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22.10.2024 à 17:06

Les « cahiers de doléances » ont-ils été confisqués ?

Romain Benoit-Lévy, Archiviste paléographe, agrégé d'histoire, doctorant en histoire moderne (Tempora), Université Rennes 2

Simon Castanié, Agrégé docteur en histoire, Université Rennes 2

Après le mouvement des « gilets jaunes » en 2019, 20 000 cahiers de doléances ont été complétés par près de 2 millions de personnes. Pourquoi sont si difficilement accessibles aujourd’hui ?
Texte intégral (1985 mots)

Après le mouvement des « gilets jaunes » (hiver 2018-2019) et le grand débat national, près de 20 000 cahiers de doléances ont été ouverts dans les mairies et complétés par près de deux millions de personnes. Depuis, s’est répandu un discours sur leur confiscation voire leur disparition. De fait, les cahiers de doléances sont difficilement accessibles pour des raisons juridiques, notamment de protection des données personnelles.


Le grand débat fut une manière pour le gouvernement de reprendre la main sur une séquence politique marquée par les révoltes des « gilets jaunes ». Des cahiers sont alors rédigés sur les ronds-points occupés, puis dans les mairies ouvertes pour l’occasion. Le président de la République lance ensuite son grand débat et y intègre les cahiers. Promesse est faite de mettre toutes les contributions en ligne.

Le sentiment d’une confiscation des cahiers

Au printemps 2019, les médias nationaux et régionaux parlent de ces cahiers à l’occasion de leur archivage : ils rejoignent alors ceux de 1789. Collectés par la mission du grand débat, via les préfectures, ces cahiers sont photocopiés, leur reproduction envoyée à la BnF pour numérisation. Les documents numérisés sont ensuite envoyés aux Archives nationales (où ils rejoignent les autres archives du grand débat), tandis que les cahiers physiques sont conservés aux archives départementales.

L’idée d’une confiscation de ces cahiers apparaît en janvier 2020. L’anniversaire du grand débat entraîne une série de reportages qui reviennent sur l’événement (par exemple sur France Info). Le ton a changé. Est diffusée l’idée que les cahiers ont disparu, qu’ils sont cachés, introuvables, alors même que certains journalistes rappellent leur archivage. Cette impression est justifiée par deux éléments. D’une part, il est écrit sur le site du grand débat que tous les cahiers seront mis en ligne, mais s’y trouve pourtant la seule synthèse rédigée par le préfet référent. Celle-ci est d’ailleurs vertement critiquée car elle ne reprend pas toutes les revendications et semble atténuer celles qui ne convenaient pas au gouvernement. D’autre part, celui-ci affirme que l’absence de diffusion en ligne est liée à des difficultés techniques et au coût de l’opération. Ces arguments entretiennent l’idée d’une volonté de dissimulation.

Cette impression se diffuse rapidement : d’articles et de capsules vidéos on passe à des tribunes puis, en novembre 2020, au lancement de l’association « Rendez les doléances ! », qui reprend le sujet. Des collectifs citoyens, associations et élus ont empêché que ces cahiers tombent dans l’oubli et se sont mobilisés pour aboutir, par exemple, à la proposition de résolution de 2024. Cette dernière constate que « bien que près de 80 % de ces cahiers aient été numérisés, les doléances demeurent inaccessibles ».

On peut voir dans ces demandes une transposition vers les cahiers d’un constat politique. Alors que les réformes demandées dans les doléances sont passées sous silence, que les promesses faites pendant le grand débat puis la Convention citoyenne sur le climat sont éludées, l’exemple concret de ces cahiers mis au fond d’un carton symbolisent l’absence d’écoute et la volonté d’oubli de cette séquence politique. L’idée de cahiers introuvables ou du moins inaccessibles s’est donc développée dans le contexte d’une démocratie vue comme dysfonctionnelle, d’un régime perçu comme monarchique, déconnecté de ce que vivent les citoyens et les élus locaux. De manière intéressante, c’est justement ce que craignait un certain nombre de contributeurs de ces cahiers, qui écrivaient en espérant pour une fois être entendus.

Les initiatives citoyennes pour la diffusion de ces cahiers et les questions sur leur localisation forment autant de demandes politiques liées à un sentiment puissant, celui de n’avoir pas été écouté. Ce sentiment n’épuise cependant pas la question de leur accessibilité, qu’il convient aussi d’aborder sous l’angle du droit.

La communication complexe de cahiers hétérogènes

Dès 2019, au moment où les cahiers sont numérisés puis archivés, la CADA (Commission d’accès aux documents administratifs) rend une décision qui confirme les dispositions prévues par les Archives de France, un service du ministère de la Culture. Toutes les doléances écrites dans un cahier ouvert en mairie sont considérées comme publiques. On estime que les personnes venues écrire ont renoncé au caractère privé de leurs données. Nous avons calculé que cela représente par exemple 80 % des doléances de la Somme.

Mais toutes les contributions n’ont pas été rédigées en mairie. Une partie d’entre elles a été envoyée par la poste ou par mail, imprimée ensuite par les services municipaux. Ces doléances ont été agrafées ou collées dans les cahiers. Elles ont parfois été insérées au moment de la numérisation, puisqu’il fallait n’avoir qu’un seul fichier par commune. Or, pour toutes les données personnelles que ces doléances peuvent contenir, il n’y a pas de présomption de consentement à la publicité. Elles sont donc protégées dans le droit des archives par le principe de protection de la vie privée et ne seront communicables que dans 50 ans.

D’ici là, on ne peut y avoir accès que par dérogation. Il faut demander une autorisation qui est envoyée au producteur du document, la Mission du grand débat. Or, celle-ci n’existe plus. Ces demandes remontent donc jusqu’au secrétariat général du gouvernement. Cette démarche est donc complexe et très encadrée. De plus, toutes les dérogations ne sont pas accordées et certaines peuvent prendre un temps conséquent.

Accéder aux cahiers signifie donc demander, attendre, prévenir, venir sur place, puis consulter en fonction des règles de chaque centre d’archives. Dans le cadre d’une recherche collective publiée récemment dans la revue Annales. Histoire, Sciences Sociales, si nous avons eu accès aux cahiers originaux à Amiens, nous avons dû demander une dérogation pour les numérisations et données des Archives nationales, obtenues au bout de six mois.

Les problèmes de la diffusion en ligne

Second problème juridique, la question de la diffusion. Les ministres interrogés ont donné plusieurs raisons au fait de ne pas mettre en ligne les cahiers, sauf une : la légalité de leur diffusion en l’état. Sur ce point, la promesse présidentielle de transparence a dépassé le droit français et européen.

Il y a en effet une différence en droit entre communication et diffusion : un document auquel on peut accéder en en faisant la demande ne peut pas forcément être mis en ligne. Sa diffusion est encadrée par le Règlement européen sur la protection des données (RGPD). Les doléances comportant des données sensibles, communicables en 2069 (50 ans) dans les centres d’archives, ne pourront être mises en ligne qu’en 2119 (100 ans).

Les demandes répétées de mise en ligne posent donc question. Il doit y avoir sur ce point un vrai débat entre, d’une part, un besoin démocratique de transparence et de reconnaissance de cette expression citoyenne inédite et, d’autre part, la protection de la vie privée des personnes qui, au-delà des demandes les plus courantes (rétablissement de l’ISF, suppression de la CSG, mise en place du RIC), ont parfois raconté leur situation et livré des éléments personnels.

La recherche scientifique peut apporter des éléments à ce débat, mais pas la réponse. Il y a d’abord un problème sur les numérisations et transcriptions : elles n’ont pas fait de différence entre les doléances écrites sur place (donc publiques) et les autres. De plus, nous avons constaté à l’échelle de la Somme, qu’il y a eu des cahiers non numérisés, donc absents, ou numérisés plusieurs fois, ce qui crée des doublons. La mise en ligne nécessiterait donc un vrai travail d’inventaire et d’édition de ce corpus.

Il faudrait aussi tout anonymiser. Or, dans des petites communes, là où il y a eu le plus de cahiers, cela serait très compliqué : il faudrait supprimer tous les éléments personnels pouvant permettre l’identification de l’auteur. Que resterait-il alors de l’expression citoyenne ?

Pour conclure, l’accès immédiat ne vaut que pour les doléances écrites en mairie. Dès qu’il y a une doléance ajoutée, le cahier est complètement protégé et il faut demander une dérogation, un processus long. Dans les deux cas, il faut se rendre en centre d’archives, des lieux certes ouverts à tous mais peu connus du grand public et qui peuvent donc paraître difficiles d’accès. L’accessibilité varie donc d’un cahier à l’autre mais aussi d’un département à l’autre en fonction des pratiques. Aux Archives nationales, par précaution, tout est complètement protégé.

D’un point de vue matériel, les cahiers ne sont donc pas inaccessibles. On y a par contre difficilement accès et, surtout, différemment accès. Reste que, d’un point de vue politique, il y a un réel écart entre les attentes exprimées, les réformes demandées, les promesses faites et les leçons non retenues de ce vaste mouvement social et citoyen, dont les cahiers sont le symbole.

The Conversation

BENOIT-LÉVY Romain est actuellement professeur d'Histoire-Géographie en lycée. Il a travaillé dans un service départemental d'archives de septembre 2017 à août 2018, soit avant les événements relatés dans l'article.

Castanié Simon est enseignant-chercheur recruté en tant qu'ATER (Attaché Temporaire d'Enseignement et de Recherche) et à ce titre payé sur des fonds publics.

21.10.2024 à 16:53

Régulation des plateformes : ce que révèle le cas Elon Musk au Brésil

Yasmin Curzi de Mendonça, Research associate, University of Virginia

La justice brésilienne a contraint Elon Musk à bannir certains comptes d’extrême droite de X (ex Twitter). Au Brésil, comme dans de nombreux pays, la régulation des plateformes est en chantier.
Texte intégral (2491 mots)
Le juge brésilien Alexandre de Moraes (à gauche) et Elon Musk, propriétaire de la plateforme X (ex Twitter). Ton Molina/NurPhoto via Getty Images / AP Photo/Kirsty Wigglesworth

Après des semaines de bataille judiciaire médiatique, Elon Musk, propriétaire du réseau social X (ex Twitter), a annoncé, fin septembre, qu’il se conformait aux demandes du juge Moraes lui demandant de bannir certains comptes de la communauté d’extrême droite du pays. Cet épisode soulève d’importantes questions sur la régulation des plateformes, la lutte contre la désinformation et la liberté d’expression.


Il ne faut pas se laisser distraire par les piques et les fanfaronnades qui émaillent la querelle opposant publiquement l’homme le plus riche du monde et un juge opiniâtre de la Cour suprême du Brésil. Elon Musk, le propriétaire milliardaire du réseau social X, a publié nombre de messages méprisants adressés à Alexandre de Moraes, qu’il qualifie de « dictateur » et de « Dark Vador brésilien » sur la plateforme dont le juge a interdit l’accès dans le cadre d’une longue campagne contre la désinformation.


À lire aussi : Le Brésil vient d’interdire X. D’autres pays pourraient-ils suivre ?


Mais en tant que spécialiste du droit numérique brésilien, j’y vois davantage qu’une simple querelle personnelle teintée d’amertume. La bataille juridique qui oppose X et la Cour suprême brésilienne soulève d’importantes questions sur la régulation des plateformes et la manière de lutter contre la désinformation, tout en préservant la liberté d’expression. Ces débats, qui dépassent largement ce cas précis, font rage dans le monde entier.

Elon Musk a qualifié le juge Moraes de « Dark Vador » brésilien. CC BY

Compte à rebours vers le grand combat

L’antagonisme entre Musk et de Moraes a atteint son paroxysme au mois d’août, mais la bataille couvait depuis des années.

En 2014, le Brésil a adopté la Déclaration des droits sur Internet (« Marco Civil da Internet »). Cette loi, qui bénéficiait d’un soutien bipartisan, définissait les principes de la protection de la vie privée et de la liberté d’expression des internautes, et instaurait des sanctions pour les plateformes qui enfreignent les règles.

Cette mesure comportait un système de « notification judiciaire et de désactivation » dans lequel les plateformes n’étaient tenues responsables des contenus nuisibles générés par les utilisateurs que dans le cas où elles ne les supprimaient pas après en avoir été informées par une ordonnance judiciaire spécifique.

Cette méthode tentait à la fois de défendre la liberté d’expression et de s’assurer que les contenus illégaux et préjudiciables étaient supprimés. Elle permettait d’éviter que les plateformes, les applications de messagerie et les forums en ligne soient automatiquement tenues responsables des publications des internautes, tout en donnant la possibilité aux tribunaux d’intervenir si nécessaire.

Mais la loi de 2014 n’allait pas jusqu’à établir des règles détaillées de modération des contenus. Par conséquent, les plateformes telles que Facebook et X étaient en grande partie responsables de les mettre en œuvre.

L’aggravation de la désinformation ces dernières années, en particulier lors des élections présidentielles brésiliennes de 2022, a mis en évidence les limites de cette approche.

À l’époque, le chef de l’État, le démagogue d’extrême droite Jair Bolsonaro, et ses partisans ont été accusés de se servir des réseaux sociaux, dont X, pour diffuser des mensonges, semer le doute sur l’intégrité du système électoral brésilien et encourager les actions violentes. Quand Bolsonaro a été défait aux urnes par le politicien de gauche Luiz Inácio Lula da Silva, une campagne en ligne de négationnisme électoral a pris de l’ampleur, dont la prise d’assaut du Congrès, de la Cour suprême et du palais présidentiel par les partisans de Bolsonaro, le 8 janvier 2023, a été le point culminant, dans des circonstances similaires à l’assaut du Capitole, aux États-Unis, deux ans plus tôt.

Les choses prennent une tournure personnelle…

En réponse aux campagnes de désinformation et à ces émeutes, la Cour suprême a diligenté deux enquêtes, sur les milices numériques et sur les manœuvres antidémocratiques, visant les groupes impliqués dans le complot.

Dans le cadre de ces enquêtes, la Cour suprême a demandé aux réseaux sociaux, comme Facebook, Instagram et X, de lui communiquer les adresses IP et de suspendre les comptes des personnes liées à ces activités illégales.

Mais Elon Musk, qui se qualifie lui-même de « fondamentaliste de la liberté d’expression », était entre-temps devenu propriétaire de X, et promettait de soutenir la liberté d’expression, rétablir les comptes exclus et réduire considérablement la politique de modération des contenus de sa plateforme.

Depuis, Elon Musk n’a cessé de défier ouvertement les arrêts de la Cour suprême. En avril 2024, l’équipe des « affaires gouvernementales internationales » de X a commencé à rendre publiques des informations sur ce qu’elle qualifiait de requêtes « illégales » de la Cour suprême.

La querelle s’est intensifiée fin août, quand le représentant de X au Brésil a démissionné et que Musk a refusé de lui trouver un successeur, une décision que le juge de Moraes a interprétée comme une tentative de se soustraire à la loi. Le 31 août, il a donc ordonné l’interdiction de la plateforme.

Cette décision s’accompagnait de lourdes sanctions destinées aux Brésiliens tentés de contourner l’interdiction. Toute personne utilisant des réseaux privés virtuels (VPN) pour accéder à X s’exposait ainsi à des amendes quotidiennes de près de 9 000 dollars américains, davantage que le revenu annuel moyen de nombreux Brésiliens. Ces décisions ont été confirmées le 2 septembre par cinq juges de la Cour suprême. Mais l’assemblée plénière des 11 membres de la Cour suprême doivent réexaminer le dossier et sont susceptible d’infirmer cette partie de la décision du juge de Moraes, alors que beaucoup dénoncent les excès de l’institution judiciaire.

… puis politique

L’affaire X contre la Cour suprême du Brésil a été profondément politisée. Le 7 septembre, des milliers de partisans de Bolsonaro ont participé à une manifestation « en faveur de la liberté d’expression » qui prenait pour cibles le gouvernement de Lula et la Cour suprême. Pour l’opposition et les factions de droite, la suspension de la plateforme est devenue le « symbole de l’ingérence excessive de l’État ».

Cette rhétorique contraste fortement avec les efforts, pourtant plus mesurés et consultatifs, visant à réguler les plateformes, depuis la Déclaration des droits sur Internet il y a plus de dix ans. Elle témoigne aussi du difficile équilibre entre liberté d’expression et lutte contre la désinformation, dans un environnement profondément divisé, un problème auquel le Brésil n’est bien évidemment pas le seul à être confronté.

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Dans la lutte contre la désinformation en ligne au Brésil, et la volonté de tenir les plateformes responsables des contenus préjudiciables, les tensions politiques qui entourent l’interdiction d’X n’augurent rien de bon.

Un « projet de loi sur la désinformation » a été soumis au congrès en 2020. Il vise à créer des mécanismes de surveillance et à assurer une meilleure transparence en matière de publicités à caractère politique et de modération des contenus.

Mais en dépit de ses intentions louables, et d’une approche très mesurée d’« autorégulation », la dernière version de ce projet de loi a été retoquée après trois ans de débat.

Cela fait suite à une campagne menée par des responsables politiques de droite et des lobbyistes des géants du numérique, qui qualifient ce projet de « loi de censure », arguant qu’elle porterait atteinte à la liberté d’expression et entraverait les débats politiques. Le sort de ce projet de loi semble donc incertain.

Entre-temps, le 23 août, la Cour suprême a annoncé qu’elle examinerait deux passages clés de la Déclaration des droits sur Internet, dans le cadre d’un réexamen qui interviendra en novembre.

Le premier concerne la lenteur du processus de notification judiciaire et de désactivation qui, pour ses détracteurs, permet aux plateformes de ne pas mettre en œuvre des mécanismes de modération de contenus plus efficaces. Les partisans de la loi soutiennent, à l’inverse, que le contrôle exercé par l’institution judiciaire est indispensable pour empêcher les plateformes de supprimer arbitrairement des contenus, ce qui pourrait conduire à instaurer une forme de censure.

Le second concerne les sanctions potentielles évoquées dans la Déclaration des droits sur Internet pour les entreprises qui ne respectent pas les règles. La question est de savoir si les sanctions actuelles, et notamment les suspensions de service, sont proportionnelles et constitutionnelles. Les critiques soutiennent que la suspension totale d’une plate-forme constitue une violation de la liberté d’expression et du droit à l’information des internautes, tandis que ses partisans insistent sur le fait qu’il s’agit d’un outil nécessaire pour faire respecter la loi brésilienne et préserver la souveraineté.

Le sort du projet de loi sur la désinformation et de son réexamen par la Cour suprême pourrait engendrer de nouvelles normes juridiques pour les plateformes au Brésil, afin de savoir jusqu’où le pays peut aller pour contraindre les entreprises numériques mondiales à lutter contre la désinformation.

Même si la Cour suprême n’a pas directement lié ce réexamen au différend en cours avec X, le conflit avec Elon Musk sert bel et bien de toile de fond politique aux débats sur l’orientation de l’expérience brésilienne en matière de régulation des plateformes. Les retombées de cette querelle en apparence personnelle pourraient avoir, en la matière, des conséquences majeures pour le Brésil et, potentiellement, pour d’autres pays.


Traduit de l’anglais par Fast ForWord

The Conversation

Yasmin Curzi de Mendonça ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

20.10.2024 à 10:33

Violences conjugales : la loi se met à jour, mais la justice manque de moyens

Gwenaëlle Questel, Enseignant-chercheur en droit privé, Université Bretagne Sud (UBS)

Le droit sanctionne de plus en plus durement les violences conjugales et intrafamiliales. Depuis 2024 l’époux violent peut être privé de ses droits liés à un contrat de mariage. Une réponse suffisante ?
Texte intégral (1493 mots)

Le droit sanctionne de plus en plus durement les violences conjugales et intrafamiliales. Ainsi depuis mai 2024, l’époux violent envers sa femme ou ses enfants peut être privé des droits liés à son contrat de mariage. Cette évolution de la loi est-elle suffisante ?


Le 2 septembre 2024 débutait le procès dit « des viols de Mazan ». Dominique Pélicot, accusé d’avoir drogué, violé et fait violer sa femme pendant 10 ans, comparaît aux côtés de 50 coaccusés. Ce procès hors norme, qui doit durer jusqu’à la mi-décembre, donne à voir les plus bas tréfonds de la masculinité, des rapports de domination hommes-femmes et du caractère systémique des violences conjugales.

Cette affaire intervient dans un contexte où une majorité de français n’a pas confiance en la justice, considérée comme trop laxiste, en particulier en ce qui concerne la réponse pénale.

Mais dans les faits, le combat juridique et judiciaire contre ces violences conjugales est-il perdu d’avance ? Il semble que non : la reconnaissance progressive des violences conjugales par le droit ne peut être niée, même si celle-ci demeure perfectible.


À lire aussi : Enquête sur le « viol ordinaire »


Une reconnaissance progressive des violences conjugales par le droit

Sur le plan pénal, les violences conjugales sont lourdement sanctionnées par le droit. La notion controversée de « crime passionnel » issue du langage courant n’a jamais été consacrée par le code pénal.

L’état de conjugalité constitue cependant une circonstance aggravante pour les viols et les homicides depuis 2006. Les peines encourues sont donc plus lourdes lorsque le crime est commis par le conjoint, le partenaire pacsé ou le concubin de la victime : vingt ans de réclusion criminelle pour le viol et réclusion à perpétuité pour l’homicide.

Plus largement, une loi de 2018 en a fait une règle générale puisqu’à présent, les peines sont aggravées pour toute infraction commise par un membre du couple sur l’autre.

Depuis le 1er janvier 2024, les plaintes pour violences conjugales sont traitées au sein des tribunaux judiciaires et des cours d’appel par des pôles spécialisés dans la lutte contre les violences intrafamiliales. Ces pôles, ont pour mission de favoriser la circulation des informations entre les différents acteurs institutionnels concernés et ce afin de mieux détecter les violences intrafamiliales et d’offrir une meilleure prise en charge et protection aux victimes, en particulier en y associant pleinement les associations d’aide aux victimes et en formant spécialement les magistrats coordonnateurs de ces pôles en matière de violences familiales.

Parallèlement, le législateur prend également en compte les violences conjugales en matière civile. L’exemple le plus récent est la loi du 31 mai 2024 qui prévoit de priver automatiquement l’époux qui a tué son conjoint du bénéfice des avantages tirés du contrat de mariage, c’est-à-dire des clauses qui peuvent être insérées par les époux dans leur contrat de mariage dans l’objectif de faire bénéficier l’un d’eux davantage d’ordre patrimonial au décès de l’autre.

Le juge dispose à présent du pouvoir de priver l’époux violent envers son conjoint de ces mêmes avantages, notamment en cas de viol, de coups et blessures ou encore de dénonciation calomnieuse. Le juge intervient alors à la demande du conjoint victime, d’un de ses héritiers ou encore du ministère public.

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Cette prise en compte des violences conjugales par le droit s’inscrit dans l’objectif plus large de lutte contre les violences intrafamiliales, comme en témoigne la récente loi, adoptée en 2024, visant à mieux protéger et accompagner les enfants victimes et covictimes de violences intrafamiliales, qui suspend automatiquement l’exercice de l’autorité parentale et des droits de visite et d’hébergement du parent poursuivi pour un crime tel que le viol ou l’homicide commis sur un des enfants ou sur l’autre parent.

Une lutte contre les violences conjugales qui reste perfectible

La précipitation dans l’élaboration de certains projets de loi par les différents gouvernements sous la présidence d’Emmanuel Macron et dans l’adoption de ceux-ci par les parlementaires a pu avoir pour conséquence de générer des incohérences.

On l’a dit, la qualité de conjoint, de partenaire pacsé et de concubin constitue une circonstance aggravante lors du prononcé de la peine depuis 2018, ce qui révèle la volonté d’une répression accrue de la part du législateur. Pour autant, en se penchant sur les détails du texte, on constate une incohérence quant à la notion de concubinage telle qu’elle est définie dans le code civil : le texte pénal précise que la circonstance aggravante est qualifiée « même lorsqu’ils ne cohabitent pas » alors même que la vie commune est une condition d’existence du concubinage d’après le Code civil. Ainsi, si la finalité poursuivie par le législateur d’une sanction indifférenciée des violences, quelle que soit la forme de l’union est tout à fait louable, l’ajout de cette précision manque néanmoins de cohérence juridique.

Sur le fond, une des principales difficultés pour le droit reste de cerner et de définir les violences conjugales dans l’objectif ensuite de mieux les empêcher. Les rapports de domination et les formes de violences conjugales sont très divers et difficilement saisissables par le droit, ce qui fait en partie écho à la diversité des couples d’aujourd’hui.


À lire aussi : Violence conjugale : pourquoi la notion de « contrôle coercitif » pourrait produire plus de justice


Les notions de dépendance et de subordination telles qu’elles sont envisagées en droit du travail pour décrire l’état de dépendance économique et juridique dans lequel le salarié se trouve par rapport à son employeur, notamment en qui concerne la sanction du harcèlement au travail, pourraient constituer des points d’appui juridiques afin de mieux appréhender ces questions d’emprise et de domination au sein des relations conjugales.

Enfin, sur le plan judiciaire, il convient de garder à l’esprit qu’en matière de violences conjugales comme ailleurs, demander à la justice d’être à la hauteur des enjeux implique que celle-ci soit à même d’accomplir ses missions. Un rapport de la CEPEJ (Commission européenne pour l’efficacité de la justice) datant de 2022 relève à ce sujet que la médiane au sein du Conseil de l’Europe est de 17,6 magistrats pour 100 000 habitants. La France n’en compte que 11,2 alors qu’ils sont 25 en Allemagne. Une meilleure justice ne peut donc se concevoir sans les moyens matériels, financiers et humains nécessaires pour l’assurer.

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Gwenaëlle Questel ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

18.10.2024 à 19:05

Viol : comment la loi s’est heurtée au système de domination masculine

Anne-Claude Ambroise-Rendu, Professeur d'histoire contemporaine, Université de Versailles Saint-Quentin-en-Yvelines (UVSQ) – Université Paris-Saclay

Le procès de Mazan nous amène à nous interroger sur l’efficacité du droit et la pénalisation du viol. Ce crime est sévèrement puni par la loi depuis des siècles mais ses auteurs sont rarement condamnés.
Texte intégral (1766 mots)

Contrairement aux idées reçues, le viol est un crime bien pris en compte par le droit et sévèrement puni depuis des siècles. Pourtant, la répression prévue par la loi, toujours plus importante, a été limitée par un système culturel de domination masculine puissant.


On entend trop souvent dire que la criminalisation du viol et donc sa répression sont des phénomènes récents. C’est inexact. Sans rompre sur ce point avec l’ancien régime, le code pénal de 1791 considérait le viol comme un crime et il était prévu de le sanctionner comme tel. Reste que les préjugés des juges et des jurys ne permettaient pas toujours que l’exercice de la justice soit une traduction fidèle de ce droit. La rareté des poursuites comme celle des condamnations, surtout quand le viol s’est déroulé dans un lieu privé, témoigne de la réticence des juges et des jurés à sanctionner un crime qui, à beaucoup, semblait bénin ou difficile à prouver.


À lire aussi : Procès de Mazan : le viol des femmes dans l’opinion publique de l’époque moderne à nos jours


Dans le code pénal de 1810, les violences sexuelles sont sévèrement punies : de 10 à 20 ans de réclusion lorsque la victime est une adulte et de 5 à 20 ans de travaux forcés si le viol ou l’attentat à la pudeur avec violence (lorsqu’il n’y a pas eu de pénétration) ont été commis sur un individu de moins de 15 ans, peine étendue à la perpétuité quand le coupable a autorité sur la victime ou a été aidé. Le code pénal de 1810, suivant celui de 1791, a transformé la nature juridique du viol qui n’est plus un péché de luxure. Or dans l’esprit du législateur de 1810, le droit n’a pas pour mission de réguler la sexualité, ce que le Code pénal modifie sensiblement en 1994. La justice est donc demeurée à distance des violences sexuelles considérées comme relevant de la sphère privée.

La criminalité sexuelle sur mineur a longtemps été considérée comme la variante aggravée des crimes commis sur adultes qui justifient simplement une sanction plus lourde. En 1832, le code pénal prend précocement en compte l’existence d’une contrainte non physique pour ce qui concerne les mineurs et crée une nouvelle infraction : l’attentat à la pudeur sans violence sur les moins de 11 ans, âge qui sera élevé à 13 ans en 1863 puis 15 en 1945. La loi de 1832 entend ainsi protéger les enfants de la sexualité des adultes. Cette invention témoigne aussi d’un changement de paradigme important : de délinquant potentiel, l’enfant devient pour le droit une victime potentielle. En outre, la loi de 1863, fait de la qualité d’ascendant un élément constitutif du crime ce qui est une manière d’introduire l’inceste dans le code, sans le nommer.

Faute d’une définition précise du viol comme d’une représentation unifiée de l’attentat à la pudeur et de la pudeur elle-même, la question de la violence était appelée à devenir rapidement une question centrale dans la réponse judiciaire, la notion de menace n’étant pas intégrée. Seule comptait la visibilité de la résistance physique. Concrètement, c’était aux juges et aux jurés, éclairés par la science des médecins légistes, qu’il revenait de définir précisément ces attentats aux mœurs et de les réprimer en conséquence. La répugnance des jurés à condamner oblige fréquemment les juges à déqualifier les accusations et à les transmettre aux tribunaux correctionnels ceci afin d’éviter un acquittement.

Les changements du XXᵉ siècle

Le premier apport de la loi du 23 décembre 1980, portée par un mouvement féministe qui entend criminaliser le viol, est de préciser ce que sont les infractions sexuelles en les redéfinissant. Considérant « l’aspect psychique de la meurtrissure infligée à la personne », le texte nouveau distingue « les actes de pénétration sexuelle » qui constituent désormais le crime de viol, des autres actes nommés « attentats à la pudeur » et qui ne sont passibles, sauf circonstances aggravantes, que de peines correctionnelles. La loi admet tous les types de pénétration sexuelle (anale, buccale), de même qu’elle reconnaît que l’auteur du crime peut être une femme, puisque l’intromission de corps étrangers est assimilée à n’importe quelle pénétration. L’introduction de la notion de « sévices », qui comporte une connotation sexuelle alors même que la qualification n’est pas précisée, montre bien quel pas a été franchi dans l’appréciation morale et sensible du crime. Le temps de la reconnaissance des victimes est venu. Mais l’éveil de cette préoccupation nouvelle met en lumière les contradictions qui opposent les exigences de défense des libertés et la nécessité d’une répression efficace.

L’entrée en vigueur du nouveau code pénal introduit une rupture terminologique : les infractions sexuelles remplacent les infractions aux mœurs, rompant ainsi avec une visée morale pour dire la crudité du sexe. Le régime des pénalités est toujours lourd : quinze ans de réclusion criminelle pour le viol, vingt ans lorsqu’il est commis sur un mineur. L’agression sexuelle qui concerne « toute atteinte sexuelle commise avec violence, contrainte, menace ou surprise » remplace l’attentat à la pudeur avec violence. Agression est donc le terme trouvé pour dire la violence sexuelle. Ce qui est gagné en précision du côté du dire de la violence, semble perdu quant au champ sémantique que dessinait l’attentat à la pudeur (délicatesse, décence, dignité, intimité, honneur, etc.), dépouillant l’appréciation du crime de sa dimension morale mais aussi sensible.

Plus généralement, c’est la protection de la dignité humaine qui s’affirme à l’occasion de la lutte contre les infractions sexuelles. Surgissant « aux confins de l’éthique et du droit, du soi et de l’altérité », ce concept philosophique a désormais trouvé sa place en droit. La violence sexuelle n’est plus cette offense faite à Dieu ou à la puissance paternelle mais confronte définitivement deux sujets, deux sujets de droit.

Cependant, le travail de la justice reste entravé par une difficulté et une crainte : sauf exception, la reconnaissance du viol suppose de croire la parole de la dénonciatrice, or, juges et procureurs semblent tétanisés, surtout depuis Outreau, par le risque d’erreur judiciaire.

Entre individualisme juridique et répression

Jusqu’à #MeToo, les modifications de la législation en la matière se sont faites pratiquement hors du regard de l’opinion publique. C’est pourquoi #MeToo, #balancetonporc sont le temps d’un nouveau basculement qui permet la prise en compte de cette criminalité, dans un cadre de mutations profondes de la tolérance sociale à l’égard du crime sexuel, en y intégrant la notion centrale de consentement. Non seulement le seuil des violences tolérées a bougé, mais la protection de l’intégrité des individus, fruit de l’individualisme juridique contemporain, est désormais au centre des représentations de la justice et du crime. Au XXIe siècle, l’individu exige la préservation de l’intégrité de son être moral, le respect de ses sentiments et de ses élans affectifs. Le meurtre physique ne représente plus, seul, le mal absolu qui, maintenant, prend les traits du « meurtre psychique ».

Depuis la fin du XXe siècle, les incriminations et les pénalités relatives aux infractions sexuelles font l’objet d’une réélaboration constante, confirmée par les lois postérieures à l’entrée en vigueur du code pénal de 1994. S’inscrivant dans la dynamique d’une extension du champ des comportements sanctionnés, la répression s’appuie sur la multiplication des incriminations du nouveau code pénal et l’aggravation des pénalités. La création du Fichier national des empreintes génétiques (FNAEG), en 1998, celle du fichier des auteurs d’infractions sexuelles ou violentes (FIJAIS) en 2004 témoignent de l’attention nouvelle portée à cette criminalité. Par la multiplication des incriminations (l’inceste, dernier entré dans la liste des crimes en février 2010, puis à nouveau en mars 2014 et plus explicitement encore en avril 2021), le législateur a cherché à apporter une réponse répressive de plus en plus précise à ce type d’infractions.

Cette histoire d’un basculement culturel et sensible radical n’est pas achevée : en ce début du XXIe siècle, une double hypothèque continue de peser lourdement sur le traitement pénal des crimes sexuels : celle d’un masculinisme en pleine réaction ; celle du tout répressif au détriment d’une visée éducative. On peut y ajouter la difficulté à organiser une répression impliquant le recours à un droit d’exception, c’est-à-dire un régime juridique justifié par l’urgence et les circonstances - en l’espèce par la domination masculine. De ce point de vue les revendications qui visent à rendre imprescriptibles les crimes sexuels, si elles étaient satisfaites, constitueraient un tournant radical au sein du droit français.

The Conversation

Anne-Claude Ambroise-Rendu ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

17.10.2024 à 15:22

Le transhumanisme, miroir (grossissant) de nos sociétés technicisées

DEPREZ Stanislas, Chargé de cours invité en philosophie, spécialiste du transhumanisme, Université catholique de Louvain (UCLouvain)

Le transhumanisme est souvent analysé comme l’idéologie de la Silicon Valley. Il est plus intéressant d’y voir un produit de nos sociétés individualisantes et technicisées.
Texte intégral (1779 mots)

Le transhumanisme est souvent analysé comme l’idéologie de la Silicon Valley. Il est plus intéressant d’y voir un produit de nos sociétés individualisantes et technicisées.


Encore peu connu il y a une quinzaine d’années, le transhumanisme est aujourd’hui un phénomène de mode, enthousiasmant pour quelques-uns, effrayant pour beaucoup. En effet, il est souvent vu comme l’idéologie de la Silicon Valley, un néolibéralisme techniciste, élitiste et anti-écologique. Elon Musk semble en être le parfait représentant, tant par son positionnement à la droite de l’échiquier politique que par les domaines où il investit que par son storytelling millénariste : les panneaux solaires de SolarCity alimentent en énergie les voitures Tesla et, à terme, les fusées SpaceX emmèneront sur Mars et au-delà des astronautes augmentés grâce à des implants Neuralink et à l’intelligence artificielle d’OpenAI, le tout permettant à l’espèce humaine de sortir de son berceau qu’est la Terre, afin de coloniser le vaste univers.

Toujours plus d’augmentation

Musk ne se revendique pas du transhumanisme. Mais les idées qu’il mobilise sont largement défendues par la communauté transhumaniste : membres d’associations telles que Humanity+ ou en France Technoprog, participants aux colloques Transvision ou aux Beyond Humanism Conferences, ou encore chercheurs écrivant dans le Journal of Evolution and Technology ou le Journal of Posthuman Studies. Ainsi Max More, que l’on peut considérer comme la figure principale du mouvement à ses débuts dans les années 1990, défend-il ce qu’il nomme l’extropie c’est-à-dire le dépassement des limites et l’augmentation indéfinie des capacités humaines, avec pour ambition de devenir un posthumain – ou humain 2.0 –, presque immortel, d’une intelligence fabuleuse et d’une force extraordinaire.

Sans surprise, More insiste sur la liberté absolue des individus à choisir leur propre vie et même leur propre corps. La « liberté morphologique » est une revendication de base des transhumanistes, en même temps qu’un point majeur de controverse, puisqu’elle implique le droit aux manipulations génétiques, à l’utilisation de psychotropes et de produits dopants, et aux implants y compris cérébraux. Les critiques n’ont pas manqué d’attirer l’attention sur les dangers d’une telle position pour la cohésion sociale et pour les individus eux-mêmes. Peut-on permettre que des gens testent des drogues au mépris de leur santé et qu’ils décident de sélectionner les qualités physiques et mentales de leurs enfants ? Qu’adviendrait-il du mérite et de l’effort ? Les humains non augmentés ne seraient-ils pas considérés comme les « chimpanzés du futur », pour reprendre une expression provocatrice du roboticien et transhumaniste Kevin Warwick ? Telles sont quelques-unes des redoutables questions soulevées par le développement technologique.

Le théoricien du transhumanisme Max More en 2013.

La technique pour être libre et responsable

Il faut reconnaître que les transhumanistes eux-mêmes furent les premiers à attirer l’attention sur les possibles dérives d’une augmentation débridée. Contre les libertariens extropistes, un courant dit technoprogressiste (Nick Bostrom, Anders Sandberg, James Hugues, Marc Roux, etc.) a souligné l’importance d’un contrôle étatique des pratiques d’augmentation de soi et la nécessité de rendre celles-ci accessibles à tous ceux qui le souhaitent, au lieu de les réserver à celles et ceux qui ont les moyens de se les offrir.

Pourtant, même les technoprogessistes insistent sur le respect total de la liberté individuelle. C’est paradoxal, car on ne comprend pas comment il est possible de vouloir à la fois une absolue liberté de choix et un contrôle par des tiers. Cette contradiction nous paraît refléter deux attentes ambivalentes des sociétés économiquement et techniquement développées, à savoir le besoin de sécurité et le désir de liberté. Mais il y a plus. L’essor de la pratique de la musculation et la multiplication des salles d’entraînement et des coachs sportifs, ainsi que le développement de la chirurgie esthétique, témoignent de ce que nous semblons avoir intégré une injonction collective selon laquelle nous sommes responsables du corps et de la tête que nous avons. Comme s’il ne tenait qu’à nous de transformer, grâce à la technique, ce que nous avons reçu de la nature.

De ce point de vue, le transhumanisme ne fait qu’amplifier une dynamique fondamentale de nos sociétés. Dans notre imaginaire collectif, la technique peut, ou pourra un jour, guérir toutes les maladies et même la vieillesse, vaincre la stérilité, permettre de changer de sexe. En d’autres termes, elle est vue comme le moyen de combler nos manques et satisfaire nos fantasmes, et les individus attendent des autorités qu’elles les aident à acquérir ce moyen.

Le transhumanisme comme différenciation

Il y a une autre raison pour laquelle le transhumanisme semble être un reflet de nos sociétés. La plupart des observateurs y voient une idéologie de l’augmentation, traduction du mot enhancement. Or, ce terme anglais peut se traduire par amélioration, laquelle n’est pas forcément linéaire. L’amélioration passe aussi par la diversification. Dans cette perspective, la liberté morphologique est moins le fait de devenir plus costaud ou plus intelligent que celui d’exister autrement. C’est là une tendance forte de nos sociétés, qui nous enjoignent d’inventer qui nous sommes, de découvrir notre vrai moi, d’être le héros ou l’héroïne de notre propre vie, de prendre conscience de notre caractère unique. Un certain nombre de courants du transhumanisme s’inscrivent dans cette voie. On peut citer le biohacking, le transgenrisme et le postféminisme techniciste, et l’art métahumaniste.

Les biohackers sont des adeptes d’une sorte de « transhumanisme de garage ». Ils s’implantent dans le corps des dispositifs d’extension sensorielle qu’ils ont bricolés eux-mêmes. L’idée, comme l’exprime la biohackeuse Lepht Anonym, est de permettre à chacun et chacune – quel que soit son budget – d’expérimenter la condition de cyborg (mixte de chair et de métal). Il s’agit aussi de s’approprier la technologie afin de ne pas la laisser aux mains des laboratoires spécialisés.

Née Martin, devenue une femme grâce à la chirurgie, Martine Rothblatt voit dans le transhumanisme un moyen de dépasser l’opposition binaire des sexes. Dès lors que la technique permettra de changer de sexe ou de devenir intersexe à volonté, argumente-t-elle, et a fortiori quand nous serons des esprits dans des ordinateurs, la différenciation sexuée n’aura plus de sens et les inégalités de genre s’estomperont d’elles-mêmes. À travers cette utopie – qui comme toute utopie comporte sa part de fantasme – Rothblatt se sert de la technique pour contester l’ordre social et sa justification par la supposée naturalité.

Ce faisant, elle poursuit la critique entamée par la biologiste et philosophe Donna Haraway, théoricienne du postféminisme, qui voyait dans le cyborg un outil conceptuel de remise en cause de l’ordre établi. Si Haraway ne se dit pas transhumaniste, c’est le cas des philosophes Rosi Braidotti et Francesca Ferrando, pour qui la technique permet d’imaginer, et de travailler à, un posthumain tolérant, cosmopolite, conscient d’être relié aux autres vivants et soucieux du milieu écologique.

Questionner notre inscription dans l’environnement et notre définition de nous-mêmes, telle est aussi la démarche d’artistes comme le métahumaniste Jaime del Val, qui se sert de la technique pour exposer notre condition relationnelle, brouillant les croyances et attentes de l’humain sur lui-même : frontière entre intérieur et extérieur, soi et non-soi, corps et machine. Il prolonge ainsi les recherches de body-artistes tels qu’ORLAN, célèbre pour ses opérations de chirurgie esthétique, interrogeant les représentations de la femme dans l’art occidental, et Stelarc, qui teste les limites de son corps grâce à des dispositifs technologiques.

Ce transhumanisme « alternatif » éclaire une autre facette de nos sociétés technicistes et individualistes : la nécessité de devenir unique (autre et singulier) et en même temps le désir de dilution, d’abandon de soi. Si la lutte pour la reconnaissance est éprouvante et épuisante, comme l’ont avancé des sociologues et philosophes (Axel Honneth et Alain Ehrenberg notamment), on comprend pourquoi s’esquissent des récits qui explorent de nouvelles manières d’être soi, renouant avec la nature et avec les autres, et pourquoi se développe la tentation de (re)trouver du collectif au sein même de l’individu.

Le transhumanisme est souvent analysé comme un dangereux délire servant de justification aux visées hégémoniques des entreprises de la high-tech. Il se pourrait que le plus intéressant, dans ce phénomène, soit d’y voir un miroir grossissant de ce que sont les individus de nos sociétés technicisées.

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