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30.03.2025 à 16:34
Entre expansionnisme de Trump et post-colonialisme danois, quelle architecture de sécurité pour le Groenland ?
Texte intégral (2588 mots)
Donald Trump veut annexer le Groenland, dans l’apparente indifférence, voire avec l’assentiment de Vladimir Poutine. Le Danemark refuse de céder son territoire autonome, dont les habitants ont récemment porté au pouvoir une coalition dont trois partis sur quatre sont indépendantistes. Au-delà des enjeux liés aux richesses naturelles de l’immense île arctique, ce qui se joue ici, c’est aussi la défense du Groenland, aujourd’hui assurée par les États-Unis dans le cadre de l’OTAN.
En janvier 2025, le président Trump proclame la volonté des États-Unis de prendre le contrôle du Groenland et menace le Danemark, dont l’île est un territoire autonome, de mesures de rétorsion économiques ou militaires si son exigence n’est pas satisfaite.
Ces propos choquent les responsables politiques européens, danois et groenlandais. La posture ouvertement expansionniste de Washington remet en cause le lien transatlantique, et avec lui, l’architecture de sécurité pour le Groenland. En réponse, le ministre français des Affaires étrangères et de l’Europe, Jean-Noël Barrot, mais aussi le président du Comité militaire de l’Union européenne, Robert Brieger, suggèrent dès la fin du mois de janvier l’envoi de troupes européennes au Groenland.
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Ces condamnations unanimes ne suffisent pas à décourager la nouvelle équipe en place à la Maison Blanche. En mars, le projet de visite à Nuuk, la capitale, et Sisimiut, la deuxième ville du Groenland, d’une délégation américaine conduite par le vice-président J. D. Vance, sans invitation officielle, est vivement condamné par les autorités danoises et groenlandaises. Le 26 mars, Donald Trump proclame cyniquement dans le Bureau ovale que le monde a besoin que les États-Unis possèdent le Groenland, et que le Danemark doit céder le Groenland aux États-Unis.
Devant les protestations danoise et groenlandaise, le programme de visite de la délégation américaine est revu à la baisse, mais le symbole reste fort : c’est à la base spatiale américaine de Pituffik que J. D. Vance s’est rendu le 28 mars.
Washington et la défense du Groenland
Jusqu’à présent, ce sont avant tout les États-Unis qui assurent la sécurité du Groenland. Mais il ne faut pas oublier que c’est à la demande de l’OTAN qu’ils gèrent la base de Pituffik (nommée Thulé jusqu’en 2023), depuis l’accord de défense de 1951 signé avec le Danemark – amendé en 2004 pour inclure le Groenland comme partenaire. Cet accord ne remet nullement en question la souveraineté au Groenland du Royaume du Danemark, souveraineté que les États-Unis ont déjà reconnue en 1916.
Ce sont également les membres de l’OTAN qui, avec les exercices Northern Viking, renforcent leur position dans la zone GIUK (Groenland, Islande et Royaume-Uni), qui est devenue une préoccupation stratégique majeure en raison de la projection de puissance navale de la Russie.
Or dans une stupéfiante déclaration faite le 27 mars lors du Forum international de l’Arctique à Mourmansk, Vladimir Poutine a semblé soutenir le projet américain d’annexion du territoire : « Il s’agit, dit-il, de projets sérieux de la part des États-Unis en ce qui concerne le Groenland. Ces projets ont des racines historiques anciennes. » Il précise : « Le Groenland est une question qui concerne deux pays spécifiques. Cela n’a rien à voir avec nous. »
Le rapprochement économique souhaité par Moscou et Washington dans le contexte des négociations sur la guerre en Ukraine pourrait-il avoir des ramifications dans l’Arctique ? Kirill Dmitriev, conseiller du président Poutine pour les investissements étrangers et la coopération économique, affirme : « Nous sommes ouverts à une coopération en matière d’investissement dans l’Arctique. Il pourrait s’agir de logistique ou d’autres domaines bénéfiques pour la Russie et les États-Unis. » « Mais avant de conclure des accords, ajoute-t-il, il faut que la guerre en Ukraine prenne fin. »
L’implication croissante du Groenland dans sa sécurité
La première ministre danoise, Mette Frederiksen, veut croire que le lien transatlantique reste solide. Cependant, si l’affaiblissement de ce lien soulève des questions sur la sécurité du Groenland, la marche du territoire autonome vers l’indépendance introduit un autre facteur.

La sécurité du Groenland est inévitablement déterminée par sa relation avec l’ancienne puissance coloniale. Aujourd’hui, le Groenland est autonome dans plusieurs domaines de l’administration, mais la sécurité et la défense notamment restent du ressort du Danemark. Cependant, le gouvernement groenlandais, le Naalakkersuisut, souhaite de plus en plus être impliqué dans les prises de décision relatives à ces domaines. Espérant des retombées économiques et la valorisation des savoirs locaux, il aspire à prendre progressivement en charge certains aspects de la politique de sécurité.
Le territoire autonome a été consulté pour la première fois de façon significative sur les questions de défense lors de la mise en place de l’accord de défense conclu le 27 janvier 2025 entre le gouvernement du Danemark et les partis représentés au Parlement danois, d’une valeur de 2 milliards d’euros. L’accord entend améliorer la surveillance, l’affirmation de la souveraineté et la résilience sociétale dans la région, soutenir les alliés et la mission de l’OTAN. Les parties veulent également renforcer la coopération en matière de renseignement et de recherche et moderniser les installations du Commandement conjoint de l’Arctique à Nuuk. À cet effet, trois nouveaux navires de patrouille arctique sont prévus.
Dans ce contexte, les résultats des élections législatives tenues au Groenland le 11 mars signalent un désir marqué pour un développement économique renforcé permettant l’accès à l’indépendance.
Un nouveau gouvernement dans un moment critique de l’histoire du Groenland
Les deux partis qui ont dominé la vie politique du Groenland depuis 50 ans, le parti écologiste de gauche Inuit Ataqatigiit (IA) et le parti social-démocrate Siumut, ont vu leur soutien combiné chuter de moitié au profit du parti de centre droit Demokraatit (29,9 % des voix), favorable à une politique économique libérale au Groenland, en particulier pour le secteur de la pèche, et du parti nationaliste populiste Naleraq (24,5 %). Comme tous les partis groenlandais à l’exception d’Atassut (parti libéral-conservateur ayant récolté 7,5 % aux dernières législatives), Naleraq souhaite l’indépendance du Groenland mais il revendique une indépendance immédiate. La large coalition gouvernementale formée le 27 mars réunit les partis Demokraatit, Inuit Ataqatigiit, Siumut et Atassut, mais elle exclut Naleraq, une décision qui traduit la volonté de ne pas fragiliser le devenir du Groenland à un moment où Washington martèle sa volonté de mettre la main sur l’île.
Durant sa campagne, le parti Demokraatit a insisté sur le fait que le Groenland n’était pas à vendre, tout en souhaitant une indépendance du Groenland soutenue par un accord de libre association avec le Danemark ou avec les États-Unis. La libre association désigne des accords internationaux entre de petits États et une grande puissance qui leur garantit sécurité, défense et aide financière significative, comme le Traité de libre-association de 1986, qui régit les relations entre les États-Unis et des micro-États du Pacifique comme la Micronésie, les îles Marshall et les Palaos. Cette option semble avoir fait long feu alors que des manifestations anti-américaines se déroulent devant le Consulat des États-Unis à Nuuk. IA et Siumut recommandent une participation à l’OTAN en complément de la défense nationale danoise, IA précisant que le Groenland pourrait siéger au sein de l’Assemblée parlementaire de l’OTAN.
La majorité des femmes et des hommes politiques du Groenland cherchent un partenariat en matière de sécurité qui complémente celui qui existe entre le territoire autonome et le Danemark. Ce désir d’un arrangement post-colonial se reflète aussi clairement dans la recherche d’une diversification des partenaires économiques avec, par exemple, l’Islande, le Royaume-Uni, les États-Unis et les pays asiatiques. L’Union européenne n’apparaît pas de façon saillante dans les propositions des partis politiques, peut-être en raison des accords déjà signés en vertu du Traité du Groenland de 1985 qui associe le Groenland et l’UE. L’UE verse chaque année 13,5 millions d’euros au Groenland pour qu’il ouvre ses eaux aux navires de pêche de l’UE, et 3 millions d’euros pour soutenir la pêche durable. À cela s’ajoutent 225 millions d’euros pour la période 2021-2027 afin de soutenir l’éducation et la croissance verte.
En ce qui concerne les matières premières, l’UE et le Groenland ont signé en novembre 2023 un accord de partenariat stratégique, sous la forme d’un protocole d’accord visant à établir des chaînes de valeur durables pour les matières premières. Naaja H. Nathanielsen, alors ministre des affaires étrangères, du commerce, des ressources minérales, de la justice et de l’égalité des genres du Groenland, a indiqué que cet accord serait soutenu par une feuille de route afin de garantir des résultats concrets profitant aux deux parties, mais que l’UE devait encourager les États membres à investir.
En termes de défense et de sécurité, les options du Groenland ne sont pas si variées. Outre le fait de compter sur les États-Unis et le Danemark, elles consistent en deux possibilités non exclusives : l’OTAN et la défense européenne.
Des scénarios limités nécessitant l’accord du Groenland
Pour les Groenlandais qui veulent être maîtres de leur destin, toute dépendance exclusive à l’égard des États-Unis est problématique. Selon un récent sondage, 85 % d’entre eux s’opposent à la politique américaine en la matière.
S’appuyer exclusivement sur l’OTAN pourrait également être une décision incertaine. Si les États-Unis se retirent de l’OTAN, comme Trump l’a menacé à plusieurs reprises, la légitimation de leur gestion de la base de Pituffik disparaîtrait. Et si les États-Unis ne constituent plus une assurance fiable contre la projection de la puissance navale de la Russie et ses menaces hybrides, mais menacent plutôt le Groenland lui-même comme ils le font de façon insistante, les partenaires européens et les capacités de l’Union européenne entrent en jeu. Les États qui ont participé aux exercices Northern Viking - la Norvège, le Royaume-Uni et la France - deviendraient certainement des acteurs plus importants, de même, possiblement, que l’Islande, qui certes n’a pas de forces armées propres mais représente un « porte-avions insubmersible ».
Quelles que soient les options retenues, elles ne seront pertinentes pour la sécurité du Groenland que si elles sont choisies librement par le peuple groenlandais. Entre la menace de l’expansionnisme américain et le contexte post-colonial, c’est peut-être l’UE, avec sa structure juridique et ses valeurs, qui pourrait offrir aux Groenlandais la meilleure chance de déterminer leur sécurité selon leurs propres termes.

Cécile Pelaudeix ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.
30.03.2025 à 16:33
Que ferait la Chine si les États-Unis ne remboursaient pas leur dette ?
Texte intégral (1494 mots)

Après la guerre des droits de douane, bienvenue dans la guerre des dettes souveraines. L’administration de Trump suggère de ne pas rembourser ses créanciers, dont la Chine fait partie. Assiste-t-on à la fin de la suprématie du dollar ?
La nouvelle administration Trump expérimente beaucoup en matière économique. Elle a appris que les droits de douane, bien qu’ils augmentent les recettes fiscales, génèrent aussi des problèmes internes. Ils entraînent des représailles commerciales, rendent les biens étrangers plus coûteux, et provoquent ainsi de l’inflation – ou une hausse des prix. Jusqu’ici tout va bien.
Une proposition récente évoque désormais un défaut sélectif sur la dette américaine. Selon le Financial Times citant Bloomberg, Trump a suggéré que
« l’équipe d’Elon Musk chargée d’améliorer l’efficacité gouvernementale aurait trouvé des irrégularités lors de l’examen des données du département du Trésor américain, ce qui pourrait amener les États-Unis à ignorer certains paiements ».
Le terme « ignorer certains paiements » est un euphémisme. En clair, cela signifie envisager un défaut sélectif, autrement dit ne pas rembourser tous leurs créanciers… particuliers comme étatiques.
Ne pas rembourser ses créanciers permet de choisir volontairement de payer certains mais pas d’autres. Trump évoque cela comme moyen de pression géopolitique ou comme une source de revenus pour l’État. Le défaut permet de réduire la dette nationale. Mais c’est une idée risquée. Elle menace la confiance dans le dollar. Qui veut acheter des obligations d’État qui pourraient valoir zéro, selon l’humeur du souverain ?
Taxer les investisseurs étrangers
L’économiste Barry Eichengreen a récemment questionné la suprématie du dollar en première page de Financial Times, un événement en soi. Selon Eichengreen, la proposition de Stephen Miran – le principal conseiller économique de Trump – de taxer les détenteurs étrangers de titres du Trésor fédéral risquerait de compromettre la stabilité financière internationale. Le but est de dévaluer le dollar, pour rendre les exportations américaines plus compétitives. Officiellement, l’administration envisage une « commission d’utilisation » prélevée sur les intérêts versés aux investisseurs étrangers. Il faudrait payer pour se servir du dollar, propriété des États-Unis.
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Le gouvernement Trump joue sur les mots en renommant l’impôt « commission d’utilisation ». Ce prélèvement direct sur les intérêts permet d’éviter les traités fiscaux internationaux. En pratique, ce sont uniquement les investisseurs étrangers qui paient. Une discrimination déguisée.
Comme Brad Setser l’a récemment montré sur le réseau social Threads, plus de la moitié des détenteurs de dette américaine – des détenteurs d’obligations du Trésor des États-Unis – sont des particuliers ou des entreprises américaines… qui seraient probablement épargnés par ce défaut. Alors, qui d’autre détient cette dette ? Deux gouvernements figurent en haut de la liste : le Japon et la Chine.
Chine : 4 % des obligations américaines
Le Japon est pour l’heure encore un pays allié et pourrait être exonéré. Même si l’administration Trump montre moins d’enthousiasme envers l’Europe et ses partenaires historiques, l’alliance géopolitique avec les États-Unis pourrait encore jouer un rôle.
La Chine, quant à elle, détient encore environ 4 % des obligations américaines en circulation. Si ce chiffre peut paraître faible, il représente une somme considérable. Plus important encore, la Chine a de l’argent en jeu, avec plus de 700 milliards de dollars placés dans ses réserves de change officielles, montant probablement supérieur en tenant compte des réserves non officielles. Les institutions semi-publiques chinoises, comme les banques et les grandes entreprises, détiennent potentiellement des montants encore plus élevés.
À lire aussi : La Chine principal créancier mondial, une fragilité de plus pour les pays émergents et en développement
Brad Setser a récemment indiqué sur Threads que la Chine réduit progressivement ses avoirs en bons du Trésor américain. On ignore les montants exacts vendus, mais les transactions passant par Euroclear, en Belgique, offrent un aperçu. Depuis 2014, la Chine semble effectivement se désengager progressivement du dollar américain. Elle est passée d’un créancier possédant 18 % des actions américaines à un peu plus que 4 % aujourd’hui.
La Chine reste néanmoins le deuxième détenteur étranger d’obligations américaines. Imaginez maintenant que les génies de DOGE ou d’autres proches de Trump décident, pour des raisons de politique intérieure, d’un défaut sélectif envers la Chine.
Prémices avec l’Ukraine
La géopolitique pourrait jouer dans les deux sens. La Chine réduirait son exposition avant que des idéologues proches de Trump ne prennent l’initiative. Alternativement, elle poursuivrait ses propres objectifs géopolitiques en réduisant préventivement ce risque en cas de tensions futures.
La Russie avait, elle aussi, liquidé toutes ses obligations américaines avant d’envahir l’Ukraine. Le risque de défaut sélectif ou d’attaque financière était trop grand. Lorsque j’étais à la Banque centrale, mes collègues et moi ne nous en étions aperçus qu’après l’invasion, bien que l’information ait été sous nos yeux (ce que nous avions présenté dans un article après coup).
Vers une vente d’obligations américaines ?
La Chine détient encore une quantité importante d’obligations américaines. Si elle hésitait à entreprendre cette manœuvre géopolitique audacieuse, elle se rapprocherait d’une situation où, d’un point de vue financier, le feu vert serait donné. L’idée d’un défaut sélectif pourrait ainsi accélérer les ventes d’obligations américaines par la Chine.
Si un défaut sélectif devait se produire réellement, les conséquences géopolitiques ne seraient pas forcément le premier souci. Cela signifierait avant tout que l’essence même des investissements financiers à l’échelle mondiale serait bouleversée. Les obligations du Trésor américain représentent, par définition, l’actif le plus sûr disponible, selon les manuels de macroéconomie.
Si cet actif réputé sûr venait à faillir, les capitaux chercheraient immédiatement refuge ailleurs sans forcément en trouver. Il n’y a par exemple pas assez de bons du trésor allemand, et ceux d’autre pays sont plus risqués. Cela correspond précisément à la définition d’une crise financière mondiale. Nous n’en sommes certes pas encore là. Mais si l’administration Trump devait expérimenter avec les défauts sélectifs comme elle le fait avec les droits de douane, les conséquences seraient bien plus catastrophiques et immédiates.

Alain Naef a reçu des financements de l'Agence Nationale de la Recherche (ANR).
30.03.2025 à 15:46
D’IBM à OpenAI : 50 ans de stratégies gagnantes (et ratées) chez Microsoft
Texte intégral (2313 mots)

Insubmersible. Même la vague des Gafa n’a pas vraiment atteint Microsoft. Cinquante ans après sa création, soit une éternité dans le monde de la tech, la firme de Bill Gates et Paul Allen est toujours là et bien là. Retour sur ce qu’on appelle outre-Atlantique, une success-story avec quelques échecs.
Cette semaine, Microsoft fête ses 50 ans. Cet article a été écrit sur Microsoft Word, à partir d’un ordinateur équipé de Microsoft Windows, et il sera vraisemblablement publié sur des plateformes hébergées par Microsoft Azure, notamment LinkedIn, une filiale de Microsoft qui compte plus d’un milliard d’utilisateurs. C’est dire l’influence de cette entreprise qui, en 2024, a dégagé un bénéfice net de 88 milliards de dollars pour un chiffre d’affaires de 245 milliards. Sa valeur en Bourse tutoie les 3 000 milliards de dollars, ce qui en fait la deuxième valorisation boursière au monde, derrière Apple et quasiment à égalité avec NVidia. Ses profits cumulés, depuis 2002, approchent les 640 milliards de dollars.
Pourtant, il y a 50 ans, Microsoft n’était qu’une toute petite entreprise d’informatique fondée à Albuquerque, au Nouveau-Mexique (et non en Californie) par deux anciens étudiants de Harvard, Bill Gates et Paul Allen, âgés respectivement de 19 et 22 ans. Les péripéties qui lui ont permis de devenir une des entreprises les plus puissantes au monde sont multiples, et on peut les rassembler en quatre époques.
Première époque : Bill Gates grimpe sur les épaules d’IBM
À la fin des années 1970, le leader incontesté de l’informatique, IBM, réalise que les micro-ordinateurs proposés par les jeunes entrepreneurs de la Silicon Valley, comme l’Apple II, risquent à terme de faire de l’ombre à ses gros systèmes. Le projet IBM PC est alors lancé. Rapidement, il apparaît que la lourdeur des processus internes de l’entreprise ne lui permettra pas de livrer un micro-ordinateur dans les temps. Il est alors décidé que les différents composants de la machine pourront être sous-traités à des fournisseurs externes.
Pour le système d’exploitation, plusieurs entreprises spécialisées sont sollicitées, mais toutes refusent de travailler avec IBM, qu’elles considèrent comme l’ennemi à abattre, symbole de l’informatique centralisée et bureaucratique. C’est alors que Mary Maxwell Gates, qui siège au conseil d’administration d’une ONG à côté du président d’IBM, suggère le nom de son fils William, surnommé Bill, qui vient de créer Microsoft. Un premier contact est pris en 1980.
Problème, Microsoft n’est pas du tout spécialiste des systèmes d’exploitation, mais du langage de programmation BASIC. Qu’à cela ne tienne : Bill Gates, avec un culot incroyable, accepte de signer avec IBM pour lui livrer un système d’exploitation qu’il n’a pas. Il rachète le système QDOS, de l’entreprise Seattle Computer Products, à partir duquel il développe le MS-DOS (MS pour Microsoft).
Deuxième coup de poker, Bill Gates, dont le père est associé fondateur d’un grand cabinet d’avocats de Seattle, propose à IBM un contrat qui prévoit que l’utilisation de MS-DOS ne sera pas exclusive, ce qui lui donne le droit de le vendre à d’autres entreprises informatiques. IBM, peu habitué à la sous-traitance, ne se méfie pas. Ce contrat fera la fortune de Microsoft et le malheur d’IBM : Compaq, Olivetti ou Hewlett-Packard s’empressent de développer des clones de l’IBM PC, donnant naissance à une véritable industrie.
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Portée par ce formidable succès (l’image de sérieux d’IBM séduit les entreprises, et Microsoft touche une redevance sur chaque PC vendu), l’entreprise est introduite en Bourse en 1986. Bill Gates, Paul Allen et deux de leurs premiers employés deviennent milliardaires et 12 000 autres salariés de Microsoft, millionnaires.
Deuxième époque : Windows, la poule aux œufs d’or héritée de Xerox
Au milieu des années 1980, les micro-ordinateurs sont peu ergonomiques : leurs systèmes d’exploitation, dont le MS-DOS de Microsoft, fonctionnent avec des lignes de commande particulièrement rébarbatives (le fameux C :/). Tout change en 1984 avec l’Apple Macintosh, équipé d’une interface graphique (icônes, menus déroulants, souris, polices de caractères, etc.). Cette technologie révolutionnaire a été mise au point dans le laboratoire de recherche de Xerox, mais le géant des photocopieurs n’a pas compris son potentiel. Steve Jobs, le patron d’Apple, s’en est très largement inspiré. Pour assurer le succès commercial du Macintosh, il demande à Microsoft de développer une version adaptée de sa suite bureautique, et notamment son tableur Excel. C’est ainsi que Microsoft récupère le principe de l’interface graphique, ce qui lui permet de lancer Windows 1 dès 1985, bientôt accompagné de la suite Office (Word, Excel et Powerpoint).
À lire aussi : Microsoft augmente ses prix pour déplacer les coûts de l’IA générative sur les utilisateurs
Windows est amélioré tout au long des années suivantes, pour culminer avec Windows 95, lancé en 1995 avec une campagne publicitaire de plus de 200 millions de dollars, pour laquelle Bill Gates achète aux Rolling Stones le droit d’utiliser leur chanson « Start Me Up ». La part de marché mondial de Microsoft dans les systèmes d’exploitation dépasse alors les 70 %. Elle n’a guère changé depuis.
En 1997, Microsoft se paye même le luxe de sauver Apple de la faillite en investissant 150 millions de dollars dans son capital sous forme d’actions sans droits de vote, qui sont revendues trois ans plus tard. Steve Jobs remercie Bill Gates lors d’une de ses célèbres keynotes en affirmant : « Le monde est meilleur, merci. » Accessoirement, ce sauvetage permet de mettre fin au procès qu’Apple avait intenté à Microsoft en l’accusant d’avoir copié son interface graphique pour concevoir Windows.
Troisième époque : bureaucratisation, conflits internes et diversifications ratées
Au milieu des années 1990, l’informatique connaît une nouvelle transformation avec l’explosion du Web. Or, Microsoft, spécialiste des PC autonomes, dont le modèle économique consiste à vendre des logiciels en boîte, est mal préparé pour cette mise en réseau globale. Sa première réaction est la mise au point du navigateur Internet Explorer, (en fait développé à partir du rachat du navigateur Mosaic conçu par l’entreprise Spyglass, un peu comme le MS-DOS en son temps). Internet Explorer finit par être intégré à Windows, ce qui déclenche un procès pour abus de position dominante qui aurait pu entraîner le démantèlement de Microsoft. De nouveaux concurrents, comme Google avec son navigateur Chrome, en profitent pour attirer les utilisateurs.
En 2000, Bill Gates cède son poste de directeur général de Microsoft à Steve Ballmer, un de ses anciens camarades d’Harvard, qui souhaite en faire une entreprise d’appareils électroniques et de services. Pour cela, Ballmer mène pendant les quinze années suivantes toute une série de diversifications : jeux vidéo (Flight Simulator), encyclopédie sur CD (Encarta), matériel informatique (souris, claviers), lecteur MP3 (Zune), hébergement en ligne (Azure), console de jeux (Xbox), téléphones (Windows Phone), tablettes et ordinateurs (Surface).
Si certaines de ces diversifications sont des réussites (notamment Azure et la Xbox), d’autres sont des échecs cuisants. Encarta est vite submergée par Wikipédia, le Zune ne résiste pas à l’iPod d’Apple, tandis que Windows Phone reste l’une des plus grandes erreurs stratégiques de l’histoire de l’entreprise. En effet, pour assurer son succès dans la téléphonie face à l’iPhone, Microsoft rachète la division « téléphones mobiles » du Finlandais Nokia pour 5,4 milliards de dollars en septembre 2013. L’intégration est catastrophique. Steve Ballmer souhaite que les téléphones utilisent une version de Windows 10, ce qui les rend aussi lents que peu ergonomiques. À peine deux ans plus tard, Microsoft stoppe son activité de téléphonie, en accusant une perte de 7,6 milliards de dollars. Nokia est revendu pour seulement 350 millions de dollars.
Une des conséquences de ces multiples diversifications est l’explosion des effectifs de Microsoft, qui passent de 61 000 personnes en 2005 à 228 000 en 2024. De nombreux conflits internes éclatent entre les différentes divisions, qui refusent de travailler ensemble.
Ces guerres de territoires, doublées d’une bureaucratisation envahissante et d’une rentabilité sans effort (pour chaque installation de Windows, les fabricants de PC payent environ 50 dollars, alors que le coût marginal de cette licence est virtuellement nul), brident la capacité d’innovation de Microsoft. Ses logiciels, notamment Internet Explorer 6 ou Windows Vista, sont bientôt moqués par les utilisateurs pour leurs imperfections, constamment colmatées par de fréquentes mises à jour. Comme le font remarquer certains, Windows est équipé d’un mode « sans échec », ce qui laisse supposer que son mode normal est « avec échec ».
Quatrième époque : Microsoft à nouveau cool grâce au Cloud et à OpenAI ?
En 2014, Satya Nadella remplace Steve Ballmer à la tête de Microsoft. Venu de la division des services en ligne, il va réorienter la stratégie de Microsoft dans cette direction, en développant notamment l’activité d’hébergement Azure. En 2024, Azure est ainsi devenu le deuxième service de Cloud au monde, derrière AWS d’Amazon, et plus de 56 % du chiffre d’affaires de Microsoft proviennent de ses services en ligne. Satya Nadella modifie à cette occasion le modèle économique de l’entreprise : désormais, les logiciels ne doivent plus être vendus, mais accessibles par abonnement, ce qui donne naissance, par exemple, à Office 365 et à Xbox Live.
Parallèlement, Microsoft acquiert le jeu en ligne Minecraft en 2014, puis le réseau social professionnel LinkedIn en 2016 pour 26,2 milliards de dollars (ce qui constitue sa plus grosse acquisition à ce jour), et la plateforme de développement en ligne GitHub en 2018 pour 7,5 milliards de dollars.
Enfin, entre 2023 et 2025, Microsoft investit plus de 14 milliards dans OpenAI, la société à l’origine de ChatGPT, ce qui lui donne une position particulièrement enviable dans la révolution de l’intelligence artificielle. Les modèles de ChatGPT viennent enrichir l’IA interne de Microsoft, Copilot.
Au total, en 50 ans, grâce à une série de paris téméraires, de rachats opportuns, mais aussi de diversifications ratées, Microsoft a connu une évolution significative de sa stratégie, que ce soit en matière de périmètre, d’avantage concurrentiel ou de modèle économique. Un temps étouffée par son opulence et ses conflits internes, l’entreprise semble redevenir attractive, notamment pour les jeunes diplômés. Pour autant, rien ne dit que Microsoft existera encore pendant 50 nouvelles années. D’ailleurs, Bill Gates lui-même a annoncé le contraire.

Frédéric Fréry ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.
28.03.2025 à 18:46
Justice : Marine Le Pen et le spectre de l’inéligibilité à la présidentielle
Texte intégral (2260 mots)
Lundi 31 mars, le tribunal correctionnel de Paris rendra son jugement dans l’affaire dite des « assistants parlementaires du FN ». Outre une peine principale d’emprisonnement et une amende, Marine Le Pen risque une peine complémentaire d’inéligibilité dont le parquet a requis qu’elle soit d’effet immédiat. Si le tribunal suivait ces réquisitions, Marine Le Pen ne pourrait alors pas se présenter aux prochaines élections présidentielles. Ce scénario est-il crédible ? Est-ce une « atteinte à la démocratie » comme le clame la principale intéressée ?
« Vache à lait » des activités politiques du Front national : c’est en ces termes prosaïques que, le 13 novembre 2024, le procureur de la République a décrit l’utilisation que le parti, présidé de 2011 à 2021 par Marine Le Pen, a faite du Parlement européen dans l’affaire des emplois supposés fictifs des assistants des eurodéputés du FN. Mise en examen pour « détournement de fonds publics », commis entre 2004 et 2016, le parquet a requis contre celle-ci une peine de cinq ans d’emprisonnement (dont trois avec sursis), 300 000 euros d’amende et une inéligibilité de cinq ans assortie de l’exécution provisoire. À supposer que, lundi 31 mars, le tribunal correctionnel de Paris suive les réquisitions sur ce dernier point, la prochaine présidentielle risquerait d’être fermée à l’actuelle cheffe de file des députés du RN.
Atteinte à la démocratie et gouvernement des juges : une défense fondée ?
« Atteinte à la démocratie », martèle la prévenue depuis que les réquisitions sont connues, arguant de la supériorité de la légitimité des urnes sur celle de juges qu’elle accuse de gouverner. Si cette rhétorique du « gouvernement des juges » est bien connue outre-Atlantique, où elle est née, c’est là oublier que la puissance de la figure du juge aux États-Unis n’a nullement son pareil en France.
Opposer ainsi les urnes, c’est-à-dire le peuple, et la justice, c’est par ailleurs faire fi de ce que la justice est précisément rendue… « au nom du peuple français ». C’est également omettre que, quand bien même ils n’en seraient pas la simple « bouche », les juges font application de la loi adoptée par les représentants du peuple concerné.
En matière d’inéligibilité, du reste, loin de toute velléité d’« usurpation » du pouvoir ou de volonté de gouverner, il a été observé, à l’inverse, une grande réticence des juges français à prononcer traditionnellement ce type de peine. Pour quel motif ? La décision d’écarter un responsable public de la vie politique appartient aux seuls électeurs, selon ces derniers.
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Fort du constat de juridictions qui ne faisaient donc que très rarement usage de leur faculté de déclarer des responsables inéligibles et confronté, au même moment, à une multiplication des scandales politiques et à une crise de confiance des citoyens envers leurs gouvernants, le législateur a décidé d’« obliger » les juges à prononcer l’inéligibilité de façon beaucoup plus systématique. À cet effet, la loi Sapin II, entrée en vigueur au 11 décembre 2016, a prévu que, pour les infractions de manquement au devoir de probité – parmi lesquelles le détournement de fonds publics –, la peine d’inéligibilité ne constituerait plus une simple faculté, mais une obligation.
Que l’on ne s’y méprenne cependant : parler de peine obligatoire ne signifie point que, pour ce type d’infractions trahissant une violation de l’exigence d’exemplarité, l’inéligibilité s’appliquerait dorénavant « obligatoirement », au sens d’« automatiquement ». Cette automaticité contreviendrait en effet au principe constitutionnel d’« individualisation de la peine ». L’adjectif « obligatoire » indique bien plutôt que l’inéligibilité devient désormais la règle pour les magistrats, ces derniers ne pouvant l’écarter que par une décision dûment motivée. Les juges conservent, autrement dit, la possibilité de ne pas prononcer cette mesure s’ils retiennent que les « circonstances de l’infraction » ou la « personnalité de son auteur » le justifient.
Des réquisitions sévères ?
S’il était établi que les faits reprochés à Mme Le Pen ont perduré après le 11 décembre 2016 et que la loi Sapin II, ce faisant, est applicable, serait-il concevable que le tribunal correctionnel de Paris décide que la « personnalité » politique de premier rang de Mme Le Pen, qualifiée par deux fois au second tour des présidentielles, motive qu’elle reste éligible ?
S’il est juridiquement possible, ce scénario est peu probable. Les données du ministère de la justice révèlent en effet que, depuis 2017 et jusqu’à l’année 2022 incluse, dans aucun des cas de détournement de fonds publics qui leur ont été soumis, les tribunaux n’ont jugé nécessaire d’ « écarter la peine d’inéligibilité ».
Les tribunaux pourraient être d’autant moins enclins à exclure cette peine que les faits que l’on reproche à Marine Le Pen correspondent, par définition, à une trahison de la confiance reçue des concitoyens. Loin de représenter un élément jouant en la faveur des prévenus, être membre du gouvernement ou titulaire d’un mandat électif public au moment des faits constitue un facteur aggravant. De fait, en 2013, le législateur a doublé la durée maximale de la peine d’inéligibilité encourue par ceux qui, au moment de la commission du délit, se trouvaient occuper l’une de ces fonctions.
Au regard de ce qui précède, suivre les réquisitions du ministère public en prononçant, ce lundi, l’inéligibilité de Marine Le Pen ne reviendrait, pour le tribunal judiciaire, qu’à s’inscrire dans la droite ligne de sa jurisprudence. Concernant le ministère public lui-même, il eût été loisible, pour ce dernier, d’être plus sévère qu’il ne l’a été en requérant une inéligibilité de cinq ans. Dans la mesure où Mme Le Pen siégeait au Parlement européen au moment des faits, la durée maximum de l’interdiction requise eût pu légalement être portée de cinq à dix ans. De ce point de vue, les allégations de « procès politique » ne paraissent guère fondées.
Pour autant, quelle qu’en soit la nature (facultative ou obligatoire) et la durée, l’inéligibilité à laquelle pourrait être condamnée Mme Le Pen en première instance ne viendrait contrecarrer ses ambitions présidentielles qu’à condition d’être assortie de l’exécution provisoire. Qu’est-ce à dire ?
L’éventuel prononcé de l’exécution provisoire en question
En vertu du principe cardinal de la présomption d’innocence, une condamnation pénale ne devient applicable que lorsque la décision est devenue définitive, ce qui n’advient qu’après que le justiciable a exercé toutes les voies de recours que la procédure prévoit.
En l’espèce, on peut légitimement s’attendre à ce qu’en cas d’inéligibilité prononcée, Marine Le Pen fasse appel de ce jugement voire, s’il y a lieu, se pourvoie en cassation. Les délais de la justice étant très longs, il y a fort à parier que l’ancienne présidente du Rassemblement national imaginait que l’issue finale de ce contentieux n’interviendrait qu’après l’élection. C’est vraisemblablement ce qui explique que cette dernière n’ait jamais véritablement répondu aux sollicitations judiciaires et qu’elle ne se soit guère inquiétée d’une éventuelle peine d’inéligibilité.
Mais cela était sans compter sur l’exception qui offre la possibilité aux juges de décider d’assortir le prononcé de certaines sanctions pénales de l’« exécution provisoire », ce qui a pour effet de rendre leur application immédiate.
Dans l’esprit du législateur, cette exception devait venir pallier les difficultés liées à la lenteur de la justice évoquée : elle devait permettre d’éviter la récidive et favoriser l’efficacité de la peine.
De fait, attendre qu’une décision devienne définitive pour l’exécuter revient parfois à n’appliquer la condamnation que de nombreuses années après les faits. C’est là, sinon courir le risque d’une récidive, du moins priver la peine à la fois de son sens et de son efficacité. On comprend, dès lors, que l’exécution provisoire soit de plus en plus fréquemment utilisée. En 2023, 58 % des peines d’emprisonnement ferme prononcées par les tribunaux correctionnels ont été mises à exécution immédiatement. Ce constat vaut également pour les peines d’inéligibilité – les exemples, pour la seule année 2024, étant légion. Ces chiffres nuancent de nouveau, s’il le fallait, les accusations d’« acharnement » portées par le RN.
Si, au nom de l’efficacité de la peine, les magistrats venaient ce lundi à assortir la mesure de l’exécution provisoire, Mme Le Pen deviendrait concrètement inéligible à compter du 1er avril.
La décision du Conseil constitutionnel aura-t-elle une incidence sur le jugement de Marine Le Pen ?
Cette seconde hypothèse, de fait, priverait des millions d’électeurs français de leur choix en 2027. Ne serait-elle pas alors disproportionnée au regard du principe constitutionnel qui protège le droit d’éligibilité et la liberté de l’électeur ? Les dix millions de voix obtenues lors des dernières législatives constitueraient-elles, à cet égard, une sorte de « totem d’immunité judiciaire » ?
C’est, en substance, l’interprétation que le RN semble avoir fait ces dernières semaines de la question qu’un élu local mahorais, condamné à cette même sanction et démis d’office de son mandat de conseiller municipal, a eu l’opportunité de poser au Conseil constitutionnel le 18 mars dernier.
La lecture selon laquelle l’élu de Mayotte et Marine Le Pen eussent été dans une situation semblable était certes erronée. D’une part, les faits ne concernaient pas un aspirant à des élections nationales, mais un élu local. D’autre part, ce dernier ne contestait pas son inéligibilité à des mandats futurs, mais le fait que celle-ci ait entraîné la démission de ses mandats en cours. Le verdict rendu pour le premier n’aurait donc pu, quelle qu’en soit l’issue, avoir de conséquences directes sur la possibilité même du tribunal correctionnel de Paris de prononcer la peine requise par le parquet.
Il n’empêche que, dans sa décision rendue vendredi 28 mars, défavorable à l’ancien conseiller municipal, le Conseil constitutionnel a émis une « réserve » que d’aucuns pourraient interpréter comme un signal positif en direction de Marine Le Pen. Les « sages » ont en l’espèce indiqué que ne pas évaluer le caractère éventuellement disproportionné de l’atteinte qu’une peine d’inéligibilité assortie de l’exécution provisoire pourrait porter « à l’exercice d’un mandat en cours et à la préservation de la liberté de l’électeur » serait, pour le juge, contrevenir à la Constitution.
S’il n’est fait de référence explicite qu’aux « mandats en cours » ; si, en outre, cette réserve paraît avant tout exiger des magistrats qu’ils justifient le fait d’assortir la peine d’inéligibilité de l’exécution provisoire, la formulation retenue est suffisamment ambiguë pour laisser planer un doute.
En tout état de cause, c’est, selon nous, une autre explication encore qui pourrait conduire le tribunal, ce lundi, à renoncer à user de l’« arme létale » de l’exécution provisoire. Cette explication n’est autre que la responsabilité énorme qu’elle ferait reposer sur les épaules de juges qui doivent faire face à une question et à une pression politique, populaire et médiatique sans précédent.

Camille Aynès ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.
28.03.2025 à 10:06
« The White Lotus » saison 3 : pourquoi le changement de générique fait tant parler
Texte intégral (2718 mots)

Satire sociale qui suit de riches Occidentaux en vacances dans de grands hôtels de luxe, la série The White Lotus fait parler d’elle avec le changement radical de son générique pour sa saison 3 qui se situe en Thaïlande. Cette évolution illustre un phénomène plus large : les génériques TV sont devenus des espaces d’interprétation active pour les spectateurs. Décryptage.
Depuis le 17 février dernier, le nouveau générique de la troisième saison de The White Lotus déroute les fans. Après deux saisons caractérisées par les vocalises distinctives « woooo looo loooo », de Cristobal Tapia de Veer, la série d’anthologie de Mike White, showrunner et créateur de la série, prend un virage musical radical.
Les percussions tribales et les chants hypnotiques cèdent la place à une composition plus sombre, aux accents d’accordéon, qui accompagne désormais le voyage spirituel des personnages en Thaïlande. Ce changement a provoqué une vague de réactions sur les réseaux sociaux, certains fans criant au sacrilège tandis que d’autres défendent l’audace créative du créateur de la série. « Ça se déchaîne sur les réseaux », confirme Charlotte Le Bon, actrice de cette nouvelle saison.
Mais cette controverse révèle un phénomène plus profond : l’évolution du rôle du générique dans notre expérience des séries contemporaines et la façon dont nous, spectateurs, participons activement à la construction de son sens.
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Loin d’être un simple ornement, le générique de The White Lotus est devenu un espace de dialogue entre créateurs et public, un lieu d’interprétation active où chaque élément visuel et sonore participe à notre compréhension de l’œuvre. Cette évolution illustre parfaitement ce que nous appelons une « hyperesthétisation du générique télévisuel ».
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Un puzzle qui évolue avec le visionneur
Pour comprendre l’importance de ce changement musical, il faut d’abord saisir comment les génériques de The White Lotus fonctionnent au niveau sémiotique. Loin d’être de simples séquences visuelles et musicales fixes, leur sens évolue selon l’avancement du spectateur – ou plutôt du « visionneur actif ». Ce que nous observons dans la réception des génériques de The White Lotus illustre parfaitement cette dynamique : le générique n’est pas un objet figé, mais un « puzzle abstrait et poétique » dont les pièces prennent progressivement sens à mesure que l’histoire se déploie. À chaque épisode, nous redécouvrons ce même générique « d’un œil nouveau », comme l’explique Ariane Hudelet, car ses images et sons « se chargent de la valeur narrative et symbolique qu’ils ont pu acquérir dans leur contexte diégétique » (la diégèse est l’espace-temps dans lequel s’inscrit l’histoire contée par l’œuvre, ndlr).
Cette perspective est particulièrement pertinente pour une série d’anthologie comme The White Lotus.
« La relation qu’entretient le générique avec sa série est cruciale : sans série, le générique n’existerait pas. Mais, paradoxalement, le générique fait, lui aussi, exister la série, il en est une sorte de révélateur chimique », explique Éric Vérat.
Cette relation dialectique prend une dimension encore plus importante lorsque le cadre, les personnages et l’intrigue changent complètement d’une saison à l’autre. Le générique devient alors l’élément d’unification qui maintient l’identité de la série.
C’est précisément ce qui rend le changement de la saison 3 si significatif : en transformant radicalement le thème musical, Mike White bouscule ce point d’ancrage identitaire de la série. Mais ce faisant, il nous invite aussi à participer activement à la construction d’un nouveau sens, aligné avec la thématique spirituelle de cette saison.
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L’évolution des génériques : d’Hawaï à la Thaïlande
À travers ses trois saisons, The White Lotus nous offre une remarquable étude de cas sur l’évolution des génériques en lien avec les thématiques narratives. Chaque générique fonctionne comme un microcosme qui condense l’essence de sa saison respective, tout en maintenant une cohérence esthétique qui transcende les changements de décor.
Dans la première saison située à Hawaï, le générique nous plonge dans un univers de papier peint tropical apparemment idyllique, mais progressivement perturbé. À première vue, nous voyons des motifs floraux et animaliers paradisiaques. Pourtant, en y regardant de plus près, ces éléments se transforment subtilement : les fruits commencent à pourrir, les animaux prennent des postures agressives, les plantes deviennent envahissantes.
Cette métamorphose visuelle, accompagnée des vocalises hypnotiques de Cristobal Tapia de Veer, reflète parfaitement le propos de la saison : derrière l’apparente perfection du resort de luxe se cachent des dynamiques de pouvoir toxiques. En cela le générique remplit bien sa fonction d’« ancrage » pour reprendre un terme de Roland Barthes, tout en nous donnant l’ambiance de la saison.
Pour la deuxième saison en Sicile, le papier peint cède la place à des fresques inspirées de la Renaissance italienne. L’iconographie devient explicitement sexuelle, avec des scènes de séduction, de passion et de trahison évoquant la mythologie gréco-romaine. La musique conserve sa signature distinctive, mais s’enrichit de chœurs méditerranéens et de harpe, signalant le passage à une thématique centrée sur le désir et ses dangers.
Le générique fonctionne ici comme un avertissement : derrière la beauté classique et l’hédonisme sicilien se cachent des passions destructrices.
La troisième saison en Thaïlande opère la transformation la plus radicale. Visuellement, le générique s’inspire de l’iconographie bouddhiste et des représentations occidentales de la spiritualité asiatique. Mandalas, statues, postures de méditation et symboles sacrés s’entremêlent avec des signes de richesse et de luxe. Mais c’est au niveau sonore que la rupture est la plus marquée : les iconiques vocalises « woooo looo loooo » disparaissent au profit d’un thème plus sombre, méditatif, accompagné d’accordéon.
Ce choix audacieux témoigne de la volonté de Mike White d’aligner parfaitement le générique avec la thématique plus existentielle de cette saison, centrée sur la quête spirituelle et la confrontation à la mort.
À chaque saison, le visionneur est invité à reconstruire ce puzzle sémiotique, à tisser des liens entre les éléments du générique et les développements narratifs. Ce processus actif d’interprétation constitue ce que notre recherche identifie comme la « circulation du sens par le visionneur » – une dynamique particulièrement visible dans cette série d’anthologie.
La musique comme point d’ancrage
Au cœur de la controverse sur le générique de la saison 3 se trouve la musique de Cristobal Tapia de Veer, compositeur québécois d’origine chilienne dont la signature sonore était devenue indissociable de l’identité de The White Lotus.
Son cocktail unique mêlant percussions tribales, vocalises distordues et sonorités électroniques avait créé une atmosphère aussi envoûtante qu’inquiétante, parfaitement alignée avec l’ambiance satirique de la série.
Cette musique a rapidement transcendé le cadre de la série pour devenir un phénomène culturel à part entière.
« avec ses quelques notes de harpe et son rythme entraînant, c’est le générique de série qui a fait danser des milliers de personnes devant leur télé, et même en soirée », explique la comédienne Charlotte Le Bon
Le thème a envahi TikTok et certains clubs où des DJ l’ont intégré à leurs sets, illustrant sa capacité à fonctionner comme un objet culturel autonome.
La musique du générique est devenue, selon les termes de Barthes, un « ancrage » qui guide notre interprétation de la série. Répétée au début de chaque épisode, elle fonctionne comme un signal familier qui nous introduit dans cet univers.
En changeant radicalement cette signature musicale pour la saison 3, Mike White fait plus qu’un simple choix esthétique. Il bouscule nos repères, mais nous invite aussi à participer activement à la construction d’un nouveau sens, en parfaite cohérence avec la thématique spirituelle de cette saison thaïlandaise.
Le générique comme espace de dialogue
L’évolution des génériques de The White Lotus et la controverse entourant le changement musical de la troisième saison illustrent une tendance significative : l’émergence du générique comme espace privilégié de dialogue entre créateurs et public dans les séries contemporaines.
Cette transformation s’observe dans plusieurs génériques que nous avons étudiés. Celui de The Wire (HBO, 2002-2008) utilise ainsi la répétition et la variation comme principe fondateur : chaque saison reprend la même chanson (« Way Down in the Hôle »), mais avec un interprète différent, reflétant le changement de focus narratif sur un autre aspect de Baltimore, ville centrale de la série. Game of Thrones (HBO, 2011-2019) propose une carte interactive qui évolue selon les lieux importants de chaque épisode, permettant au spectateur de se repérer dans cet univers complexe tout en annonçant les enjeux géopolitiques à venir. Quant à Westworld (HBO, 2016-2022), son générique utilise des images de synthèse évoquant la création d’androïdes, suggérant déjà les thèmes de la conscience artificielle et du transhumanisme qui traversent la série.
Dans une époque où l’on peut facilement sauter le générique d’un simple clic, leur transformation en objets culturels autonomes, parfois cultes, témoigne paradoxalement de leur importance croissante. Ces séquences ne sont plus de simples portes d’entrée fonctionnelles vers la fiction, mais des œuvres à part entière qui condensent l’essence de la série tout en sollicitant activement notre interprétation.
L’approche sociosémiotique nous permet de comprendre comment le sens de ces génériques circule et évolue selon le parcours du visionneur.
Dans le cas des génériques de The White Lotus, cette circulation du sens opère à plusieurs niveaux : entre les épisodes d’une même saison, entre les différentes saisons, et même au-delà de la série, lorsque le thème musical devient un phénomène culturel indépendant. Le changement radical opéré pour la saison 3 peut ainsi être compris non pas comme un simple revirement esthétique, mais comme une invitation à participer à une nouvelle quête de sens, parfaitement alignée avec la thématique spirituelle de cette saison.
En nous bousculant dans nos habitudes, Mike White nous incite à renouveler notre regard et notre écoute, à redécouvrir le générique comme un espace d’interprétation active plutôt que comme un simple rituel de reconnaissance.
Cette controverse nous rappelle finalement que les génériques sont devenus des lieux privilégiés d’expression artistique et de circulation du sens dans les séries contemporaines. Ils confirment que, dans l’âge d’or télévisuel actuel, chaque élément, jusqu’au plus périphérique, participe pleinement à l’expérience narrative globale et à notre engagement actif dans l’interprétation de ces œuvres.
Cette contribution s’appuie sur l’article de recherche de Frédéric Aubrun et Vladimir Lifschutz, « Hyperesthétisation du générique TV : circulation du sens par le visionneur », paru dans le n°28 de la revue CIRCAV (Cahiers interdisciplinaires de la recherche en communication audiovisuelle).

Frédéric Aubrun ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.