06.11.2025 à 15:26
Qu’est-ce que le 13-Novembre a changé à la politique de mémoire parisienne ?
Texte intégral (3048 mots)
Dix ans après les attaques du 13-Novembre, Paris s’apprête à inaugurer un jardin en hommage aux victimes, place Saint-Gervais, derrière l’Hôtel de Ville (Paris Centre). Longtemps absente des politiques municipales, la commémoration du terrorisme s’est construite pas à pas, au fil des décennies, sous l’impulsion d’associations et, plus récemment, de la Ville elle-même. De la rue Copernic (1980) au Bataclan (2015), l’histoire de ces plaques et monuments raconte aussi celle d’une lente reconnaissance publique des victimes et du rôle de la capitale dans la mémoire nationale.
Le 13 novembre prochain aura lieu l’inauguration officielle du jardin en hommage aux victimes des attentats du 13 novembre 2015, place Saint-Gervais derrière l’Hôtel de Ville de Paris (Paris Centre). Celui-ci a vocation à être un « lieu de recueillement à la mémoire des victimes » et un « oasis de calme et d’apaisement en hommage à la vie et à la résilience ». Il marque l’aboutissement d’une politique publique de mémoire municipale investie dans la commémoration du 13-Novembre dans l’espace public. Dès le premier anniversaire des attaques, des plaques avaient en effet été apposées sur chacun des lieux touchés.
Cet investissement municipal dans la commémoration du terrorisme est pourtant récent. Il est possible d’en retracer l’évolution. En effet, jusqu’en 2015, aucune des plaques commémoratives rappelant des attentats survenus dans l’espace parisien n’avait été posée à l’initiative de la Ville.
Les premières plaques commémoratives et l’action des associations
Les deux premières plaques relatives à des actes de terrorisme contemporain à avoir été apposées à Paris sont dues à la mobilisation d’organisations de la communauté juive en référence aux deux attentats antisémites survenus le 3 octobre 1980 contre la synagogue de la rue Copernic (dans le XVIᵉ arrondissement) et le 9 août 1982 contre le restaurant casher Jo Goldenberg, rue des Rosiers (IVe). Rue Copernic comme rue des Rosiers, les textes reprennent à l’époque la forme mémorielle traditionnelle de la lecture des noms. Elle commence par l’expression canonique : « À la mémoire de… »
La Ville de Paris n’est pas davantage à la manœuvre pour la pose de la plaque sur la façade du magasin Tati, rue de Rennes, frappé en 1986. Posée en 1989, celle-ci est due à l’initiative de la principale association de victimes du terrorisme existant à l’époque, SOS Attentats. La pose de la plaque s’inscrit ainsi dans la stratégie de mobilisation de l’association pour l’obtention de droits pour les victimes du terrorisme par les pouvoirs publics. Seul le nom du président François Mitterrand y est ainsi mentionné, comme un symbole de l’investissement attendu de l’État dans la prise en charge des victimes. Les sept personnes décédées dans l’attaque restent, elles, anonymes pour les passants. Du point de vue de SOS Attentats, c’est la cause des victimes qu’il s’agit de promouvoir et non le destin, tragique, de telle ou tel.
Les attentats commis dans le RER B en juillet 1995 et en décembre 1996 occupent à cet égard une position intermédiaire. Là non plus, la Ville de Paris n’est pas à la manœuvre. Les quais et couloirs du métro sont en effet de la responsabilité de la RATP. D’ailleurs, au cours des longs débats consacrés à ces deux attentats et à ses conséquences pour la ville qui ont lieu lors du Conseil municipal qui se tient en septembre 1995, aucun orateur, quel que soit son bord politique, n’évoque une éventuelle commémoration de ces événements, sous une forme ou une autre.
Vingt ans après, pourtant, immédiatement après l’attaque contre le journal satirique Charlie Hebdo, le Conseil municipal s’accorde d’emblée sur le principe de sa commémoration. En janvier 2016, pour le premier anniversaire des attentats de janvier, des plaques commémoratives sont apposées sur la façade de l’immeuble de la rue Nicolas-Appert (XIᵉ) et sur celle de l’Hyper Casher porte de Vincennes (XXᵉ). Ce jour-là, au coin de la place de la République, dans sa partie nord-ouest, côté Xe arrondissement, un « chêne du souvenir » est également inauguré accompagné d’une plaque qui rend hommage aux victimes de janvier et à celle de novembre. En novembre 2016 enfin, chacun des lieux touchés par les attentats du 13 novembre 2015 se voit doté d’une plaque commémorative qui porte le nom de victimes décédées.
Le restaurant Goldenberg : vers une prise en charge municipale de la mémoire
Comment expliquer ce changement dans la politique municipale en matière de mémoire du terrorisme ? Le premier changement opère en réalité avant la séquence de 2015.
Depuis le début des années 1990, la Ville de Paris développe un programme de préservation du souvenir des noms des victimes juives de la Shoah, notamment des enfants, dans l’espace public. Cette politique publique va inspirer l’investissement municipal dans la commémoration des attentats. Parce qu’elle commémore un attentat antisémite dans un quartier, celui du Marais, emblématique de la persécution des Juifs sous l’Occupation, la plaque en hommage aux victimes de l’attentat du restaurant Goldenberg, rue des Rosiers en constitue le premier terrain d’action.
En effet, cette plaque, à l’origine donc associative, disparaît en 2007. Comme, trois plus tard, l’expliquera Christophe Girard, élu parisien et alors adjoint à la culture, lors d’un débat sur la question au sein du Conseil de Paris :
« La plaque était une plaque privée. Ce n’était pas une plaque apposée par la Ville. Elle a été enlevée à la suite de travaux du restaurant, qui n’existe plus, comme vous le savez, et qui a été remplacé par une boutique de vêtements. En 2008, le maire de Paris (Bertrand Delanoë, ndlr) a exprimé son souhait qu’une plaque rappelant cette tragédie soit apposée sur la façade de l’immeuble. Depuis, les contacts entre la direction des affaires culturelles et le syndic de l’immeuble ont été multiples, mais avec, je dois le dire, des réticences du côté de l’immeuble et des propriétaires privés. Nous sommes en attente de l’accord écrit du propriétaire du nouveau magasin, qui ne devrait plus tarder, pour que nous puissions délibérer et apposer enfin cette plaque que la Ville de Paris prendra en charge, bien entendu. »
En 2011, une nouvelle discussion a lieu pour voter la délibération proposée. Le propriétaire des lieux ayant accepté entre temps le principe de la pose d’une nouvelle plaque. Karen Taïeb, adjointe à l’histoire de Paris, prend alors la parole :
« “Ne pas oublier, c’est aussi rester vigilant”, avait déclaré le président François Mitterrand venu en personne témoigner “de sa solidarité et de sa fidélité au souvenir”, lors du premier anniversaire de cette triste commémoration. Aussi, pour être fidèle au souvenir, la mention “Attentat antisémite au restaurant Goldenberg” va figurer en titre sur cette plaque commémorative, c’est ainsi qu’il est inscrit dans la mémoire collective et je me félicite donc de voir cette délibération ainsi amendée avec cette précision historique. »
Catherine Vieu-Charier, adjointe elle à la mémoire qui a joué un rôle important dans la mise en œuvre des plaques en souvenir des enfants juifs déportés dans les écoles parisiennes depuis le milieu des années 1990, prend à son tour la parole. Elle fait alors le lien direct entre les deux formes de commémoration :
« Je voudrais rappeler aussi que cette rue des Rosiers a été particulièrement frappée le 16 juillet 1942 et que des enfants qui ont échappé à la dramatique rafle nous ont raconté combien il était poignant de voir jeter par terre toutes les photos et tous les documents qui jonchaient le sol. On est donc bien dans un lieu où l’âme juive dont a parlé Karen était très forte, et qui disparaît effectivement. Il nous semblait important de recontextualiser et de rappeler que c’était bien au restaurant Goldenberg, et non pas sur une boutique qui s’appelle “Le Temps des cerises” et qui n’a pas grand-chose à voir avec le Pletzl et toute sa culture. »
La nouvelle plaque est inaugurée le 29 juin 2011.
Une accélération de la mémorialisation des attentats
Lorsque surviennent les attentats de janvier et de novembre 2015, cette nouvelle plaque de la rue des Rosiers est encore la seule à avoir été posée par la Ville. Son format fournit alors un cadre à la manière desquelles les plaques liées aux attaques de 2015 vont être rédigées. Le développement du principe de l’inclusion des listes de noms de victimes de la Shoah au cours des années 1990-2000 d’une part, l’ampleur inédite des attentats de 2015 de l’autre, entraînent en effet la mise en place d’une nouvelle politique publique municipale qui se caractérise par l’accélération de la mise en mémoire dans l’espace public.
Les attentats du 13 novembre 2015 marquent ainsi un net raccourcissement du délai moyen entre la survenue de l’attentat et son rappel dans l’espace public. La plaque qui rappelle l’attentat de 1986 de la rue de Rennes comme celle qui rend hommage aux victimes de l’attentat de 1982 de la rue des Rosiers avaient, toutes deux, été apposées à l’occasion du troisième anniversaire des attaques. Le délai est désormais d’une année seulement.
Cette accélération, depuis 2015, de la mémorialisation des attentats dans l’espace public parisien va de pair avec une plus grande solennité. Depuis leur installation en 2016, les plaques commémoratives du 13-Novembre ont ainsi connu des aménagements successifs pour les rendre davantage solennelles, à la hauteur du drame dont elles doivent rappeler le souvenir.
Ce nouveau registre d’action publique n’est toutefois pas rétroactif. Il participe de la construction tant d’une mémoire publique que d’un trou de mémoire pour ce qui concerne les attentats antérieurs à 2015 et qui sont très nombreux. En 2017, le capitaine de police Xavier Jugelé est poignardé sur les Champs-Élysées lors d’une attaque terroriste. Un an plus tard, la Ville de Paris y inaugure une plaque à sa mémoire. Les débats au Conseil municipal insistent alors sur l’importance du lieu :
« Français et étrangers, touristes et Parisiens, petits et grands passeront devant cette plaque commémorative. Elle rappellera pour ne jamais oublier qu’en ces lieux un odieux attentat terroriste est survenu. »
Il n’est pourtant pas rappelé, ni dans les débats ni dans l’espace public, qu’un attentat est survenu à la Galerie Point Show sur la même avenue, le 20 mars 1980, faisant deux morts et vingt-neuf blessés.
Des lieux de mémoire à distance : entre recueillement et vie quotidienne
Pourtant, la Ville de Paris a exprimé à plusieurs reprises son intention de rendre visible des attaques antérieures à 2015 qui sont aujourd’hui invisibles. Elle s’est alors heurtée à la réticence des propriétaires ou exploitants, comme évoquée par Christophe Girard dès 2008. Dans le cas des attaques terroristes, l’apposition de plaques commémoratives a en effet ceci de particulier qu’elle est toujours le produit d’une tension entre l’importance de se souvenir du drame et des victimes et la nécessité de continuer à vivre et de reprendre une activité sociale normale, notamment économique, dans les lieux touchés, et ce alors que précisément la menace du terrorisme n’est jamais totalement révolue.
Cette tension n’échappe pas à l’apposition de plaques concernant les attentats du 13 novembre 2015, et c’est d’ailleurs une différence majeure avec celles qui rappellent les attaques de janvier 2015. L’attentat antisémite du 9 janvier 2015 contre l’Hyper Casher est rappelé par une plaque sur la façade même du bâtiment qui a certes également une vocation économique. Mais sa nature le fait s’inscrire dans une histoire propre, qui est celle de la mémoire de l’antisémitisme, et justifie que la plaque s’y trouve. De même, c’est bien sur les murs de l’immeuble de la rue Nicolas-Appert qui abritait les bureaux du journal Charlie Hebdo que figure la plaque commémorative de l’attaque contre la rédaction du journal. C’est, en effet, non une entreprise privée ou un particulier mais la Régie immobilière de la Ville de Paris (RIVP), bailleur social en lien avec la municipalité, qui en est propriétaire.
Il en va différemment des plaques commémoratives consacrées au 13-Novembre. Chaque lieu touché compte sa propre plaque avec les noms des victimes mortes en ce lieu. Toutefois, et contrairement cette fois-ci à la pratique habituelle en matière de plaque commémorative dont les textes débutent d’ordinaire par « Ici… », « En ce lieu… », « Dans [ou devant] cet immeuble… », aucune de ces plaques inaugurées à Paris, en novembre 2016, à l’occasion du premier anniversaire des attentats n’a été accrochée sur les murs des lieux mêmes où les tueries se sont déroulées. Elles sont toutes installées à distance.
Les cafés La Bonne Bière et Casa Nostra comme la salle de concert du Bataclan ne disposent pas, face à eux, d’un bâtiment public sur lequel poser une plaque. Des parcs ont donc été choisis. Dans le premier cas, la grille extérieure du square a servi de support. Dans l’autre, l’intérieur du square sert d’écrin à la stèle commémorative. Pour les autres lieux, le mur de l’hôpital Saint-Louis, celui du Palais de la femme ou encore un poteau de lampadaire accueillent la plaque. Volontariste, la politique publique municipale systématisée depuis le 13 novembre 2015 doit ainsi composer avec deux logiques différentes, celle du deuil et celle du retour à la normale.
À cet égard, la forme de jardin mémoriel qui a été choisie pour servir de monument du 13-Novembre articule de belle manière ces deux pratiques sociales d’hommage aux victimes, d’une part, et d’usage ordinaire de l’espace public, de l’autre. Elle marque l’aboutissement d’une politique publique certes récente mais volontariste.
À lire aussi, de la même autrice, l'article Du Drugstore Publicis au 13-Novembre : Paris face à ses attentats, une mémoire partielle
Sarah Gensburger ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.
05.11.2025 à 15:23
De Mai 68 à la génération Z : ce que les révoltes apportent à la démocratie
Texte intégral (2178 mots)
Dans un contexte de droitisation qui étouffe l’horizon collectif, la mémoire de Mai 68 est parfois évoquée comme « origine du déclin ». Pourtant, son héritage rappelle qu’un changement social profond peut naître « d’en bas ». À l’échelle mondiale, la génération Z, ou Gen Z, relance aujourd’hui des formes de mobilisation qui contestent les élites, réinventent les symboles et réclament plus de démocratie. Une nouvelle promesse de transformation politique ?
Les tendances à la droitisation de la vie politique et intellectuelle française s’inscrivent dans un contexte de perte de repères. Qui ose parler de « jours heureux » à venir, comme le faisait le Conseil national de la résistance ? De « lendemains qui chantent » comme le Parti communiste français au temps de sa splendeur ?
À gauche, le discours ne prête guère à l’optimisme, il est surtout question de crises, sans horizon plus lointain que l’élection présidentielle de 2027. L’absence de perspectives est accablante, et la guerre en Ukraine, les horreurs du Proche-Orient ou la géopolitique erratique de Donald Trump alimentent des raisonnements dans lesquels les acteurs et les enjeux de la vie internationale occupent presque toute la place et semblent déconnectés des dynamiques sociales ou politiques internes aux sociétés concernées, en dehors du nationalisme.
La droitisation mine le débat démocratique en rejetant les demandes sociales au nom de leur supposé impact sur l’économie, et en disqualifiant les revendications culturelles en celui de l’intégrité de la nation et de l’universalisme abstrait que porte l’idée républicaine. La droite et l’extrême droite désignent notamment, parmi les coupables, Mai 68 et ses acteurs, qui en ayant sapé l’autorité auraient ouvert la voie au « wokisme » et autres « gangrènes ».
Le changement par le bas
Mai 68 a exercé un impact durable sur la vie collective, accélérant et même déclenchant l’entrée de la société dans l’ère postindustrielle, d’en bas, à partir de contestations, et non pas via des jeux politiciens et politiques publiques plus ou moins technocratiques. Il faut tirer une leçon de ce constat : Mai 68, dans ce qu’il a pu comporter de meilleur, nous invite à considérer avec confiance et bienveillance au moins certaines des mobilisations récentes ou contemporaines, et à y voir la marque non pas de crises (ou pas seulement) mais de nouveaux conflits propres à l’ère nouvelle, ou lui permettant d’advenir.
Hier, des actions collectives spectaculaires se sont opposées à des pouvoirs autoritaires : mouvement pro-démocratie « des parapluies » à HongKong, en 2014 ; « printemps arabe », inauguré en Tunisie en décembre 2010 ; soulèvement postélectoral de 2009 en Iran, avec le « mouvement vert », puis en 2022-2023 le mouvement « Femme-Vie-Liberté », sous la bannière de Mahsa Amini, jeune Kurde d’Iran tuée par la police des mœurs, etc.
Aujourd’hui se mobilise la génération Z, ou Gen Z, née grosso modo entre 1995 et 2010. Au Maroc, à Madagascar, en Indonésie, au Népal, au Pérou, au Kenya, etc., le mouvement Gen Z met en cause les classes dirigeantes, leurs dépenses fastueuses ou tout au moins superflues – des stades par exemple, moins urgents que l’accès à l’eau, à l’électricité, à un logement décent pour les plus démunis.
À lire aussi : Népal : La génération Z prend la rue et réinvente la contestation
Avec des différences d’un pays à l’autre, certes, Gen Z dénonce la corruption, le népotisme, les carences des services publics, l’injustice sociale, la précarité. Elle a soif d’écoute. Elle demande des droits. Elle se heurte à une répression violente, à des emprisonnements abusifs. Elle lutte à la fois pour diverses revendications, et pour les conditions de leur traitement politique, c’est-à-dire pour la démocratie ou pour son élargissement.
Gen Z est de son temps. À l’aise dans la culture du numérique, le mouvement use de l’IA non sans humour et s’organise grâce aux réseaux sociaux, tel Discord. Sa modernité culturelle globale s’observe aussi dans sa référence au manga One Piece et dans l’adoption comme emblème du drapeau de l’équipage du personnage principal, le pirate Luffy, qui libère les peuples et se bat contre un gouvernement corrompu.
Le mouvement est générationnel, mais ce n’est pas la guerre d’une génération contre d’autres.
Rien ne dit que Gen Z durera ou exercera un impact durable. La répression est toujours susceptible de l’emporter. Gen Z peut s’abolir, s’institutionnaliser pour donner naissance à un parti politique. Ou dégénérer, laisser la place à la spirale de la violence, au terrorisme, à la guerre civile. On observe déjà qu’il est lourd souvent de colère, de rage, et que, faute pour lui, de débouché politique, les débordements ne manquent pas : émeutes, pillages notamment. Mais comme Mai 68, il mérite d’être perçu dans ce qu’il présente de meilleur, son haut niveau de projet, sa capacité à innover culturellement et à se mobiliser pour des droits fondamentaux.
Et en France ?
On peut aisément repérer pour la France des points communs avec le mouvement Gen Z en considérant par exemple, pour les seules années récentes, les luttes écologistes, féministes, antiracistes, les gilets jaunes, Nuit debout, ou bien encore les manifestations contre la réforme des retraites.
Sociales, en effet, les demandes, ici, mettent aussi en jeu le revenu, la justice, l’égalité, l’accès à l’éducation, à la santé, au logement ou à l’emploi, le refus de la corruption – des thèmes chers à Gen Z.
Culturelles, elles peuvent porter sur l’environnement, ou concerner les identités minoritaires. En matière éthique, elles plaident pour d’autres relations entre les femmes et les hommes, contre le racisme, l’antisémitisme, pour des réponses appropriées aux questions liées à la vie et à la mort – des thèmes qui ne sont pas nécessairement ceux du mouvement Gen Z à l’étranger, mais qui ne s’opposent pas à eux.
Les mouvements contemporains, tout comme Gen Z, recourent aux réseaux sociaux, et tendent à privilégier une logique d’autogestion horizontale associée au refus de tout leader. Ils sont susceptibles d’adopter un objet emblématique, une couleur : un bonnet rouge (en Bretagne, en 2013), un gilet jaune (en 2018-2019).
Avec ici une différence considérable : s’il est possible de constater des caractéristiques générationnelles dans un pays comme la France, on n’a pas vu à ce jour s’affirmer une action collective puissante de jeunes de type Gen Z.
En démocratie, quand les demandes émanant de la société ne trouvent pas leur traitement politique faute de partis, d’instances, d’institutions où elles peuvent être entendues et débattues, elles débouchent chez les uns sur la violence, les rêveries révolutionnaires ou insurrectionnelles, chez d’autres sur l’apathie ou le découragement, chez d’autres encore sur un tropisme accru pour les réponses autoritaristes.
Dès lors, les forces extrêmes du spectre politique peuvent récupérer certaines de ces demandes en les intégrant et en les pervertissant. Les gilets jaunes ont ainsi été critiqués par exemple pour la place qu’a pu occuper le national-populisme dans le discours des acteurs, ou pour leur côté « mâle blanc hétéro ». Mais il n’y a aucune raison pour jeter le bébé avec l’eau du bain, les dérives avec l’essentiel, qui se lit dans les significations les plus élevées de l’action, et non dans ses dérapages.
Changer de société
Des points communs existent donc entre bien des mobilisations en France, et Gen Z. Mais une distinction les sépare, selon qu’elles jouent ou non un rôle dans le changement de type de société, et selon alors les acteurs qui les portent.
Ce n’est pas faire preuve de mépris, pour reprendre une notion récemment mise à l’honneur par le sociologue François Dubet, que de dire des luttes comme celle des gilets jaunes ou sur les retraites, qu’elles ne font guère partie des mobilisations caractéristiques d’une société post-industrielle (c’est-à-dire qui en appellent à une autre relation à la nature et à l’environnement, à d’autres conceptions de la production et de la consommation). Leurs enjeux, sociaux, sont hautement respectables ; mais bien peu dessinent un contre-projet de société. Leur niveau de projet ne vise pas à faire basculer la société dans une nouvelle ère – même si ces luttes sont plus ou moins pénétrées de thèmes post-industriels, par exemple lorsqu’elles cherchent à articuler le social et l’environnement (comme dans le Pacte du pouvoir de vivre porté par la CFDT et une soixantaine d’associations).
On l’a évoqué, l’appel à un contre-projet n’est pas aussi fortement associé à l’émergence d’une jeunesse. Et le désir d’entrer dans un nouveau monde se mêle confusément à la défense de ce qui faisait les charmes de l’ancien, ou se télescope avec lui. Les gilets jaunes, par exemple, reprochaient aux élites de parler de fin du monde quand eux parlaient de fin du mois.
Nous ne manquons pas d’analyses, de mises en garde et de propositions pour sortir d’une crise – de la démocratie, de la représentation politique, des partis, des institutions, du modèle républicain… Mais à trop parler de crise, on ne s’écarte pas de jeux politiciens tournés vers l’accès au pouvoir et obsédés par la perspective de la prochaine élection présidentielle.
À lire aussi : Pour Claude Lefort, la conflictualité est le moteur de la démocratie
On en délaisse vite une toute autre perspective : celle d’une société animée par ses mouvements, par ses acteurs contestataires, et où des dynamiques conflictuelles dessinent des contre-projets, comme dans la sociologie d’Alain Touraine ou dans la philosophie politique de Claude Lefort ou de Paul Ricœur – de belles figures intellectuelles de la deuxième moitié du siècle dernier et du début de celui-ci. La leçon nous vient de pas si loin dans le temps – de ces penseurs, de Mai 68 – ou dans l’espace – de Gen Z.
Ne pas la méditer, sous-estimer aussi faibles soient-elles les mobilisations susceptibles de nous faire entrer plus vite et mieux dans l’ère post-industrielle, ou, pire encore, les disqualifier, c’est contribuer à la droitisation contemporaine de la vie collective, et faire le lit de l’extrémisme et de l’autoritarisme qui menacent.
Michel Wieviorka ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.
04.11.2025 à 17:21
Ce que les statues coloniales dans l’espace public racontent de la France
Texte intégral (2130 mots)

Que faire des statues coloniales dans l’espace public ? Y ajouter une plaque, discrète et rarement lue ? Les déboulonner, au risque de ne laisser qu’un vide qui n’aide guère à penser l’histoire ? À Nancy (Meurthe-et-Moselle), une œuvre collective, imaginée par Dorothée-Myriam Kellou pour le musée des Beaux-Arts, a été inaugurée le 6 novembre 2025.
Située face à la statue du sergent Blandan, figure de la conquête française de l’Algérie, cette Table de désorientation, invite le passant à interroger l’impensé colonial. Les contre-monuments de ce type offrent-ils une réponse pertinente ? Pour répondre à cette question, il est indispensable de saisir ce qu’ont représenté les statues coloniales.
Durant un siècle – posons des dates butoirs, puisqu’il le faut bien, même si elles pourraient être assouplies –, c’est-à-dire de la conquête de l’Algérie inaugurée en 1830 à la fastueuse célébration de son centenaire, la France fit ériger en métropole et sur le sol des territoires conquis (principalement sur le continent africain) un petit millier de statues monumentales figuratives. Ainsi distribuée dans l’espace physique et social, la statuaire publique peut être considérée comme un panthéon déconcentré et diffracté, déployé à l’échelle d’une nation et de son empire colonial.
Dans les Damnés de la terre, Frantz Fanon en a esquissé une typologie comprenant le militaire « qui a fait la conquête » (Blandan, Bugeaud, Faidherbe ou Lyautey) et « l’ingénieur qui a construit le pont » (Lesseps) : conquérir et bâtir étant des modalités complémentaires d’appropriation d’un territoire. À ces deux figures tutélaires, on peut en ajouter d’autres qui en sont comme des inflexions ou des extensions : l’aventurier érigé en explorateur et « découvreur » (Francis Garnier ou le sergent Bobillot en Indochine) ; l’administrateur civil, politique ou militaire (Joseph Galliéni en Afrique et en Asie, Joseph Gabard au Sénégal ou Jérôme Bertagna en Algérie et en Tunisie) ; le bienfaiteur, propriétaire foncier ou industriel (Borély de la Sapie en Algérie) ; l’homme d’Église occupé à convertir les populations autochtones (le cardinal Lavigerie en Algérie) ; le scientifique qui domine par le savoir (Paul Bert et Louis Pasteur en Indochine) et le créateur, artiste ou auteur (le peintre Gustave Guillaumet ou l’écrivain Pierre Loti), soucieux de valoriser les paysages, la culture, le pittoresque par son œuvre et par le rayonnement de celle-ci.
En louant ces figures, la statuaire publique procéda donc d’une double affirmation : celle des vertus de la colonisation et celle des mérites individuels de ses artisans les plus illustres.
Ces figures statufiées avaient vocation à symboliser et à signifier la colonisation à destination de la société française, qui devait s’enorgueillir de l’œuvre accomplie, et à celle des populations colonisées, qu’il fallait acculturer aux valeurs occidentales. On touche là à l’imaginaire du pouvoir performatif qu’on prêtait à la statuaire publique, dans un siècle à la fois statuomaniaque et statuophobe.
Une statue, deux lectures
Quand elle s’adressait aux Occidentaux, la statue monumentale proposait un héros, un destin exemplaire, un modèle de grandeur, un sujet d’admiration auquel on donnait un visage, un corps, une attitude et un récit ayant une valeur didactique citoyenne, puisque dans les territoires colonisés, les colons jouissaient pleinement de leurs droits civiques, à la différence des « indigènes » qui n’en avaient aucun.
En revanche, quand elle était destinée aux populations colonisées, la statue agissait moins dans cette économie exemplaire de la grandeur à imiter que dans la perspective d’une gestion de la force et même d’une affirmation de la terreur.
Une même statue était donc l’objet simultané d’un double régime de réception, qui se caractérisait par l’appartenance de ceux qui la regardaient, soit à la catégorie des colonisateurs (les vainqueurs et les dominateurs), soit à celle des colonisés (les vaincus et les asservis).
En somme, on pourrait dire que la statuaire publique établissait une partition fondée, d’un côté, sur la réception de ceux qui se reconnaissaient culturellement et idéologiquement dans le message, l’exemplarité ou les valeurs qu’elle transmettait et, de l’autre, sur la réception de ceux qui en étaient les spectateurs assujettis. Ces derniers continuaient à être contraints à un système de domination, où la statue prolongeait et rejouait les violences de la conquête et de la répression, en les inscrivant durablement dans le visible par le biais de la monumentalité.
Dans un cas comme dans l’autre, s’établit « la mission psychologique du monument » définie par l’historien Reinhart Koselleck : séduire, surprendre, élever ou impressionner – peut-être même terrifier – l’esprit de celles et ceux qui le regardaient.
Les rouages d’un système
Cette histoire de la statuaire publique comme instrument de l’empire colonial français ne saurait être déconnectée ni de l’histoire militaire des conquêtes et de leurs violences ni de l’histoire économique de l’exploitation forcée des populations colonisées et des spoliations des biens culturels ou des ressources naturelles.
En effet, l’entreprise coloniale reposa sur un ensemble de décisions, de pratiques, d’actes et de propos qui firent système, pour accaparer les territoires conquis par la brutalité afin d’en soustraire les richesses et d’en soumettre les populations dont les droits furent bafoués.
Les statues monumentales érigées dans l’espace public colonisé par les puissances coloniales participèrent donc de cette ambition totale, à laquelle faisait également écho l’odonymie) des rues et des communes.
En outre, cette histoire de la sculpture coloniale monumentale publique s’inscrit dans l’ensemble des politiques qu’on pourrait qualifier de politiques culturelles coloniales, qui recouvrent l’histoire de l’administration, de l’urbanisme, des institutions (par exemple, celle des musées d’art ou d’ethnologie, ou bien celle des expositions coloniales), de l’éducation, de la presse (qui fut un haut lieu de résonance et de promotion de la colonisation)… Sans oublier l’histoire des représentations, puisque les statues appartinrent à une écologie des images coloniales, où elles co-existèrent, circulèrent et furent données à voir avec des images de presse, des photographies, des cartes postales, des gravures de manuels scolaires ou des affiches de propagande.
Des effets miroirs entre l’espace métropolitain et l’espace colonisé
Entre 1830 et 1930, la politique de la statuaire coloniale française consista à transférer vers les territoires colonisés les modèles et les pratiques déjà en usage en métropole. On y reproduisit les mêmes types d’initiatives, les mêmes visées symboliques, et souvent les mêmes héros. Représentés selon des modalités stables, leurs statues étaient parfois reproduites à l’identique (répliques) ou conçues pour dialoguer avec d’autres (pendants), à l’image des effigies de Jules Ferry présentes à Paris, à Saint-Dié-des-Vosges, à Haïphong ou à Tunis.
Cette entreprise monumentale se fondait sur une volonté de constituer ce que le politiste et historien Benedict Anderson a théorisé comme des « communautés imaginées » scellées par des valeurs et une histoire décrétées communes, avec des effets miroirs entre l’espace métropolitain et l’espace colonisé, et leurs populations respectives.
Tous ces monuments, qui sont dans d’écrasantes proportions des objets figuratifs, relèvent du portrait (en médaillon, en buste ou en pied), de la figure en pied ou du type allégorique : les populations dites « autochtones », les races, la Patrie, la République, l’Histoire, la Liberté, l’Agriculture… et du bas-relief donnant à voir des épisodes narratifs sous la forme de tableaux-sculptures intégrés aux piédestaux, en complément de la figure principale nécessairement plus figée.
À ces répertoires iconographiques conjugués en vue d’augmenter la performativité didactique de la monumentalité, il convient d’ajouter le piédestal et son environnement solennisant d’emmarchements et de grilles. Celui-ci emprunte son langage opératoire à l’architecture et renvoie à cet imaginaire qui, fondé sur la puissance politique de bâtir, jouit d’un pouvoir de représentation sociale, de distribution spatiale et de légitimation symbolique.
En tant que combinaison d’éléments sculptés et architecturaux, la statuaire publique produit donc des représentations de la colonisation, au sens que le philosophe Louis Marin a donné à ce terme : représenter consiste à re-présenter, c’est-à-dire « exhiber, exposer devant les yeux/montrer, intensifier, redoubler une présence ». Ceci explique non seulement pourquoi, en grand nombre, les monuments érigés en Algérie furent « rapatriés » en France après l’indépendance de l’ancienne colonie (1962), mais aussi pourquoi ils furent réclamés par les autorités métropolitaines et comment ils s’inscrivirent alors sans susciter d’émoi dans de nouveaux contextes urbanistiques et mémoriels : le duc d’Orléans (d’Alger à Neuilly-sur-Seine en région parisienne), le général Juchault de Lamoricière (de Constantine à Saint-Philibert-de-Grand-Lieu en Loire-Atlantique) ou Jeanne d’Arc (d’Oran à Caen en Normandie).
L’histoire de la statue du sergent Blandan, de Boufarik (entre Alger et Blida) où elle fut inaugurée en 1887 à Nancy (Meurthe-et-Moselle) où elle fut installée en 1963, en est l’emblème. L’inauguration, le 6 novembre 2025 d’un « contre-monument » érigé dans ses parages, conçu par Dorothée-Myriam Kellou, s’inscrit dans ce contexte d’une histoire polyphonique, où la négociation et la pédagogie l’emportent sur le déboulonnement et le retrait de l’espace public.
La Table de désorientation dans laquelle il a pris forme veut faire tenir ensemble les fils inextricables d’une histoire toujours vive, qui est celle de la colonisation et de la décolonisation, de leurs mémoires contradictoires et de leurs héritages complexes, dont l’espace public est le théâtre.
Bertrand Tillier ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.
03.11.2025 à 16:20
Populisme : quand la démocratie perd son centre de gravité
Texte intégral (1913 mots)
La crise politique française actuelle ne se résume pas à une succession de démissions et de votes manqués. Elle traduit une faille plus profonde : la perte d’une conception majoritaire de l’intérêt général. C’est dans ce vide que prospère le populisme, nourri par le désalignement entre les actions des partis politiques et les attentes des citoyens.
Le populisme qui prospère depuis une décennie, aussi bien dans l’Hexagone qu’au niveau mondial a, selon nos travaux de recherche, deux causes profondes. D’une part, une instabilité démocratique liée à un renforcement de la polarisation idéologique qui s’exprime, dans le cas français, par une tripartition inédite sous la Ve République. D’autre part, un désalignement entre l’offre électorale des partis et les préférences des citoyens, dont l’abstention croissante est le premier symptôme. En 2009, les partis politiques en Europe sont systématiquement moins conservateurs que leurs électeurs, dans presque tous les pays, sur presque tous les sujets culturels : immigration, condamnations pénales, autorité enseignante, relation entre les sexes, etc.
Notre affirmation selon laquelle le populisme est la conséquence d’un déséquilibre politique combiné à une instabilité démocratique est déduite, par un raisonnement hypothético-déductif, de la théorie économique de la démocratie d’Anthony Downs. Formulée en 1957 dans son ouvrage An Economic Theory of Democracy, elle constitue une application de la théorie du choix rationnel au comportement des acteurs politiques en démocratie – celle-ci étant définie par la concurrence électorale entre partis pour le vote des citoyens, par analogie avec la concurrence sur un marché. Du côté de la demande, les citoyens votent, à partir d’une analyse coûts-bénéfices, pour le parti qui maximise leurs bénéfices. Du côté de l’offre, les partis choisissent le positionnement politique qui maximise le nombre de votes reçus.
Ce cadre théorique a d’abord permis de déterminer les conditions garantissant l’existence d’un équilibre politique. On a néanmoins trop souvent réduit ce classique de la science économique et de la science politique au théorème de l’électeur médian, lui-même réduit à l’idée que « les élections se gagnent au centre ». Pourtant, une leçon oubliée du travail de Downs est que, non seulement cette convergence vers le centre dépend de conditions hautement particulières (dont l’absence d’abstention notamment), mais aussi que l’alignement entre l’offre politique et les préférences des électeurs n’est pas systématique. Or, pour que de nouveaux partis prospèrent, il faut nécessairement que le positionnement électoral des partis dominants diverge suffisamment des préférences de nombreux citoyens. Dans le cas contraire, il n’existe pas d’espace politique suffisant pour l’entrée d’un nouveau concurrent. Cependant, un déséquilibre politique n’est pas une condition suffisante pour expliquer l’émergence d’un parti populiste.
Des conceptions de l’intérêt général qui divergent
Downs a par la suite enrichi sa théorie de la démocratie en insistant sur la nécessité d’introduire dans les analyses économiques des phénomènes politiques le concept d’intérêt général. En démocratie, il est au cœur de la rhétorique de tous les partis politiques. La conception de l’intérêt général d’un citoyen, explique Downs, désigne la vision qu’il va former de ce que le gouvernement doit faire, compte tenu des valeurs que ce citoyen attribue à la société. Cette vision détermine alors ses décisions en matière de vote. Or Downs montre que la stabilité d’un régime démocratique requiert un consensus démocratique minimal, c’est-à-dire que les conceptions plurielles de l’intérêt général des citoyens s’accordent sur un socle minimal de principes gouvernant le fonctionnement du système démocratique et l’action politique. L’absence d’un tel consensus, soit l’existence d’une polarisation idéologique, engendre une remise en cause de la légitimité tant des règles de fonctionnement d’une démocratie que des résultats de l’action des pouvoirs publics.
Polarisation idéologique et déséquilibre politique
La polarisation idéologique, particulièrement visible lors des élections présidentielles de 2017 et 2022, n’est pas non plus suffisante à elle seule pour expliquer l’émergence puis les succès électoraux des partis dits populistes. Ainsi, l’après Seconde-Guerre mondiale en Europe a été marquée par une forte polarisation entre communistes, sociaux-démocrates et conservateurs, sans que le populisme n’ait été un phénomène politique majeur dans les démocraties occidentales de l’époque. Il n’existait en effet pas de déséquilibre majeur entre l’offre des partis et la distribution des préférences des citoyens.
Il existe aujourd’hui un accord dans la littérature scientifique pour définir le populisme à partir d’attributs fondamentaux tels que le manichéisme politique, l’anti-élitisme et l’idéalisation du peuple. En se fondant sur la théorie économique de la démocratie de Downs, une théorie générale du populisme, par-delà la diversité de ses manifestations historiques, devient possible.
Dans un tel cadre, nous montrons qu’un parti populiste propose une idéologie politique bâtie autour d’une conception de l’intérêt général alternative à la conception caractérisant le consensus démocratique minimal préalablement établi au sein de la société. Les partis dits mainstream ou de gouvernement, en dépit de leurs désaccords sur les politiques à mettre en œuvre, ont précisément en commun d’adhérer à ce consensus.
Des années 1980 aux années 2000, les partis dits de gouvernement en France (Parti socialiste [PS] et l’Union pour un mouvement populaire [UMP]) partageaient une adhésion commune au projet européen dans le cadre de la mondialisation économique et financière (avec certes des dissensions internes). La nature du consensus, dont l’affaiblissement s’est accéléré à la suite de la crise des dettes souveraines, explique pourquoi les partis populistes en France (La France insoumise [LFI] et Rassemblement national [RN]) ont exprimé un fort euroscepticisme.
Adopter une idéologie populiste ne constitue une stratégie politique rationnelle que lorsque la polarisation idéologique a suffisamment affaibli le consensus minimal préexistant. Sans cette polarisation, la concurrence électorale a lieu uniquement entre partis de gouvernement et porte seulement sur la sélection des instruments de politique publique, mais non sur les objectifs fondamentaux de l’action politique. Quant au déséquilibre politique, il incite à recourir à une rhétorique anti-élites et à promouvoir une conception de l’intérêt général qui dit privilégier la volonté majoritaire du peuple (le principe démocratique) par rapport à la protection des droits individuels (le principe libéral) lorsque ceux-ci entrent en conflit, par exemple sur des thèmes tels que l’avortement, l’écologie, ou l’immigration.
La crise politique en France
Cette analyse théorique pose deux questions.
Premièrement : quelles sont les causes de la polarisation idéologique ? L’évolution de long terme des préférences des individus en réponse aux dislocations économiques et sociales – notamment causées par la mondialisation commerciale, la crise bancaire et financière de 2008-2012 et le progrès technologique – est généralement mise en avant. Elle interagit avec la fin du monopole de la production d’information des médias et partis traditionnels consécutive à la digitalisation de nos sociétés.
Deuxièmement : quels sont les causes du déséquilibre politique actuel ? L’explication principale réside dans le processus de convergence au centre des programmes des partis politiques en Occident dans les années 1980-2000. Majoritaire à un moment donné, les promesses non tenues de la mondialisation et de la construction européenne ont affaibli – comme l’avait déjà illustré le Non au référendum de 2005 – le consensus incarné par l’UMP et par le PS, puis par le « macronisme ».
Il serait néanmoins trop facile d’attribuer seulement aux élites politiques des anciens et des nouveaux partis dits « de gouvernement », comme le font les partis dits populistes, l’instabilité démocratique et la polarisation idéologique actuelles. Les hommes et femmes issus des partis populistes, de gauche comme de droite, n’ont pas non plus été capables de forger un consensus démocratique minimal autour d’une conception renouvelée de l’intérêt général qui suscite l’adhésion d’une majorité de citoyens.
C’est cette double faillite qui entraîne une succession de crises à l’intérieur du régime politique. Or, face à la succession de gouvernements depuis 2022, il est probable que la régulation du déséquilibre politique présent n’ait lieu qu’au cours d’une crise politique d’une ampleur que la France n’a pas connu depuis plusieurs décennies. Puissions-nous espérer qu’un consensus majoritaire renouvelé naisse rapidement des cendres du consensus en faillite.
Alexandre Chirat vient de recevoir un financement de l'ANR pour un projet de recherche sur l'économie politique du populisme (ANR-24-CE26-2354).
Cyril Hédoin ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.
02.11.2025 à 08:55
Pourquoi la France, malgré la dégradation de sa note par les agences financières, reste emprunteuse « sans risque » pour les régulateurs ?
Texte intégral (1828 mots)

Malgré la dégradation de la note de la France de AA- à A+ en septembre 2025 par l’agence Fitch, puis en octobre 2025 par Standard & Poor’s, l’Hexagone est toujours considéré comme un emprunteur « sans risque » dans les bilans des banques et des assureurs. Pourquoi ce décalage ?
Vendredi 12 septembre 2025, Fitch a dégradé la note de la France de AA- à A+, après la clôture des marchés. Symboliquement, c’est un coup dur. Pour la première fois depuis plus de dix ans, la France a perdu son badge « double A ». Et pourtant, le lundi suivant, rien n’avait changé : le CAC 40 était en hausse et les spreads de crédit de la France étaient stables.
Rebelote un mois plus tard : le 18 octobre, Standard & Poor’s (S&P) abaisse à son tour la note de la France à A+. Là encore, aucune réaction notable des marchés – ni sur les spreads obligataires ni sur l’indice CAC 40. Le 24 octobre, Moody’s a pour sa part placé la note AA- de la France sous perspective négative.
L’explication courante ? Les marchés avaient déjà anticipé ces décisions. Mais est-ce vraiment toute l’histoire ?
Dans cet article, nous expliquons pourquoi, tant dans le cadre de la réglementation bancaire (Capital Requirements Regulation, CRR) relative aux exigences de fonds propres, que de la réglementation des assurances (Solvency II), la France est toujours considérée comme un emprunteur entrant dans la définition d’un pays « sans risque ».
Cela peut aider à comprendre l’impact limité jusqu’à présent des dégradations successives de Fitch et de Standard & Poor’s, tout en soulignant que les mécanismes bancaires et assurantiels à l’œuvre peuvent soudainement se transformer en couperet.
Notations vs échelons
Dans le cadre des approches standardisées, les réglementations prudentielles européennes (2024/1820 et 2024/1872 essentiellement) ne fonctionnent pas directement avec des notations alphabétiques, mais s’appuient sur des credit quality step (CQS), soit des échelons de qualité de crédit. Ces échelons sont des catégories générales qui regroupent plusieurs notations :
– CQS 0 : AAA (Solvency II uniquement ; le CRR ne comporte pas de niveau 0), comme l’Allemagne, la Suisse, le Danemark, les Pays-Bas ou la Suède.
– CQS 1 : AAA à AA- (CRR)/CQS 1 et AA+ à AA- (Solvency II), comme l’Autriche, la Finlande, l’Estonie, la Belgique ou la République tchèque.
– CQS 2 : A+ à A-, comme la Slovénie, la Slovaquie, la Pologne, la Lituanie ou la Lettonie.
– CQS 3 : BBB+ à BBB-, comme l’Italie, la Roumanie, la Bulgarie, la Croatie, ou la Hongrie.
– CQS 4-6 : notations spéculatives (BB+ et inférieures), comme la Serbie, le Monténégro, la Macédoine du Nord ou le Kosovo.
Techniquement, selon les réglementations bancaires et assurantielles, la dégradation de la note de la France par Fitch en septembre 2025 aurait pu la faire passer de CQS 1 à CQS 2. Mais ce n’est pas le cas.
Jusqu’en octobre 2025, date de la dégradation de la note française par Standard & Poor’s, ces deux cadres réglementaires continuaient de traiter la France comme un émetteur de très haute qualité, c’est-à-dire « AA » et non « A ». Cela tient à la manière dont les réglementations traitent les notes multiples : ni les banques ni les assureurs ne retiennent mécaniquement la note la plus basse.
Règle de la deuxième meilleure notation
En vertu de la réglementation bancaire et assurantielle européenne, la règle de la deuxième meilleure notation s’applique.
Par exemple, si un débiteur est noté par trois agences (S&P, Moody’s, Fitch), les notations la plus élevée et la plus basse sont écartées, et celle du milieu est retenue. Tant que deux des trois agences maintenaient la France dans la catégorie AA, la notation de référence aux fins du capital réglementaire restait CQS 1.
À lire aussi : Moody’s, Standard & Poor’s, Fitch… plongée au cœur du pouvoir des agences de notation
En d’autres termes, même après la dégradation par Fitch à A+, les régulateurs continuaient de classer la France comme « AA ». Ce n’est qu’après la dégradation par S&P, le 17 octobre 2025, que la France est effectivement passée en CQS 2. Moody’s, de son côté, a maintenu sa note AA-, mais l’a placée sous perspective négative le 24 octobre – un signal d’alerte, certes, mais sans conséquence réglementaire à ce stade.
Toutes les dégradations ne se valent pas. Certaines modifient immédiatement la manière dont les institutions financières européennes doivent traiter le risque. D’autres, en revanche, restent sans effet opérationnel. Et pourtant, aucune n’a véritablement fait réagir les marchés.
Illusion réglementaire de la sécurité
Pour la plupart des débiteurs, tels que les entreprises ou les institutions financières, le passage d’un échelon de qualité de crédit, ou credit quality step (CQS), à un autre a une incidence directe sur les exigences de fonds propres. Dans le cas particulier des États souverains européens, même un passage officiel au CQS 2 n’a guère d’importance.
En vertu des règles actuelles, les obligations souveraines de l’Union européenne libellées dans leur propre devise ont en effet une pondération de risque de 0 %. Pourquoi ?
Dans la pratique, les banques ne sont pas tenues de mettre de côté des fonds propres pour couvrir le risque de défaut des emprunts de la France libellés en euros, et ce, quelle que soit la note attribuée à cette dette par les agences de notation.
De même, les assureurs qui détiennent des obligations émises par les États de l’Union européenne (libellées dans leur propre monnaie) ne sont soumis à aucune exigence de capital pour se prémunir contre un éventuel défaut de paiement sur ces titres.
Les seules exigences de fonds propres pour ces obligations proviennent des risques dits « de marché » : le risque de taux d’intérêt, c’est-à-dire la perte potentielle liée à une hausse des taux, et le risque de change, en cas de variation défavorable des devises étrangères. Aucun capital n’est exigé au titre du spread de crédit, c’est-à-dire du risque que le marché exige une prime plus élevée pour prêter à l’État.
Les prêts à la France – ou à tout autre État souverain européen dans sa monnaie nationale – sont considérés comme sans risque de crédit. Ce cadre a été conçu pour éviter la fragmentation et traiter la dette publique de tout État membre européen comme la base du système financier, quelle que soit la situation individuelle de chaque pays.
Paradoxe systémique
Les marchés font bien sûr déjà la distinction entre les États souverains. Les écarts se creusent, les prix des credit defaut swaps (CDS) – qui permettent aux investisseurs de s’assurer contre le défaut d’un émetteur de dette – augmentent et les investisseurs exigent une prime pour les crédits les plus faibles, bien avant que la dégradation ne soit officielle.
Du point de vue des fonds propres réglementaires, le cadre existant ne laisse aucune place à une distinction progressive au sein de l’Union européenne. La conséquence est claire : les États souverains européens sont considérés comme « sûrs » par définition, jusqu’à ce qu’ils ne le soient plus…
Cela crée une sorte d’« effet de falaise » organique. Tant que la confiance institutionnelle reste suffisante, la réglementation atténue partiellement la reconnaissance du risque. Dès qu’un seuil est franchi – souvent un seuil de confiance, plutôt que purement comptable –, la correction devient brutale. Ce qui devrait être une réévaluation progressive se transforme en rupture systémique.
Il y a quinze ans, la crise de la dette publique en Grèce avait suffi à déclencher une crise à l’échelle européenne. Aujourd’hui, la France nous rappelle que l’architecture même de la réglementation européenne rend sa stabilité financière moins graduelle que binaire. Tant que les marchés y croient, tout tient. Mais si la confiance venait à se dérober, ce n’est pas seulement la France qui vacillerait – ce serait toute l’Europe.
Rémy Estran est président de l'EACRA (European Association of Credit Rating Agencies).