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04.03.2025 à 16:24

Participer à la « Fresque du climat » fait-il changer nos comportements ?

Hélène Jalin, Doctorante en psychologie au Laboratoire de Psychologie des Pays de la Loire, Nantes Université
Une étude inédite montre que trois mois après avoir pris part à une fresque du climat, la grande majorité des personnes n’a pas tellement changé leur mode de vie.
Texte intégral (1941 mots)
Animation de la fresque du climat. GWP at World Water Forum 9 - 2022/flickr, CC BY-NC-SA

C’est un atelier pédagogique de sensibilisation au changement climatique qui jouit d’un succès grandissant. La « Fresque du climat » revendique avoir touché 2 millions de personnes. Mais comment affecte-t-elle ses participants ? Une étude inédite montre que trois mois après y avoir pris part, la grande majorité des personnes n’ont pas tellement changé leur mode de vie.


Peut-être avez-vous déjà participé à un atelier de la « Fresque du climat », en tant que salarié, fonctionnaire, élu ou même simple citoyen ? Si c’est le cas, vous avez rejoint les rangs des près de deux millions de personnes revendiquées sur le site de l’association la Fresque du climat. Le principe en est le suivant : construire une fresque en mettant en lien des cartes intitulées, par exemple, « effet de serre » ou « acidification des océans » pour mieux comprendre le dérèglement climatique et son origine humaine. Les quatre dernières cartes qui clôturent la fresque décrivent les conséquences potentiellement dramatiques du dérèglement climatique : guerres, famines, maladies et déplacements de population.

La deuxième partie de l’atelier permet d’échanger sur les enjeux abordés, en donnant à chaque personne présente des clés pour réduire son empreinte carbone. Cette sensibilisation à grande échelle est une bonne nouvelle pour la planète, mais quel est son impact réel ? Notre équipe, composée de psychologues et de psychologues sociaux, a cherché à répondre à cette question.

Une évolution des comportements à court terme seulement

Pour y répondre, nous avons suivi 460 participants à l’atelier de la Fresque du climat pendant trois mois et comparé l’évolution de leurs comportements à ceux d’un groupe qui n’y avait pas participé. Les ateliers étaient organisés en entreprises, en collectivités ou dans des grandes écoles.

Nos résultats montrent que 30 % des participants à la fresque ont significativement modifié leurs habitudes un mois après, contre seulement 9 % dans le groupe qui n’y avait pas participé. La sensibilisation apparaît donc efficace, mais seulement pour une minorité de participants. Par ailleurs, les efforts étaient concentrés dans le mois qui suivait l’atelier et disparaissaient ensuite.

L’écoanxiété, moteur de l’action

Comment expliquer ces résultats ? Il existe probablement de nombreuses raisons qui influencent la motivation à agir, mais, en psychologie, on considère que les émotions sont les principaux moteurs à l’action. Par exemple, la colère pousse les individus à résoudre les injustices qui leur sont faites, la joie les amène à se rapprocher des autres et la peur à fuir le danger ou à le combattre.

Or, les animateurs de la Fresque du climat le savent bien : les mauvaises nouvelles annoncées dans le cadre de l’atelier peuvent générer des émotions difficiles et même, parfois, de véritables chocs psychologiques. Certaines personnes réalisent seulement à cette occasion à quel point la situation climatique est grave. D’ailleurs, les concepteurs de la fresque ont ajouté un temps de partage émotionnel à la version initiale de l’atelier pour permettre aux participants d’exprimer leurs ressentis et, ainsi, repartir moins perturbés.

Or, nos résultats sont formels : d’abord, les personnes les plus écoanxieuses étaient, avant même l’atelier, les plus engagées en faveur de l’environnement. Mais de surcroît, les participants qui ont ressenti un pic d’écoanxiété après l’atelier sont également ceux qui ont consenti le plus d’efforts pour faire évoluer leurs habitudes de vie. L’écoanxiété, trop souvent réduite à un problème de santé mentale, joue donc avant tout un rôle de motivation à l’action en faveur de la transition environnementale.


À lire aussi : L’éco-anxiété : une réponse saine face à la crise climatique


L’importance du sentiment de contrôle de la situation

Mais tout n’est pas si simple.

Nous avons également souhaité étudier l’impact de la tonalité émotionnelle de l’atelier sur son efficacité et, pour cela, nous avons testé trois modalités d’animation de la deuxième partie de l’atelier, celle qui consiste à échanger sur les implications et les solutions : la première, qualifiée de « stressante », insistant sur les risques ; la seconde insistant sur les réussites et les progrès déjà accomplis ; et la dernière, qualifiée de « mixte », insistant sur les risques, puis sur les progrès.

Il s’avère que la modalité d’animation la plus efficace pour faire évoluer les participants était celle qui adoptait une tonalité mixte. C’est-à-dire celle dans laquelle les participants étaient confrontés aux mauvaises nouvelles, puis exposés à des informations plus positives : le stress, puis l’espoir. Quant aux efforts consentis par les participants aux ateliers dits « stressants » ils n’étaient pas significativement différents de ceux du groupe n’ayant pas participé à l’atelier.

Des recherches montrent ainsi que lorsque les gens ont le sentiment de perdre le contrôle d’une situation, ils ont tendance à fuir le problème, voire à nier son existence. Désespérer des personnes, les confronter à leur impuissance sans leur donner le moindre espoir, ce n’est pas mobilisateur, ça pousse simplement au déni. Dans la modalité mixte, le fait de donner des bonnes nouvelles en fin d’atelier a permis aux participants de percevoir la situation comme moins incontrôlable et leur a probablement donné envie d’agir pour contribuer aux efforts collectifs.

Malheureusement, les efforts collectifs concédés à l’échelle du globe restant très insuffisants, plus d’un tiers des gens se réfugient dans le climatoscepticisme, et ce chiffre augmente à mesure que la crise climatique devient de plus en plus incontrôlable.

C’est donc un paradoxe dramatique : plus les humains percevront la situation comme désespérée, moins ils auront tendance à agir pour résoudre le problème. D’autres biais interviennent d’ailleurs pour faire de la crise climatique l’une des plus insolubles que l’humanité n’a jamais affrontées.

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Pourquoi les efforts s’estompent-ils au bout d’un mois ?

Après l’atelier, les participants sont retournés à leurs routines habituelles, souvent sans cadre ou réseau pour soutenir leurs efforts. Or, la littérature en psychologie sociale montre que les changements durables sont plus probables lorsque les individus s’inscrivent dans une dynamique collective ou reçoivent un renforcement social (encouragements, reconnaissance).

Sans cet appui, les nouvelles résolutions perdent rapidement de leur attrait. Par ailleurs, la difficulté à percevoir un impact immédiat des efforts consentis peut entraîner du découragement et un abandon progressif de l’engagement. Suite à la Fresque du climat, la motivation initiale, « extrinsèque », car alimentée par l’effet de groupe, a donc eu tendance à s’affaiblir chez la plupart des participants, à défaut de transformation en une motivation intérieure plus profonde.

À l’heure actuelle, pour réduire efficacement son empreinte carbone, il faut accepter d’agir « sans trop y croire ». La plupart des personnes qui s’engagent dans cette voie le font pour s’aligner avec des valeurs écologiques qui font sens pour elles. Dans ce cadre, les émotions restent le carburant principal de ce passage à l’action.

Les écoanxieux ressentent souvent un mélange d’anxiété face à l’avenir, de colère associée à l’inaction, de tristesse face aux dommages causés au vivant et de culpabilité vis-à-vis des plus vulnérables et des générations futures. C’est cette « potion magique » émotionnelle qui les amène à consentir des efforts parfois très importants et, souvent, à devenir des sources d’inspiration pour beaucoup d’autres.

Comment renforcer l’impact des ateliers ?

Mais pour revenir à la Fresque du climat, les résultats de notre recherche soulignent la nécessité de repenser le suivi des participants après l’atelier. Des actions régulières, comme des ateliers de rappel, des objectifs collectifs ou des récompenses pour les progrès réalisés, pourraient consolider l’engagement en faveur de la transition écologique sur le long terme. Le fait de sentir qu’on n’est pas seul à agir et de pouvoir se challenger collectivement sur les efforts consentis pourrait sans doute permettre de prolonger l’impact de l’atelier.

Nous espérons l’avoir démontré : il est également important de remettre les émotions au cœur du dispositif de sensibilisation. C’est difficile, car notre culture fait tout pour les mettre à distance, mais c’est probablement l’enjeu principal de la transition écologique.

Dans le cadre de cette recherche, nous avions d’ailleurs initialement pensé à tester une méthode d’animation de l’atelier qui soit entièrement consacrée à l’accueil des émotions. Notre hypothèse était que cette modalité d’animation serait probablement le plus efficace pour pousser les participants au changement. Malheureusement, ça n’a pas été possible, mais au regard de l’influence de la Fresque du climat dans de nombreuses organisations, il semblerait intéressant de mener une nouvelle étude pour s’en assurer.

L’importance du cadre politique

Enfin, pour transformer cet élan en véritable moteur de changement, il reste bien évidemment essentiel de compléter les actions de sensibilisation locale par des politiques publiques ambitieuses et des dispositifs d’accompagnement à long terme.

Le fait de sentir que nos actions s’intègrent dans un objectif commun, que les efforts sont concédés à tous les niveaux et par tous, au sein d’un projet de société partagé et qui fasse sens, est primordial. Le poids de la norme sociale reste très puissant et si l’on sent que les autres agissent, il nous semblera logique d’agir également.

The Conversation

Hélène Jalin est membre du Réseau des professionnels de l'Accompagnement Face à l'Urgence Ecologique (RAFUE). www.asso-rafue.com

04.03.2025 à 16:23

Insultes entre élèves : lutter contre le sexisme dès l’école primaire

Prescillia Micollet, Doctorante en Sciences de l'Éducation et de la Formation , Université Lumière Lyon 2
Le sexisme peut se manifester dès l’école primaire à travers des insultes dont les enfants mesurent plus ou moins la portée. Lutter contre ces violences fait partie de l’éducation à la vie affective.
Texte intégral (1415 mots)

Le sexisme peut se manifester dès l’école primaire à travers des insultes dont les enfants mesurent plus ou moins la portée, et que les enseignants s’efforcent de déconstruire lors de séances spécifiques, dans le cadre de l’éducation à la vie affective, relationnelle et sexuelle.


Le nouveau programme d’éducation à la vie affective, relationnelle et sexuelle (Evars) a été publié le 6 février 2025, en vue d’une mise en œuvre à la prochaine rentrée.

Progressif, adapté aux besoins des élèves en fonction de leur âge et niveau scolaire, ce programme poursuit les objectifs définis par la circulaire de 2018, notamment « la lutte contre les stéréotypes, la prévention des violences et la tolérance » et fait du renforcement de l’égalité filles-garçons et de la lutte contre le sexisme à l’école l’un de ses axes majeurs.


À lire aussi : L’éducation à la vie affective : quels enjeux en CM2 ?


Le sexisme peut se manifester dès les petites classes de primaire, en CE1 ou CE2 (cycle 2), en raison de la tendance des élèves à se regrouper par sexe. Entre 6 et 12 ans, garçons et filles évitent souvent les contacts entre eux et entretiennent des stéréotypes négatifs à l’égard du sexe opposé. Cette séparation favorise une hiérarchisation des rapports sociaux et génère des comportements sexistes : jeux stéréotypés, insultes et dévalorisation des filles par certains groupes de garçons.

Pour y remédier, le programme prévoit, dès le CM1, un travail sur les stéréotypes et les préjugés, ainsi qu’une approche des violences (verbales, physiques, sexistes, etc.) dès le CM2.

Comprendre la portée sexiste de certaines expressions

Comme le souligne la sociologue Élise Devieilhe, « les enfants vivent dans le même monde que les adultes, ils questionnent sur la vie quotidienne et sont exposés aux médias ». À travers leurs échanges avec leurs groupes de pairs, avec leur famille, avec leurs connaissances, ils intègrent certaines normes genrées, dès tout-petits, c’est-à-dire « des représentations des rôles respectifs des hommes et des femmes ». Ce faisant, ils vont parfois aussi assimiler des propos sexistes, dont ils ne connaissent pas toujours réellement la signification.

Dans les 60 entretiens menés dans le cadre de ma thèse, des enseignantes expliquent ainsi combien il faut aider les enfants à prendre du recul par rapport aux « réflexions sexistes ou grossières » auxquelles ils peuvent être confrontés, à l’école ou dans la rue.

« Être sifflée dans la rue ou recevoir un “Ah, tu es trop bonne”, ce n’est pas normal, ce n’est pas un compliment », relève l’une d’elles. Or, « il y a des enfants qui pourraient le prendre comme un compliment », ajoute une autre.

« Et c’est toute l’éducation des garçons à revoir aussi. C’est bien d’apprendre aux petits garçons à se comporter correctement, et ça commence dès l’école primaire en disant qu’on n’a pas de jugement, qu’on ne dit pas “tu es beau, tu es laid”. »


À lire aussi : Ce que révèlent les insultes entre élèves


L’échange qui suit, entendu lors d’une des séances en cours moyen sur les compliments que l’on peut faire à autrui, reflète cette démarche :

L’enseignante : « Quoi d’autre comme compliments ? »

Un élève : « Bonne. »

L’enseignante : « C’est-à-dire ? Quelqu’un de gentil ? De joli ? »

Un élève (ne répond pas tout de suite) : « Oui, jolie. »

L’enseignante : « C’est familier de dire ça, on dirait plutôt “quelqu’un de joli” ».

Cette situation montre que les enfants peuvent ne pas saisir la portée sexiste de certains propos, et qu’il est important de déconstruire ces stéréotypes dès leur plus jeune âge.

Déconstruire les insultes

Lors de la récréation, les enfants mettent en œuvre les codes sociaux qu’ils ont appris dans leur environnement familial et scolaire. C’est un moment où se cristallisent des rapports de pouvoir. Les insultes y sont fréquemment échangées, car elles sont un moyen rapide d’affirmer une position de domination ou d’exclure les autres.

Pour lutter contre ce phénomène, les enseignantes adoptent différentes approches. Certaines n’hésitent pas à proposer en classe une séquence entière sur les insultes, comme l’explique une enseignante en cours moyen :

« Nous pouvons avoir des discussions avec les élèves, notamment sur les discriminations, à travers des outils comme le mur des insultes. En effet, on entend beaucoup d’insultes à l’école, et cela représente une occasion de discuter de ce qu’elles signifient et de qui elles visent. Pour cela, je fais d’abord une première séance où nous échangeons sur les différentes insultes entendues, puis une deuxième et une troisième séances au cours desquelles nous les classons en catégories : sexistes, racistes, grossophobes, homophobes, tout en essayant de comprendre qui elles visent et ce qu’elles signifient. »

À travers ces activités, les élèves apprennent à comprendre que les insultes ne sont pas anodines et qu’elles touchent profondément les personnes, notamment les femmes, comme le montrent les insultes sexistes qui sont souvent formulées en lien avec des stéréotypes de genre.

D’autres enseignants montent des séances spécifiques après avoir été témoins d’une insulte.

« Mes élèves utilisaient des termes très vulgaires sans en comprendre réellement le sens, raconte une enseignante en réseau d’éducation prioritaire. Ils n’avaient aucune maîtrise de ces mots. J’ai donc abordé ce sujet avec eux. Par exemple, je leur demandais : “Que signifie vraiment le terme ‘pute’ ? Est-ce que tu sais ce que cela veut dire ?” Lorsque l’élève comprenait enfin le sens du mot, je lui posais la question : “Penses-tu que tel ou tel enfant mérite d’être qualifié de ‘pute’ ?” »

Avec cette approche, il s’agit de déconstruire l’insulte, en aidant l’enfant à saisir la violence qui la sous-tend et en faisant ressortir combien il est inacceptable d’avoir recours à ce vocabulaire.

Pour favoriser un véritable vivre-ensemble et permettre aux élèves de mieux comprendre ce qui dépasse les bornes, les enseignants peuvent intervenir avec des outils quotidiens, en aidant les élèves à mieux communiquer pour résoudre leurs conflits, par exemple avec la méthode des « messages clairs ».

D’autres optent pour des systèmes de « réparations », comme la rédaction d’excuses ou la réalisation de dessins, permettant aux élèves de prendre conscience des conséquences de leurs actes. Ces pratiques, accompagnées de séances d’éducation morale et civique, visent à construire une école où chacun se sent respecté, écouté et compris.

The Conversation

Prescillia Micollet ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

04.03.2025 à 16:23

Boeing peut-il encore redécoller ? Retour sur une défaillance structurelle

Serge Besanger, Professeur à l’ESCE International Business School, INSEEC U Research Center, ESCE International Business School
L’avionneur Boeing a connu une série de défaillances. Où l’on vérifie que les problèmes volent toujours en escadrille. Une bonne nouvelle pour Airbus ? Pas si sûr.
Texte intégral (1943 mots)

L’avionneur états-unien Boeing a connu une série de défaillances. Où l’on vérifie que les problèmes volent toujours en escadrille. Une bonne nouvelle pour Airbus ? Pas si sûr, car le duopole est installé depuis tellement longtemps que les malheurs de l’un pourraient en fin de compte affaiblir les deux rivaux.


Les difficultés actuelles de Boeing ne sont pas seulement conjoncturelles ; elles s’enracinent dans des choix stratégiques et organisationnels faits depuis plusieurs décennies. L’une des décisions les plus marquantes a été la fusion avec McDonnell Douglas en 1997, un tournant qui a profondément remodelé la culture et la gestion de l’entreprise, parfois au détriment de ses fondamentaux techniques et industriels.

Aujourd’hui, alors que Boeing fait face à des pertes financières record, des retards de production et des problèmes récurrents de sécurité, il est essentiel de comprendre comment cette transformation a contribué aux problèmes structurels du groupe.

Un changement de cap

Lors de la fusion avec McDonnell Douglas, Boeing espérait renforcer sa présence sur le marché de la défense et capitaliser sur l’expérience de son partenaire en matière de rentabilité. Cependant, cette opération a eu un impact bien plus profond que prévu.

McDonnell Douglas, bien que performant dans l’aéronautique militaire, avait une approche financière plus stricte : la réduction des coûts et l’optimisation des marges primaient souvent sur l’innovation et la qualité des produits. Cette philosophie s’est progressivement imposée chez Boeing, reléguant au second plan la culture d’excellence technique qui avait fait la réputation de l’entreprise.

Financiers VS ingénieurs

Avant la fusion, Boeing était une entreprise dirigée principalement par des ingénieurs issus du monde de la production, mettant l’accent sur la performance et la fiabilité des avions. Après l’intégration de McDonnell Douglas, la direction a été progressivement prise en main par des financiers et des gestionnaires davantage focalisés sur la maximisation des profits à court terme.

Cette évolution a conduit à une série de décisions discutables, notamment une réduction des investissements dans la recherche et le développement (R&D) et une externalisation accrue de la production. Plutôt que de continuer à innover, Boeing a privilégié des stratégies financières telles que le rachat massif d’actions, qui ont fragilisé sa structure financière et réduit ses marges de manœuvre en période de crise.

Des lacunes systémiques

La priorité accordée à la rentabilité au détriment de l’ingénierie a eu des effets désastreux. Conçu pour répondre rapidement à la concurrence de l’A320 Neo d’Airbus, le 737 Max a souffert de défauts de conception liés à un développement précipité et à une réduction des coûts de certification. Les accidents tragiques de 2018 et 2019 ont révélé des lacunes systémiques dans la gestion de la sécurité chez Boeing, notamment ceux de Lion Air et Ethiopian Airlines.

Parmi les principaux problèmes figure le système MCAS, mal conçu et mal évalué, qui a causé les accidents en raison d’une seule sonde d’angle d’attaque défectueuse, et l’absence de formation adéquate pour les pilotes concernant ce système. De plus, la certification du 737 Max par la FAA a souffert de conflits d’intérêts, car Boeing était responsable de l’évaluation de la sécurité, ce qui a conduit à des défauts non détectés. Une culture d’entreprise privilégiant les coûts a conduit à des compromis sur la sécurité, tandis que le manque de transparence et de communication de Boeing avec les régulateurs et le public a retardé la prise de mesures correctives et détérioré la confiance dans l’entreprise.


À lire aussi : Crashs, conception défectueuse, crise aérienne… Le Boeing 737 Max revolera-t-il un jour ?


Les programmes 787 Dreamliner et 777X ont par ailleurs accumulé des retards considérables, en raison de problèmes de qualité et d’une dépendance accrue à une chaîne d’approvisionnement fragmentée. Autrefois pilier du groupe, la branche défense et spatial peine aujourd’hui à rivaliser avec Lockheed Martin ou SpaceX. Les contrats à prix fixes avec le Pentagone limitent par ailleurs la capacité de Boeing à absorber les hausses de coûts.

Une grève suivie

L’action de Boeing a connu une baisse significative au cours des cinq dernières années, avec une chute d’environ 55 %. Depuis le début de l’année 2025, l’action a perdu 42 %, reflétant des difficultés persistantes. Pour se stabiliser, l’entreprise a levé 21 milliards de dollars en capital et obtenu un crédit de 10 milliards afin de rembourser sa dette et rassurer les agences de notation. Malgré ces mesures, Boeing a subi en 2024 une perte record de 11,8 milliards de dollars, principalement due à des dépréciations et charges exceptionnelles.

En septembre 2024, environ 30 000 salariés de Boeing, sur un effectif total de 170 000, ont entamé une grève pour réclamer une augmentation salariale de 40 % et l’indexation des retraites sur l’inflation. Cette grève, qui a duré près de sept semaines, a coûté à l’entreprise environ 100 millions de dollars par jour, perturbant gravement la production et les livraisons d’avions. Les négociations ont abouti à un accord prévoyant une hausse salariale de 38 % sur quatre ans, légèrement en deçà des revendications initiales des syndicats.

Boeing a également été confronté à des retards significatifs dans la production de ses appareils, notamment le 737 Max et le 787 Dreamliner. Ces retards sont attribués à des problèmes de chaîne d’approvisionnement, des défauts de fabrication et des interruptions liées aux mouvements sociaux. En 2024, l’entreprise n’a livré que 348 avions, bien en deçà des attentes du marché. Ces retards ont, non seulement, affecté les finances de Boeing, mais elles ont également entamé la confiance des clients et des partenaires.

Les Echos 2020.

Un marché pourtant porteur

Face à ces difficultés, Boeing a récemment amorcé un changement de cap en nommant un nouveau PDG issu du monde de l’ingénierie, Kelly Ortberg, marquant ainsi une volonté de restaurer la primauté de l’expertise technique sur la finance. Sa feuille de route comprend la résolution des conflits sociaux, la relance de la production, et la restructuration des branches en difficulté, notamment la défense, le spatial et le programme 737.

Boeing Défense fait face à des défis avec la concurrence du F-35 (Lockheed Martin) et des difficultés sur le programme KC-46, compliquées par des contrats à prix fixes. La branche spatiale subit la pression de SpaceX et d’autres acteurs privés. Sur le marché commercial, Boeing est confronté à Airbus, Embraer (constructeur brésilien) et COMAC (constructeur chinois), tout en étant en retard sur l’aviation électrique. Malgré ces défis, la demande mondiale d’avions devrait doubler en vingt ans, offrant des perspectives positives.

La réussite de Boeing dépendra de sa capacité à surmonter ses problèmes, innover et regagner la confiance du marché, faisant potentiellement de son action une « opportunité de recovery ».

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Une chance pour Airbus ?

En 2024, Airbus a produit deux fois plus d’avions que Boeing, une performance qui pourrait laisser penser à une prise d’ascendant décisive sur son rival états-unien. Pourtant, l’avionneur européen adopte une posture prudente face aux difficultés de son concurrent. Bien que les déboires de Boeing puissent sembler être une aubaine, Airbus souligne que les défis rencontrés par l’un des deux piliers de l’industrie aéronautique ne profitent à personne.

Christian Scherer, directeur commercial d’Airbus, rappelle :

« C’est une tragédie, c’est un problème que Boeing doit résoudre, mais il n’est pas bon pour les concurrents de voir des problèmes sur un type d’avion particulier. »

Malgré la situation de Boeing, Airbus doit lui aussi composer avec des difficultés, notamment des tensions sur sa chaîne d’approvisionnement qui freinent l’augmentation de sa production. Guillaume Faury, PDG d’Airbus, a admis que l’entreprise ne parvient pas à répondre pleinement à la demande croissante, faute de ressources industrielles suffisantes.

Un duo interdépendant ?

Par ailleurs, Airbus est conscient que l’affaiblissement prolongé de Boeing pourrait bouleverser l’équilibre du duopole qui structure l’aviation commerciale mondiale. Une telle évolution risquerait d’avoir des répercussions sur l’ensemble de l’écosystème aéronautique, y compris les sous-traitants et les compagnies aériennes. Alors qu’Airbus poursuit le renforcement de sa position, l’entreprise demeure consciente que l’équilibre du secteur dépend de la solidité et de la compétitivité des deux principaux acteurs de l’aéronautique. Les difficultés actuelles de Boeing soulignent pour Airbus la nécessité d’une gouvernance exemplaire, d’un dialogue social apaisé et d’un engagement sans faille en faveur de la sécurité et de l’innovation.

Aujourd’hui, Boeing tente de rectifier le tir, mais le chemin vers un redressement durable sera long et semé d’embûches. Reste à savoir si ce géant de l’aéronautique saura renouer avec l’excellence qui a fait sa renommée ou s’il restera empêtré dans ses contradictions internes.

The Conversation

Serge Besanger ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

04.03.2025 à 16:23

Une triple crise plane au-dessus de l’économie allemande

Ralph Luetticke, Professor of Economics, School of Business and Economics, University of Tübingen
Gernot Müller, Professor of Economics, School of Business and Economics, University of Tübingen
Prix élevés de l’énergie, pénurie de main d’œuvre et faible croissance de la productivité, les trois maux de l’économie allemande sont profonds.
Texte intégral (3128 mots)
L’économie allemande est en berne, au lendemain d’une élection marquée par la victoire du CDU et la percée de l’extrême droite. Mummert-und-Ibold/Shutterstock

Prix élevés de l’énergie, pénurie de main-d’œuvre et faible croissance de la productivité, les trois maux de l’économie allemande sont profonds. Et les Allemands en ressentent les effets au quotidien.


Lors des élections du 23 février 2025, de nombreux électeurs allemands ont exprimé leur profonde inquiétude au sujet de l’état économique de leur pays, et ce, pour de bonnes raisons… L’économie allemande est en récession. En 2023, le PIB réel de l’Allemagne n’était que légèrement supérieur au niveau de 2019 et nettement inférieur au reste de la zone euro.

Pourtant, avec un PIB de 4 121 Md€, l’Allemagne est passée en 2023 du rang de 4ᵉ à celui de 3ᵉ puissance économique mondiale, derrière les États-Unis et la Chine et, désormais, devant le Japon. Une place sur le podium qui ne reflète pas sa productivité.

Taux de croissance du produit intérieur brut (PIB) de l’Allemagne par rapport à l’année précédente entre 1992 et 2024. Statista, CC BY-SA

Cela compte pour les électeurs allemands qui restent pessimistes quant à leur avenir puisqu’ils ont connu une stagnation de leurs revenus ces dernières années.

Déficit limité, exportations en baisse

Il pourrait y avoir plusieurs raisons au malaise économique de l’Allemagne. Tout d’abord, la politique budgétaire en Allemagne est plus stricte que dans d’autres pays, avec des impôts plus élevés et des dépenses publiques plus faibles. En raison du « frein à l’endettement » inscrit dans sa Constitution, l’Allemagne est sévèrement limitée dans les déficits budgétaires.

Une exception : lorsque le gouvernement déclare une urgence, comme lors de la pandémie de Covid-19. Le dernier gouvernement de coalition s’est néanmoins effondré en raison d’un différend sur l’opportunité de déclarer une autre urgence, celle de la guerre en Ukraine. L’augmentation du budget consacré à la défense n’a pas été actée. Par conséquent, le déficit budgétaire de l’Allemagne est resté relativement modéré. Pour ses partisans, un déficit plus important aurait pu stimuler la croissance économique.

Exportations allemandes de 2015 à 2024 (en milliards d’euros). Tradingeconomics, CC BY-NC

Deuxièmement, pendant des décennies, l’Allemagne s’est appuyée sur ses exportations pour soutenir sa croissance économique intérieure. Au cours des deux premières décennies du XXIe siècle, elle a grandement bénéficié de l’intégration de la Chine dans l’économie mondiale. Pour développer sa capacité de production, la Chine s’est fortement appuyée sur des machines produites en Allemagne et a acheté un nombre important de voitures allemandes.

Cependant, ce n’est plus le cas aujourd’hui. À mesure que la Chine s’est installée à la frontière technologique, elle ne dépend plus autant des voitures ou des machines allemandes.


À lire aussi : Chine : le ralentissement économique menace-t-il la présence des entreprises moyennes allemandes ?


Cependant, ces deux facteurs n’expliquent pas à eux seuls la stagnation de l’économie allemande. Logiquement, si la demande – intérieure ou extérieure – est trop faible pour soutenir la croissance, cela devrait se traduire par une baisse des prix. Or, la réalité démontre le contraire.

Le spectre de l’inflation

Au cours des deux dernières années, l’inflation en Allemagne a été élevée. Elle n’a pas été systématiquement inférieure à celle des États-Unis ou du reste de la zone euro. Au cours des 12 prochains mois, les ménages allemands s’attendent à ce que l’inflation soit supérieure à 3 %, bien au-dessus de l’objectif de 2 % de la Banque centrale européenne.

Taux d’inflation en Allemagne entre 1992 et 2024. Statista, CC BY-NC

Un autre indicateur suggère également qu’il est peu probable que le manque de demande intérieure soit la principale raison de la stagnation de son économie. En effet, le chômage est faible en Allemagne, inférieur à celui de la plupart des pays européens et à peine supérieur à celui de 2019.

Crise de l’énergie

L’Allemagne est confrontée à une triple crise de sa politique d’offre : une énergie chère, une faible offre de main-d’œuvre et une faible croissance de la productivité.

Tout d’abord, il y a les prix de l’énergie, qui ont été poussés à la hausse partout depuis l’invasion russe de l’Ukraine. L’effet a été particulièrement fort en Allemagne en raison de sa dépendance directe au gaz russe. Le gouvernement sortant, dans lequel les Verts ont été un acteur clé, est largement crédité d’avoir tenté d’accélérer la transition verte de l’Allemagne. Cela a fait grimper les coûts de la transition au-dessus de ceux causés par le système européen d’échange de quotas d’émission, dans lequel les pollueurs paient pour leurs émissions.


À lire aussi : Comprendre la dépendance des États européens vis-à-vis du gaz russe


S’il est difficile de déterminer les contributions exactes de la guerre et de la transition verte à la hausse des prix de l’énergie, les deux agissent clairement comme un frein à la croissance, notamment du côté de l’offre (c’est-à-dire du potentiel de production).

Le problème de la productivité

Mais l’Allemagne est confrontée à des défis plus fondamentaux du côté de l’offre. Le deuxième problème apparaît lorsque l’on compare le PIB par heure travaillée, une mesure de la productivité d’un pays.

Les tendances en Allemagne et au Royaume-Uni sont assez similaires. Elles impliquent que la croissance économique plus faible de l’Allemagne par rapport au Royaume-Uni est principalement due au fait que les gens travaillent moins d’heures. Cela peut à son tour refléter des changements démographiques, notamment de la population immigrée qui ne participe pas à couvrir tous les besoins en main-d'oeuvre et l'évolution des préférences des Allemands pour d'autres métiers, dans le sillage de la pandémie de Covid-19.

PIB par habitant et PIB par heures travaillées en % des niveaux des États-Unis (États-Unis = 100) de 2000 à 2023. Banque de France

Le troisième enjeu est la croissance de la productivité. Prenons l’exemple de l’augmentation du PIB par heure travaillée aux États-Unis, qui a augmenté de plus de 10 %, éclipsant les développements en Allemagne et au Royaume-Uni. Les causes courantes de la faible croissance de la productivité comprennent le vieillissement des infrastructures, la faiblesse des investissements du secteur privé, le manque de start-ups et la diminution du nombre de nouvelles entreprises multinationales.

Pistes de solutions

C’est pourquoi des pistes de solutions existent.

En ce qui concerne l’énergie, l’Allemagne devrait éviter de prendre des mesures telles que l’introduction d’une réglementation supplémentaire sur le chauffage ou l’isolation des maisons neuves et existantes. Elle devrait s’appuyer plutôt sur le système d’échange de quotas d’émission à l’échelle de l’Union européenne pour réduire les émissions.

Sur le marché du travail, il est nécessaire d’accroître la participation ou la migration des personnes qualifiées, soutenue par des politiques qui encouragent les gens à prendre leur retraite plus tard et attirent davantage de femmes sur le marché du travail.

Soldats allemands
L’augmentation des dépenses de défense pourrait augmenter la productivité en Allemagne. MicheleUrsi/Shutterstock

La croissance de la productivité demeure le problème le plus difficile à régler. Un bon début serait d’augmenter le financement des universités et de réduire la réglementation, en particulier pour la technologie de l’IA. Le renforcement du marché unique de l’Union européenne, par exemple en supprimant les restrictions sur le commerce transfrontalier de l’énergie pour permettre aux entreprises d’accéder à une électricité moins chère, pourrait renforcer la concurrence et stimuler la croissance de la productivité. Les entreprises allemandes pourraient ainsi se développer et créer des emplois mieux rémunérés.

Enfin, l’augmentation des dépenses de défense pourrait donner un coup de pouce supplémentaire, non seulement pour répondre à l’amélioration indispensable de la sécurité extérieure de l’Allemagne, mais aussi parce qu’il a été démontré que cela augmente la productivité.

Alors que l’immigration peut être un sujet de discussion majeur pour l’électorat allemand, l’économie – comme toujours – sera un facteur important pour prendre le pouls de la société allemande.

The Conversation

Les auteurs ne travaillent pas, ne conseillent pas, ne possèdent pas de parts, ne reçoivent pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'ont déclaré aucune autre affiliation que leur organisme de recherche.

04.03.2025 à 16:23

80 bougies pour « Les Enfants du paradis » ! Retour sur le chef-d’œuvre de Carné et Prévert

Carole Aurouet, Professeure des universités en études cinématographiques et audiovisuelles, Université Gustave Eiffel
Le 14 mars 1945, « Les Enfants du paradis » sortaient sur les écrans. Retour sur ce chef-d’œuvre dont on célèbre les 80 ans.
Texte intégral (2258 mots)
Deux personnages du film _les Enfants du paradis_. Garance incarnée par l’actrice Arletty et le mime Baptiste Deburau joué par Jean-Louis Barrault.

Retardée jusqu’à la Libération afin d’être proposée au public dans une France délivrée du joug nazi, la sortie du film les Enfants du paradis trouve alors un fort écho chez celles et ceux qui sortent de la Seconde Guerre mondiale. Classée par l’Unesco au patrimoine mondial, l’œuvre de Marcel Carné et Jacques Prévert fête aujourd’hui ses 80 ans. Retour sur la genèse d’un classique du cinéma


Il y a 80 ans sortait sur les écrans Les Enfants du paradis, film à la genèse chaotique réalisé par Marcel Carné et écrit par Jacques Prévert. Après Jenny (1936), Drôle de drame (1937), Quai des brumes (1938), Le jour se lève (1939) et les Visiteurs du soir (1942), le célèbre duo du cinéma français donnait naissance à un miracle cinématographique dans une France libérée. Enfanté dans un pays que l’occupant voulait museler, le film put exister grâce à la solidarité et la ténacité d’une équipe exceptionnelle et clamer haut et fort l’amour et la liberté.

Une ode poétique à l’amour et à la liberté

Le sujet principal du film est l’amour contrarié. La foraine Garance (Arletty), qui adore la liberté, catalyse l’amour de quatre protagonistes. Celui de Baptiste (Jean-Louis Barrault) est ardent et rêveur. Celui de Frédérick Lemaître (Pierre Brasseur) est sensuel et tout en paroles. Celui de Lacenaire (Marcel Herrand) est plus cérébral. Celui du comte de Montray (Louis Salou) est vénal. Seul l’amour de Garance et Baptiste est vrai et réciproque. Il constitue l’intrigue principale autour de laquelle les autres amours se positionnent, comme autant d’intrigues secondaires.

On retrouve là une spécificité scénaristique de Prévert : inventer des intrigues satellites et multiplier les personnages secondaires afin de composer des rôles à foison pour ses amis acteurs. C’est pourquoi, quand il commence un scénario, il conçoit d’abord les protagonistes : il saisit une immense feuille sur laquelle il trace des lignes horizontales, comme une sorte de portée musicale sur laquelle il les dispose, des plus importants aux moins importants. En bas de la page, il ajoute des musiciens et chanteurs de rue ou des marchandes de fleurs, comme autant de petits rôles supplémentaires pour les copains. Chaque protagoniste est caractérisé par des mots et des dessins. Dès ce premier stade créatif figurent des bribes de dialogues qu’on entendra in fine dans le film. C’est le cas de « Claire comme le jour, Claire comme de l’eau de roche » pour définir Garance.

La qualité principale du scénario réside dans la densité de la structure dramaturgique. La multiplication des intrigues périphériques donne sa force à l’histoire et le thème central qu’est l’amour permet d’aborder la question de liberté individuelle et de la capacité à s’émanciper des diktats sociaux. Ce qui frappe aussi, c’est la présence de personnages féminins émancipés. Garance et Nathalie (Maria Casarès) sont effectivement différentes de la plupart des figures féminines cinématographiques d’alors, souvent cantonnées aux rôles de faire-valoir des hommes.

Enfin, les dialogues de Prévert font mouche, ils fonctionnent à l’émotion, avec une apparente simplicité pourtant si difficile à obtenir. Ils viennent du cœur et vont au cœur, et sont prononcés avec « des mots de tous les jours », pour reprendre une expression de Garance.

Les images inventées par Carné naissent de ces dialogues ciselés et poétiques et sont au service des mots. Le réalisateur conçoit chaque plan en adéquation avec le verbe. De plus, il est doué pour les scènes de foule, pour le mouvement qu’il y insuffle. Et il excelle dans l’alternance de scènes d’ensemble et de plans rapprochés sur les visages, souvent de face, mettant à nue la solitude des personnages.

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Un film réalisé pendant la guerre

L’acteur Jean-Louis Barrault, entré à la Comédie-Française en 1940 où il y rencontre un vif succès avec ses mises en scène de Phèdre (1942) et du Soulier de satin (1943) fut le déclic, l’étincelle des Enfants du paradis. Avec leur film précédent, les Visiteurs du soir (1942), Carné et Prévert s’étaient réfugiés dans le Moyen-Âge afin d’éviter la censure de Vichy et avaient notamment marqué les esprits avec une scène finale donnant à voir un cœur résistant, continuant de battre sous la pierre.

À Nice en 1942, Carné et Prévert cherchent un nouveau sujet de film, non sans difficulté du fait de l’Occupation, quand ils rencontrent par hasard leur ami Barrault sur la promenade des Anglais. Alors pris de passion pour la vie du célèbre mime des années 1830, Deburau, et par ricochet pour l’acteur contemporain du parlant, Frédérick Lemaître, le comédien raconte à ses camarades que le mime a tué d’un coup de canne un homme qui a insulté sa compagne, et que tout Paris s’est précipité à son procès pour l’entendre parler !

Carné est enthousiaste à l’idée de mettre en scène le boulevard du Temple et sa multitude de théâtres. Quant à Prévert, il s’enflamme pour un personnage à peu près contemporain de Deburau, Lacenaire : le poète assassin, l’écrivain public, l’escroc, l’anarchiste dandy avant la lettre, celui qui se dit victime de l’injustice de l’humanité et qui a déclaré la guerre à la société. Le scénariste perçoit d’emblée une chance qu’il ne peut que saisir : « On ne me permettra pas de faire un film sur Lacenaire mais je peux mettre Lacenaire dans un film sur Deburau ».

Prévert, le décorateur Alexandre Trauner, le compositeur Joseph Kosma et le costumier Mayo, œuvrent dans un mas provençal isolé près de Tourrettes-sur-Loup (Alpes-Maritimes). La documentation nécessaire au projet provient surtout du Musée Carnavalet ; elle est rapportée par Carné. Outre les gravures d’époque, les sources sont aussi textuelles, principalement Histoire du théâtre à quatre sous, pour faire suite à l’histoire du Théâtre-Français (1881), de Jules Janin.

Costume de Pierrot par Mayo
Costume de Pierrot par Mayo. CC BY-SA

Le mas devient alors une sorte de phalanstère où Trauner et Kosma, qui sont juifs et qui n’ont pas le droit de travailler, sont cachés et œuvrent clandestinement, grâce à la solidarité courageuse et agissante de Carné et Prévert.

Six mois sont nécessaires pour l’écriture du film. C’est la première fois que Prévert écrit seul un scénario original. Le tournage débute le 16 août 1943 et se termine le 15 novembre 1944. Il connut de violents orages qui détruisent les décors des studios de la Victorine de Nice, les restrictions liées à l’Occupation, les bombardements lors des scènes tournées à Paris, la pénurie de pellicule et son achat au marché noir, l’arrestation de résistants qui participaient au tournage…

Une empreinte cinématographique indélébile

La sortie des Enfants du paradis a été retardée jusqu’à la Libération afin d’être proposée au public dans une France délivrée du joug nazi. L’histoire de Baptiste, l’amoureux solitaire jeté dans l’absurdité d’un monde hostile, trouve alors un fort écho chez celles et ceux qui sortent de la Seconde Guerre mondiale. En 1945, 428 738 spectateurs le voient. Cinquante ans plus tard, le film marque toujours les esprits d’une empreinte indélébile. En 1995, il est en effet élu meilleur film du premier siècle du cinéma et la même année, il est classé par l’Unesco au patrimoine mondial.

Les Enfants du Paradis – Bande annonce.

L’impact des Enfants du paradis est grand chez de nombreux artistes. Il est vrai que le film rend aussi hommage au muet contre le parlant, en mettant en avant le mime, et donc par ricochet au cinéma muet ; quand on étudie le premier brouillon scénaristique de Prévert, on peut d’ailleurs déchiffrer « Buster Keaton », dans la ligne caractérisant Baptiste, et découvrir un dessin des frères Lumière…

Impossible de dresser ici un inventaire (à la Prévert !) de tous les artistes touchés mais citons, de manière éclectique, trois d’entre eux. En 1984, le cinéaste François Truffaut déclare : « J’ai fait vingt-trois films (exactement le même nombre que Carné), des bons et des moins bons. Eh bien, je les donnerais tous sans exception pour avoir signé Les Enfants du paradis ». En 2016, le réalisateur franco-chilien Alejandro Jodorowsky adresse un joli clin d’œil au carnaval si emblématique des Enfants du paradis dans son film Poesía sin fin. En 2020, dans son autobiographie Échappées belles, le comédien Denis Lavant évoque l’importance de « cette démonstration par le geste », de « cette plaidoirie silencieuse » qu’il a « retenue par cœur. Beauté idéale d’un art qui servirait à rétablir la vérité… » et conclut :

« Vous comprendrez donc que les Enfants du paradis m’inspire à tous les niveaux, c’est pour moi une matrice de jeu, de vie, de poésie. »

Chef-d’œuvre de poésie, de liberté et d’humanité, les Enfants du paradis a considérablement oxygéné la vie de son époque et continue à oxygéner la nôtre.

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