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17.10.2024 à 15:22
Le transhumanisme, miroir (grossissant) de nos sociétés technicisées
DEPREZ Stanislas, Chargé de cours invité en philosophie, spécialiste du transhumanisme, Université catholique de Louvain (UCLouvain)
Texte intégral (1779 mots)
Le transhumanisme est souvent analysé comme l’idéologie de la Silicon Valley. Il est plus intéressant d’y voir un produit de nos sociétés individualisantes et technicisées.
Encore peu connu il y a une quinzaine d’années, le transhumanisme est aujourd’hui un phénomène de mode, enthousiasmant pour quelques-uns, effrayant pour beaucoup. En effet, il est souvent vu comme l’idéologie de la Silicon Valley, un néolibéralisme techniciste, élitiste et anti-écologique. Elon Musk semble en être le parfait représentant, tant par son positionnement à la droite de l’échiquier politique que par les domaines où il investit que par son storytelling millénariste : les panneaux solaires de SolarCity alimentent en énergie les voitures Tesla et, à terme, les fusées SpaceX emmèneront sur Mars et au-delà des astronautes augmentés grâce à des implants Neuralink et à l’intelligence artificielle d’OpenAI, le tout permettant à l’espèce humaine de sortir de son berceau qu’est la Terre, afin de coloniser le vaste univers.
Toujours plus d’augmentation
Musk ne se revendique pas du transhumanisme. Mais les idées qu’il mobilise sont largement défendues par la communauté transhumaniste : membres d’associations telles que Humanity+ ou en France Technoprog, participants aux colloques Transvision ou aux Beyond Humanism Conferences, ou encore chercheurs écrivant dans le Journal of Evolution and Technology ou le Journal of Posthuman Studies. Ainsi Max More, que l’on peut considérer comme la figure principale du mouvement à ses débuts dans les années 1990, défend-il ce qu’il nomme l’extropie c’est-à-dire le dépassement des limites et l’augmentation indéfinie des capacités humaines, avec pour ambition de devenir un posthumain – ou humain 2.0 –, presque immortel, d’une intelligence fabuleuse et d’une force extraordinaire.
Sans surprise, More insiste sur la liberté absolue des individus à choisir leur propre vie et même leur propre corps. La « liberté morphologique » est une revendication de base des transhumanistes, en même temps qu’un point majeur de controverse, puisqu’elle implique le droit aux manipulations génétiques, à l’utilisation de psychotropes et de produits dopants, et aux implants y compris cérébraux. Les critiques n’ont pas manqué d’attirer l’attention sur les dangers d’une telle position pour la cohésion sociale et pour les individus eux-mêmes. Peut-on permettre que des gens testent des drogues au mépris de leur santé et qu’ils décident de sélectionner les qualités physiques et mentales de leurs enfants ? Qu’adviendrait-il du mérite et de l’effort ? Les humains non augmentés ne seraient-ils pas considérés comme les « chimpanzés du futur », pour reprendre une expression provocatrice du roboticien et transhumaniste Kevin Warwick ? Telles sont quelques-unes des redoutables questions soulevées par le développement technologique.
La technique pour être libre et responsable
Il faut reconnaître que les transhumanistes eux-mêmes furent les premiers à attirer l’attention sur les possibles dérives d’une augmentation débridée. Contre les libertariens extropistes, un courant dit technoprogressiste (Nick Bostrom, Anders Sandberg, James Hugues, Marc Roux, etc.) a souligné l’importance d’un contrôle étatique des pratiques d’augmentation de soi et la nécessité de rendre celles-ci accessibles à tous ceux qui le souhaitent, au lieu de les réserver à celles et ceux qui ont les moyens de se les offrir.
Pourtant, même les technoprogessistes insistent sur le respect total de la liberté individuelle. C’est paradoxal, car on ne comprend pas comment il est possible de vouloir à la fois une absolue liberté de choix et un contrôle par des tiers. Cette contradiction nous paraît refléter deux attentes ambivalentes des sociétés économiquement et techniquement développées, à savoir le besoin de sécurité et le désir de liberté. Mais il y a plus. L’essor de la pratique de la musculation et la multiplication des salles d’entraînement et des coachs sportifs, ainsi que le développement de la chirurgie esthétique, témoignent de ce que nous semblons avoir intégré une injonction collective selon laquelle nous sommes responsables du corps et de la tête que nous avons. Comme s’il ne tenait qu’à nous de transformer, grâce à la technique, ce que nous avons reçu de la nature.
De ce point de vue, le transhumanisme ne fait qu’amplifier une dynamique fondamentale de nos sociétés. Dans notre imaginaire collectif, la technique peut, ou pourra un jour, guérir toutes les maladies et même la vieillesse, vaincre la stérilité, permettre de changer de sexe. En d’autres termes, elle est vue comme le moyen de combler nos manques et satisfaire nos fantasmes, et les individus attendent des autorités qu’elles les aident à acquérir ce moyen.
Le transhumanisme comme différenciation
Il y a une autre raison pour laquelle le transhumanisme semble être un reflet de nos sociétés. La plupart des observateurs y voient une idéologie de l’augmentation, traduction du mot enhancement. Or, ce terme anglais peut se traduire par amélioration, laquelle n’est pas forcément linéaire. L’amélioration passe aussi par la diversification. Dans cette perspective, la liberté morphologique est moins le fait de devenir plus costaud ou plus intelligent que celui d’exister autrement. C’est là une tendance forte de nos sociétés, qui nous enjoignent d’inventer qui nous sommes, de découvrir notre vrai moi, d’être le héros ou l’héroïne de notre propre vie, de prendre conscience de notre caractère unique. Un certain nombre de courants du transhumanisme s’inscrivent dans cette voie. On peut citer le biohacking, le transgenrisme et le postféminisme techniciste, et l’art métahumaniste.
Les biohackers sont des adeptes d’une sorte de « transhumanisme de garage ». Ils s’implantent dans le corps des dispositifs d’extension sensorielle qu’ils ont bricolés eux-mêmes. L’idée, comme l’exprime la biohackeuse Lepht Anonym, est de permettre à chacun et chacune – quel que soit son budget – d’expérimenter la condition de cyborg (mixte de chair et de métal). Il s’agit aussi de s’approprier la technologie afin de ne pas la laisser aux mains des laboratoires spécialisés.
Née Martin, devenue une femme grâce à la chirurgie, Martine Rothblatt voit dans le transhumanisme un moyen de dépasser l’opposition binaire des sexes. Dès lors que la technique permettra de changer de sexe ou de devenir intersexe à volonté, argumente-t-elle, et a fortiori quand nous serons des esprits dans des ordinateurs, la différenciation sexuée n’aura plus de sens et les inégalités de genre s’estomperont d’elles-mêmes. À travers cette utopie – qui comme toute utopie comporte sa part de fantasme – Rothblatt se sert de la technique pour contester l’ordre social et sa justification par la supposée naturalité.
Ce faisant, elle poursuit la critique entamée par la biologiste et philosophe Donna Haraway, théoricienne du postféminisme, qui voyait dans le cyborg un outil conceptuel de remise en cause de l’ordre établi. Si Haraway ne se dit pas transhumaniste, c’est le cas des philosophes Rosi Braidotti et Francesca Ferrando, pour qui la technique permet d’imaginer, et de travailler à, un posthumain tolérant, cosmopolite, conscient d’être relié aux autres vivants et soucieux du milieu écologique.
Questionner notre inscription dans l’environnement et notre définition de nous-mêmes, telle est aussi la démarche d’artistes comme le métahumaniste Jaime del Val, qui se sert de la technique pour exposer notre condition relationnelle, brouillant les croyances et attentes de l’humain sur lui-même : frontière entre intérieur et extérieur, soi et non-soi, corps et machine. Il prolonge ainsi les recherches de body-artistes tels qu’ORLAN, célèbre pour ses opérations de chirurgie esthétique, interrogeant les représentations de la femme dans l’art occidental, et Stelarc, qui teste les limites de son corps grâce à des dispositifs technologiques.
Ce transhumanisme « alternatif » éclaire une autre facette de nos sociétés technicistes et individualistes : la nécessité de devenir unique (autre et singulier) et en même temps le désir de dilution, d’abandon de soi. Si la lutte pour la reconnaissance est éprouvante et épuisante, comme l’ont avancé des sociologues et philosophes (Axel Honneth et Alain Ehrenberg notamment), on comprend pourquoi s’esquissent des récits qui explorent de nouvelles manières d’être soi, renouant avec la nature et avec les autres, et pourquoi se développe la tentation de (re)trouver du collectif au sein même de l’individu.
Le transhumanisme est souvent analysé comme un dangereux délire servant de justification aux visées hégémoniques des entreprises de la high-tech. Il se pourrait que le plus intéressant, dans ce phénomène, soit d’y voir un miroir grossissant de ce que sont les individus de nos sociétés technicisées.
DEPREZ Stanislas ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.
16.10.2024 à 16:46
Gangs’stories : A glimpse of hard lives around the world
Dennis Rodgers, Research Professor, Anthropology and Sociology, Graduate Institute – Institut de hautes études internationales et du développement (IHEID)
Texte intégral (804 mots)
Gangs and gang members arguably constitute fundamental lenses through which to think about and consider the world we live in. They need to be understood in a balanced and nuanced manner, however, that goes beyond stereotyping and vilification. For the past five years, the GANGS project, a European Research Council-funded project led by Dennis Rodgers, has been studying global gang dynamics.
Among the project’s various activities, researchers collected 31 gang member life histories from 23 countries around the world, to help us better understand the motivations, drivers, and events that can shape gang members’ choices and trajectories. Taken together, the stories offer a panorama of triumph and defeat, of ruin and redemption, of discrimination and emancipation, and highlight the frequent persistence of human beings, even in the most difficult of circumstances. The 31 stories will be published in different forms – including as an Open Access edited volume with Bloomsbury Press, and in two journal special issues – over the coming years. In the meantime, this special series for The Conversation offers a preliminary selection, each illustrating a key issue that has emerged from GANGS project research.
Kieran Mitton tells us about the life of Gaz, a former Sierra Leonean gang member who became a poet and then a farmer. His remarkable trajectory is a testament to the way that gangster lives are by no means deterministic and that opportunities to leave the gang and change can present themselves in all sorts of ways at different moments in time.
Ellen Van Damme offers us a portrait of Jennifer, the first female Honduran gang leader. Her story illustrates the frequently gendered nature of gangs, and the way that machismo and patriarchy constrain Jennifer’s life, even as a gang leader, highlighting the frequently fundamentally masculine essence of street gangs.
Sally Atkinson-Sheppard worked closely with Sharif, who 10 years ago was her research assistant, to write the story of his journey from gang member in war-torn Bangladesh to human rights worker and advocate for street children’s rights today. His story is one of overcoming exceptional adversity and drawing on his past experiences to do good in the world today.
Steffen Jensen recounts the story of Marwan, whose life is in many ways a reflection of contemporary South African history, as he has had to navigate the violence of apartheid, prison, the Cape Flat drug wars, and more. Central to his narrative are the binary notions of damnation and redemption, with gangs frequently the sources of both at different points in his life, highlighting the different ways in which they can influence life trajectories.
Alistair Fraser and Angela Bartie present a portrait of 70-year-old Danny, a retired Glaswegian businessman who was a gang member in his youth, and that is based, uniquely, on interviews carried out over a 50-year period, in 1969, 2011, and 2022. They trace his changing self-reflexion about his past, highlighting how this mirrors the broader transformation of Glasgow from a “Mean City” in the 1950s to a thriving metropolis that was Europe’s Capital of Culture in 1990.
From a very young age, Soraya was involved in drug trafficking in the barrio Luis Fanor Hernández, a poor neighbourhood in Managua, the capital of Nicaragua, where Dennis Rodgers has worked for over 20 years. Known locally as “la Reina del Sur” (“the Queen of the South”), her story shows how rather than being empowering, her participation in the drugs trade reinforced forms of macho violence and patriarchal dynamics of domination.
Dennis Rodgers received an Advanced Grant (no. 787935) from the European Research Council (https://erc.europa.eu) for a project on “Gangs, Gangsters, and Ganglands: Towards a Global Comparative Ethnography” (GANGS).