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16.09.2025 à 13:58
Impôts sur l’héritage : une réforme nécessaire ?
Texte intégral (1729 mots)

La moitié des Français n’hérite de rien ou presque, alors que 10 % des héritiers les plus riches concentrent plus de 50 % des héritages. Alors pourquoi l’impôt sur l’héritage est-il aussi impopulaire ?
L’héritage est de retour en France, et ce retour est massif. On peut chiffrer ce phénomène de plusieurs manières. Commençons par les flux successoraux, c’est-à-dire ce qui est transmis tous les ans sous forme d’héritages et de donations. Ce flux se situe actuellement entre 350 milliards et 400 milliards d’euros et, d’ici à 2040, plus de 9 000 milliards d’euros de patrimoine devraient être transmis.
Une autre manière de se représenter le retour de l’héritage consiste à décomposer l’ensemble du patrimoine privé détenu par les Français (qu’il soit immobilier, financier ou professionnel) entre ce qui vient de l’épargne et ce qui vient de l’héritage. Comme l’ont montré les économistes Facundo Alvaredo, Bertrand Garbinti et Thomas Piketty, l’héritage est aujourd’hui largement supérieur à l’épargne. Il représente près des deux tiers du patrimoine des ménages contre un tiers pour l’épargne. C’était l’inverse dans les années 1970, moment où l’héritage a connu son plus bas niveau historique.
La moitié des Français n’hérite de rien
Le niveau actuel reste inférieur à celui observé à la veille de la Première Guerre mondiale où l’héritage constituait plus de 80 % du patrimoine. Même si les sociétés actuelles diffèrent de celle du XIXe siècle sur de nombreux aspects, elles sont finalement assez proches sur le plan patrimonial, que ce soit du point de vue des niveaux de richesses détenues ou de l’importance prise par les transmissions patrimoniales.
Ce panorama serait incomplet si on se limitait à ce constat macroéconomique. L’héritage est bien plus concentré que les revenus. La moitié des Français n’hérite de rien ou presque quand, dans le même temps, 10 % des héritiers les plus riches concentrent plus de 50 % des héritages. Au sommet de la distribution, on estime que les 0,1 % des héritiers les plus riches reçoivent plus de 13 millions d’euros de patrimoine au cours de leur vie.
C’est la nature même des inégalités qui change. La figure du rentier, qu’on pouvait penser disparue, est de retour. Pour une part limitée, mais croissante de la population, la principale source de richesse sera l’héritage et non les revenus du travail.
Substitution aux revenus du travail
Le retour de l’héritage a une conséquence inattendue : créer un (quasi) consensus chez les économistes en faveur d’une réforme de l’impôt successoral. Il n’est pas tant lié aux enjeux de justice sociale, qui dépassent le seul cadre de la science économique, qu’aux effets de l’héritage du point de vue de l’efficacité économique.
L’héritage peut être la source d’inefficacités puisque recevoir un capital peut réduire l’offre de travail, dans le sens où le capital hérité peut se substituer aux revenus du travail. Cet « effet Carnegie » a été vérifié dans plusieurs pays.
Aux États-Unis, les économistes Douglas Holtz-Eakin, David Joulfaian et Harvey Rosen ont mis en évidence une réduction de l’offre de travail parmi les récipiendaires d’héritages importants. En Allemagne, Fabian Kindermann, Lukas Mayr et Dominik Sachs estiment que, pour chaque euro récolté par l’imposition des successions, neuf centimes additionnels sont obtenus via l’imposition des revenus des suites de la hausse de l’offre de travail. De ce point de vue, imposer les héritages pourrait accroître l’activité économique.
Réduction de l’épargne
Les réponses comportementales négatives à l’impôt successoral sont quant à elles limitées, ce qui en fait un « bon impôt » à l’aune du même critère d’efficacité.
Une de ces réponses passe par l’épargne. Si le patrimoine potentiellement transmis par les donataires est réduit par l’impôt successoral, alors ceux-ci pourraient décider de réduire leur épargne. Cette intuition a été confirmée par les rares études sur la question qui concluent bien à un effet négatif – l’imposition réduit l’incitation à épargner –, mais de faible ampleur. Le fait que l’épargne dépende de nombreux facteurs économiques et de motifs autres que l’altruisme familial, comme l’aversion au risque et la prévoyance, explique que l’impôt successoral à lui seul a des effets limités.
Exil fiscal
Une réponse plus radicale pourrait être l’exil fiscal. Une trop forte imposition pourrait inciter les individus à émigrer vers des cieux (fiscaux) plus cléments. Là encore, identifier le seul effet de l’imposition sur la décision d’émigration est complexe. Comme pour l’épargne, ce type de décision dépend de nombreux déterminants économiques et personnels : potentielle rupture avec l’environnement professionnel et familial, mauvaise perception par l’opinion publique ou démarches administratives complexes.
À lire aussi : Impôt sur la fortune : si souvent enterré, et pourtant toujours en vie
Les économistes Karen Smith Conway et Jonathan C. Rork, aux États-Unis, et Marius Brülhart et Raphaël Parchet, en Suisse, montrent que les migrations internes des ménages âgés (susceptibles de transmettre leur patrimoine dans un futur proche) ne s’expliquent que marginalement par les différences fiscales entre États ou cantons. Ainsi, les retraités aisés sont relativement insensibles aux variations d’impôt successoral.
Argument moral
Si l’héritage pose un problème de justice sociale et d’efficacité économique, pourquoi le sujet n’est-il pas plus central dans le débat public ? Surtout, pourquoi observe-t-on un affaiblissement de l’impôt successoral ?
Depuis les années 1980, de nombreux pays, comme les États-Unis, la Suède, le Canada ou encore l’Australie, ont supprimé ou réduit leur impôt successoral, en mobilisant le plus souvent des arguments moraux. La France semble échapper à ce phénomène, mais, malgré une stabilité des principaux paramètres fiscaux que sont les taux et les abattements, la multiplication des niches fiscales a bien réduit la progressivité de l’impôt.
Ce qui peut sembler être un paradoxe n’en est en fait pas un. La critique actuelle de l’impôt successoral repose avant tout sur des arguments moraux selon lesquels taxer l’héritage revient à taxer la mort et à sanctionner l’altruisme familial. De manière générale, il contreviendrait à la liberté de transmettre librement son patrimoine.
D’après un sondage Odoxa, réalisé en avril 2024, 77 % des personnes interrogées considèrent l’impôt successoral injustifié et 84 % souhaitent qu’il soit diminué « pour permettre aux parents de transmettre le plus possible à leurs enfants ».
Informer sur les inégalités
Il y a plusieurs précautions à prendre quand on évoque l’argument de l’impopularité de l’impôt. La méconnaissance de la réalité de l’héritage et la surestimation de l’impôt successoral invitent à la prudence dans l’interprétation des réponses. On peut concevoir une forte opposition à un impôt qu’on pense confiscatoire. Plusieurs travaux soulignent que le fait d’informer les répondants sur le niveau des inégalités augmente sensiblement le soutien à l’impôt successoral.
Le dialogue de sourds entre les pro et les anti pourrait empêcher tout débat relatif à l’héritage. Un débat qui pourrait être remis à l’ordre du jour pour d’autres raisons.
Au début du XXe siècle, des causes extérieures, comme les guerres et les crises, ont joué un rôle majeur dans la mise en place d’impôt progressif sur les revenus et sur les successions dans de nombreux pays. Il n’est pas dit que les crises actuelles, qu’elles soient climatiques, sociales ou géopolitiques, n’aient pas des effets similaires dans les années à venir.

Nicolas Frémeaux a reçu des financements de l'Agence Nationale de la Recherche.
16.09.2025 à 12:31
Quels risques le frelon « asiatique » à pattes jaunes fait-il courir à la santé humaine et aux abeilles ? Comment s’en protéger ?
Texte intégral (2426 mots)
Le frelon à pattes jaunes originaire d’Asie est désormais bien implanté en France hexagonale. C’est en été et à l’automne que ses colonies se développent. En analysant les données 2014-2023, l’Agence nationale de sécurité sanitaire et Santé publique France ont fait le point sur les risques pour l’humain.
Le frelon à pattes jaunes Vespa velutina nigrithorax, plus communément appelé « frelon asiatique », fait désormais partie de notre environnement. Sa présence en France a été observée pour la première fois dans le Lot-et-Garonne, en 2004. Des poteries pour bonsaïs ont été importées de Chine par un horticulteur avec, dans l’une d’entre elles, une reine fécondée qui hivernait.
Des études ont montré grâce à des analyses génétiques que la lignée de l’insecte importé provenait d’une région près de Shanghai.
Un frelon invasif présent sur tout le territoire hexagonal
Le frelon à pattes jaunes s’est très facilement adapté à notre environnement. En vingt ans, il a colonisé l’ensemble de l’Hexagone ainsi que les pays voisins : Espagne, Portugal, Belgique, Pays-Bas, Suisse, Italie, Allemagne et sud de l’Angleterre.
Il a aussi été détecté pour la première fois en Corse en août 2024. Si le nid a été détruit, un nouveau nid a cependant été détecté en juillet 2025 à Ajaccio.
Le reconnaître et le différencier des autres hyménoptères
Le frelon à pattes jaunes est un insecte du même ordre que le frelon européen, la guêpe, l’abeille ou le bourdon. Tous font partie de l’ordre des hyménoptères. Le frelon à pattes jaunes est reconnaissable à son abdomen brun bordé d’une bande jaune orangé ainsi qu’à ses pattes jaunes. Le frelon européen, plus grand, a un abdomen jaune clair rayé de noir et des pattes marron.
Les nids de ces frelons sont également différents. La colonie de frelons à pattes jaunes, qui peut comporter jusqu’à 3 000 individus, se développe en été et à l’automne dans de grands nids sphériques ou en forme de goutte perchée à plus de dix mètres en haut des arbres. L’ouverture du nid se situe sur le côté.
Généralement, le frelon européen construit son nid, plus petit, dans des cavités (arbre creux, cheminée, grenier…). Le frelon à pattes jaunes n’est par ailleurs actif que le jour, alors que le frelon européen sort jour et nuit.
Que faire en cas de découverte d’un nid de frelons, de guêpes ou d’abeilles dans votre maison ou dans votre jardin ?
- Informez les membres de la maison et les voisins pour éviter qu’ils ne s’approchent du nid.
- Respectez une distance de sécurité de 5 mètres du nid et éviter tout geste brusque, car les hyménoptères piquent lorsqu’ils se sentent menacés.
- Ne tentez pas de détruire le nid vous-même. Cela nécessite l’intervention de professionnels spécialisés dans le domaine (matériels et techniques spécifiques).
- N’installez pas de pièges (bouteille en plastique avec du sirop, par exemple), car ils tuent les autres insectes indispensables à la biodiversité et n’auront quasiment aucun impact sur le nid visé.
- S’il s’agit de frelons à pattes jaunes, signalez le nid à votre mairie ou directement à l’organisme animant la lutte contre cette espèce dans votre département.
Hors allergie, une réaction dont l’intensité augmente avec le nombre de piqûres
Les piqûres de frelons à pattes jaunes présentent la même dangerosité pour l’humain que celles des autres hyménoptères. Le venin entraîne une réaction toxique, caractérisée par une douleur, une rougeur, un gonflement local et des signes généraux (vomissements, diarrhées, maux de tête, chute de la tension artérielle…) d’autant plus intenses que le nombre de piqûres est élevé.
En effet, contrairement à l’abeille, mais comme la guêpe et le frelon européen, le frelon à pattes jaunes ne perd pas son dard lorsqu’il pique et peut donc piquer et injecter du venin à plusieurs reprises. Son dard, qui mesure jusqu’à 6 mm, est cependant plus long que celui des guêpes et entraîne une piqûre plus profonde, capable de traverser certains vêtements et gants de jardinage.
La piqûre du frelon à pattes jaunes peut aussi être responsable d’une réaction allergique, non liée à la dose de venin injectée, une seule piqûre suffisant à la déclencher. Dans ce cas, un œdème de la gorge, empêchant la respiration, ou un effondrement de la tension artérielle peut entraîner un état de choc anaphylactique avec perte de connaissance et arrêt cardio-respiratoire conduisant au décès.
Le traitement du choc anaphylactique consiste en l’injection immédiate d’adrénaline par stylo auto-injecteur ou par voie intraveineuse une fois les secours arrivés. Du fait d’allergies croisées, c’est le plus souvent après une piqûre de guêpe que les patients deviennent allergiques au venin des frelons.
Que faire en cas de piqûre de frelon, de guêpe ou d’abeille ?
- En cas de réaction telle qu’urticaire, œdème de la langue, gêne respiratoire, malaise, douleur thoracique… appelez en urgence le 15 ou le 112.
- Les piqûres dans la bouche, dans la gorge, ou les piqûres multiples requièrent également une prise en charge médicale en urgence.
- Pour les personnes allergiques connues, l’utilisation d’un stylo auto-injectable d’adrénaline peut sauver la vie, en attendant les secours.
- Pour les autres signes d’intoxication, contactez un centre antipoison au (+33) 1 45 42 59 59 ou consultez un médecin.
Entre 2014 et 2023, pas de tendance à l’augmentation ni à la diminution du nombre d’envenimations par des hyménoptères
Le dernier bilan sanitaire des piqûres d’hyménoptères datant de plus de dix ans, l’Agence nationale de sécurité sanitaire (Anses) et Santé publique France ont analysé dix nouvelles années de données de santé (appels aux centres antipoison, passages aux urgences, hospitalisations et mortalité par piqûre d’hyménoptères) pour faire le point sur les risques liés aux piqûres de guêpes, frelons et abeilles.
Au total, 6 022 appels aux centres antipoison, 179 141 passages aux urgences, 18 213 hospitalisations, dont 13 % en réanimation ou en soins intensifs, et 256 certificats de décès pour piqûre d’hyménoptères ont été comptabilisés entre 2014 et 2023 inclus.
Comment contacter son centre antipoison ?
- Il existe un numéro téléphonique national des centres antipoison : (+33) 1 45 42 59 59.
Malgré la poursuite de la prolifération du frelon à pattes jaunes sur le territoire hexagonal ces dix dernières années, les différentes données de santé étudiées apportent des conclusions convergentes et ne montrent pas d’augmentation du nombre d’envenimations par des hyménoptères, année après année.
Le nombre de piqûres varie d’une année à l’autre, sans tendance globale à la hausse ni à la baisse, avec des pics saisonniers aux mois de juillet et août.
Entre 2014 et 2023, ce sont les guêpes qui sont le plus souvent en cause dans ces envenimations (37 % des appels aux centres antipoison), suivies des frelons toutes espèces confondues (25 %) et des abeilles (19 %). Les piqûres de frelons représentaient de 20 % à 30 % des piqûres d’hyménoptères chaque année, avec une légère augmentation en 2023 (près de 40 %) (Figure ci-dessus).
Les envenimations par des frelons à pattes jaunes représentaient un peu plus de la moitié (55 %) des envenimations par des frelons, lorsque l’espèce de frelon était identifiée, et restaient stables au cours du temps.
Près de 1,5 % des piqûres, tous hyménoptères confondus, menacent le pronostic vital
Parmi les envenimations par des hyménoptères enregistrées par les centres antipoison, 1,5 % étaient graves au point de menacer le pronostic vital, voire de conduire au décès. Ces envenimations étaient dues à une réaction allergique, seule ou associée à des signes toxiques, pour la grande majorité d’entre elles (89 %). Les frelons étaient les premiers responsables des envenimations graves (38 %), devant les abeilles (24 %) et les guêpes (22 %) (hyménoptères non précisés pour les 16 % restants).
Les envenimations graves avaient été provoquées par une seule piqûre pour près de la moitié d’entre elles (48 %), un peu plus souvent en cas de piqûre de frelons (53 % de piqûre unique). Les autres étaient dues à des piqûres multiples, dans la bouche ou sur d’autres muqueuses.
Les risques liés au frelon à pattes jaunes portent surtout sur les abeilles domestiques
En l’absence de prédateur, le frelon à pattes jaunes se développe en se nourrissant d’autres insectes, chaque colonie pouvant en consommer jusqu’à 11 kg par an ! Il a tendance à proliférer près des ruches, et c’est son appétit immodéré pour nos abeilles domestiques qui pose le plus problème aujourd’hui. En plus de les capturer et de les dépecer, leurs vols continus près des ruches empêchent les abeilles de sortir pour butiner, ce qui affaiblit la production de miel qui leur sert de réserve de nourriture l’hiver.
En Asie, les abeilles ont appris à se défendre en formant une boule compacte autour du frelon qui les attaque. En faisant vibrer leurs ailes en nombre, elles augmentent la température de la boule et le frelon meurt littéralement cuit ! Nos abeilles domestiques sont plus dociles et n’ont pas développé ces techniques de défense.
Comment protéger les ruchers ?
Différentes techniques (pièges, harpes électriques, muselières emboîtées à l’entrée des ruches…) existent pour éloigner les frelons à pattes jaunes des ruches. La plus commune est le piégeage avec un appât sucré, qui consiste à attirer les frelons vers un liquide dans lequel ils se noient. Des pièges sélectifs, en nasses successives, ont été développés, pour permettre aux insectes plus petits que les frelons, capturés par erreur, de ressortir avant de tomber dans le liquide.
En revanche, les pièges non sélectifs, constitués d’une simple bouteille contenant un liquide sucré, sont à proscrire pour préserver la biodiversité.
Les pièges sont à utiliser autour des ruchers menacés et sont à contrôler régulièrement. Deux périodes de piégeage sont recommandées : de février à mai (piégeage de printemps) afin de capturer les reines fondatrices, et de mi-août à novembre, lors de la reproduction, pour piéger les futures fondatrices avant leur hivernation.
Une loi pour limiter la prolifération du frelon à pattes jaunes et préserver la filière apicole
Une loi visant à endiguer la prolifération du frelon à pattes jaunes et à préserver la filière apicole est entrée en vigueur le 15 mars 2025. Elle prévoit la création d’un plan de lutte national, l’encadrement du piégeage des frelons et l’indemnisation des apiculteurs. À ce jour, les décrets d’application ne sont pas encore parus.
Le frelon à pattes jaunes fait désormais partie de notre environnement. Si on ne peut pas l’éradiquer, on peut apprendre à s’en protéger : d’une part, pour éviter des piqûres qui peuvent être graves chez l’humain, au même titre que celles occasionnées par les autres frelons, guêpes ou abeilles, et, d’autre part, pour préserver les insectes pollinisateurs, dont les abeilles des ruches, maillon indispensable de la biodiversité.
Merci à Quentin Rome, responsable « Frelon asiatique et hyménoptères » dans l’unité PatriNat (Muséum national d’histoire naturelle/Office français de la biodiversité), pour sa relecture de cet article.

Les auteurs ne travaillent pas, ne conseillent pas, ne possèdent pas de parts, ne reçoivent pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'ont déclaré aucune autre affiliation que leur organisme de recherche.
16.09.2025 à 11:07
Arrivée de Luca de Meo à la tête de Kering : le luxe devient-il un secteur comme les autres ?
Texte intégral (1746 mots)
Qu’ont en commun le secteur du luxe et celui de l’automobile ? Il y a encore peu poser la question aurait paru incongru tant les similitudes entre les promoteurs du « toyotisme » et ceux de la dépense somptuaire semblaient improbables. L’arrivée de Luca de Meo (ex-Renault) à la tête de Kering signale un changement pour le groupe fondé par François-Henri Pinault, mais aussi pour le secteur dans son entier. La fin de la récréation est-elle définitivement sifflée ?
Cette semaine à l’occasion de l’assemblée générale de Kering, Luca de Meo a officiellement pris sa place à la tête du deuxième plus grand groupe de luxe français. Le choix de l’ancien dirigeant de Renault comme nouveau PDG interroge. À biens et services d’exception, stratégie d’exception : le luxe peut-il survivre à une logique d’optimisation financière comme on en trouve dans l’industrie et les FMCG ?
Le luxe en pleine mutation
Depuis les années 1990, l’essor de conglomérats comme LVMH et Kering a fondamentalement changé l’industrie du luxe, en créant une logique industrielle plus qu’une logique de marque. Les conglomérats ont su ainsi profiter des marges bénéficiaires élevées dans le luxe et ont utilisé un effet de levier financier pour se développer rapidement et acquérir des marques. En profitant d’économies d’échelle allant du parc immobilier aux budgets de marketing permettant de négocier avec les principaux médias, en passant par la négociation des coûts de production avec les sous-traitants.
Cette stratégie est aujourd’hui remise en question. Les marques de luxe luttent contre la saturation, la dégradation de la qualité perçue et une perte d’exclusivité alors qu’elles poursuivent leur stratégie de croissance à travers le volume. Il existe un décalage croissant entre la perception des consommateurs des prix du luxe et la qualité des produits. De nombreuses marques sont perçues, à tort ou à raison, comme ayant rogné sur l’artisanat et les matériaux tout en augmentant considérablement les prix, s’appuyant principalement sur le marketing pour justifier les coûts. L’industrie se situe à un tournant, avec de nombreuses marques affirmant qu’elles se concentreront sur « la valeur plutôt que le volume » à l’avenir. Cependant, il reste à voir si elles peuvent vraiment revenir aux fondamentaux du luxe, à savoir l’artisanat et une rareté authentique et non orchestrée.
Le nouveau rôle de PDG dans le luxe
Traditionnellement, les marques de luxe étaient des entreprises familiales, avec un leadership transmis de génération en génération. Cela permettait de préserver l’héritage de la marque et la dimension artisanale. Les décisions étaient prises avec une vision de long terme, en opposition avec les diktats de la bourse et la logique financière, qui imposent des communications financières régulières. Ce modèle est d’ailleurs toujours suivi par Hermès, dont le PDG Axel Dumas appartient à la sixième génération de la famille Hermès-Dumas.
Un deuxième modèle a par la suite émergé, consistant à recruter des PDG de l’industrie du luxe, qui étaient en phase avec les aspects uniques de la gestion des marques de luxe. Cette vision a dominé durant l’expansion rapide et massive des marques de luxe, qui sont passées de champions régionaux de l’excellence et du savoir-faire européen à des leaders mondiaux des biens haut de gamme à forte valeur ajoutée. C’est notamment aujourd’hui le cas de Nicolas Bos, nouveau PDG de Richemont – le conglomérat suisse du luxe – qui était anciennement à la tête de Van Cleef and Arpels.
Plus récemment, un nouveau modèle semble émerger, où les marques de luxe commencent à recruter des PDG d’autres industries, en particulier des entreprises de biens de première consommation (FMCG). Cela a été le cas notamment de Leena Nair chez Chanel, débauchée de chez Unilever, et de Luca de Meo chez Kering. Cela apporte de nouvelles approches de gestion mais crée également des tensions avec les valeurs traditionnelles du secteur.
Une production industrielle
En effet, l’approche FMCG a introduit une gestion financière plus rigoureuse, une optimisation de la segmentation et du ciblage marketing, une stratégie de croissance basée sur les extensions de marques, et une production à l’échelle industrielle dans le luxe. Cependant, cela met aussi à mal l’accent mis sur la créativité, l’artisanat et l’exclusivité, dans le luxe.
À lire aussi : Après Renault, Luca de Meo pourra-t-il mettre le turbo chez Kering ?
Ces nominations peuvent certes proposer un regard neuf sur l’industrie : la nomination de Leena Nair, à la tête de Chanel, apporte une expertise en ressources humaines, dans un secteur où les talents sont rares. Des questions demeurent cependant, par exemple, quant à l’intégration de l’excellence dans le service et l’expérience, où les pratiques du secteur du luxe sont sans commune mesure avec les pratiques du secteur de la grande consommation.
La spécificité Kering
Pour Kering et son nouveau CEO, les défis sont nombreux. On peut noter une chute de 25 % des ventes chez Gucci – la marque phare du groupe – et d’autres marques sous-performantes dans son portefeuille. Le nouveau PDG devra s’attaquer à ces problèmes.
L’entreprise s’est développée rapidement en utilisant un effet de levier financier, mais cette stratégie a peut-être atteint ses limites compte tenu de l’endettement actuel de Kering. De nombreuses préoccupations demeurent quant à la dilution des marques du groupe et la perte d’exclusivité. L’approche traditionnelle des groupes de luxe, qui consiste à prendre des marques à la mode ou en perte de vitesse, et de les relancer en appliquant des stratégies de marketing – augmenter la désirabilité et la perception de valeur – et de vente au détail, à travers l’expérience client, peut ne plus être aussi efficace sur le marché actuel.
Le choix du nouveau PDG – un ancien de chez Renault qui a l’habitude d’opérer dans une industrie à maturité, où la création de plateformes est importante, ainsi que la préservation des marges – témoigne de l’arrivée à maturité de l’industrie. Cette stratégie consiste à concentrer les efforts marketing sur les produits phares à forte valeur ajoutée – la maroquinerie, la beauté et les accessoires (par exemple, les lunettes de soleil). Pour ce type de produits, une logique de plate-forme peut être mise en place, où les synergies entre marques permettent de produire et distribuer à moindre coût, quitte à sacrifier l’individualité des marques.
Plateformisation du luxe
Le nouveau PDG devra équilibrer la performance financière avec la préservation du capital de la marque et de l’exclusivité. Cela peut nécessiter des décisions difficiles concernant la réduction de certaines opérations ou la cession de marques sous-performantes. Une stratégie de retour à l’exclusivité, en diminuant le nombre de boutiques et en se focalisant sur les pièces à forte valeur ajoutée, a été utilisée avec succès par Chanel dans les années 1980.
Le nouveau patron de Gucci, Balenciaga ou Bottega Veneta aura fort à faire pour montrer qu’un PDG venant de l’extérieur de l’industrie du luxe peut s’atteler avec succès à ces défis et restaurer la trajectoire de croissance de Kering tout en maintenant son positionnement de luxe.
Ces difficultés reflètent les difficultés plus larges d’un modèle qui a adopté des tactiques de marché de masse, traitant des produits émotionnels et créatifs comme des marchandises. Cette approche de « FMCG des riches » présente un risque réel d’éroder ce qu’est l’essence même du luxe.
Des pressions contradictoires
Les marques de luxe font face à des pressions contradictoires – maintenir l’exclusivité et l’artisanat tout en livrant la croissance et les bénéfices attendus par les marchés financiers et les propriétaires de conglomérats. L’industrie a peut-être atteint les limites de sa stratégie d’expansion. En témoigne l’ouverture de magasins dans des villes de deuxième ou troisième niveau à l’échelle mondiale et le lancement constant de nouvelles catégories de produits diluent l’équité de la marque.
Par ailleurs, il existe une tension grandissante entre le leadership créatif/artistique et la gestion financière/opérationnelle dans les maisons de luxe. Le traditionnel « duo magique » du directeur créatif et du leader commercial est perturbé. L’aura d’une marque du luxe se construit avant tout autour d’une figure charismatique, à la fois créative, visionnaire, mais aussi attachée à une marque sur la durée.
Enfin, Il y a de plus en plus de préoccupations concernant la durabilité à long terme des modèles commerciaux de luxe actuel, en particulier leur dépendance au marketing plutôt qu’à la qualité et à l’exclusivité authentiques pour justifier des prix élevés.

Ben Voyer a reçu des financements de la Chaire de Recherche Turning Points ESCP HEC Paris Cartier.
Perrine Desmichel ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.
15.09.2025 à 16:48
Juifs ultra-orthodoxes en Israël : l’exemption de service militaire face à l’épreuve de la guerre
Texte intégral (2177 mots)
Depuis la fondation de l’État d’Israël en 1948, les personnes qui consacrent leur vie à l’étude des textes religieux sont exemptées de l’obligation de servir sous les drapeaux. Mais la non-participation à l’effort de guerre de cette communauté, de plus en plus nombreuse (près de 13 % de la population aujourd’hui), suscite de plus en plus de tensions.
La non-conscription des Juifs ultra-orthodoxes (haredim, littéralement « ceux qui craignent Dieu ») constitue aujourd’hui l’une des fractures sociales et politiques les plus profondes d’Israël.
Alors que la majorité des familles – y compris les femmes et les réservistes, dont la mobilisation ne cesse de s’intensifier – participent directement à l’effort de guerre dans lequel le pays est engagé, une minorité en pleine croissance démographique continue de bénéficier d’une exemption qui fait de plus en plus polémique. Le défi est à la fois social, politique et économique.
Un défi social : la cohésion nationale mise à l’épreuve
Depuis le massacre perpétré par le Hamas, le 7 octobre 2023, Israël est plongé dans la guerre la plus longue et la plus coûteuse de son histoire récente. Vingt-trois mois plus tard, les dépenses cumulées atteignent environ 253 milliards de shekels (67 milliards de dollars). Pour 2024 seulement, les dépenses militaires représentaient déjà 8,4 % du PIB, contre 5,2 % en 2023.
Des centaines de milliers de réservistes ont été rappelés, certains plusieurs fois, imposant un poids inédit aux familles et à l’économie. Cet effort repose sur le modèle israélien de conscription universelle : hommes et femmes sont appelés à servir. La mobilisation est telle que sur certaines lignes de front, près de 25 % des effectifs sont désormais des femmes.
Dans ce contexte, l’exemption dont bénéficient les haredim apparaît comme une fracture majeure. Rappelons que les haredim sont des Juifs ultra-orthodoxes, centrés sur l’étude de la Torah et une vie religieuse séparée du monde séculier. Seule une minorité d’entre eux est antisioniste ; la majorité reconnaît l’État d’Israël et participe à sa vie politique, tout en refusant le service militaire pour préserver l’étude religieuse.
Alors que plus de 80 % des jeunes Israéliens juifs effectuent leur service, seuls 1 212 hommes haredim ont été incorporés sur 24 000 convoqués en 2024, soit environ 5 %.
Cette disparité nourrit un ressentiment profond : l’immense majorité des familles du pays envoient leurs fils et leurs pères au front, tandis qu’une minorité croissante échappe à l’effort commun. Chaque tentative de conscription déclenche des manifestations violentes dans les quartiers haredim.
Le contraste est frappant avec le cas des minorités non juives : les hommes druzes sont soumis à la conscription depuis 1956 et servent massivement ; les Bédouins et certains Arabes israéliens, bien que non obligés, choisissent volontairement de s’engager, notamment dans les patrouilles de pisteurs. Autrement dit, des groupes minoritaires, parfois marginalisés, participent activement à cet acte fondateur de cohésion et de défense collective, tandis qu’une minorité juive croissante, pour des raisons religieuses, s’en abstient.
À cette dimension morale s’ajoute une dynamique démographique préoccupante. Avec une croissance annuelle de 4 %, les haredim représentaient 13,6 % de la population en 2023 et devraient atteindre 16 % en 2030. Cette évolution rend l’exemption toujours plus insoutenable, au point de menacer le pacte social israélien.
Un nœud politique : entre impératif sécuritaire et survie gouvernementale
Ce décalage entre l’effort de guerre de la majorité et l’exemption persistante des haredim ne se limite pas à une fracture sociale : il alimente aussi une dynamique politique.
La croissance démographique de la communauté ultra-orthodoxe s’est traduite par la consolidation de partis religieux puissants comme Shas (séfarade) et Judaïsme unifié de la Torah (UTJ, ashkénaze), devenus des acteurs incontournables de la Knesset (respectivement 11 et 7 sièges sur 120 à l’issue des dernières législatives, en 2022). Leur poids politique permet de bloquer toute réforme, plaçant la conscription haredie au cœur d’un affrontement où se mêlent impératifs sécuritaires, équité sociale et survie gouvernementale.
La fracture sociale autour de la question de la conscription des haredim s’est ainsi transformée en crise politique et institutionnelle. En juin 2024, la Cour suprême israélienne a rendu un arrêt historique, mettant fin à l’exemption de facto et obligeant le gouvernement à appliquer la conscription, sous peine de couper les financements publics aux yeshivot (écoles d’enseignement religieux supérieur) accueillant des étudiants en âge de servir.
Cette décision s’est aussitôt heurtée à un blocage parlementaire. La coalition de Benyamin Nétanyahou dépend du soutien de Shas et de l’UTJ, et perdre ces alliés reviendrait à perdre sa majorité, au moment même où la guerre devient de plus en plus impopulaire parmi les familles d’otages et une large partie de l’opinion. Shas et l’UTJ ont soutenu la guerre à Gaza, en insistant tout particulièrement sur l’obligation religieuse de tout faire pour obtenir la libération des otages. Ils ont affirmé qu’aucune mitsva (prescription) n’était plus importante que le « rachat des captifs » et ont appuyé les propositions de trêve ou d’accord allant dans ce sens.
En juillet 2025, l’UTJ a annoncé son retrait du gouvernement pour protester contre l’absence de législation garantissant une exemption claire pour les étudiants en yeshivot. Quelques jours plus tard, le Shas a à son tour retiré ses ministres, tout en restant formellement dans la coalition. Ces départs ont réduit la majorité de Nétanyahou à la Knesset à une seule voix, fragilisant encore la position du premier ministre.
La contestation s’est aussi déplacée sur le terrain religieux. Fin juillet 2025, le rabbin Dov Lando, figure du courant lituanien (une branche haredi non hassidique centrée sur l’étude intensive de la Torah et du Talmud dans les yeshivot), a dénoncé « une guerre de l’État contre les étudiants de yeshivot », promettant « une lutte mondiale sans précédent ». Certains de ses proches ont même évoqué une désobéissance civile silencieuse – boycotts économiques, retraits bancaires massifs…
Cette impasse illustre une crispation institutionnelle sans précédent : exécutif paralysé, pouvoir judiciaire exigeant l’égalité et opinion publique de plus en plus hostile au statu quo. Les sondages montrent un soutien massif, dans toutes les composantes du public non-haredi, à l’imposition de sanctions économiques sévères à l’encontre des réfractaires.
Le prix économique de l’exemption
L’exemption haredie représente aussi un coût économique majeur pour l’État. Le taux d’emploi des hommes haredim stagne à 54 %, contre plus de 85 % chez les non-haredim. Les femmes haredies sont plus actives (environ 80 %), mais souvent dans des secteurs peu productifs. Cette disparité réduit l’assiette fiscale, accroît la dépendance aux transferts sociaux et freine la croissance.
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L’absence de service militaire aggrave encore la situation. L’armée est, pour la majorité des Israéliens, un sas d’intégration vers le marché du travail, en offrant des compétences et des réseaux professionnels dont les haredim restent exclus, ce qui pèse sur la compétitivité nationale
Le coût macroéconomique est estimé à 8,5 milliards de shekels par an, soit environ 1,7 % du PIB. Le ministère des finances a mis en garde contre le prix « très élevé » du maintien de l’exemption, tandis que la Banque d’Israël souligne l’incertitude budgétaire que celle-ci engendre.
À cela s’ajoutent les subventions directes aux yeshivot, qui se chiffrent en milliards chaque année et renforcent un modèle de dépendance : une partie significative des hommes haredim passent leur vie à étudier la Torah au lieu de rejoindre le marché du travail. Dans un contexte de guerre prolongée, ce double coût – budgétaire et économique – devient de plus en plus intenable.
Une réforme inévitable
En temps de guerre, l’exception haredie n’est plus seulement un compromis politique : elle fragilise la cohésion nationale, creuse l’injustice sociale et pèse lourdement sur l’économie. Israël se trouve face à l’obligation de prendre une décision inévitable : réformer la conscription, conformément à l’arrêt rendu par la Cour suprême en 2024, pour réintégrer une communauté en pleine expansion dans l’effort collectif.
Plusieurs pistes existent. L’extension de brigades adaptées comme Netzah Yehuda est une possibilité, même si ce modèle a vocation à rester relativement marginal. Cette unité d’infanterie de l’armée, créée pour permettre aux jeunes haredim de servir tout en observant strictement les prescriptions religieuses, est impliquée dans plusieurs controverses. Des enquêtes ont souligné des violations des droits humains au sein du bataillon. Mais en août 2024, le département d’État américain a conclu que ces abus avaient été « efficacement réglés » et a rétabli l’éligibilité du bataillon à l’aide militaire des États-Unis, qui lui avait, un temps, suspendue.
Le service civil obligatoire – dans la santé, l’éducation ou l’aide sociale – constituerait une option alternative crédible.
Enfin, le levier économique – conditionner le financement des yeshivot à la participation au service – apparaît comme l’outil le plus puissant, car il touche directement le cœur du modèle de vie des haredim.
Le statu quo est de moins en moins viable alors que les mobilisations de réservistes se multiplient et que la société exige un partage équitable de la responsabilité. L’avenir dépendra de la capacité d’Israël à concilier sécurité nationale, justice sociale et stabilité politique. Faute de réforme, l’exception haredie risque de miner durablement le contrat civique sur lequel repose l’État.

Elizabeth Sheppard Sellam ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.
15.09.2025 à 16:47
Lutter contre les micro-violences à l’école : ces attentions qui changent la donne
Texte intégral (1342 mots)
Les micro-violences sont ces actes ou remarques du quotidien qui, sans être perçus comme des violences, portent atteinte à la dignité d’un élève et peuvent durablement le blesser. Pour les enrayer, il faut d’abord apprendre à les reconnaître.
La circulaire de rentrée 2025 réaffirme la volonté de « refuser toute forme violence » à l’école, avec comme ambition d’« engager et responsabiliser tous les acteurs de la communauté éducative ». Mais il ne suffit pas de vouloir pour pouvoir : encore faut-il comprendre les raisons du symptôme, pour pouvoir vraiment les traiter.
Pour redonner vie à la responsabilité collective, celle des enseignants, éducateurs, parents… et élèves, il faut en passer par la conscientisation des discours qui autorisent les micro-violences dans les relations interpersonnelles. Il s’agit aussi de savoir reconnaître et mettre en pratique les micro-attentions qui contribuent à l’épanouissement des élèves.
Micro-violences et déni de responsabilité
Dans ses expériences sur la soumission à l’autorité, le psychologue Stanley Milgram se réfère au concept de « banalité du mal » cher à Hannah Arendt et note que l’essentiel du mal susceptible d’être fait dans le monde ne vient pas d’une volonté perverse ou diabolique, mais du simple déni de responsabilité. Devenir étranger à son « moi profond » pour devenir « un simple instrument destiné à exécuter les volontés d’autrui » : c’est ce genre de petite démission de la volonté qui constitue le premier pas, anodin, vers le mal qu’on peut faire à l’autre.
À cet égard, l’intention affichée ne saurait constituer une garantie d’innocuité. Il faut ici prêter l’oreille et identifier les poncifs, ces phrases toutes faites qui servent de prêt-à-penser, dont on peut s’autoriser pour se montrer (micro) violent :
« C’est pour ton bien » ou l’anticipation des conséquences favorables ;
« C’est à moi que ça fait mal » ou l’inversion accusatoire ;
« C’est pas la mer à boire » ou la minimisation ;
« C’est pour tout le monde la même chose » ou la banalisation ;
« Pauvre chou » ou l’ironie ; toutes les manières de renoncer à l’empathie, et même à l’auto-empathie en se disant à soi-même : « Je n’ai pas le choix. »
Le spectre des mécanismes de défense est large, et il faut engager un travail de clarification intérieur pour se (re)saisir de sa responsabilité. La réforme des automatismes de langage visant à se donner bonne conscience à peu de frais est indispensable pour sortir du statut quo. Mais si la conscientisation n’a rien à voir ici avec une quelconque « bonne conscience » qu’on se donne, elle n’a rien à voir non plus avec une quelconque « mauvaise conscience » qu’on devrait s’attribuer, cet ulcère de l’âme qui nourrit la culpabilité.
Bienveillance bien ordonnée commence par soi-même : oui, nous nous sommes (très) probablement montrés micro-violents, et il n’y a rien d’étonnant à être dans la « reproduction ». Mais l’essentiel n’est pas ce qui a été fait : c’est ce qui sera fait désormais. Il ne saurait être question d’être « parfait » (exigence étouffante et impossible à satisfaire) mais, plus modestement, d’accepter que l’être humain, certes imparfait, est « perfectible ». Il a besoin de progresser, conduisant à pouvoir autant s’améliorer que se dégrader.
Les micro-attentions nourrissent les missions éducatives
Ce travail à la responsabilisation ouvre un champ de possibles, déjà exploré par de nombreux éducateurs, à travers le développement de micro-attentions. Ces marques de reconnaissance contribuent à tisser des liens et soutiennent la confiance et l’estime de soi : elles valorisent non seulement l’élève, mais aussi (et surtout) la personne de l’élève.
À l’occasion d’une sortie scolaire, d’un temps de pause (la récréation), d’un projet ou dans le cours ordinaire d’une séance, une remarque, un sourire, un regard, une attention informelle vient nourrir un besoin de reconnaissance et introduit une forme de « jeu » dans le fonctionnement rigide de l’institution.
Au contraire des micro-violences, les micro-attentions sont ces gestes ou mots qui font la différence, et qui, dans la chaleur d’un regard ou d’un sourire, écoutent, soutiennent sans chercher à normaliser. Un étudiant de master témoigne :
« Au lycée, j’ai eu une enseignante de SVT qui a créé un lien formidable avec notre classe, elle s’intéressait à notre parcours, nos projets, elle nous a d’ailleurs beaucoup aidés pour notre choix d’étude. Encore aujourd’hui elle demande des nouvelles de ses élèves sur un groupe Discord. Cette enseignante a été un point d’attache et un repère pour beaucoup. Lorsqu’on avait une difficulté dans la vie lycéenne ou dans les cours nous pouvions lui parler librement, elle était à l’écoute et nous proposait des solutions ou des conseils. C’est une des personnes qui m’a donné envie d’enseigner et de créer une vraie relation avec sa classe. »
Sommes-nous dans l’anecdotique ? Peut-être… Mais l’essentiel surgit parfois à la marge, à la dérobée, de manière imprévisible. Ce sont les grands et heureux effets des petites causes, générées par une attitude qui permet (qui ose) la rencontre.
Chacun a fait l’expérience de ces éducateurs solaires, faisant d’eux des « tuteurs de résilience » qui permettent aux plus fragilisés de « tenir ». Leur agentivité se transfère, et fait de l’école davantage qu’un lieu de (sur) vie : un lieu où il est permis de s’épanouir.
Le paradoxe est que cette agentivité n’est guère soutenue dans cette institution hautement normalisatrice qu’est l’école française. Ne serait-il pas temps, pour autant qu’on souhaite donner corps à la prévention de toutes les formes de violence à l’école (et ailleurs), d’institutionnaliser autant qu’il est possible, les micro-attentions, afin d’en faire non plus l’exception, mais la règle ? De faire de la qualité des relations interpersonnelles un enjeu central de la formation des enseignants, jusqu’à présent centrée sur les contenus à enseigner ?
Sans doute s’agit-il là d’un changement de paradigme, celui-là même qui est censé faire vivre les valeurs inclusives, en en faisant tout autre chose que des normes quantitatives à respecter. Pour l’initier, il faut libérer la parole, non à des fins d’accusation, mais pour engager le dialogue, remettre au centre l’intelligence collective et la responsabilité partagée.
Une enquête sur les micro-violences à l’école et à l’université est en cours, et le questionnaire sur les souvenirs scolaires est toujours accessible ici.

Laurent Muller est fondateur de l'association à but non lucratif Stop Micro-Violences (http://www.stopmv.fr/)