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22.04.2025 à 17:24

Des sculptures découvertes à Pompéi montrent que les femmes pouvaient exister dans l’Antiquité autrement que comme épouses

Emily Hauser, Senior Lecturer in Classics, University of Exeter
Une tombe récemment découverte à Pompéi révèle qu’être une femme influente dans l’Antiquité ne passait pas toujours par le mariage.
Texte intégral (1266 mots)

Les visiteurs du site de Pompéi, l’ancienne ville romaine ensevelie sous les cendres de l’éruption du Vésuve en 79 après J.-C., ne pensent pas souvent à regarder au-delà de l’enceinte de la cité. Il y a beaucoup à voir dans cette ville monumentale et bien préservée, avec des peintures murales représentant des mythes et des légendes comme celle d’Hélène de Troie, de majestueux amphithéâtres ou des thermes somptueusement stuqués. Mais si vous franchissez les portes de la ville, vous vous retrouverez dans un monde très différent, tout aussi important.


Pour les Romains de l’Antiquité, les routes et chemins menant aux villes étaient essentiels, non seulement pour se rendre sur place, mais aussi comme de véritables « voies de la mémoire ». Des tombes jalonnaient ces voies antiques, certaines comportant simplement des inscriptions à la mémoire d’êtres chers disparus, d’autres, plus grandioses, offrant un espace aux amis et à la famille pour festoyer en souvenir des défunts.

Certaines tombes s’adressent même directement au passant, comme si leur occupant pouvait parler à nouveau et transmettre ce qu’il a appris. Prenons un exemple pompéien, mis en place par l’affranchi Publius Vesonius Phileros, qui s’ouvre sur une politesse ineffable :

« Étranger, attends un peu si cela ne te dérange pas, et apprends ce qu’il ne faut pas faire. »

Entrer à Pompéi et en sortir, c’était se rappeler des modes de vie et des façons de mourir. C’était aussi une invitation à tirer notre chapeau à ceux qui avaient emprunté le même chemin que nous, et à apprendre de leur exemple.

C’est pourquoi la récente découverte d’une tombe monumentale surmontée de sculptures grandeur nature d’une femme et d’un homme, juste à l’extérieur de l’entrée est de la ville, n’est pas seulement une découverte fascinante en soi. Cela invite également à s’arrêter et à se souvenir des personnes qui ont vécu puis sont mortes dans cette ville italienne animée.


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L’élément principal de la tombe est un grand mur, parsemé de niches où les restes incinérés auraient été placés, et surmonté par l’étonnante sculpture en relief d’une femme et d’un homme. Ils se tiennent côte à côte, mais ne se touchent pas.

Elle est légèrement plus grande que lui, puisqu’elle mesure 1,77 m, et lui 1,75 m. Elle est drapée d’une tunique, d’un manteau et d’un voile modestes (symboles de la féminité romaine) et arbore au cou un pendentif en forme de croissant de lune appelé lunula qui – en raison du lien séculaire avec les cycles lunaires – raconte une histoire sur la fécondité et la naissance des femmes. Lui est vêtu de la toge typiquement romaine, ce qui l’identifie instantanément comme un fier citoyen de Rome.

Qui les statues représentent-elles ?

En archéologie, lorsqu’une femme et un homme sont représentés côte à côte dans des tombes et des sépultures comme celle-ci, on suppose généralement qu’il s’agit d’époux. Toutefois, un indice indéniable laisse supposer qu’il s’agit ici d’autre chose. En effet, la femme tient dans sa main droite une branche de laurier, utilisée par les prêtresses pour souffler la fumée de l’encens et des herbes lors des rituels religieux.

Dans le monde romain, les prêtresses détenaient des pouvoirs inhabituels pour des femmes et il a été suggéré que cette femme était peut-être une prêtresse de la déesse de l’agriculture Cérès (l’équivalent romain de la déesse grecque Déméter).

Cette prêtresse de haut rang est donc représentée à côté d’un homme. L’inclusion des symboles de son statut (prêtresse) à côté du sien (togatus ou « homme portant une toge ») montre qu’elle est là en tant que membre à part entière de la société pompéienne. Elle pourrait être sa mère ; elle pourrait même avoir été plus importante que lui (ce qui expliquerait pourquoi elle est plus grande). En l’absence d’inscription, nous ne pouvons pas en avoir le cœur net. Le fait est qu’une femme n’a pas besoin d’être l’épouse d’un homme pour se tenir à ses côtés.

Ce qui est fascinant, c’est que ce phénomène n’est pas propre à Pompéi. Dans mon nouveau livre Mythica, qui porte sur les femmes non pas de Rome mais de la Grèce de l’âge du bronze, j’ai constaté que les nouvelles découvertes archéologiques ne cessent de bouleverser les idées reçues sur la place des femmes dans la société et la valeur de leur rôle.

Un exemple fascinant est celui d’une sépulture royale à Mycènes, à la fin de l’âge du bronze : une femme et un homme ont été enterrés ensemble dans la nécropole royale, quelque 1700 ans avant que l’éruption du Vésuve décime Pompéi. Comme d’habitude, les archéologues qui l’ont découverte ont immédiatement identifié la femme comme l’épouse de l’homme. Mais c’est alors que l’analyse de l’ADN entre en jeu.

En 2008, les deux squelettes ont fait l’objet d’un test ADN, qui a révélé qu’ils étaient en fait frère et sœur. Elle a été enterrée ici en tant que membre d’une famille royale par naissance, et non par mariage. Elle était là de son propre chef.

De l’or de Mycènes aux ruines cendrées de Pompéi, les vestiges du monde antique nous racontent une histoire différente de celle que nous avons toujours crue. Une femme n’avait pas besoin d’être une épouse pour se distinguer.

Je pense donc qu’il est sage d’écouter le conseil de notre ami Publius. Penchons-nous sur les sépultures du passé et apprenons.

The Conversation

Emily Hauser ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

22.04.2025 à 17:23

« Habillage éthique », ou le marketing de la vertu en trompe-l’œil

Sophie Renault, Professeur des Universités en Sciences de Gestion et du Management, Université d’Orléans
Responsables, inclusives… De nombreuses marques revendiquent des valeurs fortes. Mais quand ces promesses restent en surface, on peut parler d’« habillage éthique ».
Texte intégral (1421 mots)

Responsables, inclusives, engagées… Nombreuses sont les marques revendiquant des valeurs fortes. Mais ces promesses restent parfois en surface. C’est ce que met en perspective le terme d’« habillage éthique », la stratégie de communication d’une entreprise ou d’une organisation qui cherche à améliorer son image de marque en se réclamant abusivement de valeurs éthiques.


Recommandée par la Commission d’enrichissement de la langue française, l’expression « habillage éthique » repose sur une tension entre deux registres de sens. D’un côté, le mot « habillage » désigne ce qui recouvre, ce qui rend présentable, ce qui maquille parfois. De l’autre, l’« éthique » renvoie à une réflexion sur les principes qui guident nos actions, qu’ils relèvent de la morale et/ou de la déontologie. Associer les deux, c’est pointer une contradiction : celle d’un discours éthique qui reste en surface, sans ancrage réel dans les pratiques.

Une éthique caméléon : entre green, pink et blue washing

Défini par le Journal officiel du 16 juillet 2024, l’« habillage éthique » constitue

« une stratégie de communication d’une entreprise ou d’une organisation qui cherche à améliorer son image de marque en se réclamant abusivement de valeurs éthiques ».

La critique est dans la définition : il s’agit ici d’une mise en scène, d’un vernis vertueux appliqué sans transformation intrinsèque. L’habillage éthique désigne le recours à certaines valeurs comme éléments de langage, voire comme accessoires de communication. On s’affiche « responsable », « engagé », « solidaire », sans que ces qualificatifs n’aient de véritable traduction dans les modes de production ou de gouvernance.


À lire aussi : Débat : Les universités face aux stratégies de « greenwashing » des entreprises


L’habillage éthique est la traduction, dans la langue du Molière, du terme de fairwashing. Il est ainsi dans la parfaite lignée des expressions d’habillage humanitaire (empathy washing) et d’habillage onusien (blue washing) mis en perspective dans le Journal officiel du 13 décembre 2017. Alors que l’habillage humanitaire désigne « la stratégie de communication d’une entreprise ou d’une organisation qui cherche à améliorer son image de marque en se réclamant abusivement de valeurs humanitaires », l’habillage onusien, quant à lui, se réfère à une « stratégie de communication d’une entreprise ou d’une organisation qui cherche à améliorer son image de marque en se réclamant abusivement des valeurs promues par l’Organisation des Nations unies ».


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L’habillage éthique s’inscrit donc dans une série de stratégies désormais bien identifiées, comme le greenwashing (valorisation écologique fictive, dite verdissement d’image), le pinkwashing (récupération de la cause LGBTQ+ à des fins d’image), ou bien encore le femwashing (utilisation opportuniste de discours féministes). L’habillage éthique en est une sorte de synthèse : il absorbe tous les registres de vertu.

Quand l’éthique devient un argument… jusqu’à la dissonance

Face à l’exigence des consommateurs, à leur sensibilité aux enjeux sociaux et écologiques, les entreprises sont poussées à se positionner. Mais, entre contraintes de rentabilité, chaînes d’approvisionnement mondialisées et logiques de volume, changer les mots est souvent plus simple que de changer les modèles. Dans ce contexte, l’habillage éthique apparaît pour les marques comme une manière de redorer leur image, mais le vernis s’écaille… Des exemples concrets en témoignent, notamment en termes de greenwashing : lancée en 2010, la collection « Conscious » de H&M a été critiquée pour son manque de traçabilité et son faible impact réel.

Autre cas emblématique : sponsor des Jeux olympiques de Paris 2024, Coca-Cola a annoncé vouloir limiter l’usage du plastique à usage unique avec des fontaines à boissons et des gobelets réutilisables. Or, comme a pu le dénoncer l’association France nature environnement (FNE), la plupart des boissons provenaient de bouteilles en plastique. Le décalage entre promesse et réalité a ainsi déclenché une forte polémique. Quant à Mercedes-Benz, la marque a été accusée de pinkwashing après avoir affiché un logo arc-en-ciel sur ses réseaux sociaux pendant le mois des fiertés… tout en s’abstenant de le faire dans des pays où l’homosexualité est interdite.

Ce qui est en jeu dépasse le seul comportement des marques. C’est le langage de l’éthique lui-même qui se trouve profondément affaibli lorsqu’il est manipulé à des fins de réputation. La prolifération de pratiques dites d’habillage éthique fragilise la confiance : les consommateurs ne savent plus ce qu’il convient de croire.

Dans ce contexte, les initiatives sincères risquent d’être perçues comme suspectes, noyées dans un flot de promesses vagues. In fine, nommer l’« habillage éthique », c’est poser un acte de lucidité. Ce n’est pas rejeter toute communication de valeurs, mais appeler à une cohérence entre les discours et les pratiques. L’éthique ne saurait ainsi être réduite à un outil de marketing. En matière de responsabilité des organisations comme ailleurs, les mots ne suffisent pas, seuls les actes comptent.


La série « L’envers des mots » est réalisée avec le soutien de la Délégation générale à la langue française et aux langues du ministère de la Culture

The Conversation

Sophie Renault ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

22.04.2025 à 17:23

Les voyages aident-ils à casser les stéréotypes ? Ce que nous apprend l’histoire des échanges de jeunesse franco-allemands

Mathias Delori, Chercheur en relations internationales, Sciences Po
Suffit-il de favoriser les rencontres entre élèves de pays voisins pour faire tomber les clichés des uns sur les autres ? Quelques réponses avec l’histoire de l’Office franco-allemand de la jeunesse.
Texte intégral (2089 mots)

Suffit-il de favoriser les voyages de découverte et les rencontres entre élèves de différents pays pour faire tomber les clichés des uns sur les autres ? Souhaitant permettre une meilleure connaissance entre voisins européens afin d’enrayer le retour des guerres, l’Office franco-allemand pour la jeunesse a mené pendant les années 1960 une politique ultravolontariste d’échanges à grande échelle. Avec des résultats décevants qui l’ont incité à changer de cap. Explications.


L’Office franco-allemand pour la jeunesse (Ofaj) est une institution méconnue en dehors des cercles franco-allemands. Cet organisme met aujourd’hui en œuvre une action publique utile, mais peu originale : il répond à la demande sociale en matière de rencontres de jeunes en apportant une subvention et un savoir-faire pédagogique aux enseignants, aux animateurs d’association de jeunesse ou aux autres encadrants qui souhaitent organiser un voyage dans l’autre pays.

Cette banalité relative contraste avec les dix premières années de son existence. L’Ofaj fut créé à la suite du traité d’amitié, signé par de Gaulle et Adenauer, à l’Élysée, le 22 janvier 1963. Jusqu’en 1973, son budget resta dix fois supérieur à celui consacré par chaque gouvernement aux rencontres de jeunes avec les autres pays.


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Cette manne financière permit de subventionner ou de mettre sur pied les rencontres de plus de 200 000 jeunes, chaque année, dans le but de réaliser « la plus grande migration des peuples jamais organisée en temps de paix par des moyens et avec des intentions pacifiques ». Les « intentions pacifiques » auxquelles fait référence ici Joseph Rovan, un des premiers dirigeants de l’Ofaj, étaient la déconstruction des préjugés hérités du passé conflictuel franco-allemand.

Le récit qui donnait sens à cette action publique énonçait que les guerres de 1870, de 1914-1918 et de 1939-1945 avaient été portées par des représentations négatives réciproques et que la socialisation de la nouvelle génération à la cause de la paix permettrait de mettre un terme au cercle vicieux de l’éternel retour des guerres franco-allemandes.

Rencontres interculturelles et perception sélective

Le récit qui a donné un sens à ce premier Ofaj reposait sur l’hypothèse selon laquelle « les préjugés peuvent être surmontés le plus simplement par une expérience propre et des contacts personnels » (Käte Strobel, ministre fédérale allemande de la jeunesse à la fin des années 1960).

Cette idée nous semble aujourd’hui naïve. Les historiens et historiennes de la colonisation ont montré que colons et colonisés peuvent se côtoyer pendant des décennies tout en développant de forts préjugés négatifs réciproques. Par ailleurs, les spécialistes de relations internationales ont observé que

« les séjours à l’étranger […] suscitent en proportion à peu près équivalente une réaffirmation du nationalisme et une allégeance plus grande envers son propre langage, sa culture et son peuple ».

Une explication de ce phénomène renvoie au mécanisme de la perception sélective. En l’absence d’une connaissance complexe et nuancée de la culture de l’autre, nous puisons dans la pensée sociale une représentation a priori de celle-ci. Cette dernière fonctionne alors comme un filtre cognitif qui nous renforce dans nos préjugés. Les pères fondateurs et les premiers dirigeants de l’Ofaj ignoraient-ils ce mécanisme de psychologie sociale ? Est-il anachronique d’écrire qu’ils ont assigné à cet organisme un objectif utopique ?

La recherche sur les dynamiques de la rencontre interculturelle était encore balbutiante mais pas non plus inexistante. En 1955, Alexander Rüstow, successeur d’Alfred Weber à la chaire de sciences sociales et d’économie de l’Université de Heidelberg, alerta par exemple les pouvoirs publics, à l’occasion d’une conférence organisée par le Daad (Office allemand d’échanges universitaires), sur les « dangers des échanges internationaux ». Ironie de l’histoire, ce pourfendeur de l’idée fondatrice de l’Ofaj est décédé le 30 juin 1963, soit quelques jours avant sa création.

On a de bonnes raisons de penser que ces recherches étaient connues par les acteurs politico-administratifs qui portèrent le projet d’Office franco-allemand pour la jeunesse. On peut citer à cet égard une enquête approfondie, commandée en 1954 par le ministère français des Affaires étrangères, sur l’image des Français en Allemagne. Les auteurs de cette expertise observèrent, sans grande surprise, l’importance des stéréotypes et des préjugés dans la représentation que les Allemands se faisaient de leurs voisins.

Les enquêteurs disposaient par ailleurs de données sur les contacts (ou l’absence de contact) des interviewés avec des Français. Ils croisèrent donc les deux variables et observèrent que les contacts entre populations ne favorisent pas la compréhension réciproque :

« Une des vérifications les plus importantes apportées par ce sondage est la constatation de la faible mesure dans laquelle les opinions exprimées sur la France dépendent de la nature des connaissances de fait acquises sur ce pays. »

(On trouve cette étude dans les archives du ministère des affaires étrangères ; Europe 1949-1955, Allemagne, 385.)

Cette enquête fut largement discutée à l’intérieur des cercles ministériels et administratifs.

Le « mythe de l’internationale de la jeunesse »

Pour comprendre l’optimisme des pères fondateurs et des premiers dirigeants de l’Ofaj, il convient de prendre ses distances par rapport à une conception naïve de la production des politiques publiques selon laquelle ces dernières seraient des solutions rationnelles à des problèmes objectifs. Il arrive que l’enchaînement problème/solution fonctionne dans l’autre sens. C’est le cas quand des entrepreneurs de politique publique sont intéressés par une solution qu’ils greffent sur un problème.

C’est ce qui s’est passé lors de la création de l’Ofaj en 1963. Les acteurs individuels et collectifs qui ont produit cette action publique poursuivaient une multitude d’objectifs orthogonaux par rapport à l’objectif de la réconciliation. Ces intérêts, que j’ai documentés dans La Généalogie, l’événement, l’histoire (1871-2015), impliquaient de faire se rencontrer un maximum de jeunes.

Les pères fondateurs de l’Ofaj sont partis de cette prémisse pour construire la problématisation donnant un sens à l’Ofaj : l’idée de l’éternel retour des guerres franco-allemandes que seule une « migration pacifique de peuple » permettrait d’arrêter. Ils ont puisé dans la pensée sociale une idée, parfois appelée « mythe de l’internationale de la jeunesse » énonçant que « les jeunes veulent se rencontrer pour se connaître, pour se juger avec réalisme et sans préjugés, pour voir quel chemin ils peuvent faire ensemble » de telle sorte que la multiplication des rencontres de courte durée permettrait de parvenir à ce résultat.

« Cinquante ans de l’Ofaj en images » (Ofaj, DFJW, 2013).

On aurait tort d’interpréter les problématisations qui sous-tendent les politiques publiques comme de simples artefacts rhétoriques. Les acteurs des politiques publiques croient en leurs mythes comme les acteurs humanitaires croient au désintéressement, ceux du monde de l’art au caractère individuel de la création et les universitaires à la quête de la vérité.

Le sociologue Pierre Bourdieu appelle « nomos » les idées, propres à un champ social, que les acteurs sociaux doivent reproduire pour être pris au sérieux dans le champ. Cette adhésion socialement située au mythe de l’internationale de la jeunesse transparaît dans les efforts des acteurs pour mesurer les résultats de cette action publique. Le Conseil d’administration de l’Ofaj commanda, dès 1963, des enquêtes quantitatives aux instituts Ifop et Emnid sur les représentations des jeunes Français et des jeunes Allemands. Ces études révélèrent « que la relation entre Français et Allemands ne s’est malheureusement pas améliorée dans les proportions espérées ».

Un échec de la politique d’échanges de masse

Pour comprendre toutes ces anomalies, l’Ofaj commanda une enquête plus approfondie en 1966 à l’universitaire français Yvon Bourdet. Intitulée Préjugés français et préjugés allemands, cette étude prit la forme d’un questionnaire administré à 1 049 jeunes Français et Allemands de 12 à 18 ans à la fin de leur séjour en centres de vacances franco-allemand.

Bourdet constata que les représentations mutuelles étaient stéréotypées et partiellement formatées par les discours produits au cours de la période nazie et la guerre. Jacques René Rabier, le fondateur des eurobaromètres, contribua à faire connaître cette étude que l’Ofaj avait choisi de ne pas publier :

« Voici des jeunes qui passent gaiement leurs vacances ensemble, qui semblent s’accorder sur beaucoup d’aspects de la vie quotidienne et même sur les grands principes de leur civilisation commune, qui commencent à effacer les ressentiments historiques, et seulement 10 % (pour les Allemands) et au mieux 20 % pour les Français estiment qu’une nouvelle guerre est impossible entre l’Allemagne et la France. »

Les conclusions de Rabier (et Bourdet) furent reprises par la presse régionale qui titra notamment « bilan désastreux pour l’Ofaj », « ombre sur l’Ofaj », « la guerre n’est pas exclue ».


À lire aussi : 60 ans après le traité de l’Élysée, le « couple » franco-allemand a changé de nature


Ces articles incitèrent la direction de l’Office à réagir. La mémoire organisationnelle de l’Ofaj a retenu comme moment charnière un colloque organisé à l’hôtel Lutetia en 1968. On se contenta alors en réalité de constater, sous l’impulsion du politiste Alfred Grosser, qu’il convenait de donner une place à Mai 68 à l’Ofaj. De nouvelles enquêtes, dont la presse se fit une nouvelle fois l’écho, apportèrent des résultats encore plus dégrisants au début des années 1970.

Le constat d’un échec de la politique des échanges de masse fut finalement acté à Strasbourg en 1972 à l’occasion d’un nouveau colloque sur « Les problèmes psychologiques de la rencontre franco-allemande ». Depuis, l’Ofaj a réduit le nombre de manifestations qu’il subventionne tout en offrant aux organisateurs les outils pédagogiques pour accompagner les jeunes dans l’aventure de la rencontre interculturelle.

The Conversation

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22.04.2025 à 17:23

Dans l’est de la RDC, occupé par les rebelles du M23, une population traumatisée

Héritier Mesa, PhD Candidate, Université Libre de Bruxelles (ULB)
Ramazani K. Lucien, Doctorant en sciences politiques et sociales, Université catholique de Louvain (UCLouvain)
Que ressentent les habitants des villes de l’est de la RDC, prises par le mouvement rebelle du M23 ?
Texte intégral (2502 mots)

En interrogeant les habitants de Goma et de Bukavu, avant et après la prise de ces villes par les rebelles, on découvre leurs craintes initiales, puis leur adaptation à une situation extrêmement tendue et dangereuse. Le stress infligé à ces populations laissera sur elles une marque profonde, quoi qu’il arrive.


Depuis près de deux mois, la crise politique dans l’est de la République démocratique du Congo a franchi « un point d’inflexion majeur dans l’histoire du conflit congolais ». Les villes de Goma, fin janvier 2025, puis Bukavu, deux semaines plus tard, sont tombées aux mains du groupe rebelle du Mouvement du 23 Mars (M23). Aujourd’hui, le M23 occupe progressivement plusieurs territoires de l’est du pays, alors que des négociations sont en cours.

Le M23 est un groupe armé pro-rwandais, né en 2012. Il est formé d’anciens rebelles tutsis du Congrès national pour la défense du peuple (CNDP), qui reprochent à l’État congolais de ne pas avoir appliqué les engagements de l’accord de paix signé avec le CNDP le 23 mars 2009. En prenant le contrôle de villes clés, comme Goma et Bukavu, le M23 cherche à étendre son emprise sur le territoire et à faire pression sur Kinshasa afin de peser dans d’éventuelles négociations politiques.

« M23 : enquête sur le groupe armé qui fait trembler le Congo », Le Monde (janvier 2025).

Si les conflits militaires opposant l’armée loyaliste à divers groupes armés dans l’est du Congo durent depuis plusieurs décennies, la chute de Goma et Bukavu, deux grandes villes stratégiques, marque une nouvelle étape. À bien des égards, cette situation rappelle les événements des première et deuxième guerres du Congo, à la fin du siècle dernier.

Derrière ces conflits complexes où s’entremêlent de nombreux acteurs et intérêts, une victime reste constante : la population congolaise. Les habitants sont touchés de multiples façons, sur différents fronts.


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Dans cet article, nous souhaitons attirer l’attention sur une conséquence du conflit peu visible au premier abord, mais très lourde : le stress particulier que subissent les populations congolaises en temps de crise. Au-delà des facteurs structurels, certaines conjonctures particulières viennent accentuer le stress ressenti. Comment les Congolais font-ils face à leur situation alors que la guerre bouleverse leur quotidien ?

Les contingences du stress au quotidien

Le stress est une réalité bien connue des Congolais. Il fait partie du quotidien, en particulier dans les villes, où les habitants sont soumis à de fortes pressions politiques, économiques et sociales. Dans les rues des villes congolaises, on entend souvent des expressions qui en témoignent : certains parlent de ba tensions (l’hypertension), d’autres disent kitchwa inaniluma (« j’ai mal à la tête », en swahili), ou encore maraiyo nda pance (« je risque de perdre la tête »). Que ce soit à Kinshasa, à Bukavu ou à Goma, chacun se confronte à ces difficultés à sa manière.

L’inflation galopante, le chômage massif et l’absence de services sociaux de base sont autant de facteurs structurels qui exercent une pression constante sur bon nombre de Congolais urbains.

Ce climat de précarité favorise parfois les comportements à risque : violences sexistes et sexuelles, addiction aux paris sportifs ou consommation excessive d’alcool, actes de malfaisance, montée de la méfiance et de la suspicion. Les mécanismes d’adaptation, loin d’en atténuer les effets, génèrent à leur tour de nouvelles formes de vulnérabilité – psychologiques, sociales ou économiques.

La guerre comme épiphanie d’un stress particulier

Toutefois, la situation actuelle de la population à Goma et à Bukavu dépasse de loin le stress ordinaire qui fait partie du quotidien de nombreux Congolais. Il s’agit ici d’une forme particulière de traumatisme, caractéristique des contextes de guerre ou d’occupation. Il est donc essentiel de montrer comment les pressions non économiques – notamment liées à la sécurité, mais aussi aux dimensions sociales et psychologiques – interagissent avec les contraintes économiques, aggravant ainsi la situation des personnes concernées. C’est dans cette perspective que nous analysons ces différentes formes de pression et leurs dynamiques.

Cet énième retournement vécu par les populations de Goma et de Bukavu en janvier-février 2025 marque une rupture dans leur quotidien : il y a désormais un avant et un après la guerre d’invasion.

À l’insécurité d’avant-guerre est venue s’ajouter la facilité avec laquelle les vies ont été arrachées, pendant et après la guerre d’invasion. Il reste difficile d’établir avec précision un bilan officiel des morts causées par la prise de Goma et de Bukavu, en raison de la complexité du conflit et de la multiplicité des sources. Cependant, certaines sources indiquent que le nombre de personnes tuées depuis la prise des deux villes s’approcherait de 7 000, tandis que le conflit aurait causé au total le déplacement d’environ 7 millions de personnes.

Dans un tel contexte, la plupart des habitants des villes et territoires actuellement occupés ont adopté des stratégies d’évitement : on choisit soit de se cacher, soit de dissimuler ses pensées derrière un silence d’apparat ; et d’éviter tout contact téléphonique avec le monde extérieur pour échapper à la surveillance des rebelles, voire de changer de numéro de téléphone.

L’occupation des villes de Bukavu et de Goma a également entraîné une pénurie de ressources essentielles à la subsistance. Dans un quotidien marqué par la débrouillardise, le manque d’argent liquide (causé par la fermeture des banques et des structures de microfinance) amenuise les capacités d’accès aux produits de première nécessité. La précarité se généralise :

« On ne peut ni se nourrir ni se faire soigner ! »,

confient les habitants. En outre, un climat de méfiance généralisée s’est instauré.

« On vit le soupçon au quotidien. On ne sait pas qui est qui. »

De tels propos reviennent fréquemment pour traduire le doute éprouvé constamment par les habitants, y compris envers leur entourage. Les rapports sociaux en sont affectés, et le tissu social se trouve déstructuré. La confusion qui règne dans les villes, où l’on ne savait pas qui était agent de renseignement des rebelles ou des supplétifs de l’armée loyaliste et qui ne l’était pas, a servi de catalyseur à ce soupçon omniprésent.

Ce qui s’est produit dans les hôpitaux Heal Africa et CBCA Ndosho de Goma, les 28 février et 1er mars 2025, en est un exemple. Les combattants du M23 ont envahi ces établissements et, dans la nuit, ont enlevé plus d’une centaine de blessés, de malades et de gardes-malades, les emmenant vers une destination inconnue, affirmant qu’ils étaient tous des soldats du gouvernement et/ou des combattants wazalendo (c’est-à-dire des supplétifs de l’armée loyaliste).

« RD Congo : arrestations dans des hôpitaux à Goma », France 24 (mars 2025).

Les trois temporalités de la guerre à Goma et à Bukavu

Les expressions employées par les personnes que nous avons interrogées montrent que leur perception de la temporalité de la prise de leurs villes distingue trois phases : l’avant-occupation, quand ils ont oscillé entre espoir et inquiétude ; l’irruption brutale des rebelles ; et le quotidien éprouvant sous l’occupation.

« On ne peut souhaiter vivre sous la rébellion même si l’État semble inexistant. »

Malgré une insécurité grandissante et une crainte palpable au quotidien, beaucoup de Congolais espéraient jusqu’au dernier moment que les rebelles n’occuperaient pas leurs villes. La progression du M23 a été vécue comme une désillusion. Les critiques contre l’État – son absence et son incapacité à assurer les services publics – ont été portées par les Congolais contraints de fuir leur maison ; d’être « déplacés » dans leur propre pays ; et finalement de se retrouver sous occupation rebelle – le tout sans susciter un changement radical dans le train de vie opulent des institutions nationales et des politiques congolais.

De la même manière, la réaction de la communauté internationale est critiquée par la population comme étant à la fois timide et complaisante à l’égard du Rwanda qui apporte un soutien militaire et logistique aux rebelles.

Le 26 janvier dernier, l’entrée des rebelles à Goma a donc provoqué de vives réactions : les habitants ne s’imaginaient pas vivre, une fois de plus (Goma a été occupée par le même M23 en novembre 2012), sous l’occupation et devoir en affronter les horreurs, qui plus est sans possibilité d’exprimer le moindre désaccord.

« RDC : Esther, l’espoir par les mots », Arte (février 2025).

« J’étais dans un rêve éveillé. La ville est prise par le M23. […] On n’a pas le choix : il faudra vivre avec eux ! »

Après l’entrée des rebelles, la ville de Goma était jonchée de cadavres indénombrables. Peur et souffrance se mêlaient au chaos ambiant et à une dégradation économique fulgurante. Les pillages ont défiguré les quartiers, et la population, déjà fragilisée, a sombré dans une panique totale. L’insécurité omniprésente a rendu tout déplacement risqué et périlleux.

« On aimerait qu’ils partent. »

Face à la guerre et au surgissement des rebelles du M23 dans leur ville, beaucoup expriment leur lassitude. Leur seul souhait est de voir les rebelles partir. Car leur quotidien est pavé d’humiliations constantes et d’un traitement dégradant : bastonnades, confiscations arbitraires de biens privés comme la saisie de véhicules, disparitions fréquentes, assassinats ciblés. La criminalité et l’insécurité ne font qu’augmenter, avec une multiplication des vols à main armée, et la précarité s’intensifie. Comme les banques sont fermées, l’économie est paralysée, ce qui plonge la population dans une misère sans fin.

Une citoyenneté en retrait mais lucide

Dans ce contexte d’occupation, le temps n’est pas à la tolérance ni à l’écoute d’un avis contraire à la ligne de conduite dictée par les autorités rebelles. À cause de la répression des opinions dissidentes, les habitants se replient sur eux-mêmes, gardent le silence, évitent les débats publics et se désengagent des partis politiques et des organisations de la société civile.

Mais en réalité, le sentiment d’insécurité, de danger et d’humiliation vécu par les Congolais, combiné à un accès limité aux moyens de subsistance dans les zones contrôlées par les rebelles, transforme profondément le rapport populaire à la politique. Et une nouvelle forme de citoyenneté se dessine : celle des « citoyens réservés », qui renvoie à la notion de « citoyens distants », décrite par le sociologue Vincent Tiberj. Les citoyens réservés, et sous pression, ont une compréhension de ce qui se passe actuellement : ils sont informés, capables de décoder, de relativiser ou de critiquer des discours. Ils analysent les projets et actions des leaders du mouvement M23. Ils restent vigilants, critiques et prêts à saisir toute opportunité de se réexprimer. Pour le politologue Jean-François Bayart, la distance n’est pas un signe de passivité, mais une stratégie d’adaptation, une forme discrète d’action politique. La crise actuelle révèle plutôt une citoyenneté qui, sous pression, se transforme, en marge du pouvoir, sans jamais s’éteindre.

Cet article a été co-écrit avec un troisième co-auteur qui se trouve sur place et a souhaité rester anonyme pour des raisons de sécurité.

The Conversation

Les auteurs ne travaillent pas, ne conseillent pas, ne possèdent pas de parts, ne reçoivent pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'ont déclaré aucune autre affiliation que leur organisme de recherche.

22.04.2025 à 10:23

Plantes médicinales : de la Grèce antique à aujourd’hui

Efstathia Karachaliou, Pharmacienne, Doctorante en pharmacognosie, Université Bourgogne Europe
Pavot, millepertuis, safran… les plantes médicinales utilisées depuis la Grèce antique sont étudiées par l’ethnopharmacologie pour inspirer les approches thérapeutiques de la médecine contemporaine.
Texte intégral (3131 mots)

Pavot, millepertuis, safran et autres plantes médicinales utilisées depuis la Grèce antique sont étudiées par l’ethnopharmacologie, une discipline au croisement de la botanique, de la chimie, de l’anthropologie et de la médecine, pour inspirer les approches thérapeutiques de la médecine contemporaine.


Depuis des millénaires, les plantes jouent un rôle essentiel dans la prévention et le traitement des maladies. Ce lien entre nature et santé, déjà présent dans l’Antiquité, connaît aujourd’hui un renouveau. De nos jours, le marché mondial des plantes médicinales est en plein essor, reflet de l’intérêt croissant des consommateurs pour des produits naturels et un mode de vie plus sain.

Pourtant, cette tendance n’est pas nouvelle. Dans le Corpus Hippocraticum (entre le Ve et le IIe siècles avant notre ère), près de 380 plantes sont déjà mentionnées pour leurs vertus médicinales.

L’ethnopharmacologie : une science au croisement des cultures

L’ethnopharmacologie est la discipline qui étudie les plantes médicinales utilisées par les différentes cultures à travers le monde. Elle repose sur l’observation des savoirs traditionnels et l’analyse scientifique des plantes bioactives.

En croisant botanique, chimie, anthropologie et médecine, elle permet d’évaluer l’efficacité de remèdes anciens, de mieux comprendre les usages populaires et, parfois, de découvrir de nouveaux médicaments.


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Cette approche favorise un dialogue entre les pratiques ancestrales et les exigences contemporaines de la recherche. Elle permet aussi de valoriser des connaissances issues de cultures souvent marginalisées, tout en apportant des solutions concrètes aux enjeux de santé actuels.

La Grèce est un terrain d’étude privilégié

La Grèce constitue un excellent terrain pour l’étude de l’ethnopharmacologie. Son histoire géologique, ses conditions climatiques particulières ainsi que sa position géographique unique dans les Balkans du Sud et la Méditerranée orientale expliquent sa diversité floristique accrue (5 800 espèces et 1 893 sous-espèces).

Sa situation à la jonction de l’Europe, de l’Asie et de l’Afrique a favorisé une hétérogénéité environnementale et a permis le développement d’espèces spécifiques dans un espace restreint et isolé, d’où le taux élevé d’endémisme, c’est-à-dire d’espèces végétales que l’on ne trouve qu’en Grèce (22,2 % de toutes les espèces, avec 1 278 espèces et 452 sous-espèces).

Fresque représentant des cueilleuses de safran qui témoignent de la culture précoce de cette plante médicinale. Musée préhistorique de Thira, Fira, Santorin
Les cueilleuses de safran. Fresque d’Akrotiri (Xeste 3, salle 3, 1ᵉʳ étage), XVIIᵉ siècle avant notre ère. Musée préhistorique de Thira, Fira, Santorin. CC BY

Le safran (Crocus sativus) est une illustration frappante des échanges commerciaux florissants entre les civilisations méditerranéennes anciennes et met en lumière la position stratégique des Grecs dans ces réseaux. Selon une publication récente, le safran a été domestiqué pour la première fois en Crète minoenne vers 1700 avant notre ère où il était non seulement prisé pour ses qualités médicinales, mais aussi comme produit de luxe dans les échanges commerciaux.

Des liens culturels étroits sont également attestés avec l’Égypte antique, preuve de la valeur médicinale et symbolique accordée à cette plante dans le monde méditerranéen ancien.

L’exemple emblématique du pavot somnifère

Parmi les exemples les plus emblématiques de la continuité entre médecine ancienne et moderne, le pavot somnifère (Papaver somniferum) occupe une place centrale. Connu dès 4000 ans avant notre ère, en Mésopotamie, il était surnommé par les Sumériens « plante de la joie », en raison de ses puissants effets euphoriques et analgésiques.

Introduit très tôt dans le bassin méditerranéen, son usage s’est diffusé en Égypte puis en Grèce où il devient un remède prisé. On retrouve sa mention chez Homère, dans l’Odyssée, sous la dénomination de « népenthès », une drogue censée apaiser toute douleur et tristesse.

Dessin de Pavot somnifère
Pavot somnifère ou Papaver somniferum L. « Atlas des plantes de France », 1891., CC BY

Dans la Grèce classique, Hippocrate, considéré comme le père de la médecine, le recommandait pour soulager les douleurs internes et les insomnies, et comme sédatif. Dioscoride, médecin et pharmacologue du Ie siècle, décrit précisément ses préparations, allant du simple suc séché (opium) aux onguents combinés.

Le pavot faisait partie intégrante du pharmakon grec (φάρμακον), à la fois remède et poison selon les dosages, illustrant la subtilité du savoir médical antique. Il a aussi été lié à Morphée, dieu du sommeil, ainsi qu’à l’amour éternel et à la loyauté, comme dans la tradition chinoise et dans la poésie persane.

Bénéfices et risques du pavot et de ses dérivés

Ce parcours millénaire témoigne non seulement de la continuité entre traditions médicinales et pharmacopée moderne, mais aussi de l’intérêt de revisiter l’histoire des plantes pour éclairer la médecine contemporaine et inspirer de nouvelles approches thérapeutiques.

Le pavot somnifère est une plante potentiellement toxique. Mais elle possède également des propriétés thérapeutiques et pharmacologiques utilisées depuis l’époque minoenne, principalement en raison de son principe actif, l’opium, et de ses dérivés. Les parties de la plante qui sont utilisées sont les capsules, les graines, les feuilles, les fleurs. L’opium correspond au liquide laiteux extrait par incision sur le fruit immature.

Aujourd’hui, ses dérivés, comme la morphine et la codéine restent des piliers dans le traitement de la douleur aiguë ou chronique. Mais leurs prescriptions sont extrêmement encadrées. Ainsi, au niveau européen, des mesures de minimisation des risques des médicaments contenant de la codéine pour soulager la douleur chez les enfants ont été approuvées, suite à des préoccupations de sécurité.

Récemment, en France, l’encadrement des prescriptions de codéine a été renforcé pour réduire les risques de mésusage, de dépendance, d’abus et de surdosage.

Pavot somnifère (Papaver somniferum Cascall) de nos jours, à Majorque dans les îles Baléares. CC BY

Il convient de bien distinguer le pavot utilisé pour l’opium, qui est le Papaver somniferum (pavot somnifère), du pavot commun en Grèce, ajouté dans les pâtisseries, dont la dénomination est Papaver rhoeas. Ce sont les graines de pavot présentes à l’intérieur de la capsule que l’on retrouve sur des petits pains et dans divers gâteaux, comme le strudel au pavot d’Europe centrale (mohnstrudel) ou le cheesecake allemand au pavot.

En Grèce, il est courant de saupoudrer les graines de pavot sur le pain. De l’huile comestible de pavot est aussi produite à partir des graines, possédant de nombreuses propriétés thérapeutiques. En Grèce, l’huile de pavot est également utilisée dans la fabrication de produits cosmétiques et même en peinture, car elle n’altère pas les couleurs.

Des marchés traditionnels aux laboratoires contemporains

De nombreuses plantes médicinales décrites dans l’Antiquité sont toujours présentes sur les marchés locaux et utilisées selon des savoirs traditionnels. Il s’agit majoritairement de feuilles séchées ou de parties aériennes, parfois non distinguées, employées en infusions ou en décoctions, ou les deux. Ces plantes sont principalement recommandées pour traiter les troubles gastro-intestinaux, respiratoires et cutanés.

Les espèces les plus fréquemment rencontrées sont des plantes aromatiques à huiles essentielles reconnues pour leurs propriétés antimicrobiennes, comme l’origan (Origanum), le thé de montagne (Sideritis), le millepertuis (Hypericum), le thym (Thymus) et la sauge (Salvia).

(L’Agence du médicament rappelle les précautions qui s’imposent quand on a recours à des huiles essentielles dont les substances actives « peuvent induire un risque d’effets indésirables graves consécutifs à une utilisation non adaptée et non contrôlée », ndlr).

(L’Agence du médicament met aussi en garde contre certains effets liés à la consommation – ou à l’arrêt brutal de la consommation – de millepertuis concomitante avec la prise de certains traitements. Les personnes concernées doivent se rapprocher de leur médecin traitant et de leur pharmacien, ndlr).

Convergence entre savoirs empiriques et validation scientifique

Le plus souvent, ces usages traditionnels s’accordent avec les monographies de l’Agence européenne des médicaments (EMA), ce qui illustre la convergence entre savoirs empiriques et validation scientifique.

Les monographies de l’EMA évaluent l’efficacité et la sécurité des plantes médicinales sur la base de preuves scientifiques et d’usages traditionnels. Si une plante y figure, elle est validée pour des usages thérapeutiques spécifiques.

Cependant, toutes les plantes traditionnelles ne sont pas incluses, souvent en raison de preuves insuffisantes ou de risques non confirmés. Lorsque les usages traditionnels ne sont pas conformes aux monographies, la plante ne peut pas être commercialisée comme médicament et des sanctions peuvent être appliquées pour des allégations non validées.

Prescription et vente par les professionnels de santé

En France, les plantes médicinales peuvent être prescrites par des médecins et délivrées par des pharmaciens, sous différentes formes comme des extraits ou des tisanes. Elles présentent des risques potentiels, notamment des interactions médicamenteuses et des effets secondaires.

Seules les pharmacies peuvent les vendre, même si la formation des pharmaciens sur les médicaments n’inclut pas toujours les plantes médicinales. Les herboristes n’ont pas de statut officiel pour prescrire ou vendre ces plantes, ce qui pose des risques de sécurité, tandis que les phytothérapeutes peuvent conseiller leur usage, mais en collaboration avec des professionnels de santé.

The Conversation

Efstathia KARACHALIOU a reçu des financements de l’Agence Nationale de la Recherche pour son étude des chémotypes d'huiles essentielles endémiques en Sicile, ainsi que de l’Université de Bourgogne en tant que lauréate du concours ministériel de l’école doctorale ES (Environnements - Santé).

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