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09.04.2025 à 16:45

Jeux vidéo : à l’adolescence, les filles jouent-elles comme les garçons ?

Barbara Fontar, Maîtresse de conférences en sciences de l'éducation, Université Rennes 2

Mickaël Le Mentec, Maitre de conférences en sciences de l'éducation et de la formation, Université Rennes 2

Si la moitié des joueurs de jeux vidéo sont aujourd’hui des filles, les stéréotypes de genre pèsent beaucoup sur leurs pratiques, notamment à l’adolescence. Explications.
Texte intégral (1368 mots)

Si la moitié des joueurs de jeux vidéo sont aujourd’hui des filles, les stéréotypes de genre pèsent beaucoup sur leurs pratiques, notamment à l’adolescence. Explications.


Les réseaux sociaux numériques, l’écoute de musique, les jeux vidéo et les séries sont des supports de sociabilité, de divertissement et d’information pour les jeunes. À travers ces activités, adolescentes et adolescents développent une culture commune.

Mais nous aurions tort de penser cette culture comme homogène dans la mesure où les pratiques numériques et médiatiques varient selon les conditions sociales d’existence des individus et leur manière de s’approprier les technologies. Elles dépendent du milieu social, de l’âge, de la place dans la fratrie et font également l’objet d’un marquage sexué.

Le marquage sexué des pratiques culturelles s’explique par des injonctions de genre incarnées dans les produits culturels parmi lesquels les jeux vidéo tiennent la première place sur le marché des industries culturelles. Alors que la moitié des joueurs de jeux de vidéo aujourd’hui sont des filles, dans l’imaginaire collectif le jeu vidéo relève de la culture masculine. Pour autant, féminisation ne veut pas dire absence de différenciation.

Jeux de filles, jeux de garçons

Entre 13 et 15 ans, quel que soit leur milieu social, il existe de fortes différences entre les filles et les garçons en matière de fréquence, de supports et de types de jeux. Pendant leur temps libre, les garçons jouent plus souvent et plus longtemps que les filles. Ils privilégient les consoles de jeux et les ordinateurs pour s’adonner à des jeux de tir et de combat (Call of Duty, Fortnite), de sport et de compétition (principalement de foot comme Fifa), ou leur téléphone pour jouer à Brawl Star, jeu de stratégie et de tir.

Les filles se tournent vers les jeux sur téléphone portable et les consoles à détecteur de mouvement, lesquelles correspondent davantage aux pratiques de loisirs associées au féminin à travers des jeux de simulation et de danse (Just Dance).


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Les types de partenaires de jeux diffèrent également : les garçons jouent principalement seuls en modalité multijoueurs en ligne, quand les filles partagent plus souvent cette activité avec un membre de la famille – conséquence de leur socialisation genrée – ou entre copines.

Le poids des stéréotypes de genre pèse ainsi largement sur cette pratique polarisée où chacun, chacune semble se conformer au rôle sexué que la société lui assigne. Les préférences des filles et des garçons sont renforcées par les stratégies marketing des éditeurs de jeux vidéo, qui ciblent explicitement leurs produits selon des normes genrées.

Des transgressions de genre stigmatisées

Néanmoins, les filles jouent aussi à des jeux dits de garçons. Trois raisons peuvent l’expliquer. D’abord, la présence de dimensions symboliques féminines (avatar, personnages féminins) dans certains univers de jeux particulièrement masculinisés qui permet de s’identifier et d’incarner des personnages de son genre.

Ensuite, les filles sont communément plus nombreuses à pratiquer des activités considérées comme masculines. En effet, du fait de l’asymétrie de genre, il est moins dangereux (en termes de risque de stigmatisation, par exemple) pour une fille d’investir un territoire masculin que l’inverse.

« Il y a plus de filles qui vont sur des trucs de garçons que de garçons qui vont sur des trucs de filles », note un adolescent.

Cette remarque traduit l’asymétrie et la hiérarchisation des pratiques vidéoludiques, où l’univers masculin demeure dominant et légitime. Les garçons s’interdisent donc de publiciser une pratique vidéoludique qui relèverait du genre féminin, socialement dévalorisée.

Enfin, la présence d’un frère, d’un père ou encore d’un ami joueur de jeux vidéo favorise fortement l’incursion des filles dans les univers de jeux vidéo masculins, comme l’évoque Ophélie, 13 ans :

« Ce que j’aime bien, c’est quand je joue avec mon frère. »

Toutefois, cette transgression de genre n’est pas sans conséquence pour ces filles. Elles subissent des remarques stigmatisantes, notamment de la part des garçons : « D’accord, vous êtes des mecs. » Qu’elles jouent à des jeux dits de filles ou de garçons, leurs pratiques sont le plus souvent disqualifiées par les garçons.

Lors d’une enquête au cours de laquelle des adolescentes et des adolescents étaient réunis pour parler de leur pratique vidéoludique, celle des premières est particulièrement dénigrée par les seconds : ils monopolisent et coupent la parole, prennent la posture d’expert du sujet, ridiculisent les jeux associés aux filles en les réduisant à quelques clichés : « Des jeux pour des enfants sages », dit l’un, quand un autre considère que « c’est pas très intéressant pour les garçons de nettoyer les bébés et de traire les vaches ».

Les filles justifient leur pratique en la dévalorisant

De leur côté, les filles n’évoquent pas aisément jouer aux jeux vidéo : dire et assumer sa pratique est conditionné à sa dévalorisation. Elles sous-estiment la qualité du jeu (« C’est des petits jeux »), leur niveau de compétences (« Je suis nulle ») ou leur engagement dans les jeux (« C’est juste pour rigoler »).

Par ailleurs, la présence d’un tiers masculin dans l’environnement proche permet aussi de justifier sa pratique. Louisa, par exemple, déclare jouer uniquement lorsqu’elle va chez son frère aîné, se dédouanant ainsi d’une pratique personnelle quotidienne. Elle justifie sa pratique de Call of Duty et de Grand Theft Auto en précisant que ces jeux ne lui appartiennent pas.

La dévalorisation de la pratique rend ainsi possible sa publicisation à travers ce devoir permanent de justification qui s’explique par une incorporation des hiérarchies de sexe et des valorisations symboliques inégales qui y sont associées.

En définitive, l’analyse des pratiques vidéoludiques des adolescents de 13 à 15 ans met en évidence des persistances : celle des différenciations genrées dans les pratiques de loisirs (sportifs, culturels, etc.), celle de la construction symbolique des espaces du féminin et du masculin et celle de la hiérarchisation des rapports sociaux de sexe.

The Conversation

Mickaël Le Mentec a reçu des financements de la DITP (Direction interministérielle de la transformation publique)

Barbara Fontar ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

09.04.2025 à 16:44

François Bayrou : l’immobilisme pour durer ?

Damien Lecomte, Docteur en sciences politiques, Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne

Le chef du gouvernement François Bayrou ne semble pas menacé par la censure – dans l’immédiat. Mais pour éviter les conflits, il semble avoir choisi le contournement. Certains parlent d’immobilisme.
Texte intégral (1621 mots)

En dépassant les 100 jours à Matignon, François Bayrou a brisé la malédiction qui pesait sur les premiers ministres d’Emmanuel Macron, dont chaque chef de gouvernement restait en poste moins de temps que le précédent. S’il a d’ores et déjà tenu plus longtemps que Michel Barnier et survécu à l’adoption du budget, François Bayrou reste dans une position précaire : faute d’un contrat de gouvernement dans sa coalition et d’un vrai accord de non-censure avec une partie de l’opposition, la seule façon – temporaire – d’échapper à l’instabilité semble l’immobilisme. La formule politique adaptée à l’absence de majorité n’est pas encore née.


François Bayrou a surmonté l’épreuve budgétaire avec succès : les motions de censure n’ont été votées ni par le RN, incontournable pour renverser le gouvernement, ni par les socialistes, fracturant le NFP. Et celle déposée par le PS pour exprimer son désaccord sur la « submersion migratoire » n’avait aucune chance d’être votée par les députés d’extrême droite. Le plus dur de l’affaire Bétharram semble, pour l’instant, derrière lui. Néanmoins, l’Assemblée nationale paraît désormais tourner à vide et le gouvernement piégé dans une cacophonie paralysante.

Le régime politique français est coincé dans un entre-deux. La vieille Ve République est en train de mourir, la nouvelle tarde à naître, et dans ce clair-obscur… on s’ennuie ferme.

Un calendrier parlementaire dévitalisé

Le gouvernement use de sa maîtrise de l’agenda pour éviter les sujets politiques les plus clivants, susceptibles de réunir les groupes d’opposition contre lui. Résultat : un calendrier parlementaire occupé par de nombreux textes modestes et sectoriels : interdire la discrimination des salariés engagés dans un projet d’adoption ou de PMA, affirmer l’importance du parcours inclusif des élèves handicapés, créer la notion d’homicide routier pour lutter contre les violences routières, préserver les droits des victimes dépositaires de plaintes classées sans suite.

D’où l’impression tenace de « flottement » qui pèse sur le Parlement et sur le gouvernement, dans une conjoncture internationale qui redonne, en revanche, de la visibilité au président de la République. Le « programme de travail » dégainé par le premier ministre, pour démentir les accusations d’inaction, peine à sortir du flou.

Renvoyer aux partenaires sociaux le dossier si sensible des retraites permet à François Bayrou, en valorisant la démocratie sociale, de se délester en partie d’une décision forcément risquée. Mais dès lors que le premier ministre s’avance un tant soit peu sur les prochaines conclusions du « conclave », il prend le risque de donner, tant au PS qu’au RN, des raisons de le censurer.

Faute d’un accord solide de non-censure avec l’un ou l’autre, le gouvernement est contraint de naviguer à vue. Il ne peut cependant repousser indéfiniment le moment de vérité que seront les discussions budgétaires pour 2026. Il n’aura pas cette fois-ci l’avantage de l’urgence créée par une précédente censure, et ses talents de négociateurs seront mis à l’épreuve.


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Le premier ministre peut encore placer ses espoirs dans les intérêts des uns et des autres à éviter une crise politique à court terme, surtout une fois que le droit de dissolution sera de nouveau disponible à partir de juillet prochain. Le PS est pour l’heure occupé par son propre congrès, et ses relations distendues avec le NFP peuvent l’inciter à traiter le risque de dissolution avec une certaine prudence. Le RN reste en quête de respectabilité et si Marine Le Pen place ses maigres espoirs de retrouver son éligibilité dans une décision rapide de la Cour d’appel, des élections anticipées la desserviraient.

François Bayrou continue néanmoins de ménager les susceptibilités du parti d’extrême droite et de sa cheffe. D’où sa position d’équilibriste sur la condamnation judiciaire de Marine Le Pen, critiquée jusqu’au sein de sa propre base parlementaire.

Un gouvernement indiscipliné et une coalition désorientée

La situation de François Bayrou est d’autant plus précaire que sa propre coalition reste fragile et dissonante. Le « socle commun » inventé par Michel Barnier n’a jamais pris le temps de mettre au clair ce qu’il avait en commun, en dehors de sa volonté d’empêcher le NFP et le RN de prendre le pouvoir. Cette « coalition des perdants » ne s’appuie pas sur un contrat formalisé de gouvernement ; ses contradictions internes limitent d’autant plus ses capacités à trouver des accords avec les groupes d’opposition.

Au sein même du « bloc central », le premier ministre, président du MoDem, fait face à la rivalité des chefs des deux autres partis qui le composent, candidats potentiels à la succession d’Emmanuel Macron : Gabriel Attal, désormais secrétaire général de Renaissance, et Édouard Philippe, fondateur du parti Horizons, qui a ouvertement exprimé son scepticisme quant à la capacité du gouvernement de sortir de l’inaction.

Mais la principale difficulté reste le mariage de raison avec Les Républicains, eux-mêmes déchirés par la rivalité entre leur principal ministre, Bruno Retailleau, et le président du groupe à l’Assemblée nationale Laurent Wauquiez. Les différences d’approche entre les centristes et les conservateurs sont susceptibles de bloquer certains dossiers, et d’abord la réforme du mode de scrutin. L’adoption d’une représentation proportionnelle est voulue par François Bayrou, mais la droite y est très hostile. Les atermoiements et les ambivalences du premier ministre sur l’interdiction du voile dans le sport illustrent cette tension entre l’aile conservatrice et l’aile plus libérale de la coalition gouvernementale.

Lors de la constitution du gouvernement Bayrou, l’entrée ou le maintien de « poids lourds » de la vie politique était un choix affirmé du premier ministre. Mais celui-ci se retrouve débordé par les fortes personnalités qui composent son équipe et qui suivent leurs propres agendas ; il peine à déterminer le bon équilibre entre la liberté de parole inédite concédée à ses ministres et le minimum de solidarité gouvernementale à exiger. La question du voile révèle notamment une ligne de facture entre la numéro deux du gouvernement, Élisabeth Borne, plus modérée, et les trois ministres suivants dans l’ordre protocolaire, le trio Valls-Retailleau-Darmanin, sur une ligne plus dure.

La nouvelle République n’est pas encore née

Après soixante années de domination du fait majoritaire (1962-2022), le plus souvent autour du président, notre régime connaît la plus grande fragmentation parlementaire de son histoire. L’absence de majorité n’est-elle qu’une parenthèse que refermeront les prochaines élections ? ou la Ve République est-elle entrée dans une phase nouvelle et durable ? Dans cette hypothèse, d’autres pratiques seraient nécessaires pour ne pas osciller en permanence de l’instabilité à l’immobilisme. De vraies discussions de fond entre les forces politiques parlementaires, au sein du « Front républicain » sorti vainqueur des législatives, pour un contrat de législature même minimal, aurait été la condition pour éviter la paralysie.

La plupart des régimes parlementaires européens ont l’habitude des négociations entre partis et des coalitions post-électorales. La centralité de l’élection présidentielle et le scrutin majoritaire des législatives freinent l’adaptation de la France à la culture du compromis et de la délibération parlementaire. Le régime semble piégé dans une phase de transition, où les passages en force du gouvernement ne sont plus aussi faciles – comme l’a montré la censure de Michel Barnier –, mais où les discussions interpartisanes peinent à être productives. D’où un gouvernement qui paraît condamné à faire le dos rond en évitant les sujets qui fâchent. La stratégie d’évitement ne peut toutefois fonctionner que pendant un temps. Si le morcellement politique devait devenir la norme, l’adaptation à la délibération parlementaire deviendrait indispensable.

The Conversation

Damien Lecomte est membre du parti Génération·s.

09.04.2025 à 15:04

L’incendie du centre de tri à Paris, symbole de l’envers des déchets ?

Maxence Mautray, Doctorant en sociologie de l’environnement, Université de Bordeaux

Les départs de feu dans les centres de tri sont malheureusement très fréquents et souvent causés par des erreurs humaines, possibles à divers stades du tri des déchets.
Texte intégral (1762 mots)

Les départs de feu dans les centres de tri sont malheureusement très fréquents et souvent causés par des erreurs humaines qui peuvent intervenir à différents stades de la gestion du tri, une activité qui rassemble de nombreux acteurs, ayant des objectifs parfois contradictoires.


Lundi 7 avril au soir, le centre de tri des déchets du XVIIe arrondissement de Paris s’est embrasé, provoquant la stupeur des riverains. Le feu, maîtrisé durant la nuit grâce à l’intervention de 180 pompiers, n’a fait aucun blessé parmi les 31 salariés présents, l’alarme incendie s’étant déclenchée immédiatement.

Si aucune toxicité n’a pour l’heure été détectée dans le panache de fumée émanant du site, l’incident a eu des conséquences pour les habitants : une portion du périphérique a dû être fermée à la circulation et un confinement a été décrété pour les zones à proximité. Le bâtiment, géré par le Syctom (le syndicat des déchets d’Île-de-France), s’est finalement effondré dans la matinée du mardi 8 avril.

Mais comment un feu aussi impressionnant a-t-il pu se déclarer et durer toute une nuit en plein Paris ? Si les autorités n’ont pas encore explicité toute la chaîne causale entraînant l’incendie, elles ont cependant mentionné, lors notamment de la prise de parole du préfet de police de Paris Laurent Nuñez, la présence de bouteilles de gaz dans le centre de tri et l’explosion de certaines, ce qui a pu complexifier la gestion du feu par les pompiers, tout comme la présence de nombreuses matières combustibles tel que du papier et du carton dans ce centre de gestion de tri.

Une chose demeure elle certaine, un départ de feu dans un centre de tri n’est malheureusement pas une anomalie. De fait, si cet incendie, de par son ampleur et peut-être aussi les images virales des panaches de fumées devant la tour Eiffel, a rapidement suscité beaucoup d’émois et d’attention, à l’échelle de la France, ce genre d’événement est bien plus fréquent qu’on ne le pense.

Depuis 2010, 444 incendies

La base de données Analyse, recherche et information sur les accidents (Aria), produite par le Bureau d’analyse des risques et pollutions industriels (Barpi) nous éclaire à ce sujet.

Depuis 2010, 444 incendies ont été recensés en France sur des installations de traitement et d’élimination des déchets non dangereux (centres de tri, plateformes de compostage, centres d’enfouissement…).

À ces incendies s’ajoutent parfois des explosions, des rejets de matières dangereuses et des pollutions des espaces environnants et de l’air. L’origine humaine est souvent retenue comme la cause de ces catastrophes. Même si elles n’entraînent pas toujours des blessés, elles soulignent la fragilité structurelle de nombreuses infrastructures du secteur des déchets ménagers.

Au-delà de cet événement ponctuel, l’incendie de Paris soulève donc peut-être un problème plus profond. En effet, notre système de gestion des déchets implique une multiplicité d’acteurs (ménages, industriels, services publics…) et repose sur une organisation complexe où chaque maillon peut devenir une source d’erreur, conduisant potentiellement à la catastrophe.


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Un métier dangereux et méconnu

De fait, pénétrer dans un centre de gestion de tri, comme il m’a été donné de le faire dans le cadre de mes recherches doctorales, c’est se confronter immédiatement aux risques quotidiens associés aux métiers de tri des déchets dans les centres.

Si l’on trouve dans ces centres des outils toujours plus perfectionnés, notamment pour réaliser le premier tri entrant, l’œil et la main humaine restent malgré tout toujours indispensables pour corriger les erreurs de la machine.

Ces métiers, bien qu’essentiels au fonctionnement des services publics des déchets, sont pourtant peu connus, malgré leur pénibilité et leurs risques associés. Les ouvriers, dont le métier consiste à retirer les déchets non admis des flux défilant sur des tapis roulants, sont exposés à des cadences élevées, des heures de travail étendues et des niveaux de bruits importants.

Ils sont aussi confrontés à de nombreux risques : des blessures dues à la répétition et la rapidité des gestes, mais aussi des coupures à cause d’objets parfois tranchants, voire des piqûres, car des seringues sont régulièrement présentes dans les intrants.

Des erreurs de tri persistantes

La majorité du travail des ouvriers de ces centres consiste ainsi à compenser les erreurs de tri réalisées par les ménages. Ce sont souvent des éléments qui relèvent d’autres filières de recyclage que celle des emballages ménagers et sont normalement collectés différemment : de la matière organique comme des branchages ou des restes alimentaires, des piles, des ampoules ou des objets électriques et électroniques, ou encore des déchets d’hygiène comme des mouchoirs et des lingettes.

Ces erreurs, qui devraient théoriquement entraîner des refus de collecte, ne sont pas toujours identifiées par les éboueurs lors de leurs tournées.

Derrière cette réalité, on trouve également les erreurs de citoyens, qui, dans leur majorité, font pourtant part de leur volonté de bien faire lorsqu’ils trient leurs déchets.

Mais cette intention de bien faire est mise à l’épreuve par plusieurs obstacles : le manque de clarté des pictogrammes sur les emballages, une connaissance nécessaire des matières à recycler, des règles mouvantes et une complexité technique croissante.

Ainsi, l’extension récente des consignes de tri, depuis le 1er janvier 2023, visant à simplifier le geste en permettant de jeter tous les types de plastiques dans la poubelle jaune, a paradoxalement alimenté la confusion. Certains usagers expliquent qu’ils hésitent désormais à recycler certains déchets, comme les emballages en plastique fin, par crainte de « contaminer » leur bac de recyclage, compromettant ainsi l’ensemble de la chaîne du recyclage.

Malgré ces précautions, les erreurs de tri persistent. À titre d’exemple, le Syndicat mixte intercommunal de collecte et de traitement des ordures ménagères (Smictom) des Pays de Vilaine comptait 32 % de déchets non recyclables dans les poubelles jaunes collectées sur son territoire en 2023. Après 20 000 vérifications de bacs jaunes effectuées en une année afin de mettre en place une communication adaptée à destination de la population, ce taux n’a chuté que de cinq points en 2024, signe que la sensibilisation seule ne suffit pas à réorienter durablement les pratiques des usagers.

Les défis de notre système complexe de gestion des déchets

Notre système de gestion des déchets comporte donc un paradoxe. D’un côté, les ménages ont depuis longtemps adopté le geste de tri au quotidien et s’efforcent de le réaliser de manière optimale, malgré des informations parfois peu claires et un besoin constant d’expertise sur les matières concernées. De l’autre, il n’est pas possible d’attendre un tri parfait et les centres de tri se retrouvent dans l’obligation de compenser les erreurs.

À cela s’ajoute une complexité supplémentaire qui réside dans les intérêts divergents des acteurs de la gestion des déchets en France.

Les producteurs et les grandes surfaces cherchent à mettre des quantités toujours plus importantes de produits sur le marché, afin de maximiser leurs profits, ce qui génère toujours plus de déchets à trier pour les consommateurs.

Les services publics chargés de la gestion des déchets sont aussi confrontés à une hausse constante des ordures à traiter, ce qui entre en tension avec la protection de l’environnement et de la santé des travailleurs. Enfin, les filières industrielles du recyclage, communément nommées REP, souhaitent pour leur part accueillir toujours plus de flux et de matières, dans une logique de rentabilité et de réponse à des objectifs croissants et des tensions logistiques complexes.

Dans un tel contexte, attendre une organisation fluide et parfaitement maîtrisée de la gestion des déchets relève de l’utopie. Chacun des maillons de la chaîne poursuit des objectifs parfois contradictoires, entre recherche de la rentabilité, contraintes opérationnelles, protection des humains et de l’environnement et attentes des citoyens. Si des initiatives émergent (simplification du tri, contrôle des infrastructures, sensibilisation des citoyens, innovations technologiques, etc.), elles peinent à harmoniser l’ensemble du système.

Dès lors, le risque d’incidents ne peut être totalement éliminé. L’incendie du centre parisien n’est donc pas une exception, mais bien le témoin d’un système qui, malgré les efforts, reste structurellement vulnérable. Loin de pouvoir atteindre le risque zéro, la gestion des déchets oscille en permanence entre prévention, adaptation et situation de crise.

The Conversation

Maxence Mautray a reçu, de 2020 à 2024, des financements de la part du ministère de l'Enseignement supérieur et de la Recherche et du SMICVAL Libournais Haute Gironde dans le cadre d'une recherche doctorale.

08.04.2025 à 16:44

Condamnation de Marine Le Pen : vers une bascule de l’État de droit ?

Anne-Charlène Bezzina, Constitutionnaliste, docteure de l'Université Paris 1 Sorbonne, Maître de conférences en droit public à l'université de Rouen, Université de Rouen Normandie

Après la condamnation de Marine Le Pen pour détournement de fonds publics, les attaques portées contre les juges et contre les législations visant à moraliser la vie publique se sont multipliées. L’État de droit est-il menacé ?
Texte intégral (2586 mots)

Marine Le Pen a été condamnée pour détournement de fonds publics à quatre ans de prison et à cinq ans d’inéligibilité. Cette condamnation est-elle fondée en droit ? Les attaques portées contre les juges et les critiques de nombreux responsables politiques à l’encontre des législations visant à moraliser la vie publique interrogent. L’État de droit, qui désigne un État dans lequel la puissance publique est soumise aux règles de droit, est-il menacé ? Entretien avec la constitutionnaliste Anne-Charlène Bezzina.


Comment était motivée la décision du tribunal ?

Anne-Charlène Bezzina : Marine Le Pen et les cadres du RN ont été condamnés pour détournement de fonds publics. Il ne s’agit pas d’un enrichissement personnel comme l’abus de bien social. Sur trois législatures, soit plus de dix ans, un système de financement du parti a été conçu en détournant les enveloppes du Parlement européen affectées aux assistants parlementaires du RN. Ce système est avéré par de nombreuses pièces du dossier. Le nombre de députés, la durée du détournement et les montants, estimés à 4,1 millions d’euros par le tribunal, sont inédits sous la Ve République. Ces éléments constituent l’infraction principale, avec une peine de 4 ans de prison pour Marine Le Pen, dont deux fermes, aménageables sous forme de bracelet électronique.

Qu’est-ce qui justifiait la peine d’inéligibilité de 5 ans avec exécution provisoire, c’est-à-dire son application immédiate ?

A.-C. B. : En plus de la responsabilité d’un détournement de fonds, il y a, pour chacun des responsables politiques prévenus, une réflexion sur l’application d’une peine complémentaire : l’inéligibilité et une modalité d’exécution particulière, l’exécution provisoire. Cela consiste à appliquer la sanction immédiatement, sans attendre le résultat d’un appel. L’inéligibilité avec exécution provisoire a été retenue pour Marine Le Pen.

Il est fréquent pour la justice de recourir à une peine d’inéligibilité pour les élus dans le cas d’atteinte à la « probité » (c’est le terme retenu par le Code pénal). Étant donné qu’il s’agit de peines qui ne peuvent pas toujours donner lieu à une réparation par des dommages et intérêts à des victimes, on frappe là où il y a eu infraction, ici la capacité à susciter la confiance.

Le fait de retenir cette inéligibilité est facilitée pour le juge depuis la loi Sapin 2 de décembre 2016 puisque le juge ne doit plus justifier pourquoi il déclare inéligible un élu politique lorsqu’il est responsable d’une infraction de probité, mais doit justifier pourquoi il ne le déclare pas inéligible. Attention, cette loi n’était pas applicable aux faits reprochés aux parlementaires européens RN puisque ceux-ci étaient antérieurs à son entrée en vigueur. Le juge a donc été obligé de justifier son choix de l’inéligibilité et a également dû justifier pourquoi il l’avait retenue avec la modalité particulière de l’exécution provisoire.


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Les motifs retenus par le juge pour déclarer conforme à la Constitution ce principe de l’exécution provisoire correspondent à ceux que la Cour de cassation et le Conseil constitutionnel avaient retenus.

Il s’agissait, comme premier élément de motivation, de justifier l’exécution provisoire par une recherche de l’efficacité de la peine. En effet, sans exécution provisoire, avec une candidature de Marine Le Pen à l’élection de 2027, et potentiellement sa victoire, l’inéligibilité n’aurait eu aucune efficacité. Le juge a précisé que cette sanction immédiate, que l’on applique à de nombreux élus ou citoyens, devait s’appliquer de la même manière à une candidate à la présidence de la République puisque la loi est la même pour tous.

Il y aurait une atteinte à l’ordre public démocratique si le juge déclarait inéligible une candidate à une élection tout en lui laissant la possibilité de s’y présenter uniquement parce qu’elle est bien placée pour remporter cette élection alors que sa culpabilité est retenue.

Le second élément de la motivation est le risque de récidive. Contrairement à ce qui est souvent avancé, il n’est pas associé à la qualité de député européen de Marine Le Pen, mais plutôt à sa qualité de « cerveau » du système de détournement de fonds. Le juge a considéré que le RN, n’ayant jamais reconnu avoir contourné les règles de droit avec l’emploi de ses assistants et déniant jusqu’à la caractérisation de l’infraction de détournement de fonds, il y avait un risque que ce système se reproduise tant qu’il n’était pas dénoncé par le parti.

En droit pénal, il faut non seulement vérifier l’élément matériel de l’infraction, c’est-à-dire la commission des faits, mais également l’élément moral, c’est-à-dire la conscience, la négligence ou la reconnaissance des faits. Au fond, c’est le système de défense du RN, mené au mépris de « la manifestation de la vérité », comme l’écrivent les juges, qui leur a fait craindre une possible récidive.

Le juge a donc appliqué la loi pénale dans le respect de l’équilibre imposé par le Conseil constitutionnel à tout juge de l’inéligibilité avec exécution provisoire, à savoir une juste pondération entre l’efficacité de la sanction pénale et la liberté de choix de l’électeur.

Le juge en a retenu une interprétation qui lui est propre et toute interprétation peut être contestée, c’est pourquoi deux parties s’affrontent toujours de manière contradictoire devant le juge et c’est également pour cette raison que la possibilité d’intenter un appel est ouverte par la loi.

Cette exécution provisoire est dure dans ses effets, mais l’on ne peut pas juridiquement considérer qu’elle n’a pas été fondée en droit ou que le juge a proposé une lecture contraire à la loi pour des motifs politiques.

Que pensez-vous des accusations de Marine Le Pen contre une justice politisée ?

A.-C. B. : La défense qui a été choisie par les accusés dès le début du procès est celle d’une « injustice de la justice » motivée par des considérations politiques. Or, il existe une procédure de récusation des juges valable pour tous les citoyens. Si vous croyez en la partialité d’un juge qui va vous juger et que vous pouvez le documenter, vous pouvez obtenir que ces juges ne soient pas désignés dans votre affaire.

Or, le RN n’a pas utilisé ce recours, alors même qu’il avait utilisé presque toutes les exceptions de procédure possibles sur une période de dix ans ! Cela ne rend pas très crédible l’argumentation de juges politisés.

Les magistrats et la justice ont été critiqués par une large partie de la classe politique. Comment recevez-vous ces critiques ?

A.-C. B. : Notre système d’État de droit, impliquant une justice indépendante, fonctionne depuis 1791 dans un climat de défiance mutuelle entre le juge et le politique. La justice, quand elle se prononce sur les affaires politiques, est toujours soupçonnée d’ingérence par les politiques ; son intervention est vécue comme une forme d’empêchement. Cette relation n’a jamais été clarifiée ni apaisée.

Durant la période récente, il y eut un temps où le droit pénal ne pouvait pas pénétrer la vie politique. C’était les affaires Balkany et Dassault, qui étaient protégés par le bureau de leurs assemblées contre toute poursuite.

Puis vers 2013, c’était le vœu des citoyens, il y a eu un basculement avec la création d’un Parquet national financier ou encore de la Haute Autorité pour la transparence dans la vie publique. Les partis et responsables politiques, dont Marine Le Pen à l’époque, ont accepté plus de transparence et ont légiféré en ce sens. La loi Sapin 2 comme de nombreuses législations – jusqu’à aujourd’hui – ont ainsi visé à moraliser la vie politique.

Le Conseil constitutionnel s’est même emparé de cette question de la moralisation politique. Dans la décision QPC du 28 mars 2025, il a estimé que cette « exigence de probité et d’exemplarité des élus et la confiance des électeurs dans leurs représentants » étaient associées à la sauvegarde de l’ordre public (celui-là même que le juge a retenu pour motiver l’exécution provisoire de la peine d’inéligibilité) qui a donc une valeur constitutionnelle. Un chemin considérable a donc été parcouru !

Pourtant, on constate aujourd’hui une véritable inversion par régression. La remise en cause de la législation sur l’inéligibilité portée par le RN l’est aussi par de nombreux responsables politiques, dont Gérard Larcher, Éric Ciotti, Jean-Luc Mélenchon, ou encore par le premier ministre François Bayrou. Cela est très paradoxal quand on pense que François Bayrou, par ailleurs jugé pour une affaire de détournements de fonds publics européens, est l’homme qui a adopté la loi de moralisation de 2017 – peut-être la plus dure d’ailleurs en termes d’inéligibilité dans notre droit.

Peut-on parler de menace sur l’État de droit ?

A.-C. B. : Oui, une menace très sérieuse existe. Jusqu’alors, le RN était assez seul pour dire que la justice était politique. Cet argument se diffuse désormais sur tous les bords de l’échiquier politique.

L’État de droit et la démocratie sont les acquis historiques les plus fragiles puisqu’ils reposent sur un sentiment : celui de la confiance. À partir du moment où le peuple perd confiance, à partir du moment où vous n’estimez plus que ces corps élus vous représentent, il y a un risque de défiance et de changements profonds.

Il suffit d’une majorité suffisamment forte pour, d’un trait de plume, supprimer le Conseil constitutionnel, ou pour diminuer le pouvoir des juges en changeant les infractions.

L’État de droit, pour lequel on se bat depuis 1789, est fragile.

Il y a un discours – et des actes – contre l’État de droit portés par certains politiques, à l’étranger, à l’instar de Trump, mais aussi de Bolsonaro ou d’Orban.

Une telle approche aurait été inaudible il y a quelques années, mais ce discours se diffuse en France. Il rend possible une bascule de l'État de droit.

A contrario, on pourrait citer des pays où l’État de droit et le respect de la justice semblent bien ancrés.

A.-C. B. : Un tel système de mœurs existe dans les républiques scandinaves. Il n’y a même pas besoin de moraliser la vie politique avec du droit pénal financier puisque le système de valeurs retenu par la société conduit à ce que le personnel politique se doit d’être irréprochable pour être élu. Si une affaire éclatait, l’élu démissionnerait de lui-même ou y serait poussé par son parti, dans le seul but de conserver le capital de confiance des électeurs. C’est peut-être cela qui manque à la politique française : non pas de nouvelles lois de moralisation, mais une moralisation du personnel politique par lui-même.

La faible mobilisation pour défendre Marine Le Pen, dimanche 6 avril, et les sondages concernant son jugement ne montrent pas des Français outrés par la décision des juges – au contraire…

A.-C. B. : Effectivement. J’aime imaginer que le peuple se sent en cohérence avec son droit et qu’il s’estime suffisamment protégé avec des infractions punies et par des juges qui appliquent les lois et qui représentent la démocratie. L’inversion des valeurs proposée par Marine Le Pen, qui affirme que la justice menace la démocratie, ne rencontre pas forcément son public.

La France reste l’héritière des Lumières. Une offensive forte existe contre cette culture qui résiste encore aux tentations du populisme même lorsqu’il s’applique à la justice.


Propos recueillis par David Bornstein.

The Conversation

Anne-Charlène Bezzina ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

08.04.2025 à 16:42

Droits de douane et nostalgie impériale : la vision économique très politique de Donald Trump

Jérôme Viala-Gaudefroy, Spécialiste de la politique américaine, Sciences Po

La confrontation avec le reste du monde, adversaires et alliés confondus, est au cœur de la politique de Donald Trump. Sa salve de droits de douane doit être comprise à cette aune.
Texte intégral (2039 mots)

La proclamation tonitruante par Donald Trump, le 2 avril dernier, d’une hausse brutale des tarifs douaniers à l’encontre de très nombreux pays du monde ne répond pas uniquement à une (très discutable, par ailleurs, comme l’atteste son revirement partiel annoncé quelques jours plus tard) logique économique. Elle s’inscrit pleinement de la vision du monde éminemment conflictuelle chère au locataire de la Maison Blanche.


Depuis son retour à la Maison Blanche, Donald Trump a lancé une nouvelle salve de droits de douane sans précédent aussi bien par leur ampleur que par leurs cibles. Alliés traditionnels et rivaux stratégiques sont désormais logés à la même enseigne, dans ce qui constitue un tournant radical de la politique commerciale états-unienne. Ce durcissement n’est cependant pas une rupture totale : il prolonge les orientations de son premier mandat en les amplifiant et en affichant une volonté de toute-puissance sans limites.

Comme en 2017, quand il parlait du « carnage américain », Trump brosse un portrait apocalyptique des États-Unis, réduits selon lui à une nation « pillée, saccagée, violée et spoliée ». À ce récit dramatique s’oppose une double promesse : celle d’une « libération » et d’un « âge d’or » restauré.


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Les droits de douane deviennent ainsi les armes d’une croisade nationaliste où chaque importation est une atteinte à la souveraineté, et chaque exportation un acte de reconquête.

Une vision autoritaire du commerce international

Cette doctrine commerciale de Trump s’inscrit dans une stratégie plus large caractérisée par la confrontation, la centralisation du pouvoir exécutif et une conception néo-impériale de l’économie mondiale. Loin de viser uniquement la protection de l’industrie nationale, ses mesures tarifaires cherchent à refaçonner l’ordre global selon sa propre grille de lecture des intérêts de son pays. Ce deuxième acte de la révolution trumpiste est moins une répétition qu’une accélération : celle d’un projet autoritaire fondé sur le rejet du multilatéralisme – comme en témoigne le mépris total de l’administration actuelle à l’égard de l’Organisation mondiale du commerce – et la glorification d’une souveraineté brute.

Les justifications chiffrées de ces politiques semblent à la fois fantaisistes et révélatrices. Les méthodes de calcul avancées – la division du déficit commercial bilatéral par le volume des importations – servent d’abord à frapper les pays avec lesquels les États-Unis ont un déficit commercial. Officiellement, trois objectifs sont visés : réduire ces déficits, relocaliser la production et accroître les recettes fédérales.

Mais cette trilogie économique masque une visée politique plus profonde : renforcer l’autorité présidentielle et imposer un ordre international fondé sur la domination plutôt que sur la coopération.

L’arme tarifaire, outil de pouvoir et de communication

L’expérience du premier mandat de Trump a montré les limites de cette stratégie. La guerre commerciale contre la Chine, en particulier, a provoqué une hausse des prix pour les consommateurs, désorganisé les chaînes d’approvisionnement et lourdement pénalisé les exportateurs agricoles. Une étude a estimé que ce sont les consommateurs états-uniens qui ont absorbé la majorité de ces coûts, avec une augmentation moyenne de 1 % des prix des biens manufacturés.

Trump n’est pas un chef d’État dont l’action s’inscrit dans le cadre du multilatéralisme. Il agit en seigneur solitaire, distribuant récompenses et sanctions au gré de ses intérêts politiques, voire personnels. Les droits de douane deviennent alors autant des messages médiatiques que des outils économiques. Présentés comme des « tarifs réciproques », ils construisent une narration simplifiée et percutante : celle d’un justicier qui redresse les torts infligés à des citoyens trahis par le libre-échange.

Ce récit est particulièrement populaire chez les ouvriers du secteur industriel, comme l’automobile. Il permet de désigner des coupables comme la Chine, l’Europe, ainsi que les élites nationales qui ont soutenu le libre-échange. Il transforme de fait le commerce en affrontement moral. Il ne s’agit plus de négocier mais de punir. Dans cette logique, la hausse spectaculaire des tarifs douaniers ne relève plus de l’économie, mais devient une question de souveraineté voire de puissance symbolique.

D’une obsession personnelle à une doctrine d’État

Ce protectionnisme n’a rien d’improvisé : il s’inscrit dans une obsession de longue date chez Donald Trump. En 1987, il dénonçait déjà les excédents commerciaux avec le Japon et appelait à imposer des droits de douane significatifs à Tokyo. Il parlait d’escroquerie et exprimait une forme de paranoïa face à l’idée que les États-Unis puissent être humiliés ou lésés. Cette attitude révèle sa volonté tenace de reprendre l’avantage, de « gagner » dans un monde qu’il perçoit comme fondamentalement conflictuel et hostile. C’est l’une des rares constantes chez Trump, qui n’est pas un idéologue, et qui, sur bien d’autres sujets, n’hésite pas à opérer des revirements spectaculaires.

Désormais, tout devient enjeu de souveraineté : terres rares, minerais stratégiques, données, routes maritimes. Cette vision rappelle le tournant impérialiste de la fin du XIXe siècle, notamment la présidence McKinley (1897-1901), que Trump a d’ailleurs célébrée lors de son discours d’investiture.

C’est dans cette logique qu’il faut comprendre certaines initiatives provocatrices : volonté d’acheter le Groenland, pressions sur le Canada pour accéder à ses ressources, ou encore intérêts miniers en Ukraine. Une idée implicite s’impose : les ressources sont limitées, et il faut s’assurer une part maximale du gâteau avant qu’il ne disparaisse. Dans cet univers concurrentiel perçu comme un jeu à somme nulle — quand il y a un gagnant, c’est qu’il y a forcément un perdant —, la domination remplace la coopération.

Vers un mercantilisme techno-nationaliste

Dans cette logique, la concurrence devient une menace à neutraliser plutôt qu’un moteur de progrès. L’objectif n’est pas d’élever la compétitivité des États-Unis, mais d’étouffer celle des rivaux. La vision qui préside à cette politique n’est plus celle d’un État démocratique jouant plus ou moins selon les règles du marché mondial, du moins dans le discours, mais celle d’une entreprise cherchant ostensiblement à imposer son monopole.

Ce virage autoritaire trouve un écho dans l’univers intellectuel trumpiste. Peter Thiel, mentor du vice-président J. D. Vance, affirme par exemple que « le capitalisme et la concurrence sont opposés », plaidant pour la suprématie des monopoles. Ainsi, les coupes drastiques dans l’appareil d’État fédéral et les dérégulations ne sont pas justifiées par une foi dans le libre marché, mais par un désir de contrôle et d’hégémonie.

L’objectif n’est plus d’intégrer les flux mondiaux, mais de les contourner. Il s’agit de construire une forme d’autarcie impériale, où l’Amérique dominerait une sphère d’influence fermée, protégée de la concurrence. Ce mercantilisme contemporain ne parle plus d’or ou d’argent, mais de données, d’infrastructures, de dollars et de cryptomonnaie. Il troque la coopération contre la coercition.

Vers un ordre international autoritaire ou un désastre politique ?

L’annonce du 2 avril 2025 ne peut être réduite à une mesure économique. Elle constitue un acte politique majeur, un jalon dans l’édification d’un nouvel ordre mondial fondé sur la force et la loyauté, au détriment du droit et de la coopération.

La continuité avec le premier mandat est claire. Mais l’ampleur, la radicalité et la centralisation du pouvoir marquent une rupture nette. D’ailleurs, Trump considère plus que jamais l’État comme sa propriété (ou son entreprise) personnelle, une forme de patrimonialisme. Le président impose un modèle autoritaire, où le commerce est une arme dans une guerre froide mondiale, nourrie par la peur du déclin et l’obsession du contrôle. Dans ce contexte, la prospérité cesse d’être un horizon collectif pour devenir un privilège réservé aux puissants.

Une telle dynamique pourrait se révéler politiquement explosive selon la résistance de Donald Trump à la chute des marchés financiers et à une probable inflation qui risquent de fragiliser le pouvoir exécutif.

Si, à l'issue de la période de 90 jours de suspension des droits de douane à laquelle il s'est résolue le 9 avril, il persiste dans son intransigeance malgré une baisse déjà sensible de sa popularité, les élus républicains au Congrès pourraient, sous la pression de leur base et de leurs donateurs, reprendre leur rôle de contre-pouvoir. Déjà, les premières critiques internes émergent, tandis que monte une colère populaire encore diffuse, mais palpable, contre le pouvoir.

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Jérôme Viala-Gaudefroy ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

08.04.2025 à 16:42

Les diplômes ont-ils perdu de leur valeur ?

Marie Duru-Bellat, Professeure des universités émérite en sociologie, Centre de recherche sur les inégalités sociales (CRIS), Sciences Po

La profession qu’exercent les actifs ne correspond que dans un tiers des cas au domaine de formation qu’ils ont suivie. Dès lors, quelle valeur accorder exactement aux diplômes ?
Texte intégral (1789 mots)

La profession qu’exercent les actifs ne correspond que dans un tiers des cas au domaine de formation qu’ils ont suivie. Dès lors, quelle valeur accorder exactement aux diplômes ?


Dans une société où l’égalité entre tous est un principe fondamental, mais où les « places » sont dotées d’avantages très inégaux (en termes de salaires, de conditions de travail…), il s’agit de répartir celles-ci de sorte que la hiérarchie des emplois soit considérée par tous comme légitime. C’est un véritable challenge.

On s’accorde sur le fait qu’allouer les postes selon les compétences est à la fois juste et efficace. Mais évaluer la compétence n’a rien d’évident et l’institution scolaire se voit confier cette responsabilité, concrétisant ses jugements par un diplôme.

On peine à imaginer comment l’on procéderait sans ce classement par diplômes : que les places soient héritées ou tirées au sort, la société paraîtrait encore plus injuste… Cependant, ces verdicts scolaires restent-ils pertinents dans un contexte où le niveau des qualifications progresse bien plus vite que celui des emplois ?

Le diplôme comme garantie de qualification ?

Les diplômes sont censés garantir la « vraie » valeur professionnelle des personnes. Tout particulièrement en France. À la fin des années 1960, des experts ont construit des nomenclatures appariant le niveau des études et la qualification des emplois. Même si elles ont été revues en 2019, ces nomenclatures valent encore aujourd’hui pour l’accès aux concours, mais aussi comme référence commune, invitant à considérer comme normal qu’on accède à des emplois de cadres à partir du niveau II (licence, aujourd’hui niveau 6), qu’on devienne employé ou ouvrier qualifié quand on est doté d’une formation de niveau V (CAP-BEP, aujourd’hui niveau 3), etc.

Ce faisant, on suppose implicitement que certains types de formation sont nécessaires pour occuper un poste, que les années d’études dotent de compétences directement professionnelles, avec pour conséquence que les personnes sans diplôme ne pourraient occuper que des postes étiquetés comme non qualifiés. Cette démarche ancre dans les esprits l’idée qu’un diplôme qualifie forcément pour un emploi, qu’un diplôme de tel niveau débouche sur un emploi de tel niveau, selon un « adéquationnisme » démenti par les faits.


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En effet, le décalage important entre l’élévation spectaculaire des niveaux de formation et la croissance moins marquée du niveau de qualification des emplois ébranle la validité de ces relations d’équivalence entre diplôme et emploi. Ce qu’on obtient avec un diplôme, sa valeur marchande donc, tend donc à baisser avec le temps, selon l’abondance de ce diplôme au regard des emplois censés y correspondre.

Et du fait de l’élévation du niveau de diplôme, les mêmes emplois sont pourvus à des niveaux de diplômes plus élevés : en trente ans, le pourcentage de personnes dotées d’au moins un bac est passé, par exemple, de 0 à 23 % chez les ouvriers non qualifiés. Peut-on vraiment considérer ces emplois comme non qualifiés, et les personnes sans diplôme comme dépourvues de toute qualité ?


À lire aussi : 80 % de bacheliers par génération : un objectif atteint mais une démocratisation « ségrégative » ?


Par ailleurs, moins de la moitié des étudiants s’insère dans son domaine de formation et, dans l’ensemble de la population, la profession exercée ne correspond à la formation reçue que dans un tiers des cas.

Ces décalages effritent la confiance que l’on peut avoir envers les diplômes. Certes, ils restent « rentables » : le taux de chômage diminue au fur et à mesure que le diplôme s’élève et, inversement, le salaire est plus important. Et c’est bien pour cela que la course aux parcours scolaires qui débouchent sur les plus rentables d’entre eux est si féroce…

Mais cela interroge sur ce dont atteste vraiment le diplôme : une compétence technique, un « capital humain », comme le voudraient nombre d’économistes ? Ou serait-ce avant tout, comme le défendent certains autres, le signal d’un ensemble relativement flou de qualités pas forcément garanties par leur diplôme : dynamisme, motivation, ou plus largement tout ce qu’on désigne à présent sous l’étiquette de « soft skills »

Face à des jeunes que les diplômes, plus répandus, permettent moins de distinguer, les employeurs valorisent une gamme plus ouverte de compétences ; ce peut être aussi pour tenir compte des évolutions de certains emplois. En tout cas, la valorisation des compétences spécifiques à certaines tâches ou situations professionnelles brouille une fois de plus l’adéquation entre diplôme et qualification qui semblait en quelque sorte garantie.

Le diplôme comme gage de reconnaissance…

Mais la défense de la valeur des diplômes et de l’adéquation entre la formation et l’emploi n’est pas seulement une rhétorique économique ; elle sert les intérêts corporatistes de certains groupes professionnels. Sans qu’il soit besoin de faire des conjectures sur ce que le diplôme est censé certifier, celui-ci fonctionne simplement, dans de nombreux cas, comme une exigence formelle requise pour accéder à un emploi.

Nécessaire et suffisant, le diplôme constitue alors à la fois une barrière et une garantie pour des droits et des avantages négociés par les milieux professionnels. Il protège ceux qui sont dotés du diplôme adéquat et exclut tous les autres. Le contenu « technique » précis du diplôme importe moins que sa valeur distinctive et exclusive.

Cela permet de préserver la cohésion du groupe professionnel en recrutant des personnes formées à « la même école », ce qui garantit une complicité, gage d’une proximité culturelle et d’une confiance réciproque, des considérations sociales d’autant plus importantes que les compétences techniques exigées par les postes sont vagues.

Au-delà de sa valeur technique, fonctionnelle (qui peut être plus ou moins importante), le diplôme a une valeur symbolique elle aussi plus ou moins grande. La valeur du diplôme, c’est toujours plus ou moins la valeur du diplômé : c’est ainsi que la valeur du diplôme au moment de l’insertion est modulée par l’origine sociale ou le genre. Ainsi, les jeunes filles dotées d’un diplôme dans des professions considérées comme « masculines » auront souvent du mal à faire reconnaître leur compétence. Autre exemple : on recrutera un polytechnicien même si ses connaissances élevées en mathématiques ne sont d’aucune utilité, parce qu’on sait la sélection qu’il a surmontée. C’est ce que Pierre Bourdieu appelait « la fonction de consécration du diplôme ».

Par conséquent, la valeur du diplôme n’est pas toujours indexée sur des compétences, mais autant ou plus sur les qualités tout autres qu’il est censé certifier…


À lire aussi : « L’emprise scolaire » : les diplômes ont-ils trop de poids sur nos vies ?


C’est ce halo de représentation qui, au-delà de la valeur technique du diplôme, lui donne une valeur symbolique. Et comme pour tout bien symbolique, cette valeur n’existe et ne se maintient que parce qu’on y croit, tant qu’on y croit…

D’un côté, la valeur marchande du diplôme sur le marché du travail est relativement incertaine, et dépend, outre du rapport entre profil des diplômés et profil des postes, de la conjoncture économique. De l’autre, sa valeur symbolique s’en trouve elle aussi effritée. Mais le diplôme n’en certifie pas moins, jusqu’à aujourd’hui et dans notre pays, la valeur de la personne tout en légitimant la hiérarchie sociale.

Non sans « dégâts collatéraux », notamment une course aux diplômes qui rend foncièrement utilitaristes les élèves en écrasant la dimension éducative des études et qui conduit à considérer comme sans valeur toutes les compétences autres que scolaires dont font preuve, dans leur travail, ces « non qualifiés » que l’école a jugé incompétents…

À cet égard, la montée de la notion de compétence et la multiplication des formations sur le tas ou au fil des carrières, qui désagrègent en quelque sort l’idée même d’une qualification valable pour la vie et quelles que soient les tâches (ce que prétendait garantir le diplôme), constituent des évolutions intéressantes. Sans imaginer qu’on puisse se passer de diplômes, il faut sans doute relativiser leur emprise.

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