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24.03.2025 à 12:40
Faith in Nature, House of Hackney : comment ces entreprises britanniques pionnières ont-elles intégré la nature dans leur gouvernance ?
Texte intégral (1699 mots)
Deux entreprises britanniques pionnières ont choisi de ne pas considérer la nature comme un adversaire. Mieux : Faith in Nature, dans le secteur cosmétique, et House of Hackney, dans celui de la décoration d’intérieur, l’ont intégrée dans leur gouvernance. Et, demain, faudra-t-il compter sur l’IA pour représenter la nature ?
Pour renforcer leur responsabilité sociétale et environnementale (RSE), certaines entreprises cherchent à aller au-delà de la soutenabilité de leurs produits et de leurs opérations. L’intégration de la nature dans les dispositifs de gouvernance est la suite logique du mouvement…
Quelques entreprises commencent à jeter les bases de cette innovation juridique. Bien sûr, elles seront certainement suivies par d’autres. Comme ce fut parfois le cas pour vanter les mérites de leurs produits ou services écologiques, certaines entreprises intégreront la nature dans leur gouvernance pour de simples raisons de communication — un « GreenGovWashing » en somme. Ces organisations incluront le vivant dans des instances sans action substantielle ou rôle effectif.
Il est donc primordial de revenir aux cas d’entreprises pionnières pour se nourrir de leur courte, mais intéressante expérience.
Étude de cas de deux entreprises anglaises : Faith in Nature, spécialisée dans les cosmétiques et House of Hackney, dans les décorations murales d’intérieur.
Faith in Nature, des gardiens de la nature
Cette PME anglaise est la première entreprise à donner un siège à la nature dans son conseil d’administration, en faisant évoluer ses statuts en 2022. L’aventure « Nature On The Board » a commencé avec l’aide de deux organisations non lucratives, défenseurs des droits de la nature, Earth Law Centre et Lawyers for Nature, épaulées par le cabinet d’avocats américain Shearman & Sterling.
Avec cette innovation, la nature est légalement représentée au conseil d’administration par deux personnes non salariées de l’entreprise. Présentes pour un mandat de deux ans, elles sont choisies pour leur expertise.
Ces « gardiens de la nature » sont en charge de faire respecter ses droits ; ils doivent assurer aux espèces et aux écosystèmes leurs droits inhérents à exister, à être préservés et à se régénérer. Ces représentants participent aux réunions trimestrielles du conseil et aux réunions impliquant des sujets liés à la nature. Comme les autres administrateurs, ils disposent d’un droit de vote, mais aussi d’autres droits comme l’accès aux informations sur l’entreprise ou encore la possibilité de mettre des questions à l’ordre du jour du conseil. Ils disposent également d’un budget pour développer certains projets.
Comme dans tout conseil, l’influence de la nature passe avant tout par les discussions entre administrateurs. Sa seule présence modifie les comportements et la teneur des discussions. Son influence passe également par des votes formels. Lors de deux votes importants en 2023 sur la question des emballages plastique et de l’utilisation de l’huile de palme, la nature a eu son mot à dire. Elle a remporté un vote pour des pratiques plus éco-responsables. L’entreprise est passée dès 2024 à des emballages en aluminium largement plus faciles à recycler que les plastiques. Certains ingrédients naturels ont également été introduits dans la composition des cosmétiques afin de régénérer les écosystèmes.
House of Hackney, un compte de résultat pour la nature
House of Hackney intègre la nature dans son conseil d’administration en 2023. La PME nomme un « directeur de la mère Nature et des générations futures ». Là encore, le représentant de la nature assiste aux réunions du conseil et a toute latitude pour engager des discussions avec des membres de l’entreprise. Au-delà d’un représentant au conseil, l’entreprise fait évoluer ses outils de suivi stratégique. En 2024, House of Hackney met en place un compte de résultat pour la nature. Ce dernier identifie ses « coûts réels » en ajoutant les coûts environnementaux et sociaux de son activité.
House of Hackney a analysé ses deux produits phares – les papiers peints et les velours – selon les méthodes de True Price, en y incorporant leurs coûts sociaux et environnementaux. Quel (juste) prix payer au fournisseur ? L’entreprise britannique s’est rendu compte que le prix au mètre carré de ses velours devrait être augmenté de 3,58 $ – du fait de la culture du coton – et de 0,25 $ pour les papiers peints.
Conclusion : elle devrait dépenser 3 % à 5 % de son chiffre d’affaires pour réduire ou compenser son impact environnemental et social, alors qu’elle n’en dépense que 1 % aujourd’hui. Son objectif est désormais d’entamer des actions pour ramener ces coûts d'impact à zéro voire à les rendre négatifs, ce qui serait le signe d’une activité régénérative.
À lire aussi : Patagonia, Norsys : qui est légitime pour parler au nom de la nature dans les entreprises ?
Pour accompagner cette transformation, House of Hackney a lancé en 2025 un emprunt sur une plateforme de crowdfunding afin de racheter les parts des fonds d’investissement présents à son capital. Si elle atteint les deux millions de livres qu’elle vise, la marque reprendra le contrôle de son capital pour développer et approfondir son engagement en faveur de ses nouvelles pratiques.
La nature en allié des autres administrateurs
Faith in Nature et House of Hackney ont ouvert la voie à la mise en place d’une représentation officielle de la nature dans leur gouvernance. Mais elles ont aussi réussi à aller au-delà, en lui donnant un rôle effectif, en la sollicitant, en lui confiant des moyens, ou encore en mettant en place une comptabilité qui adopte le point de vue du vivant. De tels développements ont été possibles grâce aux représentants de la nature et aux autres membres de l’instance de gouvernance.
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La légitimité, la compétence et la présence du ou des porte-paroles de la nature sont centrales. Ils doivent avoir des compétences sur trois domaines : une compréhension de ce qu’est la gouvernance d’une organisation, un dialogue avec les autres membres de l’instance et une connaissance de la nature ou des entités naturelles qu’ils représentent.
La qualité de l’écoute et la considération de la nature par les autres membres de l’instance sont également des facteurs importants. On ne peut espérer que celles et ceux qui prennent la parole au nom de la nature le fassent « contre » le reste des membres de l’instance, qui eux seraient dès lors assignés au point de vue anthropocentré. L’effet serait délétère et contre-productif au projet d’intégrer la nature dans la gouvernance.
À l’instar de ce qui se passe avec les représentants salariés dans les conseils d’administration, les porte-paroles de la nature pourraient devenir une partie constituante de l’organisation et non un adversaire à la performance ou une incongruité de la vie des entreprises au XXIe siècle.
Un porte-parole humain ou une IA ?
N’oublions pas que le but de l’intégration de la nature dans la gouvernance des entreprises est de progresser vers une perspective moins anthropocentrée. Une IA générative, même si elle est évidemment façonnée par l’être humain, peut assister l’instance de gouvernance. Lorsqu’on demande à des IA génératives de jouer ce rôle, elles mentionnent leur capacité à être « avocat de la nature » et à évaluer les impacts environnementaux de certaines décisions. Bien sûr, l’IA ne prendra la parole que si on l’incite à le faire, et ceci peut être un problème.
Les entreprises comme Faith in Nature ou House of Hackney qui se sont lancées dans l’intégration de la nature dans la gouvernance mentionnent avec clarté qu’elles tâtonnent encore. Il est probable que les configurations observées continuent d’évoluer au cours des prochaines années. La gouvernance des organisations tenant autant à des choix volontaires qu’à des dispositifs de régulation, l’évolution du droit jouera également un rôle prépondérant.

Les auteurs ne travaillent pas, ne conseillent pas, ne possèdent pas de parts, ne reçoivent pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'ont déclaré aucune autre affiliation que leur organisme de recherche.
24.03.2025 à 12:40
Patagonia, Norsys : qui est légitime pour parler au nom de la nature dans les entreprises ?
Texte intégral (2399 mots)

De plus en plus de voix souhaitent attribuer un siège à la nature dans leurs instances de gouvernance. Mais à qui doit-on la confier ? Et a-t-elle besoin d’un porte-parole ? Exemples de l’entreprise française de services numériques Norsys, pionnière en la matière, et de Patagonia, fabricant de matériels et vêtements de sport, dont le fondateur a cédé les parts en 2022 à « Mère Nature ».
Novembre 2024, l’entreprise de services numériques Norsys choisit d’attribuer un siège à la nature au sein de son conseil d’administration. Inspirées du mouvement des droits de la nature et de l’écologie profonde, ces initiatives visent à reconnaître la nature comme une actrice à part entière, influençant les décisions stratégiques.
« Cette innovation permettra à la nature de siéger au conseil d’administration de l’entreprise. Concrètement, le représentant de la nature y disposera d’un droit de vote et sera consulté sur tout projet stratégique susceptible d’avoir un impact environnemental »,
souligne Thomas Breuzard, directeur de Norsys, entreprise forte de 600 salariés.
Mais cette évolution soulève une question cruciale : qui est légitime pour parler au nom de la nature ? Doit-on confier cette responsabilité aux scientifiques ? aux ONG ? aux communautés autochtones ? à des entités juridiques autonomes ?
Plus encore, la nature a-t-elle réellement besoin d’un porte-parole, ou peut-elle « s’exprimer » par les crises environnementales que nous observons aujourd’hui ?
Une partie prenante comme une autre ?
L’approche des parties prenantes est historiquement anthropocentrée. Elle exclut la nature comme actrice à part entière. Alors pourquoi reconnaître la nature comme une partie prenante ?
La nature exerce un pouvoir coercitif et utilitaire sur les entreprises, notamment par les impacts du changement climatique et des catastrophes naturelles. Elle impose des contraintes physiques et écologiques, influençant directement la durabilité des modèles économiques. Avec la directive européenne CSRD (pour Corporate Sustainability Reporting Directive), les grandes entreprises sont obligées d’évaluer leur matérialité financière – comment les enjeux environnementaux influencent leur performance financière – et leur matérialité d’impact – comment l’entreprise affecte l’environnement. Un changement de paradigme incluant la nature au cœur de leur stratégie.
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Si la nature est une partie prenante, alors la question devient : qui peut la représenter et influencer les décisions en son nom ? Qui peut légitimement parler au nom de la nature ?
Ventriloquisation
La gouvernance d’une organisation ne se résume pas uniquement à des règles écrites, comme un organigramme ou un conseil d’administration. Elle est transformée en permanence par la façon dont les gens communiquent au sein de l’organisation. Lorsqu’un conseil d’administration donne un siège à un représentant de la nature, il engage un travail de ventriloquisation ; il prête une voix à une entité muette.
Qui parle au nom de la nature, et comment ?
Les scientifiques offrent une approche rationnelle et mesurable, mais peuvent manquer de vision locale et sociale.
Les organisations non gouvernementales (ONG) disposent d’une légitimité environnementale, mais sont parfois critiquées pour leur dépendance aux financements privés.
Les communautés autochtones possèdent un savoir écologique ancestral, mais leur inclusion reste souvent marginale.
La nature représentée par un expert externe
Le 13 mars dernier dans l’entreprise Norsys a eu lieu le tout premier conseil d’administration où siégeait la nature. Elle est représentée par Frantz Gault, sociologue des organisations et auteur de La Nature au travail.
« Concrètement, le siège sera occupé par Frantz Gault. Il disposera d’un droit de vote et d’un droit de veto et sera consulté en amont sur tout projet stratégique susceptible d’avoir un impact environnemental »,
explique Sylvain Breuzard, PDG de Norsys et surtout ancien dirigeant de Greenpeace France.

« C’est important que ce soit une personne extérieure à l’entreprise et donc indépendante qui soit nommée et apporte ses connaissances »,
indique Marine Yzquierdo, avocate et membre de l’ONG Notre Affaire à Tous.
Et la nature a son mot à dire sur des décisions stratégiques comme les acquisitions externes ou les nouveaux clients. Après Frantz Gault, elle sera représentée au sein de toutes les instances de l’entreprise : le conseil éthique, le comité de mission, le comité social et économique. Ces représentants seront réunis au sein d’un Haut Conseil pour la Nature, qui jouera un rôle de coordination au sein du groupe.
Patagonia, une entreprise détenue par la nature
L’intégration de la nature dans la gouvernance ne transforme pas seulement les décisions, elle change l’identité même des entreprises. Une organisation se définit par la manière dont elle répond à la question « qui sommes-nous ? » Quand la nature devient une partie prenante, cela entraîne plusieurs effets : une révision des valeurs, un impact sur la culture interne et un repositionnement stratégique vis-à-vis de l’externe.
L’exemple de Patagonia illustre bien ce phénomène. En septembre 2022, son fondateur Yvon Chouinard a annoncé que l’entreprise serait désormais détenue par un fonds (actionnaire) destiné à la protection de la planète. « La Terre est maintenant notre seule actionnaire », écrit-il dans une lettre ouverte. Ce choix stratégique ne se limite pas à un engagement environnemental de façade. Il inscrit la nature comme une partie prenante directe, influençant les décisions financières et opérationnelles de l’entreprise.
À lire aussi : Où donner une place à la nature dans les entreprises ?
La totalité des parts de la société Patagonia passe aux mains de deux nouvelles entités. Il s’agit du Purpose Trust détenant 2 % de la compagnie et l’intégralité des actions avec droit de vote ; elle sera guidée par la famille Chouinard qui élira le conseil d’administration.
Quant à Holdfast Collective, cette association dont le but est de combattre la crise environnementale et de protéger la nature, elle détient 98 % de la société ainsi que l’intégralité des actions sans droit de vote. En outre, chaque dollar non réinvesti dans Patagonia sera distribué sous forme de dividendes pour protéger la planète.
Plusieurs voix de la nature
Il ne suffit pas d’inclure de nouveaux acteurs. Il faut les mobiliser et leur donner un pouvoir réel pour challenger les logiques dominantes et instaurer un changement de fond, selon l’approche de la stratégie ouverte. Appliquée à la nature en entreprise, cette approche permet d’aller au-delà d’une représentation figée. Il ne s’agit pas simplement de désigner un porte-parole unique qui incarnerait une vérité absolue sur les intérêts de la nature, mais plutôt de créer un écosystème de voix légitimes. Elles apportent idées, insights et inputs nécessaires à la prise de décision.
L’enjeu central : comment les représentants de la nature peuvent-ils s’appuyer sur une diversité de voix pour jouer pleinement leur rôle ? Un scientifique apportera des données sur l’état des écosystèmes, une ONG pourra traduire les enjeux environnementaux en stratégies concrètes, tandis qu’une communauté locale affectée par une crise écologique partagera une compréhension plus ancrée et immédiate de la situation.
C’est ce que propose Corporate Regeneration en accompagnant actuellement six entreprises wallonnes et bruxelloises en instaurant des conseils régénératifs. Il s’agit la plupart du temps d’une dizaine de personnes : une moitié interne à l’entreprise, souvent en charge de la durabilité, et l’autre externe – sélectionnée pour leur expertise en environnement.
Un point clé : La voix de la nature varie selon celui qui l’incarne. Peut-être que la vraie question n’est pas « qui parle pour la nature ? », mais « qui doit parler pour elle à l’instant-T ? » Cela signifie que la représentation de la nature doit être adaptée au contexte et aux objectifs poursuivis.
Qui peut parler pour la nature ?
L’idée d’accorder un siège à la nature dans les conseils d’administration n’est plus une utopie. Des modèles émergents, intégrant la nature comme une partie prenante stratégique et un acteur organisationnel. Trois pistes pour structurer cette représentation :
Institutionnaliser la représentation de la nature, en s’inspirant des droits de la nature. Des droits ont été donnés à certains écosystèmes comme à la rivière Whanganui en Nouvelle-Zélande, ou encore à l’Amazonie en Équateur en leur conférant le statut de personnalité juridique.
Développer des pratiques de gouvernance hybrides, combinant approches scientifiques, juridiques et écologiques en évitant le monopole d’un seul type de voix en passant par une approche de stratégie ouverte.
Favoriser une transformation culturelle, en ancrant ces changements dans l’identité des entreprises.
Pour transformer la manière dont les entreprises interagissent avec la nature, il faut adopter une diversité de pensées et d’expertises. Selon le profil des gardiens en poste – juristes, scientifiques, artistes – l’approche de « Nature » peut évoluer, rendant ce modèle vivant, adaptatif et inclusif. Cette dynamique vise à instaurer une véritable cohabitation entre le monde naturel et le monde des affaires. Mais sommes-nous prêts à redéfinir notre rapport au monde vivant dans les décisions économiques ? La question n’est plus « Faut-il parler au nom de la nature ? », mais « Comment lui donner une voix légitime et efficace ? »

David Montens ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.