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15.09.2025 à 12:28

Pourquoi la construction des villages JO de Paris 2024 fut une réussite

Geneviève Zembri-Mary, Professeure en Urbanisme et Aménagement, CY Cergy Paris Université

Le village des athlètes et le village des médias ont été livrés à temps et trouvent aujourd’hui une seconde vie avec des habitations, des commerces et des entreprises. Comment l’expliquer ?
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La construction des villages et du centre aquatique olympique ainsi que les aménagements urbains ont coûté 4,5 milliards d’euros, dont 2 milliards apportés par le secteur privé. AntoninAlbert/Shutterstock

Le village des athlètes et le village des médias ont été livrés à temps. Ils trouvent aujourd’hui une seconde vie avec des habitations, des commerces et des entreprises. Comment l’expliquer ? En partie grâce à la loi de 2018 relative à l’organisation des Jeux olympiques et paralympiques. Ce sont également des bâtiments bas carbone et étudiés pour être réversibles, en particulier dans le cas du village des athlètes.


Le contrat de ville hôte signé entre Paris 2024 et le Comité international olympique (CIO) pour accueillir les Jeux olympiques et paralympiques (JOP) a prévu de réaliser seulement trois ouvrages nouveaux : le village des médias, le village des athlètes et le centre aquatique olympique. Ces constructions devaient être durables, avec une empreinte carbone réduite, et faire partie de l’héritage des JOP.

Les Jeux olympiques et paralympiques ont pu être critiqués par des mouvements citoyens en raison de leur coût, de l’absence de garantie gouvernementale sur les risques des projets ou de leur empreinte carbone liée aux déplacements des visiteurs et à la construction de nouvelles infrastructures. Le CIO a donc établi des recommandations pour limiter le nombre de nouveaux sites olympiques et leur empreinte carbone avec l’agenda olympique.

Cela implique pour la ville hôte d’agir dans deux domaines :

  • Faire en sorte que la réalisation des infrastructures et des projets urbains rencontre le moins d’incertitudes pour être livrée à temps.

  • Construire des infrastructures sportives et des projets urbains durables avec une empreinte carbone réduite pour la phase « Héritage ».

Pour quel bilan de ces ouvrages olympiques ? Avec quelles innovations ? Dans notre étude, nous analysons tout particulièrement les nouveautés juridiques du droit de l’urbanisme mises en œuvre pour les JOP de Paris et la réversibilité des ouvrages olympiques.

Livrer à temps

Le contrat de ville hôte oblige à livrer le centre aquatique olympique, le village des athlètes et le village des médias pour la date des JOP. La Société de livraison des ouvrages olympiques (Solideo) a été en charge de cette mission.

Les JOP bénéficiant d’une couverture médiatique mondiale, les enjeux financiers liés aux droits de retransmission télévisés perçus par le CIO sont particulièrement importants. Ces droits ont atteint 3,107 milliards de dollars pour Tokyo 2020. Une ville hôte cherche quant à elle à se mettre en valeur à l’échelle internationale, en étant sensible à tout risque réputationnel. Livrer à temps était une nécessité pour la SOLIDEO et les acteurs privés impliqués dans la construction.

L’organisme public a dû faire face aux incertitudes liées à ces projets d’infrastructures. Le village des médias a fait l’objet de deux recours par deux associations locales pour des raisons environnementales. La construction des ouvrages a été exposée à l’arrêt et au ralentissement de l’activité pendant la pandémie de Covid-19. D’autres incertitudes pouvaient impacter le planning, comme des délais allongés pour obtenir les permis de construire ou exproprier.

Mégaprojets urbains

Le village des athlètes de Saint-Denis, de Saint-Ouen et de l’Île-Saint-Denis, et le village des médias de Dugny, en Seine-Saint-Denis, sont les deux projets urbains des JOP. Le village des athlètes a pu accueillir 15 000 athlètes. Le village des médias a pu loger 1 500 journalistes et techniciens.

Les bâtiments deviennent aujourd’hui des logements, bureaux, services et commerces. Ils sont considérés comme des mégaprojets urbains. La zone d’aménagement concerté du village des athlètes a une surface de 52 hectares et accueillera 6 000 nouveaux habitants et 6 000 salariés, une fois l’ensemble des travaux de transformation terminés en 2025, et en fonction du rythme de vente. Les ventes sont en cours.

La zone d’aménagement concerté du village des médias compte 70 hectares, et 1 400 logements à terme. Elle est desservie par la gare du tramway T11 de Dugny-La Courneuve et le RER B du Bourget. Elle bénéficiera, comme le village des athlètes, de la desserte des futures lignes 16 et 17 du Grand Paris Express. Des parcs, des commerces, des équipements publics sont aussi réalisés. La construction des villages et du centre aquatique olympique, ainsi que les aménagements urbains ont coûté 4,5 milliards d’euros, dont 2 milliards apportés par le secteur privé.

Loi olympique et paralympique de 2018

Aussi pour faire face aux incertitudes pouvant affecter habituellement la réalisation des projets urbains et les livrer à temps, la Solideo a intégré par anticipation une marge au planning. La réalisation des villages et du centre aquatique olympiques a également bénéficié d’une loi olympique et paralympique votée en 2018. Elle a permis de réduire les délais et de sécuriser juridiquement la réalisation des projets pour la date des JOP par rapport aux procédures habituelles du code de l’urbanisme. Ont été mis en place :

  • Une procédure d’expropriation d’extrême urgence, qui a permis à la Solideo d’exproprier plus rapidement que la procédure classique, les propriétaires des terrains et immeubles des zones de construction des équipements olympiques. Les expropriations essentiellement faites pour le village des médias et le village des athlètes ont été peu nombreuses.

  • Des consultations publiques par voie électronique dans le cadre de la concertation. Ces consultations électroniques ont supprimé de fait les réunions publiques de discussion sur le projet, plus longues à mettre en place dans le cadre d’une concertation classique.

  • L’innovation juridique du permis de construire à double état. En une seule fois, il confie au maire le droit de donner un permis de construire pour les deux usages des bâtiments des villages : (i) la construction des logements des athlètes et des logements des journalistes de la phase Jeux et (ii) leur transformation en quartier d’habitations, de bureaux et de commerces classique lors de la phase Héritage des JOP.

  • La cour administrative de Paris, censée être plus rapide pour statuer, devait juger les éventuels recours contre les trois projets, en remplacement du tribunal administratif. Cela évitait que la réalisation des équipements olympiques ne prenne de retard par rapport à la date des JOP. La Cour administrative d’appel de Paris a eu notamment à statuer sur les deux recours contre le village des médias en avril 2021. Ces recours ont occasionné un retard d’un mois du début de la construction du projet.

Réversibilité bas carbone

La réversibilité consiste à concevoir un bâtiment pour que son usage puisse changer plusieurs fois dans le temps. Par exemple, le village des athlètes a été conçu pour :

  • Intégrer des chambres et des sanitaires lors de la phase Jeux pour les athlètes.

  • Transformer les espaces en logements familiaux lors de la phase Héritage. Par exemple, les réseaux d’arrivée d’eau et d’électricité pour les futures cuisines des logements ont été prévus lors de la construction, ainsi que la modification des cloisons.

Le village des médias, le village des athlètes et le centre aquatique olympique ont été conçus avec des principes de construction circulaire et bas carbone pour limiter leur impact environnemental. La construction circulaire permet par exemple de récupérer une partie des matériaux pour les réutiliser pour d’autres constructions après la phase Jeux.

Les sites olympiques devaient aussi avoir une empreinte carbone réduite. Dans le cas de Paris 2024, celle-ci est divisée par deux grâce à une conception bioclimatique des bâtiments, une bonne isolation, des protections solaires, la récupération d’énergie, le réemploi des matériaux, la construction bois et béton bas carbone, le transport fluvial des matériaux, le recyclage de ces derniers.

La réversibilité est en cours d’achèvement au village des athlètes où elle est la plus importante par rapport au village des médias. La vente des appartements, des bureaux et des commerces est en cours. Elle connaît cependant un ralentissement et une baisse des prix de vente au village des athlètes liée en partie au ralentissement plus général du marché.

The Conversation

Geneviève Zembri-Mary a reçu des financements de Cergy Paris université pour cette recherche.

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15.09.2025 à 12:28

Concilier rentabilité et émission de carbone, c’est possible

Ethan Eslahi, Professeur de finance, spécialisé en économie et finance de l’énergie et de l’environnement, et en modélisation prédictive, IÉSEG School of Management

Pour que le principe « pollueur-payeur » soit pleinement efficace, il faut questionner la façon dont les entreprises définissent la performance… environnementale, financière ou les deux.
Texte intégral (1204 mots)
Un marché de quotas carbone est un système d’échange de droits d’émissions de gaz à effet de serre, de crédits carbone et de quotas carbone. AndriiYalanskyi/Shutterstock

Pour que le prix du carbone, et le principe du « pollueur-payeur », soient pleinement efficaces, il ne suffit pas d’agir sur le marché lui-même, mais sur la manière dont les entreprises définissent la notion même de performance… environnementale, financière ou les deux.


Le système d’échange de quotas d’émission de l’Union européenne (SEQE-UE), fondé sur le principe « pollueur-payeur », vise à inciter les entreprises à réduire leurs émissions de gaz à effet de serre en augmentant le coût de ces émissions. Dès 2005, ce mécanisme a constitué le cœur de la stratégie climatique de l’Union européenne.

Pour les entreprises, le prix du carbone a un double visage : il peut encourager les investissements verts, mais il alourdit aussi la facture des plus gros émetteurs. Alors, les entreprises réagissent-elles toutes pareillement à ce signal-prix ?

Dans notre étude, nous montrons que l’effet concret de ce signal dépend de la manière dont la performance est définie en interne – c’est-à-dire selon que l’on accorde plus ou moins de poids aux résultats financiers, environnementaux, ou à une combinaison des deux.

Définir sa performance

Les entreprises sont de plus en plus appelées à évaluer leur exposition aux risques liés au climat, par exemple via un prix interne du carbone utilisé dans leur planification stratégique. La manière dont elles définissent leur performance conditionne leur capacité à anticiper les coûts futurs du carbone et à ajuster leurs décisions en conséquence.

Cet enjeu de définition de la performance se traduit déjà dans certaines pratiques. En avril 2023, Getlink (ex-groupe Eurotunnel) a introduit une « marge de décarbonation ». Cet indicateur financier mesure la capacité de l’entreprise à s’adapter à la hausse des coûts carbone en soustrayant les coûts futurs d’émissions au résultat opérationnel (EBITDA).

Cette initiative illustre l’importance croissante de relier directement les dimensions financière et environnementale.

Rentabilité et émissions

Notre étude porte sur environ 3 800 entreprises soumises au SEQE-UE dans 28 pays européens, sur la période 2008–2022. Il s’agit d’un échantillon représentatif des entreprises couvertes par ce système, issues de secteurs comme l’énergie, l’acier, le ciment, la chimie, la papeterie ou l’aviation, qui déclarent chaque année leurs émissions vérifiées. À partir de ces données, nous construisons pour chaque entreprise un indicateur composite de performance combinant deux dimensions : la rentabilité opérationnelle (mesurée par la marge d’EBITDA) et les émissions de gaz à effet de serre.


À lire aussi : Le prix interne du carbone : un outil puissant pour les entreprises


Nous proposons un cadre d’analyse multidimensionnel : au lieu de traiter la performance financière et la performance environnementale comme des dimensions distinctes ou opposées, nous les combinons dans un indice unique. Nous faisons varier le poids relatif accordé à chacune des deux dimensions pour générer plusieurs profils types d’entreprises, allant d’une vision 100 % financière à une vision 100 % environnementale de la performance.

Nous analysons ensuite, à l’aide d’une modélisation prédictive, alimentée par le Stochastic Extreme Gradient Boosting, un outil avancé d’apprentissage automatique, dans quelle mesure le prix moyen du quota carbone d’une année peut prédire l’évolution de cette performance composite l’année suivante. Cela nous permet d’évaluer si – et pour quels profils – le signal-prix du carbone est effectivement pris en compte par les entreprises dans leurs décisions stratégiques.

Performance conditionnelle au prix du carbone

Nos résultats montrent que l’effet du prix du carbone dépend fortement de la pondération accordée aux deux dimensions de performance. Lorsque la performance est définie principalement selon la rentabilité financière, une hausse du prix du carbone a un effet négatif significatif sur la performance globale. Cela s’explique par le fait que les coûts supplémentaires induits par les quotas érodent la marge opérationnelle.

À l’inverse, lorsque la performance est définie en mettant davantage l’accent sur la réduction des émissions, le lien entre le prix du carbone et la performance devient beaucoup plus faible, voire inexistante. Ce résultat suggère que les entreprises ayant déjà intégré une logique de réduction des émissions peuvent être moins sensibles aux variations du prix du carbone – soit parce qu’elles ont déjà accompli l’essentiel des efforts, soit parce qu’elles réagissent davantage à d’autres types d’incitations (réglementaires, normatives ou réputationnelles).

Incitations alignées

Les investisseurs financiers peuvent intégrer ce type d’indice composite financier environnemental dans leur évaluation des entreprises. Cela leur permettrait d’identifier celles qui sont les plus vulnérables à une hausse du prix du carbone, ou au contraire les plus aptes à aligner performance économique et objectifs climatiques.

Pour les régulateurs du système d'échanges de quotas d'émissions (SEQE-UE), nos résultats confirment l’importance d’accompagner le signal-prix d’un cadre plus structurant : publication obligatoire d’indicateurs intégrés dans le cadre de la directive européenne Corporate Sustainability Reporting Directive (CSRD), mise en place de corridors de prix pour assurer la prévisibilité du marché, ou encore le soutien ciblé aux entreprises qui prennent des risques environnementaux sans retour immédiat sur la rentabilité.

Les citoyens peuvent également jouer un rôle actif en soutenant les initiatives qui rendent visibles les compromis entre rentabilité et réduction des émissions. Par exemple, ils peuvent exiger que les entreprises publient des indicateurs combinés permettant de suivre simultanément leur performance financière et environnementale.

The Conversation

Ethan Eslahi ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

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15.09.2025 à 12:28

Quand Dexter inspire Shein : comment les antihéros transforment la publicité

Frédéric Aubrun, Enseignant-chercheur en Marketing digital & Communication au BBA INSEEC - École de Commerce Européenne, INSEEC Grande École

Les marques s’inspirent des antihéros de séries pour transformer leurs controverses en atouts marketing, exploitant notre tolérance pour neutraliser les critiques.
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L’ambiguïté d’un personnage comme Dexter pose des problèmes quand elle devient un moteur de la publicité.

C’était fatal : le succès de séries mettant en avant des antihéros amoraux infuse dans la communication des entreprises, et notamment dans la publicité. Mais ce qui peut être accepté dans une série mettant en exergue l’ambiguïté humaine peut-il être acceptable quand il est manipulé par des publicitaires ?


Dexter Morgan (Dexter, 2006-2013), le tueur en série « éthique », Walter White (Breaking Bad, 2008-2013), le professeur devenu baron de la drogue, ou Joe Goldberg (You, 2018-2025), le stalker (harceleur) romantique… Ces personnages fascinent les téléspectateurs depuis deux décennies. Mais leur influence dépasse aujourd’hui l’écran : elle transforme les codes publicitaires.

« Je ne suis pas en danger, Skyler. Je suis le danger »

Cette réplique de Walter White dans Breaking Bad illustre parfaitement le succès des antihéros sériels : des personnages moralement ambigus qui franchissent les lignes rouges : ils tuent, trafiquent, harcèlent. Leur particularité ? Ils se présentent comme des justiciers suivant leur propre code moral – distinct des règles sociales et religieuses traditionnelles – tout en nous faisant éprouver de l’empathie pour eux. Désormais, cette nouvelle grammaire narrative inspire aussi certaines marques.

L’art de la transgression assumée

Un des exemples frappants est celui de Shein en 2025. Face aux critiques sur la fast-fashion et à un projet de loi français pénalisant sa promotion, la marque n’a pas choisi la discrétion. Sa campagne « La mode est un droit, pas un privilège » transforme la contrainte en opportunité narrative, se présentant comme victime d’une élite voulant priver les classes populaires d’accès à la mode.

Cette stratégie rappelle directement celle de Dexter Morgan et son fameux « code » : une ligne de conduite personnelle qui justifie ses meurtres en ne s’attaquant qu’aux méchants. Comme Shein avec sa défense de la démocratisation de la mode, Dexter se présente comme un justicier suivant des règles éthiques strictes.


À lire aussi : L’IA dans la publicité : l’humour comme stratégie de légitimation


Mais le parallèle va plus loin. Dexter, malgré son code, cause régulièrement des « dommages collatéraux » – des victimes innocentes qui échappent à sa logique initiale. De même, Shein brandit son éthique de l’accessibilité tout en générant des externalités négatives : pollution, conditions de travail précaires, surconsommation.

Les réactions sur les réseaux sociaux à la campagne Shein illustrent cette tension. L’analyste digitale Audrey Lunique (ATaudreylunique) a décortiqué cette stratégie sur X :

Détourner l’attention au nom d’un pseudo-code moral

Cette analyse révèle exactement le mécanisme de l’antihéros : utiliser un code moral (démocratisation de la mode) pour détourner l’attention des « dommages collatéraux » (exploitation, pollution). Comme Dexter qui justifie ses meurtres par sa lutte contre les « méchants », Shein présente ses pratiques destructrices pour l’environnement et les conditions de travail comme un combat pour la justice sociale.

D’autres marques adoptent ce genre de posture transgressive, comme, par exemple, Balenciaga, qui s’était approprié des codes de l’antihéros avec ses campagnes controversées de 2022. La maison de luxe avait provoqué un tollé en diffusant des photographies montrant des enfants tenant des sacs en forme d’ours équipés d’accessoires BDSM.

Attaquer puis se victimiser

Face aux accusations de sexualisation de mineurs, le directeur artistique Demna s’est d’abord défendu :

« Si j’ai voulu parfois provoquer à travers mon travail, je n’ai jamais eu l’intention de le faire avec un sujet aussi horrible que la maltraitance des enfants. »

Cette défense révèle le même schéma narratif : d’abord revendiquer un « code » artistique supérieur, puis admettre les dégâts quand la pression devient trop forte. Comme les antihéros de fiction, Balenciaga s’est positionné en incomprise, victime d’une société incapable de saisir sa vision créative.

Burger King illustre une version plus subtile de cette logique avec sa campagne « Moldy Whopper » (2020), qui montre délibérément un burger en décomposition. Comme Dexter qui expose la vérité crue de ses victimes, Burger King révèle la réalité de son produit sans conservateurs artificiels. La marque assume la laideur apparente (moisissure) pour revendiquer une supériorité éthique (naturalité).

Trois mécanismes de transfert culturel

Cette appropriation des codes de l’antihéros s’explique par trois phénomènes.

La saturation culturelle d’abord. Les plateformes de streaming ont démocratisé l’accès aux séries, créant un référentiel culturel partagé. Les publicitaires puisent dans ce répertoire pour créer une connivence immédiate avec leurs audiences.

La fatigue de l’authenticité performée ensuite. Après des années de communication corporate lisse, les consommateurs se méfient des discours trop parfaits. L’antihéros publicitaire apparaît paradoxalement plus crédible parce qu’il assume ses défauts. Ce phénomène s’inscrit dans une évolution plus large de la publicité face aux nouvelles technologies, où les marques cherchent constamment de nouveaux codes pour maintenir l’attention.

La légitimation par association culturelle enfin. En adoptant les codes d’œuvres « de prestige », les marques opèrent un transfert de légitimité. Si Walter White peut être fascinant malgré ses crimes, pourquoi Shein ne pourrait-elle pas être acceptable malgré ses controverses ?

L’empathie trouble au service du commerce

Le psychologue Jason Mittell a théorisé la notion d’« empathie trouble » que nous développons envers ces personnages complexes. Cette « empathie trouble »désigne notre capacité à nous attacher à des personnages (ou ici des marques) dont nous désapprouvons les actes. Nous savons que Walter White détruit sa famille, mais nous comprenons ses motivations initiales. Cette ambivalence émotionnelle, fascinante en fiction, devient manipulatoire quand elle sert des intérêts commerciaux dans la réalité.

Le succès durable de Dexter en témoigne : huit saisons initiales, puis New Blood (2021), Original Sin (2024) et Resurrection (2025).

Cette multiplication s’étend aux séries anthologiques comme Monsters (2022-2025), explorant les psychés de tueurs historiques.

Mais cette empathie devient problématique quand elle s’applique aux marques. La fiction nous apprend à suspendre notre jugement moral ; la publicité exploite cette suspension.

Vers un marketing de la transgression ?

Cette tendance soulève des questions cruciales pour l’avenir de la communication commerciale. La normalisation de la transgression publicitaire risque de déplacer les limites de l’acceptable, créant une spirale de surenchère provocatrice.

Les professionnels du marketing doivent développer une réflexivité critique. L’efficacité à court terme d’une campagne provocante doit être mise en balance avec ses externalités sociales : normalisation de comportements problématiques, érosion de la confiance, contribution à un climat de transgression généralisée.

Les séries nous ont appris à accepter la complexité morale. Mais quand cette leçon s’applique aux marques, elle peut devenir un outil de manipulation redoutable. À l’heure où 71 % des consommateurs attendent des marques qu’elles s’engagent sur des sujets de société, cette fascination pour la transgression interroge notre rapport à l’éthique commerciale.

The Conversation

Frédéric Aubrun ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

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15.09.2025 à 12:27

Les leçons marketing d’un chef-d’œuvre télévisuel, « Mad Men »

Albéric Tellier, Professeur Agrégé des Universités en sciences de gestion, Université Paris Dauphine – PSL

Emeline Martin, Maîtresse de conférences en sciences de gestion, Université d’Angers

La série « Mad Men » suit les créateurs et les salariés d’une agence de publicité new-yorkaise, dans les années 1960. Mais ce qu’elle nous dit du marketing et de la publicité va bien au-delà.
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Le surnom « _mad men_ » était donné aux dirigeants et créatifs des agences de publicité situées sur Madison Avenue à New York. Dans la série, les pérégrinations des personnages féminins mettent en évidence les permanences et les transformations des rapports entre femmes et hommes au cours des années 1960. AMC/Arte

Si vous ne l’avez vu, vous pouvez découvrir gratuitement sur Arte une série majeure de la dernière décennie : « Mad Men ». Ses personnages évoluent dans une agence de publicité new-yorkaise dans les années 1960. Au-delà de la fiction, que nous dit cette série sur le monde de la publicité et du marketing ?


Depuis la rentrée, Arte propose gratuitement l’intégrale de la série Mad Men. L’occasion idéale de (re)voir une série acclamée par la critique et d’en apprendre beaucoup sur l’histoire du marketing, ses évolutions et ses dérives.

Créée par Matthew Weiner, Mad Men propose aux spectateurs de suivre les destins croisés des membres de l’agence de publicité new-yorkaise Sterling Cooper et de leurs proches, tous confrontés aux transformations profondes, rapides et parfois brutales de la société américaine. Les 92 épisodes, regroupés en sept saisons, offrent une véritable plongée dans une décennie marquante pour les États-Unis : la séquence inaugurale nous emmène dans un bar de Manhattan en mars 1960, tandis que celle qui clôture la saga se déroule à la fin de l’année 1970 sur les hauteurs d’une falaise californienne. Entre ces deux dates, les personnages devront faire face à de nombreux changements politiques, sociaux, technologiques et culturels, impactant à la fois leurs situations personnelles et leurs activités professionnelles.

Au-delà de ses indéniables qualités qui ont fait l’objet de nombreuses analyses, cette immersion dans l’univers des professionnels chargés de vendre le rêve américain, notamment le directeur de la création Don Draper et la rédactrice-conceptrice Peggy Olson, nous offre une occasion idéale de comprendre l’essor du marketing, ses évolutions récentes et ses travers. Pour cela, les concepteurs se sont appuyés sur des faits et des cas réels, ou tout au moins crédibles. Tout au long des épisodes, les membres de Sterling Cooper travaillent pour des marques comme Chevrolet, Heineken, Heinz, Honda, Kodak, Lucky Strike, Playtex, etc.

Une saga pour comprendre l’essor du marketing…

La décennie couverte par Mad Men est une période charnière pour le marketing, celle où il s’impose définitivement comme une discipline sophistiquée qui doit impérativement être enseignée, et une fonction centrale dans l’entreprise au même titre que la production ou la finance. On assiste ainsi au fil des saisons à la transformation d’un domaine essentiellement pratique, largement nourri des expériences de terrain et des expérimentations des directions commerciales, à un corps de connaissances formalisées, enrichi de travaux de recherche dédiés et des apports d’autres sciences sociales comme la psychologie, la sociologie ou l’économie.


À lire aussi : L’art du marketing selon « Mad Men »


Dans ce contexte, les agences de publicité ne peuvent plus se contenter de concevoir des campagnes et de vendre des espaces publicitaires. Elles doivent se convertir en agences « à service complet », capables de prendre à leur compte des activités d’études de marché et de tests de produits afin de mettre au jour les attentes, freins et motivations d’un consommateur qui n’est pas toujours rationnel. Mais chez Sterling Cooper, la transformation n’est pas aisée car ses responsables ont débuté leur carrière au moment où la communication était avant tout affaire d’intuition et de « génie créatif ».

… et ses transformations

Bien entendu, depuis les années soixante, le marketing a connu d’importantes transformations, avec des contraintes qui s’additionnent, et qui peuvent être résumées en trois grandes périodes :

  • le marketing transactionnel (1950-1980)

  • le marketing relationnel (1980-2000)

  • le marketing expérientiel (2000-…).

Au sein de Sterling Cooper, l’accent est essentiellement mis sur la transaction. Il faut multiplier les ventes en maximisant la valeur de la prestation que le client obtiendra dans l’échange. Dans les années 1980 cependant, les priorités changent. La transaction reste déterminante, mais on cherche à construire des relations durables avec les clients et à conserver leur confiance sur le long terme. Enfin, au début des années 2000, le marketing devient « expérientiel ». Le consommateur est désormais plus individualiste et volatile. Il veut se sentir accompagné, voire choyé, tout au long du processus qui va le mener à l’achat et attend de la consommation qu’elle soit une activité agréable, divertissante mais aussi cohérente avec ses valeurs.

À la lecture de ce découpage chronologique, une question vient immédiatement à l’esprit : la série Mad Men se déroulant dans les années 1960, peut-on l’utiliser pour cerner les évolutions les plus récentes du marketing ?


À lire aussi : Le Moyen Âge a‑t‑il inventé la publicité ?


Des anachronismes bien utiles pour cerner les pratiques du marketing contemporain…

La série a été unanimement saluée pour l’exceptionnelle qualité de sa restitution de l’Amérique des sixties. Pour autant, les concepts et méthodes de marketing qui sont évoqués sont souvent plus en phase avec les connaissances et pratiques actuelles. Paradoxalement, ces anachronismes ajoutent un intérêt supplémentaire à la série.

Les personnages de Mad Men raisonnent et agissent souvent comme le feraient aujourd’hui de nombreux responsables marketing. Dans le dernier épisode de la première saison, Don Draper s’appuie sur le sentiment de nostalgie pour concevoir une campagne de communication, une approche très rare à l’époque mais désormais courante. Plus tard (saison 6, épisodes 1 et 2), il se montrera très en avance sur son temps en proposant aux responsables d’une chaîne hôtelière une approche typique du marketing expérientiel que nous évoquions plus haut :

« Ce que j’ai vécu était très différent des [vacances habituelles]. On ne doit pas vendre une destination géographique. On va vendre une expérience »

Un projet tellement novateur qu’il ne sera pas retenu… Sous la houlette de ce directeur de la création à la fois fascinant et détestable, les équipes de Sterling Cooper seront également amenées à travailler dans des contextes de plus en plus variés et à imaginer des actions inédites pour l’époque mais habituelles aujourd’hui. C’est ainsi que la série Mad Men permet d’aborder le marketing de l’innovation, le marketing social, le marketing public et territorial ou le marketing viral, alors qu’ils n’existaient qu’à un état embryonnaire dans les années 1960.

… mais aussi ses dérives

Loin d’être des « génies » du marketing, les membres de l’agence font parfois des erreurs, n’utilisent pas très bien les méthodes à leur disposition, et sont même parfois guidés par des intentions fort discutables. Quand nous faisons connaissance avec Don Draper, il est à la recherche des moyens qui permettraient au cigarettier Lucky Strike d’éviter une législation jugée trop contraignante et ne semble avoir aucun scrupule à manipuler les clients. Quand nous le retrouvons dans la quatrième saison, en train de tenir un discours engagé et percutant devant les membres d’une association de lutte contre le tabac, nous comprenons rapidement que son intention véritable est de trouver de nouveaux clients au moment où l’agence vit une période bien délicate.

Ainsi, la série Mad Men est un formidable support pour montrer la puissance du marketing mais aussi ses dérives. Celles-ci ne doivent pas être relativisées. Cependant, qu’on veuille critiquer les finalités et pratiques du marketing, les mettre à profit, ou les renouveler pour participer à l’essor d’un marketing responsable, il est nécessaire dans tous les cas de les comprendre. Un objectif que le visionnage de l’intégralité de Mad Men permet d’atteindre.

The Conversation

Les auteurs ne travaillent pas, ne conseillent pas, ne possèdent pas de parts, ne reçoivent pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'ont déclaré aucune autre affiliation que leur organisme de recherche.

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14.09.2025 à 18:05

Le colostrum, premier lait maternel : bénéfices, méconnaissance et croyances

Joël Candau, Professeur émérite en anthropologie, Université Côte d’Azur

Véronique Ginouvès, Ingénieure de recherche, responsable du secteur Archives de la recherche, archives en sciences humaines et sociales, Aix-Marseille Université (AMU)

Les pratiques liées à l’allaitement maternel du bébé – et plus particulièrement le don de colostrum secrété après l’accouchement – varient dans le monde. Ses bienfaits sont pourtant démontrés.
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Les bienfaits de l’allaitement maternel du nourrisson sont démontrés. Pourtant cette pratique varie dans le monde, notamment durant les deux premiers jours suivant l’accouchement, qui correspondent au don de colostrum. Un programme pluridisciplinaire, mené dans sept pays sur quatre continents et qui allie biologie et anthropologie, s’intéresse à ce fluide sécrété par les glandes mammaires.


En 2003, l’Organisation mondiale de la santé (OMS) et le Fonds des Nations unies pour l’enfance (Unicef) ont déployé deux stratégies visant l’initiation à l’allaitement maternel dans la première heure qui suit l’accouchement, ainsi que l’allaitement maternel exclusif pendant les six premiers mois de l’enfant. Ces stratégies étaient fondées sur les multiples bienfaits de l’allaitement maternel pour l’enfant.

Mais, encore aujourd’hui, on observe des disparités géographiques, socioéconomiques et culturelles en matière d’allaitement maternel, notamment au cours des deux premiers jours de l’alimentation du nouveau-né. Cette courte période correspond au don du colostrum, ce liquide jaunâtre sécrété par les glandes mammaires les premiers jours après un accouchement.

C’est avec l’objectif de comprendre ces disparités que nous avons développé entre 2013 et 2016 un programme de recherche fondamentale baptisé « Colostrum » qui a pour objectif d’inventorier et d’analyser les différentes pratiques de don du colostrum dans sept pays de quatre continents : Allemagne, Bolivie, Brésil, Burkina Faso, Cambodge, France et Maroc.

Les bénéfices de l’allaitement maternel pour le nourrisson

Les bienfaits de l’allaitement maternel sont multiples pour le nourrisson. Pratiqué dès la première heure, l’allaitement maternel réduit la mortalité néonatale (jusqu’à 28 jours d’âge) et infantile précoce (jusqu’à 6 mois d’âge). Il favorise également la réduction du risque de surpoids à tous les âges et le développement cognitif, selon des conclusions de l’Agence de sécurité sanitaire (Anses).

Des données suggèrent également d’autres effets positifs de l’allaitement maternel : sur l’immunité, sur les risques de diabète de type 1, de leucémies ou encore d’otites moyennes aiguës (mais seulement jusqu’à l’âge de 2 ans pour ces dernières), d’infections des voies urinaires ou encore d’asthme.

Des avantages aussi pour les parents et pour la mère

Enfin, l’allaitement maternel présente l’avantage économique d’être gratuit et l’avantage psychologique de renforcer le lien entre la mère et l’enfant.

Pour la mère, l’allaitement réduirait le risque de cancer ovarien. Des données scientifiques robustes montrent qu’il prévient le cancer du sein, améliore l’espacement des naissances et pourrait limiter le risque de diabète de type 2 chez la mère.

Peu de données sur le colostrum des premiers jours

On oublie souvent que cet éventail de bienfaits sur le plan de la santé n’est pas dû uniquement au lait maternel. En effet, les premiers jours du nourrissage du nouveau-né, la mère ne lui donne pas du lait mais du colostrum secrété par les glandes mammaires.

Sur le plan nutritif, le colostrum est plus riche en protéines mais plus pauvre en lactose et en lipides. Il se caractérise aussi par une teneur importante en anticorps – à un taux jusqu’à 100 fois plus élevé que dans le lait mature –, en agents anti-infectieux, etc. Bref, sa composition semble particulièrement adaptée pour favoriser le développement du nouveau-né et l’aider à se défendre contre les infections.

Toutefois, les études sur les bienfaits du colostrum restent insuffisantes, surtout dans une perspective bioculturelle.

Malgré le consensus scientifique sur les bienfaits de la pratique de l’allaitement, le colostrum est considéré dans diverses sociétés comme impur et, par conséquent, malsain pour l’enfant, la mère différant l’alimentation au sein jusqu’à ce que le lait s’y substitue.

Anthropologie et biologie du colostrum

Pour comprendre les disparités géographiques, socioéconomiques et culturelles en matière d’allaitement maternel, et notamment celles liées au don du colostrum, notre programme a réuni des chercheurs en sciences sociales et en sciences de la vie.

Notre communauté de chercheurs s’est donné un triple objectif :

  • i) documenter les pratiques et représentations relatives à cette substance,

  • ii) mieux connaître ses propriétés biologiques,

  • iii) contribuer à l’élaboration de messages efficaces de promotion de sa consommation.

Le programme comprenait trois volets : les deux premiers (anthropologique et biologique) concernaient la recherche proprement dite, le troisième (open science) l’archivage des données anthropologiques.

Le volet anthropologique a consisté à mener des enquêtes ethnographiques sur les pratiques et sur les représentations relatives au colostrum dans les sept pays cités afin d’identifier les variables culturelles susceptibles d’expliquer sa consommation ou sa non-consommation.

Le volet biologique comportait deux axes. Le premier, psychobiologique, a porté sur les propriétés sensorielles et fonctionnelles du colostrum chez la souris et dans l’espèce humaine. Le second, immunologique, s’est attaché à l’analyse du potentiel immunologique du colostrum et de son effet sur la prévention des allergies.

La perspective interdisciplinaire a consisté à mettre en regard les données anthropologiques avec la recherche des bénéfices biologiques du colostrum pour la santé de l’enfant et de la mère.

Dans sa globalité, l’ambition du programme était de produire des connaissances utiles aux politiques de santé publique menées dans les pays enquêtés.

Représentations, perceptions sensorielles et psychobiologie

Les données ethnographiques ont confirmé que cet acte a priori entièrement naturel qu’est le don du colostrum est l’objet de forts investissements culturels. Elles ont également montré que ces derniers se traduisent par une mosaïque de pratiques et de représentations qui est elle-même le fruit d’une hybridation et d’une hiérarchisation des savoirs académiques et traditionnels.

Ainsi, les données de terrain de l’étude que nous avons menée dans une maternité de Phnom Penh, la capitale cambodgienne, illustrent combien sont intriqués les savoirs qui circulent autour de la consommation du colostrum.

Extrait d’un entretien auprès d’une femme âgée de 36 ans ayant accouché de son deuxième enfant. Elle évoque sa crainte de ne pas avoir de lait :
« Il tète, mais il n’y a pas de lait. J’ai donné du lait du commerce sinon il va mourir parce que moi, la maman, je n’ai pas de lait. » (Octobre 2014.)

En Bolivie, les mères ont une connaissance fragmentée du colostrum, contrairement au personnel de santé. Certaines notent une différence avec le lait, d’autres connaissent le nom « colostrum », notamment lorsqu’elles ont déjà accouché en milieu hospitalier. D’autres encore utilisent un autre nom. Beaucoup ne savent rien. Plusieurs mères le considèrent comme de l’eau, « aguita », mettant en doute la qualité nutritive du liquide. D’autres craignent qu’il constipe leur bébé.

Autre exemple, au Burkina Faso, le colostrum est désigné par le terme kinndi en fulfulde (langue peule) qui signifie « quelque chose de trouble », « liquide amer » ou encore « liquide impropre ». La première nourriture du nouveau-né est mise en rapport avec les notions de pollution ou encore avec des croyances thérapeutiques (par exemple, le colostrum provoquerait des diarrhées ou des indigestions).

Quant aux données psychobiologiques, elles ont montré que les nouveau-nés s’orientent préférentiellement vers l’odeur du colostrum lorsqu’elle est simultanément présentée avec l’odeur du lait mature. Les effluves du colostrum sont particulièrement attractifs et appétitifs pour les bébés. Âgés de 2 jours, ils préfèrent l’odeur du colostrum à celle du lait mature.

Enfin, sur le plan immunologique, les expériences réalisées chez la souris ont mis en évidence l’impact majeur du colostrum murin sur la croissance du souriceau.

Auprès de grands prématurés, dans un hôpital de Nice

En termes de recherche appliquée, un projet d’étude clinique a été développé sur les bienfaits de l’administration de colostrum humain aux grands prématurés au sein du service de néonatalogie de l’hôpital l’Archet de Nice (Alpes-Maritimes), qui a accueilli le projet Colostrum après l’aval du comité d’éthique.

La présentation des résultats biologiques et anthropologiques aux sages-femmes, puéricultrices et pédiatres a stimulé l’intérêt pour le don de colostrum dans ce service. La mise en œuvre du programme a permis une augmentation significative du don du colostrum aux grands prématurés. Il est passé de 16 % en 2013 à 68 % en 2016. En outre, les mères recueillent du colostrum jusqu’à 5 fois par jour contre 0 à 1 fois auparavant, ce qui a impliqué le développement de pratiques de don artificiel.

Des données ethnographiques sonores accessibles à tous

Cette recherche a également permis le développement d’un volet science ouverte (voir encadré). Les données anthropologiques et administratives de l’ANR Colostrum sont accessibles sur la plateforme de l’enseignement supérieur et de la recherche Calames, en fonction des règles éthiques et juridiques.

Une science ouverte à toutes et à tous

  • Les données ethnographiques sonores de l’« ANR Colostrum » ont été déposées auprès du secteur Archives de la recherche – Phonothèque de la médiathèque de la Maison méditerranéenne des sciences de l’homme (MMSH) d’Aix-Marseille Université.
  • Huit collectes ont été enregistrées en allemand, arabe, espagnol, français, khmer, moré, portugais, tamazight – dans les sept pays des partenaires du programme – soit 92 heures d’enregistrement transcrites et traduites en langue française. Chaque entretien a fait l’objet d’une demande d’autorisation d’utilisation auprès de chaque témoin.

Ce programme peut donc servir de tremplin pour de nouvelles recherches bioculturelles sur cet « or liquide » qu’est le colostrum. L’accès à ces résultats est également rendu possible à tous les citoyens qui le souhaitent, sous réserve des dispositions légales.


Le projet « L’alimentation pré-lactée (don et consommation néonatale du colostrum) : pratiques, représentations et enjeux de santé publique. COLOSTRUM » a bénéficié du soutien de l’Agence nationale de la recherche (ANR), qui finance en France la recherche sur projets. L’ANR a pour mission de soutenir et de promouvoir le développement de recherches fondamentales et finalisées dans toutes les disciplines, et de renforcer le dialogue entre science et société. Pour en savoir plus, consultez le site de l’ANR.

Ce programme a associé huit équipes des universités d’Aix-Marseille, de Bourgogne, de Nice et de Paris Descartes (France), de Francfort (Allemagne), de Pelotas (Brésil) et de Sidi-Mohamed-Ben-Abdellah à Fès (Maroc), ainsi que le Centre national de la recherche scientifique et technologique (CNRST) de Ouagadougou (Burkina Faso) et la maternité de l’hôpital Calmette à Phnom Penh (Cambodge).

Cet article est rédigé dans le cadre du Festival des sciences sociales et des arts d’Aix-Marseille Université. L’édition 2025 « Science & croyances » se tient du 16 au 20 septembre. Pendant le festival, une exposition est consacrée au programme Colostrum à la médiathèque de la Maison méditerranéenne des sciences de l’homme (MMSH).

The Conversation

Joël Candau a reçu des financements de l’Agence nationale de la recherche (ANR).

Véronique Ginouvès a reçu des financements de l'agence bibliographique de l'enseignement supérieur et de la recherche, l'agence nationale de la recherche, la commission européenne, l'institut français d'islamologie.

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14.09.2025 à 12:03

Procès Bolsonaro : le Brésil montre la voie aux pays où la démocratie est attaquée

Jorge Jacob, Professor of Behavioral Sciences, IÉSEG School of Management

Frederico Bertholini, Professeur de Sciences Politiques à l’Institut de Sciences Politiques de l’Université de Brasilia., Universidade de Brasília (UnB)

L’ex-président a été condamné à 27 ans de prison. Malgré les pressions, la justice brésilienne a réussi à faire de ce procès sans précédent un modèle.
Texte intégral (2297 mots)

Malgré d’intenses pressions internes (venant des partisans du président déchu) et externes (exercées par Donald Trump), la justice brésilienne a condamné Jair Bolsonaro à 27 ans de prison pour son rôle dans la tentative de coup d’État du 8 janvier 2023. Bien d’autres pays où les processus électoraux, et même la démocratie au sens large, sont menacés, peuvent trouver dans l’inflexibilité des institutions judiciaires du Brésil une source d’inspiration.


Le Tribunal suprême fédéral (STF, équivalent de la Cour suprême) du Brésil vient de condamner à 27 ans de prison l’ancien président Jair Bolsonaro, qui devient ainsi le premier ex-chef d’État du pays à être condamné pour tentative de coup d’État. Bolsonaro peut encore présenter des recours devant le STF, mais seulement après la publication de l’arrêt écrit, ce qui peut prendre plus d’un mois. Ses avocats envisagent également de saisir des instances internationales, comme la Commission interaméricaine des droits de l’homme. Pour l’instant, il n’a pas été emprisonné et reste à Brasilia, en résidence surveillée, dans l’attente des décisions sur ses recours. Si tous les recours sont rejetés et les condamnations confirmées, il devra purger sa peine en régime fermé, probablement dans une superintendência de la Police fédérale.

Ce jugement marque un tournant dans l’histoire démocratique du pays et offre au monde des leçons importantes sur la manière de freiner les dérives autoritaires et de renforcer les institutions démocratiques.

Le 8 janvier 2023, illustration du rejet de l’alternance par l’extrême droite

L’épisode le plus emblématique des actions putschistes pour lesquelles Bolsonaro a été jugé a eu lieu le 8 janvier 2023, comme je l’ai analysé dans mon article précédent publié sur The Conversation France, au moment où ces événements se déroulaient.

Ce jour-là, des milliers de partisans de Bolsonaro, qui avait été vaincu par le candidat de gauche Lula au second tour de la présidentielle tenu le 30 octobre précédent et dont le mandat avait pris fin le 1er janvier, ont marché vers la Place des Trois-Pouvoirs, à Brasilia. Ils ont envahi et vandalisé le bâtiment du Congrès national, le siège de la Cour suprême et le palais présidentiel. À ce moment-là, il existait des indices, mais pas encore de preuves concrètes, de l’implication directe de Bolsonaro.

Le projet de l’extrême droite brésilienne repose en grande partie sur des stratégies de désinformation sur les réseaux sociaux, souvent fondées sur des récits conspirationnistes. Selon l’analyse de Frederico Bertholini, professeur à l’Université de Brasilia, toute personne (y compris les responsables politiques et les juges) qui s’oppose aux objectifs ou aux tactiques de l’extrême droite est automatiquement étiquetée comme « progressiste », « gauchiste » ou « communiste », même si cette catégorisation ne reflète pas nécessairement la réalité. Ces personnes sont alors présentées par les bolsonaristes comme représentant une menace pour les libertés individuelles des Brésiliens conservateurs et des soi-disant « gens de bien ».

Dans mon précédent article, j’ai montré comment les attaques contre les institutions, menées par l’extrême droite, aggravaient les divisions au sein de la société brésilienne. Elles représentaient un défi non seulement pour le nouveau gouvernement de Lula, mais surtout pour le pouvoir judiciaire. Une question demeurait en suspens : les institutions seraient-elles capables de garantir que la volonté exprimée dans les urnes prévaudrait et que la démocratie tiendrait bon ?

Tentative de renversement de l’ordre démocratique

Après près un peu plus de deux ans d’enquête, le procès s’est donc achevé cette semaine. Dans son vote rendu ce mardi 9 septembre, le juge instructeur de l’affaire au sein de la Cour suprême, Alexandre de Moraes, a estimé que les attaques survenues peu après l’investiture de Lula ne constituaient qu’un élément d’un plan plus vaste, bien coordonné et dirigé par Bolsonaro et son entourage politique d’extrême droite (plusieurs de ses proches ont également été condamnés à des peines de prison ferme).

Les enquêtes menées par la police fédérale et le parquet général du Brésil ont révélé les preuves d’une implication directe de l’ex-président et de ses alliés dans une tentative de renversement de l’ordre démocratique, qui a culminé avec le 8 janvier, mais dont certains des faits les plus graves se seraient produits auparavant.

Selon le parquet, dès la reconnaissance de sa défaite électorale face à Lula, Bolsonaro et ses proches auraient planifié un coup d’État. Les preuves incluent des messages interceptés, des réunions publiques et secrètes, ainsi que des témoignages d’anciens collaborateurs décrivant des plans pour annuler les résultats de la présidentielle, y compris un projet de décret instaurant l’état de siège et un plan visant à assassiner Alexandre de Moraes, Lula et son vice-président, Geraldo Alckmin.

L’implication de Washington

La conclusion du procès, qui survient dans un contexte de fortes tensions internes et internationales, met en lumière la résilience des institutions démocratiques brésiliennes. Face à la possibilité réelle de condamnation de son père, le député fédéral Eduardo Bolsonaro est parti en mars 2025 aux États-Unis pour solliciter un soutien politique de l’administration Trump. Pendant ce séjour (qui continue aujourd’hui encore), il a rencontré des membres du gouvernement états-unien,dénoncé la « persécution politique » visant son père au Brésil (termes qu’il a répétés une fois la condamnation de son père prononcée) et appelé à des sanctions contre le juge Alexandre de Moraes.

Ces démarches ont conduit à des mesures concrètes : Washington a ordonné des droits de douane de 50 % sur les produits brésiliens et des sanctions contre Moraes dans le cadre du Global Magnitsky Act (une loi qui « autorise le président à imposer des sanctions économiques et à refuser l’entrée aux États-Unis aux ressortissants étrangers identifiés comme se livrant à des violations des droits de l’homme ou à des actes de corruption »).

Aligné sur Jair Bolsonaro, avec lequel il partage une idéologie d’extrême droite, des stratégies de communication similaires et des intérêts géopolitiques communs, Donald Trump, qui a déclaré en juillet que son allié était la victime d’une « chasse aux sorcières », a donc exercé des pressions économiques et diplomatiques sur le Brésil. Sans succès. À l’annonce de la condamnation de son allié, Trump a estimé que c’était « très surprenant » et que Bolsonaro était un homme « bon » et « exceptionnel », tandis que le secrétaire d’État Marco Rubio promettait que les États-Unis « réagiraient de façon appropriée ».

Leçons pour les autres pays démocratiques

La condamnation de Bolsonaro pourrait constituer un précédent historique dans la responsabilisation des dirigeants élus au Brésil et ailleurs dans le monde lorsqu’ils attentent à l’ordre démocratique. Pour la France, qui connaît elle aussi une montée de mouvements nourris par la désinformation numérique, le cas brésilien fournit des éléments de réflexion utiles sur la manière de protéger la légitimité électorale et l’indépendance des institutions. Le bon fonctionnement démocratique repose sur un équilibre institutionnel. C’est sans doute la raison pour laquelle ces institutions deviennent des cibles privilégiées des populistes autoritaires.

La fermeté de la Cour suprême brésilienne dans la conduite du procès, malgré les pressions internes et externes, illustre l’importance pour un État de disposer d’institutions autonomes, capables de résister aux menaces diplomatiques ou aux pressions autoritaires.

Une autre leçon essentielle est que les systèmes démocratiques peuvent répondre à des crises institutionnelles sans rompre avec l’État de droit. Le cas brésilien montre qu’il est possible de juger des personnalités politiques puissantes sur la base de preuves solides, en respectant les procédures et la transparence. Cela contraste avec d’autres démocraties fragilisées, où les institutions reculent face à la peur de l’instabilité, comme on l’a vu aux États-Unis ou dans d’autres pays confrontés à la montée du populisme autoritaire. Le Brésil démontre que la stabilité démocratique repose sur la responsabilisation de ses dirigeants, aussi populaires soient-ils, lorsqu’ils s’attaquent à l’ordre républicain.

Fait intéressant : le soutien de Trump à Bolsonaro semble avoir eu l’effet inverse de celui escompté. Les sondages indiquent un renforcement politique de Lula, donné favori pour la prochaine élection présidentielle, qui aura lieu en 2026.

De plus, plus de la moitié des Brésiliens soutiennent l’emprisonnement de Bolsonaro, et une majorité estiment qu’Alexandre de Moraes agit dans le respect de la Constitution. Sur le plan économique, les efforts du gouvernement Lula pour diversifier les marchés d’exportation et réduire la dépendance aux États-Unis commencent à porter leurs fruits, réduisant l’impact des nouvelles taxes promulguées par Washington. Le Mexique, notamment, s’impose comme un partenaire stratégique, capable non seulement d’absorber une part croissante des exportations brésiliennes, mais aussi de servir d’intermédiaire grâce à ses habilitations pour vendre vers des marchés exigeants comme le Japon et la Corée du Sud.

La Une d’un grand journal brésilien, proclamant à l’issue du procès « La démocratie avant tout », est devenue virale sur les réseaux. Le titre détourne le slogan bolsonariste « Le Brésil avant tout, Dieu au-dessus de tous », étroitement lié à la mouvance évangélique. Dans la foulée de la condamnation, des citoyens progressistes ont transformé les rues de Rio de Janeiro en un carnaval hors saison, symbole de célébration et de résistance démocratique.

Les implications du procès de Jair Bolsonaro dépassent donc le seul Brésil : lorsque les institutions démocratiques sont solides et bien conçues, elles peuvent faire barrage aux avancées autoritaires. Avec son passé autoritaire récent (le pays a été gouverné par une junte de 1964 à 1985) et son présent marqué par une résistance institutionnelle, le Brésil montre qu’il est possible de faire face aux pressions et de préserver la démocratie quand elle est attaquée.

The Conversation

Les auteurs ne travaillent pas, ne conseillent pas, ne possèdent pas de parts, ne reçoivent pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'ont déclaré aucune autre affiliation que leur organisme de recherche.

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