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17.09.2025 à 12:42

D’où viennent le sens de l’équilibre et les vertiges ?

Mathieu Beraneck, Directeur de Recherche CNRS en Neurosciences, Centre national de la recherche scientifique (CNRS), Université Paris Cité, George Washington University

Les vertiges et les troubles de l’équilibre sont un enjeu de santé publique qui nécessite d’investir dans l’enseignement et dans la recherche.
Texte intégral (2791 mots)
Les troubles de l’équilibre et les vertiges touchent de 15 à 30 % de la population, en France. Matt Kirk/Unsplash, CC BY

Avec 15 à 30 % de la population concernée en France, les vertiges et les troubles de l’équilibre sont un enjeu de santé publique qui nécessite d’investir dans l’enseignement et dans la recherche.


Perdre l’équilibre, sentir le sol se dérober, avoir la tête qui tourne, percevoir l’environnement comme instable et mouvant… les troubles de l’équilibre et les vertiges sont très fréquents : ils concerneraient 1 million de patients chaque année en France, touchent entre 15 et 30 % de la population générale avec une prévalence de 85 % chez les personnes âgées de plus de 80 ans, et constituent une source de dépense importante pour les systèmes de santé, estimée à 2 ou 3 % en France par les spécialistes du CNRS.

Que se passe-t-il dans notre cerveau lorsque l’on vacille sans raison apparente, et que même se tenir debout semble si difficile ? Derrière ces sensations se cache un système aussi précis que méconnu : le système vestibulaire, et les organes de l’équilibre nichés dans l’oreille interne. Le cerveau, sans cesse en alerte, utilise ces sensations vestibulaires avec la vision et la proprioception — ces sensations du corps provenant des muscles, tendons, de la peau — pour maintenir l’équilibre et nous orienter dans l’espace, même dans des situations extrêmes : obscurité, transports, apesanteur.

Comment fonctionne le sens de l’équilibre, et surtout que se passe-t-il quand on est pris de vertiges ?

L’équilibre, de l’oreille interne au cerveau

Apparus très tôt dans l’évolution, avant même la cochlée, le système vestibulaire est très conservé chez les vertébrés. Chez l’homme, ses organes sont au nombre de dix : cinq dans chaque oreille !

Trois canaux semi-circulaires détectent les rotations de la tête, alors que deux organes otolithiques détectent les accélérations linéaires et, un peu à la manière d’un fil à plomb, l’orientation par rapport à la gravité. Lorsque nous bougeons la tête, le mouvement stimule des cellules ciliées qui, comme les algues dans la mer, se déplacent conjointement en activant le nerf vestibulaire (nerf VIII, vestibulo-cochléaire), transformant ainsi un mouvement en influx nerveux.

schéma de l’oreille et de l’oreille interne
La structure de l’oreille humaine, avec le système vestibulaire, qui inclut les canaux semi-circulaires et les organes otolithiques, saccule et utricule. Image D. Pickard, traduction B. Guillot

Cette information rejoint le cerveau au niveau du tronc cérébral (qui rassemble de nombreuses fonctions essentielles à la survie, comme la régulation de la respiration, du rythme cardiaque, du sommeil). Les informations issues de l’oreille interne sont importantes pour l’équilibre, mais aussi pour d’autres fonctions réflexes comme la stabilisation du regard et de la posture, et des fonctions plus cognitives comme l’orientation et la perception de son corps dans l’espace, ou encore la navigation, et de manière générale pour la capacité à habiter son corps et à se situer dans un environnement physique, mais aussi social.

Les neurones vestibulaires du tronc cérébral fusionnent les informations vestibulaires à d’autres informations sensorielles visuelles et proprioceptives. Le sens de l’équilibre est donc en fait une fonction « multi-sensorielle » : il est bien plus difficile de tenir debout les yeux fermés, ou pieds nus sur un tapis en mousse. D’autres informations en provenance du cortex, du cervelet, de la moelle épinière viennent également moduler l’activité des neurones vestibulaires et participent donc à créer la sensation de l’équilibre.

animation 3D permettant de visualisé le tronc cérébral
Le tronc cérébral, en rouge, est la partie de l’encéphale relié à la moelle épinière. Life Science Databases (LSDB), Wikipedia, CC BY-SA

Il est aussi intéressant de noter que l’équilibre est un sens « caché ». En effet, l’oreille interne ne crée pas de sensation consciente : on a conscience de voir, d’entendre, de sentir, mais on ne se sent pas en équilibre. L’équilibre est une fonction si essentielle que le cerveau la traite en tâche de fond, de manière réflexe, afin de nous permettre de vaquer à nos occupations sans devoir constamment penser à tenir debout. C’est seulement dans des situations instables que nous prenons conscience de la précarité de notre bipédie : nous avons en fait un sens inconscient de l’équilibre qui devient — si nécessaire — une perception consciente du déséquilibre !


À lire aussi : Proprioception et équilibre : notre « sixième sens » varie d’un individu à l’autre


Comment surviennent les vertiges ?

Les vertiges apparaissent quand le cerveau reçoit des informations discordantes, et n’arrive plus à correctement déterminer si le corps est stable, en mouvement, ou si c’est l’environnement qui bouge.

Au repos, les deux vestibules envoient en permanence au tronc cérébral des signaux équilibrés. Lors de mouvements dans une direction, un côté voit son activité augmentée, et l’autre diminuée. Le cerveau déduit la rotation de cette activation différentielle. Lorsque, du fait d’une pathologie, les vertiges surviennent, les signaux des deux complexes vestibulaires deviennent asymétriques même au repos : ce signal neural erroné conduit donc à une illusion de mouvement, et à des réflexes posturaux générés pour contrebalancer ces sensations vertigineuses.

En fonction des pathologies, les sensations vertigineuses peuvent se révéler très variables. Elles traduisent cependant toujours le fait qu’il existe un déséquilibre qui, provenant de l’oreille interne ou d’une autre partie du système nerveux central, empêche désormais le cerveau de correctement référencer la position et les mouvements du corps dans l’espace.

Avec l’âge, l’ensemble des systèmes impliqués dans l’équilibre perdent en précision : les acuités visuelles et proprioceptives diminuent, ainsi que la force musculaire, et souvent l’activité décroît. À partir de ces informations globalement moins précises, il devient plus difficile pour le cerveau de contrôler la position du corps dans l’espace. Les risques de chute, avec leurs conséquences potentiellement dramatiques, augmentent.

Pour les patients pris de vertiges, quel que soit leur âge, la perte de contrôle est angoissante : se tenir debout ou marcher devient une tâche dangereuse et épuisante.

Une épidémie silencieuse et des obstacles persistants pour la prise en charge

Les causes des vertiges et des troubles de l’équilibre sont variées : pathologies neurologiques (traumatismes, AVC, sclérose en plaques), atteintes de l’oreille interne (vertige positionnel bénin, maladie de Ménière, labyrinthite), du nerf vestibulaire (névrite, neurinome), ou du cortex (migraine vestibulaire). Le diagnostic repose sur l’examen clinique et l’interrogatoire, mais la diversité des causes complique la prise en charge.

La rééducation vestibulaire menée par des kinésithérapeutes spécialisés aide le cerveau à compenser les signaux erronés en s’appuyant sur les informations sensorielles visuelles et proprioceptives (on parle de substitution sensorielle), et sur le contrôle moteur volontaire, restaurant ainsi la confiance dans le mouvement.

En effet, les recherches menées ces dernières années ont montré que lors de mouvements volontaires, le cerveau peut prédire, anticiper les conséquences du mouvement et ce faisant affiner le codage vestibulaire : continuer à bouger et solliciter son corps et son cerveau est donc essentiel pour aider à résoudre les vertiges.

Bien qu’il existe quelques ORL spécialisés et des kinésithérapeutes vestibulaires pour ce type de rééducation, les soignants sont globalement insuffisamment formés aux vertiges, et les centres d’explorations fonctionnelles et de prise en charge spécialisés sont trop peu nombreux, et géographiquement mal répartis. Cette situation conduit souvent à une longue errance diagnostique : plusieurs mois, voire des années, peuvent séparer les premiers symptômes et la prise en charge effective du patient.


À lire aussi : Chutes, rééducation… : la réalité virtuelle au service de l’équilibre ?


Autre difficulté, le vestibule est difficile à observer : les organes vestibulaires, de petite taille, sont logés dans l’os temporal et peu accessibles à l’examen. L’imagerie médicale progresse mais elle reste l’apanage des rares centres spécialisés. D’où un besoin urgent de mieux informer, former, structurer le parcours de soins, et investir dans la recherche et les traitements innovants.

Un besoin de recherche fondamentale et des pistes de recherche prometteuses

Le groupement de recherches CNRS « Vertiges » a réuni pendant dix ans ORL, neurologues, radiologues, kinésithérapeutes et chercheurs pour améliorer la compréhension des pathologies et ainsi la prise en charge des patients. Cette amélioration passera par une meilleure description des mécanismes physiopathologiques : dans la majorité des cas, les causes initiales de la maladie restent en effet inconnues.

Les chercheurs travaillent à la mise au point de modèles comme les organoïdes, des cellules en culture reproduisant certains aspects d’un organe (ici les organes de l’oreille interne) pour des tests pharmacologiques. Ils développent également des modèles animaux qui permettent de comprendre les mécanismes cellulaires et multisensoriels de la compensation vestibulaire, ou de reproduire les maladies génétiques à l’origine de surdités congénitales et de troubles de l’équilibre chez l’enfant, afin de mettre au point de nouvelles options thérapeutiques comme la thérapie génique.

Des initiatives sont également en cours pour pérenniser ces recherches via des regroupements régionaux, comme en Île-de-France le pôle « Paris Vestibulaire », et la mise en place prochaine au niveau national d’un Institut de Recherche sur l’Équilibre et les Vertiges qui poursuivra la dynamique créée au sein de la communauté des soignants, chercheurs et enseignants-chercheurs en otoneurologie vestibulaire.


La « Semaine de l’équilibre et du vertige » (14-21 septembre 2025) sensibilise aux États-Unis, en Europe et au Maghreb à ces pathologies vestibulaires, sous l’impulsion en France d’un Groupement de Recherche du CNRS. L’objectif de cette communauté : mieux soutenir les patients, faire connaître les enjeux scientifiques et médicaux et structurer l’enseignement et la recherche sur le sujet.


Mathieu Béraneck participera à un échange sur le thème « Vertiges, quand le cerveau perd l’équilibre » le samedi 27 septembre, dans le cadre de l’événement scientifique Sur les épaules des géants qui se tient du 25 au 27 septembre au Havre.

The Conversation

Mathieu Beraneck est Directeur de recherche au Centre National de la Recherche Scientifique. Il est responsable d'équipe à l'université Paris Cité, et professeur associé à la George Washington University. Il a reçu pour ses recherches des financements de l'Agence National de la Recherche (ANR), du Centre National d'Etudes Spatiales (CNES), et de l'Université Paris Cité.

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17.09.2025 à 12:22

Impostor syndrome: the cost of being ‘superwoman’ at work and beyond

Zuzanna Staniszewska, Assistant Professor in the Management Department at Kozminski University; Research Associate, ESCP Business School

Géraldine Galindo, Professeur, ESCP Business School

Female leaders are under pressure to excel, professionally and personally, without showing weakness or strain. A milestone in psychology describes a potential consequence.
Texte intégral (1778 mots)

Nowadays, media often celebrate the “girlboss” – the entrepreneur who works 80-hour weeks to build her brand and success – while corporate campaigns show women who “lean in” in the boardroom and maintain flawless family lives. These cultural ideals create the illusion that women in leadership are more empowered than ever. However, our research shows that some of them feel exhausted, constrained by expectations, and pressured to embody an ideal that leaves little space for vulnerability. This tension is linked to a relatively new form of feminism that may not be as empowering as it purports to be.

Neoliberal feminism

The term neoliberal feminism was first introduced by media and cultural studies scholar Catherine Rottenberg in 2013. Rottenberg used it to describe the growing fusion between a form of feminism focused on individual empowerment and the logic of neoliberal rationality, which holds, according to political theorist Wendy Brown, that “all aspects of life should be understood in economic terms”.

This strand of feminism acknowledges the persistence of gender inequalities, particularly in the masculine-dominated world of leadership, but places the responsibility for overcoming them on individual women, urging them to self-optimize and constantly assert their value. But beneath this responsibility lies a new kind of pressure – to not only assert their value to men, but to other women. This pressure doesn’t come from traditional patriarchy, but from internalized bias among women. It fuels what we, combining terms from popular and academic literature, call “superwoman impostor phenomenon” – a sense of not being enough that is caused by conflicting and unrealistic expectations.

To explore this phenomenon, we conducted 20 in-depth interviews between 2022 and 2023 with women in executive roles in France’s luxury sector, a setting that embodies the core expectations of neoliberal femininity: that women should lead, inspire, and look perfect – all within a male-dominated leadership context. We asked our subjects about how they build their personal brands, their daily leadership routines, the kinds of pressures they face, and how they balance professional and personal expectations.

To analyse subjects’ responses, we took a qualitative approach that combined thematic and discourse analysis, using an abductive logic that moved back and forth between data and theory. Thematic analysis helped us identify recurring patterns in participants’ accounts. Discourse analysis placed these narratives in a broader social context. It showed how cultural ideals of femininity and leadership shape the ways women talk about their experiences.

In the preliminary findings of our study, which is currently under peer review, some respondents describe feelings of pride and achievement. Others point instead to fatigue, a sense of isolation, and the pressure to live up to an impossible ideal.

A new version of impostor phenomenon

Impostor phenomenon refers to a persistent feeling of self-doubt: the belief that you don’t really deserve your success. You might attribute your achievements to luck, good timing or the help of others, rather than your own competence.

The term was coined in the late 1970s by psychologists Pauline Clance and Suzanne Imes, based on their work with high-achieving women. Many of the women Clance and Imes interviewed had earned PhDs and held high positions, yet still felt like frauds. They feared they’d been admitted into graduate programmes by mistake, or that their colleagues had somehow overestimated them.

Since then, impostor phenomenon has been widely recognized (and often called “impostor syndrome”). Especially common among women, it typically comes with three parts: feeling like a fraud, fearing discovery, and struggling to believe in personal success, even while working hard to maintain it.

But something has changed. Today, the struggles and fears of women in leadership roles are no longer just about deserving their place, but about being everything at once: a visionary leader, a perfect mother, a supportive partner, an inspiring mentor, a health-conscious marathon runner, a team player who still stands out. What’s striking is that the pressure doesn’t always come from men. More often, women told us, they feared judgement from other women.

Behind what we see as a new version of impostor phenomenon is a growing body of research showing that women’s self-doubt is shaped by intra-gender competition. For instance, academic studies on the idea of the “queen bee phenomenon”, female misogyny, and micro-violence among elite women reveal how women in leadership roles may distance themselves from other women or enforce masculine norms. This is particularly relevant when considering how the internalization of neoliberal femininity transforms impostor phenomenon into something more complex. Promoted in works such as “Lean In. Women, Work, and the Will to Lead”, the 2013 book by former Facebook executive Sheryl Sandberg, neoliberal feminism frames inequality as a problem to be solved through individual empowerment, confidence and self-discipline. As a result, women fear not just being incompetent, but failing to embody the superwoman – ever-competent, ever-ambitious, and ever-in-control – and feel pressure from other women who are also performing and policing the same ideals.

Manifestations of superwoman impostor phenomenon

What makes neoliberal feminism, along with superwoman impostor phenomenon, particularly insidious is that it disguises itself as empowerment. On the surface, “having it all” appears aspirational. But underneath lies chronic exhaustion. Several women we spoke with told us they work late into the night not because it’s expected, but because they feel they have to just to prove themselves. One executive described her early leadership experience in this way: “I didn’t ask for resources, because I wanted to prove I can do it by myself… which was a huge mistake.” This is how the superwoman ideal operates: as a self-imposed manager residing in the mind. One that tells you not only to succeed, but to do so effortlessly, without complaining, asking for help or showing vulnerability.

With regard to internalized intra-gender policing, a key tension we observed concerned motherhood: women returning from maternal leave were judged not by men, but by female managers who questioned their ambition and commitment. One woman said: “I suffered from a kind of discrimination after coming back from maternity leave, but it was with a woman, it was my female manager who said, ‘I came back in three months. If you’re serious, you’ll catch up.’ I felt judged for not bouncing back fast enough.”

The women we spoke with described feeling unsupported by female colleagues, witnessing competition instead of solidarity, and struggling with the weight of doing it all without ever showing vulnerability. As one woman put it: “Women don’t support other women because they are scared… they might lose their position to someone younger or smarter.” Borrowing a term from popular discourse, this is what we are calling the sisterhood dilemma: the internal conflict between wanting to see more women rise to leadership and feeling threatened when they do. It’s not just a failure of solidarity. It’s the byproduct of a scarcity of seats at the top, perfectionism, and the pressure to perform.

A call for new narratives

We can’t fix superwoman impostor phenomenon by teaching women to be more confident, because the issue isn’t a lack of confidence – it’s the impossible standard of always being competent and continually proving one’s value. What needs rethinking is the culture that makes women feel like impostors in the first place. That means recognising we don’t need perfect role models. We need authentic ones.

The conversation needs to shift from “how can women be more confident?” to “why is confidence required in the first place – and who gets to decide what it looks like?” We need workplaces where women can be vulnerable, authentic and visible all at once. As one executive told us, “there is a need for some kind of mask. But what if I want to take it off?”

It’s time we let her.


A weekly e-mail in English featuring expertise from scholars and researchers. It provides an introduction to the diversity of research coming out of the continent and considers some of the key issues facing European countries. Get the newsletter!


The Conversation

Zuzanna Staniszewska is affiliated with Kozminski University and ESCP Business School.

Géraldine Galindo ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

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16.09.2025 à 16:45

Mourir pour divertir : Jean Pormanove et l’économie du sadisme numérique

Marlène Dulaurans, Maître de conférences en sciences de l’information et de la communication, spécialisée en criminologie appliquée au numérique, Université Bordeaux Montaigne

La mort du streamer Jean Pormanove illustre un système où la cruauté est une source de profit. La plateforme Kick n’est pas la seule à diffuser du « trash streaming ».
Texte intégral (1870 mots)
Raphaël Graven, dit Jean Pormanove, en octobre 2022 Narutovie/Wikimédia, CC BY

La mort en direct du streamer Jean Pormanove, en août 2025, illustre un système où la cruauté humaine est convertie en spectacle et se transforme en source de profit. La plateforme Kick, qui hébergeait son émission, n’est pas une exception dans le paysage du « trash streaming ».


Le 18 août 2025, Raphaël Graven, influenceur français connu sous le pseudonyme de Jean Pormanove, est mort en direct après 298 heures de diffusion ininterrompue. Sa chaîne, le Lokal, hébergée sur la plateforme Kick rassemblait près de 193 000 abonnés. Pendant douze jours, ce quadragénaire a enduré des sévices infligés par ses partenaires de live stream devant une audience massive. Bien que l’autopsie ait conclu à une cause médicale, ce drame dépasse le fait divers. Il illustre surtout un système où la cruauté humaine est convertie en spectacle et chaque instant de souffrance se transforme en source de profit.

Les circonstances de la mort de Jean Pormanove, si extrêmes soient-elles, s’inscrivent dans une histoire déjà longue de la violence médiatisée. Dès les années 2000, le phénomène du happy slapping, qui vise à filmer le passage à tabac d’une personne pour l’exhiber ensuite sur les réseaux sociaux, met en scène une véritable théâtralisation de l’agression en ligne (Marlène Dulaurans, 2024). L’acte violent cesse d’être un simple débordement pour devenir une performance destinée à un public.

Comme l’analyse Umberto Eco (2004) à propos de la « carnavalisation » des mœurs, les frontières entre spectacle et réalité s’effacent et les limites de l’outrage sont constamment repoussées. Là où le happy slapping restait à l’époque ponctuel, impulsif et plutôt confiné à des cercles adolescents, le cas Pormanove marque une bascule vers un dispositif beaucoup plus construit et planifié. Cette évolution fait écho à Zygmunt Bauman (2010), pour qui l’exposition répétée à des images de violence conduit à une désensibilisation progressive face à la cruauté. Son stream de 298 heures en constitue l’aboutissement : la violence n’est plus improvisée, mais devient un flux continu de souffrance exploité en contenus médiatiques.

Quand la souffrance rapporte

Cette affaire révèle surtout la naissance d’un marché de la cruauté en ligne, où chaque coup et insulte se traduit par un don, un abonnement ou un « tip », transformant la douleur en revenus. Plus de 36 000 euros ont été récoltés au cours du dernier live stream de Jean Pormanove. Une véritable économie du sadisme numérique s’est enclenchée, reposant essentiellement sur trois piliers : la marchandisation de la vulnérabilité (Jean Pormanove devient un produit), la gamification de la violence (les dons déclenchent des sévices), et la fidélisation de l’audience par l’escalade permanente des sévices infligés.

Les spectateurs ne sont plus de simples voyeurs, mais deviennent dans ce contexte des investisseurs actifs dans la production du morbide. Jacqueline Barus-Michel (2011) soulignait que ces pratiques mêlent « violence, jouissance, voyeurisme et exhibitionnisme ». Dans l’affaire Pormanove, cette combinaison devient ici un modèle d’affaires structuré où chaque émotion négative génère de la valeur marchande et alimente un circuit économique fondé sur la souffrance.

La fiction du consentement

Les deux principaux instigateurs des sévices, identifiés comme « Narutovie » et « Safine », affirment que Jean Pormanove aurait consenti à ces violences, qualifiant leur implication de participation à « une pièce de théâtre géante », avec du « contenu très trash » (RTL, 2025) mais totalement assumé. Cependant son isolement social, sa dépendance financière et la manière dont la culpabilité pouvait lui être imputée (trois éléments caractéristiques de l’emprise, selon Marie-France Hirigoyen [2003]) mettent en lumière un écosystème qui semblait exploiter ces vulnérabilités.

Dans l’affaire Pormanove, ces trois mécanismes se combinent : l’isolement progressif par des streams répétés coupant tout lien avec le monde extérieur ; la dépendance renforcée par des revenus cumulés constituant une part importante des ressources du groupe ; l’inversion de la culpabilité, où les sévices présentés comme du divertissement macabre mais consenti, transfère la responsabilité sur la victime, qui devient « complice » de sa propre exploitation.

Cette dynamique transforme le prétendu consentement en une façade légale qui semble masquer une autre réalité. Dans ce contexte, la victime apparaît comme instrumentalisée. Ses choix et sa dignité semblent conditionnés par la dynamique de groupe, la pression des pairs et l’intérêt économique. L’illusion de libre arbitre peut alors servir de justification aux auteurs des faits pour se déresponsabiliser.

La distanciation comme désinhibition

Cette économie du sadisme prospère grâce à la distanciation que le numérique instaure entre l’acte violent et ses témoins. L’écran fonctionne ici comme un filtre moral qui transforme la souffrance réelle en un divertissement consommable, sans confrontation directe au visage de la victime (Christine Delory-Momberger, 2022).

Cette absence de contact, cette impossibilité de croiser le regard, voire de percevoir la vulnérabilité physique, opèrent une forme de déshumanisation. D’un côté, la victime se trouve réduite à une image sur un écran, privée de sa réalité corporelle et émotionnelle. De l’autre, le spectateur peut exercer sa cruauté par procuration sans assumer la responsabilité morale qu’imposerait une présence physique.

Le voyeurisme se trouve ainsi décomplexé par le dispositif technique. On ne torture plus une personne, on participe à un stream, on ne finance pas des sévices, on soutient un créateur de contenu. Le numérique permet ainsi à des individus ordinaires de devenir les financiers d’actes qu’ils n’oseraient jamais commettre en personne, une nouvelle forme de banalité du mal (Hannah Arendt, 1963).

Kick, l’infrastructure idéale de cette économie du sadisme numérique

La plateforme Kick incarne ce marché de la souffrance en ligne. Fondée en 2022 par les propriétaires de Stake, l’un des sites les plus importants des casinos et jeux d’argent en ligne, elle s’est positionnée comme l’anti-Twitch, misant sur l’absence de modération pour capturer les contenus interdits.

Ses dispositifs techniques (dons directs, compteurs d’audience, mécaniques de surenchères) transforment chaque interaction en incitation à intensifier la violence. Kick encourage ainsi une course vers le fond, cherchant à attirer les créateurs en abaissant ses standards éthiques, et propose des rémunérations plus avantageuses que ses concurrents, parce qu’elle accepte de monétiser ce que les autres refusent de faire.

Kick n’est toutefois pas une exception dans ce paysage de trash streaming. DLive, BitChute, ou encore Rumble, aujourd’hui inaccessible en France, sont autant de plateformes permissives accueillant des contenus tout aussi controversés. Leurs dispositifs monétisés (cryptomonnaie, financements participatifs externes, etc.) transforment également à leur manière les spectateurs en complices économiques de cette violence devenue produit.

Réguler l’irrégulable ?

L’inaction apparente des autorités révèle les limites du Digital Service Act face à cette économie du sadisme numérique. Avec seulement 3,5 millions d’utilisateurs en Europe, Kick reste une plateforme de taille intermédiaire qui échappe aux obligations renforcées imposées aux Very Large Online Plateformes (VLOP) fixées à partir de 45 millions d’utilisateurs. Elle aurait toutefois dû, depuis février 2024, désigner un représentant légal dans l’Union européenne, comme l’exige le DSA pour toutes les plateformes opérant sur le territoire européen. En réalité, nombre d’acteurs de taille moyenne ont longtemps tardé à se conformer à cette règle, profitant d’une zone grise de la régulation.

À cette faille juridique s’ajoutent la complexité technique et la dilution des responsabilités, qui empêchent le système pénal de traiter efficacement un modèle qui marchandise la souffrance. La régulation reste limitée, faute d’avoir conceptualisé cette économie comme un secteur d’activité spécifique nécessitant un cadre juridique plus adapté.

Jusqu’où sommes-nous prêts à aller ?

Cette économie repose sur un cercle vicieux : les plateformes fournissent l’infrastructure technique et prélèvent leur commission, les organisateurs produisent du contenu sadique et en captent les revenus directs, tandis que l’audience finance le spectacle et alimente la surenchère par ses dons et par ses abonnements. Chaque acteur peut se déresponsabiliser, invoquant son rôle limité dans ce mécanisme pervers, alors que tous participent à sa perpétuation.

À la lumière de ces éléments, la mort en direct de Jean Pormanove ne peut être considérée comme un accident. Elle illustre l’aboutissement logique d’un modèle qui transforme méthodiquement la dignité humaine en marchandise. Cette économie du sadisme numérique n’existe que par notre participation. Jean Pormanove est mort pour notre divertissement, dans un système que nous avons collectivement contribué à créer et à entretenir.

The Conversation

Marlène Dulaurans ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

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16.09.2025 à 16:44

Les cargos à voile, une industrie émergente face aux incertitudes politiques

Christian de Perthuis, Professeur d’économie, fondateur de la chaire « Économie du climat », Université Paris Dauphine – PSL

Et si la propulsion vélique revenait en force pour décarboner le fret maritime ? La filière doit franchir le cap industriel, dans un contexte politique à haut risque.
Texte intégral (2610 mots)
Le _France II_ est un navire marchand français, lancé en 1911, équipé de cinq mâts et de deux moteurs. Le vent était utilisé comme source de propulsion principale, et les moteurs thermiques en appoint. Georges Clerc-Rampal

L’utilisation du vent pour déplacer les navires est un levier sous-estimé de décarbonation du transport maritime. Malgré des débuts prometteurs en Europe, l’émergence de cette nouvelle industrie risque d’être contrariée par les menaces américaines qui pèsent sur les projets de régulation de l’Organisation maritime internationale.


L’usage du vent comme énergie d’appoint est une piste prometteuse pour accélérer la décarbonation du transport maritime sans attendre la mise au point de carburants alternatifs aux énergies fossiles, coûteux à produire. C’est pourquoi le marché de la propulsion vélique assistée connaît actuellement un renouveau.

On pourrait aller plus loin, avec la propulsion vélique principale, où le moteur du navire n’est plus utilisé que pour les manœuvres dans les ports ou pour raison de sécurité ou de ponctualité. Les gains de CO2 changent alors d’échelle, atteignant de 80 à 90 %. La neutralité carbone peut alors être atteinte si le moteur annexe utilise une énergie décarbonée.

Cette approche a d’autres avantages : d’autres nuisances, comme le bruit sous-marin et les dégâts provoqués par le mouvement des hélices, sont également réduites ou éliminées. Les cargos à voile de l’ère moderne sont ainsi susceptibles de contribuer à une mue en profondeur des transports maritimes.

L’Organisation maritime internationale (OMI) doit, à l’occasion d’une réunion qui se tient du 14 au 17 octobre 2025 à Londres, entériner un projet d’accord de décarbonation des flottes et de tarification carbone. Mais les États-Unis s’opposent à cette décision et menacent de représailles commerciales les pays qui appliqueraient ces régulations aux navires de commerce.


À lire aussi : Le vent, un allié pour décarboner le transport maritime


De l’artisanat à l’industrie, bienvenue dans l’ère moderne des cargos à voile

Les pionniers du cargo à voile ont démarré petit, d’abord à l’échelle artisanale. Dans des années 2010, les fondateurs de la société TOWT ont affrété de vieux gréements pour faire traverser l’Atlantique à des denrées coûteuses (rhums, épices…). Le Grain de Sail 1, lancé en 2020 par l’entreprise du même nom, a une capacité d’emport de 50 tonnes.

Cela reste limité, quand certains porte-conteneurs peuvent déplacer jusqu’à 300 000 tonnes. La filière est toutefois en train de basculer à l’échelle industrielle. Les cargos de la flotte de TOWT peuvent emporter aujourd’hui de 1 000 à 1 100 tonnes de marchandises.

En haut, les cargos Anemos et Grain the Sail 2 lors de leur première traversée vers New York (2024). En bas, les premiers essais en mer du Neoliner Origin (été 2025) et la maquette du roulier OceanBird. Fourni par l'auteur

Le Grain de Sail 3 – dont le lancement est prévu pour 2027 – aura une capacité de 2 800 tonnes. Le roulier (navire capable de charger et décharger sa cargaison par roulage de véhicules) Neoliner Origine, en cours de test par la société Neoline, pourra en transporter près du double. L’OceanBird, développé par des opérateurs suédois, promet de son côté d’embarquer 7 000 véhicules.

L’innovation plutôt que la course au gigantisme

Le secteur n’est pourtant pas à l’aube d’une course au gigantisme, similaire à celle menée par les porte-conteneurs, vraquiers et autres tankers géants. L’industrialisation de la navigation à voile repose avant tout sur une myriade d’innovations qui préfigurent une reconfiguration de l’activité.

Au plan technique, il s’agit d’abord de capter au mieux l’énergie du vent. De nombreuses innovations sont issues du monde de la compétition, à l’image de la flotte de trimarans cargos que la compagnie Vela compte déployer à partir de 2026.

L’efficacité des cargos à voile doit également beaucoup aux progrès de la science du routage, qui optimise les routes au gré des caprices des vents.

Autre innovation cruciale : le couplage du vent à une autre source d’énergie décarbonée, à l’instar du projet de porte-conteneurs de la société Veer, qui associe la voile à de l’électricité fournie par de l’hydrogène vert.

Les cargos à voile ne visent pas la vitesse, mais la ponctualité. La vitesse de croisière en propulsion vélique principale est moitié moindre que celle des géants actuels des mers. La taille plus modeste des navires permet cependant d’utiliser des ports secondaires plus proches des destinations. Ces trajets dits « point à point » réduisent les temps d’attente devant les ports, le nombre des transbordements nécessaires ainsi que l’empreinte carbone totale des opérations de fret.

Les cargos à voile permettent d’ailleurs d’exploiter des lignes difficiles à exploiter à l’heure actuelle par les flottes actuelles. La compagnie Windcoop ambitionne ainsi d’ouvrir la première ligne régulière de fret entre l’Europe et Madagascar, libérant l’île des contraintes de transbordement. L’usage du vent pourrait également donner une seconde vie au cabotage (transport sur de courtes distances), à l’image du projet le Caboteur des îles à Belle-Île-en-Mer (Morbihan).

Expérimentation grandeur nature de cabotage en baie de Quiberon (Morbihan) menées avec Grain de Sail. Citoyens Financeurs

L’industrialisation du transport vélique génère enfin nombre d’innovations socioéconomiques. Activité hautement capitalistique, le transport vélique exige des apports élevés en capital. Pour des sociétés comme Windcoop ou TOWT, le recours au financement participatif a facilité les levées de fonds et renforcé l’adhésion citoyenne.

Enfin, l’usage de la voile est attractif. Cela facilite le recrutement d’équipages qualifiés et peut séduire les croisiéristes d’un nouveau type. En effet, bon nombre de cargos à voile disposent de cabines pour faire partager à des touristes d’un nouveau genre l’expérience du voyage.


À lire aussi : Des voiliers-cargos pour réimaginer le transport de marchandises


Les sentiers risqués de la « vallée de la mort »

La propulsion vélique est une industrie naissante : on décompte aujourd’hui 36 équipementiers recensés par l’association Wind Ship et 90 armateurs engagés et l’exploitation ou la construction de plus de 100 navires dans le monde.

L’Europe y occupe une place prépondérante, avec quelques concurrents asiatiques progressant rapidement. Fort bien positionnée, la France aligne 14 équipementiers, trois usines sur son territoire et la première flotte de cargos véliques au monde.

Mais le chemin de l’industrie du transport vélique n’en demeure pas moins semé d’embûches. Cette industrie aborde un tournant décisif, baptisé « vallée de la mort » par les économistes. Il s’agit de passer de l’innovation visionnaire à l’échelle industrielle.

Pour traverser cette vallée, il faut parvenir à baisser les coûts. Cela implique d’investir dans un changement d’échelle de production et d’élargir les débouchés commerciaux. Or, cette transition s’opère rarement de façon spontanée, car ce passage remet en cause les positions des acteurs historiques.

Ainsi, une cause récurrente de mortalité des innovations est l’inadéquation des soutiens publics lors des premières étapes du parcours, comme l’a illustré l’élimination des leaders européens et japonais du photovoltaïque.

C’est donc maintenant que se joue l’avenir du transport vélique. Il repose avant tout sur l’écosystème des acteurs qui y croient et investissent dans son avenir. Il dépend également des choix politiques, dans un contexte incertain.


À lire aussi : D’où viennent les innovations ?


L’Organisation maritime internationale sous le coup d’une offensive trumpienne

À l’échelle européenne, l’inclusion du transport maritime dans le système d’échanges de quotas est un levier important pour l'équilibre économique de la propulsion vélique qui repose sur la gratuité du vent. Cette inclusion, encore partielle, doit être menée à son terme.

Deux leviers supplémentaires pourraient accélérer son déploiement :

  • flécher une partie du produit des enchères du système de quotas de CO₂ vers un fonds consacré au transport vélique,

  • ou encore, utiliser la commande publique pour favoriser les produits utilisant ce mode de transport.

En France, l’utilisation de la commande publique, figurant dans le Pacte vélique cosigné par l’État et par les acteurs de la filière en 2024, est restée embryonnaire, avec une seule opération au profit de la voile gonflable développée par Michelin.

Par ailleurs, le dispositif de suramortissement fiscal pour faciliter les investissements est fragilisé par le contexte budgétaire du pays, de même que l’utilisation de garanties publiques. Une loi transpartisane – ce n’est pas vraiment dans l’air du temps – serait l’outil approprié pour sécuriser le dispositif, au moment où l’Organisation maritime internationale (OMI) subit une offensive américaine.

En octobre 2025, le comité spécialisé de l’OMI doit entériner le projet d’accord sur la décarbonation des flottes et la tarification carbone. Les États-Unis s’opposent à cette décision et menacent de représailles commerciales les pays qui appliqueraient ces régulations aux navires de commerce. Un tel retour au statu quo antérieur serait un mauvais coup porté à la décarbonation du transport maritime.

Les États-Unis parviendront-ils à leur fin en mobilisant les forces politiques et économiques hostiles à la transition bas carbone ? Réponse le 17 octobre prochain, au siège de l’OMI, à Londres.

The Conversation

Christian de Perthuis ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

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16.09.2025 à 16:43

Écouter de la musique en français : des attachements bien particuliers

Jean-Samuel Beuscart, Professeur de sociologie, Sciences Po

Romuald Jamet, professeur agrégé en sociologie de la culture (économie, politique), Institut national de la recherche scientifique (INRS)

La musique francophone conserve une place unique dans les pratiques d’écoute, selon une recherche franco-québécoise qui en dévoile les usages émotionnels, sociaux et contextuels.
Texte intégral (1534 mots)
De la variété aux refrains de soirée en passant par le punk, la musique francophone garde une place singulière dans nos vies. Gallery 73/Shutterstock

On n’écoute pas de la musique en français comme on écoute de la musique en langue étrangère : souvenirs, émotions, proximité liée à une compréhension instantanée des paroles… Tour d’horizon des spécificités et des contextes d’écoute de notre chère (ou parfois boudée) musique francophone.


En France, tout le monde ou presque écoute de la musique en français : 79 % des personnes interrogées disent en écouter régulièrement. Selon la même étude d’Ipsos (2023), pour 27 % des Français, la « chanson ou variété française » est même le genre musical favori et, pour 67 % d’entre eux, il s’agit de l’un des cinq genres préférés. La pratique est assez uniformément répandue entre les sexes (83 % des femmes et 74 % des hommes) et les milieux sociaux (81 % des ouvriers, 85 % des employés, 77 % des cadres). En ce qui concerne les tranches d’âge, 77 % des 25-39 ans écoutent de la chanson ou variété française, contre 85 % des plus de 65 ans. Seuls les moins de 25 ans déclarent significativement moins en écouter, mais l’effet serait sans doute compensé par la prise en compte du rap français.

Les personnes que nous avons rencontrées dans notre enquête menée en 2024 reflètent ces ordres de grandeur. Elles déclarent, à parts à peu près égales, soit écouter principalement de la musique en français (le plus souvent, du rap français ou de la chanson française), ou alors écouter indifféremment de la musique en français ou en anglais, ou enfin écouter principalement de la musique internationale. Dans ce dernier cas, s’y ajoute souvent l’expression d’un rejet pour l’une des formes de la musique en français, rap ou variété.

Du point de vue des usages sur les plateformes de streaming musical, on ne constate guère de différence dans les façons de traiter les musiques francophones et internationales. Elles sont, de manière équivalente, recherchées et archivées dans des playlists, écoutées via les suggestions algorithmiques, explorées sur les pages d’artistes, etc. Mais il existe des attachements spécifiques à la musique francophone, qui donnent aux morceaux en français une place particulière dans l’expérience musicale.

Une bande-son de l’enfance ?

La musique en français occupe toujours une place spécifique dans l’expérience et l’histoire musicale des auditeurs et auditrices rencontrés durant l’enquête. Elle est décrite en premier lieu comme la musique de la prime enfance ou de l’adolescence, que l’on connaît encore par cœur, que l’on ré-écoute à l’occasion avec un plaisir plus ou moins assumé (selon l’âge des interviewés sont mentionnés Jenifer, Lorie, Les Négresses Vertes, Louise Attaque, Sexion d’Assaut…). C’est aussi la musique des parents ou des grands-parents (Patricia Kaas, Julien Clerc, Charles Aznavour, Jean-Jacques Goldman…), présentée comme repoussoir ou madeleine de Proust, selon les trajectoires biographiques. La musique francophone est enfin la musique environnante, celle des lieux publics, des radios musicales, de l’écoute collective au travail, des soirées, qu’on ne choisit pas mais qu’on apprécie souvent.

Émotions « augmentées » en VF

Qu’elle occupe ou non une place importante dans leurs goûts musicaux, auditrices et auditeurs font des usages spécifiques de la musique en français : de manière triviale, mais décisive, on en comprend facilement les paroles. Dans l’écoute en français, la compréhension du texte est plus immédiate et les mots sont une composante importante de l’expérience musicale : on « fait plus attention aux paroles », on « s’y retrouve », « quelques mots nous ont frappé », « des phrases sont touchantes », « on comprend donc c’est plus facile de bien aimer ».

Plusieurs amateurs ajoutent qu’il est plus aisé de ressentir une forme de proximité avec les artistes français, que les expériences qu’ils relatent dans leurs chansons sont plus proches de celles vécues :

« JuL, c’est quelqu’un qui me correspond, même si on a des vies différentes, j’imagine. »

Il est plus facile de se renseigner sur la vie des artistes français, de s’y comparer, mais aussi de les voir en concert, de les suivre tout au long de leur évolution, qu’il s’agisse de JuL, Téléphone ou Stupeflip. Les auditeurs et auditrices construisent des attachements spécifiques fondés sur la résonance de leurs expériences.

Enfin, qu’elle occupe ou non une place importante dans leurs écoutes quotidiennes, la musique en français est considérée comme plus propice à la production ou l’accompagnement d’émotions, les paroles jouant un rôle important dans la formulation et la canalisation des sentiments. Il s’agit d’accompagner des moments mélancoliques, « C’est mieux quand j’ai plus envie de ressentir des émotions fortes » ; d’une chanson d’Indochine dont quelques mots cristallisent les émotions ressenties pendant un deuil, ou encore de chansons de Serge Reggiani accompagnant la maladie d’un parent ; d’un « retour au punk français » pour exprimer la colère ressentie pendant le confinement ; plus généralement de musiques « qui vous portent pendant un moment ». Dans ces contextes, les paroles immédiatement compréhensibles jouent un rôle important dans la mise en mouvement des émotions. Il ne s’agit pas de dire que les musiques internationales ne jouent pas de tels rôles émotionnels ou identitaires ; mais, pour la majorité des auditeurs qui comprennent le français beaucoup mieux l’anglais ou d’autres langues, l’écoute de chansons en français rend possible des émotions spécifiques.

Chanter en conduisant

Les travaux sur la numérisation de la musique ont montré qu’elle favorise la « backgroundisation » de l’écoute, la musique étant susceptible d’accompagner la quasi-totalité des activités quotidiennes.

De ce point de vue, la musique francophone est considérée comme plus ou moins adaptée selon les contextes. Elle est jugée appropriée aux routines domestiques (ménage, cuisine…) auxquelles elle vient ajouter de l’entrain, en incitant à reconnaître ou fredonner les paroles. Elle est plébiscitée dans les situations de travail en col bleu, boulangerie, garage ou atelier, car susceptible d’être support d’échanges.

En revanche, elle est unanimement proscrite du travail en col blanc, du travail sur ordinateur ou des situations de travail scolaire (lectures, préparation d’examen) nécessitant une forme de concentration excluant le français : la reconnaissance des paroles perturberait alors l’activité en cours, faisant « sortir de la bulle » ou « décrocher ».

Inversement, la musique en français jouit d’une certaine préférence au volant, permettant tout à la fois de se concentrer sur la conduite que d’investir les paroles en les écoutant attentivement ou en les chantant, y compris « les répertoires plus kitch », « les goûts non-avoués ». Associée aux moments festifs, faite pour être chantée en chœur et participer à une liesse commune, elle est cependant moins mobilisée quand il s’agit de converser entre amis, celle-ci pouvant interférer, justement, de par sa compréhension trop immédiate, forçant l’oreille à se détourner de la conversation.

La musique en français bénéficie ainsi d’une place singulière dans l’oreille de la majeure partie des auditeurs et auditrices. Qu’elle soit appréciée ou non, elle est l’objet d’usages et d’affections spécifiques que les modes d’écoutes contemporains ne semblent pas avoir encore bousculés, tout du moins en France.

The Conversation

Jean-Samuel Beuscart a reçu des financements du Ministère de la Culture et de la Communication dans le cadre de cette recherche.

Romuald Jamet a reçu des financements de Ministère de la Culture et des communications du Québec dans le cadre de cette recherche.

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16.09.2025 à 16:41

Les internats scolaires, déclin ou renouveau ?

Bruno Poucet, Professeur émérite des universités en histoire de l'éducation, CAREF, Université de Picardie Jules Verne (UPJV)

S’ils ont longtemps été la norme de scolarisation des lycéens, les internats ne rassemblent plus que 3 % des élèves de l’enseignement secondaire aujourd’hui.
Texte intégral (1615 mots)

Ils ne rassemblent plus aujourd’hui que 3 % des élèves dans l’enseignement secondaire. Pourtant, les internats ont longtemps été la norme de scolarisation des lycéens. Retour sur leur histoire et leur place dans les politiques éducatives actuelles.


Au centre du système scolaire depuis la création des lycées jusque dans les années 1960, les internats ont ensuite connu un déclin régulier de leurs effectifs. Mais au tournant des années 2000 s’est amorcée une politique de revalorisation de ces établissements, suivie de la création dans les années 2010 et 2020 de dispositifs consacrés à la lutte contre le décrochage, entre internats d’excellence et internats tremplins.

Quels sont les résultats de ces politiques ? Combien d’élèves suivent-ils désormais des études en pension complète ? Quels projets éducatifs les internats ont-ils véhiculés au fil du temps ?

Internat et enseignement secondaire

Si on se limite à la création des lycées de garçons en 1802 et des établissements privés en 1850 (loi Falloux), on peut dire qu’un établissement secondaire comporte toujours un internat au XIXe siècle. Un lycéen est alors d’abord un interne. Ce n’est pas le cas dans les lycées publics de jeunes filles, créés à partir de 1880 : les élèves ne sont pas hébergées sur place mais dans des pensions. Dans les établissements gérés par des congrégations, en revanche, elles sont internes, comme leurs homologues masculins. Aucun de ces établissements n’est mixte et tous disposent d’un personnel correspondant au sexe des élèves.

La vie dans ces établissements est assez rude : le chauffage, lorsqu’il existe, est rudimentaire, l’eau pour les ablutions est souvent froide et l’hygiène relative, la nourriture peu appétissante, la discipline quasi militaire. Dans des dortoirs immenses, la promiscuité et l’absence d’intimité sont totales. Le régime est spartiate : on est là pour étudier, peu de distractions existent hormis la cour de récréation ou la promenade du jeudi après après-midi. Ajoutons que dans la plupart des établissements, on ne retourne dans les familles que pendant les vacances, avec parfois une sortie possible le dimanche.

Ce régime perdure jusque dans les années 1960 : réservés à une minorité aristocratique ou bourgeoise, les internats des établissements secondaires restent des institutions fréquentées, faute des moyens de transport et parce que ces parents croient au bienfait de l’encadrement éducatif étroit. Mais aussi, tout simplement parce qu’ils ont l’habitude de confier l’éducation de leurs enfants à des tiers. Or, les choses évoluent rapidement dans les années 1960.

L’internat en déclin

La massification et la démocratisation du système éducatif à partir des années 1960 (scolarité obligatoire jusqu’à 16 ans à partir de 1967, accès massif aux différents lycées à partir des années 1990), la création d’établissements secondaires proches du domicile, l’urbanisation croissante, engendrent une réduction rapide du nombre d’élèves internes dans les établissements publics, puis dans les établissements privés sous contrat.

Le nombre de collèges a en effet doublé entre 1960 et 2016, le nombre de lycées a augmenté, de son côté, de 20 %. Les transports scolaires se sont multipliés, facilitant ainsi l’accès aux établissements. La volonté des parents d’éduquer eux-mêmes leurs enfants et de moins déléguer, le coût, enfin, pour les familles, contribuent à délaisser progressivement les internats.

En 1960, selon les chiffres du ministère, 22 %, des élèves du second degré étaient internes dans le public, en 2024, ils sont 3,3 % (soit 183 900 élèves). En revanche, le nombre de demi-pensionnaires a augmenté considérablement (+13,2 % depuis 1994). Il y a des disparités selon les établissements et les lieux de leur implantation. L’internat est-il voué à la disparition ?

Vers un renouveau de l’internat ?

Actuellement, le taux d’occupation des internats est loin de remplir les capacités disponibles, mais ne décline plus. Tous établissements publics confondus, 51 000 places étaient vacantes en 2022-2023.

Il y a une trentaine d’années, le ministère s’est interrogé sur les objectifs à mener afin de revaloriser l’internat ou du moins d’arrêter son déclin. En 1999, la nouvelle politique est impulsée par le ministre Jack Lang puis par Jean-Louis Borloo, en 2005. Les internats sont rénovés, les grands dortoirs supprimés, des chambres individuelles ou à quelques élèves sont créés, la nourriture est améliorée, la mixité fait son entrée.

La vie scolaire, avec un personnel spécialisé et formé, prend désormais en charge les élèves et les encadre de façon souple, en étant attentive aux problèmes que certains rencontrent et en les aidant dans leurs apprentissages. Les élèves quittent, sauf exception, le lycée chaque semaine, des sorties individuelles sont autorisées et des activités culturelles ou sportives, parfois spirituelles dans certains établissements privés, sont organisées.

Par ailleurs, un nouveau type d’élèves est visé dans les établissements publics. Il s’agit de mieux encadrer les jeunes défavorisés, et d’aider à leur promotion, à leur réussite. Ainsi, la circulaire interministérielle du 28 mai 2009 créée des internats d’excellence destinés aux élèves de milieux défavorisés volontaires, mais faisant preuve de réelles capacités intellectuelles. Le premier ouvre à Sourdun (Seine-et-Marne), dans l’académie de Créteil. L’encadrement est renforcé, des activités sportives et culturelles sont organisées. Avec la loi sur la refondation de l’école de la République, en 2013, un accent différent est mis, ils deviennent des internats de la réussite pour tous et visent ainsi à réduire les inégalités sociales et territoriales.

Rentrée dans un internat d’excellence (académie d’Amiens, 2024).

Par ailleurs, par une circulaire du 29 juin 2010, des internats très spécifiques sont créés : ils visent à la réinsertion scolaire d’élèves polyexclus (au moins de deux collèges), voire délinquants : ce sont les établissements de réinsertion scolaire (ERS) : 2 000 élèves seraient potentiellement concernés. Un partenariat avec la Protection judiciaire de la jeunesse est organisé.

En 2019, un plan Internats du XXIe siècle, dans le cadre de l’école de la Confiance est décidé : il est prévu de créer en 2023, 240 internats à projets et d’accueillir 13 000 jeunes dans trois types de structure : les internats d’excellence déjà existants, les résidences à thèmes, dans les zones rurales et de montagnes, les internats des campus des métiers et des qualifications, pour les élèves de la voie professionnelle.

Enfin, en 2021 sont créés huit internats tremplins afin de prendre en charge une centaine de collégiens en situation de décrochage scolaire.

Force est donc de constater que l’on a désormais une diversité de formes possibles d’internats qui deviennent un instrument en matière de politique éducative, afin de faire face aux difficultés de l’école, même s’il n’y a pas de solution miracle en la matière.

Quel bilan ?

Une évaluation récente de la direction de l’évaluation du ministère (DEPP) conclut que

« l’internat propose, en moyenne sur l’ensemble des lycéens, des conditions d’hébergement globalement satisfaisantes (..). Les élèves internes réussissent aussi bien que les autres élèves, voire un peu mieux en lycée professionnel et dans les établissements régionaux d’éducation adaptée (EREA) dans la mesure où la continuité scolaire est mieux assurée ».

En revanche, les internats de réinsertion scolaire n’ont guère donné de résultats probants dans la mesure où ils peuvent, au contraire de ce qui est recherché, devenir une quasi-école de délinquance. Par ailleurs, un autre défi est à prendre en compte : celui de la baisse démographique. Ainsi, l’internat, en dépit des politiques éducatives menées, est certes peu développé, mais il s’est maintenu en changeant en grande partie de fonction.

The Conversation

Bruno Poucet ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

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