15.09.2025 à 16:43
Christian de Perthuis, Professeur d’économie, fondateur de la chaire « Économie du climat », Université Paris Dauphine – PSL
Le transport maritime émet autant de CO2 que l’aviation, mais la décarbonation de ce secteur a longtemps été négligée, la priorité étant mise sur les enjeux sanitaires liés aux marées noires et à la pollution de l’air. Le vent, énergie gratuite et renouvelable, pourrait cependant souffler sur le fret maritime pour l’aider à faire face aux enjeux climatiques.
Dans le débat public, on parle beaucoup des impacts de l’aviation sur le climat, beaucoup moins de ceux du transport maritime.
En 2024, pourtant, les bateaux parcourant le monde (hors navires militaires) ont rejeté un milliard de tonnes (gigatonne ou Gt) de CO2 dans l’atmosphère. Un chiffre équivalent aux rejets de l’aviation civile, avec un rythme de croissance comparable – à l’exception des évènements exceptionnels comme la pandémie de Covid-19 en 2020.
Pour atténuer le réchauffement planétaire, la décarbonation du transport maritime est donc tout aussi stratégique que celle de l’aviation civile. L’utilisation du vent – à travers le transport à voile – devrait y jouer un rôle bien plus structurant qu’on ne l’imagine.
Les liaisons internationales génèrent un peu plus de 85 % des émissions du secteur maritime, le reste provenant des lignes intérieures et de la pêche. De ce fait, les régulations adoptées par l’Organisation maritime internationale (OMI) jouent un rôle crucial en matière de décarbonation.
Les enjeux climatiques n’ont été intégrés que tardivement aux régulations environnementales de l’OMI. Celles-ci ont historiquement été conçues pour limiter les risques de marées noires, puis de pollutions atmosphériques locales provoquées par l’usage des fiouls lourds dans les moteurs.
Jusqu’en 2023, la baisse des émissions de gaz à effet de serre n’était visée qu’à travers des régulations sur l’efficacité énergétique, limitant la quantité de carburants utilisée pour propulser les navires, avec des règles plus sévères pour les rejets d’oxydes de soufre et les autres polluants locaux (oxydes d’azote et particules fines à titre principal) que pour le CO2.
Ces régulations n’ont pas permis de limiter l’empreinte climatique du transport maritime. Les deux principaux leviers utilisés par les armateurs pour améliorer l’efficacité énergétique ont consisté à réduire la vitesse des navires et à augmenter leur taille. Ces gains ont permis de baisser les coûts d’exploitation du fret maritime, mais pas les émissions de CO2, du fait de la croissance des trafics.
Les contraintes spécifiques sur les polluants locaux ont même alourdi l’empreinte climatique du transport maritime.
La substitution du GNL au fioul, par exemple, réduit drastiquement les émissions de polluants locaux, mais génère des fuites de méthane dont l’impact sur le réchauffement dépasse la plupart du temps les gains obtenus par l’économie de CO2.
Surtout, la réduction des rejets de SO2 du diesel maritime opérée en 2020 pour se conformer à la réglementation de l’OMI, de l’ordre de 80 %, a brusquement réduit la quantité d’aérosols présents dans l’atmosphère. Les chercheurs y voient l’une des causes majeures de l’accélération du réchauffement planétaire observée depuis 2020.
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La progression des émissions de CO2 du transport maritime n’a toutefois rien d’inéluctable. Elle reflète les arbitrages passés de l’OMI, si lente à intégrer les enjeux climatiques. Mais le vent est en train de tourner.
En juillet 2023, les membres de l’OMI se sont accordés sur une stratégie de décarbonation visant la neutralité d’ici 2050, avec des cibles intermédiaires ambitieuses en 2030 et 2040.
Pour les atteindre, l’OMI projette d’introduire en 2028 un mécanisme de tarification des émissions de CO₂ pénalisant les armateurs qui ne se conformeraient pas à ces nouvelles exigences et rémunérant ceux décarbonant plus rapidement.
De son côté, l’Union européenne intègre graduellement le transport maritime dans son système d’échange de quotas de CO₂.
Dans ce nouveau contexte, on ne peut plus compter sur des progrès incrémentaux du type amélioration de l’efficacité énergétique. Le transport maritime devra opérer une mue bien plus radicale, tant sur le plan technique que socioéconomique.
Comme on compte environ 100 000 navires parcourant l’océan, cette mue concerne à la fois la flotte existante et la construction des bateaux du futur. Or, le vent, énergie gratuite et renouvelable, peut être mobilisé dans les deux cas.
En simplifiant, on peut distinguer quatre grandes familles de techniques permettant de capter l'énergie éolienne pour déplacer les navires :
L’utilisation du vent pour déplacer les navires combine ainsi des méthodes low tech, parfois ancestrales, avec de l’ingénierie de pointe se basant par exemple sur l’aérodynamisme, des modélisations numériques, l’automatisation des tâches, l’intelligence artificielle…
Début 2025, une cinquantaine de navires en opération disposaient déjà d’assistance vélique. Pour les trois quarts, il s’agissait de navires anciens « rétrofités », principalement par adjonction de rotors ou de voiles aspirantes. Une minuscule goutte d’eau, au regard du nombre total de navires sur les océans !
Mais le marché naissant de l’assistance vélique est en forte accélération. Les organismes certificateurs de référence, comme DNV ou Lloyd’s Register anticipent un changement d’échelle du marché, avec une proportion croissante d’opérations concernant les navires neufs.
Sur les navires anciens, le rétrofit permet de réduire les émissions de l’ordre de 5 à 15 % suivant les cas. Les gains sont toutefois nettement plus élevés sur les navires neufs. Le Canopée, lancé en 2022, permet ainsi de transporter les éléments des fusées Ariane d’Europe vers la Guyane en économisant de l’ordre du tiers des émissions relativement à un cargo standard.
Le vent est une énergie de flux présente dans la nature. Contrairement aux carburants alternatifs au fioul comme le méthanol, l’ammoniac ou l’hydrogène, on n’a pas besoin de le produire, il suffit de le capter.
Cela engendre certes un surcoût d’investissement, encore élevé du fait de la jeunesse des industries véliques, mais qui s’amortit d’autant plus facilement que la tarification carbone renchérit les carburants les plus émetteurs. Cet atout de la disponibilité du vent joue encore plus lorsqu’il devient la source d’énergie principale.
Dans la propulsion vélique principale, le moteur du navire n’est utilisé que pour les manœuvres dans les ports ou pour raison de sécurité ou de ponctualité. Les réductions de CO2 changent alors d’échelle, atteignant de 80 à 90 %. La neutralité peut alors être atteinte si le moteur annexe utilise une énergie décarbonée.
La propulsion vélique rend alors la décarbonation complète du transport maritime envisageable. Sans compter qu’elle réduit ou élimine également d’autres nuisances, comme le bruit sous-marin et les dégâts provoqués par le mouvement des hélices. Son développement peut dès lors contribuer à une mue en profondeur du transport maritime, comme l’analysera un prochain article.
Christian de Perthuis ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.
15.09.2025 à 16:39
Catherine Wihtol de Wenden, directrice de recherches sur les migrations internationales, Sciences Po
Grand remplacement, migrants qui coûtent cher au pays d’accueil, théories de l’« appel d’air », efficacité des frontières fermées… Les stéréotypes sur l’immigration alimentent un débat confus et souvent mal étayé. L’autrice d’Idées reçues sur les migrations (Le Cavalier bleu, avril 2025) les passe en revue.
Dans son Dictionnaire des idées reçues, Gustave Flaubert dénonçait les conventions, les préjugés, les formules toutes faites, ce que l’on appellerait aujourd’hui les stéréotypes. Sur l’immigration, ces idées reçues sont nombreuses, à droite et à l’extrême droite, mais aussi à gauche : elles alimentent un débat politique peu soucieux de la réalité, et encore moins des données scientifiques. Examinons les plus courantes.
La plus médiatisée des idées reçues sur les migrations est sans doute celle du « grand remplacement », un thème déjà exprimé dès le début du XXe siècle par des nationalistes comme Maurras. La thèse du « choc des civilisations » de Samuel Huntington (1996) remet cette idée au goût du jour en décrivant un monde où l’islam aurait pris la place de l’ancien ennemi soviétique pour l’Occident, et où l’identité deviendrait un enjeu essentiel.
En France, le Club de l’Horloge, organe de réflexion de l’extrême droite, a, depuis le milieu des années 1980, développé l’idée que la conquête de l’Europe par l’islam serait une menace, face à laquelle il faudrait opérer une « reconquista ». Le même Club de l’Horloge a commis en 1985 un ouvrage, Être français, cela se mérite, fustigeant « les Français de papier » voire les « Français malgré eux », et plaidant déjà pour l’abolition du droit du sol.
Le thème du grand remplacement est aussi issu d’un contresens sur un scénario démographique calculé par le responsable du Département de la population et de la mortalité des Nations unies Joseph Grinblat, en 2000. Dans ses conclusions, Grinblat estime que :
« En Europe, dans un contexte de faible fécondité conduisant à une diminution et à un vieillissement rapide de la population, l’immigration pourrait être, dans certains cas, une solution, au moins partielle, au déclin de la population totale et de la population d’âge actif. »
Au constat démographique, et aux angoisses liées à un « changement de peuple et de civilisation » en faveur de l’islam sur le sol européen, introduites notamment par l’écrivain Renaud Camus, s’ajoute l’idée, reprise à l’extrême droite, d’un complot fomenté par les « élites mondialisées » et les institutions internationales. Les partisans de cette thèse projettent un désir de revanche sur l’Occident chez les nouveaux arrivants, supposément fondé sur leurs passés de colonisés ou d’esclaves.
Qu’en est-il dans la réalité ? Le démographe François Héran rappelle que l’immigration constitue 10,2 % de la population vivant en France, contre 5 % en 1946 et 7,4 % en 1975. Par immigration, on entend ici les personnes nées à l’étranger et vivant depuis au moins un an en France. Selon les rapports annuels du Département des affaires économiques et sociales (DESA) de l’ONU), ce pourcentage de 10,2 % est en moyenne celui des autres pays européens.
François Héran rappelle que « la France n’a jamais été en première ligne tout au long de la crise migratoire » de l’accueil des Syriens ou des Ukrainiens, que le métissage est la tendance générale en France ou dans tous les pays avec une immigration, et que l’on observe une convergence des comportements démographiques des immigrés et des nationaux sur le plan des naissances au fil du temps.
Le thème a été développé par le journaliste Stephen Smith qui part d’un constat multiple : la démographie de l’Afrique subsaharienne n’est pas encore entrée dans l’ère de la transition démographique ; le continent africain va ainsi atteindre deux puis trois milliards d’habitants entre 2050 et la fin du XXIe siècle. Par ailleurs, la moitié de la population de ce continent a moins de 20 ans dans sa partie subsaharienne. Cette population jeune, de plus en plus active sur les réseaux sociaux, est mise en relation avec un ailleurs l’orientant vers un imaginaire migratoire.
Pourtant, les comportements démographiques de familles avec un grand nombre d’enfants, y compris africaines, sont amenés à changer. Aucune région de monde ne fait, en effet, exception à la tendance mondiale à la diminution des naissances, comme l’analysent les démographes Gilles Pison et Youssef Courbage.
D’autre part, le lien entre croissance de la population et migration vers l’Europe reste à démontrer : la moitié des Africains en migrations se dirigent vers d’autres espaces de leur continent, une autre partie se dirige vers le Golfe arabo-persique, une autre encore vers les États-Unis ou la Chine. L’idée que les Africains (et les autres migrants) viendraient chercher en Europe un État-providence développé n’est pas démontrée, car ce ne sont pas les pays qui offrent le plus de prestations sociales qui attirent le plus, mais ceux qui proposent un imaginaire de réussite ou une proximité linguistique avec les personnes migrantes, à l’image des États-Unis ou du Royaume-Uni.
Les analyses économiques montrent que le marché du travail national est très segmenté et que les migrants sont rarement en situation de concurrence avec les nationaux. Ceux-ci bénéficient de surcroît de certains emplois protégés, réservés aux nationaux ou aux citoyens européens (notamment dans la fonction publique et dans certaines professions régies par les ordres professionnels).
Les derniers venus occupent ainsi les métiers pénibles, dangereux, sales, mal payés, soumis aux intempéries ou travaux périodiques, surtout s’ils sont en situation irrégulière. Même en temps de crise, le marché du travail n’atteint pas le niveau de flexibilité qui amènerait les nationaux à occuper les emplois des migrants. Restent, par ailleurs, des métiers, qualifiés et non qualifiés, non pourvus par les nationaux comme dans le cas des médecins de campagne, des métiers spécialisés de la construction, de la maintenance informatique, de l’hôtellerie, de la garde des personnes âgées et des jeunes enfants, ou encore de l’agriculture.
Les immigrés contribuent également à accroître le nombre des actifs dans l’ensemble de la population : il y a parmi eux moins de très jeunes et de retraités. Arrivant dans leur pays d’accueil à l’âge adulte, ils ne lui ont ainsi rien coûté quant à leur éducation et leur formation jusqu’à l’âge de leur majorité. Une partie d’entre eux repart, par ailleurs, au pays à l’âge de la retraite, ce qui diminue fortement le coût de leur grand âge.
Si les personnes immigrées reçoivent des prestations sociales, elles versent aussi des impôts, directs et indirects. Une fois passés les effets de court terme de la migration, liés à l’adaptation et à la langue, les nouveaux entrants stimulent l’activité économique et créent à leur tour de nouvelles activités, élargissant à la fois le marché de l’emploi et celui de la consommation. Dans l’ensemble, la hausse des recettes publiques liée à l’arrivée des immigrés est plus importante que celle des dépenses publiques.
Enfin, il est bon de rappeler que les flux migratoires vers la France sont principalement constitués d’étudiants, suivis par les demandeurs d’asile, les personnes bénéficiant du regroupement familial et, enfin seulement, les travailleurs. C’est également le cas pour l’Europe.
En France, les étrangers sont davantage représentés parmi les bénéficiaires de la protection sociale (RMI, RSA, allocations familiales, aide médicale d’État [AME], aide au logement) que les nationaux. Ils sont en revanche moins souvent bénéficiaires des allocations d’assurance maladie et d’assurance vieillesse. Leurs retraites sont, par ailleurs, souvent plus modestes en raison de parcours professionnels plus courts et moins linéaires que les nationaux.
Le débat sur l’aide médicale d’État, destinée à offrir des soins d’urgence aux sans-papiers, a eu le mérite de mettre en évidence l’importance sanitaire de cette mesure, qu’il n’est pas sans risque pour la santé publique de supprimer. Le montant de cette dernière n’a, d’autre part, progressé que très modérément depuis quinze ans, en proportion du nombre des demandeurs (de 800 000 à un milliard d’euros).
Une fois ces chiffres donnés, l’attrait des prestations sociales, médicales et des services publics est-il décisif pour les migrants ? Ceux-ci sont souvent relativement jeunes et ne viennent ni pour la sécurité sociale ni pour la retraite, mais pour travailler ou pour fuir la guerre et l’absence d’espoir qui minent leurs pays, comme le montrent toutes les enquêtes de terrain. La plupart d’entre eux acceptent plus volontiers des métiers déqualifiés sans lien avec leur formation initiale pour gagner plus rapidement de l’argent, rembourser leur voyage et envoyer des fonds à leurs familles.
L’histoire a déjà donné tort aux responsables politiques qui persistent à croire que plus on accueille mal les migrants, moins ceux-ci choisissent de se rendre en un lieu donné. Malgré les conditions de vie dramatiques des occupants de la « jungle » de Calais – démantelée en 2016 – et des autres campements sur la côte du Pas-de-Calais, ces lieux restent attractifs en raison de leur proximité avec le Royaume-Uni.
Selon Josep Borrell, ancien responsable de la politique étrangère de l’Union européenne, la crainte de l’« effet d’appel » est infondée « car ce ne sont pas les conditions d’arrivée, souvent mauvaises qui attirent – le facteur pull –, mais la situation dans les pays de départ – le facteur push ».
Les frontières sont de retour, transformant la Méditerranée en un vaste cimetière. Un rapport de l’Organisation internationale des migrations (OIM) donne 50 000 morts à l’échelle mondiale, dont 25 000 en Méditerranée lors de tentatives de traversées depuis les années 1990, et 2 000 à 3 000 morts par an ces dernières années. Ces derniers chiffres seraient par ailleurs sous-estimés en raison des noyés non retrouvés.
Face au phénomène migratoire, l’Union européenne a mis la priorité sur le contrôle de ses frontières extérieures : le budget de l’agence Frontex est passé de 6 millions d’euros en 2004 à près d’un milliard annuel aujourd’hui. Les politiques de retour et de reconduction à la frontière mobilisent, en outre, des pratiques aux confins du respect des droits, tout en étant peu efficaces comme le montre le rapport annuel de la défenseure des droits.
L’aide publique au développement, parfois dépeinte en alternative aux politiques répressives, n’a jamais empêché les migrations. Elle a surtout pour but d’offrir une contrepartie à l’acceptation des politiques de reconduction dans les pays d’émigration. Face à ces politiques de plus de trente ans d’âge et sans résultats réels, l’Union européenne développe, depuis les années 1990, des partenariats d’externalisation de ses frontières. Ceux-ci conditionnent les actions financées à la réadmission de ressortissants, comme on le voit avec l’ensemble des pays du pourtour sud-méditerranéen et au-delà, en Afrique subsaharienne, par exemple au Niger.
Cependant, l’Europe a toujours besoin de migrations et cherche à s’attirer les compétences et les talents du monde entier à travers l’accueil d’étudiants étrangers et plusieurs programmes d’attraction des talents. De plus, elle ne peut pas renier les engagements internationaux qu’elle a signés sur les réfugiés, sur le droit de vivre en famille et sur les droits des mineurs.
Face à ces besoins et à ces obligations, la guerre aux migrants fait davantage figure de recette électoraliste que de véritable politique s’appuyant sur la réalité des données.
Cet article est rédigé dans le cadre du Festival des sciences sociales et des arts d’Aix-Marseille Université. L’édition 2025 « Science & croyances » se tient du 16 au 20 septembre. Catherine Wihtol de Wenden participe, le mardi 16 septembre, à une table ronde autour de son ouvrage Idées reçues sur les migrations, publié dans la collection « Idées reçues », aux éditions du Cavalier bleu, 2025.
Catherine Wihtol de Wenden ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.
15.09.2025 à 12:28
Geneviève Zembri-Mary, Professeure en Urbanisme et Aménagement, CY Cergy Paris Université
Le village des athlètes et le village des médias ont été livrés à temps. Ils trouvent aujourd’hui une seconde vie avec des habitations, des commerces et des entreprises. Comment l’expliquer ? En partie grâce à la loi de 2018 relative à l’organisation des Jeux olympiques et paralympiques. Ce sont également des bâtiments bas carbone et étudiés pour être réversibles, en particulier dans le cas du village des athlètes.
Le contrat de ville hôte signé entre Paris 2024 et le Comité international olympique (CIO) pour accueillir les Jeux olympiques et paralympiques (JOP) a prévu de réaliser seulement trois ouvrages nouveaux : le village des médias, le village des athlètes et le centre aquatique olympique. Ces constructions devaient être durables, avec une empreinte carbone réduite, et faire partie de l’héritage des JOP.
Les Jeux olympiques et paralympiques ont pu être critiqués par des mouvements citoyens en raison de leur coût, de l’absence de garantie gouvernementale sur les risques des projets ou de leur empreinte carbone liée aux déplacements des visiteurs et à la construction de nouvelles infrastructures. Le CIO a donc établi des recommandations pour limiter le nombre de nouveaux sites olympiques et leur empreinte carbone avec l’agenda olympique.
Cela implique pour la ville hôte d’agir dans deux domaines :
Faire en sorte que la réalisation des infrastructures et des projets urbains rencontre le moins d’incertitudes pour être livrée à temps.
Construire des infrastructures sportives et des projets urbains durables avec une empreinte carbone réduite pour la phase « Héritage ».
Pour quel bilan de ces ouvrages olympiques ? Avec quelles innovations ? Dans notre étude, nous analysons tout particulièrement les nouveautés juridiques du droit de l’urbanisme mises en œuvre pour les JOP de Paris et la réversibilité des ouvrages olympiques.
Le contrat de ville hôte oblige à livrer le centre aquatique olympique, le village des athlètes et le village des médias pour la date des JOP. La Société de livraison des ouvrages olympiques (Solideo) a été en charge de cette mission.
Les JOP bénéficiant d’une couverture médiatique mondiale, les enjeux financiers liés aux droits de retransmission télévisés perçus par le CIO sont particulièrement importants. Ces droits ont atteint 3,107 milliards de dollars pour Tokyo 2020. Une ville hôte cherche quant à elle à se mettre en valeur à l’échelle internationale, en étant sensible à tout risque réputationnel. Livrer à temps était une nécessité pour la SOLIDEO et les acteurs privés impliqués dans la construction.
L’organisme public a dû faire face aux incertitudes liées à ces projets d’infrastructures. Le village des médias a fait l’objet de deux recours par deux associations locales pour des raisons environnementales. La construction des ouvrages a été exposée à l’arrêt et au ralentissement de l’activité pendant la pandémie de Covid-19. D’autres incertitudes pouvaient impacter le planning, comme des délais allongés pour obtenir les permis de construire ou exproprier.
Le village des athlètes de Saint-Denis, de Saint-Ouen et de l’Île-Saint-Denis, et le village des médias de Dugny, en Seine-Saint-Denis, sont les deux projets urbains des JOP. Le village des athlètes a pu accueillir 15 000 athlètes. Le village des médias a pu loger 1 500 journalistes et techniciens.
Les bâtiments deviennent aujourd’hui des logements, bureaux, services et commerces. Ils sont considérés comme des mégaprojets urbains. La zone d’aménagement concerté du village des athlètes a une surface de 52 hectares et accueillera 6 000 nouveaux habitants et 6 000 salariés, une fois l’ensemble des travaux de transformation terminés en 2025, et en fonction du rythme de vente. Les ventes sont en cours.
La zone d’aménagement concerté du village des médias compte 70 hectares, et 1 400 logements à terme. Elle est desservie par la gare du tramway T11 de Dugny-La Courneuve et le RER B du Bourget. Elle bénéficiera, comme le village des athlètes, de la desserte des futures lignes 16 et 17 du Grand Paris Express. Des parcs, des commerces, des équipements publics sont aussi réalisés. La construction des villages et du centre aquatique olympique, ainsi que les aménagements urbains ont coûté 4,5 milliards d’euros, dont 2 milliards apportés par le secteur privé.
Aussi pour faire face aux incertitudes pouvant affecter habituellement la réalisation des projets urbains et les livrer à temps, la Solideo a intégré par anticipation une marge au planning. La réalisation des villages et du centre aquatique olympiques a également bénéficié d’une loi olympique et paralympique votée en 2018. Elle a permis de réduire les délais et de sécuriser juridiquement la réalisation des projets pour la date des JOP par rapport aux procédures habituelles du code de l’urbanisme. Ont été mis en place :
Une procédure d’expropriation d’extrême urgence, qui a permis à la Solideo d’exproprier plus rapidement que la procédure classique, les propriétaires des terrains et immeubles des zones de construction des équipements olympiques. Les expropriations essentiellement faites pour le village des médias et le village des athlètes ont été peu nombreuses.
Des consultations publiques par voie électronique dans le cadre de la concertation. Ces consultations électroniques ont supprimé de fait les réunions publiques de discussion sur le projet, plus longues à mettre en place dans le cadre d’une concertation classique.
L’innovation juridique du permis de construire à double état. En une seule fois, il confie au maire le droit de donner un permis de construire pour les deux usages des bâtiments des villages : (i) la construction des logements des athlètes et des logements des journalistes de la phase Jeux et (ii) leur transformation en quartier d’habitations, de bureaux et de commerces classique lors de la phase Héritage des JOP.
La cour administrative de Paris, censée être plus rapide pour statuer, devait juger les éventuels recours contre les trois projets, en remplacement du tribunal administratif. Cela évitait que la réalisation des équipements olympiques ne prenne de retard par rapport à la date des JOP. La Cour administrative d’appel de Paris a eu notamment à statuer sur les deux recours contre le village des médias en avril 2021. Ces recours ont occasionné un retard d’un mois du début de la construction du projet.
La réversibilité consiste à concevoir un bâtiment pour que son usage puisse changer plusieurs fois dans le temps. Par exemple, le village des athlètes a été conçu pour :
Intégrer des chambres et des sanitaires lors de la phase Jeux pour les athlètes.
Transformer les espaces en logements familiaux lors de la phase Héritage. Par exemple, les réseaux d’arrivée d’eau et d’électricité pour les futures cuisines des logements ont été prévus lors de la construction, ainsi que la modification des cloisons.
Le village des médias, le village des athlètes et le centre aquatique olympique ont été conçus avec des principes de construction circulaire et bas carbone pour limiter leur impact environnemental. La construction circulaire permet par exemple de récupérer une partie des matériaux pour les réutiliser pour d’autres constructions après la phase Jeux.
Les sites olympiques devaient aussi avoir une empreinte carbone réduite. Dans le cas de Paris 2024, celle-ci est divisée par deux grâce à une conception bioclimatique des bâtiments, une bonne isolation, des protections solaires, la récupération d’énergie, le réemploi des matériaux, la construction bois et béton bas carbone, le transport fluvial des matériaux, le recyclage de ces derniers.
La réversibilité est en cours d’achèvement au village des athlètes où elle est la plus importante par rapport au village des médias. La vente des appartements, des bureaux et des commerces est en cours. Elle connaît cependant un ralentissement et une baisse des prix de vente au village des athlètes liée en partie au ralentissement plus général du marché.
Geneviève Zembri-Mary a reçu des financements de Cergy Paris université pour cette recherche.
15.09.2025 à 12:28
Ethan Eslahi, Professeur de finance, spécialisé en économie et finance de l’énergie et de l’environnement, et en modélisation prédictive, IÉSEG School of Management
Pour que le prix du carbone, et le principe du « pollueur-payeur », soient pleinement efficaces, il ne suffit pas d’agir sur le marché lui-même, mais sur la manière dont les entreprises définissent la notion même de performance… environnementale, financière ou les deux.
Le système d’échange de quotas d’émission de l’Union européenne (SEQE-UE), fondé sur le principe « pollueur-payeur », vise à inciter les entreprises à réduire leurs émissions de gaz à effet de serre en augmentant le coût de ces émissions. Dès 2005, ce mécanisme a constitué le cœur de la stratégie climatique de l’Union européenne.
Pour les entreprises, le prix du carbone a un double visage : il peut encourager les investissements verts, mais il alourdit aussi la facture des plus gros émetteurs. Alors, les entreprises réagissent-elles toutes pareillement à ce signal-prix ?
Dans notre étude, nous montrons que l’effet concret de ce signal dépend de la manière dont la performance est définie en interne – c’est-à-dire selon que l’on accorde plus ou moins de poids aux résultats financiers, environnementaux, ou à une combinaison des deux.
Les entreprises sont de plus en plus appelées à évaluer leur exposition aux risques liés au climat, par exemple via un prix interne du carbone utilisé dans leur planification stratégique. La manière dont elles définissent leur performance conditionne leur capacité à anticiper les coûts futurs du carbone et à ajuster leurs décisions en conséquence.
Cet enjeu de définition de la performance se traduit déjà dans certaines pratiques. En avril 2023, Getlink (ex-groupe Eurotunnel) a introduit une « marge de décarbonation ». Cet indicateur financier mesure la capacité de l’entreprise à s’adapter à la hausse des coûts carbone en soustrayant les coûts futurs d’émissions au résultat opérationnel (EBITDA).
Cette initiative illustre l’importance croissante de relier directement les dimensions financière et environnementale.
Notre étude porte sur environ 3 800 entreprises soumises au SEQE-UE dans 28 pays européens, sur la période 2008–2022. Il s’agit d’un échantillon représentatif des entreprises couvertes par ce système, issues de secteurs comme l’énergie, l’acier, le ciment, la chimie, la papeterie ou l’aviation, qui déclarent chaque année leurs émissions vérifiées. À partir de ces données, nous construisons pour chaque entreprise un indicateur composite de performance combinant deux dimensions : la rentabilité opérationnelle (mesurée par la marge d’EBITDA) et les émissions de gaz à effet de serre.
À lire aussi : Le prix interne du carbone : un outil puissant pour les entreprises
Nous proposons un cadre d’analyse multidimensionnel : au lieu de traiter la performance financière et la performance environnementale comme des dimensions distinctes ou opposées, nous les combinons dans un indice unique. Nous faisons varier le poids relatif accordé à chacune des deux dimensions pour générer plusieurs profils types d’entreprises, allant d’une vision 100 % financière à une vision 100 % environnementale de la performance.
Nous analysons ensuite, à l’aide d’une modélisation prédictive, alimentée par le Stochastic Extreme Gradient Boosting, un outil avancé d’apprentissage automatique, dans quelle mesure le prix moyen du quota carbone d’une année peut prédire l’évolution de cette performance composite l’année suivante. Cela nous permet d’évaluer si – et pour quels profils – le signal-prix du carbone est effectivement pris en compte par les entreprises dans leurs décisions stratégiques.
Nos résultats montrent que l’effet du prix du carbone dépend fortement de la pondération accordée aux deux dimensions de performance. Lorsque la performance est définie principalement selon la rentabilité financière, une hausse du prix du carbone a un effet négatif significatif sur la performance globale. Cela s’explique par le fait que les coûts supplémentaires induits par les quotas érodent la marge opérationnelle.
À l’inverse, lorsque la performance est définie en mettant davantage l’accent sur la réduction des émissions, le lien entre le prix du carbone et la performance devient beaucoup plus faible, voire inexistante. Ce résultat suggère que les entreprises ayant déjà intégré une logique de réduction des émissions peuvent être moins sensibles aux variations du prix du carbone – soit parce qu’elles ont déjà accompli l’essentiel des efforts, soit parce qu’elles réagissent davantage à d’autres types d’incitations (réglementaires, normatives ou réputationnelles).
Les investisseurs financiers peuvent intégrer ce type d’indice composite financier environnemental dans leur évaluation des entreprises. Cela leur permettrait d’identifier celles qui sont les plus vulnérables à une hausse du prix du carbone, ou au contraire les plus aptes à aligner performance économique et objectifs climatiques.
Pour les régulateurs du système d'échanges de quotas d'émissions (SEQE-UE), nos résultats confirment l’importance d’accompagner le signal-prix d’un cadre plus structurant : publication obligatoire d’indicateurs intégrés dans le cadre de la directive européenne Corporate Sustainability Reporting Directive (CSRD), mise en place de corridors de prix pour assurer la prévisibilité du marché, ou encore le soutien ciblé aux entreprises qui prennent des risques environnementaux sans retour immédiat sur la rentabilité.
Les citoyens peuvent également jouer un rôle actif en soutenant les initiatives qui rendent visibles les compromis entre rentabilité et réduction des émissions. Par exemple, ils peuvent exiger que les entreprises publient des indicateurs combinés permettant de suivre simultanément leur performance financière et environnementale.
Ethan Eslahi ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.
15.09.2025 à 12:28
Frédéric Aubrun, Enseignant-chercheur en Marketing digital & Communication au BBA INSEEC - École de Commerce Européenne, INSEEC Grande École
C’était fatal : le succès de séries mettant en avant des antihéros amoraux infuse dans la communication des entreprises, et notamment dans la publicité. Mais ce qui peut être accepté dans une série mettant en exergue l’ambiguïté humaine peut-il être acceptable quand il est manipulé par des publicitaires ?
Dexter Morgan (Dexter, 2006-2013), le tueur en série « éthique », Walter White (Breaking Bad, 2008-2013), le professeur devenu baron de la drogue, ou Joe Goldberg (You, 2018-2025), le stalker (harceleur) romantique… Ces personnages fascinent les téléspectateurs depuis deux décennies. Mais leur influence dépasse aujourd’hui l’écran : elle transforme les codes publicitaires.
« Je ne suis pas en danger, Skyler. Je suis le danger »
Cette réplique de Walter White dans Breaking Bad illustre parfaitement le succès des antihéros sériels : des personnages moralement ambigus qui franchissent les lignes rouges : ils tuent, trafiquent, harcèlent. Leur particularité ? Ils se présentent comme des justiciers suivant leur propre code moral – distinct des règles sociales et religieuses traditionnelles – tout en nous faisant éprouver de l’empathie pour eux. Désormais, cette nouvelle grammaire narrative inspire aussi certaines marques.
Un des exemples frappants est celui de Shein en 2025. Face aux critiques sur la fast-fashion et à un projet de loi français pénalisant sa promotion, la marque n’a pas choisi la discrétion. Sa campagne « La mode est un droit, pas un privilège » transforme la contrainte en opportunité narrative, se présentant comme victime d’une élite voulant priver les classes populaires d’accès à la mode.
Cette stratégie rappelle directement celle de Dexter Morgan et son fameux « code » : une ligne de conduite personnelle qui justifie ses meurtres en ne s’attaquant qu’aux méchants. Comme Shein avec sa défense de la démocratisation de la mode, Dexter se présente comme un justicier suivant des règles éthiques strictes.
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Mais le parallèle va plus loin. Dexter, malgré son code, cause régulièrement des « dommages collatéraux » – des victimes innocentes qui échappent à sa logique initiale. De même, Shein brandit son éthique de l’accessibilité tout en générant des externalités négatives : pollution, conditions de travail précaires, surconsommation.
Les réactions sur les réseaux sociaux à la campagne Shein illustrent cette tension. L’analyste digitale Audrey Lunique (ATaudreylunique) a décortiqué cette stratégie sur X :
Cette analyse révèle exactement le mécanisme de l’antihéros : utiliser un code moral (démocratisation de la mode) pour détourner l’attention des « dommages collatéraux » (exploitation, pollution). Comme Dexter qui justifie ses meurtres par sa lutte contre les « méchants », Shein présente ses pratiques destructrices pour l’environnement et les conditions de travail comme un combat pour la justice sociale.
D’autres marques adoptent ce genre de posture transgressive, comme, par exemple, Balenciaga, qui s’était approprié des codes de l’antihéros avec ses campagnes controversées de 2022. La maison de luxe avait provoqué un tollé en diffusant des photographies montrant des enfants tenant des sacs en forme d’ours équipés d’accessoires BDSM.
Face aux accusations de sexualisation de mineurs, le directeur artistique Demna s’est d’abord défendu :
« Si j’ai voulu parfois provoquer à travers mon travail, je n’ai jamais eu l’intention de le faire avec un sujet aussi horrible que la maltraitance des enfants. »
Cette défense révèle le même schéma narratif : d’abord revendiquer un « code » artistique supérieur, puis admettre les dégâts quand la pression devient trop forte. Comme les antihéros de fiction, Balenciaga s’est positionné en incomprise, victime d’une société incapable de saisir sa vision créative.
Burger King illustre une version plus subtile de cette logique avec sa campagne « Moldy Whopper » (2020), qui montre délibérément un burger en décomposition. Comme Dexter qui expose la vérité crue de ses victimes, Burger King révèle la réalité de son produit sans conservateurs artificiels. La marque assume la laideur apparente (moisissure) pour revendiquer une supériorité éthique (naturalité).
Cette appropriation des codes de l’antihéros s’explique par trois phénomènes.
La saturation culturelle d’abord. Les plateformes de streaming ont démocratisé l’accès aux séries, créant un référentiel culturel partagé. Les publicitaires puisent dans ce répertoire pour créer une connivence immédiate avec leurs audiences.
La fatigue de l’authenticité performée ensuite. Après des années de communication corporate lisse, les consommateurs se méfient des discours trop parfaits. L’antihéros publicitaire apparaît paradoxalement plus crédible parce qu’il assume ses défauts. Ce phénomène s’inscrit dans une évolution plus large de la publicité face aux nouvelles technologies, où les marques cherchent constamment de nouveaux codes pour maintenir l’attention.
La légitimation par association culturelle enfin. En adoptant les codes d’œuvres « de prestige », les marques opèrent un transfert de légitimité. Si Walter White peut être fascinant malgré ses crimes, pourquoi Shein ne pourrait-elle pas être acceptable malgré ses controverses ?
Le psychologue Jason Mittell a théorisé la notion d’« empathie trouble » que nous développons envers ces personnages complexes. Cette « empathie trouble »désigne notre capacité à nous attacher à des personnages (ou ici des marques) dont nous désapprouvons les actes. Nous savons que Walter White détruit sa famille, mais nous comprenons ses motivations initiales. Cette ambivalence émotionnelle, fascinante en fiction, devient manipulatoire quand elle sert des intérêts commerciaux dans la réalité.
Le succès durable de Dexter en témoigne : huit saisons initiales, puis New Blood (2021), Original Sin (2024) et Resurrection (2025).
Cette multiplication s’étend aux séries anthologiques comme Monsters (2022-2025), explorant les psychés de tueurs historiques.
Mais cette empathie devient problématique quand elle s’applique aux marques. La fiction nous apprend à suspendre notre jugement moral ; la publicité exploite cette suspension.
Cette tendance soulève des questions cruciales pour l’avenir de la communication commerciale. La normalisation de la transgression publicitaire risque de déplacer les limites de l’acceptable, créant une spirale de surenchère provocatrice.
Les professionnels du marketing doivent développer une réflexivité critique. L’efficacité à court terme d’une campagne provocante doit être mise en balance avec ses externalités sociales : normalisation de comportements problématiques, érosion de la confiance, contribution à un climat de transgression généralisée.
Les séries nous ont appris à accepter la complexité morale. Mais quand cette leçon s’applique aux marques, elle peut devenir un outil de manipulation redoutable. À l’heure où 71 % des consommateurs attendent des marques qu’elles s’engagent sur des sujets de société, cette fascination pour la transgression interroge notre rapport à l’éthique commerciale.
Frédéric Aubrun ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.
15.09.2025 à 12:27
Albéric Tellier, Professeur Agrégé des Universités en sciences de gestion, Université Paris Dauphine – PSL
Emeline Martin, Maîtresse de conférences en sciences de gestion, Université d’Angers
Si vous ne l’avez vu, vous pouvez découvrir gratuitement sur Arte une série majeure de la dernière décennie : « Mad Men ». Ses personnages évoluent dans une agence de publicité new-yorkaise dans les années 1960. Au-delà de la fiction, que nous dit cette série sur le monde de la publicité et du marketing ?
Depuis la rentrée, Arte propose gratuitement l’intégrale de la série Mad Men. L’occasion idéale de (re)voir une série acclamée par la critique et d’en apprendre beaucoup sur l’histoire du marketing, ses évolutions et ses dérives.
Créée par Matthew Weiner, Mad Men propose aux spectateurs de suivre les destins croisés des membres de l’agence de publicité new-yorkaise Sterling Cooper et de leurs proches, tous confrontés aux transformations profondes, rapides et parfois brutales de la société américaine. Les 92 épisodes, regroupés en sept saisons, offrent une véritable plongée dans une décennie marquante pour les États-Unis : la séquence inaugurale nous emmène dans un bar de Manhattan en mars 1960, tandis que celle qui clôture la saga se déroule à la fin de l’année 1970 sur les hauteurs d’une falaise californienne. Entre ces deux dates, les personnages devront faire face à de nombreux changements politiques, sociaux, technologiques et culturels, impactant à la fois leurs situations personnelles et leurs activités professionnelles.
Au-delà de ses indéniables qualités qui ont fait l’objet de nombreuses analyses, cette immersion dans l’univers des professionnels chargés de vendre le rêve américain, notamment le directeur de la création Don Draper et la rédactrice-conceptrice Peggy Olson, nous offre une occasion idéale de comprendre l’essor du marketing, ses évolutions récentes et ses travers. Pour cela, les concepteurs se sont appuyés sur des faits et des cas réels, ou tout au moins crédibles. Tout au long des épisodes, les membres de Sterling Cooper travaillent pour des marques comme Chevrolet, Heineken, Heinz, Honda, Kodak, Lucky Strike, Playtex, etc.
La décennie couverte par Mad Men est une période charnière pour le marketing, celle où il s’impose définitivement comme une discipline sophistiquée qui doit impérativement être enseignée, et une fonction centrale dans l’entreprise au même titre que la production ou la finance. On assiste ainsi au fil des saisons à la transformation d’un domaine essentiellement pratique, largement nourri des expériences de terrain et des expérimentations des directions commerciales, à un corps de connaissances formalisées, enrichi de travaux de recherche dédiés et des apports d’autres sciences sociales comme la psychologie, la sociologie ou l’économie.
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Dans ce contexte, les agences de publicité ne peuvent plus se contenter de concevoir des campagnes et de vendre des espaces publicitaires. Elles doivent se convertir en agences « à service complet », capables de prendre à leur compte des activités d’études de marché et de tests de produits afin de mettre au jour les attentes, freins et motivations d’un consommateur qui n’est pas toujours rationnel. Mais chez Sterling Cooper, la transformation n’est pas aisée car ses responsables ont débuté leur carrière au moment où la communication était avant tout affaire d’intuition et de « génie créatif ».
Bien entendu, depuis les années soixante, le marketing a connu d’importantes transformations, avec des contraintes qui s’additionnent, et qui peuvent être résumées en trois grandes périodes :
le marketing transactionnel (1950-1980)
le marketing relationnel (1980-2000)
le marketing expérientiel (2000-…).
Au sein de Sterling Cooper, l’accent est essentiellement mis sur la transaction. Il faut multiplier les ventes en maximisant la valeur de la prestation que le client obtiendra dans l’échange. Dans les années 1980 cependant, les priorités changent. La transaction reste déterminante, mais on cherche à construire des relations durables avec les clients et à conserver leur confiance sur le long terme. Enfin, au début des années 2000, le marketing devient « expérientiel ». Le consommateur est désormais plus individualiste et volatile. Il veut se sentir accompagné, voire choyé, tout au long du processus qui va le mener à l’achat et attend de la consommation qu’elle soit une activité agréable, divertissante mais aussi cohérente avec ses valeurs.
À la lecture de ce découpage chronologique, une question vient immédiatement à l’esprit : la série Mad Men se déroulant dans les années 1960, peut-on l’utiliser pour cerner les évolutions les plus récentes du marketing ?
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La série a été unanimement saluée pour l’exceptionnelle qualité de sa restitution de l’Amérique des sixties. Pour autant, les concepts et méthodes de marketing qui sont évoqués sont souvent plus en phase avec les connaissances et pratiques actuelles. Paradoxalement, ces anachronismes ajoutent un intérêt supplémentaire à la série.
Les personnages de Mad Men raisonnent et agissent souvent comme le feraient aujourd’hui de nombreux responsables marketing. Dans le dernier épisode de la première saison, Don Draper s’appuie sur le sentiment de nostalgie pour concevoir une campagne de communication, une approche très rare à l’époque mais désormais courante. Plus tard (saison 6, épisodes 1 et 2), il se montrera très en avance sur son temps en proposant aux responsables d’une chaîne hôtelière une approche typique du marketing expérientiel que nous évoquions plus haut :
« Ce que j’ai vécu était très différent des [vacances habituelles]. On ne doit pas vendre une destination géographique. On va vendre une expérience »
Un projet tellement novateur qu’il ne sera pas retenu… Sous la houlette de ce directeur de la création à la fois fascinant et détestable, les équipes de Sterling Cooper seront également amenées à travailler dans des contextes de plus en plus variés et à imaginer des actions inédites pour l’époque mais habituelles aujourd’hui. C’est ainsi que la série Mad Men permet d’aborder le marketing de l’innovation, le marketing social, le marketing public et territorial ou le marketing viral, alors qu’ils n’existaient qu’à un état embryonnaire dans les années 1960.
Loin d’être des « génies » du marketing, les membres de l’agence font parfois des erreurs, n’utilisent pas très bien les méthodes à leur disposition, et sont même parfois guidés par des intentions fort discutables. Quand nous faisons connaissance avec Don Draper, il est à la recherche des moyens qui permettraient au cigarettier Lucky Strike d’éviter une législation jugée trop contraignante et ne semble avoir aucun scrupule à manipuler les clients. Quand nous le retrouvons dans la quatrième saison, en train de tenir un discours engagé et percutant devant les membres d’une association de lutte contre le tabac, nous comprenons rapidement que son intention véritable est de trouver de nouveaux clients au moment où l’agence vit une période bien délicate.
Ainsi, la série Mad Men est un formidable support pour montrer la puissance du marketing mais aussi ses dérives. Celles-ci ne doivent pas être relativisées. Cependant, qu’on veuille critiquer les finalités et pratiques du marketing, les mettre à profit, ou les renouveler pour participer à l’essor d’un marketing responsable, il est nécessaire dans tous les cas de les comprendre. Un objectif que le visionnage de l’intégralité de Mad Men permet d’atteindre.
Les auteurs ne travaillent pas, ne conseillent pas, ne possèdent pas de parts, ne reçoivent pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'ont déclaré aucune autre affiliation que leur organisme de recherche.