16.11.2025 à 15:38
Pourquoi le XXIe siècle sera « le siècle des animaux »
Texte intégral (1792 mots)
Au XXe siècle, les combats pour plus d’égalité ont permis à de nombreux groupes sociaux de devenir des sujets de droit. Cette progression vers davantage d’inclusivité pourrait faire du XXIe siècle le siècle des animaux. Mais comment les intégrer dans nos textes de loi ? Si les animaux ont des droits, ont-ils aussi des devoirs ?
Dans cet extrait de son essai « Par effraction. Rendre visible la question animale », aux éditions Stock/Philosophie magazine (2025), la politiste Réjane Sénac sonde ces questions.
Au XXe siècle, les mobilisations contre les inégalités ont eu pour point commun de revendiquer que chaque humain soit reconnu et traité comme un égal, dans la dénonciation des effets imbriqués du sexisme, du racisme et des injustices économiques et sociales. Pour cela, elles ont remis en cause l’animalisation de certains groupes humains, qu’il s’agisse des femmes, des personnes racisées, des personnes en situation de handicap et/ou des « pauvres ». L’animalisation a en effet été une des justifications centrales de l’exclusion hors de la citoyenneté active de ces groupes d’individus renvoyés à leur prétendue incapacité à être du côté de la raison du fait de leurs « qualités » et missions dites naturelles. L’objectif a été d’intégrer ces groupes dans la communauté des égaux en les faisant passer de l’autre côté de la barrière instaurée entre l’animalité et l’humanité. La légitimité et les conséquences de cette barrière ont ainsi été abordées à travers le prisme de l’émancipation humaine, et non celui de la domination des animaux non humains.
Dans l’approche antispéciste, le statut moral accordé aux animaux leur confère une reconnaissance comme sujets de droit, non pas pour accéder à des droits équivalents à ceux des humains (par exemple le droit de vote ou de mariage), mais à des droits adaptés à leurs besoins. L’enjeu est alors de penser la cohabitation la plus juste possible des intérêts, potentiellement divergents, des différentes espèces, humaines et non humaines. Dans Considérer les animaux. Une approche zooinclusive, Émilie Dardenne propose une démarche progressive dans la prise en compte des intérêts des animaux, au-delà de l’espèce humaine.
Elle présente des pistes concrètes de transition aux niveaux individuel et collectif, qui vont de la consommation aux choix de politique publique en passant par l’éducation et la formation. Elle propose des outils pratiques pour aider à porter des changements durables. Au niveau individuel, la zooinclusivité consiste par exemple à prendre en compte les besoins de l’animal que l’on souhaite adopter et l’engagement – financier, temporel… – qu’une telle démarche engendrerait avant de prendre la décision d’avoir un animal dit de compagnie. Au niveau des politiques publiques, la zooinclusivité prendrait par exemple la forme de l’inscription des droits des animaux dans la Constitution afin de ne pas en rester à une proclamation de leur reconnaissance comme « des êtres vivants doués de sensibilité » (article 515 du Code civil depuis 2015) ou des « êtres sensibles » (article L214 1 du Code rural depuis 1976), mais de permettre qu’ils acquièrent une personnalité juridique portant des droits spécifiques et adaptés. Le rôle fondamental de la Constitution est à ce titre soulevé par Charlotte Arnal, animaliste, pour qui « un projet de société commence par une Constitution, les animaux faisant partie de la société, elle doit les y intégrer ». Cette mesure, qu’elle qualifie de symbolique, « se dépliera aussi concrètement dans le temps, dans les tribunaux ». C’est dans cette perspective que Louis Schweitzer, président de la Fondation Droit Animal, Éthique et Sciences (LFDA), a pour ambition de faire de la Déclaration des droits de l’animal proclamée à l’Unesco en 1978, et actualisée en 2018 par la LFDA, un outil pédagogique diffusé dans les lieux publics et les écoles, puis qu’elle soit transposée dans la loi.
À travers Animal Cross, une association généraliste de protection animale, qu’il a cofondée en 2009 et qu’il préside, Benoît Thomé porte aussi cet horizon. Il défend l’intégration d’un article 0 comme base à notre système juridique, qui serait formulé en ces termes : « Tous les êtres vivants, domaines de la nature, minéral, humain, végétal, animal, naissent et demeurent libres et égaux en devoirs et en droits. » À l’argument selon lequel on ne peut pas accorder de droits aux animaux car ils ne peuvent pas assumer de devoirs, il répond que « les animaux font plus que leurs devoirs avec tout ce qu’ils font pour nous et les autres êtres vivants. Les êtres humains se privent d’une belle vie en ne voyant pas la beauté des relations avec les animaux ». Il cite le philosophe Tom Regan, auteur entre autres du célèbre article « The Rights of Humans And Other Animals » en 1986, pour préciser que, si l’on pose le critère de l’autonomie rationnelle comme une condition de l’accès aux droits moraux, il faut le refuser à tous les humains dépourvus de cette caractéristique, comme les bébés et les déficients intellectuels graves. Le critère plus inclusif de la capacité à ressentir des émotions étant celui qui est retenu pour les humains, en vertu de l’exigence de cohérence, il est alors logique, selon lui, d’attribuer des droits à tous les êtres sentients, qu’ils soient humains ou non.
Benoît Thomé souligne son désaccord avec Tom Regan sur le fait de considérer les animaux comme des patients moraux et non des agents moraux au sens où, comme les personnes vulnérables, les enfants ou les personnes en situation de handicap, ils auraient des droits mais ne pourraient pas accomplir leurs devoirs. Il souligne que les animaux accomplissent « leurs devoirs envers nous, êtres humains, et envers la nature et les écosystèmes pour les animaux sauvages, naturellement et librement, et non comme un devoir. Il faut donc “désanthropiser” ce concept pour le comprendre au sens de don, service rendu aux autres êtres vivants, participation aux écosystèmes ». Il précise que c’est « le sens de l’histoire » d’étendre les droits « de la majorité aux plus vulnérables », cela a été le cas pour les humains, c’est maintenant l’heure des animaux non humains.
Sans nier la réalité historique de l’animalisation des personnes ayant une déficience intellectuelle, des voix telles que celles des philosophes Licia Carlson et Alice Crary invitent le mouvement antispéciste à être vigilant vis-à-vis de « l’argument des cas marginaux » pour justifier l’extension de la considération morale aux animaux non humains. En écho aux critiques de la philosophe et militante écoféministe Myriam Bahaffou sur l’usage de l’analogie avec le sexisme et le racisme dans le discours antispéciste, elles pointent une instrumentalisation de la figure du handicap mental pouvant paradoxalement renforcer les processus de déshumanisation qu’il prétend combattre.
Le lien entre l’agrandissement de la communauté politique et juridique au XXe siècle et les questions posées au XXIe siècle par la question animale est également abordé par Amadeus VG Humanimal, fondateur et président de l’association FUTUR. Il inscrit les revendications antispécistes dans une continuité historique en précisant que « le cercle de compassion ne fait que s’agrandir, à travers les droits civiques au XIXe siècle puis les droits des femmes au XXe et ceux des animaux au XXIe siècle ». Le XXIe siècle sera donc « le siècle des animaux », l’enjeu est de « repousser le nuage du spécisme en proposant une nouvelle vision du monde ». Sans minorer le poids actuel, notamment électoral, de l’extrême droite et du populisme, il considère que c’est « un backlash temporaire », comme cela a été le cas pour les groupes humains exclus des droits de l’homme. Selon lui, l’ombre qui a longtemps occulté les droits des animaux se dissipera progressivement. De la même manière que la décision du 21 février 2021 du tribunal administratif de reconnaître l’État responsable d’inaction face à la lutte contre le réchauffement climatique est considérée comme une victoire écologique historique, qualifiée d’Affaire du siècle, il ne doute pas que, concernant la question animale, l’« Affaire du steak » viendra.
Réjane Sénac ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.
13.11.2025 à 17:20
Infrastructures côtières menacées : comment mieux évaluer les risques climatiques pour mieux les anticiper ?
Texte intégral (2415 mots)
Élévation du niveau de la mer, intensification des tempêtes… La concentration d’infrastructures sur le littoral les place en première ligne face au changement climatique. Les risques sont nombreux : paralysie des transports, coupures d’électricité, ruptures d’approvisionnement. De quoi inviter à mieux mesurer ces vulnérabilités pour mieux anticiper et prévenir les impacts. Ce travail est aujourd’hui compliqué par des données souvent partielles, des méthodes trop diverses et l’absence d’un cadre commun pour bien appréhender le risque.
La fin du mois d’octobre 2025 a été marquée par le passage dévastateur, dans les Caraïbes, de l’ouragan Melissa. Le changement climatique a rendu ce type d’événement quatre fois plus probable, selon une étude du Grantham Institute de l’Imperial College London. En plus de la soixantaine de morts déplorés à ce stade, le coût des dégâts engendrés a déjà été estimé à 43 milliards d’euros.
De nombreuses grandes agglomérations, ainsi que des ports, des zones industrielles et des infrastructures critiques, se trouvent en milieu littoral. 40 % de la population mondiale vit à moins de 100 kilomètres des côtes et 11 % dans des zones côtières de faible altitude – à moins de 10 mètres au-dessus du niveau marin. Ce phénomène s’explique en partie par la facilité d’accès aux échanges maritimes ainsi qu’aux ressources naturelles telles que l’eau et la pêche, et au tourisme.
Mais avec l’élévation du niveau de la mer et l’intensification des tempêtes, cette concentration d’infrastructures sur le littoral se retrouve en première ligne face au changement climatique. Transports paralysés, coupures d’électricité, ruptures d’approvisionnement… les risques sont plus divers et amplifiés.
La mesure de ces vulnérabilités s’impose pour anticiper les effets économiques, environnementaux et sociaux et, surtout, prévenir les ruptures. Mais comment prévoir l’impact du changement climatique sur les infrastructures côtières sans adopter un référentiel commun du risque ?
Des catastrophes climatiques de plus en plus coûteuses
Sous l’effet du changement climatique, de la montée du niveau des mers et de l’érosion qui rend les côtes plus fragiles, les tempêtes, cyclones et inondations côtières gagnent en fréquence et en intensité. Les infrastructures littorales sont particulièrement exposées à ces phénomènes extrêmes, avec des bilans humains et économiques toujours plus lourds.
En 2005, l’ouragan Katrina a submergé 80 % de La Nouvelle-Orléans et causé plus de 1 800 morts et 125 milliards de dollars (soit 107,6 milliards d’euros) de dégâts, dévastant des centaines de plates-formes pétrolières et gazières ainsi que plus de 500 pipelines. En 2019, le cyclone Idai a ravagé le Mozambique, entraînant 1 200 victimes, 2 milliards de dollars (1,7 milliard d’euros) de dommages et la paralysie du port de Beira. Deux ans plus tard, des pluies diluviennes en Allemagne, Belgique et Pays-Bas ont inondé villes et campagnes, avec pour conséquences : routes coupées, voies ferrées détruites, réseaux d’eau hors service et les transports ont mis plusieurs semaines à se rétablir.
Au-delà des dommages, ces catastrophes provoquent des interruptions d’activité des services produits par les infrastructures, et laissent moins de temps pour les reconstructions étant donné leur fréquence accrue.
Plus préoccupant encore, il existe des effets en cascade entre secteurs étroitement liés. Une défaillance locale devient le premier domino d’une chaîne de vulnérabilités, et un incident isolé peut tourner à la crise majeure. Une route bloquée par une inondation côtière, une panne d’électricité, sont autant de possibles impacts sur la chaîne d’approvisionnement globale. Faute de mesures adaptées, les dommages engendrés par les inondations côtières pourraient être multipliés par 150 d’ici à 2080.
Il y a donc urgence à mesurer les fragilités des infrastructures côtières de manière comparable, rigoureuse et transparente. L’enjeu étant de mieux anticiper les risques afin de préparer ces territoires économiques vitaux aux impacts futurs du changement climatique.
Vers un langage commun pour mesurer les risques
Estimer les potentiels points de rupture des infrastructures côtières n’est pas évident. Les données sont souvent partielles, les méthodes utilisées dans les études souvent diverses, les critères peuvent être différents et il manque généralement d’un cadre commun. Cela rend la prise de décision plus complexe, ce qui freine les investissements ciblés.
Pour bâtir un référentiel commun, une solution consisterait à mesurer les risques selon leur matérialité financière. Autrement dit, en chiffrant les pertes directes, les coûts de réparation et les interruptions d’activité.
L’agence Scientific Climate Ratings (SCR) applique cette approche à grande échelle, en intégrant les risques climatiques propres à chaque actif. La méthodologie élaborée en lien avec l’EDHEC Climate Institute sert désormais de référence scientifique pour évaluer le niveau d’exposition des infrastructures, mais aussi pour comparer, hiérarchiser et piloter les investissements d’adaptation aux risques climatiques.
Ce nouveau langage commun constitue le socle du système de notations potentielles d’exposition climatique (Climate Exposure Ratings) développé et publié par la SCR. Celle-ci s’appuie sur cette échelle graduée de A à G pour comparer l’exposition des actifs côtiers et terrestres. Une notation de A correspond à un risque minimal en comparaison avec l’univers d’actifs alors que G est donné aux actifs les plus risqués.
Les résultats de la SCR montrent ainsi que les actifs côtiers concentrent plus de notations risquées (F, G) et moins de notation à faible risque (A, B). En d’autres termes, leur exposition climatique est structurellement supérieure à celle des autres infrastructures terrestres.
Risque bien évalué, décisions éclairées
Dans le détail, la méthode de quantification du risque physique élaborée par l’EDHEC Climat Institute consiste à croiser la probabilité de survenue d’un aléa avec son intensité attendue. Des fonctions de dommage relient ensuite chaque scénario climatique à la perte potentielle selon le type d’actif et sa localisation. Pour illustrer cela, nous considérons par exemple qu’une crue centennale, autrement dit avec une probabilité d’occurrence de 1 % par an, correspond à une intensité de deux mètres et peut ainsi détruire plus de 50 % de la valeur d’un actif résidentiel en Europe.
Ces indicateurs traduisent la réalité physique en coût économique, ce qui permet d’orienter les politiques publiques et les capitaux privés. Faut-il construire ? Renforcer ? Adapter les infrastructures ? Lesquelles, en priorité ?
L’analyse prend aussi en compte les risques de transition : effets des nouvelles normes, taxation carbone, évolutions technologiques… Un terminal gazier peut ainsi devenir un « actif échoué » si la demande chute ou si la réglementation se durcit. À l’inverse, une stratégie d’adaptation précoce améliore la solidité financière et la valeur de long terme d’une infrastructure exposée aux aléas climatiques.
S’adapter est possible : l’exemple de l’aéroport de Brisbane
La résilience pour une infrastructure représente la capacité à absorber un choc, et à se réorganiser tout en conservant ses fonctions essentielles. En d’autres termes, c’est la capacité pour ces actifs à revenir à un fonctionnement normal à la suite d’un choc.
L’initiative ClimaTech évalue les actions de résilience, de décarbonation et d’adaptation selon leur efficacité à réduire le risque et leur coût. Cette approche permet de limiter le greenwashing : seules les mesures efficaces améliorent significativement la notation d’un actif sur des bases objectives et comparables. Plus on agit, mieux on est noté.
L’aéroport de Brisbane (Australie), situé entre océan et rivière, en est un bon exemple. Des barrières anti-crues et la surélévation des pistes ont réduit à hauteur de 80 % le risque d’inondations pour les crues centennales. L’infrastructure a ainsi gagné deux catégories sur l’échelle de notation SCR : une amélioration mesurable qui accroît son attractivité.
Le cas de Brisbane révèle qu’investir dans la résilience des infrastructures côtières est possible, et même rentable. Ce modèle d’adaptation qui anticipe les dommages liés aux catastrophes climatiques pourrait être généralisé, à condition que les décideurs s’appuient une évaluation des risques fiable, cohérente et lisible comme celle que nous proposons.
Face au changement climatique, les infrastructures côtières sont à un tournant. En première ligne, elles concentrent des enjeux économiques, sociaux et environnementaux majeurs. Leur protection suppose une évaluation rigoureuse, comparable et transparente des risques, intégrant matérialité financière et évolution climatique. Une telle approche permet aux acteurs publics et privés de décider, d’investir et de valoriser les actions concrètes : rendre le risque visible, c’est déjà commencer à agir.
Anthony Schrapffer, PhD ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.
13.11.2025 à 09:55
Pesticides : quand les équipements censés protéger exposent davantage
Texte intégral (1857 mots)

Peu adaptés aux conditions de travail réelles des agriculteurs, les équipements censés les protéger des expositions aux pesticides se révèlent bien souvent inefficaces voire même néfastes. La discipline de l’ergotoxicologie tâche de remédier à cela en travaillant auprès des premiers concernés.
Alors que la loi Duplomb a été adoptée, ouvrant la voie à la réintroduction de pesticides interdits et à la remise en cause de garde-fous environnementaux, un angle mort persiste dans le débat public : qui, concrètement, est exposé à ces substances, dans quelles conditions, et avec quelles protections ?
Loin des protocoles théoriques, la réalité du terrain est plus ambivalente. Porter une combinaison ne suffit pas toujours à se protéger. Parfois, c’est même l’inverse. Une autre approche de la prévention s’impose donc en lien avec les personnes travaillant en milieu agricole.
Avec le programme PESTEXPO (Baldi, 2000-2003), en observant le travail en viticulture en plein traitement phytosanitaire, une réalité qui défiait le bon sens est apparue : certaines personnes, pourtant équipées de combinaisons de protection chimique, étaient plus contaminées que celles qui n’en portaient pas.
Grâce à des patchs cutanés mesurant l’exposition réelle aux pesticides, l’équipe de l’Université de Bordeaux et de l’Institut national de la santé et de la recherche médicale (Inserm) a confirmé un phénomène aujourd’hui bien documenté : la perméation, c’est-à-dire la traversée des tissus protecteurs par les molécules chimiques.
Sous l’effet de la chaleur, de l’humidité et de l’effort, la combinaison piégeait en fait les pesticides à l’intérieur du vêtement, empêchant leur évaporation et créant un effet piège, favorisant leur contact prolongé avec la peau. Ce n’était pas seulement un échec de protection : c’était un facteur aggravant.
Cette situation soulève une question centrale : comment des équipements conçus pour protéger peuvent-ils exposer davantage ?
Une protection illusoire imposée… et mal pensée
Les équipements de protection individuelle (EPI) portés par les agriculteurs relèvent en grande partie d’une conception industrielle. Leur homologation repose sur des tests réalisés en laboratoire, par les fabricants eux-mêmes, selon des protocoles standardisés dans des conditions semi-contrôlées, déconnectées du travail réel. Les conditions extrêmes du terrain – chaleur, humidité, densité – et les variabilités du travail ne sont pas prises en compte.
Dans les exploitations, ces équipements sont portés sur des corps en action : monter et descendre du tracteur, passer sous les rampes, manipuler les tuyaux, se faufiler entre les rangs, porter des charges, travailler au contact des machines ou de végétaux abrasifs. Les combinaisons ne suivent pas toujours ces gestes. Elles peuvent gêner la précision, limiter l’amplitude, se coincer ou se déchirer. Et parce qu’elles sont conçues sur un gabarit standardisé, elles s’ajustent mal à la diversité des morphologies, notamment des femmes, pour qui la coupe, la longueur ou l’encombrement des tissus rendent certains mouvements plus difficiles, voire plus risqués.
Pourtant, la réglementation impose le port de ces équipements. En cas de contrôle, ou d’accident, la responsabilité incombe aux propriétaires ou aux gestionnaires de l’exploitation. Cette logique repose sur une fiction rassurante : le port d’un EPI serait une protection suffisante. La réalité est tout autre.
Les personnes qui travaillent au contact des pesticides le savent bien. Lors des manifestations, on a pu entendre le slogan « Pas d’interdiction sans solution », qui résume bien leur colère : trop de normes, trop peu de moyens pour les appliquer.
Porter une combinaison étanche, par 30 °C, retirer ses gants à chaque étape, se rincer entre deux manipulations, tout en assurant la rentabilité de l’exploitation… Cela relève souvent de l’impossible. De plus, les combinaisons sont pour la plupart à usage unique, mais compte tenu de leur coût, elles peuvent être réutilisées de nombreuses fois.
On ne peut pas simplement reprocher aux agriculteurs et agricultrices de ne pas faire assez. C’est tout un système qui rend la prévention inapplicable.
L’ergotoxicologie : partir de l’activité réelle pour mieux prévenir
Face à ces constats, l’ergotoxicologie propose un autre regard. Issue de la rencontre entre ergonomie et toxicologie, cette approche s’attache à comprendre les situations d’exposition telles qu’elles se vivent concrètement : gestes, contraintes, matériaux, marges de manœuvre, savoirs incorporés. Elle repose sur une conviction : on ne peut pas prévenir sans comprendre le travail réel.
Dans notre démarche, nous utilisons des vidéos de l’activité, des mesures d’exposition, et surtout des temps de dialogue sur le travail, avec et entre les travailleurs et travailleuses. Ce sont elles et eux qui décrivent leurs gestes, les développent, et proposent des ajustements. Nous les considérons comme des experts de leurs expositions.
Dans le projet PREVEXPO (2017-2022), par exemple, un salarié de la viticulture expliquait pourquoi il retirait son masque pour remplir la cuve et régler le pulvérisateur :
« Il était embué, je n’y voyais rien. Je dois le retirer quelques secondes pour éviter de faire une erreur de dosage. »
Ce type de témoignage montre que les choix en apparence « déviants » sont souvent des compromis raisonnés. Ils permettent de comprendre pourquoi la prévention ne peut pas se réduire à une simple application de règles abstraites ou générales.
Co-construire les solutions, plutôt que blâmer
En rendant visibles ces compromis, les personnes concernées peuvent co-construire des pistes de transformation, à différentes échelles. Localement, cela peut passer par des ajustements simples : une douche mobile, un point d’eau plus proche et assigné aux traitements, un nettoyage ciblé du pulvérisateur ou du local technique, des sas de décontamination entre les sphères professionnelle et domestique, une organisation du travail adaptée aux pics de chaleur.
Encore faut-il que l’activité de protection soit pensée comme une activité en soi, et non comme un simple geste ajouté. Cela implique aussi de créer les conditions d’un dialogue collectif sur le travail réel, où risques, contraintes et ressources peuvent être discutés pour mieux concilier performance, santé et qualité du travail.
Mais cela va plus loin : il s’agit aussi d’interroger la conception des équipements, les normes d’homologation et les formulations mêmes des produits.
Faut-il vraiment demander aux agriculteurs et agricultrices uniquement de porter la responsabilité de leur exposition ? Ces réflexions dépassent leur seul cas. La chaîne d’exposition est en réalité bien plus large : stagiaires personnels et familles vivant sur l’exploitation, saisonniers et saisonnières qui passent en deçà des radars de l’évaluation des risques, mécaniciens et mécaniciennes agricoles qui entretiennent le matériel, conseillers et conseillères agricoles qui traversent les parcelles… Sans parler des filières de recyclage, où des résidus persistent malgré le triple rinçage.
Faut-il leur imposer à toutes et tous des EPI ? Ou repenser plus largement les conditions de fabrication, de mise sur le marché, d’utilisation et de nettoyage des produits phytopharmaceutiques ?
L’ergotoxicologie ne se contente pas de mesurer : elle propose des objets de débat, des images, des données, qui permettent de discuter avec les fabricants, les syndicats, les pouvoirs publics. Ce n’est pas une utopie lointaine : dans plusieurs cas, les travaux de terrain ont déjà contribué à alerter les agences sanitaires, à faire évoluer les critères d’évaluation des expositions, ou à modifier des matériels et équipements agricoles.
Ni coupables ni ignorants : un savoir sensible trop souvent ignoré
Contrairement à une idée reçue, les personnes qui travaillent dans l’agriculture ne sont pas ignorantes des risques. Elles les sentent sur leur peau, les respirent, les portent parfois jusque chez elles. Certaines agricultrices racontent que, malgré la douche, elles reconnaissent l’odeur des produits quand leur partenaire transpire la nuit.
Ce savoir sensible et incarné est une ressource précieuse. Il doit être reconnu et pris en compte dans les démarches de prévention. Mais il ne suffit pas, si l’organisation, les équipements, les produits et les règles restent inadaptés et conçus sans tenir compte du travail réel.
Prévenir, ce n’est pas culpabiliser. C’est redonner du pouvoir d’agir aux personnes concernées, pour qu’elles puissent faire leur métier sans abîmer leur santé au sens large et celle de leur entourage. Et pour cela, il faut les écouter, les associer, les croire, et leur permettre de contribuer à la définition des règles de leur métier.
Dans le contexte de la loi Duplomb, qui renforce l’autorisation de produits controversés sans se soucier des conditions réelles d’usage, ce travail de terrain collaboratif et transdisciplinaire est plus que jamais nécessaire pour une prévention juste, efficace, et réellement soutenable.
📽️ Le film documentaire Rémanences, disponible sur YouTube (Girardot-Pennors, 2022) illustre cette démarche collaborative en milieu viticole.
Alain Garrigou a reçu des financements de ANR, ECOPHYTO
Fabienne Goutille ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.
12.11.2025 à 16:37
Faut-il partager ou épargner les terres ? Pourquoi le dilemme agriculture-biodiversité est dépassé
Texte intégral (2838 mots)

Ce dilemme ne vous dit peut-être rien, mais il a constitué une question centrale chez tous ceux qui veillent à la protection de la biodiversité. C’est celui du land sparing ou du land sharing.
Depuis plus de vingt ans, un débat anime les chercheurs qui travaillent sur la protection de la biodiversité : faut-il séparer les espaces agricoles des espaces naturels, ou les faire cohabiter ? Ce débat oppose deux visions connues sous les termes anglais land sparing (épargner les terres) et land sharing (partager les terres).
Formulé au milieu des années 2000 par des chercheurs de l’Université de Cambridge, ce dilemme part d’une idée simple :
soit on intensifie la production agricole sur des surfaces restreintes, pour préserver le reste des terres pour la nature (sparing),
soit on intègre des pratiques plus favorables à la biodiversité directement dans les champs (sharing), par exemple via l’agriculture biologique, l’agroforestierie, ou d’autres formes de diversification des cultures.
Pourquoi opposer agriculture et biodiversité ?
Dans la logique du land sparing, agriculture et biodiversité sont pensées comme deux mondes séparés : l’un occupe l’espace productif, l’autre les zones mises à l’écart. L’agriculture y est vue comme l’adversaire du vivant. Et dans l’état actuel des pratiques, ce constat n’est pas infondé. Le rapport mondial de la Plateforme intergouvernementale pour la biodiversité et les services écosystémiques (IPBES) rappelait en 2019 que l’agriculture était le principal facteur de pression sur les écosystèmes, du fait de l’intensification des pratiques, de la pollution, et de la fragmentation des paysages qu’elle engendrait.
Une réalité confirmée par un rapport récent
- Le rapport EAT-Lancet publié il y a quelques jours confirme cette responsabilité à une échelle plus globale. Il montre que les systèmes alimentaires figurent parmi les principaux moteurs du dépassement de plusieurs limites planétaires, notamment pour la biodiversité, l’usage des terres et les cycles de l’azote et du phosphore. Pour la première fois, ce rapport propose des « limites alimentaires sûres » qui relient directement nos modes de production et de consommation à la stabilité écologique de la planète.
Au milieu des années 2000 et 2010, des travaux, comme ceux des zoologues anglais Rhys Green en 2005 puis Ben Phalan en 2011, concluaient ainsi que le land sparing était la meilleure stratégie pour préserver les espèces. Ces travaux ont eu un large écho, confortant l’idée que l’intensification agricole « durable » pourrait sauver la biodiversité.
Mais entre land sparing et land sharing, faut-il vraiment choisir ? Des travaux récents montrent plutôt qu’aucune de ces deux options n’est une solution miracle généralisable partout, et qu’il est de plus en plus nécessaire de dépasser l’opposition stricte entre agriculture et nature.
Quand les modèles rencontrent la réalité
Les critiques du land sparing se sont de fait accumulées au fil des années. Les modèles initiaux reposaient sur des hypothèses simplificatrices : ils ignoraient les coûts sociaux et environnementaux de l’intensification. Or, intensifier l’agriculture suppose en général des intrants (engrais, pesticides, semences améliorées), de la mécanisation lourde et des infrastructures de marché. Cela favorise souvent les grandes exploitations au détriment des petits producteurs, qui peuvent être marginalisés, expulsés ou contraints de coloniser de nouvelles terres. De plus, certaines pratiques liées à l’intensification, comme la promotion des organismes génétiquement modifiés, renforcent le contrôle de certaines grandes firmes sur la production agricole.
Ces modèles simplifiaient aussi le rôle de la biodiversité. Pourtant celle-ci fournit de nombreux services écosystémiques essentiels à l’agriculture et aux sociétés : pollinisation, régulation des ravageurs, qualité de l’eau, stockage du carbone… L’agriculture intensive maximise souvent la production alimentaire, mais peut aussi générer des risques pour la santé ou les activités humaines.
Une agriculture intensive qui appauvrit également notre résilience alimentaire
- L’agriculture intensive réduit largement la diversité des espèces et des variétés cultivées, érodant ainsi la diversité génétique de notre système alimentaire et agricole. Cette réalité peut entraîner la disparition de cultures présentant des propriétés nutritionnelles uniques, des capacités d’adaptation aux aléas climatiques et d’autres valeurs potentiellement déterminantes pour le futur. La perte de ce type de biodiversité qui soutient notre système alimentaire amplifie le risque d’épidémies et d’infestations parasitaires ainsi que la vulnérabilité de la chaîne de valeur alimentaire aux chocs climatiques, commerciaux et tarifaires.
Les tentatives d’évaluation économiques montrent de fait que la valeur de ces services dépasse souvent de plusieurs fois celle des produits agricoles eux-mêmes. Par exemple, la valeur annuelle des services écosystémiques des forêts françaises surpasse largement le revenu issu de leur exploitation. Fonder les stratégies sur la seule valeur marchande des produits agricoles est donc une démarche incomplète.
Le land sparing présente également des limites face aux changements globaux. Les polluants agricoles – engrais et pesticides – ne restent pas confinés aux champs. Ils contaminent les cours d’eau et les sols, et peuvent même être transportés dans l’atmosphère, jusqu’à être détectés dans des nuages à des centaines de kilomètres des zones cultivées.
Ainsi, les zones protégées ne garantissent pas toujours la survie des espèces : par exemple, les grenouilles rousses (Rana temporaria) et les crapauds communs (Bufo bufo) déclinent dans certaines régions d’Europe, car les pesticides utilisés dans les champs voisins contaminent leurs habitats aquatiques. Les abeilles sauvages et domestiques subissent également les effets des néonicotinoïdes, réduisant la pollinisation et perturbant les services écosystémiques essentiels à l’agriculture.
De plus, l’argument central du sparing – « produire plus pour convertir moins » – ne se vérifie pas toujours. Les économistes parlent alors d’effet rebond ou « Jevons paradox » : augmenter la productivité peut accroître la rentabilité des terres agricoles, incitant à en exploiter davantage au lieu d’en libérer. Ce phénomène a été documenté dans plusieurs études, notamment en Amérique latine ou en Asie du Sud-Est, où l’intensification locale de la culture de soja ou de palmier à huile a alimenté la déforestation importée.
Mais le land sharing n’est lui non plus pas exempt de limites. Intégrer la biodiversité directement dans les champs – par exemple, à travers l’agroforesterie caféière en Amérique latine, des bandes fleuries pour les pollinisateurs en Europe, ou des haies favorisant les auxiliaires de culture – peut améliorer à la fois la production et la biodiversité.
Cependant, ces pratiques ne suffisent pas toujours à protéger les espèces. Certaines espèces très spécialisées, comme les oiseaux forestiers de la forêt humide du Costa Rica ou certaines abeilles sauvages européennes, ont besoin de grands habitats continus ou de corridors connectés entre les zones naturelles pour survivre : des bandes fleuries ou quelques arbres isolés dans les champs ne leur apportent pas ce dont elles ont besoin.
Autre limite souvent pointée : la productivité. Les critiques du land sharing se sont concentrées sur le fait que les pratiques favorables à la biodiversité – comme l’agroforesterie, les haies ou les bandes fleuries – peuvent réduire légèrement les rendements agricoles par hectare. Si ces rendements ne suffisent pas à couvrir les besoins alimentaires ou économiques, cela pourrait théoriquement pousser à exploiter davantage de surface agricole, réduisant ainsi l’espace disponible pour la nature. Par exemple, certaines études en Europe centrale montrent que l’intégration de bandes fleuries ou de haies peut diminuer de 5 % à 10 % la surface cultivable productive. Dans ce cas, si les agriculteurs compensent en étendant leurs cultures sur d’autres terres, le gain pour la biodiversité pourrait être annulé.
Enfin, le succès du sharing dépend fortement de l’adhésion et de la capacité des agriculteurs à appliquer ces pratiques. Sans soutien technique, économique ou incitatif, les bandes fleuries ou l’agroforesterie peuvent être abandonnées après quelques années, et l’impact sur la biodiversité disparaît.
Un débat qui s’enrichit
Aujourd’hui, la recherche montre que sparing et sharing ne sont pas des solutions exclusives, mais deux pôles d’un continuum d’options. Selon les contextes, les deux approches peuvent se combiner. Protéger des zones à haute valeur écologique reste essentiel, mais il est tout aussi crucial de rendre les paysages agricoles plus accueillants pour la biodiversité et d’aménager des corridors écologiques entre zones protégées trop petites pour assurer seules la survie de certaines espèces.
Par exemple, une étude récente souligne que de 20 % à 25 % au moins d’habitat semi-naturel par kilomètre carré sont nécessaires dans les paysages modifiés par l’être humain pour maintenir les contributions de la nature aux populations humaines. En deçà de 10 %, la plupart des bénéfices fournis par la nature sont presque complètement perdus.
Mais œuvrer à des pratiques agricoles hospitalières pour la biodiversité ne signifie pas qu’il faille renoncer à améliorer les rendements. Cela ne signifie pas non plus que « tout ne se résout pas à l’échelle de la parcelle ou de la ferme ».
Dans certaines régions, maintenir une productivité suffisante est nécessaire pour réduire la pression sur les terres. L’enjeu est donc de l’inscrire dans une stratégie multifonctionnelle, combinant protection d’espaces naturels, diversification agricole et politiques alimentaires.
L’agroécologie propose des pratiques concrètes : associer cultures et arbres, maintenir haies et prairies, ou diversifier les rotations. Ces actions soutiennent à la fois la production et les services écosystémiques essentiels, comme la pollinisation, la régulation des ravageurs et la fertilité des sols. Par exemple, introduire des bandes fleuries ou des haies favorise les prédateurs naturels des insectes nuisibles : dans certaines cultures maraîchères européennes, cela a permis de réduire jusqu’à 30 % l’incidence des ravageurs tout en maintenant les rendements.
À l’inverse, l’agriculture intensive peut parfois voir ses rendements diminuer : l’usage répété de pesticides favorise la résistance des ravageurs, et les systèmes monoculturaux sont plus vulnérables aux aléas climatiques, comme la sécheresse ou les vagues de chaleur. L’agriculture de conservation, qui limite le labour et favorise le développement de couvertures végétales, peut ainsi augmenter la production tout en préservant la santé des sols, alors que le labour intensif et l’usage accru d’intrants conduisent souvent à une dégradation progressive du sol.
Une synthèse de 95 méta-analyses, couvrant plus de 5 000 expériences à travers le monde, montre que ces pratiques augmentent en moyenne la biodiversité de 24 % et la production de 14 %. De manière complémentaire, 764 comparaisons dans 18 pays indiquent que des rendements équivalents ou supérieurs à ceux de l’agriculture conventionnelle sont souvent possibles, même si cela dépend du contexte et des pratiques adoptées.
Les baisses de production restent généralement limitées et sont fréquemment compensées par d’autres bénéfices écosystémiques. Autrement dit, diversifier les cultures est réalisable et peut être gagnant-gagnant dans de nombreux cas, mais il n’existe pas de solution universelle.
Enfin, les politiques agricoles doivent dépasser la seule logique du rendement pour inclure des indicateurs de bien-être humain, d’équité sociale et de résilience écologique. Cela suppose d’impliquer les agriculteurs et les communautés locales dans la définition des priorités, plutôt que d’imposer des modèles dits « universels ».
Dans une étude que nous avons publiée en 2025, nous avons voulu dépasser le faux dilemme entre intensification et partage. Nous montrons que se focaliser uniquement sur les rendements agricoles est une impasse : cela occulte les coûts cachés des systèmes alimentaires (estimés à plus de 10 000 milliards de dollars, ou 8,6 milliards d’euros, en 2020 en équivalent pouvoir d’achat).
Par exemple, les systèmes agricoles actuels utilisent de grandes quantités d’eau, qui peuvent limiter et polluer l’accès à l’eau potable des personnes, générant des coûts qui sont imputés à d’autres secteurs, comme celui de la santé. De la même manière, ces systèmes agricoles produisent de plus en plus de situations de malnutrition, de famine ou d’obésité, qui ont des coûts énormes pour les sociétés qui doivent les assumer. D’autres coûts sur les écosystèmes (par émission de gaz à effet de serre, par exemple) doivent également être pris en compte.
Nos travaux soulignent qu’une approche centrée sur le rendement risque d’accélérer la perte de biodiversité et d’agrobiodiversité, tout en renforçant la dépendance des petits producteurs aux intrants et aux grandes firmes. Or les transitions agricoles ne sont pas de simples choix techniques. Ce sont des processus socio-écologiques, qui engagent des questions de pouvoir, de justice et de culture. On les observe, par exemple, dans les zones dites de frontière agricole, où des populations autochtones, ou premières nations, sont déplacées par les porteurs de nouveaux modèles techniques, avec toutes les conséquences sociales engendrées par ces déplacements.
Un tournant pour la science et les politiques
Le débat entre land sparing et land sharing a eu le mérite d’ouvrir une réflexion structurante sur les liens entre agriculture et biodiversité. Mais les solutions ne passent pas par des choix binaires. La réalité impose de penser la durabilité à travers des solutions hybrides et contextualisées qui intègrent les dimensions écologiques, sociales et économiques.
En fin de compte, la question n’est pas seulement « Comment produire plus avec moins », mais « Comment produire mieux, avec et pour la biodiversité ». C’est ce changement de perspective qui peut réellement orienter les transitions agricoles vers des systèmes à la fois productifs, justes et respectueux du vivant.
Sarah Jones is part-funded by CGIAR donors, through the CGIAR Multifunctional Landscapes and Policy Innovations science programs.
Bruno Rapidel et Damien Beillouin ne travaillent pas, ne conseillent pas, ne possèdent pas de parts, ne reçoivent pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'ont déclaré aucune autre affiliation que leur poste universitaire.
11.11.2025 à 16:43
Les cigognes et les goélands transportent des centaines de kilos de plastique depuis les décharges jusqu’aux zones humides d’Andalousie
Texte intégral (1839 mots)

Le plastique ne se déplace pas seulement par le vent ou la mer. En Andalousie, des milliers d’oiseaux en deviennent les livreurs involontaires, reliant les décharges humaines aux zones naturelles protégées.
L’image d’oiseaux envahissant les décharges et se nourrissant de nos déchets suscite des inquiétudes quant à ce qu’ils mangent réellement. On sait, par exemple, que ces animaux peuvent mourir après avoir ingéré du plastique. Mais ce qui est moins connu, c’est ce qu’il advient ensuite de ces plastiques avalés et comment ils peuvent affecter d’autres organismes partageant le même écosystème.
Notre groupe de recherche étudie depuis plusieurs années le transport de graines et d’invertébrés par les oiseaux aquatiques. Cependant, nous trouvions souvent du plastique, du verre et d’autres produits d’origine anthropique dans les pelotes de réjection – des boules rejetées contenant des restes organiques non digestibles – et dans les fientes que nous analysions. Nous nous sommes donc demandé : et s’ils transportaient aussi du plastique ?
La pollution plastique est l’une des menaces auxquelles notre société est confrontée. Si elle a été largement étudiée dans les écosystèmes marins, les informations sur la provenance et l’impact du plastique dans les zones humides, comme les lacs ou les marais, restent limitées.
Comment les oiseaux transportent-ils les plastiques ?
Dans de nombreux endroits, des oiseaux comme les cigognes, les goélands ou les hérons garde-bœufs effectuent chaque jour le même trajet. Ils se nourrissent dans les décharges puis se déplacent vers les zones humides pour se reposer. Là, ces espèces régurgitent des pelotes contenant le matériel impossible à digérer, comme les plastiques. Elles agissent ainsi comme des vecteurs biologiques, et leur comportement entraîne une accumulation de plastiques dans les zones humides utilisées pour le repos.
Mais quelle est l’ampleur de ce phénomène ?
Pour répondre à cette question, nous nous sommes concentrés sur trois espèces d’oiseaux courantes dans les décharges andalouses : le goéland brun, le goéland leucophée et la cigogne blanche. Nous avons suivi des individus équipés de GPS et prélevé des pelotes de réjection dans les zones humides reliées aux décharges par leurs déplacements.
Après avoir quantifié le plastique en laboratoire, nous avons finalement combiné les données GPS, les recensements des espèces et l’analyse des pelotes de réjection afin d’estimer la quantité de plastique transportée par l’ensemble de la population. Le travail et le traitement des échantillons réalisés dans le cadre du projet ont été présentés dans un documentaire consacré au transport de plastique par les oiseaux vers les zones humides aquatiques.
Des centaines de kilos de plastique chaque année
La lagune de Fuente de Piedra, à Málaga, est célèbre pour sa colonie de flamants roses. Il s’agit d’une lagune endoréique, c’est-à-dire que l’eau y entre par des ruisseaux mais n’en sort pas, ce qui entraîne une concentration de sels et de tout polluant qui y pénètre, y compris les plastiques.
En hiver, des milliers de goélands bruns venus se reproduire dans le nord de l’Europe s’y rassemblent. Nous estimons que cette population importe en moyenne 400 kg de plastique par an vers cette zone humide classée Ramsar, provenant des décharges des provinces de Málaga, Séville et Cordoue.
Une autre étude récente menée dans le Parc naturel de la baie de Cadix nous a permis de comparer les trois espèces mentionnées, qui fréquentent les mêmes décharges et partagent le parc naturel comme zone de repos. Au total, nous avons constaté que ces espèces transportaient environ 530 kg de plastique par an vers les marais de la baie de Cadix, mais chacune le faisait d’une manière légèrement différente.
Différences entre cigognes et goélands
La cigogne, plus grande, transporte davantage de plastique par individu que les goélands, car ses pelotes de réjection sont plus volumineuses. Cependant, le facteur le plus déterminant pour évaluer l’impact de chaque espèce reste le nombre d’individus effectuant le trajet entre la décharge et la zone humide. Dans notre étude, c’est encore une fois le goéland brun qui déplaçait le plus de plastique (285 kg par an), en raison de son abondance durant l’hiver.
La corrélation directe entre la fréquence des visites aux décharges et la distance à celles-ci est évidente, tant chez les goélands que chez les cigognes. Les écosystèmes situés à proximité des décharges sont donc les plus exposés à ce problème.
Notre étude montre également que les différences spatio-temporelles propres à chaque espèce se traduisent dans leur manière de transporter le plastique. Par exemple, nous avons observé que la zone de la baie de Cadix la plus exposée aux plastiques provenant du goéland leucophée se situe autour de ses colonies de reproduction. De plus, cette espèce transportait du plastique tout au long de l’année, tandis que les deux autres ne le faisaient qu’en lien avec leur passage migratoire.
Enfin, nous avons relevé certaines différences dans les types de plastiques transportés : la cigogne était la seule espèce à rapporter des morceaux de silicone depuis les décharges, pour des raisons encore inconnues.
Impact et solutions
Les plastiques et leurs additifs peuvent causer de nombreux problèmes, non seulement pour les oiseaux eux-mêmes, mais aussi pour les organismes avec lesquels ils partagent leur écosystème – que ce soient des plantes ou d’autres oiseaux. Par exemple, les plastiques de grande taille peuvent provoquer des étranglements ou obstruer leurs systèmes digestifs.
Les effets des plastiques plus petits, ainsi que ceux de leurs additifs et des contaminants qui s’y fixent, passent souvent plus inaperçus : ils agissent notamment comme des perturbateurs endocriniens et entraînent des troubles métaboliques et reproductifs. De plus, ils peuvent entrer dans la chaîne alimentaire – passant d’un organisme à celui qui le consomme – et s’y accumuler progressivement à mesure qu’on en gravit les niveaux, affectant ainsi divers maillons de l’écosystème.
Résoudre ce problème n’est pas simple. Une directive européenne (1999/31/CE) prévoit l’utilisation de mesures dissuasives visant à limiter la fréquentation des décharges par ces oiseaux. Cependant, un débat persiste quant à leurs effets possibles sur les populations aviaires.
D’un autre côté, il existe une solution à notre portée, qui n’implique pas les oiseaux et que chacun peut appliquer : celle des célèbres trois « R » – réutiliser, réduire et recycler les plastiques que nous utilisons.
Julián Cano Povedano a reçu un financement du ministère espagnol de la Science, de l’Innovation et des Universités (bourse FPU). Les travaux réalisés ont également reçu le soutien financier de la Junta de Andalucía dans le cadre du projet de R&D+i GUANOPLASTIC (réf. PY20_00756).
Andrew J. Green a été le chercheur principal du projet « Aves acuáticas como vectores de plásticos y nutrientes entre vertederos y humedales andaluces : GuanoPlastic », financé par la Junta de Andalucía (réf. PY20_00756), mené d’octobre 2021 à mars 2023.
10.11.2025 à 16:12
Est-il possible de passer un hiver confortable sans chauffage (ou presque) ?
Texte intégral (2531 mots)
Et si le confort thermique en automne et en hiver n’était pas seulement une affaire de thermostat ? Une expérimentation sociale menée avec un groupe de ménages volontaires ouvre des perspectives intéressantes. Cette approche, pour être utile, ne doit bien entendu pas se substituer à l’impératif de rénovation énergétique du parc immobilier, mais la compléter. Elle explore ainsi une autre piste : celle d’une sobriété choisie plutôt que contrainte.
Alors que les Français viennent de rallumer le chauffage, que reste-t-il des deux années de sobriété énergétique que nous venons de vivre ? Souvenez-vous : en 2022, face au conflit en Ukraine et à ses répercussions sur le prix de l’énergie, le gouvernement lui-même demandait aux entreprises et aux citoyens de limiter la thermostat à 19 °C.
Même si une majorité de ménages déclare désormais se chauffer à 19 °C ou moins, la mise en pratique d’une véritable sobriété thermique reste encore limitée, voire assimilée à la précarité énergétique – qui reste toutefois un enjeu clé et une réalité vécue par plus d’un Français sur cinq.
Pourtant, il est possible, à certaines conditions, de passer l’hiver à une température comprise entre 14 °C et 18 °C chez soi, et même d’éteindre le chauffage, tout en se sentant bien.
L’hiver dernier, une quinzaine de familles ont tenté l’aventure du programme Confort sobre, accompagnés par un designer énergétique. Cette expérimentation a donné lieu à une étude sociologique et qui fera prochainement l’objet d’une publication scientifique.
Bien vivre à moins de 19 °C
Aucune de ces familles, toutes en chauffage individuel, n’envisage désormais de revenir à ses anciennes habitudes de chauffage. Les baisses de consommation d’énergie, mesurées par les ménages eux-mêmes, sont loin d’être le seul bénéfice perçu.
Les participants ont mis en avant un mieux-être lié à une ambiance plus fraîche : qualité du sommeil, moins de fatigue, réduction des maladies hivernales… Ils ont également valorisé l’autonomie gagnée en étant moins dépendants du chauffage, et se sentent ainsi mieux préparés aux crises à venir.
Ces ménages ayant fait le choix de s’engager dans un programme de sobriété ne sont pas forcément des « écolos extrémistes ». Certains avaient déjà, avant l’expérience, multiplié les actions pour réduire leur budget énergie, et voulaient voir s’il était possible d’aller plus loin sans perdre en confort. D’autres – parfois les mêmes – étaient dans un parcours de transformation écologique de leur mode de vie et voulaient réduire l’impact de leur consommation de chauffage.
À lire aussi : Isolation thermique et lumière du soleil: les défis des nouveaux vitrages économes en énergie
Le confort sobre : qu’est-ce que c’est ?
Le programme de sobriété ici expérimenté est une déclinaison adaptée aux particuliers de la « Méthode Design énergétique », inventée par Pascal Lenormand, déjà éprouvée dans des bâtiments du secteur tertiaire.
L’expression « confort sobre », utilisée pour nommer le programme, a contribué au vif intérêt qu’il a suscité : plus de 500 candidatures reçues ! Cet oxymore permet de contourner l’imaginaire de privation associé à la sobriété. A la fin du programme, il faisait partie du langage courant des participants.
Concrètement, les ménages sont été suivis pendant un hiver, avec cinq rendez-vous en visioconférence animés par Pascal Lenormand. Entre chaque visio, ils étaient invités à expérimenter de nouvelles pratiques chez eux à travers des missions bien plus larges que les habituels écogestes, par exemple, mieux isoler son propre corps en s’habillant différemment. Plusieurs « périodes d’entraînement » successives et progressives les ont encouragés à acquérir une posture d’expérimentateurs de leur propre confort.
Un groupe WhatsApp a été mis en place par l’équipe pour permettre aux participants de s’approprier collectivement l’expérience. À l’issue du programme, les participants ont décidé de le prolonger. Cette dynamique entre pairs a fortement soutenu les efforts de sobriété thermique, même si la radicalité de certains participants a pu en marginaliser d’autres, comme on l’illustrera plus loin.
Et dans la pratique ?
Les nouvelles pratiques adoptées par les ménages ont suivi la logique progressive prévue par le programme. La mesure des températures et des consommations d’énergie a fourni un bon point de départ. Souvent réalisé avec les moyens du bord et par les ménages eux-mêmes, ce suivi les a conduits à prendre conscience de leurs croyances limitantes sur le confort. Ils ont par exemple pu se rendre compte qu’ils étaient, tour à tour, confortables à 17 °C à certains moments de la journée, et frigorifiés à 19 °C à d’autres moments, en fonction de l’heure, de leur état de forme, etc.
L’arrêt du chauffage réglé sur une température de consigne par défaut a ouvert de nouvelles perspectives de pilotage, en s’appuyant sur le ressenti plutôt que sur la température mesurée. Cela a pu aller, dans certains cas et pour certains ménages, jusqu’à l’arrêt complet du chauffage.
Ce détachement de la logique du chauffage central s’est opéré par palier, avec des retours en arrière en fonction de la météo, de l’état de santé… Bien entendu, il est d’autant plus facile dans un logement bien isolé et/ou ensoleillé, qui reste tempéré malgré l’absence de chauffage.
La combinaison de différents types de pratiques thermiques comme alternatives au chauffage a permis de ressentir du confort malgré une ambiance fraîche, avec des configurations variées en fonction des pièces.
L’adoption de tenues d’intérieur chaudes, en particulier, représentait un levier particulièrement efficace, qui a fait l’objet d’une recherche de personnalisation (charentaises versus crocs) par les participants en fonction de leur identité.
Ces pratiques thermiques recoupent un vaste répertoire hétéroclite de tactiques de compensation : ajouter un tapis, isoler une prise, faire du ménage ou du sport pour augmenter momentanément son métabolisme, accepter une sensation de froid passagère, utiliser ponctuellement un chauffage soufflant plutôt que le chauffage central, prendre une boisson chaude…
« Challenge douche froide » et transgression sociale
La consommation d’eau chaude est un thème qui a été spontanément abordé par certains des participants, même si la mise en œuvre des actions d’optimisation technique conseillées (par exemple, baisser la température du chauffe-eau) est restée rare. Plusieurs d’entre eux ont tout de même lancé un « challenge douche froide », ce qui a suscité un clivage dans le groupe, certains souhaitant rester à distance d’une pratique jugée radicale.
Ce clivage s’explique aussi par le fait que l’adoption de certaines pratiques de sobriété thermique puisse apparaître comme une transgression des normes sociales de confort en vigueur.
De fait, au sein des foyers, le bouleversement des habitudes nécessitait de tenir compte des sensibilités de chacun : conjoint suiveur ou récalcitrant, ado rebelle ou écolo, bébé et personne âgée dépendante. La difficile négociation avec les plus frileux passe par des compromis et par des exceptions. Cela a poussé certains participants à agir sans le dire, à imposer ou encore à renoncer.
Malgré le plan de sobriété en vigueur depuis 2023, certains des participants observaient un phénomène de surchauffage de certains locaux hors de chez eux : domiciles de leur entourage, lieux de travail, commerces, et tout particulièrement les lieux de santé et de la petite enfance. Ils déploraient alors le manque d’options : se découvrir, ou baisser discrètement le chauffage, ce qui n’était pas toujours possible.
Avec leurs invités en revanche, les ménages disposaient une capacité de prescription thermique. La proposition du designer d’organiser une soirée sans chauffage a été l’occasion d’expérimenter un nouvel art de recevoir : choisir des invités pas trop frileux, annoncer sans effrayer, réaménager le salon, proposer des accessoires comme le font certains cafetiers en terrasse (par exemple, plaids ou chaussons), des activités ou des dîners qui réchauffent (par exemple, une soirée raclette), etc.
La stigmatisation (« folle », « extrémiste ») subie par certains des participants de la part de leur entourage a parfois suscité une attitude de prudence, voire une dissimulation de leur participation à l’expérimentation (par exemple, relancer le chauffage quand les grands-parents viennent à la maison).
En revanche, les participants évoquaient plus volontiers leurs expériences thermiques dans le cadre de ce qu’on appelle les liens faibles : univers professionnel, voisinage élargi, cercles associatifs, etc.
Faut-il revoir nos normes de confort moderne ?
Depuis quelques années, les recherches convergent à commencer par celles des historiens, pour démontrer que les normes contemporaines du confort sont relatives. De multiples expérimentations sociotechniques en cours ouvrent le champ des possibles et pourraient bien contribuer à un nouveau départ en la matière.
Citons par exemple celle des pionniers belges de Slow Heat, de la designer Lucile Sauzet ou encore de l’architecte Martin Fessard. Notre expérimentation s’inscrit dans cette lignée et dessine les contours d’un nouvel idéal type de confort thermique, que nous proposons d’appeler : le confort sobre.
Il constitue une alternative au principe du chauffage central – chauffer (souvent uniformément) toutes les pièces d’un logement – composante essentielle du confort moderne, qui s’est démocratisé en France pendant les Trente Glorieuses (1945-1975). Le projet du confort sobre est de concilier les acquis de la modernité avec les exigences actuelles de la sobriété.
À lire aussi : Quelle est la température idéale pour être heureux ?
Jusqu’à présent, la sobriété thermique est trop souvent réduite à l’application d’une température de consigne. Mais, parler de confort sobre, c’est dépasser la pensée unique des 19 °C. Notre expérimentation a montré à quelles conditions les ménages pouvaient entrer dans une démarche de réexamen approfondi de leurs besoins en chauffage pour aboutir à une forme de détachement volontaire. Ce type de démarche pourrait servir de base à la mise en place d’une véritable politique de sobriété énergétique, volontaire plutôt que contrainte.
En effet, la stratégie actuelle de transition énergétique des logements repose encore trop souvent sur une forme de solutionnisme technologique. Pourtant, les participants à l’expérimentation sur le confort sobre ont souvent écarté les systèmes de pilotage intelligent pour leur préférer un pilotage manuel.
L’amélioration de la performance énergétique des logements reste bien sûr essentielle et peut faciliter l’adoption du confort sobre. Mais ce dernier interroge la pertinence d’un modèle de rénovation globale appliquée à l’aveugle à tous les logements.
Bien entendu, cette expérimentation reste, à ce stade, un pilote uniquement testé avec une quinzaine de familles. Mais l’ampleur des changements constatés chez ces ménages et leur volonté de prolonger l’expérience – voire de l’approfondir – cet hiver indiquent que la piste est intéressante. Les modalités de l’accompagnement à distance (visio, WhatsApp…) laissent à penser qu’un élargissement à grande échelle est possible, par le biais des fournisseurs d’énergie par exemple.
Gaëtan Brisepierre a reçu des financements de Leroy Merlin Source et Octopus Energy.
09.11.2025 à 12:16
Dix ans après Paris, la COP30 pourra-t-elle relancer l’action climatique ?
Texte intégral (2957 mots)
Dix ans après l’accord de Paris, la COP30 sur le climat s’ouvre ce 10 novembre au Brésil dans un contexte climatique et géopolitique tendu. Tandis que la planète bat de nouveaux records de chaleur, les États devront en 2026 relever l’ambition de leurs objectifs de réduction d’émissions de gaz à effet de serre, selon le calendrier décidé en 2015. La Cour internationale de justice de La Haye, qui a livré un avis inédit en juillet dernier, leur a rappelé leurs obligations juridiques en la matière.
C’est un rendez-vous très attendu. Cette année, la 30e Conférence des parties aux traités climatiques (COP) sur le climat se déroulera à Belém, au Brésil, du 10 au 21 novembre 2025. Cette édition 2025 s’inscrit dans un contexte particulier. D’une part, la planète a connu en 2024 son année la plus chaude jamais enregistrée et 2025 bat de nouveaux records. D’autre part, cette année marque les dix ans de l’accord de Paris, alors que les engagements actuels des États restent très insuffisants pour limiter le réchauffement à 1,5 °C.
Surtout, l’année 2026 correspond au début d’un nouveau cycle de cinq ans, où les États sont appelés à actualiser leurs contributions nationalement déterminées (CDN), c’est-à-dire les objectifs de réduction des émissions de gaz à effet de serre qu’ils se donnent ainsi que les mesures climatiques nationales pour les mettre en œuvre. En d’autres termes, leur feuille de route climatique. Or, selon le rapport sur l’écart entre les ambitions et les émissions (Emissions Gap Report) qui vient d’être publié en novembre 2025 par le Programme des Nations unies pour l’environnement (PNUE), ces objectifs doivent gagner en ambition de façon « spectaculaire » (le terme utilisé en anglais est quantum leap) afin de limiter le réchauffement à 2 °C, ou idéalement à 1,5 °C.
Une tâche plus ardue que jamais dans le contexte international, marqué par des tensions géopolitiques croissantes. Le retrait des États-Unis de l’accord de Paris va prochainement être effectif. L’Union européenne se divise sur la mise en œuvre du Green Deal et a eu beaucoup de difficultés pour s’accorder sur ses nouveaux objectifs. Partout montent les populismes climatosceptiques. Sans oublier les conflits mondiaux qui fragilisent la coopération multilatérale. Les questions du financement climatique et de la sortie des fossiles, enfin, exacerbent les divisions avant même le début des négociations.
Un avis rendu en juillet 2025 par la Cour internationale de justice de La Haye a d’ailleurs rappelé aux États leurs obligations juridiques vis-à-vis de l’accord de Paris.
À lire aussi : À quoi servent les COP ? Une brève histoire de la négociation climatique
Des engagements climatiques nationaux à renforcer d’urgence
2025 marque donc, selon le calendrier décidé lors de la signature de l’accord de Paris, le début d’un nouveau cycle de cinq ans, où les pays doivent soumettre une version révisée (la troisième version) de leurs CDN, avec des plans d’action détaillés à l’horizon 2035. L’accord de Paris prévoit que cette révision quinquennale aille chaque fois vers davantage d’ambition, selon un principe dit de progression clairement affiché dans l’article 4 alinéa 3 de l’accord.
Il y a urgence, car les engagements actuels sont très clairement insuffisants. L’objectif de limiter le réchauffement à 1,5 °C, qui était pourtant la cible définie pour l’accord de Paris, est désormais quasiment inatteignable. Au rythme actuel des émissions de gaz à effet de serre (GES), notre budget carbone, c’est-à-dire le niveau d’émissions à ne pas dépasser pour garder plus de 50 % de probabilité de limiter le réchauffement de la planète à 1,5 °C, sera épuisé d’ici trois petites années. Un réchauffement de 1,5 °C (tel que défini par l’accord de Paris, qui recommande d’utiliser des moyennes sur plusieurs années) pourrait être atteint avant la fin de la décennie.
Pourtant, à quelques semaines de la COP, seuls 64 des 195 États parties de l’accord de Paris avaient soumis leurs nouvelles CDN. De son côté, le Brésil a voulu donner l’exemple en tant que pays hôte, en relevant son objectif de réduction des émissions de 59 % à 67 % d’ici 2035, mais des acteurs majeurs, comme l’Union européenne, la Chine et l’Inde, n’ont à ce jour pas encore transmis leur contribution révisée. Dans l'ensemble, malgré certains progrès, les contributions restent insuffisantes.
Quand la justice climatique ouvre la voie
La Cour internationale de justice de La Haye elle-même confirmait dans son avis, le 23 juillet 2025, que le « contenu des CDN […] devait devenir plus ambitieux au fil du temps ».
S'agissant du changement climatique, les États n’ont pas le choix, nous dit la Cour : la coopération est aussi bien une « nécessité impérieuse » qu’une obligation juridique coutumière. Selon elle, les États doivent déterminer
« si [les] formes de coopération existantes, en ce compris des traités et leur application, continuent de servir le but qui est le leur, ou si de nouvelles actions collectives, dont l’établissement de nouvelles obligations conventionnelles, s’imposent ».
Un tel constat donne tout son sens à une initiative comme celle en faveur d’un traité de non-prolifération des combustibles fossiles, soutenue pour l’instant par 17 pays, pour l’essentiel des petits États insulaires du Pacifique.
Face aux insuffisances des engagements politiques nationaux et internationaux, les procès climatiques continuent, quant à eux, de se multiplier. Depuis 2017, leur nombre au plan mondial a augmenté de 250 %, passant de 884 affaires à 3 099. Sans être une baguette magique, ces procès deviennent un levier central pour demander des comptes aux gouvernements – voire aux entreprises et acteurs financiers, qui sont de plus en plus visés.
Dans son avis, la Cour internationale de justice a enfin accru la pression sur les pays développés. Elle a notamment confirmé que l’assistance financière aux pays en développement est une obligation qui revêt un « caractère juridiquement contraignant », en application de la Convention-cadre des Nations unies sur les changements climatiques et de l’accord de Paris. Elle a aussi conclu que les pays développés devaient s’acquitter de cette obligation d’une manière et à un niveau qui permettent d’atteindre les objectifs de limitation des températures.
À lire aussi : Justice climatique : la Cour internationale de justice pose un jalon historique
Le financement de la transition, un sujet toujours explosif
Et pour cause : la question du financement climatique reste un point de blocage récurrent lors des dernières COP sur le climat. La COP15 de Copenhague, en 2009, avait fixé à 100 milliards de dollars par an l’objectif de financements climatiques dédié aux pays en développement.
Les pays développés affirment que ce objectif a été atteint en 2022. Mais une très grande partie s’est faite sous forme de prêts à des taux souvent peu avantageux. L’ONG Oxfam considère ainsi que, de ce fait, la valeur réelle du financement climatique ne se situait, en 2022, qu’entre 28 milliards et 35 milliards de dollars (de 24,2 milliards à 30,3 milliards d’euros) sur les 116 milliards de dollars (environ 100,5 milliards d’euros) annoncés.
Les pays en développement ont pourtant besoin de financements pour s’adapter aux impacts du changement climatique et pour opérer leur transition énergétique. Un fonds pour les pertes et préjudices a été créé lors de la COP28 à Dubaï (2023). Il est désormais opérationnel, mais bien trop faiblement doté au regard des besoins.
La COP29 de Bakou (2024) avait constaté « avec inquiétude » l’écart entre les flux et les besoins en matière de financement de l’action climatique, en particulier pour ce qui est de l’adaptation dans les pays en développement. Dans ce contexte, la COP29 a demandé à « tous les acteurs » de collaborer pour faire en sorte que les fonds provenant de toutes les sources publiques et privées octroyés aux pays en développement puissent atteindre au moins 1 300 milliards de dollars (un peu moins de 1 126 milliards d’euros) par an d’ici à 2035.
Plus concrètement, l’objectif des 100 milliards de dollars (86,6 milliards d’euros) a été triplé, les pays développés ayant pris l’engagement de verser 300 milliards de dollars (259,8 milliards d’euros) par an d’ici 2035, provenant de diverses sources, publiques et privées, bilatérales (par exemple, par l’intermédiaire de l’aide publique au développement) et multilatérales (comme des financements de la Banque mondiale), « y compris des sources de financement nouvelles ». C’est une avancée importante, mais ce montant reste encore très inférieur aux besoins, comme le confirme le groupe d’experts indépendants de haut niveau sur le financement climatique.
De nouveaux engagements sont donc attendus au cours de la COP30, qui doit, en parallèle, avancer sur la réforme de l’architecture financière internationale pour lever un certain nombre d’obstacles techniques et renforcer la transparence et le suivi des flux.
La sortie des énergies fossiles, l’éléphant dans la pièce
La sortie des énergies fossiles est longtemps restée l’éléphant dans la pièce des négociations climatiques. L’accord de la COP28 à Dubaï (2023) mentionnait pour la première fois
« [la nécessité d’opérer une] transition juste, ordonnée et équitable vers une sortie des combustibles fossiles dans les systèmes énergétiques (…) [et d’] éliminer progressivement et dès que possible les subventions inefficaces aux combustibles fossiles ».
La mise en œuvre de cette promesse, non réitérée lors de la COP29 (2024), reste encore floue. Le Brésil lui-même, hôte de la COP30, est tiraillé. Sous la présidence de Lula, il affiche une volonté de leadership environnemental et s’engage activement dans la lutte contre la déforestation. Le pays reste toutefois un grand producteur de pétrole, désormais membre de l’Opep+. Il doit concilier transition énergétique et développement économique.
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Le Brésil n’est pas le seul État face à un tel dilemme. D’ici à 2030, les États prévoient de produire plus du double de la quantité d’énergies fossiles qui serait compatible avec la limitation du réchauffement à 1,5 °C. En effet, de nombreux gouvernements continuent de soutenir, de financer et de développer la production d’énergies fossiles.
Les États sont ici en violation claire du droit international. Dans son avis du 23 juillet 2025, la Cour internationale de justice de La Haye précise qu’un État engage sa responsabilité internationale
« [lorsqu’il ne prend] pas les mesures appropriées pour protéger le système climatique contre les émissions de GES – notamment en produisant ou en utilisant des combustibles fossiles, ou en octroyant des permis d’exploration ou des subventions pour les combustibles fossiles ».
Dans ce contexte, beaucoup attendent de la COP30 une véritable feuille de route qui clarifie les étapes concrètes pour réduire la dépendance au pétrole, au gaz et au charbon, malgré les résistances des États producteurs.
La COP30 sera-t-elle la COP des forêts ?
La COP30 se déroule enfin dans une région symbolique : l’Amazonie, poumon vert de la planète, mais aussi zone menacée par la déforestation et par les incendies.
Le Brésil est au cœur des tensions entre conciliation de la préservation de la forêt, développement local, droits des populations autochtones et lutte contre le changement climatique. Soutenu par d’autres pays forestiers, tels que la Colombie, le Ghana, la République démocratique du Congo, l’Indonésie et la Malaisie, il porte le projet de création d’un nouveau fonds international pour la conservation des forêts.
Ce projet ne fait pour l’instant pas consensus parmi les pays développés. Il existe une forte attente d’annonces concrètes sur la lutte contre la déforestation et pour le renforcement de la protection des puits de carbone, des sujets essentiels mais qui n’ont fait l’objet jusqu’ici que d’une attention très limitée lors des COP.
Dans un contexte géopolitique tendu, la COP30 va être un test pour un multilatéralisme déjà malmené. La coopération multilatérale, indispensable sur un tel sujet, peut-elle encore produire des résultats ? La COP30 peut-elle relancer la dynamique internationale sur le climat ? Les États vont-ils être capables de dépasser leurs divergences ? Réponse à Bélem, fin novembre.
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Sandrine Maljean-Dubois ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.
08.11.2025 à 11:16
Le Brésil est-il en mesure de respecter ses engagements climatiques ?
Texte intégral (2098 mots)
La réalisation des objectifs climatiques du Brésil repose principalement sur la diminution de la déforestation. Cette réduction nécessite l’assentiment et l’engagement de l’agrobusiness, principal secteur vecteur de la déforestation. Pourtant, celui-ci paraît de plus en plus réticent à assumer cette responsabilité climatique et environnementale.
C’est un rendez-vous hautement symbolique. Le Brésil s’enorgueillit d’accueillir cette année la COP 30 à Belém, au cœur de l’Amazonie. Le gouvernement de Lula espère que cette localité illustrera la nécessité de revoir à la hausse nos ambitions climatiques et de mettre en place les actions et les mécanismes, notamment financiers, nécessaires à la réalisation des objectifs de l’accord de Paris.
Pour convaincre un maximum de pays, le Brésil peut s’appuyer sur un historique d’action climatique ambitieux. En effet, en 2009, avec déjà Lula à sa tête, lors de la COP de Copenhague, il était le premier pays non-développé à prendre des engagements internationaux de réduction de ses émissions, et à les avoir atteints en 2020. En 2015, à l’occasion de la COP 21, il annonce aussi des objectifs de réduction de ses émissions de 37 % en 2025 par rapport à 2005. En 2024, le gouvernement brésilien s’est engagé à réduire ses émissions en 2035 entre 59 % et 67 % par rapport à 2005. Lors de cette annonce, le Brésil a réaffirmé son ambition d’atteindre la neutralité carbone en 2050 et l’alignement de sa politique climatique à l’objectif d’un réchauffement de la planète 1,5 degré par rapport à la période préindustrielle.
Comme en 2009 et en 2015, la stratégie énoncée en 2024 et complétée cette année par des plans sectoriels, repose à moyen terme principalement sur la réduction de la déforestation. Le gouvernement compte arriver à une déforestation « zéro » (où les zones reforestées compensent les zones déforestées) à partir de 2030. Comme lors des précédents engagements climatiques internationaux du pays, ce pari sur la lutte contre la déforestation permet au Brésil de laisser les secteurs de l’énergie, de l’industrie et des transports maintenir (voire augmenter à moyen terme) leurs émissions. Il permet même l’exploitation de nouveaux gisements de pétrole, projet sur lequel alertent régulièrement diverses ONG. Une autre faiblesse, moins évidente mais tout aussi sérieuse, survient également lorsqu’il est question de dans la crédibilité de ces engagements climatiques : il concerne l’agrobusiness.
En effet, l’agrobusiness, qui représente un quart des émissions au niveau mondial, est responsable de 29 % des émissions brutes du Brésil (derrière les 42 % des émissions liées à la déforestation, elle-même en grande partie liée aux activités du secteur). De fait, de nombreux signaux politiques montrent que le secteur est de moins en moins aligné avec les orientations du gouvernement actuel et les alertes des scientifiques.
L’agrobusiness brésilien représente près de 50 % des exportations du pays en valeur (et près de 25 % du PIB selon certaines estimations qui incluent toutes les activités en amont en aval de la production agricole). Le pays figure parmi les principaux exportateurs de nombreux produits agricoles (soja, canne à sucre, café, jus d’orange, etc.). Le « complexe soja » (soja en grain et ses dérivés) demeure le principal produit d’exportation du pays (plus d’un tiers des exportations du secteur en valeur) et c’est principalement l’extension de cette culture qui explique l’augmentation de la surface cultivée au Brésil. Les industries de la viande représentent ensuite le deuxième poste d’exportation et les pâturages destinés à l’élevage bovin occupent plus de la moitié de la surface agricole du pays.
Cette puissance économique se traduit par une influence politique considérable. Son expression la plus emblématique est le Frente Parlamentar da Agropecuária (FPA) que l’on peut traduire comme le « front parlementaire de défense de l’agriculture et de l’élevage ». Ce groupe parlementaire s’aligne généralement sur les intérêts des plus gros agriculteurs et de l’agrobusiness. Du fait qu’il rassemble plus de la moitié des députés et sénateurs du pays, il est très puissant au sein du pouvoir législatif et possède une capacité d’influence ou de blocage du pouvoir exécutif.
L’objectif de déforestation zéro d’ici 2030 passe par l’arrêt de la déforestation illégale et la réduction drastique de la déforestation légale. La lutte contre la déforestation illégale fait l’objet d’un consensus au sein des syndicats patronaux de l’agrobusiness. Néanmoins, lors du gouvernement Bolsonaro, il a été clair que de nombreux pans du secteur agricole (notamment chez les grands propriétaires fonciers des états de l’Amazonie) soutenaient explicitement les efforts du gouvernement d’extrême droite d’alors pour mettre à bas les politiques et institutions publiques de lutte contre la déforestation.
Ces lobbys n’ont pas disparu et continuent d’œuvrer auprès d’un parlement au sein duquel les élections législatives de 2022 ont renforcé l’influence de l’extrême droite et la puissance des intérêts anti-environnementaux. Ainsi, la lutte contre la déforestation illégale ne saurait être tenue pour acquise et toute alternance politique pourra remettre en question les résultats de l’actuel gouvernement en la matière.
La question de la déforestation légale est tout aussi complexe. En effet, la législation environnementale brésilienne encadre strictement les possibilités de déforester pour les propriétaires terriens (c’est particulièrement le cas en Amazonie où 80 % des terres rurales doivent rester préservées). Néanmoins, ces protections sont moins strictes dans les autres biomes du Brésil et le respect de la loi et des procédures nécessaires pour déforester sont variables d’une localité à une autre.
Quand bien même, le Brésil ne pourra pas respecter ses engagements climatiques si toutes les zones qui peuvent être légalement déforestées le sont d’ici 2050. Or, tout changement de la législation environnementale vers une restriction des droits des propriétaires terriens est une ligne rouge pour les syndicats agricoles. C’est également une bataille dans laquelle les mouvements politiques écologistes sont peu susceptibles de s’engager puisque le dernier grand débat législatif en la matière en 2012 s’est achevé sur une défaite de leurs positions alors même que l’équilibre politique leur était plus favorable à l’époque.
Cela veut donc dire que la réduction de la déforestation légale doit passer par une redirection volontaire du système productif agricole brésilien qui aspire toujours à plus de croissance. La promesse faite par le gouvernement et les syndicats agricoles est que la surface agricole globale restera stable. Selon eux, il n’y aura pas besoin de déforester plus pour produire plus. Selon leurs projections, l’essentiel de l’augmentation de la production se fera par l’augmentation de la productivité. Les éventuelles surfaces supplémentaires nécessaires pour la production de grains comme le soja viendront de l’abandon par l’élevage bovin des pâturages les moins productifs.
Néanmoins, cette politique a déjà été conduite depuis 2010 et elle a eu des résultats mitigés. Si la déforestation a bien été réduite par rapport à 2005, elle reste à un niveau élevé et surtout elle a connu des oscillations à la hausse et à la baisse. D’autre part, le volontarisme du secteur sur la question apparaît affaibli. Cette année, quand le plan de réduction des émissions du secteur agricole a été présenté publiquement, les syndicats patronaux et agricoles ont fortement protesté contre le fait que les émissions liées à la déforestation ayant eu lieu au sein de propriétés agricoles leur aient été imputées. Pour eux, cela donne une image injuste et erronée du secteur alors que celui-ci est « déjà durable ».
Également, l’organisme qui s’assure du respect de la libre concurrence au sein des différents secteurs de l’économie brésilienne a acté en septembre dernier un rétropédalage historique en annonçant la fin en janvier 2026 d’un dispositif clé de lutte contre la déforestation en Amazonie au motif qu’il représentait un accord anti-concurrentiel nocif aux producteurs de soja. Ce dispositif, appelé moratoire du Soja, avait été signé en 2006 entre les grandes entreprises du secteur du soja et plusieurs ONGs écologistes face à la pression engendrée par une campagne de boycott du soja brésilien lancée par Greenpeace. Dans le cadre de ce moratoire en vigueur jusqu’à aujourd’hui, les plus grandes entreprises de négoce de commodities agricoles (par exemple les géants américains comme Cargill et Bunge ou des entreprises brésiliennes comme Amaggi) s’engagent à ne pas financer ou acheter de soja issu de terres nouvellement déforestées en Amazonie. Cette décision de s’attaquer à un des emblèmes de l’agriculture « responsable » et de l’engagement du secteur envers la protection de l’Amazonie met en évidence les tensions au sein du secteur et la détermination des syndicats agricoles à lever les « freins » à l’expansion de leurs exploitations.
Il est donc aujourd’hui peu probable que le secteur se mette en ordre de marche pour atteindre les objectifs de réduction de la déforestation et partant les objectifs climatiques du Brésil. Outre ces éléments politiques, la persistance de la déforestation a renforcé une spirale négative de dégradation des écosystèmes. La région amazonienne s’assèche et devient plus vulnérable aux incendies. Certains scientifiques alertent sur un point de rupture de plus en plus proche, avec une forêt qui commencerait à se dégrader d’elle-même. Également, la pression agricole sur le Cerrado, autre grand biome du pays composé d’une mosaïque de paysages ouverts et de forêts plus ou moins denses dont l’importance en termes de stockage de carbone est maintenant souligné par les scientifiques, met à mal sa fonction de château d’eau du Brésil. L’urgence à arrêter la destruction des milieux naturels n’en est donc que plus forte.
À l’avenir, les pressions des clients de l’agrobusiness pourraient changer la donne. L’Union européenne jouait ce rôle mais les tensions en son sein concernant sa politique environnementale et le fait qu’elle ait perdu son statut de premier acheteur du Brésil ont amoindri son pouvoir de pression. La Chine, comme premier acheteur et important investisseur, pourrait la remplacer. De nombreux programmes d’agriculture durable sont lancés entre les deux pays. Pour l’instant, la Chine n’a pas opté pour des exigences plus explicites quant à la déforestation. D’autre part, la pression de la société civile et le changement des équilibres politiques dans le pays pourraient accroître la pression sur le secteur afin qu’il change ses pratiques.
Pierre-Éloi Gay ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.
07.11.2025 à 17:39
De COP en COP, une géopolitique de la procrastination climatique
Texte intégral (3738 mots)
Entre promesses ajournées et coalitions aux intérêts divergents, les COP se suivent et démultiplient les arènes de négociation sans nécessairement réussir à accélérer l’action climatique. À l’heure de la COP30, organisée au Brésil, l’enjeu est de taille : sortir de la procrastination climatique. Les organisations de la société civile jouent un rôle crucial et bousculent de plus en plus les arènes onusiennes.
La trentième conférence des parties sur le climat (COP 30), présidée par le Brésil, a lieu à Belém, en Amazonie, en novembre 2025. Depuis 1995, ce rendez-vous annuel des États qui ont ratifié la Convention-Cadre des Nations unies sur les changements climatiques (CCNUCC) a produit seulement deux traités majeurs : le protocole de Kyoto et l’accord de Paris. Leur mise en œuvre, dont les effets positifs en termes de réduction des émissions de gaz à effet de serre tardent encore à pleinement se concrétiser, est révélatrice de la « procrastination » qui caractérise la gouvernance internationale de la lutte contre les changements climatiques.
Les engagements pris sont souvent recyclés d’une COP à l’autre et leur mise en œuvre est trop souvent repoussée aux calendes grecques. C’est par exemple le cas de l’engagement des pays développés, de financer à hauteur de 100 milliards de dollars par an, les pays en développement, dans le cadre du fonds vert pour le climat, créé lors de la COP 15 à Copenhague en 2009. Il a été recyclé lors des COP suivantes, sans pour autant être tenu. L’inertie s’explique par les intérêts divergents des États, regroupés au sein de coalitions hétérogènes.
Le monopole des États est toutefois bousculé par les organisations de la société civile (OSC). Que peuvent-elles pour l’action climatique ? Comment cette tension s’inscrit-elle dans le cadre de la COP30 à venir au Brésil ?
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Une démultiplication des arènes officielles depuis 30 ans
Depuis la première COP en 1995, le paysage des négociations climatiques s’est complexifié : au format initial s’est ajoutée une deuxième arène avec l’entrée en vigueur du protocole de Kyoto (CMP) en 1997, puis une troisième avec l’accord de Paris (CMA) en 2015, chacune réunissant les États ayant ratifié ces accords.
Considéré comme un traité « expérimental », un « signal », ou une « impulsion » devant conduire à des engagements futurs plus ambitieux, le protocole de Kyoto n’a pas produit les résultats escomptés. Il reposait sur des engagements chiffrés de réduction des EGES des pays développés, avec des mécanismes de flexibilité, donc les échanges de quotas d’émissions. Mais en l’absence de ratification par les États-Unis, il n’a jamais pu être pleinement mis en application.
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En 2009, lors de la COP15, des négociations sont engagées pour un accord multilatéral de plus grande envergure pour l’après Kyoto. Celles-ci échouent du fait des tensions et des rivalités entre les États (confrontation entre l’Union européenne, les États-Unis et la Chine, marginalisation des pays en développement…).
L’accord de Paris, deuxième résultat majeur des COP, ouvre en 2015 une nouvelle approche. Les États, qu’ils soient développés ou en développement, doivent élaborer puis soumettre leurs Contributions nationales déterminées (CND). Autrement dit, des engagements et une feuille de route des actions qu’ils prévoient de mettre en œuvre pour lutter contre les changements climatiques à l’horizon 2030.
Chaque année depuis 2016, les COP, les CMP et les CMA ont lieu conjointement. Les CND ont fait l’objet d’un premier bilan en 2023. Il est prévu qu’elles soient examinées et rehaussées tous les 5 ans. Certains États en sont à la troisième version, pour des engagements à mettre en œuvre d’ici 2035.
Bien qu’ayant été ratifié par davantage d’États que le protocole de Kyoto, l’accord de Paris souffre du même écueil : il est non contraignant. Quant aux engagements pris par les États dans le cadre des CND, ils aboutiraient, en l’état, à une hausse de la température moyenne de l’ordre de 3,5 °C à l’horizon 2100, largement au-dessus de l’objectif de 1,5 °C.
Comme le protocole de Kyoto avant lui, l’accord n’a pas pris en compte la complexité de la gouvernance du monde, avec l’influence économique grandissante exercée notamment par les multinationales et par les pays émergents (donc la Chine et l’Inde), qui refaçonnent les relations commerciales internationales. La question environnementale a été progressivement reléguée à l’arrière-plan : l’imaginaire d’un grand régulateur central apte à définir et à distribuer des droits d’émissions semble de moins en moins en prise avec la réalité. Tout cela s’inscrit en réalité dans la reconfiguration des rapports géopolitiques internationaux, avec la montée en puissance du Sud global, et la crise latente du multilatéralisme.
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Dans le même temps, l’accord de Paris, tout comme le processus d’élaboration du texte des COP, tend à mettre les désaccords sous le tapis, puisque les décisions sont prises au consensus. Il en résulte des difficultés bien concrètes, notamment pour sortir des énergies fossiles.
Des coalitions d’États qui orientent les négociations
Au fil des ans, la COP s’est alourdie avec une multitude de coalitions d’États défendant des intérêts variés. Un clivage classique oppose généralement les pays développés aux pays en développement. Lors des dernières COP, l’ONU a recensé 14 coalitions d’États qui ont pris part aux négociations.
Beaucoup de ces coalitions sont constituées d’États du Sud (Afrique, Amérique du Sud, Asie) : groupe africain, Alliance bolivarienne des Amériques, Groupe des pays en développement partageant les mêmes idées, etc.). Pour faire entendre leurs positionnements ou leurs spécificités, et porter leur voix au sein des COP, les pays en développement ont multiplié les coalitions, parfois hétérogènes.
Plusieurs États sont ainsi membres de plusieurs coalitions à la fois, suivant leurs enjeux et intérêts par rapport aux changements climatiques et à leurs niveaux de développement économique et social. Par exemple, la Chine, l’Inde et le Brésil sont membres de quatre coalitions, les Comores sont membres de six coalitions, et le Soudan est membre de six coalitions.
Il existe ainsi plusieurs groupes attentifs à la question des financements climatiques en lien avec des sujets bien précis. Par exemple, les Petits États insulaires en développement, très attentifs à la problématique de la hausse du niveau de la mer, ou encore les pays de forêt tropicale humide, très attentifs à la lutte contre la déforestation.
On retrouve aussi des regroupements plus traditionnels, comme celui des pays les moins avancés
ou le G77+Chine. Le groupe parapluie (États-Unis, Australie, Canada, Nouvelle Zélande…) rassemble de son côté plusieurs États peu prompts à l’ambition climatique. Quelques États qui ont voulu se démarquer et garder une position neutre sont membres du groupe pour l’intégrité environnementale (Suisse, Corée du Sud, Mexique, etc.). L’Union européenne participe aux négociations en tant que groupe à part entière, même si chaque État membre participe parallèlement aux négociations en tant que Partie à la CNUCC.
Ces coalitions peuvent refléter les intérêts économiques des États vis-à-vis des énergies fossiles : le Groupe des États arabes, par exemple, réunit plusieurs membres de l’OPEP, qui ont davantage intérêt à maintenir le statu quo sur les énergies fossiles.
Les COP mises au défi par la société civile
Si les États sont au cœur des COP, ils ne sont pas pour autant les seuls acteurs. Les organisations de la société civile (OSC) ont pris une place considérable dans les négociations, soit aux côtés des États, soit en constituant leurs propres arènes, subsidiaires aux négociations officielles.
Ces OSC, très hétérogènes, sont organisées en groupes et réseaux d’une grande diversité. Des ONG peuvent ainsi être associées à des fondations humanitaires, à des think tanks, à des syndicats, à des églises, à des chercheurs, etc. C’est par exemple le cas de l’ONG 350.org, ou encore de l’ONG Climate Action Network.
Les OSC s’expriment non seulement à titre individuel, mais aussi à travers les réseaux qui les représentent ou les fédèrent, par exemple le Climate Action Network, ou le réseau Climate Justice Now. Certaines OSC et leurs réseaux organisent des off ou des side-events plus ou moins informels pour médiatiser et rendre visibles des sujets bien spécifiques ou des angles morts des négociations (la question des océans, celle des peuples autochtones, la compensation carbone, les énergies fossiles, etc.). Par exemple, l’ONG Climate Justice Alliance médiatise le renoncement aux énergies fossiles articulé, avec une transition énergétique juste portée par les communautés et les collectifs de citoyens, tandis que l’ONG Ocean Conservancy se positionne sur la question des océans. Quant à la Organización de los Pueblos Indígenas de la Amazonía, elle œuvre pour une meilleure prise en compte des peuples indigènes.
Depuis 2015, on assiste à une évolution majeure, caractérisée par une multiplication des fronts de mobilisation, avec un foisonnement des actions par le bas, sur le terrain, ce qui décentre le regard par rapport à l’arène onusienne. Pour ces OSC, celle-ci n’est plus le point névralgique de la lutte contre les changements climatiques.
Une nouvelle vague d’OSC (Just Stop Oil, Friday for future, Extinction Rebellion…) entend mettre la pression sur des décideurs, sur des entreprises, généralement des acteurs « clés », en politisant et en radicalisant le débat, parfois sur la base des rapports du GIEC, soulignant ainsi l’importance de la prise en compte des travaux scientifiques.
Grace aux OSC, la justice climatique est devenue un sujet majeur qui reconfigure la lutte contre les changements climatiques. Parallèlement à ces actions (grèves pour le climat, blocages et sit in, etc.), d’autres OSC, plus anciennes et/ou plus structurées, judiciarisent la lutte contre les changements climatiques en portant plainte contre des États. C’est ce qui s’est passé par exemple en France, avec l’Affaire du Siècle, procédure judiciaire inédite engagée en 2018 contre l’État français, accusé d’inaction climatique, par quatre ONG (Notre Affaire à Tous, la Fondation pour la Nature et l’Homme, Greenpeace France et Oxfam France).
À lire aussi : Justice climatique : la Cour internationale de justice pose un jalon historique
Qu’attendre de la COP30 au Brésil ?
Cette reconfiguration devrait une fois de plus être à l’œuvre durant la COP30, d’autant plus que celle-ci revêt plusieurs symboles : ce sera la première COP en Amazonie, le 20e anniversaire de l’entrée en vigueur du protocole de Kyoto et le 10e anniversaire de l’accord de Paris. Elle a lieu dans le pays hôte de l’adoption de la CCNUCC, un des traités fondateurs du développement durable, institué en 1992 lors du sommet de Rio de Janeiro sur l’environnement et le développement.
Les lettres de cadrage diffusées par le président de cette COP, nommé par le président du Brésil, donnent le ton. Comme pour les précédentes COP, le financement de l’action climatique des États en développement sera un enjeu majeur. Ces États, dans la dynamique géopolitique du Sud global, avec les pays émergents en tête desquels le Brésil, souligneront la nécessité d’alimenter et d’augmenter les fonds dédiés à leur participation à la lutte contre les changements climatiques, dans le respect des principes de la justice climatique.
Souhaitant que cette COP 30 soit la « COP amazonienne », le Brésil envisage que l’importance accordée aux forêts tropicales soit renforcée, avec une augmentation des financements et des investissements pour réduire la déforestation et la dégradation des forêts.
Le Brésil espère que cette COP soit celle du déclic – ou du tournant – pour la mise en œuvre des actions ambitieuses, innovantes et incluses. Le mutirão, c’est-à-dire l’effort collectif, dans un esprit de coopération associant toutes les parties prenantes (États, organisations internationales, collectivités locales, OSC, peuples indigènes, entreprises, citoyens, etc.), est prôné pour rehausser et réactiver l’action climatique dans une perspective globale.
Moïse Tsayem ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.
06.11.2025 à 12:07
Pourquoi il ne faut pas rapporter de végétaux de retour de voyage
Texte intégral (4062 mots)
Rapporter une bouture dans ses valises ou planter un gingembre acheté au supermarché, ces gestes qui semblent anodins peuvent favoriser l’arrivée d’organismes nuisibles – bactéries, virus, insectes, champignons… – capables de décimer les cultures, les plantes ornementales et les plantes sauvages. Sous les effets combinés de la mondialisation du commerce et des voyages et du dérèglement climatique, les risques se multiplient. L’Agence nationale de sécurité sanitaire de l’alimentation, de l’environnement et du travail développe des outils d’évaluation de risque et de détection, mais chacun peut agir à son niveau. De bonnes pratiques peuvent contribuer à protéger la santé des végétaux, dont dépendent notre alimentation ainsi que la biodiversité.
Saviez-vous qu’un voyageur imprudent pouvait ramener dans ses bagages des agents pathogènes aux conséquences dramatiques pour la santé des végétaux ? Espèces cultivées ou même flore sauvage, toutes sont potentiellement vulnérables. Il suffit d’un organisme nuisible (ON) – bactérie, virus, champignon, insecte ravageur, nématode ou même plante invasive – venu d’une autre région du monde pour les mettre en péril.
De fait, les échanges commerciaux internationaux constituent le plus souvent les voies « classiques » d’introduction de ces ON.
Citons, pour illustrer ces enjeux, l’exemple de Ficus microcarpa (ou laurier d’inde) une plante d’ornement couramment cultivée comme bonsaï en intérieur et régulièrement vendue en jardinerie et grandes surfaces. En 2023, Meloidogyne enterolobii, un nématode à galles polyphage (capable d’attaquer de nombreuses espèces), responsable d’importantes altérations de la morphologie et du fonctionnement du système racinaire, aurait été introduit en Toscane (Italie) sur des lauriers d’inde importés de Chine via les Pays-Bas.
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Des voies d’entrée multiples
Les voies d’introduction les plus classiques impliquent par exemple le transport de végétaux, de semis, de fleurs coupées, ainsi que le résume l’illustration ci-dessous. Cependant, d’autres filières d’entrée moins conventionnelles existent également.
Dans les années 1940, le chancre coloré du platane (causé par le champignon Ceratocystis platani) a ravagé les plantations urbaines de platanes dans les grandes villes américaines de la côte atlantique. Pendant la Seconde Guerre mondiale, le bois des arbres infectés a été utilisé pour emballer du matériel de guerre. C’est probablement ainsi que l’ON a été introduit en Europe.
Cette hypothèse est confirmée par le fait que les premiers cas d’infection en Europe se trouvaient dans ou près des principales villes portuaires : Naples, Livourne, Syracuse, Marseille et Barcelone. À partir de celles-ci, la maladie s’est propagée dans d’autres villes.
Un autre mode d’entrée possible pour un ON, est lorsque l’utilisation première d’un végétal est détournée.
Un cas avéré récent est celui de l’introduction en Allemagne de la bactérie Ralstonia pseudosolanacearum à l’origine du flétrissement bactérien sur de nombreuses cultures de la famille des Solanacées, dont la pomme de terre ou la tomate, mais également sur d’autres familles. Il est question ici de rhizomes de gingembre destinés à la consommation importés du Pérou, qui ont été détournés de leur usage principal car utilisés pour de la plantation.
Enfin, les voyageurs eux-mêmes sont aussi acteurs de l’entrée des ON sur un territoire. Entre 2016 et 2021, d’importantes quantités de produits végétaux ont été découvertes dans les bagages de voyageurs en provenance de pays tiers et saisies aux postes de contrôle frontaliers de Campanie en Italie. Des inspections et des analyses de laboratoire réalisées sur le matériel végétal ont permis d’identifier plusieurs espèces exotiques, dont certaines très alarmantes comme Bactrocera dorsalis (mouche orientale des fruits), également très polyphage.
Vers une probable accélération des introductions
Ces introductions sont favorisées par plusieurs facteurs de risque. Une augmentation de leur nombre est à craindre dans les années à venir, du fait de :
l’intensification des échanges commerciaux internationaux de végétaux,
l’accroissement des flux de voyageurs à travers le monde,
la rapidité des transports (par avion, par exemple) qui améliore le taux de survie des ON,
enfin, le dérèglement climatique, qui peut favoriser l’établissement des ON ou de leurs vecteurs dans nos régions tempérées devenues plus chaudes.
Autant de menaces accrues qui pèsent sur la santé des végétaux. Pour la défendre, il faut disposer d’outils innovants (évaluation du risque et méthodes de détection) et collaboratifs, et les mettre à disposition des acteurs en charge de l’évaluation et de la gestion des risques pour mieux les anticiper.
Or, avant qu’un ON puisse attaquer des végétaux sur un territoire donné, il faut qu’il soit en mesure d’entrer sur le territoire, de s’y établir puis se disséminer.
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La détection des menaces et l'anticipation des risques à l’Anses
À l’Agence nationale de sécurité sanitaire de l’alimentation, de l’environnement et du travail (Anses), c’est l’unité Expertise sur les risques biologiques (ERB) qui mène des évaluations du risque selon les normes internationales pour les mesures phytosanitaires, ou NIMP02. Cet outil, utilisé en routine, est d’autant plus efficace qu’il peut être déployé avant l’arrivée d’un ON sur le territoire français.
Dans ce cadre, à partir des publications scientifiques et des données disponibles sur l’ON, on étudie en premier lieu la probabilité qu’il arrive dans une zone géographique donnée. L’organisme peut ensuite s’établir, c’est-à-dire se multiplier et créer de nouvelles générations.
Deux facteurs peuvent limiter cet établissement : la disponibilité de plantes hôtes et l’adéquation du climat localement. Mais une fois l’ON bien établi sur place, il peut se disséminer de façon plus large.
Les impacts directs d’un ON peuvent être des pertes de rendement et de qualité des récoltes ou des pertes de peuplements. D’autres impacts environnementaux, économiques et même sociétaux sont à envisager. On se souvient par exemple des ravages causés par l’arrivée de Xylella fastidiosa en Italie (sur les oliviers) et en Espagne (sur les amandiers), dont l’impact socio-économique est élevé.
En absence de mesures de lutte efficaces disponibles (lutte chimique, lutte génétique, pratiques culturales ou biocontrôle) et avec une probabilité d’introduction et de dissémination hautes, le risque lié à cet ON est considéré comme suffisamment élevé pour que des mesures de gestion soient recommandées. Elles visent à prévenir son entrée sur le territoire français, réduire son établissement (éradication), voire à enrayer sa dissémination, si celle-ci a déjà commencé.
À titre d’exemple, l’Anses a publié le 3 février 2020 une évaluation de risque sur le Tobamovirus fructirugosum, ou Tomato brown rugose fruit virus (ToBRFV), un virus émergent qui, à l’époque, menaçait la culture des tomates, piments et poivrons en France. Le rapport a conclu à une probabilité haute d’introduction et de dissémination en France, avec un impact conséquent sur les cultures. Différentes recommandations ont été émises et ont permis au gestionnaire du risque, qui est le ministère de l’agriculture et de la souveraineté alimentaire, de réagir rapidement à l’apparition du premier foyer en février 2020, et d’émettre des instructions techniques destinées aux professionnels, fondées sur des éléments d’analyse produits dans le rapport d’expertise.
Plus récemment, en juin 2025, l’Anses a produit une évaluation de risque sur la probabilité d’entrée et d’établissement de R. pseudosolanacearum (bactérie qui menace de nombreuses solanacées, comme la pomme de terre, la tomate ou le poivron) en France.
Celle-ci a notamment permis, grâce à une analyse multicritères, de lister une quarantaine de plantes (bien plus large que la seule famille des solanacées) à inclure dans le plan de contrôle aux frontières. On y retrouve des espèces de la famille des zingibéracées (curcuma, gingembre y compris ceux destinés à la consommation) ainsi que des espèces ornementales (boutures et plants de rosiers et de pélargonium).
Le laboratoire de la santé des végétaux (LSV) de l’Anses exerce également des missions de laboratoire national de référence (LNR) sur des ON des végétaux (bactéries, virus, nématodes, insectes et acariens, oomycètes et champignons), sur des plantes invasives ou encore la détection d’OGM (par exemple, maïs, pommes de terre ou betteraves OGM) soumis à des réglementations européennes. À ce titre, le LSV développe et améliore des méthodes de détection/identification d’ON et participe à la formation et au suivi de compétence d’un réseau de laboratoires agréés pour réaliser des analyses officielles.
À lire aussi : Comment les nouveaux OGM relancent la question de la brevetabilité du vivant
Afin d’anticiper au mieux de futures émergences d’ON réglementés qui ne seraient pas encore arrivés sur le territoire, le LSV recense les méthodes de détection/identification publiées au sein de la communauté scientifique, de l’Organisation européenne pour la protection des plantes (OEPP) ou de la Communauté internationale de protection des végétaux (CIPV). Le LSV va ensuite évaluer et valider ces méthodes selon des critères de performance bien définis (spécificité, sensibilité, limite de détection, répétabilité et reproductibilité) pour pouvoir les mettre en application le jour où l’ON ciblé serait détecté sur le territoire.
Le LSV a pu anticiper l’arrivée de Xylella fastidiosa dès le début des années 2000, par l’évaluation et la validation d’une méthode d’analyse. Ceci a permis au LNR d’être réactif dès les premiers échantillons reçus en 2015. Cette méthode évolue continuellement en fonction des avancées technologiques, nous en sommes à la version 6 ! À ce jour plus de 7 500 échantillons végétaux ont été analysés pour la recherche de Xylella fastidiosa dont la gamme d’hôtes inclut plus de 700 espèces végétales (olivier, amandier…).
En plus de ces missions, le LSV produit aussi des outils et des connaissances au service de l’évaluation et de la gestion du risque. Il s’agit de disposer d’une meilleure compréhension de la biologie de l’ON ainsi que de son épidémiologie en retraçant les routes d’invasions, et en identifiant l’origine géographique de l’introduction et les filières d’introduction. Les données acquises permettent de mieux comprendre leur dissémination, les facteurs favorisant leur développement (facteurs agronomiques, climatiques, géographiques…).
Les travaux menés par ces différentes entités au sein du LSV s’alimentent et se complémentent dans le but d’anticiper et limiter l’entrée et la dissémination d’ON sur le territoire. Mais la santé des végétaux est l’affaire de tous, celle des citoyens et des consommateurs : en vous inspirant des exemples décrits plus hauts, ayez le réflexe de ne pas rapporter de végétaux de retour de voyage et de ne pas planter des végétaux importés et destinés à la consommation alimentaire.
Les auteurs ne travaillent pas, ne conseillent pas, ne possèdent pas de parts, ne reçoivent pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'ont déclaré aucune autre affiliation que leur organisme de recherche.
06.11.2025 à 11:35
Ce que l’on sait de « Tapinoma magnum », la fourmi noire et brillante qui envahit l’Europe
Texte intégral (3276 mots)

De très nombreux foyers invasifs de la fourmi noire « Tapinoma magnum » ont été détectés en Europe. Elles ne posent pas de danger sanitaire immédiat, mais les populations colossales de chaque colonie peuvent causer des dégâts considérables en milieux urbains, agricoles et même naturels. Espérant endiguer cette invasion, la recherche s’active aujourd’hui pour mieux la caractériser, évaluer ses impacts et explorer des pistes pour limiter les dégâts.
Le terme d’invasion biologique désigne l’introduction et la prolifération d’espèces animales, végétales ou microbiennes hors de leur aire d’origine. La plupart des espèces envahissantes bouleversent les écosystèmes en concurrençant les espèces locales, puis en modifiant les habitats. Elles représentent un fardeau économique croissant pour les sociétés humaines et une menace pour la biodiversité.
Parmi ces espèces, les fourmis occupent une place prépondérante. Jusqu’à présent, l’Europe et la France avaient été relativement épargnées, malgré la présence de la fourmi d’Argentine Linepithema humile le long du pourtour méditerranéen ou de Lasius neglectus dans tout le continent. Des alertes récentes font craindre l’installation de la fourmi de feu rouge (Solenopsis invicta), détectée en Sicile, et de la fourmi électrique (Wasmannia auropunctata), détectée par deux fois dans le Var, deux espèces ayant causé des dommages majeurs à l’agriculture, aux personnes et à la biodiversité partout où elles ont été importées.
Mais c’est une autre espèce qui retient aujourd’hui l’attention en Europe occidentale : Tapinoma magnum. De très nombreux foyers invasifs ont été détectés, avec d’énormes populations qui infligent des dégâts considérables. Il est urgent aujourd’hui de comprendre ses caractéristiques, ses impacts, l’état de la recherche en France, et d’explorer des pistes pour limiter ses dégâts.
À lire aussi : Restaurer la nature, un travail de fourmis ?
La découverte de supercolonies
En 2011, des chercheurs et naturalistes découvrent en France, Allemagne et Italie, des fourmis du genre Tapinoma (abrégé en T.) qui se révèlent fortement envahissantes. Un groupe de travail européen se forme rapidement, avec des équipes à Görlitz (Allemagne, B. Seifert), Rome (Italie, D. d’Eustacchio), Jaen (Espagne, P. Lorite) et Lyon (France, B. Kaufmann).
À cette date, une seule espèce du genre, T. nigerrimum, assez grande relativement aux autres espèces du genre (2-5 millimètres), est connue en Europe méditerranéenne et en Afrique du Nord occidentale, mais la littérature scientifique ne lui prête aucun caractère envahissant. Pourtant, sur le terrain, les colonies observées sont constituées de nombreux nids interconnectés par des pistes constamment fréquentées par des ouvrières, un réseau dense pouvant couvrir plusieurs hectares, constituant ce qu’on appelle des supercolonies, qui sont très envahissantes.
En 2017, une analyse couplant morphologie détaillée et génétique révèle que T. nigerrimum regroupe en réalité au moins quatre espèces différentes : T. nigerrimum, T darioi, T. ibericum et T. magnum.
Ces trois dernières sont des espèces supercoloniales et envahissantes en Europe, la plus courante étant, de loin, T. magnum. En 2024 est ajoutée une une cinquième espèce, T. hispanicum, regroupant des populations espagnoles, de T. nigerrimum (non envahissante).
À lire aussi : BD : « La guerre des fourmis » (épisode 1)
Des origines diverses
De ce que l’on sait de ces fourmis envahissantes, T. darioi est indigène en Catalogne et probablement dans le Languedoc, tandis que T. ibericum est probablement indigène dans le reste de l’Espagne.
Pour T. magnum, la situation est plus compliquée, ses zones d’origine possibles recouvrant les États du Maghreb (Maroc, Algérie et Tunisie) et l’ensemble de la péninsule italienne, peut-être jusqu’à la Côte d’Azur en France.
Les analyses génétiques démontrent cependant que la vaste majorité des populations importées dans les régions non méditerranéennes d’Europe proviennent du sud de l’Italie, en particulier de la Sicile, de la Calabre et des Pouilles. Seules de très rares populations ont pu être associées au Maghreb. Pour la Corse, les populations semblent provenir du sud de l’Italie, avec peut-être de faibles apports algériens.
Des colonies couvrant jusqu’à 20 hectares
T. magnum et ses espèces sœurs envahissantes sont supercoloniales : leurs nids, nombreux et reliés par des pistes actives, peuvent abriter de nombreuses reines. Construits en accumulant du sol pour créer des « solariums » exposés à la chaleur, ou installés dans des cavités chaudes, ces nids optimisent la croissance des larves. Les mâles et futures reines sont produits au printemps (entre mars et mai), les ouvrières plus tard au printemps et à l’automne.
La supercolonie est un ensemble fluide dont les contours s’étendent ou se contractent selon la température, l’humidité et les ressources, couvrant parfois plus de 20 hectares, sauf si le paysage (routes, cours d’eau, forêts) limite son expansion. Le régime alimentaire des Tapinoma envahissantes est généraliste, mais repose fortement sur l’exploitation du miellat de pucerons, en particulier sur les racines.
Lors des premiers signalements hors zone méditerranéenne, le commerce des oliviers centenaires italiens et espagnols a vite été suspecté d’être la source principale des populations envahissantes. Cette hypothèse a été confirmée par un travail avec les vendeurs de plantes à Montpellier et à Lyon, qui a montré qu’une bonne partie d’entre eux hébergeaient une ou plusieurs espèces de Tapinoma envahissantes, souvent issues d’origines géographiques différentes.
Cependant, des observations récentes indiquent d’autres vecteurs de transport potentiels : voitures dans lesquelles les fourmis monteraient pendant la journée pour y trouver des températures élevées, transport de déchets verts, déplacement de plantes ornementales pour des événements ou encore transports de préfabriqués.
Noires, brillantes et très rapides
Les Tapinoma envahissantes sont aisées à reconnaître sur le terrain : ce sont des fourmis noires, brillantes, extrêmement rapides, dont les ouvrières sont, au sein de la même colonie, de tailles variées entre 2mm et 5mm.
Lorsqu’on les écrase, elles ont une odeur caractéristique, décrite par les auteurs anciens comme rappelant le beurre rance. Ce diagnostic ne suffit pas. T. nigerrimum, indigène et sans problème, a les mêmes caractéristiques, et d’autres espèces (T. erraticum, T. subboreale, T. madeirense) plus petites, ont la même odeur.
Pour être certain d’avoir devant soi une Tapinoma envahissante, il faut pouvoir observer plusieurs nids reliés par des pistes de fourmis.
Distinguer les trois espèces envahissantes demande davantage de moyens génétiques, chimiques ou d’imagerie déployés par nos laboratoires.
Dégâts urbains et agricoles
Première chose à rappeler : les Tapinoma si elles sont agaçantes, ne présentent pas de risque sanitaire avéré, sauf pour de très jeunes enfants en contact direct avec des nids populeux.
Cependant, les Tapinoma envahissantes causent des dégâts dans les milieux naturels comme en zones urbaines ou agricoles, avec des effets négatifs directs ou indirects sur la biodiversité non quantifiés à ce jour, mais probablement importants.
En maraîchage et dans les potagers des particuliers, les fourmis terrassent de grandes quantités de sol, dénudant les racines ou enterrant les tiges. Elles coupent feuilles et tiges, élèvent des pucerons en masse, attaquent certains légumes. Les pertes d’exploitation peuvent être importantes, surtout en serres : dans la Drôme, un maraîcher bio s’est par exemple vu amputé des deux tiers de son chiffre d’affaires.
Pour les entreprises, la présence massive de fourmis trouvées dans les objets fabriqués et exportés peut conduire à leur refus ou leur renvoi, et en restauration, elles peuvent contaminer les cuisines ou faire fuir les clients des terrasses. Les services d’espaces verts constatent un effet sur la fréquentation des zones les plus envahies des parcs, sur l’usage des jardins partagés à Lyon et sur les serres de production à Grenoble.
Nous nous attendons à ce que ces espèces se répandent rapidement dans l’ensemble du pays et que leurs impacts se multiplient. Contrairement à d’autres espèces envahissantes comme la fourmi d’Argentine et Lasius neglectus, notamment du fait que les Tapinoma ont été importées de plusieurs régions, à de multiples reprises, et présentent donc une forte diversité génétique, elles disposent d’un potentiel d’adaptation très important. Leur capacité à s’installer partout dans le pays est fortement renforcée par le changement climatique.
Plusieurs groupes de recherche dont nous faisons partie sont aujourd’hui à pied d’œuvre pour mieux comprendre ces espèces et proposer des stratégies de lutte, agissant en réseau avec les acteurs de terrain, des associations et des collectivités territoriales. Dans nos laboratoires à Lyon (B. Kaufmann), Avignon (IMBE, Montpellier(CEFE, CBGP) et Tours (IRBI), nous étudions leurs mécanismes de dispersion et de prolifération, leur génétique, leur écologie et travaillons sur des méthodes de lutte. Nos recherches devraient aboutir à l’élaboration d’une stratégie et d’outils de lutte dans les deux années qui viennent.
Comment réagir si vous suspectez une invasion chez vous ?
Aux particuliers qui seraient confrontés à une suspicion de Tapinoma, plusieurs conseils :
d’abord, il faut s’assurer qu’il s’agit bien d’une Tapinoma envahissante et faire identifier l’espèce par un spécialiste en contactant le projet FIVALO pour la région Centre ou Bernard Kaufmann pour le restant du territoire. Ce point est vital pour ne pas porter préjudice aux espèces de fourmis locales, qui sont la première barrière contre l’invasion. C’est en particulier le cas dans la moitié sud de la France, où l’espèce locale T. nigerrimum est présente.
Ensuite, contacter ses voisins pour savoir s’ils sont atteints aussi et pouvoir agir ensemble par la suite,
puis sa municipalité ou son intercommunalité par une lettre signée par l’ensemble des résidents concernés.
Dès lors, commencer à lutter. Inutile de contacter des désinsectiseurs, sauf si l’invasion est limitée à une ou deux maisons ou jardins, mais suivre trois principes simples.
Le premier, rechercher les nids (au printemps et à l’automne) soit dans le sol soit dans des objets du jardin (compost sec, pots de fleurs, jardinières, sous des tuiles, des dalles, de pierres, du métal, de la bâche de jardinage) ou le long de la maison (escaliers, chaufferie ou buanderie, combles).
Le deuxième, les détruire si possible en les noyant sous de l’eau chaude (60 °C) ou de grandes quantités d’eau d’arrosage (dans ce cas, renouveler fréquemment) ; si impossible, les déranger physiquement à la bêche et enlever les sites favorables.
Le troisième, attirer les fourmis dans des nids « pièges » improvisés : tous les objets du jardin cités peuvent servir de piège. En effet, au printemps, les fourmis élèvent leurs futures reines qui ont besoin de chaleur et donc de soleil. C’est le moment de les éliminer, afin de limiter le nombre de reproducteurs à la saison suivante.
Pour les entreprises, les professionnels et les collectivités : les procédures expliquées plus haut demandent une main d’œuvre trop importante pour être soutenables, il n’y a donc pas de solution clé en main pour l’instant. C’est pour cela qu’il faut veiller à faire de la prévention, en particulier pour les services chargés des espaces verts ou pour les paysagistes.
Les précautions essentielles consistent à vérifier si les fourmis ne sont pas présentes dans les espaces verts, les bâtiments ou les déchetteries du territoire ou de l’entreprise ; inspecter les plantes choisies pour les espaces verts ou l’aménagement intérieur ; surveiller les transports de déchets verts ou de compost ; et limiter la présence des fourmis sur les parkings où elles pourraient monter dans les véhicules. Il ne faut pas hésiter à contacter les laboratoires pour solliciter des conseils.
Bernard Kaufmann a reçu des financements de l'ANR. Il conseille la ville de Lyon sur les fourmis invasives.
Alan Vergnes a reçu des financements de l'ANR, du CNRS, de la région Occitanie, de la ville et de la métropole de Montpellier pour financer ses recherches sur les fourmis invasives Il conseille la ville et la métropole de Montpellier sur les fourmis invasives et proliférantes.
Giovanny Destour et Marion Javal ne travaillent pas, ne conseillent pas, ne possèdent pas de parts, ne reçoivent pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'ont déclaré aucune autre affiliation que leur poste universitaire.
06.11.2025 à 09:36
Agriculture in Brazil: how land-use choices affect biodiversity and the global climate
Texte intégral (1464 mots)
Over the past 50 years, Brazil has emerged as one of the world’s agricultural giants. Becoming a leading global exporter of soybeans, beef, coffee and sugar has significantly boosted its economy and placed the country at the centre of the global food system. This agricultural development, however, has come at a cost.
The expansion of agriculture has driven the widespread conversion of natural vegetation into pastures, croplands, and forest plantations. Much of this expansion has occurred in areas that are critical for biodiversity conservation and terrestrial carbon storage. In the past 40 years alone, agricultural land has expanded by approximately 109 million hectares, an area nearly twice the size of metropolitan France. Brazil includes some of the world’s most important biodiversity hotspots. At the same time, its ecosystems are critical carbon sinks, storing vast amounts of carbon that are essential for mitigating climate change. The continuing pressure from agricultural expansion underscores the urgent need to reconcile production with biodiversity conservation and carbon sequestration.
Our new study explores how future changes in land use in Brazil could affect biodiversity, the global climate, and the agricultural economy by 2050. We consider two Shared Socioeconomic Pathways (SSPs), each outlining a distinct potential future for the world and Brazil. Among these, SSP3 depicts a scenario characterised by regional rivalry, heavy reliance on fossil fuels, strong nationalism, and significant challenges to both climate mitigation and adaptation. Under this scenario, agricultural land in Brazil is expected to expand further due to rising food demand and only modest improvements in crop yields. In contrast, SSP1 represents a sustainable future, emphasising proactive climate mitigation and adaptation, clean energy adoption, and the protection of natural ecosystems. Under SSP1, agricultural land in Brazil is projected to contract, thanks to reduced food demand and substantial yield improvements.
Where agriculture expands matters
Under the SSP3 scenario, around 52 million hectares of natural land are converted for agricultural use to meet rising food demand, affecting all of Brazil’s biomes, regions that encompass large ecosystems with similar climatic or ecological conditions and a specific type of vegetation. This expansion drives a projected 28% increase in agricultural revenue between 2025 and 2050, but it comes with significant environmental trade-offs. The loss of natural vegetation is expected to release a total of 12 gigatonnes of CO2 over this period. On average, this would result in 0.5 gigatonnes per year, which is higher than Brazil’s annual emission rate from land use during the 2010s. Biodiversity would also be affected, with about 70% of the mammal species we studied, including the maned wolf and howler monkey, losing habitat over the same period.
Our results show that the environmental impacts depend not only on the extent of agricultural expansion, but also on where it takes place. Deforestation should be avoided in the Amazon and Atlantic Forest, as both biomes are rich in carbon and biodiversity, and clearing them has a major impact on both. In these biomes, whether deforestation occurs at forest edge or deep within the interior, it releases substantial amounts of CO2. For biodiversity, however, location is decisive: deforestation within highly biodiverse areas (including Indigenous Lands and Conservation Units, officially designated areas in Brazil that receive legal protection) disproportionately threatens species with restricted habitats. For instance, Saguinus bicolor, a primate species with one of the smallest habitats in the Amazon, is projected to lose more than 7% of its remaining range, further constricting an area that is already limited.
Restoration of ecosystems with low economic loss
Under the SSP1 scenario, declining food demand is projected to lead to the abandonment of agricultural land, freeing vast areas for restoration to their natural state. Between 2025 and 2050, revenue from agriculture is projected to fall by 31%, but this comes with positive environmental trade-offs. More than 12.4 gigatonnes of additional CO2 – roughly five years’ worth of EU emissions from fossil fuels and industry – are expected to be sequestered, a major contribution to climate change mitigation. In addition, the habitats of two thirds of the mammal species we studied are projected to expand.
Interestingly, these results indicate that restoring land around remaining biodiversity- and carbon-rich areas could deliver substantial environmental benefits with relatively modest agro-economic losses. In these areas, restoration would result in an agricultural revenue loss of only $5 to $10 per tonne of carbon gained. By comparison, the European Union Emissions Trading System currently prices carbon at around $70 per tonne, suggesting that strategic reforestation in Brazil could be a highly cost-effective climate change mitigation strategy. This is particularly relevant, as Brazil has recently launched its own Greenhouse Gas Emissions Trading System (SBCE). In addition to increasing carbon sequestration, reforesting these areas would generate substantial co-benefits for biodiversity, creating a synergistic opportunity to advance both.
Lesson learned for a more sustainable future
Reconciling agriculture with biodiversity and climate is critical in Brazil’s sustainable transition. Future global developments in food demand and agricultural yields will determine how much land the country dedicates to agriculture, and, by extension, how much pressure is on its ecosystems. The more land required for production, the greater the impacts on biodiversity and carbon storage.
If expansion is unavoidable, several strategies can help reduce the environmental consequences. Agricultural expansion should be carefully planned, avoiding carbon- and biodiversity-rich areas, and should not include deforestation deep within forests. At the same time, restoration efforts focused on biodiversity- and carbon-rich areas can deliver substantial environmental benefits at a relatively low economic cost.
Brazil’s path toward sustainable land use ultimately depends on two essential questions: how much land is required, and which land should be used.
A weekly e-mail in English featuring expertise from scholars and researchers. It provides an introduction to the diversity of research coming out of the continent and considers some of the key issues facing European countries. Get the newsletter!
Created in 2007 to help accelerate and share scientific knowledge on key societal issues, the Axa Research Fund – now part of the Axa Foundation for Human Progress – has supported over 750 projects around the world on key environment, health & socioeconomic risks. To learn more, visit the website of the AXA Research Fund or follow @ AXAResearchFund on LinkedIn.
Les auteurs ne travaillent pas, ne conseillent pas, ne possèdent pas de parts, ne reçoivent pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'ont déclaré aucune autre affiliation que leur organisme de recherche.
05.11.2025 à 15:21
Pourquoi une diminution de la population humaine ne bénéficierait pas forcément à la biodiversité : l’exemple du Japon
Texte intégral (1848 mots)

Même avec moins d’êtres humains, la faune sauvage ne disposerait pas nécessairement de davantage d’espace et de niches écologiques où s’installer. Dans certaines zones du Japon rural où l’humain se raréfie peu à peu, on voit la biodiversité décliner malgré tout.
Depuis 1970, 73 % de la faune sauvage mondiale a disparu, tandis que la population mondiale a elle doublé pour atteindre 8 milliards d’individus. Des recherches montrent qu’il ne s’agit pas d’une coïncidence : la croissance démographique entraîne un déclin catastrophique de la biodiversité.
Actuellement, cependant, un tournant démographique inverse est en train de se produire. Selon les projections de l’ONU, la population de 85 pays diminuera d’ici 2050, principalement en Europe et en Asie. D’ici 2100, la population humaine devrait connaître un déclin mondial. Certains affirment que cela sera bénéfique pour l’environnement.
Partant de l’hypothèse que le dépeuplement pourrait contribuer à la restauration de l’environnement, nous avons tâché de voir, avec nos collègues Yang Li et Taku Fujita, si la biodiversité japonaise bénéficiait de ce que nous avons appelé un « dividende lié à la dépopulation humaine ».
Depuis 2003, des centaines de citoyens japonais collectent des données sur la biodiversité pour le projet gouvernemental Monitoring Sites 1 000. Nous avons utilisé 1,5 million d’observations d’espèces enregistrées provenant de 158 sites.
Ces zones étaient boisées, agricoles et périurbaines. Nous avons comparé ces observations aux changements observés au niveau de la population locale, de l’utilisation des sols et de la température de surface sur des périodes de cinq à vingt ans.
Ces paysages ont connu le plus fort déclin démographique depuis les années 1990.
En raison de la taille de notre base de données, du choix des sites et du positionnement du Japon en tant que fer de lance du dépeuplement en Asie du Nord-Est, il s’agit de l’une des plus grandes études de ce type.
Notre étude, publiée dans la revue Nature Sustainability, a tâché d’analyser les populations d’oiseaux, les papillons, les lucioles, les grenouilles et 2 922 plantes indigènes et non indigènes sur ces mêmes sites.
Le Japon n’est pas Tchernobyl
Le constat est sans appel : la biodiversité a continué de diminuer dans la plupart des zones que nous avons étudiées, indépendamment de l’augmentation ou de la diminution de la population. Ce n’est que là où la population est restée stable que la biodiversité était la plus stable. Cependant, la population de ces zones vieillit et va bientôt décliner, ce qui les alignera sur les zones qui connaissent déjà une perte de biodiversité.
Contrairement à Tchernobyl, où une crise soudaine a provoqué une évacuation quasi totale de la population qui a donné lieu à des récits surprenants sur la renaissance de la faune sauvage, la perte de population au Japon s’est développée progressivement.
Si la plupart des terres agricoles continuent d’être cultivées, certaines sont laissées à l’abandon ou désaffectées, d’autres sont vendues à des promoteurs immobiliers ou transformées en zones d’agriculture intensive. Tout cela empêche le développement naturel des plantes ou un reboisement qui enrichiraient la biodiversité.
Dans ces régions, les êtres humains sont les agents de la durabilité des écosystèmes. L’agriculture traditionnelle et les pratiques saisonnières, telles que l’inondation, la plantation et la récolte des rizières, la gestion des vergers et des taillis ainsi que l’entretien des propriétés, sont importantes pour le maintien de la biodiversité. Le dépeuplement peut donc être destructeur pour la nature. Certaines espèces prospèrent, mais il s’agit souvent d’espèces non indigènes qui posent d’autres problèmes, tels que l’assèchement et l’étouffement des rizières autrefois humides par des herbes envahissantes.
Les bâtiments vacants et abandonnés, les infrastructures sous-utilisées et les problèmes socio-juridiques (tels que les lois complexes en matière d’héritage et les taxes foncières, le manque de capacités administratives des autorités locales et les coûts élevés de démolition et d’élimination) aggravent encore plus le problème.
Alors même que le nombre d’akiya (maisons vides, désaffectées ou abandonnées) atteint près de 15 % du parc immobilier national, la construction de nouveaux logements se poursuit sans relâche. En 2024, plus de 790 000 logements ont été construits, en partie du fait de l’évolution de la répartition de la population et de la composition des ménages au Japon. À cela s’ajoutent les routes, les centres commerciaux, les installations sportives, les parkings et les supérettes omniprésentes au Japon. Au final, malgré la diminution de la population, la faune sauvage dispose de moins d’espace et de moins de niches écologiques où s’installer.
Comment changer la donne
Les données démographiques montrent que l’on peut s’attendre à une dépopulation croissante au Japon et en Asie du Nord-Est. Les taux de fécondité restent faibles dans la plupart des pays développés. L’immigration n’offre qu’un répit temporaire, car les pays qui fournissent actuellement des migrants, comme le Vietnam, sont également en voie de dépopulation.
Nos recherches démontrent que la restauration de la biodiversité doit être gérée de manière active, en particulier dans les zones en déclin démographique. Malgré cela, il n’existe que quelques projets de renaturation au Japon. Pour favoriser leur développement, les autorités locales pourraient se voir attribuer le pouvoir de convertir les terres inutilisées en réserves naturelles communautaires gérées localement.
L’épuisement des ressources naturelles constitue un risque systémique pour la stabilité économique mondiale. Les risques écologiques, tels que le déclin des stocks halieutiques ou la déforestation, nécessitent une meilleure responsabilisation de la part des gouvernements et des entreprises.
Plutôt que de dépenser pour davantage d’infrastructures destinées à une population en constante diminution, par exemple, les entreprises japonaises pourraient investir dans la croissance des forêts naturelles locales pour obtenir des crédits carbone.
Le dépeuplement apparaît comme une mégatendance mondiale du XXIe siècle. Bien géré, le dépeuplement pourrait contribuer à réduire les problèmes environnementaux les plus urgents dans le monde, notamment l’utilisation des ressources et de l’énergie, les émissions et les déchets, ainsi que la conservation de la nature. Mais pour que ces opportunités se concrétisent, il faut la gérer activement.
Kei Uchida a reçu un financement de la JSPS Kakenhi 20K20002.
Masayoshi K. Hiraiwa et Peter Matanle ne travaillent pas, ne conseillent pas, ne possèdent pas de parts, ne reçoivent pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'ont déclaré aucune autre affiliation que leur poste universitaire.
05.11.2025 à 15:21
COP après COP, les peuples autochtones sont de plus en plus visibles mais toujours inaudibles
Texte intégral (2229 mots)

Ils occupent 20 % des territoires terrestres. Les peuples autochtones sont de plus en plus présents aux COP, mais leurs voix demeurent souvent inaudibles lorsque les décideurs du monde entier se réunissent.
« Nous ne sommes pas ici simplement pour poser sur vos photos. Nous sommes titulaires de droits en vertu de la Déclaration des Nations unies sur les droits des peuples autochtones et devons être présents à la table des décisions », avait prévenu, à la COP28 (Dubaï, 2023), Sarah Hanson, membre de la communauté anishinaabée de Biigtigong Nishnaabeg au Canada, et du Forum international des peuples autochtones sur le changement climatique.
Cette année-là comme les suivantes, cependant, bien peu de représentants des peuples autochtones se trouvaient à la table des négociations. Ils sont pourtant de plus en plus nombreux à se rendre aux COP pour tâcher de faire entendre les voix de leurs communautés dans des pavillons, panels, au moyen de déclarations solennelles ou d’interventions médiatiques. Ils représentent environ 476 millions de personnes et occupent 20 % du territoire terrestre parmi les plus cruciaux pour la préservation de la biodiversité et du climat. Leur rôle est donc crucial dans la lutte contre le changement climatique.
Mais derrière cette façade inclusive, un paradoxe persiste. Si la visibilité des peuples autochtones augmente, leurs voix peinent encore à peser réellement sur les décisions.
À l’approche de la prochaine COP, qui se tiendra du 10 au 21 novembre 2025 à Belém (Brésil), aux portes de la forêt amazonienne, cette contradiction mérite toute notre attention. Elle met en lumière les hiérarchies persistantes de savoirs et de pouvoir qui structurent encore les négociations climatiques internationales.
Un effet vitrine qui ne débouche pas sur l’influence
Un contraste revient de manière frappante : les sessions plénières et les panels où interviennent des représentants autochtones sont largement médiatisés, mais les espaces fermés où s’écrivent les décisions finales leur restent inaccessibles. L’essentiel des discussions techniques se joue de fait dans des « salles de négociation » réservées aux États et à quelques acteurs institutionnels disposant de sièges permanents et de droit à la parole.
La visibilité accrue ne s’est donc pas encore traduite en véritable pouvoir de décision. Ce déséquilibre se retrouve dans les contributions déterminées au niveau national (CDN), les plans que chaque pays soumet dans le cadre de l’accord de Paris (2015) pour expliquer comment il compte réduire ses émissions de gaz à effet de serre et s’adapter au changement climatique. Ces documents sont au cœur des COP, car ils servent de base à l’évaluation collective des efforts de chaque État. Or, dans de nombreux pays, leur élaboration reste très technocratique : confiée à des cabinets de consultants ou à des institutions internationales, elle se fait souvent sans véritable consultation des communautés locales ni des peuples autochtones, pourtant directement concernés par les politiques climatiques. De nouveau, à la COP28, à Dubaï en 2023, leurs voix étaient audibles sur les scènes publiques, mais absentes des textes finaux sur le mécanisme de Loss and damage (destiné à indemniser les pays et populations les plus vulnérables face aux pertes et dommages causés par le changement climatique) et les dispositifs financiers associés.
L’écoute sélective des savoirs autochtones
Les revendications des peuples autochtones, qu’il s’agisse de leurs droits fonciers, de leur souveraineté politique ou de la reconnaissance de leur histoire, sont ainsi rarement prises en compte. Sans doute parve que les admettre reviendrait à redistribuer le pouvoir au sein du système climatique international, ce que les États et les institutions internationales évitent soigneusement au travers de différentes stratégies, volontaires ou non.
Certes, les COP valorisent volontiers la contribution des peuples autochtones sur une série de sujets seulement. C’est le cas pour les « solutions fondées sur la nature », telles que la préservation des forêts utilisées pour compenser les émissions de carbone. Mais les contributions autorisées s’accordent avec les instruments financiers et technologiques déjà en place : ils permettent d’intégrer les savoirs autochtones tant qu’ils ne remettent pas en cause l’ordre établi. La participation devient alors une vitrine d’inclusivité, plus qu’un véritable partage du pouvoir.
Cette reconnaissance sélective s’apparente à une « justice épistémique partielle » : les savoirs autochtones sont validés quand ils renforcent les cadres scientifiques dominants, mais rarement reconnus comme fondateurs d’autres modes de gouvernance. Lors de la COP29, tenue en Azerbaïdjan en 2024, le Baku Workplan a certes souligné l’importance d’intégrer les savoirs autochtones dans les stratégies climatiques, notamment dans les domaines de l’adaptation et de la gestion des écosystèmes. Les savoirs agricoles et hydrologiques des peuples vivant en zones arides ont comme cela été largement valorisés, présentés comme une ressource précieuse pour renforcer la résilience face aux sécheresses et aux inondations.
En revanche, les savoirs portant sur la gouvernance foncière, la propriété des territoires ou les modes de consultation communautaires ont été largement absents des discussions, qui déterminent pourtant directement l’avenir de leurs terres. Ces éléments sont d’ailleurs systématiquement absents à ce jour des plans nationaux de réduction des émissions de gaz à effet de serre et d’adaptation au changement climatique (les CDN).
Cette marginalisation se produit également via le fonctionnement même du régime climatique. Les négociations s’appuient sur une logique globale (des chiffres, des tonnes de carbone, des scénarios prospectifs de réduction d’émissions) qui ignore les réalités locales. Ce cadre « aplatit » la diversité des contextes et réduit les savoirs autochtones à des anecdotes culturelles. Les projets de réduction des émissions issues de la déforestation et de la dégradation des forêts (REDD+) illustrent ce décalage.
Ces initiatives visent à réduire les émissions issues de la déforestation en quantifiant le carbone stocké dans les forêts. Mais cette logique purement comptable ignore encore les usages coutumiers de la forêt (chasse, cueillette, cultures itinérantes) et les droits fonciers des communautés locales. Ces réalités demeurent marginales au milieu des indicateurs mesurables prédéfinis, tels que le nombre d’hectares « protégés », vidant de sens leur conception du territoire comme espace de vie.
Dans les débats de la COP, certains autochtones témoignent ainsi de la difficulté de faire entendre leurs savoirs. Les experts internationaux auxquels ils s’adressent « sont bien formés aux standards mondiaux, mais peu au contexte local » déplorait ainsi un représentant autochtone d’Afrique centrale. Ce décalage oblige alors les communautés à traduire leurs savoirs dans un langage normatif pour être audibles : un effort constant de « traduction culturelle » qui affaiblit la portée de leurs connaissances.
À cela s’ajoutent des obstacles pratiques : celui de la langue (l’anglais technique de la diplomatie), du rythme effréné des sessions parallèles, des moyens financiers limités pour envoyer des délégations complètes. Face à ces obstacles, les voix autochtones passent par l’intermédiaire d’ONG ou d’agences internationales, ou par des canaux de communication digitaux. Ce qu’ils disent sur leur territoire et leur vécu est alors reformulé dans un langage calibré pour les institutions internationales, au risque d’en édulcorer la portée critique.
Enfin, lorsqu’elle est institutionnalisée, la participation autochtone, cette image de protecteur, bien qu’elle leur ouvre certaines portes, peut aussi se retourner contre eux, car elle enferme leurs savoirs dans des cases figées.
Ainsi le plan de la République du Tchad pour réduire et s’adapter au changement climatique (CDN) indique-t-il la « mise en valeur des savoir-faire et connaissances autochtones » comme le deuxième pilier de son domaine d’intervention « environnement et forêts ». Mais dans le même temps, il désigne en coupable une grande partie des activités traditionnelles de ces peuples (« pression pastorale, braconnage, pêche, pression démographique, surexploitation des ressources naturelles, feux de brousse et agriculture ») comme cause de la dégradation de la biodiversité. Seule voie, aux yeux de ce plan gouvernemental, l’exploitation des produits forestiers non ligneux (écorces, feuilles, miel, champignons…) qui deviennent des « ressources durables » compatibles avec la logique de marché. Exploitation qui ne concerne d’ailleurs qu’une partie des communautés autochtones, souvent celles établies dans les zones boisées du Sud, et qui représente une part marginale de leurs activités économiques.
À l’approche de « la COP des COP »
Les savoirs autochtones ne servent ainsi fréquemment qu’à « réenchanter » une arène technocratique, sans pour autant en changer les règles du jeu.
À l’approche de la COP30, les peuples autochtones se préparent à une participation record, mais dans un scénario qui ressemble étrangement aux précédents. Cette conférence est un moment clé, car elle marquera la réévaluation des engagements climatiques dix ans après l’accord de Paris et elle abordera des thématiques chères aux peuples autochtones : arrêt de la déforestation d’ici à 2030, abandon des énergies fossiles, mise en place de ressources financières dédiées à la finance climatique.
Plus de 190 États et des milliers de représentants de la société civile et d’entreprises y seront présents. Le Brésil annonce la venue de 3 000 représentants autochtones, dont un millier participera à des sessions officielles – une première. Les organisations autochtones, notamment d’Amazonie, expriment déjà leurs revendications. Patricia Suarez, de l’Organisation nationale des peuples autochtones de l’Amazonie colombienne (OPIAC), rappelle à cet égard :
« Ce n’est pas seulement une question de climat, c’est une question de vie, de survie même de nos communautés. »
Pourtant, les règles du jeu n’ont pas changé. Ces représentants pourront écouter mais rarement parler. Leur inclusion dans les délégations nationales et les groupes techniques reste exceptionnelle. Surtout, la question des droits fonciers demeure un angle mort des négociations. Or, environ 22 % du carbone des forêts tropicales se trouve sur des terres gérées par des communautés autochtones, dont un tiers ne sont pas reconnues juridiquement. Sans titre foncier, ces territoires restent vulnérables à l’exploitation et à la déforestation : une menace directe pour le climat mondial comme pour la justice environnementale.
Marine Gauthier ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.
03.11.2025 à 16:20
Loi Duplomb : le poisson zèbre est un outil d’alerte précoce
Texte intégral (2097 mots)
Pour évaluer la toxicité de pesticides, tels que l’acétamipride, rendu célèbre par la loi Duplomb, des chercheurs étudient leurs effets sur des invertébrés, à commencer par des insectes pollinisateurs comme l’abeille. Mais concernant leurs impacts sur la santé des humains et des autres vertébrés, qui restent mal pris en compte, le poisson zèbre est un modèle animal pertinent qui permet, notamment, de développer des tests de toxicité plus éthiques.
Avant d’être censuré par le Conseil constitutionnel qui l’a jugé contraire à la Charte de l’environnement, l’article 2 de la loi dite « Duplomb » prévoyait des dérogations aux interdictions de l’utilisation en France des pesticides acétamipride, sulfoxaflor et flupyradifurone.
La possibilité d’utiliser ces molécules dans certaines filières agricoles a suscité un vif débat et une mobilisation citoyenne inédite en raison d’effets négatifs sur la biodiversité et d’un danger potentiel pour la santé humaine.
Toxicité de l’acétamipride, du sulfoxaflor et du flupyradifurone sur les insectes
Ces pesticides de la famille des néonicotinoïdes, ou apparentés par leur mode d’action, sont solubles, facilement absorbés par les plantes et neurotoxiques pour les arthropodes, les insectes et de nombreuses autres espèces. Ils agissent en ciblant certaines protéines au niveau du système nerveux de l’insecte (les récepteurs nicotiniques de l’acétylcholine), provoquant sa paralysie, puis sa mort.
L’acétamipride est un composé organochloré préoccupant en raison de son accumulation dans les pollens et de son action sur les pollinisateurs. En effet, il est toxique pour les abeilles et altère leur comportement, leur métabolisme quand elles sont au stade larvaire et leur microbiote intestinal à des doses sublétales (qui n’entraînent pas la mort des abeilles, ndlr). Il présente également une toxicité accrue lorsqu’il est combiné à d’autres pesticides.
Par ailleurs, des effets sublétaux majeurs de l’acétamipride sont observés, à des doses inférieures à celles utilisées en champs, sur un organisme auxiliaire de l’agriculture, le parasitoïde oophage Trichogramma dendrolimi, essentiel à la lutte biologique contre les ravageurs agricoles. Au niveau des écosystèmes, l’acétamipride perturbe la structure trophique des sols en affectant notamment le comportement fouisseur et la reproduction des vers de terre. De plus, la solubilité de l’acétamipride lui permet de se retrouver dans les cours d’eau.
Si l’acétamipride n’est pas considéré comme fortement toxique pour les organismes aquatiques, il est toutefois responsable de lésions tissulaires chez les moules d’eau douce. Chez les souris ou les rats de laboratoire, une exposition à cette substance induit un stress oxydatif responsable de dommages à l’ADN et étroitement associé à une toxicité tissulaire, reproductive et développementale.
Le sulfoxaflor (classé parmi les sulfoximines) et le flupyradifurone (biocide de la classe des buténolides) ont été présentés comme des successeurs des néonicotinoïdes. Ces nouvelles molécules s’avèrent particulièrement efficaces pour lutter contre un large éventail de ravageurs, mais présentent des effets toxiques sur les insectes pollinisateurs et sur les auxiliaires de lutte contre les pucerons comme les coccinelles ou les vers de terre.
En revanche, l’éventuelle toxicité de ces molécules pour les vertébrés est peu connue, et l’essentiel des informations disponibles provient d’études effectuées chez le poisson zèbre.
Le poisson zèbre, un organisme modèle en écotoxicologie
Le poisson zèbre (Danio rerio) est un petit téléostéen d’eau douce originaire d’Asie du Sud, notamment des rivières peu profondes à faible débit d’Inde, du Bangladesh, du Népal et du Pakistan. Il est utilisé dès les années 1970 comme modèle d’étude du développement. Le poisson zèbre s’impose également comme un modèle de choix en écotoxicologie réglementaire en raison de ses caractéristiques biologiques favorables à l’étude des effets toxiques des contaminants environnementaux.
Son développement externe, rapide et sa transparence permettent une observation directe des altérations morphologiques, physiologiques et comportementales induites par des substances chimiques, dès les stades embryonnaires. Sur le plan neurotoxique, le poisson zèbre possède comme l’humain, une barrière hématoencéphalique qui protège le système nerveux central en limitant la pénétration des substances chimiques étrangères. Comme l’humain également, le poisson zèbre est doté d’un système enzymatique hépatique responsable de la métabolisation des pesticides, perturbateurs endocriniens et autres résidus pharmaceutiques.
Ce modèle vertébré aquatique est donc particulièrement pertinent pour les études toxicologiques et est aujourd’hui intégré dans plusieurs lignes directrices de l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE) (test de toxicité aiguë sur poissons juvéniles et adultes, OCDE TG 203 ; test de toxicité embryonnaire (Fish Embryo Toxicity, FET) OCDE TG 236). En particulier, le test de toxicité embryonnaire chez le poisson zèbre permet d’évaluer la toxicité aiguë des substances chimiques dès les stades précoces du développement et est considéré comme une alternative éthique aux tests sur animaux adultes dans la mesure où les embryons de poisson zèbre de moins de cinq jours ne sont pas considérés comme des animaux protégés, selon la législation (conformément à la Directive européenne 2010/63/UE).
Ce test qui utilise l’embryon de poisson zèbre est utilisé dans le cadre des réglementations internationales : l’enregistrement, évaluation, autorisation et restriction des substances chimiques acronyme anglophone, REACH dans l’Union européenne reconnu par les organismes, tels que l’Agence européenne des produits chimiques (ECHA), l’Autorité européenne de sécurité des aliments (EFSA) ou, en France, l’Agence nationale de sécurité sanitaire de l’alimentation, de l’environnement et du travail (Anses).
Ainsi, l’analyse conjointe des altérations comportementales ou développementales chez les embryons et les larves de poisson zèbre représente une approche intégrée, scientifiquement robuste et réglementaire pour évaluer le danger des contaminants environnementaux, en particulier ceux présentant un potentiel neurotoxique ou développemental, comme les pesticides de la famille des néonicotinoïdes, des sulfoximines ou des buténolides.
Quels effets de l’acétamipride, du sulfoxaflor et du flupyradifurone sur le poisson zèbre ?
Chez l’embryon et la larve de poisson zèbre, l’acétamipride induit des troubles locomoteurs dès les faibles concentrations (5 % de la dose létale ou comparables à celles trouvées dans l’environnement). À plus fortes doses sublétales, l’acétamipride réduit le rythme cardiaque et entraîne diverses anomalies morphologiques (colonne vertébrale courbée, œdème péricardique).
Bien que les concentrations environnementales soient très faibles, les effets synergiques avec d’autres polluants, comme le cadmium, un polluant métallique agricole issu des engrais minéraux phosphatés, aggravent la toxicité de l’acétamipride pour provoquer des effets développementaux aigus (inhibition de la croissance, malformations morphologiques, perturbations endocriniennes et immunitaires).
Enfin, l’exposition de poissons zèbres juvéniles à des concentrations environnementales d’acétamipride pendant 154 jours (soit cinq mois, ndlr) montre une bioaccumulation du pesticide, une féminisation des adultes, des perturbations hormonales ainsi que des effets transgénérationnels sur la descendance, tels qu’une baisse de la fécondité, une réduction du taux d’éclosion et la survenue de malformations embryonnaires.
Concernant le sulfoxaflor, les données sont limitées mais préoccupantes. Chez l’embryon et la larve de poisson zèbre, le sulfoxaflor provoque des retards d’éclosion et de croissance, des malformations caudales et des anomalies cardiaques. À l’échelle moléculaire, il module l’expression de gènes liés au stress oxydatif et à la signalisation neuronale. L’exposition au sulfoxaflor réduit également le nombre de cellules immunitaires et active les voies inflammatoires, indiquant un potentiel toxique systémique similaire à celui des néonicotinoïdes.
Quant au flupyradifurone, il s’agit d’un nouvel insecticide de type buténolide produit par Bayer et présenté comme « faiblement toxique ». Il diminue pourtant la survie, la croissance, développement et la fréquence cardiaque des embryons de poisson zèbre. À ce jour, cette étude est la seule qui évalue l’effet du flupyradifurone sur un vertébré et elle indique que la présence de ce pesticide dans les produits agricoles et dans l’environnement pourrait être source de préoccupation.
Des données en faveur d’une réévaluation toxicologique de ces pesticides
Ainsi, ces pesticides, l’acétamipride, le sulfoxaflor et le flupyradifurone, interfèrent avec des processus fondamentaux du développement neurologique et endocrinien chez le poisson zèbre, même à faibles doses et pour des expositions de courte durée. La conservation évolutive des voies neurochimiques et hormonales entre poissons et mammifères suggère un risque potentiel pour l’humain, notamment en cas d’exposition chronique ou prénatale.
La présence de ces composés dans les eaux de surface, dans les sols et même dans certains aliments invite à une réévaluation rigoureuse de leur profil toxicologique, en intégrant les effets cumulés, les fenêtres de vulnérabilité et les expositions multiples.
Le modèle du poisson zèbre constitue à ce titre un précieux outil d’alerte précoce, à même d’anticiper des risques sanitaires encore mal caractérisés.
Pierre-Olivier Angrand ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.
02.11.2025 à 17:02
Dix ans après, quel bilan pour l’accord de Paris ?
Texte intégral (2408 mots)
Que reste-t-il de l’accord de Paris, dix ans après sa signature, au moment de l’ouverture de la COP30 au Brésil, dans un contexte de tensions géopolitiques et de « backlash » climatique mené par les États-Unis ? Des signaux encourageants subsistent malgré tout, notamment l’accélération des transitions énergétiques dans les pays émergents. De quoi garder entrouverte une fenêtre, certes bien étroite, sur la voie de la stabilisation de la température mondiale.
Lors de son adoption en 2015, l’accord de Paris a généré beaucoup d’espoirs, car il embarquait l’ensemble des signataires. De par son caractère universel, il allait donner une tout autre dimension à la lutte contre le réchauffement planétaire.
Changement d’ambiance, dix ans après, à l’ouverture de la COP30 sur le climat à Belém au Brésil, qui doit se tenir du 10 au 21 novembre 2025. En 2024, le thermomètre a affiché un réchauffement de 1,5 °C, les émissions mondiales de CO2 ont continué d’augmenter et sa concentration dans l’atmosphère a battu tous ses records. Avec la défection des États-Unis après la réélection de Donald Trump, l’universalisme de l’accord en a pris un sérieux coup.
Ni tout rose ni tout noir, notre bilan de dix années d’application de l’accord de Paris s’écarte d’une telle vision simpliste suggérant que rien n’a bougé durant les dix dernières années. Depuis 2015, des progrès substantiels ont été réalisés.
« Les émissions mondiales ne cessent d’augmenter ». Oui, mais…
Le premier bilan global des émissions de gaz à effet de serre discuté à la COP de Dubaï en 2023 a certes rappelé que les émissions mondiales de gaz à effet de serre n’étaient pas encore stabilisées. Diagnostic confirmé en 2024, mais qui reste insuffisant à ce stade pour analyser l’impact de l’accord de Paris sur le régime des émissions.
On peut également relever que :
Au cours de la dernière décennie, le rythme de croissance des émissions mondiales de CO2, le principal gaz à effet de serre d’origine anthropique, a été divisé par trois relativement à la décennie précédente.
Cette inflexion majeure s’explique par le déploiement, bien plus rapide qu’escompté, des capacités de production d’énergie solaire et éolienne.
La transition d’un système économique reposant sur les énergies de stock (fossile et biomasse) vers des énergies de flux (soleil, vent, hydraulique…) a donc été bel et bien amorcée durant les dix premières années de l’accord. Elle semble désormais irréversible, car ces énergies sont devenues bien moins coûteuses pour les sociétés que l’énergie fossile.
De plus, on ne saurait jauger de l’efficacité de l’accord à partir du seul rétroviseur. Il faut également se projeter dans le futur.
Du fait de ses investissements massifs dans la production et l’utilisation d’énergie renouvelable, la Chine est en train de franchir son pic d’émissions, pour des rejets de CO2 de l’ordre de 9 tonnes par habitant, quand les États-Unis ont passé leur pic à 20 tonnes, et l’Europe à 11 tonnes. L’Inde pourrait d’ici une dizaine d’années franchir le sien à environ 4 tonnes.
Le fait que ces pics d’émissions soient substantiellement plus bas que ceux des vieux pays industrialisés est une information importante. Les pays moins avancés peuvent désormais construire des stratégies de développement sautant la case fossile. Ceci laisse une fenêtre entrouverte pour limiter le réchauffement planétaire en dessous de 2 °C.
Des objectifs de température désormais inatteignables ?
L’Organisation météorologique mondiale (OMM) a indiqué que le thermomètre avait franchi 1,5 °C en 2025, soit la cible de réchauffement la plus ambitieuse de l’accord. Cette poussée du thermomètre reflète en partie la variabilité à court terme du climat (épisode El Niño, par exemple). Elle résulte également de dangereuses rétroactions : le réchauffement altère la capacité des puits de carbone naturels (forêts et océan) à séquestrer le CO2 de l’atmosphère.
Faut-il pour autant en conclure que les objectifs sont désormais inatteignables, au risque d’ouvrir un peu plus les vannes du backlash climatique ?
L’alerte de 2024 confirme ce qui était déjà apparu dans les scénarios prospectifs du 6ᵉ rapport d’évaluation du Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (Giec). Du fait de l’inertie du stock de CO2 déjà présent dans l’atmosphère, la cible de 1,5 °C est en réalité dépassée avant 2035 dans la majorité des scénarios.
Cela n’exclut pas qu’on puisse limiter le réchauffement en dessous de 2 °C, l’autre cible de l’accord de Paris, à condition de réduire massivement les émissions de CO2 une fois le pic d’émission atteint. D’après le Global Carbon Budget, le budget carbone résiduel pour limiter le réchauffement à 2 °C s’établit à environ vingt-cinq années au rythme actuel d’émissions.
Et pour viser 1,5 °C ? Il faut alors passer en régime d’émissions nettes négatives durant la seconde partie du siècle. Dans ces scénarios dits du « dépassement » (overshooting), les puits de carbone séquestrent plus de CO2 qu’il n’en est émis, ce qui permet de faire redescendre le thermomètre après le franchissement du seuil. Ce serait toutefois aller au-delà de l’accord de Paris, qui se contente de fixer un objectif de zéro émission nette.
Comment financer une transition juste ?
L’accord de Paris stipule que les financements climatiques internationaux à la charge des pays développés doivent atteindre au minimum 100 milliards de dollars (86,4 milliards d’euros) par an à partir de 2020, puis être fortement réévalués.
Le bilan est ici en demi-teinte :
La barre des 100 milliards de dollars (86,4 milliards d’euros) n’a été franchie qu’en 2022, avec trois ans de retard.
À la COP29 de Bakou, un nouvel objectif de 300 milliards de dollars (259,2 milliards d’euros) par an à atteindre d’ici 2030 a été acté. Un tel triplement, s’il est effectif, ne permettra de couvrir qu’une partie des besoins de financement, au titre de l’adaptation au changement climatique, et des pertes et dommages.
Durant les dix premières années de mise en œuvre de l’accord, il n’y a toutefois guère eu d’avancée sur les instruments financiers à utiliser. En particulier, les dispositions de l’article 6 ouvrant la possibilité d’appliquer la tarification carbone n’ont pas été traduites dans un cadre opérationnel permettant leur montée en puissance.
Manque également à l’appel un accord plus précis sur qui paye quoi en matière de financement climatique. Ce flou artistique quant à qui sont les bailleurs de fonds et à hauteur de combien chacun doit contribuer fragilise la portée réelle de l’engagement financier.
Il reste donc beaucoup de chemin à parcourir pour traduire la promesse de 300 milliards de dollars (259,2 milliards d’euros) par an en engagements crédibles.
Les COP sur le climat, l’énergie fossile et le jeu des lobbies
Pas plus que la Convention climat datant de 1992, l’accord de Paris ne mentionne la question de la sortie des énergies fossiles, le terme lui-même n’étant nulle part utilisé.
En 2021, la décision finale de la COP26 mentionnait pour la première fois le nécessaire abandon du charbon ; celle de la COP28 à Dubaï élargissait la focale à l’ensemble des énergies fossiles. C’est un progrès, tant la marche vers le net zéro est indissociable de la sortie accélérée des énergies fossiles.
Paradoxalement, depuis que les COP ont inscrit la question de l’énergie fossile à leur ordre du jour, la présence des lobbies pétrogaziers s’y fait de plus en plus pesante.
Elle est visible dans les multiples évènements qui se tiennent parallèlement aux sessions de négociation, et plus discrète au sein des délégations officielles conduisant les négociations. Une situation régulièrement dénoncée par les ONG qui réclament plus de transparence et une gouvernance prévenant les conflits d’intérêts lorsque le pays hôte de la COP est un pays pétrolier, comme cela a été le cas à Dubaï (2023) et à Bakou (2024).
En réalité, l’accord de Paris n’a pas accru l’influence des lobbies proénergie fossile : ces derniers s’appliquent à freiner les avancées de la négociation climatique depuis ses débuts. Il n’a pas non plus réduit leur pouvoir de nuisance, qui résulte de la prise de décision au consensus, qui donne un poids disproportionné aux minorités de blocage. Pas plus qu’il ne prévoit de mécanisme retenant ou pénalisant ceux qui font défection.
Un « backlash » climatique impulsé par l’Amérique trumpienne
Parmi les décrets signés par Donald Trump le premier jour de sa présidence figurait celui annonçant le retrait des États-Unis de l’accord de Paris sur le climat. Une façon particulière de souffler la dixième bougie d’anniversaire.
Si la sortie lors du premier mandat avait été un non-événement, il en fut autrement cette fois-ci. En quittant l’accord, l’Amérique trumpienne ne s’est nullement mise en retrait. L’offensive engagée au plan interne par l’administration républicaine contre toute forme de politique climatique s’est doublée d’une diplomatie anti-climat agressive, comme l’a illustré le torpillage en règle de l’accord sur la décarbonation du transport maritime de l’Organisation maritime internationale.
Cette diplomatie repose sur les mêmes fondements que la nouvelle politique étrangère du pays : la défense de ses intérêts commerciaux, à commencer par ceux des énergies fossiles, à l’exclusion de toute autre considération portant sur les normes internationales en matière de droits humains, de défense de l’environnement ou de lutte contre le réchauffement planétaire.
Cette offensive anti-climat peut-elle sonner le glas de l’accord de Paris ? Les États-Unis disposent d’alliés parmi les grands exportateurs d’énergie fossile et leur idéologie anti-climat se diffuse insidieusement au-delà de leurs frontières. S’ils faisaient trop d’émules, l’accord de Paris perdrait rapidement de sa consistance.
Un autre scénario peut encore s’écrire : celui d’un front commun entre la Chine, l’Union européenne et l’ensemble des pays réaffirmant leurs engagements climatiques. Un tel jeu d’alliance serait inédit et pas facile à construire. Il sera peut-être rendu possible par la démesure de l’offensive anti-climat de l’Amérique trumpienne. Le premier acte se jouera à la COP de Belém, dès novembre prochain.
Christian de Perthuis ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.