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16.09.2025 à 15:18
Suprématie du dollar : les tarifs douaniers de Trump sur l’Inde pourraient la fragiliser
Texte intégral (1528 mots)
Au-delà de l’économie, la politique tarifaire de Donald Trump s’affirme comme un levier de diplomatie aux répercussions géopolitiques considérables. L’imposition de droits de douane de 50 % à l’Inde, alliée stratégique des États-Unis au sein du Quad, le dialogue quadrilatéral pour la sécurité, menace non seulement les échanges bilatéraux, mais risque aussi de rapprocher New Delhi de la Russie et de la Chine, de renforcer la cohésion des BRICS+ et de fragiliser la primauté du dollar sur la scène mondiale.
La politique tarifaire de Donald Trump semble être devenue autant un outil de politique étrangère qu’une stratégie économique. Mais la décision de l’administration d’imposer des droits de douane de 50 % à l’Inde, un allié clé des États-Unis dans le cadre du dialogue quadrilatéral pour la sécurité (surnommé en anglais, le Quad) – le groupe de coopération militaire et diplomatique informelle entre les États-Unis, l’Inde, le Japon et l’Australie – pourrait avoir des répercussions importantes, non seulement sur le commerce international, mais aussi sur la géopolitique mondiale.
La justification américaine de cette hausse des droits de douane est avant tout politique. La Maison Blanche affirme que l’Inde a tiré profit de l’achat et de la revente de pétrole russe, au mépris des sanctions imposées après l’invasion de l’Ukraine en 2022. Cela a aidé la Russie à surmonter les effets des sanctions et à continuer de financer sa guerre en Ukraine.
Il est évident que la politique tarifaire et les déclarations récentes de Washington et de New Delhi ont gravement détérioré une relation bilatérale encore naissante. À tel point que le premier ministre indien, Narendra Modi, a refusé de répondre aux appels téléphoniques de Trump. De son côté, Trump ne prévoit plus de se rendre en Inde pour le sommet du Quad prévu plus tard dans l’année.
Le premier ministre indien, Narendra Modi, a participé au sommet de l’Organisation de coopération de Shanghai (OCS) à Tianjin, en Chine, du 31 août au 1er septembre, en compagnie du président russe Vladimir Poutine. Les trois dirigeants ont été photographiés ensemble en pleine discussion cordiale et M. Modi a rencontré séparément MM. Xi et Poutine en marge du sommet, présenté comme une alternative à l’ordre hégémonique dominé par les États-Unis.
Il apparaît désormais évident que la hausse des droits de douane américains ne détournera pas l’Inde de ses achats de pétrole russe. Bien au contraire, Modi a confirmé la volonté de son pays non seulement de maintenir ces importations, mais aussi de les accroître.
Rien d’étonnant à cela : la posture de l’Inde à l’égard de la Russie, en tant qu’importateur net de pétrole brut, relève moins d’une ambition géopolitique d’envergure que d’une nécessité économique concrète, celle de maîtriser l’inflation.
Sur le plan énergétique, l’Inde reste très dépendante des importations, et sa population — majoritairement pauvre et vulnérable — a besoin de prix stables et abordables. Aucune pression venue des États-Unis ou de leurs alliés du G7 ne saurait modifier cette réalité économique fondamentale.
Le revers américain fait le jeu de Moscou
L’instauration des droits de douane américains risque de réduire les exportations indiennes de vêtements et de chaussures vers les États-Unis, les grandes marques occidentales se tournant vers des fournisseurs moins coûteux dans d’autres pays. Une telle dynamique se traduirait par une augmentation des prix pour les consommateurs américains.
Cependant, l’impact sur les fournisseurs indiens devrait rester limité, la demande mondiale en vêtements et chaussures demeurant très élevée. Ils pourraient aisément se tourner vers d’autres marchés.
Les pierres précieuses représentent un autre pilier des exportations indiennes, où le pays détient une position dominante à l’échelle mondiale. Les droits de douane américains ne devraient pas modifier sensiblement cette situation, l’Inde disposant de nombreux débouchés à l’exportation, bien que les États-Unis figurent parmi ses principaux clients.
Le renforcement des échanges commerciaux entre l’Inde et la Russie devrait favoriser de nouvelles opportunités d’investissements réciproques. Pour la Russie, la conjoncture économique pourrait globalement s’améliorer à la suite de ces droits de douane. L’Inde a d’ailleurs laissé entendre qu’elle augmenterait probablement ses importations de pétrole, tandis que la Russie profiterait d’achats de vêtements et de chaussures à prix compétitifs en provenance d’Inde, les fournisseurs indiens cherchant à rediriger leurs exportations vers de nouveaux débouchés.
Le renforcement des relations économiques avec l’Inde, qui ambitionne de porter les échanges bilatéraux à 100 milliards de dollars américains (92 milliards d’euros) d’ici 2030, offrira à la Russie un important marché alternatif à la Chine pour écouler ses produits. Elle y gagnera également un fournisseur majeur de biens de consommation, habituellement importés, contribuant ainsi à maintenir des prix abordables pour les ménages russes.
La fin de la primauté du dollar américain ?
L’Occident court le risque que, si les tensions tarifaires se traduisent par des sanctions financières plus strictes, les investissements indiens se détournent des États-Unis et des pays du G7 au profit de la Russie et de la Chine. Les investisseurs indiens sont actuellement très présents dans les secteurs de l’automobile, de la pharmacie, des technologies de l’information et des télécommunications en Occident, mais ces flux pourraient être redirigés vers d’autres marchés.
On observe de plus en plus de signes d’une cohésion renforcée, non seulement au sein de l’OCS, mais également au sein du groupe des BRICS+, qui regroupe un nombre croissant de nations commerçantes. Initialement composé des membres fondateurs – le Brésil, la Russie, l’Inde, la Chine et l’Afrique du Sud – le groupe s’est récemment élargi pour inclure l’Égypte, l’Éthiopie, l’Iran, l’Indonésie et les Émirats arabes unis.
Ces économies en pleine croissance s’efforcent déjà de mettre en place des mécanismes techniques pour les investissements mutuels et les règlements commerciaux dans leurs monnaies locales plutôt qu’en dollars américains.
Les chocs commerciaux mondiaux provoqués par l’imposition de droits de douane par les États-Unis ont entraîné une baisse à court terme de la valeur du dollar américain. Si cette dépréciation reste modeste d’un point de vue historique, elle masque néanmoins un risque plus important à long terme.
Le problème ne concerne pas les transactions commerciales, qui ne constituent qu’une part marginale des opérations en dollars. Les risques à long terme résident plutôt dans une possible diminution du rôle du dollar dans la gestion d’actifs, l’investissement, les activités financières et les réserves internationales.
En particulier, le rôle quasi exclusif du dollar comme monnaie de réserve pour les pays du BRICS et du Sud est aujourd’hui menacé.
Toute politique susceptible de remettre en cause ce statut mettrait en danger la prospérité et la sécurité des États-Unis. Le problème, c’est que toute orientation financière ou commerciale rapprochant les principaux partenaires commerciaux américains de la Russie et de la Chine aurait précisément cet effet.

Sambit Bhattacharyya bénéficie d'un financement de UK Research and Innovation, du Conseil de recherche économique et sociale, du Conseil australien de la recherche et du Conseil européen de la recherche.
16.09.2025 à 14:14
What babies’ cries really tell us – and why maternal instinct is a myth
Texte intégral (2261 mots)
The sound slices through the quiet of the night: a muffled sob, then a hiccup, quickly escalating into a high-pitched, frantic wail. For any parent or caregiver, this is a familiar, urgent call to action. But what is it a call for? Is the baby hungry? In pain? Lonely? Or simply uncomfortable? For generations, we’ve been told that understanding this primal language is a matter of intuition, a “maternal instinct” that allows a mother to divine her child’s needs. Society often reinforces this idea, creating an elite class of quasi-psychic super-parents who seem to know everything, and leaving many others feeling inadequate and guilty when they can’t immediately decipher the message.
As a bioacoustics researcher, I have spent years studying the communication of animals – from the soft calls of crocodile nestlings synchronizing their hatching and pushing the parent to dig the nest, to the calls of zebra finches allowing mate recognition. I was surprised to discover, upon turning my attention to our own species, that the cries of human babies hold as much, if not more, mystery. My colleagues and I have spent over a decade applying the tools of acoustic analysis, psycho-acoustic experiments and neuro-imagery to this intimate world. Our findings, detailed in my book, The intimate world of babies’ cries, challenge many of our most cherished beliefs and offer a new, evidence-based framework for understanding this fundamental form of human communication.
The first and perhaps most important thing to know is this: you cannot tell why your baby is crying just from the sound of the cry alone.
Busting the ‘language of cries’ myth
Many parents feel immense pressure to become “cry experts”, and an entire industry has sprung up to capitalise on this anxiety. There are apps, devices, and expensive training programmes all promising to translate cries into specific needs: “I’m hungry,” “change my diaper,” “I’m tired.” Our research, however, shows these claims are baseless.
To test this scientifically, we undertook a large-scale study. We placed automatic recorders in the rooms of 24 babies, recording them continuously for two days at a time at several ages during their first four months of life. This resulted in an enormous dataset of 3,600 hours of recordings containing nearly 40,000 cry “syllables”. The dedicated parents carefully logged the action that successfully soothed the baby, giving us a “cause” for each cry: hunger (soothed by a bottle), discomfort (soothed by a diaper change), or isolation (soothed by being held). We then used machine learning algorithms, training an artificial intelligence on the acoustic properties of these thousands of cries to see if it could learn to identify the cause. If there was a distinct “hunger cry” or “discomfort cry”, the AI should have been able to detect it.
The result was a resounding failure. The AI’s success rate was only 36% – barely above the 33% it would get by pure chance. To ensure this wasn’t just a limitation of technology, we repeated the experiment with human listeners. We had parents and nonparents first “train” on the cries of a specific baby, just as a parent would in real life, and then asked them to identify the cause of new cries from that same baby. They fared no better, scoring just 35%. The acoustic signature of a cry for food is not reliably different from a cry of discomfort.
This doesn’t mean parents can’t figure out what their baby needs. It simply means the cry itself is not an entry in a dictionary. The cry is the alarm bell. It is your knowledge of the essential context that allows you to decode it. “It’s been three hours since the last feeding, so they are probably hungry.” “That diaper felt full.” “They’ve been alone in the crib for a while.” You are the detective; the cry is simply the initial, undifferentiated alert.
What cries actually tell us
If cries don’t signal their cause, what information do they reliably convey? Our research shows they transmit two crucial pieces of information.
The first is static information: the baby’s unique vocal identity. Just as every adult has a distinct voice, every baby has a unique cry signature, primarily determined by the fundamental frequency (pitch) of their cry. This is a product of their individual anatomy – the size of their larynx and vocal cords. It’s why you can recognise your baby’s cry in a nursery. Interestingly, while babies have an individual signature, they do not have a sex signature. The larynxes of baby boys and girls are the same size. Yet, adults consistently attribute high-pitched cries to girls and low-pitched cries to boys, projecting their knowledge of adult voices onto infants.
The second, and more urgent, piece of information is dynamic: the baby’s level of distress. This is the most important message encoded in a cry, and it is conveyed not so much by pitch or loudness, but by a quality we call “acoustic roughness”. A cry of simple discomfort, from being a little cold after a bath, for instance, is relatively harmonious and melodic. The vocal cords vibrate in a regular, stable way. But a cry of real pain, as we recorded during routine vaccinations, is dramatically different. It becomes chaotic, rough, and grating. This is because the stress of pain causes the baby to force more air through their vocal cords, making the cords vibrate in a disorganised, non-linear way. Think of the difference between a clean note from a flute and the harsh, chaotic sound it makes when you blow too hard. This roughness, a collection of acoustic phenomena including chaos and sudden frequency jumps, is a universal and unmistakable signal of high distress. A melodious “wah-wah” means “I’m a bit unhappy,” while a rough, harsh “IIiiRRRRhh” means “This is serious!”.
It’s learning, not instinct
So, who is best at decoding these complex signals? The pervasive myth of “maternal instinct” suggests that mothers are biologically hard-wired for the task. Our work comprehensively debunks this. An instinct, like a goose’s fixed behaviour of rolling an egg back to its nest, is innate and automatic. Understanding cries is not like this at all.
In one of our key studies we tested mothers and fathers on their ability to identify their own baby’s cry from a selection of others. We found absolutely no difference in performance between the two. The single most important factor was the amount of time spent with the baby. Fathers who spent as much time with their infants were just as adept as mothers. The ability to decode cries is not innate; it is learned through exposure. We confirmed this in studies with non-parents. We found that childless adults could learn to recognise a specific baby’s voice after hearing it for less than 60 seconds. And those with prior childcare experience, like babysitting or raising younger siblings, were significantly better at identifying a baby’s pain cries than those with no experience.
This all makes perfect evolutionary sense. Humans are “cooperative breeders”. Unlike in many primates where the mother has a near-exclusive relationship with her infant, human babies have historically been cared for by a network of individuals: fathers, grandparents, siblings, and other members of the community. In some hunter-gatherer societies like the!Kung, a baby may have up to 14 different caregivers. A hard-wired, mother-only “instinct” would be a profound disadvantage for a species that relies on a team.
The brain on cries: experience rewires everything
Our neuroscientific research reveals how this learning process works. When we hear a baby cry, a whole network of brain regions, called the “baby-cry brain connectome”, springs into action. Using MRI scans, we’ve observed that cries activate auditory centres, the empathy network (allowing us to feel another’s emotion), the mirror network (helping us put ourselves in another’s shoes), and areas involved in emotion regulation and decision-making.
Crucially, this response is not the same for everyone. When we compared the brain activity of parents and nonparents, we found that while everyone’s brain responds, the “parental brain” is different. Experience with a baby strengthens and specialises these neural networks. For example, parents’ brains show greater activation in regions associated with planning and executing a response, while nonparents show a more raw, untempered emotional and empathetic reaction. Parents shift from simply feeling the distress to actively problem-solving. Furthermore, we found that individual levels of empathy – not gender – were the strongest predictor of how intensely the brain’s “parental vigilance” network activated. Caring is a skill that is honed through practice, and it physically reshapes the brain of any dedicated caregiver, male or female.
Why this matters: from coping to cooperation
Understanding the science of crying is not just an academic exercise; it has profound real-world implications. Incessant crying, especially from colic (which affects up to a quarter of infants), is a primary source of parental stress, sleep deprivation, and exhaustion. This exhaustion can lead to feelings of failure and, in the worst cases, can be a trigger for shaken baby syndrome, a tragic and preventable form of abuse.
The knowledge that you are not supposed to “just know” what a cry means can be incredibly liberating. It removes the burden of guilt and allows you to focus on the practical task: check the context, assess the level of distress (is the cry rough or melodic?), and try solutions. Most importantly, the science points to our species’ greatest strength: cooperation. The fact that any human can become an expert caregiver through experience means you are not meant to do this alone. The unbearable cries become bearable when they can be passed to a partner, a grandparent, or a friend for a much-needed break.
So, the next time you hear that piercing cry in the night, remember what it truly is: not a test of your innate abilities or a judgement on your parenting skills, but a simple, powerful alarm. It’s a signal designed to be answered not by a mystical instinct, but by a caring, attentive and experienced human brain. And if you’re feeling overwhelmed, the most scientifically sound and evolutionarily appropriate response is to ask for help.
Nicolas Mathevon is the author of The intimate world of babies’ cries: The best ways to understand and calm your baby.

A weekly e-mail in English featuring expertise from scholars and researchers. It provides an introduction to the diversity of research coming out of the continent and considers some of the key issues facing European countries. Get the newsletter!

Nicolas Mathevon has received funding from the ANR, IUF, and Fondation des Mutuelles AXA.
16.09.2025 à 13:58
Impôts sur l’héritage : une réforme nécessaire ?
Texte intégral (1729 mots)

La moitié des Français n’hérite de rien ou presque, alors que 10 % des héritiers les plus riches concentrent plus de 50 % des héritages. Alors pourquoi l’impôt sur l’héritage est-il aussi impopulaire ?
L’héritage est de retour en France, et ce retour est massif. On peut chiffrer ce phénomène de plusieurs manières. Commençons par les flux successoraux, c’est-à-dire ce qui est transmis tous les ans sous forme d’héritages et de donations. Ce flux se situe actuellement entre 350 milliards et 400 milliards d’euros et, d’ici à 2040, plus de 9 000 milliards d’euros de patrimoine devraient être transmis.
Une autre manière de se représenter le retour de l’héritage consiste à décomposer l’ensemble du patrimoine privé détenu par les Français (qu’il soit immobilier, financier ou professionnel) entre ce qui vient de l’épargne et ce qui vient de l’héritage. Comme l’ont montré les économistes Facundo Alvaredo, Bertrand Garbinti et Thomas Piketty, l’héritage est aujourd’hui largement supérieur à l’épargne. Il représente près des deux tiers du patrimoine des ménages contre un tiers pour l’épargne. C’était l’inverse dans les années 1970, moment où l’héritage a connu son plus bas niveau historique.
La moitié des Français n’hérite de rien
Le niveau actuel reste inférieur à celui observé à la veille de la Première Guerre mondiale où l’héritage constituait plus de 80 % du patrimoine. Même si les sociétés actuelles diffèrent de celle du XIXe siècle sur de nombreux aspects, elles sont finalement assez proches sur le plan patrimonial, que ce soit du point de vue des niveaux de richesses détenues ou de l’importance prise par les transmissions patrimoniales.
Ce panorama serait incomplet si on se limitait à ce constat macroéconomique. L’héritage est bien plus concentré que les revenus. La moitié des Français n’hérite de rien ou presque quand, dans le même temps, 10 % des héritiers les plus riches concentrent plus de 50 % des héritages. Au sommet de la distribution, on estime que les 0,1 % des héritiers les plus riches reçoivent plus de 13 millions d’euros de patrimoine au cours de leur vie.
C’est la nature même des inégalités qui change. La figure du rentier, qu’on pouvait penser disparue, est de retour. Pour une part limitée, mais croissante de la population, la principale source de richesse sera l’héritage et non les revenus du travail.
Substitution aux revenus du travail
Le retour de l’héritage a une conséquence inattendue : créer un (quasi) consensus chez les économistes en faveur d’une réforme de l’impôt successoral. Il n’est pas tant lié aux enjeux de justice sociale, qui dépassent le seul cadre de la science économique, qu’aux effets de l’héritage du point de vue de l’efficacité économique.
L’héritage peut être la source d’inefficacités puisque recevoir un capital peut réduire l’offre de travail, dans le sens où le capital hérité peut se substituer aux revenus du travail. Cet « effet Carnegie » a été vérifié dans plusieurs pays.
Aux États-Unis, les économistes Douglas Holtz-Eakin, David Joulfaian et Harvey Rosen ont mis en évidence une réduction de l’offre de travail parmi les récipiendaires d’héritages importants. En Allemagne, Fabian Kindermann, Lukas Mayr et Dominik Sachs estiment que, pour chaque euro récolté par l’imposition des successions, neuf centimes additionnels sont obtenus via l’imposition des revenus des suites de la hausse de l’offre de travail. De ce point de vue, imposer les héritages pourrait accroître l’activité économique.
Réduction de l’épargne
Les réponses comportementales négatives à l’impôt successoral sont quant à elles limitées, ce qui en fait un « bon impôt » à l’aune du même critère d’efficacité.
Une de ces réponses passe par l’épargne. Si le patrimoine potentiellement transmis par les donataires est réduit par l’impôt successoral, alors ceux-ci pourraient décider de réduire leur épargne. Cette intuition a été confirmée par les rares études sur la question qui concluent bien à un effet négatif – l’imposition réduit l’incitation à épargner –, mais de faible ampleur. Le fait que l’épargne dépende de nombreux facteurs économiques et de motifs autres que l’altruisme familial, comme l’aversion au risque et la prévoyance, explique que l’impôt successoral à lui seul a des effets limités.
Exil fiscal
Une réponse plus radicale pourrait être l’exil fiscal. Une trop forte imposition pourrait inciter les individus à émigrer vers des cieux (fiscaux) plus cléments. Là encore, identifier le seul effet de l’imposition sur la décision d’émigration est complexe. Comme pour l’épargne, ce type de décision dépend de nombreux déterminants économiques et personnels : potentielle rupture avec l’environnement professionnel et familial, mauvaise perception par l’opinion publique ou démarches administratives complexes.
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Les économistes Karen Smith Conway et Jonathan C. Rork, aux États-Unis, et Marius Brülhart et Raphaël Parchet, en Suisse, montrent que les migrations internes des ménages âgés (susceptibles de transmettre leur patrimoine dans un futur proche) ne s’expliquent que marginalement par les différences fiscales entre États ou cantons. Ainsi, les retraités aisés sont relativement insensibles aux variations d’impôt successoral.
Argument moral
Si l’héritage pose un problème de justice sociale et d’efficacité économique, pourquoi le sujet n’est-il pas plus central dans le débat public ? Surtout, pourquoi observe-t-on un affaiblissement de l’impôt successoral ?
Depuis les années 1980, de nombreux pays, comme les États-Unis, la Suède, le Canada ou encore l’Australie, ont supprimé ou réduit leur impôt successoral, en mobilisant le plus souvent des arguments moraux. La France semble échapper à ce phénomène, mais, malgré une stabilité des principaux paramètres fiscaux que sont les taux et les abattements, la multiplication des niches fiscales a bien réduit la progressivité de l’impôt.
Ce qui peut sembler être un paradoxe n’en est en fait pas un. La critique actuelle de l’impôt successoral repose avant tout sur des arguments moraux selon lesquels taxer l’héritage revient à taxer la mort et à sanctionner l’altruisme familial. De manière générale, il contreviendrait à la liberté de transmettre librement son patrimoine.
D’après un sondage Odoxa, réalisé en avril 2024, 77 % des personnes interrogées considèrent l’impôt successoral injustifié et 84 % souhaitent qu’il soit diminué « pour permettre aux parents de transmettre le plus possible à leurs enfants ».
Informer sur les inégalités
Il y a plusieurs précautions à prendre quand on évoque l’argument de l’impopularité de l’impôt. La méconnaissance de la réalité de l’héritage et la surestimation de l’impôt successoral invitent à la prudence dans l’interprétation des réponses. On peut concevoir une forte opposition à un impôt qu’on pense confiscatoire. Plusieurs travaux soulignent que le fait d’informer les répondants sur le niveau des inégalités augmente sensiblement le soutien à l’impôt successoral.
Le dialogue de sourds entre les pro et les anti pourrait empêcher tout débat relatif à l’héritage. Un débat qui pourrait être remis à l’ordre du jour pour d’autres raisons.
Au début du XXe siècle, des causes extérieures, comme les guerres et les crises, ont joué un rôle majeur dans la mise en place d’impôt progressif sur les revenus et sur les successions dans de nombreux pays. Il n’est pas dit que les crises actuelles, qu’elles soient climatiques, sociales ou géopolitiques, n’aient pas des effets similaires dans les années à venir.

Nicolas Frémeaux a reçu des financements de l'Agence Nationale de la Recherche.
16.09.2025 à 12:31
Quels risques le frelon « asiatique » à pattes jaunes fait-il courir à la santé humaine et aux abeilles ? Comment s’en protéger ?
Texte intégral (2426 mots)
Le frelon à pattes jaunes originaire d’Asie est désormais bien implanté en France hexagonale. C’est en été et à l’automne que ses colonies se développent. En analysant les données 2014-2023, l’Agence nationale de sécurité sanitaire et Santé publique France ont fait le point sur les risques pour l’humain.
Le frelon à pattes jaunes Vespa velutina nigrithorax, plus communément appelé « frelon asiatique », fait désormais partie de notre environnement. Sa présence en France a été observée pour la première fois dans le Lot-et-Garonne, en 2004. Des poteries pour bonsaïs ont été importées de Chine par un horticulteur avec, dans l’une d’entre elles, une reine fécondée qui hivernait.
Des études ont montré grâce à des analyses génétiques que la lignée de l’insecte importé provenait d’une région près de Shanghai.
Un frelon invasif présent sur tout le territoire hexagonal
Le frelon à pattes jaunes s’est très facilement adapté à notre environnement. En vingt ans, il a colonisé l’ensemble de l’Hexagone ainsi que les pays voisins : Espagne, Portugal, Belgique, Pays-Bas, Suisse, Italie, Allemagne et sud de l’Angleterre.
Il a aussi été détecté pour la première fois en Corse en août 2024. Si le nid a été détruit, un nouveau nid a cependant été détecté en juillet 2025 à Ajaccio.
Le reconnaître et le différencier des autres hyménoptères
Le frelon à pattes jaunes est un insecte du même ordre que le frelon européen, la guêpe, l’abeille ou le bourdon. Tous font partie de l’ordre des hyménoptères. Le frelon à pattes jaunes est reconnaissable à son abdomen brun bordé d’une bande jaune orangé ainsi qu’à ses pattes jaunes. Le frelon européen, plus grand, a un abdomen jaune clair rayé de noir et des pattes marron.
Les nids de ces frelons sont également différents. La colonie de frelons à pattes jaunes, qui peut comporter jusqu’à 3 000 individus, se développe en été et à l’automne dans de grands nids sphériques ou en forme de goutte perchée à plus de dix mètres en haut des arbres. L’ouverture du nid se situe sur le côté.
Généralement, le frelon européen construit son nid, plus petit, dans des cavités (arbre creux, cheminée, grenier…). Le frelon à pattes jaunes n’est par ailleurs actif que le jour, alors que le frelon européen sort jour et nuit.
Que faire en cas de découverte d’un nid de frelons, de guêpes ou d’abeilles dans votre maison ou dans votre jardin ?
- Informez les membres de la maison et les voisins pour éviter qu’ils ne s’approchent du nid.
- Respectez une distance de sécurité de 5 mètres du nid et éviter tout geste brusque, car les hyménoptères piquent lorsqu’ils se sentent menacés.
- Ne tentez pas de détruire le nid vous-même. Cela nécessite l’intervention de professionnels spécialisés dans le domaine (matériels et techniques spécifiques).
- N’installez pas de pièges (bouteille en plastique avec du sirop, par exemple), car ils tuent les autres insectes indispensables à la biodiversité et n’auront quasiment aucun impact sur le nid visé.
- S’il s’agit de frelons à pattes jaunes, signalez le nid à votre mairie ou directement à l’organisme animant la lutte contre cette espèce dans votre département.
Hors allergie, une réaction dont l’intensité augmente avec le nombre de piqûres
Les piqûres de frelons à pattes jaunes présentent la même dangerosité pour l’humain que celles des autres hyménoptères. Le venin entraîne une réaction toxique, caractérisée par une douleur, une rougeur, un gonflement local et des signes généraux (vomissements, diarrhées, maux de tête, chute de la tension artérielle…) d’autant plus intenses que le nombre de piqûres est élevé.
En effet, contrairement à l’abeille, mais comme la guêpe et le frelon européen, le frelon à pattes jaunes ne perd pas son dard lorsqu’il pique et peut donc piquer et injecter du venin à plusieurs reprises. Son dard, qui mesure jusqu’à 6 mm, est cependant plus long que celui des guêpes et entraîne une piqûre plus profonde, capable de traverser certains vêtements et gants de jardinage.
La piqûre du frelon à pattes jaunes peut aussi être responsable d’une réaction allergique, non liée à la dose de venin injectée, une seule piqûre suffisant à la déclencher. Dans ce cas, un œdème de la gorge, empêchant la respiration, ou un effondrement de la tension artérielle peut entraîner un état de choc anaphylactique avec perte de connaissance et arrêt cardio-respiratoire conduisant au décès.
Le traitement du choc anaphylactique consiste en l’injection immédiate d’adrénaline par stylo auto-injecteur ou par voie intraveineuse une fois les secours arrivés. Du fait d’allergies croisées, c’est le plus souvent après une piqûre de guêpe que les patients deviennent allergiques au venin des frelons.
Que faire en cas de piqûre de frelon, de guêpe ou d’abeille ?
- En cas de réaction telle qu’urticaire, œdème de la langue, gêne respiratoire, malaise, douleur thoracique… appelez en urgence le 15 ou le 112.
- Les piqûres dans la bouche, dans la gorge, ou les piqûres multiples requièrent également une prise en charge médicale en urgence.
- Pour les personnes allergiques connues, l’utilisation d’un stylo auto-injectable d’adrénaline peut sauver la vie, en attendant les secours.
- Pour les autres signes d’intoxication, contactez un centre antipoison au (+33) 1 45 42 59 59 ou consultez un médecin.
Entre 2014 et 2023, pas de tendance à l’augmentation ni à la diminution du nombre d’envenimations par des hyménoptères
Le dernier bilan sanitaire des piqûres d’hyménoptères datant de plus de dix ans, l’Agence nationale de sécurité sanitaire (Anses) et Santé publique France ont analysé dix nouvelles années de données de santé (appels aux centres antipoison, passages aux urgences, hospitalisations et mortalité par piqûre d’hyménoptères) pour faire le point sur les risques liés aux piqûres de guêpes, frelons et abeilles.
Au total, 6 022 appels aux centres antipoison, 179 141 passages aux urgences, 18 213 hospitalisations, dont 13 % en réanimation ou en soins intensifs, et 256 certificats de décès pour piqûre d’hyménoptères ont été comptabilisés entre 2014 et 2023 inclus.
Comment contacter son centre antipoison ?
- Il existe un numéro téléphonique national des centres antipoison : (+33) 1 45 42 59 59.
Malgré la poursuite de la prolifération du frelon à pattes jaunes sur le territoire hexagonal ces dix dernières années, les différentes données de santé étudiées apportent des conclusions convergentes et ne montrent pas d’augmentation du nombre d’envenimations par des hyménoptères, année après année.
Le nombre de piqûres varie d’une année à l’autre, sans tendance globale à la hausse ni à la baisse, avec des pics saisonniers aux mois de juillet et août.
Entre 2014 et 2023, ce sont les guêpes qui sont le plus souvent en cause dans ces envenimations (37 % des appels aux centres antipoison), suivies des frelons toutes espèces confondues (25 %) et des abeilles (19 %). Les piqûres de frelons représentaient de 20 % à 30 % des piqûres d’hyménoptères chaque année, avec une légère augmentation en 2023 (près de 40 %) (Figure ci-dessus).
Les envenimations par des frelons à pattes jaunes représentaient un peu plus de la moitié (55 %) des envenimations par des frelons, lorsque l’espèce de frelon était identifiée, et restaient stables au cours du temps.
Près de 1,5 % des piqûres, tous hyménoptères confondus, menacent le pronostic vital
Parmi les envenimations par des hyménoptères enregistrées par les centres antipoison, 1,5 % étaient graves au point de menacer le pronostic vital, voire de conduire au décès. Ces envenimations étaient dues à une réaction allergique, seule ou associée à des signes toxiques, pour la grande majorité d’entre elles (89 %). Les frelons étaient les premiers responsables des envenimations graves (38 %), devant les abeilles (24 %) et les guêpes (22 %) (hyménoptères non précisés pour les 16 % restants).
Les envenimations graves avaient été provoquées par une seule piqûre pour près de la moitié d’entre elles (48 %), un peu plus souvent en cas de piqûre de frelons (53 % de piqûre unique). Les autres étaient dues à des piqûres multiples, dans la bouche ou sur d’autres muqueuses.
Les risques liés au frelon à pattes jaunes portent surtout sur les abeilles domestiques
En l’absence de prédateur, le frelon à pattes jaunes se développe en se nourrissant d’autres insectes, chaque colonie pouvant en consommer jusqu’à 11 kg par an ! Il a tendance à proliférer près des ruches, et c’est son appétit immodéré pour nos abeilles domestiques qui pose le plus problème aujourd’hui. En plus de les capturer et de les dépecer, leurs vols continus près des ruches empêchent les abeilles de sortir pour butiner, ce qui affaiblit la production de miel qui leur sert de réserve de nourriture l’hiver.
En Asie, les abeilles ont appris à se défendre en formant une boule compacte autour du frelon qui les attaque. En faisant vibrer leurs ailes en nombre, elles augmentent la température de la boule et le frelon meurt littéralement cuit ! Nos abeilles domestiques sont plus dociles et n’ont pas développé ces techniques de défense.
Comment protéger les ruchers ?
Différentes techniques (pièges, harpes électriques, muselières emboîtées à l’entrée des ruches…) existent pour éloigner les frelons à pattes jaunes des ruches. La plus commune est le piégeage avec un appât sucré, qui consiste à attirer les frelons vers un liquide dans lequel ils se noient. Des pièges sélectifs, en nasses successives, ont été développés, pour permettre aux insectes plus petits que les frelons, capturés par erreur, de ressortir avant de tomber dans le liquide.
En revanche, les pièges non sélectifs, constitués d’une simple bouteille contenant un liquide sucré, sont à proscrire pour préserver la biodiversité.
Les pièges sont à utiliser autour des ruchers menacés et sont à contrôler régulièrement. Deux périodes de piégeage sont recommandées : de février à mai (piégeage de printemps) afin de capturer les reines fondatrices, et de mi-août à novembre, lors de la reproduction, pour piéger les futures fondatrices avant leur hivernation.
Une loi pour limiter la prolifération du frelon à pattes jaunes et préserver la filière apicole
Une loi visant à endiguer la prolifération du frelon à pattes jaunes et à préserver la filière apicole est entrée en vigueur le 15 mars 2025. Elle prévoit la création d’un plan de lutte national, l’encadrement du piégeage des frelons et l’indemnisation des apiculteurs. À ce jour, les décrets d’application ne sont pas encore parus.
Le frelon à pattes jaunes fait désormais partie de notre environnement. Si on ne peut pas l’éradiquer, on peut apprendre à s’en protéger : d’une part, pour éviter des piqûres qui peuvent être graves chez l’humain, au même titre que celles occasionnées par les autres frelons, guêpes ou abeilles, et, d’autre part, pour préserver les insectes pollinisateurs, dont les abeilles des ruches, maillon indispensable de la biodiversité.
Merci à Quentin Rome, responsable « Frelon asiatique et hyménoptères » dans l’unité PatriNat (Muséum national d’histoire naturelle/Office français de la biodiversité), pour sa relecture de cet article.

Les auteurs ne travaillent pas, ne conseillent pas, ne possèdent pas de parts, ne reçoivent pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'ont déclaré aucune autre affiliation que leur organisme de recherche.
16.09.2025 à 11:07
Arrivée de Luca de Meo à la tête de Kering : le luxe devient-il un secteur comme les autres ?
Texte intégral (1746 mots)
Qu’ont en commun le secteur du luxe et celui de l’automobile ? Il y a encore peu poser la question aurait paru incongru tant les similitudes entre les promoteurs du « toyotisme » et ceux de la dépense somptuaire semblaient improbables. L’arrivée de Luca de Meo (ex-Renault) à la tête de Kering signale un changement pour le groupe fondé par François-Henri Pinault, mais aussi pour le secteur dans son entier. La fin de la récréation est-elle définitivement sifflée ?
Cette semaine à l’occasion de l’assemblée générale de Kering, Luca de Meo a officiellement pris sa place à la tête du deuxième plus grand groupe de luxe français. Le choix de l’ancien dirigeant de Renault comme nouveau PDG interroge. À biens et services d’exception, stratégie d’exception : le luxe peut-il survivre à une logique d’optimisation financière comme on en trouve dans l’industrie et les FMCG ?
Le luxe en pleine mutation
Depuis les années 1990, l’essor de conglomérats comme LVMH et Kering a fondamentalement changé l’industrie du luxe, en créant une logique industrielle plus qu’une logique de marque. Les conglomérats ont su ainsi profiter des marges bénéficiaires élevées dans le luxe et ont utilisé un effet de levier financier pour se développer rapidement et acquérir des marques. En profitant d’économies d’échelle allant du parc immobilier aux budgets de marketing permettant de négocier avec les principaux médias, en passant par la négociation des coûts de production avec les sous-traitants.
Cette stratégie est aujourd’hui remise en question. Les marques de luxe luttent contre la saturation, la dégradation de la qualité perçue et une perte d’exclusivité alors qu’elles poursuivent leur stratégie de croissance à travers le volume. Il existe un décalage croissant entre la perception des consommateurs des prix du luxe et la qualité des produits. De nombreuses marques sont perçues, à tort ou à raison, comme ayant rogné sur l’artisanat et les matériaux tout en augmentant considérablement les prix, s’appuyant principalement sur le marketing pour justifier les coûts. L’industrie se situe à un tournant, avec de nombreuses marques affirmant qu’elles se concentreront sur « la valeur plutôt que le volume » à l’avenir. Cependant, il reste à voir si elles peuvent vraiment revenir aux fondamentaux du luxe, à savoir l’artisanat et une rareté authentique et non orchestrée.
Le nouveau rôle de PDG dans le luxe
Traditionnellement, les marques de luxe étaient des entreprises familiales, avec un leadership transmis de génération en génération. Cela permettait de préserver l’héritage de la marque et la dimension artisanale. Les décisions étaient prises avec une vision de long terme, en opposition avec les diktats de la bourse et la logique financière, qui imposent des communications financières régulières. Ce modèle est d’ailleurs toujours suivi par Hermès, dont le PDG Axel Dumas appartient à la sixième génération de la famille Hermès-Dumas.
Un deuxième modèle a par la suite émergé, consistant à recruter des PDG de l’industrie du luxe, qui étaient en phase avec les aspects uniques de la gestion des marques de luxe. Cette vision a dominé durant l’expansion rapide et massive des marques de luxe, qui sont passées de champions régionaux de l’excellence et du savoir-faire européen à des leaders mondiaux des biens haut de gamme à forte valeur ajoutée. C’est notamment aujourd’hui le cas de Nicolas Bos, nouveau PDG de Richemont – le conglomérat suisse du luxe – qui était anciennement à la tête de Van Cleef and Arpels.
Plus récemment, un nouveau modèle semble émerger, où les marques de luxe commencent à recruter des PDG d’autres industries, en particulier des entreprises de biens de première consommation (FMCG). Cela a été le cas notamment de Leena Nair chez Chanel, débauchée de chez Unilever, et de Luca de Meo chez Kering. Cela apporte de nouvelles approches de gestion mais crée également des tensions avec les valeurs traditionnelles du secteur.
Une production industrielle
En effet, l’approche FMCG a introduit une gestion financière plus rigoureuse, une optimisation de la segmentation et du ciblage marketing, une stratégie de croissance basée sur les extensions de marques, et une production à l’échelle industrielle dans le luxe. Cependant, cela met aussi à mal l’accent mis sur la créativité, l’artisanat et l’exclusivité, dans le luxe.
À lire aussi : Après Renault, Luca de Meo pourra-t-il mettre le turbo chez Kering ?
Ces nominations peuvent certes proposer un regard neuf sur l’industrie : la nomination de Leena Nair, à la tête de Chanel, apporte une expertise en ressources humaines, dans un secteur où les talents sont rares. Des questions demeurent cependant, par exemple, quant à l’intégration de l’excellence dans le service et l’expérience, où les pratiques du secteur du luxe sont sans commune mesure avec les pratiques du secteur de la grande consommation.
La spécificité Kering
Pour Kering et son nouveau CEO, les défis sont nombreux. On peut noter une chute de 25 % des ventes chez Gucci – la marque phare du groupe – et d’autres marques sous-performantes dans son portefeuille. Le nouveau PDG devra s’attaquer à ces problèmes.
L’entreprise s’est développée rapidement en utilisant un effet de levier financier, mais cette stratégie a peut-être atteint ses limites compte tenu de l’endettement actuel de Kering. De nombreuses préoccupations demeurent quant à la dilution des marques du groupe et la perte d’exclusivité. L’approche traditionnelle des groupes de luxe, qui consiste à prendre des marques à la mode ou en perte de vitesse, et de les relancer en appliquant des stratégies de marketing – augmenter la désirabilité et la perception de valeur – et de vente au détail, à travers l’expérience client, peut ne plus être aussi efficace sur le marché actuel.
Le choix du nouveau PDG – un ancien de chez Renault qui a l’habitude d’opérer dans une industrie à maturité, où la création de plateformes est importante, ainsi que la préservation des marges – témoigne de l’arrivée à maturité de l’industrie. Cette stratégie consiste à concentrer les efforts marketing sur les produits phares à forte valeur ajoutée – la maroquinerie, la beauté et les accessoires (par exemple, les lunettes de soleil). Pour ce type de produits, une logique de plate-forme peut être mise en place, où les synergies entre marques permettent de produire et distribuer à moindre coût, quitte à sacrifier l’individualité des marques.
Plateformisation du luxe
Le nouveau PDG devra équilibrer la performance financière avec la préservation du capital de la marque et de l’exclusivité. Cela peut nécessiter des décisions difficiles concernant la réduction de certaines opérations ou la cession de marques sous-performantes. Une stratégie de retour à l’exclusivité, en diminuant le nombre de boutiques et en se focalisant sur les pièces à forte valeur ajoutée, a été utilisée avec succès par Chanel dans les années 1980.
Le nouveau patron de Gucci, Balenciaga ou Bottega Veneta aura fort à faire pour montrer qu’un PDG venant de l’extérieur de l’industrie du luxe peut s’atteler avec succès à ces défis et restaurer la trajectoire de croissance de Kering tout en maintenant son positionnement de luxe.
Ces difficultés reflètent les difficultés plus larges d’un modèle qui a adopté des tactiques de marché de masse, traitant des produits émotionnels et créatifs comme des marchandises. Cette approche de « FMCG des riches » présente un risque réel d’éroder ce qu’est l’essence même du luxe.
Des pressions contradictoires
Les marques de luxe font face à des pressions contradictoires – maintenir l’exclusivité et l’artisanat tout en livrant la croissance et les bénéfices attendus par les marchés financiers et les propriétaires de conglomérats. L’industrie a peut-être atteint les limites de sa stratégie d’expansion. En témoigne l’ouverture de magasins dans des villes de deuxième ou troisième niveau à l’échelle mondiale et le lancement constant de nouvelles catégories de produits diluent l’équité de la marque.
Par ailleurs, il existe une tension grandissante entre le leadership créatif/artistique et la gestion financière/opérationnelle dans les maisons de luxe. Le traditionnel « duo magique » du directeur créatif et du leader commercial est perturbé. L’aura d’une marque du luxe se construit avant tout autour d’une figure charismatique, à la fois créative, visionnaire, mais aussi attachée à une marque sur la durée.
Enfin, Il y a de plus en plus de préoccupations concernant la durabilité à long terme des modèles commerciaux de luxe actuel, en particulier leur dépendance au marketing plutôt qu’à la qualité et à l’exclusivité authentiques pour justifier des prix élevés.

Ben Voyer a reçu des financements de la Chaire de Recherche Turning Points ESCP HEC Paris Cartier.
Perrine Desmichel ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.