et la Yamuna (Inde), et le fleuve Whanganui (Nouvelle-Zélande), afin de garantir leurs droits à être préservés dans leur intégrité.
Faut-il continuer dans ce sens, en étendant le concept aux différents éléments de la nature : fleuves, mers, forêts, zones humides, zones arides, animaux… ? Comme dans le film récent Le Procès du chien, qui évoque sur un mode humoristique mais au fond sérieux, la possibilité de considérer les animaux comme des personnes juridiques. Ou vaut-il mieux nous concentrer sur les droits des êtres humains, loin d’être garantis aujourd’hui dans le monde ?
Examinons quelques initiatives qui tendent à préserver les entités vivantes, leur socle philosophique, juridique et politique, avant de prendre la mesure des liens intimes entre droits des êtres humains et droits de la nature.
Des initiatives pionnières
Ce sont d’abord les peuples autochtones qui ont considéré la nature comme une personne à part entière. Ainsi, depuis 1870 en Nouvelle-Zélande, la tribu Iwi luttait pour cela à propos du fleuve Whanganui. Ce fleuve, long de près de 300 kilomètres, a finalement été reconnu en 2017 par le parlement néo-zélandais comme une entité vivante, avec le statut de « personnalité juridique » », dans toute sa longueur, y compris ses affluents et ses rives.
Parallèlement, en Inde, les deux fleuves sacrés que sont le Gange et la Yamuna, sont élevés au rang d’_ « entités vivantes ayant le statut de personne morale » par la haute cour de l’État himalayen de l’Uttarakhand. Cela permet aux citoyens d’agir en justice pour protéger ces fleuves et lutter contre leur pollution industrielle déjà dramatique.
Le mouvement s’est amplifié dans les années suivantes : « De l’Équateur à l’Ouganda, de l’Inde à la Nouvelle-Zélande, par voie constitutionnelle, législative ou jurisprudentielle, des fleuves, des montagnes, des forêts se voient progressivement reconnaître comme des personnes juridiques, quand ce n’est pas la nature dans son ensemble – la Pachamama (la Terre Mère) – qui est promue sujet de droit. »
Pour la première fois en Europe, l’Espagne a, par le biais de son Sénat, reconnu, en 2022, des droits à la « Mar menor », lagune d’eau salée située sur le littoral méditerranéen, près de Murcie.
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Réflexion philosophique, juridique et politique
Ces mouvements, venus le plus souvent de groupes de citoyens très sensibilisés à l’écologie, s’appuient sur des réflexions philosophiques, politiques et juridiques.
Ces considérations trouvent leur origine dans les années 1970, période d’essor de la pensée écologiste. En 1972, le juriste américain Christopher Stone avait publié un essai remarqué : Les arbres doivent-ils pouvoir plaider ?, plaidant la cause des vénérables et anciens séquoias géants de Californie. Un changement conceptuel à saluer, pour la juriste Marie Calmet, comme une « révolution démocratique ». Elle applaudit notamment la décision de l’Équateur « où les citoyens se sont prononcés par référendum en faveur des droits de la Pachamama (la Terre Mère), dans le cadre de la Constitution adoptée en 2008 ».
Cependant, à l’heure où des êtres humains souffrent et meurent dans des conditions atroces, des bateaux de migrants en Méditerranée aux zones de guerre en Ukraine, au Soudan, en RDC ou à Gaza, ne faudrait-il pas mieux concentrer les efforts de la communauté internationale sur les êtres humains ? Ne vaut-il pas mieux prioriser les vies humaines sur les vies des arbres et des cours d’eau ?
Droits du vivant et droits des êtres humains
En réalité, il s’agit des deux faces d’une même pièce. Le récent mouvement de pensée « One health » (« une seule santé »), qui s’est développé au sein des instances nationales et internationales de santé au moment de la crise du Covid-19 (2019-2022), considère qu’il faut « penser la santé à l’interface entre celle des animaux, de l’homme et de leur environnement, à l’échelle locale nationale et mondiale ».
Face aux crises sanitaires et environnementales, il s’agit de « trouver des solutions qui répondent à la fois à des enjeux de santé et des enjeux environnementaux » : 60 % des maladies infectieuses humaines ont, en effet, une origine animale, et la pollution d’un fleuve ou d’une nappe phréatique affecte la population autour.
Le concept One Health « lie donc la santé de l’humain à la santé des animaux, ainsi qu’à la santé des plantes et de l’environnement. Cette approche globale offre une vue d’ensemble pour comprendre et agir face aux différentes problématiques, qui se voient toutes reliées entre elles : les activités humaines polluantes qui contaminent l’environnement ; la déforestation qui fait naître de nouveaux pathogènes ; les maladies animales qui frappent les élevages ; ces mêmes maladies animales qui finissent par être à l’origine de maladies infectieuses pour l’humain (les zoonoses) ».
Comme l’analyse Gilles Bœuf, biologiste et spécialiste de la biodiversité, l’objectif est désormais, pour les défenseurs de la nature, que One Health devienne « un projet politique », « en mettant en place par exemple des dispositifs participatifs », et il faut comprendre que l’affirmation et la protection des droits du vivant vont dans le bon sens « pour le bien-être des citoyens ».
Il est ainsi essentiel de prendre en compte le fait que santé humaine, santé animale, santé végétale sont liées et que la protection de la nature (fleuves, forêts, mangroves, animaux…) va dans le bon sens pour préserver le mode de vie de nos sociétés.
Une interconnexion entre l’environnement naturel et les intérêts des populations humaines qui implique de transcender les frontières étatiques : la communauté internationale, à savoir l’ONU et ses agences (OMS, Unesco, FAO, OMM…) est particulièrement bien placée pour veiller à une régulation de ces intérêts, au moyen de conventions internationales.
Elle pourrait donc se saisir de ces enjeux pour établir une législation internationale afin de préserver le vivant sous toutes ses formes, au bénéfice de l’humanité tout entière.
Chloé Maurel ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.
20.11.2024 à 21:00
When the technical meets the political: Court of Justice rules that EU standards require more openness
Arnaud Van Waeyenberge, Professeur Associé en Droit, HEC Paris Business School
Texte intégral (1051 mots)
The Court of Justice of the European Union (CJEU) has ruled that harmonised technical standards – an influential form of governance – must be more accessible. Here’s what this landmark decision means.
Technical standardisation, which encompasses standards published by the International Organization for Standardization (ISO), has become a critical aspect of global regulation. Its scope has expanded far beyond goods, encompassing services, the environment, corporate social responsibility (ISO 26000) and anti-corruption measures (ISO 37000).
This trend is particularly evident within the European Union. The “new approach” to standardisation, launched in the 1980s by then European Commission president Jacques Delors, placed technical standards at the heart of the EU’s single market. The success of this approach, evidenced by the “CE” marking on products, was initially focused on goods and later extended to services. It plays a central role in the recent EU Artificial Intelligence Act, which requires AI computing services to comply with a series of technical standards, including for personal data security.
3,600 harmonised European standards
Over the past 30 years, the European Commission estimates that more than 3,600 “new approach” technical standards have been developed. The sectors covered by these standards represent over 1.5 trillion euros in annual trade – about 10% of the EU’s gross domestic product. These standards, developed by private bodies like the European Committee for Standardization (CEN) and the European Committee for Electrotechnical Standardization (CENELEC), are voluntary and require manufacturers and service providers to pay a fee to access them. However, compliance is not optional, because aligning with these standards creates a presumption of conformity with EU law. Failure to comply means manufacturers must either withdraw their products or prove compliance through alternative, often costly, means.
Until recently, these fee-based standards were viewed as a form of self-regulation beyond judicial scrutiny. That changed in 2016 when the CJEU ruled in the James Elliott Construction case that these technical standards produce legal effects, making them “part of the law of the Union”.
Following this ruling, two non-profit organisations, Public.Resource.org and Right to Know, whose mission is to make the law freely accessible to all citizens, asked the European Commission for free access to four harmonised standards. The Commission denied the request, a decision upheld by the General Court of the European Union in July 2021.
On March 5, 2024, the CJEU, the supreme body of the European legal order, overturned the decision, finding that an overriding public interest justified the disclosure of the harmonised standards in question. Moving forward, the Commission will need to grant requests for free access to harmonised standards.
This jurisprudential development has turned the technical standardisation model on its head. Indeed, given that these standards are becoming legalised and will henceforth be free of charge, the production and funding methods of standardisation bodies and the intellectual property protections they rely on must be re-evaluated. This evolution could also be an opportunity to improve the legitimacy of these standards.
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Based on figures from CEN, the potential loss of revenue from making these standards freely accessible could amount to around 11% of the 19 million euros of average annual revenue, or around 2 million euros. This calculation was made by averaging the revenues reported as income for each year between 2019 and 2022 in the 2021 CEN annual report and the 2022 CEN annual report.
Governed by engineers
This amount does not appear to be insurmountable for the Commission to manage, but it should be accompanied by a systemic reform. This reform would aim to involve civil society organisations more effectively, ensuring that technical standards impacting fundamental principles are developed with a diverse range of perspectives in mind. The Commission is best positioned to verify the genuine involvement of all stakeholders and ensure that standards bodies take their input into account.
Technical standards produced by “engineers” are not merely technical, neutral or optional, but are powerful modes of governance that have significant political implications. Consequently, these standards must not escape a democratic adoption procedure and respect for the rule of law under the control of the courts. It is therefore incumbent on the EU’s institutional bodies – the Commission, the Parliament and the Council of the European Union – to stop basing public policies, especially non-economic ones, on technical standards.
The EU’s recent AI legislation illustrates this tendency. When public authorities rely on technical standards, it gives the impression that norm-setting is being outsourced, allowing authorities to bypass the political process. This approach may be pragmatic, but it is legally questionable. The CJEU’s recent rulings signal a need for EU public decision-makers to change their approach.
Arnaud Van Waeyenberge ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.
20.11.2024 à 20:59
Social media has complex effects on adolescent wellbeing, and policymakers must take note
Tina Lowrey, Professeur de marketing, HEC Paris Business School
L.J. Shrum, Professeur de marketing, HEC Paris Business School
Texte intégral (1276 mots)
In late 2024, more than 20 years after the birth of Facebook, the impact of social media on our lives cannot be overstated. Initially underestimated by many in business, social media eventually came to be recognised for its power to enable workers to share solutions, ideas and perspectives. While companies took time to see its potential, younger generations have been living part of their lives through social platforms for years. A 2023 Pew Research Center survey reveals that a majority of US youth aged 13 to 17 visit YouTube, TikTok and Snapchat at least “about once a day”, with roughly 15% saying they visit these platforms “almost constantly”.
This widespread use of social media has brought with it an increased focus on its effects on young people, particularly adolescents. Over the past year, we collaborated with our former doctoral student Elena Fumagalli to review research in this area and its potential impact on policymaking. Our findings were surprising and, at times, conflicting. While many studies share evidence of the negative impacts of social media use on adolescent wellbeing, the research we reviewed also showed conflicting findings and a dearth of high-quality research designs. And yet, policy decisions and media coverage are often based on them.
In response to this, we recently published a paper focusing on the most rigorous studies on this topic. Our goal was to identify research that we believe offers valid and dependable conclusions. Through this review, we discovered that social media’s effects on adolescent wellbeing are complex, varying by age, gender and the type of platform use.
The “moving target” of social media research
A critical challenge in this area is what we call the “moving target” problem. Social media platforms are constantly evolving, making it difficult to generalise research findings from one period to another. For example, Facebook today is not what it was 10 or 15 years ago – its functionality, user base and even its name have changed. Similarly, platforms like Instagram have gained popularity, while others such as Friendster, Vine and Google’s Orkut have disappeared.
Given this ever-changing landscape, it’s nearly impossible to draw definitive conclusions from older studies. That’s why we focused our review on research conducted in the past five years, a period marked by significant advances in data collection and analysis. We limited our scope to adolescents and young adults aged 13 to 21 to better understand how social media affects wellbeing during these critical developmental years.
Developmental sensitivity to social media
One of the most significant findings from our paper is that the negative effects of social media vary by age and gender, something which is rarely taken into consideration by authorities and the media. For girls, the most vulnerable period appears to be between 11 and 13 years old, while for boys it is between 14 and 15. These age ranges coincide with the onset of puberty, which we believe plays a significant role in how adolescents experience social media.
The beginning of puberty is already a challenging time for most young people, and social media seems to amplify these challenges. For example, body image issues, which often emerge during adolescence, are exacerbated by the highly curated and idealised content found on platforms like Instagram. While social media didn’t create these issues, it amplifies them like never before, making it harder for adolescents to ignore them.
Interestingly, we also found negative psychological effects for both boys and girls at age 19. This age corresponds to major life transitions such as leaving home, entering college or starting a job, all of which can induce anxiety. Social media appears to intensify these anxieties, possibly by fostering unrealistic expectations about life or creating a sense of inadequacy.
Active versus passive use
Another challenge we encountered in our research is the lack of clear definitions for what constitutes “social media use.” Furthermore, platforms vary significantly in their design, function, and audience, and these differences matter when it comes to their effects on wellbeing. For instance, image-based platforms like Instagram tend to have a more significant negative impact on body image than text-based platforms such as X (formerly Twitter).
Moreover, the way adolescents and young adults use social media also matters. We found that active use, where individuals post and engage with others, is linked to more positive self-esteem. In contrast, passive use, where users merely scroll through content without interacting, is associated with negative effects on wellbeing. These differences are crucial to understanding social media’s impact and need to be better accounted for in future research.
A further factor is the intentional addictiveness of these platforms. Whistleblowers have revealed that many social media companies design their products to be habit-forming, encouraging users to spend more time on their platforms. This makes social media more invasive than previous technologies like television or radio, and its influence is likely to extend into the workplace as today’s adolescents enter the job market.
Beyond adolescence
Our study highlights the need for more long-term, rigorous research to better understand social media’s impact on wellbeing. Recent studies suggest that various moderators – such as the type of platform and patterns of use – can either worsen or mitigate the negative effects of social media. These must be taken into account in evaluating measures to take against these negative consequences.
We also believe it’s important to look beyond adolescence. As the next generation enters the workforce, their social media habits are likely to follow them, potentially affecting their productivity and mental health. This is why we advocate for more longitudinal studies that track social media use over time and examine its long-term effects on wellbeing.
As we have found, despite the complexities and inconsistencies in social media research, politicians and the media often draw simplistic conclusions. For example, the Kids Off Social Media Act, a US bipartisan effort to ban social media for children under 13, reflects a tendency to make blanket statements about the dangers of social media. While it’s true that younger adolescents are more vulnerable to its negative impacts, age is not the only factor that matters. The type of platform, how it’s used, and individual psychological differences also play significant roles. Therefore, we must be careful not to jump to conclusions or implement one-size-fits-all solutions. Instead, we need nuanced, data-driven policies that account for the many variables at play.
Finally, as social media continues to evolve, so too must our understanding of its effects. More detailed, high-quality research can help guide interventions and programmes that protect the wellbeing of adolescents and young adults. With the right approach, we can better understand and mitigate the risks associated with this powerful technology.
Tina Lowrey a reçu des financements de HEC Foundation.
L.J. Shrum a reçu des financements de HEC Foundation
20.11.2024 à 17:11
Les vins français doivent-ils craindre une nouvelle taxe Trump ?
Jean-Marie Cardebat, Professeur d'économie à l'Université de Bordeaux et Prof. affilié à l'INSEEC Grande Ecole, INSEEC Grande École
Texte intégral (1332 mots)
Donald Trump l’a promis à ses électeurs : les droits de douane vont augmenter pour tous les produits. Quel impact cela pourrait-il avoir sur la filière vinicole française ? Tout dépendra du montant finalement retenu de la taxe. Plus fondamentalement, les entreprises du secteur doivent prendre acte de la démondialisation en cours et revoir la carte mondiale de leurs clients.
Lors de sa campagne aux élections présidentielles américaines, Donald Trump a affiché une féroce volonté protectionniste. Ce n’est plus seulement la Chine qui est dans son collimateur, mais le monde entier. Pour les échanges commerciaux, Trump 2 sera vraisemblablement pire que Trump 1. Dès lors, que doit craindre la viticulture française dans ce contexte ?
Encore traumatisée par la taxe Trump de 25 % d’octobre 2019 à mars 2021, la filière française anticipe de nouvelles difficultés pour exporter ses vins vers les États-Unis. La comparaison entre la précédente taxe Trump et ce qui est annoncé par le futur président américain laisse cependant un peu d’espoir. Deux éléments risquent de changer la donne : le montant de la nouvelle taxe et son périmètre, à savoir les pays qui seront touchés par cette taxe.
Un certain flou
Il existe un certain flou sur le montant des droits de douane qui seront imposés aux vins importés aux États-Unis. Le chiffre le plus courant annoncé par Trump se situe entre 10 et 20 % pour tous les produits non chinois (60 % pour les produits chinois). 10 % ou 20 % ce n’est pas bien entendu la même histoire. On peut espérer cependant que le montant finalement retenu soit plutôt autour de 10 %.
À lire aussi : Les États-Unis ne croient plus en la mondialisation, et leur économie se porte bien malgré tout
Sinon l’effet inflationniste sur l’économie américaine serait trop important. Les économistes ont du mal à imaginer comment les consommateurs américains pourraient accepter un choc de 20 % de hausse des prix des produits importés. Surtout après la période inflationniste qu’ils viennent de subir. Des droits de douane trop élevés seraient donc très impopulaires, même si Trump fait le pari d’augmenter le revenu des ménages américains via des baisses de prélèvements et d’impôts financés par ces droits de douane afin de maintenir le pouvoir d’achat de ses concitoyens.
600 millions perdus
Le périmètre de la taxe Trump de 2019 était limité à trois pays : la France, l’Espagne et l’Allemagne, soit les trois pays du consortium Airbus. La mise en place de la taxe s’inscrivait dans le cadre d’un litige entre les États-Unis et l’UE sur la question aéronautique. Les droits de douane prévus lors de cette seconde mandature vont toucher tous les pays, ce qui constitue un changement profond.
Car si les vins français ont tant souffert en 2019, avec 40 % de ventes perdues et un manque à gagner estimé à 600 millions d’euros, c’est aussi qu’il y a eu d’importants effets de report des consommateurs américains vers d’autres vins importés. En particulier vers les vins rouges italiens, déjà leaders aux États-Unis. Pour le dire autrement, les Italiens ont été les grands gagnants de la taxe Trump. Pour les vins blancs, ce sont les Néo-Zélandais qui ont profité de la taxe. Cette fois, tout le monde devrait être touché. Les gagnants ne pourront être que les vins américains, qui, par définition, seront les seuls à ne pas être taxés.
Quel serait l’effet d’une taxe de 10 % touchant tous les vins importés aux États-Unis ? L’expérience montre qu’une partie de ces 10 % sera absorbée par la chaîne d’intermédiaires allant du producteur au consommateur, chacun acceptant une baisse marginale de son prix. Chacun (importateurs, grossistes, détaillants) souhaitant conserver sa part de marché, on peut imaginer que la hausse finale de prix sera inexistante ou extrêmement limitée. C’est ce qu’on appelle un comportement de marge, classique en cas de variation des taux de change ou de droits de douane. Une taxe de 10 % ne fait donc pas craindre d’effondrement de marché pour les vins français sur le marché des États-Unis. L’effet volume serait très contenu, mais la marge légèrement rognée.
Le danger d’une taxe de 20 %
L’équation se compliquerait cependant avec une taxe qui serait fixée à 20 %. Trop importante pour que des comportements de marge gomment l’effet de la fiscalité sur le prix final au consommateur. Dans ce cas, une hausse des prix finaux, dont l’ampleur dépendra du taux d’absorption par la chaîne d’intermédiaires, est inévitable. Les grands gagnants seront les producteurs américains vers lesquels se tourneront les consommateurs locaux.
Pour les vins français, l’effet dépendra de la sensibilité des consommateurs américains aux prix. Les vins les plus chers, qui sont aussi les plus demandés et les plus « uniques », sont toujours moins sensibles aux variations de prix. En revanche, les vins d’entrée et de milieu de gamme, qui sont le plus soumis à la concurrence, verront leur demande diminuer sensiblement.
Buvez Trump ?
Donald Trump étant lui-même producteur de vin, en concurrence avec les vins européens, une taxe supérieure à 10 % pour le vin n’est pas à exclure. Ce n’est pas le scénario privilégié pour autant. La politique économique américaine semble en fait surtout orientée vers l’industrie. L’idée des droits de douane s’inscrit dans la continuité de celle de l’Inflation Reduction Act (IRA), initiée par le démocrate Joe Biden. Ces politiques ont pour objectif de créer une incitation économique forte à l’installation de l’industrie mondiale sur le sol américain. Le vin devrait donc passer sous les radars.
Néanmoins, malgré des effets attendus limités pour la filière vin française, cette nouvelle annonce protectionniste contribue au sentiment latent de démondialisation. Le marché russe s’est fermé avec la guerre en Ukraine. Le marché chinois impose des taxes aux brandys européens (essentiellement le Cognac à l’export) de 35 %.
L’accès aux grands marchés semble donc très précaire et on ne voit pas d’amélioration à court terme. Au-delà de Trump, il est grand temps d’acter cette démondialisation. De comprendre que les flux d’exports doivent significativement se réorienter vers des pays où la fiscalité serait plus propice aux échanges. De nombreux pays en Asie, en Afrique, en Amérique latine constituent des réservoirs potentiels de consommateurs. Les Européens sont à reconquérir également, mais avec des vins différents. Le marketing doit donc s’adapter à cette nouvelle donne internationale.
Jean-Marie Cardebat est Président de la European Association of Wine Economists
20.11.2024 à 17:11
Photos, IA et désinformation historique : l’enseignement de l’histoire face à de nouveaux défis
Mathieu Marly, Responsable éditorial de l'Encyclopédie d'histoire numérique de l'Europe (Sorbonne Université - Éducation nationale), agrégé, docteur en histoire contemporaine et chercheur associé au laboratoire SIRICE, Sorbonne Université
Gaël Lejeune, Enseignant-chercheur, Sorbonne Université
Texte intégral (2238 mots)
À l’heure où l’intelligence artificielle accélère la propagation de fausses images et de photos sorties de leur contexte, apprendre aux élèves à sourcer leurs informations est plus important que jamais. Et les cours d’histoire se doivent d’intégrer aujourd’hui une formation à l’histoire numérique que peuvent faciliter des outils comme le projet VIRAPIC qui aide à repérer des photos virales.
Chaque jour, des images en lien avec des évènements historiques sont mises en ligne sans être référencées – avec leur auteur, leur date, leur localisation, leur lieu de conservation – et encore moins contextualisées par un commentaire historique. C’est le cas, par exemple, de cette photographie, la plus souvent publiée pour représenter les exactions des « mains coupées » dans le Congo de Léopold II, au tournant du XIXe au XXe siècle. En 2024, on la retrouve sur des milliers de pages web sans que l’auteur de cette photographie soit toujours mentionné et sans faire l’objet d’un commentaire historique approprié.
Cette photographie semble illustrer de manière saisissante les exactions commises par les compagnies de caoutchouc au Congo. Mais que peut-on voir de cette photographie sans connaître son histoire ? Le spectateur est ici contraint d’interpréter le message photographique au filtre de ses propres représentations, saisi par le contraste entre les victimes et les Européens habillés de blanc jusqu’au casque colonial, lesquels semblent justifier les châtiments corporels par leur pose hiératique.
En réalité, cette photographie a été prise en 1904 par une missionnaire protestante, Alice Seeley Harris, pour dénoncer ces violences et les deux hommes sur la photographie participent à cet acte de résistance photographique qui contribuera à mobiliser l’opinion publique européenne contre les crimes commis dans l’État indépendant du Congo. L’identité et les intentions du photographe ne sont pas ici un détail : ils rendent compte d’une réalité historique plus complexe, celle d’une « polyphonie morale » des sociétés européennes à la fin du XIXe siècle, divisées sur le bien-fondé et les dérives de la colonisation.
Un brouillard numérique d’images décontextualisées
Des exemples comme celui-ci, il en existe des milliers sur le web, les publications et partages d’images générant un brouillard de photographies décontextualisées, rendues virales par les algorithmes des moteurs de recherche et des réseaux sociaux numériques.
Prenons l’exemple de ce tweet d’Eric Ciotti posté le 16 juillet 2024 en commémoration de la rafle du Vel d’Hiv :
La photographie postée n’a pas grand-chose à voir avec les rafles des 16 et 17 juillet 1942 : il s’agit en réalité d’un cliché montrant des Français soupçonnés de collaboration enfermés au Vel d’Hiv après le Libération. Ce compte Twitter n’est pas le seul à reproduire cette erreur ; il faut noter que les algorithmes de Google images ont longtemps placé cette photographie dans les premiers résultats de recherche à la suite des mots clefs « Rafle du Vel d’Hiv ».
La rectification de cette erreur est-elle seulement l’affaire des historiens préoccupés par l’identification des sources ? En réalité, cette erreur participe à la méconnaissance historique de la rafle du Vel d’Hiv. Comme le montre l’historien Laurent Joly, il existe une seule photographie de la rafle, prise le 16 juillet 1942 à des fins de propagande et pourtant jamais publiée dans la presse. Ce détail n’est pas anodin, il révèle que les autorités allemandes ont interdit la publication des photographies de la rafle, alertées par la désapprobation de la population parisienne.
Un défi pour les enseignants
Ces quelques exemples doivent nous alerter sur l’usage illustratif de la photographie encore trop présent dans l’édition scolaire. Faute de place, les manuels se contentent, le plus souvent, d’une simple légende sans commentaire pour éclairer ou confirmer le cours de l’enseignant.
L’usage des photographies par les historiens a pourtant évolué ces dernières années, considérant désormais celle-ci comme de véritables archives auxquelles doivent s’appliquer les règles élémentaires de la critique des sources. Un tel usage gagnerait certainement à être généralisé dans l’enseignement de l’histoire pour sensibiliser les élèves à la critique documentaire – le plus souvent résumée par la méthode SANDI (Source, Auteur, Nature, Date, Intention). Car, si cette méthode est parfois jugée artificielle par les élèves, elle trouve une justification, pour ainsi dire immédiate, dans la critique de l’archive photographique.
À lire aussi : Quelle éducation aux images à l’heure des réseaux sociaux ?
En effet, le regard porté par les élèves sur l’image photographique change radicalement une fois connue son histoire.
Cette approche documentaire est d’autant plus nécessaire que les élèves et les étudiants s’informent aujourd’hui de plus en plus sur les réseaux sociaux, des réseaux où les photographies sont relayées par des armées de comptes sans scrupules méthodologiques et parfois orientées par des lectures complotistes du passé.
Il faut encore ajouter une autre donnée pour comprendre l’enjeu pédagogique qui attend les enseignants d’histoire dans les années à venir : d’ici 2026, selon un rapport d’Europol, la majorité du contenu disponible sur le web sera généré par l’IA. Cela impliquera probablement la publication de fausses photographies de plus en plus crédibles et sophistiquées, lesquelles tiendront lieu de preuve à des fictions déguisées en histoire.
La prolifération des IA génératives, l’accélération des échanges de photographies inventées, détournées ou décontextualisées constituent un véritable défi pédagogique. Comment enseigner l’histoire aux élèves sans leur transmettre les outils pour affronter la désinformation historique en ligne ? Comment expliquer aux élèves l’environnement numérique dans lequel ils sont immergés (IA, algorithmes, vitalités des images) sans proposer un cours d’histoire qui soit aussi un cours d’histoire numérique ?
Un projet pour lutter contre la viralité de la désinformation historique
Pour répondre à ces défis, l’Encyclopédie d’histoire numérique de l’Europe (EHNE-Sorbonne Université) et les équipes d’informaticiens du CERES-Sorbonne Université élaborent un nouvel outil qui vise autant un public d’enseignants que d’éditeurs et les journalistes : le projet VIRAPIC, une plate-forme numérique dont l’objectif est de repérer les photographies virales (reproduites en ligne à une très grande échelle et/ou sur un laps de temps réduit) lorsque celles-ci sont inventées, détournées ou décontextualisées des évènements historiques qu’elles prétendent illustrer.
L’objectif est double. Il s’agit d’injecter du contenu historique autour des photographies virales (source, légende, commentaire historiques) et d’analyser les viralités numériques des photographiques (Qui les publie ? Sur quels supports ? Avec quelle temporalité ?). Le projet VIRAPIC aborde surtout le problème de la désinformation historique par une approche pragmatique : lutter contre la viralité de la désinformation par le référencement du travail historien sur les moteurs de recherche.
L’originalité de cet outil tient en effet à la possibilité d’agir directement sur les pratiques des internautes grâce au référencement de l’Encyclopédie EHNE dont les pages web apparaissent dans les premiers résultats des moteurs de recherche. Ainsi, les internautes recherchant des photographies pour illustrer les évènements historiques verront apparaître les pages web EHNE/VIRAPIC dans les premiers résultats de recherche comme Google Images.
En constituant une base de référencement des photographies virales, détournées, décontextualisées ou inventées autour d’évènement historiques, le projet VIRAPIC permettra d’accéder rapidement à un contenu historique solide et critique sur les images que les élèves, enseignants ou éditeurs souhaitent publier en ligne ou utiliser en cours.
Science et Société se nourrissent mutuellement et gagnent à converser. La recherche peut s’appuyer sur la participation des citoyens, améliorer leur quotidien ou bien encore éclairer la décision publique. C’est ce que montrent les articles publiés dans notre série « Science et société, un nouveau dialogue », publiée avec le soutien du ministère de l’Enseignement supérieur et de la Recherche.
Mathieu Marly a reçu des financements du CNRS
Gaël Lejeune a reçu des financements de BPI France.