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23.07.2025 à 16:59

À l’âge des crises, ce que nous dit encore Engels

Victor Bianchini, Maître de conférences en sciences économiques, Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne

Dix ans après la parution du premier volume du « Capital » par Karl Marx, Friedrich Engels estime, dans « Anti-Dühring », que le capitalisme échoue à penser les crises. Non pas par négligence, mais parce que le mode de pensée promu l’en rend incapable.
Texte intégral (3496 mots)

Face aux crises, le capitalisme ne fait pas que trébucher : il échoue à les penser. C’est ce que Friedrich Engels montre, en 1878, dans la Révolution de la science par Monsieur Eugen Dühring, ou Anti-Dühring, publié dix ans après le premier volume du Capital de Karl Marx, en dénonçant l’incapacité structurelle du capitalisme à comprendre ses propres contradictions. Une critique plus que jamais d’actualité.


Crise écologique sans précédent, endettement généralisé, précarisation de masse, perte de sens au travail, montée des autoritarismes, à mesure que les crises éclatent au grand jour, les contradictions du capitalisme apparaissent indéniables.

Une question centrale dans la tradition marxienne reste rarement posée : un système fondé sur l’appropriation exclusive des moyens de production, sur l’exploitation du travail salarié et sur l’accumulation du profit peut-il reconnaître, ou même affronter, les contradictions qu’il engendre ? Si tel n’est pas le cas, comment comprendre alors la persistance, voire l’aggravation, de ses déséquilibres ?

Essai Anti-Dühring

Friedrich Engels et né le 28 novembre 1820 à Barmen (Rhénanie) et décédé le 5 août 1895 à Londres. Wikimediacommons

Ce n’est pas Karl Marx, mais son plus proche collaborateur, Friedrich Engels, qui affronte cette problématique dans la Révolution de la science par Monsieur Eugen Dühring (Anti-Dühring). Celui-ci est publié d’abord par fragments en 1877, puis sous forme de livre en 1878. Engels y répond à Eugen Dühring, auteur en vogue dans la social-démocratie allemande, qui prétendait fonder un système intégral, de la science à la morale, jusqu’au socialisme, sur des principes universels.

Ce n’est pas l’ambition du projet que critique Engels, mais sa méthode : une pensée abstraite, déconnectée du réel, incapable de saisir les contradictions internes du capitalisme.

Car ce système ne connaît pas de crises qui lui viendraient de l’extérieur ; il produit lui-même ses déséquilibres, du fait même de son fonctionnement. À cette logique aveugle, Engels oppose une approche dialectique, ancrée dans l’histoire, les rapports sociaux et les conflits de classe.

Anti-Dühring n’est pas un simple pamphlet. Derrière la réfutation polémique, Engels y développe une synthèse théorique ambitieuse – de la philosophie à l’économie politique – qui jette les bases d’une conception matérialiste et scientifique du socialisme. Ce cadre d’analyse sera systématisé dans une version abrégée, publiée en 1880 sous le titre désormais classique, Socialisme utopique et socialisme scientifique, rapidement devenu un texte de référence pour les mouvements ouvriers européens.

Loin d’un système clos, Engels propose une lecture dynamique de l’histoire, où les crises révèlent les contradictions d’un ordre économique fondamentalement instable. Dans un monde confronté à une crise multiple de grande ampleur, relire Engels ne relève pas d’un simple exercice académique ; c’est une manière de retrouver une pensée systémique, capable d’articuler les discordances du présent à leur logique historique, et d’interroger la capacité réelle du capitalisme à en sortir.

Crise économique

Pour Engels, l’une des impasses majeures du capitalisme est d’ordre économique. Contrairement à l’idée que les crises seraient de simples accidents passagers, Anti-Dühring montre que le système porte en lui sa propre instabilité. Ce n’est pas la pénurie, mais l’abondance elle-même qui provoque les blocages. Le capitalisme produit trop, du moins, trop pour être vendu avec profit.

Premier article sur Anti-Dühring dans le Vorwärts, journal du Parti social-démocrate des travailleurs d’Allemagne, du 3 janvier 1877. Wikimediacommons

Ce paradoxe – une surproduction dans un monde de besoins insatisfaits – résulte d’une contradiction structurelle. La production, non planifiée, guidée par la concurrence et la recherche du profit, devient aveugle à la demande sociale. Les marchandises s’accumulent sans trouver preneur, déclenchant périodiquement des crises.

« Le commerce s’arrête, les marchés sont encombrés, les produits sont là aussi en quantités aussi massives qu’ils sont invendables, l’argent comptant devient invisible, le crédit disparaît, les fabriques s’arrêtent, les masses travailleuses manquent de moyens de subsistance pour avoir produit trop de moyens de subsistance, les faillites succèdent aux faillites, les ventes forcées aux ventes forcées. »

Engels ne formule pas la loi de la baisse tendancielle du taux de profit, que Marx élaborera plus tard dans le livre III du Capital. Il en pressent la logique sous-jacente : l’accumulation capitaliste tend à rendre de plus en plus difficile la valorisation du capital. À mesure que la productivité augmente, les débouchés ne suivent pas, et le profit, moteur du système, devient lui-même un facteur de déséquilibre. Le mode de production entre alors en conflit avec l’échange.

La société ne règle pas sa production selon ses besoins, résume Engels. Tant que le profit reste la boussole, les déséquilibres ne sont pas des anomalies, mais des secousses régulières d’un système instable.

Crise sociale

Une autre impasse majeure du capitalisme, selon Friedrich Engels, est sociale. Le système ne se contente pas de produire des inégalités, il les organise et les reproduit. Dans Anti-Dühring, Engels rappelle que le capitalisme repose sur une division fondamentale : une minorité détient les moyens de production, tandis que la majorité ne possède que sa force de travail.

Le travail salarié génère une richesse dont seule une fraction revient au producteur. L’essentiel est capté par le capital, sous forme de profit, d’une ponction permanente qui alimente l’accumulation. Dans ce cadre, l’inégalité n’est pas une anomalie, mais une condition de fonctionnement.

L’exploitation dépasse pourtant le seul champ économique. Elle s’inscrit dans l’expérience du travail lui-même : dépossession du produit, du temps, de l’autonomie. La machine, loin de libérer, intensifie encore cette aliénation. Le travail devient simple dépense de force, privé de maîtrise et de sens.

Panneau du livre Bullshitjobs
« Dans la société moderne, beaucoup d’employés consacrent leur vie à des tâches inutiles et vides de sens. C’est ce que David Graeber appelle les bullshit jobs (jobs à la con). » (2018). Hamdi Bendali/Shutterstock

Si Engels l’analyse dans le cadre de l’industrie du XIXe siècle, cette dépossession trouve des échos frappants dans des critiques contemporaines. David Graeber, dans Bullshit Jobs, décrit une absurdité vécue par de nombreux salariés modernes : enfermés dans des tâches ressenties comme inutiles, sans finalité sociale identifiable, ils perdent le sens même de leur activité. Une autre forme d’aliénation, sans chaînes ni usines, mais tout aussi destructrice. Ce système justifie ses effets au nom du mérite ; chacun serait responsable de sa place.

Engels démonte cette fiction idéologique avec vigueur. La pauvreté n’est pas un échec individuel, mais le produit d’un ordre social qui fabrique la subordination. Selon lui, il faut abolir la propriété privée des moyens de production, dépasser le salariat, et réorganiser le travail sur une base collective. L’émancipation ne relève pas d’un ajustement, elle exige une autre logique sociale.

En spécialisant les tâches, on finit par fragmenter l’être humain lui-même. Le perfectionnement d’une seule compétence se paie alors d’un prix élevé : l’appauvrissement de l’ensemble des capacités physiques et intellectuelles. Engels souligne avec ironie que même les classes dirigeantes ne sont pas indemnes des effets mutilants de la division du travail :

« Et ce ne sont pas seulement les ouvriers, mais aussi les classes qui exploitent directement ou indirectement les ouvriers, que la division du travail asservit à l’instrument de leur activité ; le bourgeois à l’esprit en friche est asservi à son propre capital et à sa propre rage de profit ; le juriste à ses idées ossifiées du droit, qui le dominent comme une puissance indépendante ; les “classes cultivées”, en général, à une foule de préjugés locaux et de petitesses, à leur propre myopie physique et intellectuelle, à leur mutilation par une éducation adaptée à une spécialité et par leur enchaînement à vie à cette spécialité même – cette spécialité fût-elle le pur farniente. »

Crise politique

Pour Engels, le capitalisme ne se contente pas de produire des déséquilibres économiques et sociaux : il organise les formes du pouvoir appelées à les contenir. Dans Anti-Dühring, il montre que l’État moderne n’est pas un arbitre neutre, mais l’instrument d’une classe dominante. Né de la division de la société en classes, il est chargé de maintenir un ordre fondé sur l’appropriation exclusive des moyens de production et l’exploitation.

« La société se divise en classes privilégiées et en classes désavantagées, exploiteuses et exploitées, dominantes et dominées, et l’État auquel les groupes naturels de communautés d’une même tribu avaient abouti dans leur évolution, simplement, au début, afin de veiller à leurs intérêts communs […] et pour assurer leur défense contre l’extérieur, a désormais tout autant pour fin de maintenir par la violence les conditions de vie et de domination de la classe dominante contre la classe dominée. »

À mesure que les contradictions du capitalisme s’approfondissent, la puissance publique se centralise, le droit devient un masque idéologique, et la coercition se rationalise. Loin de résoudre les conflits, l’État les gère, souvent en les dissimulant. Ce que le capitalisme ne peut stabiliser économiquement, il le pacifie politiquement, au prix d’une dépossession démocratique croissante.

Engels nous rappelle que la démocratie représentative, lorsqu’elle laisse intacte l’architecture économique du pouvoir, risque de masquer plus qu’elle ne libère. Elle offre l’apparence de la souveraineté sans la capacité de transformer les rapports sociaux.

Crise écologique

Engels n’utilise pas le terme d’« écologie » au sens contemporain, mais il développe une pensée dans laquelle l’activité de production est inséparable des processus naturels. Dans Anti-Dühring, il défend une conception matérialiste et dialectique de la nature, opposée aux abstractions idéalistes, et insiste sur l’intégration des sociétés dans l’ordre naturel.

« [L’]homme est lui-même un produit de la nature, qui s’est développé dans et avec son milieu ; d’où il résulte naturellement que les productions du cerveau humain, qui en dernière analyse sont aussi des produits de la nature, ne sont pas en contradiction, mais en conformité avec l’ensemble de la nature. »

Cette réflexion se prolonge dans ses manuscrits inachevés, publiés après sa mort sous le titre la Dialectique de la nature. Il y montre que toute activité économique repose sur un échange constant de matière et d’énergie avec la nature. C’est dans ce cadre qu’il emploie la notion de « métabolisme » entre les sociétés humaines et la nature, pour désigner ce lien matériel entre société et environnement.

Cette idée est également présente chez Marx, notamment dans le livre I du Capital. Marx décrit comment l’agriculture capitaliste engendre une rupture du métabolisme entre les dynamiques productives et la terre. L’extraction intensive des éléments nutritifs du sol, sans restitution adéquate, détruit l’équilibre écologique entre ville et campagne.

Cette intuition est aujourd’hui redéployée dans les analyses de la « rupture métabolique », ou metabolic rift. Elle est portée par la tradition éco-marxiste contemporaine, de John Bellamy Foster à Andreas Malm, en passant par Paul Burkett ou Kohei Saito.

Engels n’appelle pas à revenir en arrière, mais à penser autrement. La solution ne viendra pas d’un capitalisme « vert », car c’est la logique même du profit qui rend aveugle aux limites écologiques. Il faut une production consciente, organisée selon les besoins humains, et non contre les lois de la nature. Non pour dominer, mais pour coexister.

Penser les crises, ou penser contre le capitalisme

Ce qu’Engels montre dans Anti-Dühring, c’est que le capitalisme ne fait pas qu’échouer à résoudre les crises. Il échoue à les penser. Non pas par négligence, mais parce que le mode de pensée qu’il promeut l’en rend incapable. Il les traite comme des anomalies extérieures, jamais comme des expressions de ses contradictions internes.

Cette cécité n’est pas un défaut contingent, mais une nécessité structurelle : elle repose sur une pensée fragmentaire qui refuse de relier les phénomènes à leurs causes historiques et sociales.

Engels oppose à cette cécité une pensée capable de relier les faits à leurs causes profondes : une approche dialectique et matérialiste, attentive aux conflits structurels qui traversent la société. La crise n’est pas pour lui un simple dysfonctionnement temporaire, mais un moment de vérité, où les contradictions du système deviennent visibles – et potentiellement transformables.

Si les crises s’intensifient, c’est peut-être qu’il ne suffit plus de les contenir. Il faut les penser. Relire Engels, ce n’est pas revenir en arrière : c’est rouvrir un chemin critique, capable d’articuler les déséquilibres du présent pour en faire les leviers d’une transformation en profondeur.

The Conversation

Victor Bianchini ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

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23.07.2025 à 12:34

Que fait l’Europe face aux géants du numérique ?

Valère Ndior, Professeur de droit public, Université de Bretagne occidentale

Face aux géants du numérique, l’UE s’est dotée d’une législation ambitieuse, mais complexe dans son application. Plus largement, elle peine à s’imposer face aux plateformes.
Texte intégral (2167 mots)

Pour faire face aux géants du numérique, l’Union européenne s’est dotée d’une législation ambitieuse : le règlement européen sur les services numériques. Plus d’un an après son entrée en vigueur, elle reste complexe dans son application, et peine à s’imposer face à l’arbitraire des plateformes.


Des services tels que Meta ou X se sont arrogé de longue date le pouvoir de remanier les règles affectant la vie privée ou la liberté d’expression, en fonction d’intérêts commerciaux ou d’opportunités politiques. Meta a ainsi annoncé la fin de son programme de fact-checking en matière de désinformation en janvier 2025, peu de temps avant le retour au pouvoir de Donald Trump, qui manifestait une hostilité marquée à cette politique.

Du côté des gouvernements, les décisions d’encadrement semblent osciller entre l’intervention sélective et l’inaction stratégique. Sous couvert d’ordre public ou de sécurité nationale, des réseaux sociaux ont été sanctionnés dans plusieurs pays tandis que d’autres ont échappé à la régulation. La récente interdiction aux États-Unis du réseau social chinois TikTok – pour le moment suspendue – en fournit une illustration frappante. En parallèle, Meta, qui procède à une collecte massive de données d’utilisateurs mais qui présente la qualité décisive d’être américaine, n’a pas été inquiétée. Cet encadrement à géométrie variable alimente un sentiment de déséquilibre.

Le Digital Services Act, un modèle de cogestion de l’espace numérique à inventer

L’Union européenne tente de s’imposer comme un rempart avec une nouvelle législation, le règlement européen sur les services numériques (Digital Services Act en anglais, ou DSA), entré en application en février 2024, qui vise notamment à introduire davantage de transparence dans les actions de modération des contenus et à construire un écosystème de responsabilité partagée.

Désormais, les plateformes doivent, non seulement, justifier leurs décisions de modération, mais aussi remettre aux autorités compétentes des rapports de transparence ayant vocation à être publiés. Ces rapports contiennent – en principe – des données précises sur les actions de modération menées, les techniques employées à cette fin ou les effectifs mobilisés.

Le DSA a également formalisé le rôle des « signaleurs de confiance », souvent des organisations de la société civile désignées pour leur expertise et dont les signalements doivent être traités en priorité. La liste de ces entités s’allonge, signe que ce dispositif est désormais opérationnel : en France, deux associations de protection des jeunes et de l’enfance en font partie (e-Enfance et Point de Contact), avec l’Association nationale de prévention en alcoologie et addictologie et l’Association de lutte contre la piraterie audiovisuelle.

Par ailleurs, les utilisateurs disposent de nouvelles voies de recours, incarnées par des organismes de règlement extrajudiciaire des litiges. Des structures comme l’Appeals Centre Europe ou l’User Rights proposent déjà de telles procédures, destinées à contester des décisions de modération des plateformes.

De premières enquêtes en cours contre des géants du numérique

Ces mécanismes sont déjà mobilisés par les utilisateurs de réseaux sociaux et ont déjà produit leurs premières décisions. L’Appeals Centre Europe annonçait en mars 2025 avoir reçu plus d’un millier de recours et adopté une centaine de décisions. Toutefois, compte tenu de leur création toute récente, il conviendra d’attendre la publication de leurs premiers rapports de transparence, dans les prochains mois, pour tirer de premiers bilans.

Sur la base de cette nouvelle réglementation, la Commission européenne a déclenché, depuis la fin de l’année 2023, plusieurs enquêtes visant à déterminer la conformité au DSA des activités d’une variété de services numériques. Compte tenu de la complexité et de la technicité des procédures et investigations (parfois entravées par le défaut de coopération ou les provocations des entités ciblées), plusieurs mois semblent encore nécessaires pour en évaluer l’impact.

De même, l’autorité indépendante chargée d’appliquer le DSA sur le territoire français en tant que coordinateur national, l’Arcom, a mis en œuvre les missions qui lui sont attribuées, notamment sur le fondement de la loi du 21 mai 2024 visant à sécuriser et à réguler l’espace numérique. Celle-ci l’habilite à mener des inspections et des contrôles sur le fondement du droit européen : elle a notamment conduit, en 2025, des enquêtes visant des sites pornographiques n’ayant pas mis en place des procédés adéquats de vérification de l’âge des visiteurs, enquêtes pouvant mener à terme au blocage.

Le DSA, un rempart fragile entravé dans sa mise en œuvre

Toutefois, le dispositif sophistiqué du DSA peine à emporter la conviction de la société civile et de nombre d’acteurs politiques, prompts à exiger l’adoption rapide de mesures de contrôle et de sanction. Ce texte se trouve par ailleurs confronté à plusieurs catégories de défis qui échappent à la seule rationalité du droit.

Premièrement, ce texte doit trouver à s’appliquer dans un contexte de vives tensions politiques et sociétales. De ce point de vue, les élections européennes et nationales de 2024 ont constitué un test notable – parfois peu concluant comme le montre l’annulation du premier tour du scrutin présidentiel en Roumanie en raison d’allégations de manipulation des algorithmes de TikTok.

Les lignes directrices produites par la Commission en mars 2024 avaient pourtant appelé les très grandes plateformes à assumer leurs responsabilités, en se soumettant notamment à des standards accrus en matière de pluralisme et de conformité aux droits fondamentaux. TikTok et Meta, notamment, s’étaient engagés à prendre des mesures pour identifier les contenus politiques générés par intelligence artificielle. Le rapport post-électoral de juin 2025 rédigé par la commission confirme que ces mesures n’ont pas été suffisantes, et que la protection de l’intégrité de l’environnement numérique en période de campagne restera un défi pour les années à venir.

Deuxièmement, le DSA peut être marginalisé par les États membres eux-mêmes, susceptibles d’exercer une forme de soft power contournant les mécanismes formels introduits par cette législation. La neutralisation par TikTok, en juin 2025, du hashtag #SkinnyTok, associé à l’apologie de la maigreur extrême, a été présentée comme résultant d’une action directe du gouvernement français plutôt que d’une mise en œuvre formelle des procédures du DSA. En creux, les déclarations politiques de l’exécutif français laissent à penser que les actions de ce dernier peuvent se substituer à la mise en œuvre du droit européen, voire la court-circuiter.

Troisièmement, enfin, la géopolitique affecte indéniablement la mise en œuvre du droit européen. En effet, le DSA vise à réguler des multinationales principalement basées aux États-Unis, ce qui engendre une friction entre des référentiels juridiques, culturels et politiques différents. En atteste l’invocation du premier amendement de la Constitution des États-Unis relatif à la liberté d’expression pour contester l’application du droit européen, ou les menaces de la Maison-Blanche à l’égard de l’UE visant à la dissuader de sanctionner des entreprises états-uniennes.

Rappelons d’ailleurs l’adoption par Donald Trump d’un décret évoquant la possibilité d’émettre des sanctions à l’encontre des États qui réguleraient les activités d’entreprises américaines dans le secteur numérique, sur le fondement de considérations de « souveraineté » et de « compétitivité ». Ces pressions sont d’autant plus préjudiciables qu’il n’existe pas d’alternatives européennes susceptibles d’attirer des volumes d’utilisateurs comparables à ceux des réseaux sociaux détenus par des entreprises états-uniennes ou chinoises.

Un texte remis en cause avant même sa pleine mise en œuvre

Le DSA fait ainsi l’objet de remises en cause par des acteurs tant extérieurs à l’UE qu’internes. D’aucuns critiquent sa complexité ou sa simple existence, tandis que d’autres réclament une application plus agressive. L’entrée en application de ce texte n’avait pourtant pas vocation à être une solution miracle à tous les problèmes de modération. En outre, dans la mesure où l’UE a entendu substituer à un phénomène opaque d’autorégulation des plateformes un modèle exigeant de corégulation impliquant acteurs publics, entreprises et société civile, le succès du DSA dépend du développement d’un écosystème complexe où les règles contraignantes font l’objet d’une pression politique et citoyenne constante, et sont complétées par des codes de conduite volontaires.

Les actions et déclarations des parties prenantes dans le débat public – par exemple, les régulières allégations de censure émises par certains propriétaires de plateformes – suscitent une confusion certaine dans la compréhension de ce que permet, ou non, la réglementation existante. Des outils d’encadrement des réseaux sociaux existent déjà : il convient d’en évaluer la teneur et la portée avec recul, et de les exploiter efficacement et rigoureusement, avant d’appeler à la création de nouvelles réglementations de circonstance, qui pourraient nuire davantage aux droits des individus en ligne.

Cet article est proposé en partenariat avec le colloque « Les propagations, un nouveau paradigme pour les sciences sociales ? », qui se tiendra à Cerisy (Manche), du 25 juillet au 31 juillet 2025.

The Conversation

Valère Ndior est membre de l'Institut universitaire de France, dont la mission est de favoriser le développement de la recherche de haut niveau dans les établissements publics d’enseignement supérieur relevant du ministère chargé de l’enseignement supérieur et de renforcer l’interdisciplinarité. Il bénéficie à ce titre d'un financement public destiné à mener, en toute indépendance, des recherches académiques, dans le cadre d'un projet de cinq ans, hébergé à l'université de Brest et consacré à la gouvernance et la régulation des réseaux sociaux. Il ne reçoit aucune instruction ou directive dans le cadre de cette activité.

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22.07.2025 à 16:34

Aristote, premier penseur de la démocratie

Pierre Pellegrin, Professeur de philosophie, Centre national de la recherche scientifique (CNRS)

Pour Aristote, la « politeia », ou gouvernement constitutionnel, assoit le pouvoir sur un grand nombre de citoyens et vise leur intérêt commun.
Texte intégral (2773 mots)
Statue du philosophe Aristote (384-322 av. n. è.), dans sa ville natale de Stagire, en Grèce. Panos Karas

Notre démocratie est en crise, comment la réinventer ? Que nous enseignent ceux qui, au cours des âges, furent ses concepteurs ? Second volet de notre série consacrée aux philosophes et à la démocratie avec le Grec Aristote. Sa politeia, ou gouvernement constitutionnel, assoit le pouvoir sur un grand nombre de citoyens et vise l’intérêt commun.


On dit souvent que les Grecs ont inventé la démocratie. Une affirmation qu’il faut accompagner de plusieurs attendus, dont le plus important apparaît dans le recensement qui, en 317 avant J.-C., donnait à Athènes 21 000 citoyens, 10 000 métèques et 400 000 esclaves. Or les métèques, les esclaves et les femmes libres, qui devaient en gros être aussi nombreuses que les citoyens, étaient exclus de la citoyenneté. Il serait donc plus exact de dire que les Grecs ont inventé la cité (polis), une forme de communauté dans laquelle les hommes qui étaient comptés comme citoyens jouissaient d’une égalité de statut quelles qu’aient été par ailleurs leurs différences sociales (de naissance, de fortune, etc.) et avaient donc part aux décisions politiques de leur cité (« politique » vient de polis). Là aussi, avec de multiples nuances. Alors que la cité était présente à tous les niveaux de la vie quotidienne des Grecs et dans les textes qu’ils nous ont laissés, Aristote est le premier à définir ce qu’est la cité : la communauté parfaite dans laquelle les citoyens, en partageant le pouvoir, parvenaient à un épanouissement psychologique et affectif qu’Aristote, comme tous les Grecs, appelait le bonheur. La lecture de la philosophie politique d’Aristote qui a été dominante jusqu’aux dernières décennies du XXe siècle et qui faisait de lui un réaliste modéré qui opposait le « bon sens » aux thèses extrémistes du « communisme » de Platon est donc fausse. Aristote donne à la vie en cité, une destination éthique et ce qu’il recherche, c’est une forme excellente de communauté qui mène ses citoyens à cette excellence qu’est le bonheur. Il propose une forme remarquable de cette relation entre vertu et cité en déclarant que la cité est une communauté naturelle (alors qu’une alliance militaire, par exemple, est une association conventionnelle) et que, selon une formule célébrissime, « l’homme est un animal politique par nature ». Ce qui signifie que les hommes (il faut ici sous-entendre grecs et libres) ne développent complètement leur nature qu’en étant les citoyens d’une cité vertueuse. Cette situation est paradoxale du fait qu’Aristote vivait à une époque où la cité était en train de perdre son indépendance du fait de l’impérialisme des rois de Macédoine et notamment d’Alexandre le Grand, dont Aristote avait été le précepteur.

La politeia, ou gouvernement constitutionnel

Si l’on s’en tient aux mots tels qu’il les emploie, Aristote n’est pas démocrate, car il considère que la dêmokratia, dont Athènes était si fière, est une forme déviée de constitution, c’est-à-dire qu’elle régit la cité au profit, non pas de l’ensemble du corps civique, mais d’une classe sociale particulière, la masse des citoyens pauvres. Un régime démagogique, qui débouche, selon Aristote, sur une forme de tyrannie, car bien des tyrans ont été issus des classes populaires. Aristote a néanmoins été le soutien le plus solide, dans l’Antiquité et peut-être au-delà, d’un régime populaire que nous appellerions une démocratie et que lui nomme une politeia, terme qui, en grec, désigne tantôt toute forme de constitution, tantôt le fait même de vivre en cité (polis). Dans ma traduction des Politiques, j’ai rendu politeia par « gouvernement constitutionnel ». Il s’agit donc d’un régime qui assoit le pouvoir sur un nombre important de citoyens, appartenant à toutes les classes de la cité, et qui exerce ce pouvoir au profit de tous les citoyens en œuvrant à leur amélioration éthique.

La raison principale de ce penchant d’Aristote vers le gouvernement constitutionnel, c’est la relation réciproque qu’il a mise au jour entre un régime vertueux et les vertus de ses citoyens : un tel régime ne peut pas fonctionner si ses citoyens ne partagent pas des valeurs éthiques qui leur font mettre le bien de la cité au-dessus de leurs intérêts personnels, mais la vie en cité elle-même développe les vertus éthiques des citoyens : Aristote insiste sur le fait que les vertus nous relient à autrui (on n’est pas généreux envers soi) et que donc les vertus que l’on exercera au sein de cette communauté parfaite qu’est la cité seront des vertus parfaites. En tant donc qu’il exercera la fonction de citoyen, un homme sera plus courageux à la guerre, moins soumis à ses intérêts privés, etc. Ce qui est crucial, c’est que les citoyens qui ont le pouvoir, ou qui ont plus de pouvoir que les autres, soient suffisamment vertueux pour que le pouvoir qu’ils installent fasse diffuser la vertu dans le corps civique. Les régimes corrects, qui peuvent être des monarchies ou des aristocraties, tendent donc vers un régime populaire correct, la politeia. Il y a en effet trois régimes corrects : la royauté quand le roi est vertueux et éduque ses sujets à devenir des citoyens (c’est-à-dire à dépasser la royauté), l’aristocratie, quand seul un petit nombre de citoyens sont vertueux et la politeia, auxquels correspondent trois régimes déviés : la tyrannie, l’oligarchie et la démocratie au sens d’Aristote.

Éduquer les citoyens par les lois

Le moyen principal de cette éducation des citoyens à la vertu, ce sont les lois. Il y avait chez les Grecs, une révérence envers les lois de leur cité, qui a fait dire à Paul Veyne que le patriotisme revendiqué de Socrate, par exemple, ne l’attachait pas au territoire d’Athènes ou aux ancêtres, mais aux lois de la cité. Quand nous obéissons à de bonnes lois, il se forme en nous des habitudes vertueuses, et c’est pourquoi ce sont les enfants qu’il faut surtout habituer à accomplir des actions en conformité avec ces bonnes lois. Par la contrainte s’il le faut. Nous avons ici un enchaînement que les judéo-chrétiens que nous sommes ont du mal à comprendre : l’obéissance aux lois nous contraint à agir vertueusement (à être courageux, généreux, etc.), or ces vertus sont, sans que nous nous en apercevions immédiatement, une partie de notre nature. Car tôt ou tard nous passons de ce qu’Aristote appelle la « continence » à la vertu : nous disons la vérité parce que nous avons peur que notre mensonge soit découvert et puni, jusqu’au moment où dire la vérité nous fait plaisir. Le plaisir qu’elle procure est la preuve qu’une action est vertueuse.

La loi doit s’imposer à tous et la preuve la plus évidente qu’un régime est corrompu, c’est que la loi n’y est plus souveraine. Le tyran est au-dessus des lois et dans les régimes démagogiques, le peuple décide que sa volonté du moment l’emporte sur la loi. Aujourd’hui, les régimes dits par euphémisme « autoritaires » ont ce que l’on pourrait appeler une « légalité Potemkine » et, dans nos démocraties, des leaders populistes appellent à abandonner, au moins partiellement, l’état de droit pour suivre les désirs populaires. Mais pour Aristote la loi n’est pas immuable. Certes, les changements législatifs doivent être entrepris avec une extrême prudence, car il faut donner à la loi le temps de produire des effets éthiques. Aristote préconise de changer la loi lorsqu’elle n’est plus en adéquation avec le régime (la constitution). Ainsi le code d’honneur qui régit une société aristocratique n’a pas sa place dans un régime populaire. Ceci montre un profond bouleversement des rôles, notamment par rapport à Platon. Pour Aristote, en effet, le philosophe ne doit pas gouverner la cité, et cela pour une raison doctrinale forte : l’excellence théorique du philosophe est différente de l’excellence pratique de l’homme politique. Celui-ci doit pouvoir saisir les occasions favorables pour prendre les décisions et entreprendre les actions bénéfiques pour sa cité. La fonction du philosophe politique sera donc de donner une formation théorique, non seulement à l’homme politique, mais surtout à l’homme-clé de la vie politique grecque, le législateur, celui qui donne sa forme à la constitution d’une cité et qui tente ensuite de corriger cette forme au cours de l’histoire de cette cité. Quand le rapport des forces dans une cité aura changé, par exemple au profit du peuple, le bon législateur devra être assez sagace pour comprendre que le régime doit évoluer et que sa législation doit s’adapter à la situation nouvelle. Car ce sont les lois qui dépendent du régime et non l’inverse. Comme il le dit explicitement, Aristote entend incarner les réquisits éthiques qui rendent les citoyens vertueux et heureux dans des institutions effectivement réalisables.

Aristote et la lutte des classes

Aristote s’est radicalement distingué de tous les autres auteurs antiques sur des points cruciaux, que l’on peut résumer sous la forme de trois thèses. D’abord, Aristote ne rêve pas d’une cité homogène et immuable, mais il reconnaît que l’on appellera plus tard la « lutte des classes » est naturelle à la cité. Pour lui est naturel ce qui se produit « toujours ou la plupart du temps ». Ainsi il est naturel que les chattes fassent des chatons, bien que ce ne soit pas toujours le cas. Or Aristote voit bien autour de lui que le monde des cités est composé presque exclusivement de régimes populaires démagogiques et de régimes censitaires oligarchiques. Plusieurs travaux récents ont mis en lumière la conception absolument originale qu’il a de la stasis. Ce terme désigne la discorde à l’intérieur d’une cité menant quelquefois à la guerre civile. Pour les Grecs, il s’agit là du crime suprême, que Platon assimile au parricide et punit de mort. Aristote remarque, sans surprise, que la sédition vient du fait que le corps civique est composé de classes antagonistes aux intérêts divergents. Ainsi la stasis, loin d’être une exception désastreuse, est l’état normal des cités. Encore faut-il que le législateur propose des institutions qui empêchent qu’elle ne prenne une ampleur excessive et qui la font servir à l’amélioration du régime en place.

D’où la deuxième thèse : la lutte des classes est non seulement naturelle, mais elle est bénéfique à la cité dans la mesure où, à côté de sa face sombre (les démocrates veulent faire un usage immodéré de leur pouvoir pour spolier les riches ; les oligarques tentent d’accaparer le pouvoir et veulent s’enrichir sans limites), chaque parti est porteur de valeurs positives : le parti oligarchique milite pour que l’on prenne en compte la valeur et la richesse dans l’attribution du pouvoir, et cela est bon pour la cité, car les gens de valeur et les riches peuvent lui être utiles. Quant au parti démocratique, il a raison de rappeler le caractère de base de toute cité, à savoir que ses citoyens sont libres et politiquement égaux. Car si on les prive de leur liberté, les membres du corps civique ne sont plus des citoyens.

Les luttes des dominés apportent les progrès politiques et sociaux

La tendance de fond de toute constitution déviée à prendre une forme de plus en plus extrême conduit inévitablement à une tyrannie. Aristote réintroduit alors le rôle des classes dominées dans l’histoire des cités, reconnaissant ainsi, bien avant Marx, que la lutte des classes est le moteur de l’histoire, ce qui constitue une troisième thèse. Deux cas se présentent : soit les dominants, aveuglés par leur arrogante confiance en eux, cherchent à s’imposer et risquent de déclencher une révolution, soit ils sont assez intelligents pour lâcher du lest à temps et s’entendre avec les dominés. C’est une idée que nous partageons encore : ce sont les luttes des classes dominées qui apportent des progrès politiques et sociaux.

Le fait que toute cité soit composée de classes en lutte (dans la grande majorité des cas, un parti oligarchique et un parti démocratique), peut conduire à la catastrophe ou à l’excellence. Ainsi le tyran cumule les mauvais côtés des deux partis en accumulant une fortune en spoliant les riches. Mais si un législateur avisé combine les bons côtés de ces deux partis, goût de la liberté des démocrates et reconnaissance des talents par les oligarques, on obtient une politeia. La politeia, la meilleure des constitutions, est donc composée de traits de deux constitutions vicieuses. Ainsi toutes les classes sociales auront satisfaction sur un ou plusieurs points, ce qui est aussi l’un des objectifs des démocraties modernes.

Mais Aristote fait un pas de plus. L’idéal serait que tous les citoyens soient des hommes éthiquement parfaits, mais c’est trop demander. On peut donc se contenter, pour établir une politeia, de mélanger un petit nombre de citoyens vertueux à une masse d’autres qui le sont moins, sans toutefois être vraiment vicieux. Or, ajoute Aristote, l’exercice collectif des fonctions de citoyen permet de pallier les insuffisances de chacun. Pour Aristote, la délibération en commun nous hisse à un niveau d’excellence que nous ne pouvons pas atteindre seuls. Il y a dans ce pouvoir du collectif le socle d’une pensée réellement démocratique.


Pierre Pellegrin a traduit et édité les Politiques, d’Aristote (Flammarion, 2015). Il est l’auteur de l’Excellence menacée. Sur la philosophie politique d’Aristote (Classiques Garnier, 2017) et de Aristote (« Que sais-je ? », PUF, 2022).

The Conversation

Pierre Pellegrin ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

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20.07.2025 à 18:48

Comment amener quelqu’un à faire librement ce que l’on désire ?

Fabien Girandola, Professeur de Psychologie Sociale, Aix-Marseille Université (AMU)

Stéphane Amato, Maître de conférences en sciences de l'information et de la communication, Université de Toulon

Le « Petit Traité de manipulation à l’usage des honnêtes gens », de Robert-Vincent Joule et Jean-Léon Beauvois, expose les techniques de manipulation auxquelles nous sommes confrontés quotidiennement.
Texte intégral (1919 mots)

Publié en 1987, vendu à plus de 500 000 exemplaires en France, le Petit Traité de manipulation à l’usage des honnêtes gens, de Robert-Vincent Joule et Jean-Léon Beauvois, est un véritable phénomène de librairie. Fondé sur les recherches en psychologie sociale, l’ouvrage propose de connaître les techniques de manipulation auxquelles nous sommes confrontés quotidiennement ou qui permettent de convaincre.


Comment amener quelqu’un à faire librement ce qu’on désire le voir faire ? C’est à cette question, qui nous concerne probablement toutes et tous, que répondent Robert-Vincent Joule et Jean-Léon Beauvois dans leur ouvrage, Petit Traité de manipulation à l’usage des honnêtes gens (1987, rééd. 2024). Ils le font à la lumière des connaissances élaborées au fil des décennies pas les psychologues sociaux, depuis les travaux précurseurs de Kurt Lewin jusqu’à nos jours, et donc durant soixante-quinze années de recherches.

L’un des mérites majeurs de l’ouvrage de Joule et Beauvois est d’avoir travaillé ce corpus expérimental au sein de l’espace francophone, notamment en rendant accessibles des recherches anglo-saxonnes jusque-là peu diffusées. Une conférence donnée par Robert-Vincent Joule à l’Université Grenoble Alpes illustre parfaitement cette logique de l’influence librement consentie.

Dans la dernière édition augmentée et actualisée, parue en octobre 2024, les auteurs explicitent une trentaine de techniques d’influence dont l’efficacité est expérimentalement démontrée dans des recherches de laboratoire et de terrain. Ces procédures, qu’ils qualifient de techniques de manipulation, permettent de multiplier (par deux, par trois, parfois par dix) nos chances d’arriver à nos fins, pour le meilleur et pour le pire.

La connaissance de ces techniques et des processus psychologiques en jeu donnent au lecteur des armes pour éviter de se faire manipuler et pour forger son esprit critique, le rendant moins poreux aux influences néfastes s’exerçant sur lui. Certains blogs de « vulgarisation » estiment même que l’ouvrage relève de l’utilité publique – une appréciation rare pour un traité de psychologie sociale.

L’ouvrage concerne essentiellement les influences interpersonnelles, celles qui opèrent entre deux personnes (en famille, au travail, dans la rue, sur Internet, ou encore ici ou là entre un vendeur et un client), sans négliger pour autant les influences de masse. Les chercheurs en sciences de l’information et de la communication (SIC) s’intéressent aussi particulièrement à ces dynamiques, dès lors qu’elles s’inscrivent dans des dispositifs médiatisés (affichages, interfaces, plateformes numériques) ou ritualisés (conférences, campagnes, échanges transactionnels). Enfin, le conditionnement évaluatif, sur lequel s’appuient volontiers les spécialistes du marketing.


À lire aussi : Soldes : les commerçants sont-ils d’honnêtes manipulateurs ?


Le conditionnement évaluatif

Vous écoutez la Marseillaise avant un match de football de l’équipe de France. La caméra passe lentement d’un joueur à l’autre. En plan serré, on voit le visage concentré de chaque joueur mais aussi le haut de chaque maillot avec le logo d’une certaine marque. Bien sûr, on ne prête pas attention à ce logo et pourtant, sans qu’on en ait conscience, la positivité de la Marseillaise, l’hymne national, va se transférer sur la marque, rendant ainsi plus probables les comportements d’achat attendus de la part des spectateurs. Les recherches qui illustrent ce phénomène sont légion.

Une étude célèbre a ainsi montré l’effet du conditionnement évaluatif sur le choix d’un stylo en fonction d’une musique plaisante ou déplaisante. Les participants étaient amenés à regarder une publicité pour un stylo. Le stylo était de couleur bleue pour une moitié des participants et beige pour l’autre moitié. Une musique était diffusée, agréable pour certains, désagréable pour d’autres.

À la fin de l’expérience chaque participant se voyait offrir un stylo dont il pouvait choisir la couleur (bleu ou beige). Comme attendu, les participants choisirent massivement la couleur associée aux musiques plaisantes (qu’il s’agisse du bleu ou du beige) et délaissèrent la couleur associée aux musiques déplaisantes (qu’il s’agisse du bleu ou du beige). Mais il y a plus, lorsqu’on leur demande d’expliquer leur choix, ils en appellent à leur goût personnel pour la couleur choisie, sans faire la moindre allusion à la musique !

Les techniques décrites dans le Petit traité de manipulation peuvent évidemment être utilisées à nos dépens par des individus malintentionnés ; par exemple, pour obtenir de nous des informations confidentielles, comme nos coordonnées bancaires, ou de façon plus générale, pour obtenir de nous des décisions que nous regretterons. Mais elles peuvent aussi, entre les mains d’honnêtes gens, se montrer très utiles – et bien plus efficaces que la persuasion – pour promouvoir des comportements « socialement utiles » recherchés. Un exemple : la technique de l’étiquetage.

L’étiquetage

Dans une des recherches rapportées dans l’ouvrage de Joule et Beauvois, des chercheurs américains comparent l’efficacité de deux stratégies pour inciter des élèves de 9-10 ans à ne pas jeter les papiers de bonbons par terre : une stratégie persuasive et une stratégie reposant sur des étiquetages.

Pendant huit leçons sur le respect de l’environnement, l’enseignante s’efforçait, en mettant en avant des arguments appropriés, de convaincre certains élèves d’être propres et ordonnés (condition persuasive). Elle n’essayait pas de convaincre d’autres élèves, se contentant de leur dire « Vous êtes des enfants propres et ordonnés » (condition d’étiquetage).

Au terme de ces leçons, on distribuait aux enfants des sucreries soigneusement emballées et on comptait le nombre de papiers de bonbons laissés sur le sol. Les chercheurs ont constaté que les enfants placés dans la condition d’étiquetage se conformaient davantage aux attentes éducatives que ceux placés dans la condition persuasive : moins d’emballages de bonbon sur le sol et davantage dans les poubelles. Mais il y a plus : cet effet persistait après la fin de l’expérience, alors que plus rien n’était demandé aux enfants, prouvant ainsi l’impact durable de l’étiquetage sur les comportements ultérieurs de propreté des élèves.

La supériorité de l’étiquetage sur la persuasion est également démontrée dans d’autres recherches qui portent cette fois sur la performance scolaire (résultats obtenus à des exercices de mathématiques, par exemple).


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Il ne faudrait pas croire que seuls les enfants sont sensibles à l’étiquetage. Les adultes le sont tout autant, comme le montre, par exemple, une autre expérience rapportée dans le Petit traité de manipulation. Après avoir fait passer un pseudo test de personnalité à des participants, les chercheurs leur disaient, indépendamment de leurs résultats, « Vos résultats montrent que vous êtes une personne bienveillante et généreuse » (étiquetage).

Un peu plus tard, un complice des chercheurs laissait tomber un jeu de cartes pour étudier leur réaction. L’aiderait-on ou pas à ramasser les cartes sur le sol ? Comme attendu, les personnes s’étant entendu dire qu’elles étaient bienveillantes et généreuses – bien qu’il s’agisse d’un étiquetage purement arbitraire – furent significativement plus nombreuses à aider « spontanément » le complice que les personnes d’un groupe témoin qui n’avaient pas, quant à elles, reçu d’étiquetage.

Serions-nous les messieurs Jourdain de la manipulation ?

Le succès de cet ouvrage auprès du grand public s’explique certainement par la façon dont les auteurs éclairent, à la lumière du savoir psychologique disponible, les interactions les plus courantes de notre existence sociale.

Force est de reconnaître que nous sommes tous, tour à tour, manipulateur et manipulé. Qui ne s’est jamais servi de moyens plus ou moins détourné pour arriver à ses fins ? Qui n’a jamais fait, après y avoir été habilement conduit, quelque chose qu’il n’aurait pas fait de lui-même. Nous avons tous un jour, plus ou moins, agi de la sorte.

À titre d’exemple, Joule et Beauvois rapportent dans leur ouvrage une des façons de procéder à laquelle nous avons probablement tous eu recours pour essayer d’obtenir une faveur : la technique du « je-ne-vous-demanderai-rien-d’autre », dont le principe consiste précisément à faire savoir à notre interlocuteur que la demande qu’on lui adresse ne sera pas suivie d’une autre.

Je-ne-vous-demanderai-rien-d’autre

Dans une recherche réalisée par Grzyb et Dolinski de 2017, des personnes étaient sollicitées par un chercheur durant un concert. « Bonjour, je collecte des fonds pour un centre de soins pour enfants […]. Accepteriez-vous de faire un don ? C’est la seule chose que je vais vous demander. » Près de 55 % acceptèrent contre 15 % seulement dans la condition contrôle, condition dans laquelle le propos du chercheur était exactement le même mais sans la phrase : « C’est la seule chose que je vais vous demander. »

Ce type de manipulations est-il répréhensible ? Certainement pas.

Aussi étonnant que cela puisse paraître, le recours aux techniques de manipulation – sauf, bien sûr, lorsqu’elles sont mises au service d’intérêts moralement répréhensibles – fluidifie la vie sociale. Peut-être même ce recours entretient-il l’amitié ? Imaginons qu’un ami obtienne de vous, en vous manipulant, une faveur que vous ne lui auriez pas accordée spontanément (par exemple : l’aider à déménager). Il vous en sera très reconnaissant et, évidemment, à la première occasion, c’est lui qui vous rendra, volontiers de surcroît, un service de la même importance sans que vous ayez besoin, à votre tour, de le manipuler. La morale est donc sauve.

Et vous, à quelles formes d’influence avez-vous cédé sans le savoir ?

The Conversation

Les auteurs ne travaillent pas, ne conseillent pas, ne possèdent pas de parts, ne reçoivent pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'ont déclaré aucune autre affiliation que leur organisme de recherche.

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17.07.2025 à 15:53

Les influenceurs fitness : nouveaux relais d’opinion pour interpeller les pouvoirs publics sur la santé des jeunes ?

Caroline Rouen-Mallet, Enseignant-chercheur en marketing, Université de Rouen Normandie

Pascale Ezan, professeur des universités - comportements de consommation - alimentation - réseaux sociaux, Université Le Havre Normandie

Stéphane Mallet, Enseignant-chercheur en marketing, IAE Rouen Normandie - Université de Rouen Normandie

Comment expliquer que la parole des influenceurs porte autant ? Pourquoi ces figures sans formation scientifique ni mandat institutionnel parviennent-elles à capter l’attention ?
Texte intégral (1612 mots)
Posts Instagram de Tibo Inshape, Juju Fitcats et Marine Leleu, trois influenceurs fitness.

Les influenceurs, dont toute l’activité se construit sur la mise en scène de soi, s’autorisent désormais à donner leur avis sur certaines politiques publiques, par exemple sur la santé des jeunes. Comment expliquer que leur parole porte autant ?


Les influenceurs ont construit leur visibilité sur la mise en scène de soi, l’exposition du quotidien et la promotion de produits ou de marques. Leurs vidéos et autres contenus sont devenus incontournables dans la stratégie des entreprises souhaitant toucher un public jeune, mobile et connecté. Les influenceurs fitness, notamment, excellent dans cet univers : leurs corps, leurs routines sportives, leur alimentation deviennent des arguments commerciaux.

Cependant, ces mêmes figures s’autorisent désormais à commenter certaines politiques publiques, voire à émettre des critiques à leur encontre. Lorsque Tibo InShape questionne le président de la République sur la sédentarité ou que JuJufitcat évoque les troubles du comportement alimentaire, c’est toute la mission de l’influenceur qui se redéfinit. Son statut glisse de promoteur à prescripteur, de prescripteur à citoyen engagé. Il n’est plus seulement là pour divertir ou recommander, mais pour alerter, sensibiliser, interpeller.

Pourtant, ce brouillage des rôles génère une tension : certains influenceurs fitness dénoncent les effets d’activités délétères pour la santé des jeunes, qu’ils contribuent pourtant à nourrir. Par exemple, ils utilisent les réseaux sociaux pour encourager le sport… tout en les incitant à rester connectés et sédentaires, devant des écrans. Ils prônent une alimentation équilibrée tout en recommandant des modèles alimentaires restrictifs. On perçoit ici les paradoxes majeurs véhiculés par cette nouvelle pratique de l’influence.

Une autorité sans expertise ? Le pouvoir de la crédibilité perçue

Comment expliquer alors que leur parole porte autant ? Pourquoi ces figures sans formation scientifique ni mandat institutionnel parviennent-elles à capter l’attention et souvent l’adhésion du public jeune ?

La réponse tient en partie dans leur crédibilité perçue. Le projet de recherche Alimentation et numérique (Alimnum), mené auprès de jeunes de 18 à 25 ans, afin d’étudier l’impact de leur consommation numérique sur leur santé, montre que les influenceurs tirent leur légitimité d’une proximité relationnelle forte. Ils s’expriment avec les codes de leur génération, dans un langage accessible, incarné, émotionnel. Leurs récits reposent sur le vécu, le corps, la transformation personnelle.

Là où les campagnes institutionnelles échouent parfois à mobiliser, les influenceurs captent l’attention en racontant leur propre cheminement. Leur autorité n’est donc pas « savante », mais expérientielle : ils ne savent pas « mieux », mais ils ont « vécu ».

C’est ce que valorise notamment la rhétorique du « avant/après », omniprésente dans les contenus fitness, qui met en scène une capacité à se dépasser, à changer, à améliorer son bien-être.

Cette mise en récit autobiographique est d’autant plus efficace qu’elle s’appuie sur une illusion de proximité. Les abonnés ont l’impression de connaître leur influenceur, de suivre sa vie, de partager son intimité.

Les modèles de communication du leadership d’opinion revisités

En apparence, cette proximité semble relever de liens forts entre l’influenceur et son audience. En réalité, elle relève davantage de liens faibles. Les followers (les abonnés) ne connaissent pas personnellement l’influenceur, n’échangent pas en profondeur avec lui, mais interagissent régulièrement : ils likent, commentent, partagent. Or, ce sont précisément ces liens faibles qui permettent la diffusion exponentielle des idées et des comportements.

Cette co-construction de la légitimité des influenceurs par la communauté est centrale. L’influenceur n’est pas imposé d’en haut : il est validé, porté et renforcé par sa communauté, qui l’élit symboliquement comme figure d’autorité et de confiance. Il accède donc au statut de relais d’opinion par un cumul d’interactions virales.

Cette dynamique rappelle le modèle de la communication à deux niveaux, appelé « two-step flow », très utilisé par les professionnels du marketing, dans lequel les médias influencent d’abord un groupe restreint de leaders d’opinion, qui relaient ensuite les messages au grand public. Ce modèle, issu des années 1950, trouve aujourd’hui une résonance nouvelle dans les pratiques numériques contemporaines, en jouant sur une viralité façonnée par les algorithmes.

« Tibo InShape : le business du muscle », (« Le dessous des images », Arte, 2024).

Encouragés par leur communauté, les influenceurs se font dès lors les porte-paroles du mal-être et des difficultés des jeunes auprès des pouvoirs publics. Ce faisant, ils participent à la vulgarisation et à l’appropriation des grands enjeux sanitaires par le grand public, même si cela passe parfois par des simplifications excessives ou des approximations.

En traduisant des messages complexes (santé, nutrition, prévention) en contenus courts, personnalisés, engageants, et en les adaptant aux formats des plateformes (reels, vlogs, stories) et à la sensibilité de leur audience, ils jouent le rôle de véritables relais.

Vers une nouvelle prise en charge de la parole publique

Faut-il se réjouir de cette mobilisation des influenceurs fitness autour de causes collectives ? Leur capacité à toucher des publics éloignés des médias classiques, à provoquer de l’émotion, à générer de l’adhésion, est réelle. Elle permet de réactiver une attention citoyenne dans des espaces où les discours officiels peinent souvent à percer.

Mais cette puissance d’amplification s’accompagne aussi de risques liés à la diffusion de messages flous, biaisés, ou erronés. Leur parole, fondée sur l’expérience plus que sur la démonstration scientifique, peut alors renforcer certaines normes sociales problématiques comme le culte de la performance, l’obsession du corps ou la stigmatisation des corps « non conformes ».

Quoi qu’il en soit, l’intervention de Tibo InShape face au président de la République en mai 2025 marque une étape symbolique dans l’évolution de la parole publique : celle où des personnalités issues de la culture numérique s’arrogent un droit d’expression sur des enjeux d’intérêt général.

Cette dynamique redessine les circuits de légitimation : l’autorité ne vient plus seulement des institutions, mais émerge du réseau, de l’audience, de la viralité. Cela oblige à repenser les relations entre sphère publique et sphère numérique, entre experts, citoyens et nouveaux médiateurs. Cela suppose aussi d’accepter que ces relais d’opinion ne soient ni neutres ni désintéressés, et que leur engagement puisse fluctuer selon les opportunités de visibilité ou de monétisation.

En outre, la légitimité éthique du recours à des figures médiatiques dans les campagnes de santé publique interroge. Quelles responsabilités ces influenceurs doivent-ils assumer, et comment garantir la fiabilité des messages qu’ils véhiculent ? Ces enjeux appellent une réflexion approfondie de la part des professionnels de santé, des chercheurs et des éducateurs impliqués dans la régulation de l’information en santé.


Le projet Alimentation et numérique – ALIMNUM est soutenu par l’Agence nationale de la recherche (ANR), qui finance en France la recherche sur projets. L’ANR a pour mission de soutenir et de promouvoir le développement de recherches fondamentales et finalisées dans toutes les disciplines, et de renforcer le dialogue entre science et société. Pour en savoir plus, consultez le site de l’ANR.

The Conversation

Caroline Rouen-Mallet est membre de l'Association Française du Marketing (AFM) et de l'Institut du Marketing Social. Elle a reçu des financements de l'Agence Nationale de la Recherche dans le cadre du projet Alimnum.

Pascale Ezan a reçu des financements de Agence Nationale de la Recherche - programme Alimentation et Numérique - ALIMNUM

Stéphane Mallet est membre de l'Association Française du Marketing (AFM). Il a reçu des financements de l'Agence Nationale de la Recherche dans le cadre du projet Alimnum.

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17.07.2025 à 15:49

Quand les réseaux sociaux utilisent la législation états-unienne pour contester la réglementation mondiale

Yasmin Curzi de Mendonça, Research associate, University of Virginia

Camille Grenier, Associated Expert at the Technology and Global Affairs Innovation Hub, Sciences Po

Les plateformes états-uniennes s’appuient sur les lois de leur pays d’origine pour contester les réglementations d’autres États, comme le Brésil, ou de l’UE.
Texte intégral (2409 mots)
Les PDG de Meta, Amazon, Google et X –  de gauche à droite : Mark Zuckerberg, Jeff Bezos, Sundar Pichai et Elon Musk – au premier rang de l’investiture de Donald Trump, le 20 janvier 2025. Ricky Carioti/Pool/Getty Images

Les géants américains de la tech multiplient les recours juridiques pour échapper aux réglementations étrangères, au nom de la liberté d’expression. De plus en plus alignées sur les intérêts politiques de l’administration Trump, ces plateformes contestent la souveraineté numérique des États, comme le montre l’exemple du Brésil.


Les plateformes de réseaux sociaux ne se préoccupent guère des frontières nationales.

Prenons l’exemple de X. Les utilisateurs de ce qui s’appelait autrefois Twitter sont répartis dans le monde entier, avec plus de 600 millions de comptes actifs dans presque tous les pays. Et chaque pays a ses propres lois.

Or, les intérêts des autorités réglementaires nationales et ceux des entreprises technologiques, principalement basées aux États-Unis, sont souvent divergents. Si de nombreux gouvernements ont cherché à imposer des mécanismes de surveillance pour lutter contre des problèmes tels que la désinformation, l’extrémisme en ligne et la manipulation, ces initiatives se sont heurtées à la résistance des entreprises, à des ingérences politiques et à des contestations juridiques invoquant la liberté d’expression comme rempart à la réglementation.

Ce qui se dessine, c’est un affrontement mondial autour de la gouvernance des plateformes numériques. Et dans cette bataille, les plateformes nord-américaines s’appuient de plus en plus sur les lois de leur pays d’origine pour contester les réglementations d’autres pays. En tant qu’experts en droit numérique, dont l’un est directeur exécutif d’un forum qui surveille la manière dont les pays mettent en œuvre les principes démocratiques, nous pensons qu’il s’agit d’une forme d’impérialisme numérique.

Une agitation dans la jungle technologique

La dernière manifestation de ce phénomène s’est produite en février 2025, lorsque de nouvelles tensions ont émergé entre le pouvoir judiciaire brésilien et les plateformes de réseaux sociaux basées aux États-Unis.

Trump Media & Technology Group et Rumble ont intenté un procès aux États-Unis contre le juge brésilien Alexandre de Moraes, contestant ses ordonnances de suspension des comptes sur les deux plateformes liées à des campagnes de désinformation au Brésil.

Cette affaire fait suite à des tentatives infructueuses d’Elon Musk pour s’opposer à des décisions similaires prises par la justice brésilienne.

Ces cas illustrent une tendance croissante selon laquelle des acteurs politiques et économiques états-uniens cherchent à saper l’autorité de régulateurs étrangers en avançant que le droit américain et la protection des entreprises devraient primer sur les politiques de nations souveraines.

Du lobbying des entreprises à la guerre juridique

Au cœur du litige se trouve Allan dos Santos, un influenceur brésilien de droite qui s’est réfugié aux États-Unis en 2021 après que le juge de Moraes a ordonné son arrestation préventive pour avoir, selon les accusations, coordonné des réseaux de désinformation et incité à la violence.

Dos Santos a poursuivi ses activités en ligne depuis l’étranger. Les demandes d’extradition du Brésil sont restées sans réponse, les autorités américaines, estimant que cette affaire relevait de la liberté d’expression et non d’infractions pénales.

La plainte de Trump Media et Rumble vise deux objectifs. D’une part, elle cherche à présenter les actions de la justice brésilienne comme de la censure plutôt que comme de la régulation. D’autre part, elle cherche à présenter l’action du tribunal brésilien comme une ingérence territoriale.

Les plaignants assurent que la personne visée se trouve aux États-Unis, et par conséquent, qu’elle est protégée par le premier amendement de la Constitution des États-Unis. Le fait que la personne soit brésilienne et accusée de propager de la haine et de la désinformation au Brésil ne doit, selon eux, pas être pris en considération.

Pour l’instant, les tribunaux états-uniens leur donnent raison. Fin février, un juge de Floride a estimé que Rumble et Trump Media n’étaient pas tenus de se conformer à la décision brésilienne.

Les géants de la tech contre la régulation

Cette affaire marque un tournant dans la bataille autour de la responsabilité des plateformes : on passe du lobbying traditionnel et de la pression politique à une intervention juridique via les tribunaux américains qui sont utilisés pour contester des décisions prises à l’étranger.

L’issue de ce procès et la stratégie juridique qui le sous-tend pourraient avoir des implications profondes non seulement pour le Brésil, mais aussi pour tout pays ou région, comme l’Union européenne, cherchant à réglementer les espaces numériques.

La résistance à la réglementation numérique ne date pas de l’administration Trump. Au Brésil, les efforts visant à réglementer les plateformes ont longtemps rencontré une forte opposition. Les géants de la tech, notamment Google, Meta et X, ont utilisé leur influence économique et politique pour faire pression contre les nouvelles réglementations, présentant souvent ces mesures comme des menaces contre la liberté d’expression.

En 2020, le projet de loi brésilien sur les fake news, qui visait à responsabiliser les plateformes concernant la diffusion de fausses informations, a suscité une forte opposition de ces entreprises.

Google et Meta ont lancé des campagnes de grande ampleur pour s’opposer au projet de loi, affirmant qu’il « menaçait la liberté d’expression » et « nuisait aux petites entreprises ». Google a placé des bannières sur sa page d’accueil brésilienne invitant les utilisateurs à rejeter la loi, tandis que Meta a diffusé des publicités alertant sur des risques pour l’économie numérique.

Ces efforts, conjugués à du lobbying et à une résistance politique, ont permis de retarder et d’affaiblir le cadre réglementaire.

Collusion entre pouvoir politique et intérêts privés

La nouveauté désormais, c’est que la frontière entre intérêts politiques et intérêts privés est devenue floue.

Trump Media était détenue à 53 % par le président états-unien avant qu’il ne transfère sa participation dans un trust en décembre 2024. Elon Musk, fervent « défenseur de la liberté d’expression » et propriétaire de X, est devenu un membre de facto de l’administration Trump.

Leur ascension politique a coïncidé avec l’utilisation du premier amendement comme bouclier destiné à bloquer les réglementations étrangères des plateformes.

Aux États-Unis, la protection de la liberté d’expression a été appliquée de manière inéquitable, permettant aux autorités de réprimer la dissidence dans certains cas tout en protégeant les discours haineux dans d’autres.

Ce déséquilibre s’étend au pouvoir des entreprises, avec des décennies de jurisprudence favorisant la protection des intérêts privés. La législation a ainsi renforcé la protection de la liberté d’expression des entreprises, une logique qui a ensuite été étendue aux plateformes numériques.

Les défenseurs états-uniens de la liberté d’expression – Big Tech et gouvernement – semblent aujourd’hui pousser cette logique à l’extrême en utilisant les principes juridiques nord-américains contre ceux d’autres nations.

Par exemple, Brendan Carr, président de la Commission fédérale des communications des États-Unis nommé par Donald Trump, s’est inquiété des menaces que le Digital Services Act de l’Union européenne ferait peser sur la liberté d’expression.

Une telle position aurait pu être légitime s’il existait une interprétation universelle de la liberté d’expression. Or, ce n’est pas le cas.

Le concept de liberté d’expression varie selon les pays et les régions. Des pays comme le Brésil, l’Allemagne, la France ou d’autres appliquent un principe de proportionnalité pour juger de la liberté d’expression, mettant en balance ce principe avec d’autres droits fondamentaux tels que la dignité humaine, l’intégrité démocratique et l’ordre public. Ces pays reconnaissent la liberté d’expression comme un droit fondamental et préférentiel, mais ils admettent que certaines restrictions sont nécessaires pour protéger les institutions, les communautés marginalisées, la santé publique ou l’écosystème informationnel.

Si les États-Unis imposent certaines limites à la liberté d’expression, avec les lois sur la diffamation ou l’interdiction d’incitater à des actions illégales imminentes, le premier amendement permet une interprétation plus extensive de la liberté d’expression.

L’avenir de la gouvernance numérique

La bataille juridique autour de la réglementation des plateformes ne se limite pas au conflit entre les entreprises états-uniennes de la tech et le Brésil.

Le Digital Services Act de l’UE et l’Online Safety Act au Royaume-Uni signalent que d’autres gouvernements veulent reprendre le contrôle des plateformes opérant sur leur territoire.

La plainte déposée par Trump Media et Rumble contre la Cour suprême brésilienne représente un moment clé dans la géopolitique mondiale.

Les géants nord-américains de la tech, tels que Meta, tentent de surfer sur la dynamique pro liberté d’expression portée l’administration Trump. Musk, le propriétaire de X, apporte son soutien à des groupes d’extrême droite à l’étranger.

Cette convergence entre les objectifs des plateformes et les intérêts politiques de l’administration Trump marque une nouveau moment dans le débat sur la dérégulation alors que les absolutistes de la liberté d’expression cherchent à établir des précédents juridiques susceptibles de bloquer les futures régulations d’autres pays.

À mesure que les nations élaborent des cadres juridiques pour la gouvernance numérique – comme les régulations sur l’intelligence artificielle au Brésil et dans l’UE – les plateformes, par leurs stratégies juridiques, économiques et politiques, tentent de contrebalancer le poids de l’État de droit.

The Conversation

Camille Grenier est directeur général du Forum sur l’information et la démocratie.

Yasmin Curzi de Mendonça ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

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