30.10.2025 à 15:52
Le cinéma d’horreur, miroir de nos angoisses contemporaines
Texte intégral (2032 mots)

Alors que nous traversons une époque de plus en plus troublée, un constat s’impose : le cinéma d’horreur, lui, se porte à merveille. Ce succès n’a rien d’anodin : il reflète la manière dont les inquiétudes sociétales, toujours plus prégnantes, trouvent dans l’horreur un terrain d’expression privilégié, un miroir révélateur de nos angoisses collectives.
Ces dernières années ont vu émerger nombre de films et de séries rencontrant un véritable engouement, tandis que certains réalisateurs – comme Jordan Peele, Ari Aster ou Jennifer Kent – sont devenus des auteurs plébiscités, voire des figures incontournables du genre.
Les racines du cinéma d’horreur actuel se trouvent dans les productions hollywoodiennes des années 1970. À ce sujet, le critique Jean-Baptiste Thoret relevait que le cinéma de l’époque fut déterminé par la généralisation de la télévision dans les foyers, et de son nouveau registre d’images. Les horreurs du monde extérieur étaient ainsi présentées tous les soirs dans les salons familiaux.
La guerre du Vietnam, les émeutes réprimées de manière sanglante – notamment les sept « émeutes de Watts » aux États-Unis en août 1965 –, les faits divers lugubres s’introduisaient dans le quotidien de tous les Américains, puis de tous les Occidentaux. Le cinéma de possession, l’Exorciste (William Friedkin, 1973), mais aussi les slashers et leurs tueurs barbares arpentant les paisibles zones pavillonnaires (la Dernière Maison sur la gauche, Wes Craven, 1972) en sont des exemples probants : les peurs de la destruction du soi intime et de l’espace domestique furent liées à cette obsession pour un « mal intérieur » que diffusait, incarnait et répandait l’écran de télévision.
Mais c’est aussi, bien sûr, le cinéma de zombies (la Nuit des morts-vivants, George A. Romero, 1968) au postulat très simple : les morts viennent harceler les vivants ; ou, en termes cinématographiques, le hors-champ vient déborder dans le champ. De fait, la décennie posa des bases horrifiques qui sont toujours valides aujourd’hui.
Le cinéma d’horreur est un registre qui tourne toujours autour d’un même sujet : les frontières (d’un monde, d’un pays, d’une maison, d’un corps) sont mises à mal par une puissance insidieuse, puissante, voire surnaturelle.
Le XXIᵉ siècle et la peur des images
Notre siècle se situe de fait dans la continuité des années 1970 qui ont posé les bases du genre. Nous pouvons définir quatre grandes peurs qui traversent toutes les productions horrifiques actuelles : la question du contrôle politique, de son efficience et de ses abus ; la question de l’identité et de la différence ; celle de la violence, de l’agression, voire de la torture ; et, enfin, la peur des médias et de la technologie.
La peur politique est au cœur de nombreuses productions horrifiques. C’est notamment le cas de la saga American Nightmare (James DeMonaco, 2013–2021) qui nous présente une société américaine fondamentalement dysfonctionnelle en raison de ses orientations politiques : une nuit par an, afin de « purger » la société, toutes les lois sont suspendues. Le troisième volet, The Purge : Election Year (James DeMonaco, 2016), ne s’y trompait pas en détournant la casquette du mouvement MAGA sur son affiche promotionnelle.
Mais l’horreur des choix politiques se trouve également au cœur des films apocalyptiques et postapocalyptiques. Qu’ils mettent en scène des zombies, des épidémies ou des extra-terrestres, l’horreur provient bien souvent de l’incapacité institutionnelle à répondre au mal, puis de la violence fondamentale avec laquelle les sociétés se reconstituent ensuite. C’est notamment le cas dans la série The Walking Dead (Frank Darabont, 2010–2022), qui nous présente tout un répertoire de modes de vie collective, en majorité profondément inégalitaires, voire cruelles.
Les questions identitaires, elles, relèvent de l’horreur politique lorsque les films prennent le racisme comme sujet. On retrouve cet aspect dans Get Out (Jordan Peele, 2017), dans lequel de riches Blancs s’approprient les corps d’Afro-Américains afin de s’offrir une seconde jeunesse. Mais c’est aussi le cas, de façon plus générale, du cinéma de possession, qui est toujours un cinéma traitant de problèmes identitaires, du rapport à soi, voire de folie ou de dépression. Possédée (Ole Bornedal, 2012), Mister Babadook (Jennifer Kent, 2014), ou encore Heredité (Ari Aster, 2018) mettent tous en scène des individus combattant un démon – ou une entité maléfique – pour retrouver un sens à leur vie et une stabilité identitaire.
La peur de la violence est peut-être la réponse cinématographique la plus directe aux faits divers qui ont envahi les médias depuis plusieurs décennies. Faits divers ayant même donné naissance à des sous-genres cinématographiques autonomes. Le « torture porn » – illustré par les sagas Saw (depuis 2004), Hostel (2005–2011) et The Human Centipede (Tom Six, 2009–2016), par exemple – est un type de film dont l’objet est la représentation de tortures physiques et/ou psychologiques infligées par un maniaque (ou un groupuscule puissant) à des individus malchanceux. Le « rape and revenge » (« viol et vengeance »), quant à lui, représente, comme son nom l’indique, de jeunes femmes violentées qui prennent leur revanche sur leurs agresseurs, souvent de manière sadique. C’est le cas de films comme Revenge (Coralie Fargeat, 2017) ou la saga I Spit on Your Grave (2010–2015).
Enfin, le dernier territoire que nous mentionnons a fini, selon nous, par englober tous les autres. À notre époque, toute peur est liée à la manière dont nous nous représentons le monde, l’Autre et nous-mêmes, sous la forme d’un simulacre ou via un dispositif technologique intercesseur.
Le réel s’offre à nous à travers des filtres technologiques. Ainsi, c’est toujours à l’écran – télévision, ordinateur ou smartphone – de « rendre réel », de définir ce qui est vrai, et de nous offrir des expériences. Or, nous courons toujours le risque que ces systèmes de représentation abusent de nous et deviennent, à leur tour, oppressants. C’est le postulat même du registre horrifique du « found footage », depuis le Projet Blair Witch (Daniel Myrick et Eduardo Sánchez, 1999), en passant par les sagas Paranormal Activity (2007–2021), REC (2007–2014), ou encore Unfriended (Levan Gabriadze, 2014). Ces films, prenant l’aspect et la forme d’archive retrouvée – bien souvent domestique ou policière –, peuvent centrer leurs récits aussi bien autour de spectres, de tueurs en série ou d’extra-terrestres, car c’est le dispositif d’image lui-même, plus que le monstre, qui crée la matière horrifique.
L’inéluctabilité du mal
Deux phénomènes nouveaux semblent, toutefois, se dégager depuis quelques années. Le premier, par son absence relative dans le cinéma d’horreur, et le second, par son omniprésence.
Il s’agit tout d’abord du cataclysme écologique, que l’on retrouve de façon prégnante dans le cinéma de science-fiction, mais très peu dans les films d’horreur. Cette absence, plutôt que de témoigner d’une incapacité de représentation, relève peut-être d’un enjeu trop mondial pour être abordé par un genre finalement plus attaché à des parcours intimes, à des trajectoires d’individus confrontés à l’horreur, plutôt qu’à des horreurs sociétales.
Bien sûr, le cinéma de zombies ou d’apocalypse traite déjà en substance de cet effondrement civilisationnel, mais il faut que ce soit l’humain qui meure, et non le vivant, la nature ou l’environnement, pour que l’horreur devienne manifeste.
Quelques films, comme le long métrage français la Nuée (Just Philippot, 2020), tentent toutefois de poser la question d’une horreur humaine à partir d’une bascule environnementale. Notons également que la pandémie de Covid-19 n’a pas laissé de trace significative dans le genre horrifique. L’horreur pandémique est déjà présente au cinéma depuis les zombies de la fin des années 1960, lorsque la peur et la paranoïa suscitée par le confinement sont déjà figurées au cinéma à travers le motif de la maison hantée qui nous présente toujours des individus prisonniers d’un espace domestique devenu oppressant, voire létal.
Enfin, l’omniprésence actuelle que nous évoquions est certainement celle de l’inéluctabilité du mal. Alors que le cinéma d’horreur des décennies précédentes était encore un cinéma globalement centré sur le monstre (tueur, démon, alien, spectre, etc.), tangible et donc affrontable, notre époque contemporaine présente des antagonistes qui ne sont rien d’autre qu’une puissance abstraite de destruction.
Des films sortis cette année, comme les Maudites (El Llanto, Pedro Martin-Galero, 2024) ou Vicious (Bryan Bertino, 2025), représentent le mal comme une volonté omniprésente, omnipotente, qui dépasse et qui détruit tous les cadres de protection. La société, la famille, le réel volent en éclats ; et nous, spectatrices et spectateurs, ne pouvons que contempler la longue descente aux enfers d’individus voués au néant.
Ce motif horrifique ne nous semble pas anecdotique, tant il dit quelque chose de notre époque, de ses peurs, voire de son désespoir. Comme dans le cinéma expressionniste allemand des années 1930, une puissance a pris le contrôle de la société, et le cinéma d’horreur actuel semble se résigner à le laisser dramatiquement triompher.
Cet article est publié dans le cadre de la série « Regards croisés : culture, recherche et société », publiée avec le soutien de la Délégation générale à la transmission, aux territoires et à la démocratie culturelle du ministère de la culture.
Jean-Baptiste Carobolante ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.
30.10.2025 à 15:52
Cinéma : le « slasher » chez Wes Craven, ou le retour du refoulé
Texte intégral (1545 mots)

Apparu dans les années 1970, le « slasher » est une catégorie de film d’horreur répondant à une typologie très stricte et particulièrement codifiée. Si le réalisateur Wes Craven n’est pas à proprement parler à l’origine du genre, il y a contribué de façon significative au travers de plusieurs films dont les plus marquants sont sans conteste « les Griffes de la nuit » (1984), où apparaît la figure de Freddy Krueger, et « Scream » (1996) qui lancera la vague des « neo-slashers ».
Le slasher se définit par un certain nombre de figures imposées tant dans le type de personnages mis en scène que par l’histoire qu’il raconte. C’est toujours le récit d’un groupe d’adolescents ayant commis une faute, ou dont les parents ont commis une faute. Ils sont poursuivis par un tueur, systématiquement masqué et qui les tuera avec une arme blanche, toujours la même. Les victimes s’enchaînent alors dans une série de meurtres violents liés à des transgressions adolescentes (consommation de drogues, alcool, relation sexuelle, etc.).
L’héroïne du film, toujours une femme, qui elle n’a commis aucune transgression, affronte le tueur dans un dernier face à face dont elle sortira victorieuse. C’est l’iconique « final girl ». Le tueur, vaincu, laisse généralement entendre qu’il pourrait revenir par une ultime déclaration, un effet de surprise, voir une déclaration humoristique… À titre d’exemple la scène de fin de la Fiancée de Chucky (1998), quatrième volet de la saga, où la poupée tueuse déclare d’un air dépité à celle qui la menace d’une arme : « Vas-y tue moi, je reviens toujours… C’est juste que c’est chiant de mourir. »
Aux origines d’un sous-genre du film d’horreur
Le premier film à porter tous les codes du slasher est Halloween, la nuit des masques (1978), de John Carpenter. La célèbre scène de la douche dans Psychose (1960) en est peut-être la matrice : tous les codes du slasher y sont déjà réunis (une victime féminine poignardée à répétition par un ennemi sans visage). L’autre branche historique du slasher est celle du giallo italien et notamment le célèbre film la Baie sanglante (1971), de Mario Bava, qui porte déjà certains codes, comme les morts violentes et la sexualité.
Si Wes Craven ne rejoint formellement le genre qu’en 1984, son tout premier film, que certains qualifie de « proto-slasher », la Dernière Maison sur la gauche (1972) – lui même un remake du méconnu Jungfrukällan (la Source), d’Ingmar Bergman (1960) – avait posé certains éléments du genre parmi lesquels la violence exacerbée, le rapport entre meurtre et transgression sexuelle, et l’idée d’une héroïne féminine plus forte que ses agresseurs.
En 1984, Wes Craven sort les Griffes de la nuit. Si ce film respecte scrupuleusement tous les codes du genre, on peut voir aussi comment il les tord pour mieux les affirmer. Ainsi le tueur incarné par Freddy Krueger utilise une arme improbable, puisqu’il s’est fabriqué un gant en métal garni de lames de rasoir. Il ne porte pas non plus de masque, mais il a le visage gravement brûlé. La sexualité est présente chez toutes les victimes mais aussi dans le discours de Freddy, et dans son passé de tueur pédophile. C’est d’ailleurs la vengeance des habitants du quartier qui constitue la transgression originelle que les enfants doivent expier.
Il y a quelque chose de pourri au royaume du « slasher »
Dans Scream (1996) et dans les Griffes de la nuit, on retrouve l’idée d’un secret porté par les parents dont les conséquences retombent sur les enfants. Derrière le pavillon idéal d’Elm Street se cachent des meurtriers qui ont brûlé vif un homme et le dissimulent à leurs enfants, même après les premiers meurtres dans le quartier. Dans Scream, c’est plus prosaïquement les mœurs légères d’une mère de famille assassinée et le déni de sa fille vis-à-vis de ces transgressions qui font apparaître le tueur.
On voit qu’il y a dans ces deux cas l’idée d’une société des apparences qui serait en réalité pourrie, et on retrouve la critique du mode de vie américain déjà visible chez Stephen King, par exemple. Derrière un puritanisme d’apparence, se cachent les crimes que l’on dissimule à nos enfants.
Cette thématique récurrente dans le cinéma américain (dans un registre comique, il s’agit d’ailleurs du pitch de Retour vers le futur où un adolescent élevé par une mère stricte se retrouve renvoyé dans le passé pour découvrir qu’elle-même fut une adolescente très libérée) est un point structurant dans les films d’horreur américains et encore plus dans le slasher.
Cette interprétation politique du slasher se voie complétée par une autre interprétation plus universelle et psychanalytique. Par delà la question de l’hypocrisie parentale, c’est celle du refoulement du sexuel dans les sociétés issues des trois monothéismes qui est en jeu. Si la question de la sexualité, en tant qu’elle transforme le corps, peut être perçue universellement comme un sujet d’angoisse, elle ne devient une question morale que quand elle est associée à la notion d’interdit.
Le tueur masqué et sans visage est plus facilement reconnu à son arme qu’à sa tête. Or, l’arme blanche qu’il porte et qui le caractérise n’est-elle pas justement une métaphore phallique ? Le tueur sans visage est alors une allégorie du sexuel, masculin et intrusif, s’opposant à la figure de la jeune femme vertueuse. L’angoisse du spectateur devant l’antagoniste se conçoit alors comme la matérialisation d’une angoisse adolescente, celle de l’entrée dans la sexualité.
Un genre féministe ou conservateur ?
Entre la figure forte de la « final girl » et les transgressions sexuelles à l’origine des meurtres se pose la question récurrente du message porté par les slashers. Ambivalent par nature, il est difficile de dire du slasher s’il est féministe ou conservateur. En nous plaçant régulièrement derrière le masque du tueur, nous nous retrouvons dans la position de celui qui punit, prenant de fait le parti d’une morale conservatrice. Mais, d’un autre côté, on y découvre que la société présentée aux autres personnages comme vertueuse est le plus souvent pourrie par le secret et par le mensonge.
L’héroïne adolescente du film se voit alors prise entre deux mondes d’adultes aussi peu enviables l’un que l’autre et nous rappelle une autre figure culte du cinéma adolescent, dans un tout autre genre, celle de Pauline à la plage (1983), d’Éric Rohmer, où les tartufferies des adultes les décrédibilisent et font comprendre à Pauline qu’elle devra trouver son propre chemin loin des modèles et des figures imposées. Une « final girl » à la française pour ainsi dire…
Maxime Parola ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.
30.10.2025 à 15:50
Gouvernement Lecornu : les enjeux d’une nouvelle décentralisation
Texte intégral (2012 mots)
Sébastien Lecornu a donné jusqu’à ce 31 octobre aux élus locaux pour lui remettre des propositions relatives à la décentralisation. Alors qu’Emmanuel Macron a plutôt « recentralisé » depuis 2017, son nouveau premier ministre promet un « grand acte de décentralisation » visant à redéfinir le partage – souvent confus – des compétences entre les acteurs (État, régions, départements, métropoles, communes, intercommunalités…). Une telle ambition est-elle crédible alors que le gouvernement envisage un budget d’austérité impactant lourdement les collectivités territoriales ?
La décentralisation est l’un des principaux chantiers annoncés par le premier ministre Sébastien Lecornu avant sa démission du 6 octobre et qui a été réaffirmé dès la constitution de son second gouvernement. Depuis l’élection d’Emmanuel Macron à la présidence de la République en 2017, aucune loi n’a poursuivi les trois premiers actes de décentralisation (1982, 2004, 2015). Des formes d’organisation locales et hétérogènes se sont multipliées.
Dans sa déclaration de politique générale, le chef du gouvernement entend mettre fin à cette hétérogénéité en clarifiant le partage des compétences entre l’État et les collectivités. Mais une « rupture » avec la décentralisation telle qu’observée aujourd’hui est-elle possible ?
Décentraliser le pouvoir en France, une histoire longue
On sait que la France est un pays historiquement centralisé, des Capétiens à la monarchie absolue, de la révolution jacobine à la Ve République. L’État hérité de la féodalité est d’abord demeuré centré sur des fonctions dites « régaliennes » : l’armée, la fiscalité, la diplomatie, la police ou la justice, avec, en son cœur, un appareil administratif professionnalisé. À l’ère moderne, l’État s’adosse à la nation, et poursuit sa croissance indépendamment du régime politique (monarchie, république, empire). Il faut pourtant signaler que ce qu’on appelle « l’État-providence » s’est en grande partie développé localement, les initiatives territoriales étant parfois reprises et généralisées par le centre, dès le Second Empire et la IIIᵉ République, dans le domaine de l’assistance et de l’action sociale.
Pourtant, depuis plus de quarante ans, une politique de décentralisation est à l’œuvre. Les trois premières étapes ou premiers moments, que l’on appelle « actes » pour leur donner la puissance de l’action, ont profondément modifié le système de pouvoir et d’action publique. D’abord, au début des années 1980, des régions autonomes ont été créées et les échelons communaux et départementaux renforcés, ces trois collectivités disposant de conseils élus. La fonction publique territoriale est également créée.
En 2003-2004, le second acte a renforcé l’autonomie des collectivités tout en transférant certaines compétences, telle la politique sociale, transférée au département, pleinement responsable. D’aucuns y ont vu l’apparition d’un « département-providence ».
Quant au dernier acte en date, il remonte au quinquennat du socialiste François Hollande : regroupement des régions pour atteindre une taille critique, affirmation des métropoles, clarification du partage de compétences.
Parallèlement à ce processus, l’État n’a cessé de revoir son ancrage territorial, depuis les années 1990. La réforme de l’administration territoriale de l’État (dite RéATE), en 2007, a régionalisé l’action de l’État. À la suite de la crise des gilets jaunes (2018-2019), le gouvernement a déployé une réorganisation territoriale discrète, renforçant l’articulation interministérielle et le rôle du préfet.
En revanche, depuis 2017, la décentralisation n’a plus bougé. Emmanuel Macron n’en a pas fait un axe structurant de ses mandats – lesquels sont même perçus comme recentralisateurs.
Des formes locales très différentes ont finalement proliféré, questionnant le principe initial d’une République « une et indivisible ». Que l’on pense au sinueux bâtissage de la métropole du Grand Paris, aux spécificités des métropoles d’Aix-Marseille ou de Lyon, à la communauté européenne d’Alsace qui a uni, en 2021, deux départements historiques, aux intercommunalités rurales souvent indispensables, au regroupement de communes, au statut spécifique de la Corse intégrée depuis 1768 ou encore à Mayotte refondée en 2025 et à la Nouvelle-Calédonie, dont le statut est actuellement négocié.
Sébastien Lecornu a choisi de remettre en ordre cette nature proliférante, résultant à la fois de la réorganisation de l’État localement et de la décentralisation.
Une « rupture » dans le modèle de partage des compétences ?
Dans sa déclaration de politique générale, le premier ministre a assumé sa volonté de « rupture », clé de la légitimité de son gouvernement et des réformes nécessaires au redressement de la France. S’agit-il également d’une rupture avec l’arrêt de la décentralisation sous Emmanuel Macron ? Pour Sébastien Lecornu, la décentralisation ne doit plus suivre l’ancienne logique de rationalisation et de délégation. Il déclare ainsi :
« Je proposerai un principe simple, celui de l’identification d’un seul responsable par politique publique. Il s’agira soit d’un ministre, soit d’un préfet, soit d’un élu. Il ne faut pas décentraliser des compétences. Il faut décentraliser des responsabilités, avec des moyens budgétaires et fiscaux et des libertés, y compris normatives. »
Si le gouvernement semble tout adéquat pour les politiques régaliennes et les préfets pour leur déploiement, quels élus locaux seront responsables ? Le principe d’un décideur par politique publique imposerait de repenser l’ensemble de l’action publique – c’est un chantier pharaonique.
Car malgré les trois actes de décentralisation, les compétences ne sont pas à ce jour clairement réparties : quel citoyen pourrait clairement savoir à quel niveau de gouvernement s’adresser selon sa demande ? Le rapport Ravignon (2024) évoque une « grande confusion » des citoyens devant cette complexité. Il montre aussi que de nombreuses politiques publiques sont éclatées et dépendent parfois de trois acteurs ou plus, comme le tourisme, la culture ou le développement économique. Cela est également visible dans l’aménagement du territoire, où les évolutions dépendent de l’État, de la stratégie régionale et des départements, voire des intercommunalités et des communes.
Pour certaines politiques, on assiste même à une concurrence entre autorités publiques. Les communes (ainsi que certaines métropoles) disposent de la clause générale de compétences, qui leur permet de toucher à tout sujet dont elles souhaitent s’emparer. On les retrouve ainsi intervenant là où le font déjà l’État (logement, transition écologique…), les régions (développement économique, tourisme…) ou les départements (culture, insertion…).
Notons, par ailleurs, la montée en puissance des métropoles qui s’est faite de manière discrète, notamment par le biais des politiques d’aménagement. Créées en 2010 et généralisées en 2014, désormais au nombre de 21, elles tendent à devenir la nouvelle frontière de l’État-providence, c’est-à-dire l’espace où la modernisation du système social se réalise en regroupant un large éventail de compétences. C’est encore plus vrai lorsque les compétences sociales du département sont intégrées à cet éventail, comme dans le cas de Lyon ou de Paris.
On comprend mieux pourquoi le rapport Woerth de 2024 proposait de recentrer l’action des métropoles. Les compétences sociales, qui représentent une lourde charge, restent principalement à la charge des départements, expliquant souvent leurs problèmes financiers, comme dans le cas emblématique de la Seine-Saint-Denis, soutenue directement par l’État. Une clarification sur ce sujet deviendrait nécessaire, d’autant plus que les départements continuent d’investir le développement économique (pourtant responsabilité de la région depuis l’acte III de la décentralisation, en 2015).
Le regroupement de communes et d’intercommunalités mériterait également de se poursuivre, notamment en zone rurale. Si Matignon souhaite un recentrage de l’État sur les fonctions régaliennes, la question du retrait de l’État de politiques qu’il tend à réinvestir, comme l’urbanisme ou la lutte contre la pauvreté, se pose également. Cela supposera également de penser une nouvelle étape de déconcentration.
Enfin, certaines compétences méritent d’être mieux organisées pour faire face à des défis qui ne feront qu’augmenter dans les années et décennies à venir, à l’instar du grand âge. Mais une telle clarification ne saurait se faire sans base financière durable.
La décentralisation en contexte de crise budgétaire
Pour la première fois, le chantier de la décentralisation revient avec grande ambition, à l’heure de la crise budgétaire. Devant le Sénat, Sébastien Lecornu a affirmé que « le grand acte de décentralisation » s’inscrivait pleinement dans cette problématique financière, qui vient en justifier l’urgence également.
S’il y a « rupture », ce serait dans l’idée que seul un transfert massif « des responsabilités » aux collectivités pourra garantir la hausse des moyens des fonctions régaliennes de l’État, alors que l’effort financier demandé aux collectivités représente au moins 4,6 milliards d’euros selon le gouvernement, mais jusque 8 milliards d’euros selon les élus locaux. Face à cet impératif budgétaire, une décentralisation poussée, de « rupture » est-elle envisageable ? Le projet de loi à venir, vraisemblablement début 2026, saura éclairer ces aspects.
Tommaso Germain ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.
30.10.2025 à 15:49
L’intelligence peut-elle être expliquée par la génétique et l’épigénétique ?
Texte intégral (2212 mots)
Quelle est la part de l’environnement, en particulier social, de l’épigénétique et de la génétique dans les manifestations de l’intelligence (ou des intelligences) chez l’enfant et chez l’adulte ?
Le cerveau humain est un organe fascinant, complexe et remanié en permanence. Au cours du développement de l’embryon, il se développe selon un programme génétique précis. Les cellules souches se divisent, migrent et se différencient en différents types de neurones pour former les réseaux neuronaux qui sous-tendront toutes nos fonctions cognitives, émotionnelles, comportementales et motrices.
Les mécanismes épigénétiques, c’est-à-dire les mécanismes par lesquels une cellule contrôle le niveau d’activité de ses gènes, jouent ici un rôle majeur : méthylation de l’ADN, modification des histones (protéines) et ARN non codants vont soit activer soit réprimer, à la fois dans l’espace et au cours du temps, les gènes nécessaires à la formation et à la migration des neurones, puis à la formation des synapses.
Tandis que le cerveau se construit, chaque neurone reçoit ainsi un ensemble de marques épigénétiques qui déterminent son identité, son activité et sa connectivité aux autres neurones. Ce profil épigénétique, spécifique à chaque type de neurone, se met en place en fonction de signaux environnementaux : contexte hormonal, présence de facteurs morphogéniques (les protéines qui contrôlent la place et la forme des organes), activité électrique naissante. La moindre perturbation peut altérer, cette programmation fine, très sensible non seulement à l’environnement intra-utérin, mais aussi à l’alimentation, voire aux émotions de la future maman.
Des substances comme l’alcool, les drogues, certains médicaments, tout comme les carences alimentaires, peuvent avoir des conséquences durables sur le développement cognitif et émotionnel de l’enfant à naître. Pourquoi ? Parce que les neurones, contrairement à toutes les autres cellules de l’organisme, ne se renouvellent pas. Nous « fonctionnerons » toute notre vie avec les neurones fabriqués in utero.
Le cerveau adulte conserve en réalité une certaine capacité à produire de nouveaux neurones, mais celle-ci est en fait très limitée : jusqu’à 700 neurones par jour. Une goutte d’eau à côté des quelque 86 milliards de neurones qui forment notre cerveau ! Pourtant, cette goutte d’eau joue un rôle crucial. Ces nouveaux neurones vont s’intégrer dans des circuits déjà existants, notamment de l’hippocampe, une structure impliquée dans l’apprentissage et la mémoire. Ce processus participe à la plasticité cérébrale, à la capacité du cerveau à s’adapter aux expériences et à l’environnement.
Pour peu qu’on le fasse travailler, le cerveau continue donc de se construire et surtout de se modifier après la naissance, et ce, durant toute la vie de l’individu… Les mécanismes épigénétiques jouent un rôle important dans ces processus.
L’intelligence, un construit théorique multidimensionnel
Quand on évoque le fonctionnement du cerveau, la première chose qui nous vient à l’esprit est l’intelligence. Dans l’acception populaire, un cerveau performant est un cerveau intelligent. Mais qu’entend-on par là ?
Malgré plus d’un siècle de recherches, l’intelligence reste un concept difficile à définir de manière consensuelle. En 1986, les psychologues américains Sternberg et Detterman demandent à une vingtaine d’experts en psychologie et en sciences cognitives de proposer leur propre définition de l’intelligence. Résultat : aucune définition ne fait consensus, bien que des points de convergence se dessinent autour de l’idée d’adaptation, de résolution de problèmes et d’apprentissage. La tradition psychométrique (l’ensemble des tests et mesures pratiqués en psychologie), dominante au XXe siècle, a réduit l’intelligence à un facteur unique (g) mesuré par différents tests, dont celui de quotient intellectuel (QI).
Bien que ces tests aient une valeur prédictive pour certaines performances scolaires ou professionnelles, ils négligent des dimensions que sont la créativité, les compétences sociales ou émotionnelles. Face à ces limites, des modèles alternatifs ont été proposés.
Ainsi, Gardner a introduit la notion d’intelligences multiples, suggérant l’existence de formes distinctes d’intelligence (logico-mathématique, musicale, interpersonnelle), ou encore Sternberg, qui a développé une théorie triarchique, distinguant intelligences analytiques, créatives et pratiques. Enfin, Goleman a popularisé l’idée d’intelligence émotionnelle, aujourd’hui largement reconnue pour son rôle dans la réussite sociale et professionnelle.
En somme, l’intelligence est un construit théorique multidimensionnel, dont les définitions varient selon les cultures, les disciplines et les objectifs de mesure, mais elles partagent toutes l’idée d’une acquisition ou amélioration de capacités cognitives, spécifiques à chaque type d’intelligence. Les neurosciences cognitives ont aidé à mieux localiser certaines fonctions associées à l’intelligence, mais elles n’ont identifié aucun « centre de l’intelligence » unique dans le cerveau. Les capacités cognitives reposent sur des réseaux distribués, complexes et encore imparfaitement compris.
D’un point de vue scientifique, il semble utile de poser certaines questions : l’intelligence a-t-elle des bases génétiques ? Quelle est la part de l’environnement, en particulier social, de l’épigénétique, dans ses manifestations chez l’enfant et chez l’adulte ? Selon leur discipline, les chercheurs sont enclins à défendre soit une théorie environnementale (pour les sociologues) soit une théorie génétique de l’intelligence, que parfois ils opposent.
Les travaux en la matière ne sont pas neutres, puisqu’ils influencent les politiques publiques en matière d’éducation, après être passés par la moulinette des idéaux politiques de leurs instigateurs.
Que nous apprend la littérature scientifique ?
En tant que phénotype, l’intelligence est définie par les généticiens (de façon assez restrictive) comme une capacité mentale très générale qui inclut le raisonnement, la planification, la résolution de problèmes, la pensée abstraite, l’apprentissage rapide et la capacité à tirer des leçons de l’expérience. Afin d’évaluer cette capacité, on utilise le concept statistique d’intelligence générale (ou facteur g). Le facteur g représente la capacité cognitive commune à toutes les tâches mentales. Cela signifie qu’une personne performante dans un domaine cognitif (mémoire ou raisonnement) tend à l’être aussi dans d’autres. Le facteur g résume, ou mesure, cette covariation des performances.
Les études sur les jumeaux et sur les familles montrent que l’intelligence présente un taux d’héritabilité d’environ 50 %. Ce taux ne dit pas que l’intelligence est héritée à 50 %, mais que 50 % de ce qui fait varier l’intelligence est dû au génotype. Il soutient l’idée selon laquelle l’intelligence est en partie due à des effets génétiques. Un autre résultat complète ce propos, puisque le taux d’héritabilité de l’éducation passe de 29 % à 17 % lorsque les effets génétiques indirects (pour résumer, l’environnement créé par les parents) sont retirés du calcul, ou que l’on compare le taux d’héritabilité de l’éducation entre enfants adoptés et non adoptés. Cela soutient l’idée que l’environnement contribue aussi à la structure phénotypique de l’intelligence. En réalité, ces calculs devraient réconcilier sociologues et généticiens puisqu’ils disent que l’intelligence est à la fois génétique et environnementale, ce dont les généticiens que nous sommes sont absolument convaincus !
L’intelligence étant en partie déterminée par la génétique, la quête des gènes impliqués a commencé. Trois études génomiques (GWAS) ont identifié respectivement 187, 148 et 205 loci (des emplacements de gènes sur les chromosomes) potentiellement impliqués dans ce phénotype. Il est donc clair qu’il n’existe pas un gène de l’intelligence. Il existe un grand nombre de variantes génétiques indépendantes, chacune d’entre elles représentant une infime proportion de la variation de l’intelligence. Sans surprise, les variants génétiques associés aux résultats des tests d’intelligence sont des gènes liés à la neurogenèse, la différenciation des neurones et des oligodendrocytes (qui fabriquent la myéline) et surtout, la synapse.
La recherche sur les déficiences intellectuelles (DI), et la mise en évidence de gènes associés, est d’une grande aide dans cette quête génétique de compréhension de l’intelligence.
Les généticiens ont répertorié au moins 1 700 formes de déficience intellectuelle qui impliquent un gène majeur. Ces DI peuvent être associées ou non à d’autres syndromes (comme l’autisme). Or, l’épigénétique joue un rôle central dans la régulation de nombreux gènes impliqués dans la DI. Dans le syndrome de l’X fragile, le gène FMR1, qui code une protéine régulant la traduction locale d’ARNm au niveau des synapses – fonction essentielle à la communication neuronale – est éteint par hyperméthylation de son promoteur (le segment d’ADN qui contrôle l’expression du gène). Aucune mutation dans la partie codante du gène n’est observée, mais la protéine n’est plus produite. Les syndromes de Rett ou d’Angelman sont des modèles majeurs de DI épigénétiquement déterminée.
Enfin, il a été récemment montré que des ARN non codants (ne conduisant pas à la production d’une protéine) sont aussi responsables de cas de DI. Il s’agit de petits ARN impliqués dans la machinerie moléculaire qui permet la maturation des ARNm, afin qu’ils puissent, eux, être traduits en protéine. L’existence et l’importance de ces variants non codants ouvrent de nouvelles perspectives pour tous les malades dont la DI n’est pas expliquée par des mutations génétiques, soit environ 50 % des cas.
Le cerveau reste « plastique » tout au long de la vie, et les mécanismes épigénétiques sont des contributeurs forts de cette plasticité. Ils modulent l’expression des gènes impliqués dans la structuration et dans la réorganisation des circuits neuronaux.
Ainsi, nos connexions synaptiques évoluent constamment en fonction de ce que nous vivons, ressentons ou apprenons, permettant au cerveau de s’ajuster continuellement à son environnement. Cependant cette précieuse capacité d’adaptation peut être altérée. Lorsque les mécanismes épigénétiques sont déréglés (par l’âge, par le stress chronique, par l’inflammation…), la plasticité cérébrale s’affaiblit voire disparaît. Cette dégradation est impliquée dans le développement de maladies neurodégénératives (Alzheimer ou Parkinson), de troubles du neurodéveloppement (spectre autistique) et de certains cancers cérébraux. Les recherches récentes soulignent à quel point épigénétique et santé mentale sont étroitement intriquées.
Cet article est publié dans le cadre de la Fête de la science (qui a eu lieu du 3 au 13 octobre 2025), dont The Conversation France est partenaire. Cette nouvelle édition porte sur la thématique « Intelligence(s) ». Retrouvez tous les événements de votre région sur le site Fetedelascience.fr.
Corinne Augé a reçu des financements de l'INCa et La Ligue
Stéphane Mortaud ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.
30.10.2025 à 15:44
Stabilité affichée, risques cachés : le paradoxe des (cryptoactifs) « stablecoins »
Texte intégral (2110 mots)

Présentés comme des ponts entre la finance traditionnelle et l’univers des cryptoactifs, les « stablecoins » (jetons indexés) prétendent révolutionner la monnaie et la finance. Pourtant, ils portent en germe une double menace : la fragilisation de l’ordre monétaire, fondé sur la confiance, et de l’ordre financier, en créant de nouveaux canaux de risque.
Les « stablecoins » sont des « jetons qui ont pour objectif de pallier la forte volatilité des cryptoactifs traditionnels grâce à l’indexation de leur valeur sur celle d’une devise ou d’un panier de devises (dollar, euro, yen) dans un rapport de 1 : 1, ou encore sur une matière première (or, pétrole) » ainsi que nous l’expliquons dans notre ouvrage avec Nadia Antonin. Pour chaque unité de stablecoin émise, la société émettrice conserve en réserve une valeur équivalente, sous forme de monnaie fiduciaire ou d’actifs tangibles servant de garantie.
On peut distinguer trois types de stablecoins en fonction du type d’ancrage :
Les stablecoins centralisés, où l’ancrage est assuré par un fonds de réserve stocké en dehors de la chaîne de blocs (off chain).
Les stablecoins décentralisés garantis par d’autres cryptoactifs, où le collatéral est stocké sur la chaîne de blocs (on chain).
Les stablecoins décentralisés algorithmiques.
Fin octobre 2025, la capitalisation de marché des stablecoins atteint 312 milliards de dollars (plus de 269 milliards d’euros), dont 95 % pour les stablecoins centralisés. Nous nous concentrons sur ces derniers.
Genius Act vs MiCA
Concernant la composition des réserves, les réglementations diffèrent selon les pays. La loi Genius, adoptée par le Congrès des États-Unis en juillet 2025, dispose que chaque stablecoins de paiement doit être garanti à 100 % par des actifs liquides, principalement des dollars américains, des bons du Trésor ou des dépôts bancaires. Il prévoit également des rapports mensuels détaillés et un audit annuel obligatoire pour les grands émetteurs.
Dans l’Union européenne (UE), le règlement MiCA impose des conditions beaucoup plus strictes. Il exige que les actifs soient entièrement garantis par des réserves conservées dans des banques européennes et soumis à des audits indépendants au moins deux fois par an.
Stabilité du système monétaire fragilisée
            Bien que plus « stables » en apparence que d’autres cryptoactifs, les stablecoins échouent à satisfaire les trois principes qui, selon la littérature monétaire institutionnelle, définissent la stabilité d’un système monétaire : l’unicité, l’élasticité et l’intégrité.
Historiquement, le principe d’unicité garantit que toutes les formes de monnaie 
– billets, dépôts, réserves… – sont convertibles à parité, assurant ainsi une unité de compte stable. Les stablecoins, émis par des acteurs privés et non adossés à la monnaie centrale, mettent fin à cette parité : leur valeur peut s’écarter de celle de la monnaie légale, introduisant un risque de fragmentation de l’unité monétaire.
Le principe d’élasticité renvoie à la capacité du système monétaire à ajuster l’offre de liquidités aux besoins de l’économie réelle. Contrairement aux banques commerciales, qui créent de la monnaie par le crédit sous la supervision de la banque centrale, les émetteurs de stablecoins ne font que transformer des dépôts collatéralisés : ils ne peuvent ajuster la liquidité aux besoins de l’économie.
Le principe d’intégrité suppose un cadre institutionnel garantissant la sécurité, la transparence et la légalité des opérations monétaires. Les stablecoins échappent à la supervision prudentielle, exposant le système à des risques de blanchiment, de fraude et de perte de confiance.
La question des réserves
L’existence et la qualité des réserves sont fragiles. Il faut garder à l’esprit que les actifs mis en réserve ne sont pas équivalents à la monnaie banque centrale : ils sont exposés aux risques de marché, de liquidité et de contrepartie.
Aux États-Unis, les émetteurs (comme Tether ou Circle) publient des attestations périodiques, mais ne produisent pas d’audit en temps réel. Rappelons qu’en 2021, Tether s’était vu infliger une amende de 41 millions de dollars (plus de 35 millions d’euros) par la Commodity Futures Trading Commission des États-Unis, pour avoir fait de fausses déclarations sur la composition de ses réserves. Les réserves sont souvent fragmentées entre plusieurs juridictions et déposées dans des institutions non réglementées.
À lire aussi : Où placer les stablecoins parmi les cryptoactifs ?
Le modèle économique des émetteurs de stablecoins repose sur la rémunération de leurs réserves. Il va de soi qu’ils n’ont aucun intérêt à détenir des actifs sûrs et à faible rendement. Imaginons que survienne une annonce qui sèmerait le doute sur la qualité des réserves. En l’absence d’accès aux facilités de la banque centrale ou à une assurance-dépôts, une perte de confiance se traduirait mécaniquement par une panique et un risque de perte d’ancrage.
Cette fragilité mine l’une des fonctions essentielles de la monnaie : la réserve de valeur.
Instrument de dollarisation et de colonisation monétaire
Les stablecoins apparaissent comme un instrument de dollarisation et une menace pour la souveraineté monétaire des États. En 2025, 99,0 % des stablecoins sont adossés au dollar en termes de capitalisation de marché. En diffusant des stablecoins adossés au dollar dans les économies émergentes ou faiblement bancarisées, les stablecoins favorisent une dollarisation numérique qui érode la souveraineté monétaire des banques centrales.
Pour l’UE, le risque est celui d’une colonisation monétaire numérique : des systèmes de paiement, d’épargne et de règlement opérés par des acteurs privés extra-européens. Les stablecoins conduisent également à une privatisation du seigneuriage – la perception de revenus liés à l’émission de monnaie, normalement perçus par la Banque centrale européenne (BCE). Les émetteurs de stablecoins captent la rémunération des actifs de réserve sans redistribuer ce rendement aux porteurs. Ce modèle détourne la fonction monétaire : la liquidité publique devient une source de profit privé, sans contribution à la création de crédit ou à l’investissement productif.
Risque de crise financière systémique
L’interconnexion entre stablecoins et finance traditionnelle accroît le risque systémique. En cas de perte de confiance, un mouvement de panique pourrait pousser de nombreux détenteurs à échanger leurs stablecoins, mettant en péril la capacité des émetteurs à rembourser. Or, les détenteurs ne sont pas protégés en cas de faillite, ce qui renforce le risque de crise systémique.
Le marché des stablecoins est très lié au marché de la dette souveraine états-unienne. La demande supplémentaire de stablecoins a directement contribué à l’augmentation des émissions de bons du Trésor à court terme (T-bills) aux États-Unis et à la baisse de leur rendement. La liquidation forcée de dizaines de milliards de T-bills perturberait le marché états-unien de la dette à court terme.
Risque de crédit et de fraude
Les stablecoins accroissent le risque de crédit, car comme les autres cryptoactifs, ils offrent un accès facilité à la finance décentralisée. Or, les possibilités d’effets de levier – autrement dit d’amplification des gains et des pertes – sont plus forts dans la finance décentralisée que dans la finance traditionnelle.
Mentionnons le risque de fraude : selon le Groupe d’action financière (Gafi), les stablecoins représentent désormais la majeure partie des activités illicites sur la chaîne de blocs, soit environ 51 milliards de dollars (44 milliards d’euros) en 2024.
Les stablecoins fragilisent la souveraineté des États, introduisent une fragmentation monétaire et ouvrent la voie à de nouvelles vulnérabilités financières. Pour l’Europe, l’alternative réside dans le développement d’une monnaie numérique de banque centrale, où l’innovation se conjugue avec la souveraineté. La vraie innovation ne réside pas dans la privatisation de la monnaie, mais dans l’appropriation par les autorités monétaires des outils numériques.
Cette contribution est publiée en partenariat avec les Journées de l’économie, cycle de conférences-débats qui se tiendront du 4 au 6 novembre 2025, au Lyon (Rhône). Retrouvez ici le programme complet de l’édition 2025, « Vieux démons et nouveaux mondes ».
Céline Antonin ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.