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15.04.2025 à 11:12
Activité physique et santé : aménager nos espaces de vie pour contrer notre tendance au moindre effort
Texte intégral (2423 mots)
Le manque d’activité physique et la sédentarité sont souvent attribués à un manque de motivation individuelle. Réductrice et contre-productive, cette perspective minimise le rôle crucial des lieux de vie, de travail, de loisirs ou encore d’études, où les opportunités de bouger sont trop rares et celles de rester assis trop nombreuses.
Malgré la prise de conscience des bienfaits de l’activité physique pour la santé physique et mentale, les niveaux d’inactivité continuent d’augmenter dans le monde. L’inactivité physique est l’un des principaux problèmes de santé dans le monde. La France n’est pas épargnée.
Lutter contre la « pandémie » d’inactivité physique
En 2022, 31,3 % de la population mondiale était inactive, contre 23,4 % en 2000 et 26,4 % en 2010. Les adolescents sont particulièrement touchés, puisque, à travers le monde, 80 % des 11-17 ans ne pratiquent pas les soixante minutes d’activité modérée à vigoureuse quotidiennes. À l’échelle mondiale, l’inactivité physique serait responsable de 4 à 5 millions de décès chaque année, soit une vie perdue toutes les six à huit secondes.
En France, la situation est similaire. Un rapport de Santé publique France paru en septembre 2024 montre que les niveaux d’activité restent insuffisants, surtout chez les femmes, les enfants, les adolescents et les populations défavorisées. Selon l’Agence de sécurité sanitaire française (Anses), 95 % des adultes sont exposés à un risque pour la santé du fait d’un manque d’activité physique et d’un temps trop long passé assis (ou sédentarité).

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Pour lutter contre cette « pandémie » d’inactivité et atteindre l’objectif de l’Organisation mondiale de la santé (OMS) qui vise à réduire l’inactivité de 15 % d’ici 2030, il est essentiel de mieux comprendre l’ensemble des facteurs qui influencent l’activité physique. Parmi eux, le rôle de l’environnement bâti et des facteurs sociaux mérite une attention particulière.
À noter que l’environnement bâti (ou built environment, en anglais) désigne l’ensemble des espaces construits ou modifiés par l’être humain, dans lesquels les gens vivent, travaillent, se déplacent et interagissent. Il comprend notamment les bâtiments (résidentiels, commerciaux, industriels, etc.), les infrastructures de transport (routes, trottoirs, pistes cyclables, transports en commun), ou encore les espaces publics aménagés (places, parcs urbains, installations sportives).
L’environnement bâti et les facteurs sociaux : des éléments déterminants
L’activité physique ne dépend pas uniquement de la motivation individuelle, mais résulte d’un ensemble d’influences, allant des caractéristiques personnelles aux politiques publiques.
Le modèle écologique, inspiré des travaux de Kurt Lewin, soutient que le comportement humain se construit à l’intersection de l’individu et de son environnement. Cette approche rejoint le concept d’« affordance » de Gibson (ou « opportunités d’action ») qui montre comment les propriétés d’un environnement peuvent faciliter ou freiner certaines actions.
Le modèle écologique moderne, souvent associé à Bronfenbrenner, précise cette idée en identifiant cinq niveaux d’influence interconnectés : le niveau intrapersonnel (les facteurs individuels tels que l’âge ou les motivations), le niveau interpersonnel (les relations sociales et le soutien familial), le niveau organisationnel (écoles, clubs sportifs), le niveau communautaire (urbanisme, infrastructures) et le niveau politique (réglementations, investissements publics).
Tel qu’il a été appliqué à l’activité physique, ce modèle met en évidence le rôle central de l’environnement bâti. Il est désormais soutenu par un ensemble de preuves internationales. Des infrastructures adéquates – telles que les pistes cyclables, les trottoirs, et les espaces verts – favorisent l’activité physique dans divers contextes (mobilité, loisirs, travail/école, domicile).
À l’inverse, l’absence d’équipements appropriés ou un environnement dominé par des infrastructures favorisant la sédentarité limite ces opportunités. Le modèle écologique souligne également les interactions entre les différents niveaux ; par exemple, un cycliste motivé peut être découragé si les pistes cyclables semblent dangereuses, ou une personne désireuse de nager peut renoncer à cette activité si la piscine la plus proche est trop éloignée.
Des disparités au détriment des zones défavorisées et milieux ruraux
Les inégalités sociales exacerbent ces disparités. Les quartiers privilégiés disposent généralement d’infrastructures sportives modernes, accessibles et sécurisées, tandis que les zones défavorisées sont confrontées à de nombreux obstacles : infrastructures vieillissantes, manque d’espaces dédiés et sentiment d’insécurité.
Ces conditions découragent particulièrement les groupes qui se sentent davantage en insécurité, c’est-à-dire les femmes, les enfants et les personnes âgées. Par ailleurs, ces inégalités se manifestent aussi entre les milieux urbains et ruraux. Dans les territoires ruraux, bien que des espaces naturels existent, l’absence d’aménagements spécifiques et les longues distances jusqu’aux infrastructures limitent les opportunités de pratique physique.
Comprendre la tendance naturelle à minimiser l’effort
La théorie de la minimisation de l’effort en activité physique (Tempa) postule que les êtres humains ont une tendance naturelle à éviter les efforts physiques non nécessaires. Ce mécanisme, profondément ancré au niveau biologique, influence la manière dont nous interagissons au sein de nos environnements.
Cette tendance a des racines évolutives : dans un passé lointain où la conservation de l’énergie était cruciale pour la survie, minimiser l’effort permettait d’optimiser les ressources disponibles, améliorant ainsi les chances de survie et de reproduction.
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Cependant, dans nos sociétés modernes où la sédentarité est omniprésente, ce mécanisme de minimisation de l’effort, autrefois avantageux, devient désormais un facteur de risque pour la santé. Nous avons tendance à être attirés par des activités peu exigeantes d’un point de vue énergétique, telles que l’utilisation de moyens de transport motorisés ou de loisirs sédentaires comme regarder la télévision.
L’aménagement de nos espaces de vie et de travail renforce cette tendance. Les technologies facilitent les tâches ménagères, réduisant ainsi les occasions de bouger, tandis que les transports motorisés encouragent l’inactivité, même pour de courtes distances.
Enfin, dans le cadre professionnel et scolaire, des environnements peu modulables, avec des bureaux fixes, ne favorisent pas l’activité physique. Par exemple, en France, selon nos calculs, un élève passerait l’équivalent d’une année entière (nuits incluses), en position assise. Ce constat interpelle. Les opportunités sédentaires sont omniprésentes, et ce legs de l’évolution nous incite à nous y adonner naturellement, ce qui rend le maintien d’une activité physique régulière difficile pour beaucoup.
En d’autres termes, il ne faut pas négliger le rôle crucial des environnements dans l’explication de nos comportements, lesquels ne sont pas uniquement régis par des processus rationnels, mais aussi par des mécanismes plus automatiques ou spontanés.
Dans des domaines autres que l’activité physique, la prolifération des fast-foods ou les crises financières aux États-Unis, par exemple, peuvent expliquer en grande partie, respectivement, l’augmentation des taux d’obésité ou les difficultés d’épargne des ménages, comme le rappelle Loewenstein. De même, il serait réducteur de considérer ces phénomènes uniquement comme des questions de motivation individuelle.
Associer l’activité physique à des expériences agréables et motivantes
Le cadre théorique du moindre effort offre une approche novatrice pour concevoir des interventions de santé publique qui favorisent l’activité physique et réduisent le temps sédentaire, en adoptant une double stratégie : faire de l’activité physique l’option comportementale par défaut et garantir une expérience positive dès sa pratique. En réduisant l’accessibilité des équipements qui impliquent une faible dépense d’énergie, par exemple les escaliers mécaniques, on peut encourager des comportements plus actifs. Toutefois, cette approche seule ne suffit pas à assurer un engagement durable.
Et, par ailleurs, il est essentiel que les environnements restent pleinement adaptés aux personnes à mobilité réduite ou avec d’autres besoins spécifiques. Mais les options qui limitent l’activité physique ne doivent pas être celles qui sont rendues accessibles par défaut.
Il est également capital d’associer l’activité physique à des expériences agréables et motivantes, notamment par l’ajustement de l’intensité de l’effort ou l’intégration de stimuli positifs, tels que la musique et des environnements naturels plaisants, pour augmenter le plaisir perçu et diminuer la sensation d’effort.
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L’efficacité de ces stratégies dépend d’une approche contextuelle et adaptée aux spécificités des différents environnements de vie. De plus, il est indispensable de considérer les inégalités sociospatiales, car l’accès aux infrastructures, ainsi que la motivation des personnes à utiliser ces infrastructures varient selon les conditions de vie. Des interventions ciblées sont nécessaires pour garantir une équitable accessibilité et la promotion d’expériences affectives positives, notamment pour les populations vulnérables.
Repenser l’aménagement des espaces et l’accès aux structures sportives
Il convient de dépasser l’idée selon laquelle l’inactivité physique résulte uniquement d’un manque de motivation individuelle. Repenser l’aménagement des espaces, réguler l’accessibilité aux infrastructures sportives et intégrer l’activité physique dans les politiques publiques constituent des leviers décisifs pour lutter contre l’inactivité physique et la sédentarité.
Ce changement de paradigme, qui intègre notre tendance au moindre effort et le modèle écologique, ouvre la voie à des interventions plus justes et efficaces, notamment auprès des populations les plus vulnérables.

Boris Cheval a reçu des financements de la Chaire de recherche Rennes Métropole et des financements européens (Horizon).
Neville Owen a bénéficié des National Health and Medical Research Council of Australia research grants and fellowships.
Silvio Maltagliati ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.
14.04.2025 à 17:40
La recherche en France : comment l’État a (ou n’a pas) financé l’innovation à travers l’Histoire
Texte intégral (2244 mots)

En France, deux parenthèses historiques marquent un réel investissement financier de l’État dans la recherche scientifique et l’innovation technique : la Révolution française et les Trente Glorieuses.
Entre 1793 et 1794, le gouvernement révolutionnaire parvient à impulser une véritable politique nationale de recherche et développement. Sous la conduite du Comité de salut public où siègent les plus grandes figures scientifiques du moment, les chimistes Guyton-Morveau et Prieur de la Côte d’Or, cette politique de recherche permet aux armées de la République française de résister aux assauts des puissances coalisées, puis de conquérir de nouveaux territoires.
Ce moment particulier de la Révolution se caractérise par une augmentation des financements publics accordés aux activités scientifiques, dont les budgets sont désormais débattus sur les bancs des assemblées.
De la culture du salpêtre nécessaire à la fabrication des munitions à l’utilisation des aérostats comme outils de renseignement aériens, les savants et les ingénieurs bénéficient d’un soutien financier sans égal des autorités, en dépit des réelles difficultés économiques et financières que connaît alors la nation.
S’ils sont encore souvent mal payés et de manière irrégulière, les savants travaillent dans de nouveaux lieux de savoirs (Muséum national d’histoire naturelle ou Conservatoire national des arts et métiers) au sein desquels s’accumulent livres, collections de plantes, de minéraux ou d’instruments confisqués à l’Église et aux émigrés (aristocrates exilés, ndlr) ou spoliés par les armées révolutionnaires.
Sous le Directoire (1795-1799), Paris s’impose comme une véritable capitale des sciences en Europe. La ville attire de nombreux visiteurs qui assistent aux enseignements dispensés dans les nouvelles institutions, comme l’éphémère École normale de l’an III ou la plus durable École polytechnique. Le rôle joué par l’État au cours de la Révolution française tranche nettement avec les régimes antérieurs et postérieurs.
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Du XVIIe à la Révolution : faiblesses de financement de l’absolutisme
En effet, auparavant, en dépit de la volonté affichée depuis Jean-Baptiste Colbert de vouloir impulser les recherches scientifiques par le biais de l’Académie royale des sciences (1666), la prise en charge des recherches scientifiques par l’État reste largement insuffisante, même dans les domaines les plus stratégiques (navigation, cartographie, astronomie, physique).
Or, le développement des sciences fondé sur la culture expérimentale repose, dès le XVIIe siècle, sur l’innovation technique et le recours à des machines de plus en plus coûteuses, telle la pompe à air. Les académiciens manquent de moyens et, en dépit d’une augmentation des sommes accordées par Louis XV puis Louis XVI, ne cessent de revendiquer des financements durables.
Obligés de rechercher un deuxième emploi, la grande majorité des académiciens ont recours au patronage de quelques grands mécènes ou aux contributions de savants dont la richesse personnelle leur permet de s’imposer comme de véritables patrons. Le naturaliste-entrepreneur Buffon, directeur du Jardin du roi et propriétaire d’une forge à Montbard, ou le chimiste-directeur de l’Arsenal et fermier général Lavoisier, tous deux, grandes figures de l’aristocratie d’Ancien Régime, mobilisent leur fortune pour pallier les insuffisances du financement royal et consolider leur autorité au sein de l’espace scientifique français et européen.
L’endettement auquel fait face l’État tout au long du XVIIIe siècle empêche la mise en œuvre d’une réelle politique des sciences par la monarchie. Certes, l’expédition de La Pérouse (1785-1788) est une entreprise particulièrement coûteuse, mais elle constitue un simple coup médiatique de Louis XVI dans la lutte à distance que se livrent les puissances impériales, la France et l’Angleterre.
S’ensuit la parenthèse dorée pour la recherche de 1793 à 1799, évoquée plus haut, lors de la période révolutionnaire.
Au XIXe siècle, une indifférence de l’État et des faux-semblants
À son arrivée au pouvoir en novembre 1799, Napoléon Bonaparte confirme l’importance des recherches scientifiques, privilégiant les institutions formant les serviteurs de l’État aux dépens des académies qui restent néanmoins des espaces de débats importants.
Accompagné par l’État qui prend en charge la rémunération des professeurs, le développement des sciences physiques au début du XIXe siècle est indissociable de la construction d’instruments et de machines de plus en plus coûteux. Mais l’argent public ne peut pas suffire à répondre rapidement à ces nouveaux besoins.
La création, par Laplace et Berthollet en 1808, de la Société d’Arcueil, société savante financée par des capitaux privés, a valeur de symbole : devant l’incapacité de l’État à financer les machines nécessaires au développement de la nouvelle physique, les savants se rapprochent des industriels et des banquiers, acteurs du capitalisme naissant, scellant ainsi l’alliance étroite entre les développements des industries et des sciences qui se renforcent tout au long du XIXe siècle.
Sous le Second Empire, le directeur de l’Observatoire de Paris Urbain Le Verrier n’hésite pas à importer des méthodes de gestion des personnels venues de l’industrie et transforme l’établissement en une véritable usine où chaque astronome est payé en fonction du nombre d’étoiles qu’il découvre.
La question des sources de financement des sciences devient une question politique, l’État étant accusé de privilégier le financement des transports et de la rénovation urbaine aux dépens des activités scientifiques. Après le philosophe Charles Jourdain qui se plaint en 1857 des « vicissitudes » structurelles du budget de la recherche et de l’enseignement, Louis Pasteur, dont la carrière s’est construite au croisement des milieux scientifiques et des milieux économiques, met en garde contre la « misère » des laboratoires qui risque d’entraîner le retard de la recherche française.
Deux ans plus tard, la défaite des armées françaises semble lui donner raison. En dépit des mots d’ordre volontaristes du chimiste, devenu ministre de l’instruction publique (1886-1887), Marcellin Berthelot et du vote de subventions supplémentaires aux laboratoires (en particulier dans le domaine médical), les hommes de la IIIe République n’augmentent pas le budget de la science de manière significative. La grande réforme des universités françaises du philosophe et directeur de l’enseignement supérieur (1884-1902) Louis Liard, dans les années 1890, s’appuie largement sur la mobilisation des finances privées.
Le XIXe se caractérise par une réelle indifférence de l’État envers les recherches scientifiques, les efforts financiers étant le plus souvent limités dans le temps et réservés à certains domaines liés à des applications industrielles, agricoles ou médicales, jugées « utiles ». Ni les Lumières ni les républicains des années 1880 qui s’en réclament ne mettent en œuvre une réelle politique scientifique cohérente.
Une seconde parenthèse d’investissement après la Seconde Guerre mondiale
Il faut finalement attendre la seconde moitié du XXe siècle pour assister à un réengagement de l’État en matière de recherches scientifiques.
Au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, le financement massif accordé aux activités scientifiques constitue le cœur du redressement national et de la promotion de l’État providence. Impulsées par la création de nouvelles institutions scientifiques (du CNRS en octobre 1939 au CEA en octobre 1945), les sciences fondamentales sont alors considérées comme les supports du développement industriel et économique, des politiques de défense comme la dissuasion nucléaire ou de gestion des populations. L’essor des technosciences participe à la construction du mythe que le progrès sera la réponse à tous les maux.
Le tournant néolibéral des années 1990
Pourtant, dès les années 1990, et en dépit, une fois encore, des déclarations d’intention, les finances accordées aux projets scientifiques et techniques restent très en deçà des attentes. À cette période, de profondes transformations sont opérées. Les politiques néolibérales de Reagan et Thatcher touchent progressivement la France et l’Union européenne à travers une série de réformes des institutions scientifiques et universitaires, dans le cadre du « processus de Bologne ». Celles-ci bouleversent les modalités de gestion de la recherche de la fin des années 1990 aux années 2010.
Parallèlement à la baisse progressive des budgets accordés aux laboratoires et aux unités de recherche, ces réformes valorisent un modèle de recherche sur contrat, souvent de trois ou quatre ans, qui, outre de faire émerger et de consolider la concurrence entre chercheurs et établissements, a pour conséquence de promouvoir l’individualisme et la surenchère de projets de courte durée. Finalement, la compétition scientifique prime sur une réelle politique de la recherche qui, lors de la récente pandémie mondiale, a particulièrement montré ses limites, la France étant incapable de produire un vaccin contre le Covid-19.
Dans ce contexte, l’annonce d’une baisse drastique du budget de la recherche française en 2025 doublée de l’idée, défendue par le président du CNRS d’une « loi vertueuse et darwinienne qui encourage les scientifiques, équipes, laboratoires, établissements les plus performants à l’échelle internationale » constitue une réelle rupture tant avec l’idéal des révolutionnaires de 1793-1794 qu'avec les ambitions des membres du Conseil national de la résistance, réaffirmé en 1954 lors du Colloque de Caen autour de Pierre Mendès-France et défendu, non sans mal, au cours des Trente Glorieuses.
C’est justement parce que les défis actuels (climatologique, environnemental ou médical) obligent à penser de nouvelles formes d’interdisciplinarité que l’État devrait investir massivement dans les sciences et y reprendre un réel pouvoir d’impulsion et de direction.

Jean-Luc Chappey ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.
14.04.2025 à 17:39
Tarifs douaniers de Trump : une aubaine économique pour l’Inde
Texte intégral (1529 mots)

Les droits de douane états-uniens sur les biens indiens passent de 17 % en 2023 à 26 % en 2025. Pourtant, le pays le plus peuplé du monde peut voir dans cette politique agressive des États-Unis une aubaine économique, ce pour trois raisons : sa faible intégration au marché mondial, sa politique d’autonomie stratégique « Atmanirbhar Bharat » et son positionnement d’alternative à la Chine.
Les États-Unis sont le premier client de l’Inde. Ils concentrent 19 % des exportations indiennes. L’Inde s’est considérée comme relativement épargnée par la nouvelle politique douanière américaine dévoilée le 2 avril dernier. Les droits de douane des États-Unis sur les biens indiens passeront de 17 % en 2023, à 26 % en 2025, si le président Trump n’en décale pas une nouvelle fois la prise d’effet…
Ce chiffre de 26 % est bien inférieur aux droits imposés aux autres nations du Sud-Est asiatique, qui, dans une certaine mesure, sont concurrentes de l’industrie indienne. Le Bangladesh, par exemple, se voit imposer des droits de douane à 37 %, le Vietnam 46 % et la Thaïlande 36 %. Certains secteurs clés de l’industrie indienne, comme l’industrie pharmaceutique, sont même exempts de droits supplémentaires. Cette exemption souligne l’importance stratégique des exportations de médicaments génériques de l’Inde vers les États-Unis. Une stratégie douanière à géométrie variable.
L’Inde, qui n’a pas prévu de riposter, a au contraire bon espoir de conclure un accord relativement avantageux grâce aux négociations bilatérales engagées dès février 2025, suite à la visite du premier ministre indien Narendra Modi aux États-Unis.
Réindustrialisation indienne ?
Certains voient dans cette nouvelle politique douanière une occasion pour l’Inde de se réindustrialiser, ce dont elle a grandement besoin pour le développement de son emploi. L’Inde a, au fil des ans, perdu son avantage comparatif dans certains secteurs au profit d’autres pays d’Asie du Sud et du Sud-Est comme le Bangladesh, la Thaïlande ou le Vietnam. Ces derniers font face à des droits de douane plus élevés que l’Inde, et en plus forte augmentation. De quoi susciter un regain de compétitivité pour ces industries indiennes ? Elles nécessiteraient cependant des investissements de long terme.
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La stratégie industrielle indienne a préféré se concentrer sur des secteurs plus avancés technologiquement, en instaurant, au travers du Production Linkes Incentive (PLI) Scheme, des subventions à la création de capacité de production. L’objectif : diminuer sa dépendance aux importations et stimuler ses exportations dans des secteurs prioritaires. Le secteur des semi-conducteurs, par exemple, en a largement bénéficié avec l’espoir, entre autres, de faire de l’Inde un hub manufacturier pour ces produits. Elle espère attirer 27 milliards d’euros d’investissements directs étrangers (IDE). La tâche sera certainement rendue plus ardue par la politique protectionniste états-unienne.
La réindustrialisation indienne doit passer par des réformes réglementaires et des investissements dans les infrastructures. En dépit des substantiels progrès réalisés dans ces domaines, il reste à faire. Dans tous les cas, pour que la politique protectionniste des États-Unis puisse encourager le développement de l’industrie indienne, il lui faudrait être stable ; ce qui ne semble pas être l’orientation première de l’actuelle administration Trump.
Faible intégration au commerce mondial
La participation de l’Inde au commerce mondial des biens est modeste compte tenu de la taille de son économie : la part de marché de l’Inde dans les échanges mondiaux était, en 2023, de 2 %. En dépit d’une balance commerciale de plus en plus excédentaire vis-à-vis des États-Unis, l’Inde a été relativement épargnée par la hausse des droits de douane, en raison, entre autres, de la faible part des importations indiennes (3 %) dans les importations totales américaines.
À lire aussi : L’Inde peut-elle prendre la place de la Chine dans le commerce mondial ?
Son économie, très peu intégrée dans les chaînes de valeur mondiales, sera de facto, moins durement secouée par la nouvelle politique douanière des États-Unis. Si son économie échange peu de biens avec le reste du monde, l’Inde dispose d’un avantage comparatif dans le secteur des services, qui constitue près de la moitié de ses exportations de biens et services. Or, les services sont peu concernés par les droits de douane et restent en dehors du périmètre de la nouvelle politique états-unienne.
Le protectionnisme indien : « Atmanirbhar Bharat »
Le tournant protectionniste des États-Unis peut venir renforcer la conviction du gouvernement indien du bien-fondé d’une faible intégration de son économie dans les échanges mondiaux de biens. L’économie indienne est peu ouverte et sa politique commerciale tend depuis longtemps vers le protectionnisme. Le dernier plan de politique industrielle « Atmanirbhar Bharat » (« Inde autosuffisante ») vise à la fois à la promotion des exportations, mais également à l’autonomie stratégique de l’économie indienne dans bon nombre de secteurs : pharmaceutique, solaire, électronique.
La politique industrielle indienne depuis le programme « Make in India » n’a pas cherché à créer de la croissance par les exportations, mais à attirer les capitaux étrangers pour la création sur le territoire indien de capacités de production à destination, principalement, du marché indien. Les investissements directs étrangers (IDE) ont largement progressé, tout en partant d'un niveau relativement faible : ils étaient à 45,15 milliards de dollars en 2013. En 2022, ils s'élevaient à 83,6 milliards de dollars.
L’Inde plus que jamais courtisée
L’Inde renforce sa position stratégique sur la scène internationale. Son économie attirait déjà les convoitises des investisseurs, grâce à son marché potentiel de 1,4 milliard de consommateurs et son positionnement d’alternative en Asie à la Chine. Le comportement erratique de l’administration Trump rend tout partenariat avec l’Inde encore plus désirable, en particulier pour les Européens.
Nul doute que les pourparlers commerciaux pour un accord entre l’Union européenne et l’Inde, entamés en 2022 et remis sur le devant de la scène par la visite de la présidente de la Commission européenne à New Delhi en février 2025, prendront une autre dimension aux yeux des Européens. L’actuel gouvernement nationaliste indien a considérablement œuvré pour que l’Inde devienne un acteur pivot dans la communauté internationale. Ce rôle de premier plan sur la scène internationale constitue un atout électoral significatif qui devrait renforcer l’influence de Narendra Modi au sein du pays.

Catherine Bros ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.
14.04.2025 à 17:38
Devenir propriétaire de son logement : cartographie des (nouveaux) dispositifs
Texte intégral (1802 mots)
Et si la crise du logement illustrait l’épuisement de l’alternative propriétaire ou locataire. De nouvelles offres émergent, multipliant les possibilités d’accession à la propriété.
La crise du logement met en évidence des tensions entre dynamiques économiques et sociales. Bien essentiel, le logement devient un facteur d’inégalités croissantes. La hausse des taux d’intérêt entre mi 2022 et début 2024 a rendu l’accession à la propriété difficile pour de nombreux ménages français.
En 1980, la France comptait 50 % de propriétaires. Aujourd’hui, la proportion atteint 58 % (voir graphique) soit très en dessous de la moyenne européenne de 70 %. L’Angleterre et les États-Unis sont à 65 %. Avec un marché locatif saturé et 2,5 millions de demandes en attente dans le secteur social, les fractures générationnelles, sociales et territoriales se creusent.
De nouveaux modèles
Pour répondre à cette situation, diverses pistes émergent afin de faciliter l’accès à la propriété. Entre innovations et remises au goût du jour de solutions anciennes, des initiatives publiques et privées se multiplient. Cependant, cette offre complexe peut perdre les particuliers, confrontés à des décisions lourdes et chargées émotionnellement.
Cet article décrypte les nouvelles solutions disponibles, analyse leurs propositions de valeur et explore les mécanismes sous-jacents de leurs modèles d’affaires.
Le démembrement de propriété consiste à diviser la propriété en deux. D’un côté, la nue-propriété (ou le droit de disposer du bien, c’est-à-dire qu’il peut vendre ou transmettre le bien, mais ne peut l’utiliser ni en percevoir les fruits comme des loyers) et l’usufruit (droit d’utiliser le bien et d’en percevoir les revenus). Ce mécanisme, utilisé pour l’investissement et la transmission patrimoniale, permet au nu-propriétaire d’acquérir un bien à moindre coût, tandis que l’usufruitier en tire des revenus ou un usage temporaire, avec des avantages fiscaux pour les deux parties.
À lire aussi : Fiscalité, la cause oubliée de la crise du logement
Dans le cadre de l’achat immobilier, ce dispositif permet à un particulier d’acquérir la nue-propriété à un coût réduit, tandis qu’un autre acteur (souvent un bailleur) détient l’usufruit pour une durée définie. Pendant cette période, l’usufruitier perçoit les loyers ou occupe le bien, sans charges pour le nu-propriétaire. À la fin du démembrement, ce dernier récupère la pleine propriété, souvent valorisée. Idéal pour préparer une résidence future ou investir avec une meilleure rentabilité, le démembrement élimine également les contraintes de gestion locative.
Un coût d’accès réduit à la propriété
Une autre piste d’innovation est la dissociation foncier-bâti, qui sépare la propriété du terrain de celle du logement. Dans ce cadre, l’acquéreur devient propriétaire du bâti, tandis que le terrain appartient à une entité publique, privée ou associative, moyennant une redevance modeste. Ce modèle permet de réduire le coût d’accès à la propriété en excluant le foncier souvent très onéreux en zone urbaine, et limite la spéculation immobilière en encadrant la revente du logement par des clauses inscrites dans le bail. Courant au Royaume-Uni, cette solution est adoptée en France par les organismes de foncier solidaire (OFS) via le bail réel solidaire (BRS), garantissant une offre durable de logements abordables.
Un exemple notable est la Foncière de la Ville de Paris, créée pour faciliter l’accès à la propriété des ménages à revenus moyens. La Foncière conserve la propriété des terrains, tandis que les logements construits dessus sont vendus sous le régime du BRS, permettant aux acquéreurs de devenir propriétaires du bâti à des prix maîtrisés, environ 5 000 €/m2, soit la moitié du prix du marché parisien. Les acquéreurs paient une redevance pour l’occupation du terrain, réduisant le coût global et préservant l’accessibilité financière sur le long terme.
Le co-investissement dans le secteur du logement repose sur un principe simple : plusieurs acteurs unissent leurs ressources pour financer des projets immobiliers. Ces acteurs peuvent inclure des institutions publiques, des investisseurs privés, des entreprises ou des particuliers. En mutualisant les fonds et les compétences, ce modèle permet de partager les risques et de réaliser des projets souvent inaccessibles individuellement, tels que la construction de logements sociaux, de résidences étudiantes ou des programmes de rénovation urbaine. Les partenariats public-privé illustrent bien cette approche, combinant fonds publics et privés pour créer des logements abordables.
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Accompagnement personnalisé
Dans un contexte de besoins croissants en logements, certains acteurs adaptent le co-investissement à la construction et à la vente de logements à destination des particuliers. Par exemple, Virgil aide les jeunes actifs à accéder à la propriété sans un apport personnel important. L’entreprise finance jusqu’à 25 % du prix d’achat sans exiger de loyers ni de mensualités sur cette part, préservant ainsi la capacité d’emprunt des acquéreurs. En complément, elle propose un accompagnement personnalisé : évaluation du budget, aide à la négociation du prêt, et formalités administratives. Ce soutien global simplifie le parcours immobilier et renforce la confiance des primo-accédants. Virgil se rémunère en récupérant sa mise réévaluée lors de la revente ou du rachat des parts, ainsi qu’une indemnité annuelle de 1 % par tranche de 10 % investie. Son modèle « asset-light » limite le capital immobilisé et diversifie les projets.
Face à la flambée des prix immobiliers et à la faible attractivité de l’investissement locatif, le modèle classique « usage contre loyer » montre ses limites, créant une inadéquation entre valeur d’usage et valeur d’échange. Inspiré du leasing automobile, un modèle hybride émerge, combinant propriété partielle, redevance fixe sur vingt-cinq ans et sécurité d’usage. Ce système veut offrir une alternative accessible et flexible, répondant aux besoins des ménages tout en garantissant des conditions financières attractives aux investisseurs.
La flexipropriété permet un accès progressif à la propriété. L’acquéreur peut acheter une part initiale du bien, par exemple 20 %, tout en disposant de l’usage complet du logement. Le reste est détenu par un investisseur (bailleur social, promoteur ou banque), et l’acquéreur verse une redevance pour la part non possédée. Il peut ensuite racheter progressivement des parts supplémentaires selon ses capacités financières, jusqu’à atteindre la pleine propriété.
Un apport initial limité
Ce dispositif présente plusieurs avantages : il réduit le montant initial nécessaire pour devenir propriétaire, permet d’occuper le logement dès l’achat des premières parts et offre une montée en propriété adaptée aux ressources du ménage. Par exemple, Neoproprio propose un modèle où l’acquéreur finance 50 % du prix du bien et signe un bail emphytéotique de 25 ans, en versant une redevance annuelle réduite. Il occupe le logement comme un propriétaire tout en limitant l’apport initial et les mensualités. À l’issue des 25 ans, il peut lever une option d’achat au prix du marché ou quitter le dispositif avec une partie de la plus-value.
Au travers de ce dispositif, l’entreprise se rémunère grâce à la redevance annuelle versée par l’acquéreur (1,2 % de la valeur du bien) et à une part de la plus-value en cas de revente anticipée. Le modèle repose également sur une marge réalisée lors de l’achat et la gestion des biens via des fonds immobiliers partenaires. Ce mélange d’innovation financière et d’accompagnement personnalisé propose une solution à la fois rentable et adaptée aux besoins des ménages.
Persistance de freins
Plusieurs raisons expliquent que ces modèles d’acquisitions alternatifs soient moins plébiscités que l’achat immobilier classique. D’abord ils sont souvent perçus comme complexes en raison des montages juridiques et financiers qu’ils impliquent, ce qui peut décourager les particuliers. De plus, le manque de connaissance et de compréhension de ces dispositifs, ainsi que la dépendance à des tiers, introduisent des incertitudes supplémentaires. Enfin, ces modèles sont souvent perçus comme plus risqués ou moins sécurisés que l’achat classique, notamment en termes de revente et de valorisation du bien.
En synthèse, nous cartographions ces modèles d’accession à la propriété selon deux dimensions clés pour les particuliers souhaitant acquérir un logement : d’une part, le degré de propriété du bien, qui se situe entre la location et la pleine propriété ; d’autre part, le niveau de régulation exercé par les pouvoirs publics sur ces dispositifs.
Cet article a été rédigé avec Sylvain Bogeat, président de Métropoles 50.

Alexis Laszczuk est membre de Métropoles 50, think tank sur les métropoles, les territoires et leurs transitions.
14.04.2025 à 17:38
Choisir ou être choisi : ce que le sport révèle des logiques sociales à l’adolescence
Texte intégral (1752 mots)
Dans les cours d’éducation physique et sportive, les relations entre élèves se retrouvent au centre de la scène. Il suffit d’un travail en équipe pour que des affinités ou des clivages s’expriment. Tel élève est toujours choisi, tel autre peine constamment à se faire une place sur le terrain. Or, ces dynamiques, sous-tendues par des logiques sociales, sont importantes pour l’estime de soi.
Il y a dans les cours de récréation, les salles de classe ou les couloirs des collèges et des lycées, comme une chorégraphie invisible : des regards qui s’évitent ou s’accrochent, des silences parfois lourds de sens. À l’adolescence, les liens se tissent comme des toiles fragiles et mouvantes. Loin d’être le fruit du hasard, ces affinités obéissent à des règles sociales implicites, des logiques de genre, de statut, de performance ou encore d’origine.
Dans ce monde en miniature qu’est l’école, les relations entre adolescents racontent une histoire. Ces dynamiques, souvent jugées anecdotiques, sont en réalité structurantes : elles déterminent l’estime de soi, le sentiment d’appartenance, parfois plus.
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À l’école, une discipline est au cœur des interactions des élèves : c’est l’éducation physique et sportive (EPS). Il suffit en effet d’un travail en équipe et certaines alliances se dévoilent sans fard, des clivages s’expriment, des affinités et des exclusions se matérialisent en direct, visibles de tous. Certains vont être choisis et d’autres pas…
Les regroupements spontanés ou non en EPS (éducation physique et sportive) obéissent à des règles implicites qui méritent d’être décryptées.
Des logiques sexuées dans les espaces sportifs
Dès l’appel, les groupes se dessinent : d’un côté les garçons, souvent agités, compétitifs, de l’autre, les filles soit discrètes soit bavardes, repliées a priori dans un entre-soi rassurant.
À l’adolescence, le corps devient enjeu de regard. L’espace sportif exacerbe cette visibilité. On y est jugé, évalué non seulement sur ses performances, mais sur sa manière d’habiter son corps. La force, la vitesse, l’initiative – souvent perçues comme naturelles chez les garçons – sont valorisées. Les filles, elles, doivent composer avec une attente contradictoire : participer, mais sans excès, se donner à voir, mais sans s’exposer. Souvent, d’ailleurs, les filles ont d’autres objectifs que le gain, la victoire ou la performance en EPS.
Les normes de masculinité et de féminité pèsent sur les affinités : les garçons populaires évitent d’être vus avec des élèves « trop scolaires » ; les filles en rupture s’affichent entre elles, dans une sororité marginale, mais forte.
En pratique, les activités dites « masculines » (football, rugby) cristallisent les attentes viriles. Les filles qui s’y risquent doivent redoubler d’adresse ou d’ironie pour exister sans être moquées. À l’inverse, des garçons qui préfèrent la danse ou l’acrosport doivent se justifier, bricoler une posture de « dérision active » pour ne pas être exclus du cercle viril.
La ségrégation genrée n’est jamais aussi visible qu’en EPS et parfois même renforcée implicitement par les enseignants eux-mêmes avec des injonctions en apparence anodine du style : « allez, les filles, on se dépêche ! »
Le statut scolaire… et performatif
La constitution des groupes en EPS suit des logiques implicites. Les plus à l’aise physiquement se regroupent, dominent l’espace, imposent leur rythme, contestent les règles. Les moins à l’aise cherchent à s’effacer, à se faire oublier dans les marges du terrain, à ne pas exposer leurs lacunes si visibles au moment de marquer le point ou le panier.
Les élèves en difficulté scolaire peuvent retrouver une forme de légitimité dans la performance physique là où les « bons élèves » peuvent parfois être stigmatisés. L’EPS constitue un microcosme social où les hiérarchies habituelles peuvent être bouleversées, redistribuant les cartes du « prestige adolescent ».
Dans les sports collectifs par exemple, le moment de formation des équipes révèle une cartographie impitoyable du tissu relationnel de la classe. Les plus performants sont choisis en premier, dessinant une véritable hiérarchie visible aux yeux de tous. Cette sélection publique peut être vécue comme un rite de passage, particulièrement douloureux pour ceux systématiquement choisis en dernier. Ainsi, là où l’enseignant croit souvent à une forme d’autonomie, il expose en réalité les corps à l’épreuve du choix ou du non-choix : ne pas être choisi, c’est comprendre qu’on ne compte pas vraiment…
Dans le même temps, quand l’élève qu’on n’imaginait pas excellent est reconnu comme légitime, cette reconnaissance crée des ponts temporaires qui transcendent les stéréotypes et ouvrent des brèches dans la ségrégation ordinaire : l’EPS peut donc offrir des espaces de revalorisation pour certains élèves. La popularité se construit à l’intersection de certaines variables, parmi elles, la conformité aux attentes du groupe.
Le filtre de la variable sociale
Les enfants de milieu favorisé ont souvent des réseaux d’amis plus étendus, une capacité plus grande à naviguer dans les codes de la sociabilité scolaire. Ce capital invisible, mais décisif, participe à la socialisation secondaire. Le corps révèle alors les inégalités parfois plus crûment que le langage.
En maîtrisant les codes, en connaissant les règles et les attendus, une asymétrie socialement située se construit. Ces élèves, dont les familles encouragent les pratiques sportives et la performance, ont plus confiance en eux et répondent plus facilement aux attentes scolaires. In fine, ils tissent plus de liens que leurs camarades de milieux plus défavorisés.
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Par exemple, dans les activités physiques où il faut construire un enchaînement comme l’acrosport ou la danse, les élèves qui ont les codes ont des facilités à créer des collectifs de travail. À l’inverse, ceux qui font du « bruit », qui s’agitent, qui ne répondent pas aux normes de l’école, ont plus de mal dans ce type d’activités à sortir de « leur groupe social ».
On joue, on court, on coopère avec ceux qui nous ressemblent ou plutôt avec ceux qui partagent les mêmes codes. Sous couvert de neutralité, l’EPS prolonge alors une culture où l’espace de travail devient le lieu de reproduction symbolique des inégalités.
L’éducation physique et sportive, un révélateur de mécanismes d’inclusion et d’exclusion
L’adolescence dessine une carte relationnelle en perpétuelle reconfiguration, où s’entrecroisent des influences multiples. Le genre, l’origine sociale, le statut scolaire ne sont pas des variables isolées, mais des forces qui interagissent constamment.
Dans cette géographie mouvante, certains adolescents, comme des explorateurs, traversent différents territoires avec aisance. D’autres, plus sédentaires, construisent leur identité dans des espaces plus circonscrits. Ni l’une ni l’autre de ces stratégies n’est intrinsèquement meilleure, elles répondent à des besoins différents, à des contextes particuliers.
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L’EPS, par sa dimension corporelle et émotionnelle, agit comme un révélateur puissant des mécanismes d’inclusion et d’exclusion à l’œuvre dans le monde adolescent. Elle offre également, par son caractère collectif, des opportunités uniques de tisser des liens transcendant les frontières habituelles des groupes d’affinités. En effet, en modulant les groupes et les objectifs, l’enseignant d’EPS peut aussi contribuer à faire travailler tous les élèves ensemble.
Il suffit souvent de dissocier le jeu de l’enjeu, de mettre en avant d’autres logiques que la victoire ou la performance pour permettre aux élèves de découvrir d’autres modalités de pratique comme l’empathie ou l’entraide et désacraliser en conséquence le fait de ne pas être choisi ou d’être choisi en dernier.

Raffi Nakas ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.