16.10.2025 à 15:49
Pour Claude Lefort, la conflictualité est le moteur de la démocratie
Texte intégral (1852 mots)
Notre démocratie est en crise, comment la réinventer ? Suite de notre série consacrée aux philosophes et à la démocratie avec le Français Claude Lefort (1924-2010). Selon lui, la démocratie ne vise pas l’unité fusionnelle du peuple et du chef, elle est au contraire fondée sur une conflictualité constitutive et indépassable qui crée la dynamique politique.
Après avoir milité au sein du groupe de gauche révolutionnaire anti-léniniste et anti-stalinien Socialisme ou barbarie, jusqu’à la fin des années 1950, Claude Lefort (1924-2010) a cherché à repenser la démocratie comme régime politique fondé sur la conflictualité. Alors que son compagnon de lutte Cornelius Castoriadis (1922-1997) estimait qu’il fallait travailler à démocratiser le pouvoir, pour le rendre participable par tous, Lefort a imaginé une autre forme d’agir démocratique. Il s’agissait, pour lui, de contester le pouvoir en revendiquant des droits contre lui, mais sans se donner pour objectif de l’exercer, en tout cas pas directement.
La conflictualité démocratique
Ainsi, à partir de la lecture de Maurice Merleau-Ponty (1908-1961) et de Machiavel (1469-1527), mais aussi sous l’influence du psychanalyste Jacques Lacan (1901-1981), Lefort repense la société sur la base d’un clivage structurel. Cette idée de « division du social » lui permet de mieux cerner le phénomène politique, et d’en tirer des conséquences cruciales. En effet, lorsqu’on reconnaît la division de la société, il n’est plus possible de donner pour objectif à l’action politique le dépassement définitif de ces clivages. Ce que pouvait encore envisager le marxisme ou même, sous une autre forme, l’idéal républicain fondé sur l’existence d’un Bien commun.
De quoi est fait cet antagonisme social indépassable ? À suivre Machiavel, d’une division première entre deux humeurs : le désir des Grands de commander et d’opprimer le peuple ; le désir du peuple de n’être ni commandé ni opprimé par les Grands. Si ce conflit est originaire, c’est qu’il n’est pas assimilable à une opposition d’intérêts, dû à un partage inégal des positions sociales et des richesses, mais qu’il renvoie à une division plus fondamentale entre deux tendances constitutives de la cité. C’est la confrontation de celles-ci qui fait naître cette dynamique historique qu’est la politique.
Il ne faut donc pas le prendre comme un état de fait dommageable. Ce conflit, s’il est aussi porteur d’une menace de dissolution, forme la matrice d’une dynamique où les luttes pour la liberté et l’égalité engendrent un ordre qui se nourrit de ce désordre. Ainsi, c’est en vertu de ces tumultes que la cité romaine a pu instaurer des lois qui donnent forme à cet appétit de liberté.
Le lieu vide du pouvoir
La République française étant conçue comme « une et indivisible », l’idée de division est aujourd’hui souvent ramenée au risque de sédition. On tend parfois à assimiler le conflit à une sorte de guerre, certes larvée, qui conduirait au morcellement de la société et au communautarisme. Pour Lefort, c’est précisément en vertu de la division qui la scinde que la société est une politiquement : pour pouvoir entretenir un rapport avec l’autre, il faut être séparé de lui, ou alors on court le risque de la dérive fusionnelle.
C’est ici que le pouvoir entre en jeu : si les différentes composantes de la société tiennent ensemble, c’est grâce à la figuration symbolique qu’il opère à travers des procédures formelles ou des rituels institutionnels. L’unité existe via la référence à des lois communes. Elle n’est pas une identité figée sous la figure d’un chef inamovible qui incarnerait en sa chair le peuple, et auquel les citoyens seraient donc tenus de s’identifier. Une démocratie digne de ce nom doit refuser la représentation d’un « peuple-Un » (unité close sur elle-même en un sens ethnique, idéologique ou bien religieux) au nom duquel les dirigeants exerceraient le pouvoir sans y ménager aucun vide.
De ce point de vue, la démocratie doit se comprendre en tant que forme de société où le pouvoir ne relève pas de la transcendance religieuse mais est reconnu comme une instance inappropriable. Celle-ci dessine les contours d’un « lieu vide » à partir desquels peut se développer la vie politique.
C’est pourquoi Lefort parle de la démocratie comme du « régime de l’indétermination » : rien n’est jamais donné une fois pour toutes en termes d’institutions aussi bien que d’orientations politiques. Tout est virtuellement susceptible d’être remis en question. La conséquence la plus notable de cette indétermination radicale se trouve dans ce que Lefort nomme « la dissolution des repères de la certitude ».
La politique des droits de l’homme
À cet égard, l’idée d’un lieu vide du pouvoir signifie qu’un régime démocratique doit aménager une place pour le pouvoir qui ne soit appropriable par aucune force. On s’aperçoit vite qu’on en est encore loin : la démocratie apparaît à l’heure actuelle comme travaillée par de lourds mécanismes de captation et de confiscation oligarchique du pouvoir, que ce soit sur le plan politique ou sur le plan économique.
Faute d’une figuration symbolique du pouvoir, les conflits empruntent actuellement des formes plus virulentes, qui peuvent donner l’impression d’une rechute dans un état de désordre permanent. Le problème tient sans doute précisément, et paradoxalement, au refus de ces institutions de donner sa place véritable au conflit.
Claude Lefort ne propose certes rien de très concret concernant ce qu’il faudrait faire pour rendre l’appropriation du pouvoir impossible : les seules ressources à cet égard sont celles manifestées par l’inventivité démocratique. Et celle-ci ne part pas de rien : elle tire son origine, et sa force, du radicalisme démocratique porté par la révolution des droits de l’homme. Selon le philosophe, les droits de l’homme et du citoyen proclamés en 1789 se dérobent justement à tout pouvoir qui prétendrait s’en emparer – religieux ou mythique, monarchique ou populaire :
« Ils sont en conséquence, en excès sur toute formulation advenue : ce qui signifie encore que leur formulation contient l’exigence de leur reformulation ou que les droits acquis sont nécessairement appelés à soutenir des droits nouveaux. »
L’intérêt des analyses de Lefort à ce sujet consiste à faire ressortir la dimension politique des droits de l’homme. Ces derniers ne sont pas seulement des droits de l’individu opposés et opposables au pouvoir de l’État : ils sont inséparables de l’espace social démocratique. Preuve en est, ils ont été les générateurs d’un approfondissement et d’une radicalisation des institutions républicaines dans le sens de la démocratie sociale. C’est en effet en leur nom que se sont multiplié des luttes pour la conquête de droits de nature économique et sociale (droit de grève, droit de se syndiquer, droit relatif au travail et à la Sécurité sociale), mais également sur d’autres terrains, comme les droits des femmes, des immigrés, des détenus, des homosexuels, etc. Ces revendications transgressent les frontières légitimes du cadre à l’intérieur desquelles les problèmes d’ordre public étaient à l’origine censés se poser, indiquant un sens du droit et un souci pour la justice bien plus aigus que par le passé.
Le double refus de dominer et d’être dominé
Ainsi, en dépit de ses limites avérées, en tout cas dans le contexte historique de sa proclamation, la déclaration de 1789 inaugure une histoire de la contestation politique soucieuse de radicaliser les principes de l’État de droit, en cherchant à poser dans l’espace public des problèmes que les institutions républicaines ont pendant longtemps refoulés. À travers la récusation d’un pouvoir arbitraire, la Déclaration des droits de l’homme fait vaciller la représentation d’un monde absolument hiérarchisé : aucune revendication n’étant plus en soi illégitime, tous les termes du débat politique pourront faire l’objet d’une redéfinition et d’une recomposition sans fin.
De ce point de vue, le grand mérite de Lefort est d’avoir fourni la définition politique par excellence de la démocratie. On doit en effet, d’après lui, se former une représentation du peuple entendu « non comme unité souveraine indivise, non comme affirmation d’une identité communautaire, non comme hostilité à un ennemi intérieur défini selon les besoins de la construction de l’unité nationale, mais comme partage d’un simple affect fondamental qui est le refus d’être dominé et de dominer, ou encore comme ensemble hétéroclite de ceux qui n’ont pas besoin d’autre unité que leur commun désir de se soustraire au désir de domination dont ils sont l’objet de la part des « Grands » et des possédants ».
C’est cette détermination fondamentale qui se trouve investie dans les récentes mobilisations démocratiques contre le recul des droits et la régression vers l’autoritarisme, notamment les graves atteintes à l’État de droit et aux contre-pouvoirs par le gouvernement de Donald Trump aux États-Unis. En ce sens, il est tout à fait loisible de voir dans la pensée de Lefort de quoi nourrir une exigence de démocratie « intégrale ».
Nicolas Poirier ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.
16.10.2025 à 11:01
With delay of pension reform, Prime Minister Sébastien Lecornu puts France’s Socialist Party back in the spotlight
Texte intégral (1633 mots)
In his policy speech to lawmakers in the National Assembly on Tuesday, Prime Minister Sébastien Lecornu – who was reappointed by President Emmanuel Macron on Friday after submitting his resignation just days before – announced the suspension of pension reform, which a previous government forced into law without a vote in 2023. The reform raised the retirement age from 62 to 64, and also raised, depending on one’s year of birth, the number of working years required to 43. It had sparked mass protests even before it became law.
Lecornu’s announcement was key to obtaining an agreement from France’s once-mighty Socialist Party, which has 69 members and affiliated members in the 577-member Assembly, that it would not support a potential vote of no-confidence. How will the Socialists position themselves as the government’s finance bill comes up for debate? Is a parliamentary logic of consensus gaining ground? An interview with political scientist and French constitutional expert Benjamin Morel.
The Socialist Party (PS) has agreed not to back a no-confidence vote. Is Lecornu’s government guaranteed to remain in power?
Benjamin Morel: It takes 289 MPs not to vote in favour of the motion of no-confidence for the government to remain in power. At this stage, a motion of no-confidence is unlikely due to the number of political groups that have given instructions not to vote in favour of it. However, some groups, notably LR (Les Républicains, a right-wing party) and PS, are prone to dissent, and there are unknowns on the side of the non-attached members of LIOT (Libertés, indépendants, Outre-mer et territoires, a centrist group). Will there be more than 20 dissidents, which would allow the government to be censured? It’s not impossible, but it is unlikely.
Is a dissolution of parliament, which would be effected by President Emmanuel Macron, also unlikely?
B.M.: If the Lecornu government does not immediately lose a confidence vote, dissolution is probably out of the question. Indeed, if dissolution were to take place in November or early December, there would no longer be any MPs in the National Assembly to vote on the budget or pass a special law allowing revenue to be collected: this would then be a major institutional problem. If dissolution were to occur later – in the spring – it would take place at the same time as municipal elections, which PS and LR mayors would oppose because they could suffer from a “nationalisation” of local contests. Dissolution after the municipal elections? We would be less than a year away from the presidential election, and dissolution would be a considerable hindrance to Macron’s successor. For all these reasons, it is quite likely that dissolution will be ruled out.
If Lecornu’s government does not immediately lose a confidence vote, the next step will be a vote on the budget. What are the different scenarios for the budget’s adoption? What position will the PS take?
B.M.: Lecornu has announced that he will not invoke Article 49.3 (the constitutional rule that allows the government to pass a law without a vote) for the budget: this means that the budget can only be adopted after a positive vote by a majority of MPs, including the Socialist Party’s. However, we can expect the Senate, which has a right-wing majority, to push for a more austere budget before it goes to a joint committee and back to the Assembly. For the budget to be adopted, the Socialists would therefore have to vote in favour of a text that they do not really agree with, under pressure from the rest of the left, just a few months before the municipal elections. Lecornu’s general policy speech was considered a triumph for Socialist Party leader Olivier Faure and the PS. This is true, but the PS is now in a very complicated political situation.
The second scenario is that of a rejected budget and a government resorting to special laws. The problem is that these laws do not allow for all public investments to be made, which would have real economic consequences. In this case, a budget would have to be voted on at the beginning of 2026 with an identical political configuration (in the Assembly) and municipal elections approaching, which will further exacerbate the situation.
The final scenario is that after 70 days, Article 47 of the Constitution, noting that parliament has not taken a decision, allows the government to execute the budget by decree. There is uncertainty regarding Article 47 and the decrees, as they have never been used. Legal experts think that it is the last budget adopted that is submitted by decree – so, in principle, it would be the Senate’s budget, probably a very tough one – with the possible exclusion of funds earmarked for the suspension of pension reform.
Ultimately, the Socialists could face a real strategic dilemma: adopt a budget they will find difficult to support, bear the cost of special laws, or accept the implementation by decree of a budget drafted by the Senate’s right wing. All of this will likely lead to further crises.
How can we understand the change of direction by the Lecornu government, which is moving from an alliance with LR to an agreement with the PS?
B.M.: The PS became vital because the Rassemblement National (the far-right National Rally, or RN) entered into a logic where it wanted a dissolution in the hope of obtaining an absolute majority in the Assembly. As a result, the PS became the only force that allowed Lecornu to remain in place. The PS was able to take full advantage of this situation. Another factor in the PS’s favour is recent polls showing that, in the event of a dissolution, the Socialists would do well while the centre bloc would be left in tatters. This fundamentally changes the balance of power. To avoid losing a confidence vote and then facing dissolution, the government had to offer a big concession: the suspension of the pension reform.
How should we interpret this agreement between the central bloc and the PS? Is the parliamentary logic of consensus finally gaining ground?
B.M.: This political development is not based on parliamentary logic but on a balance of power. In a parliamentary system, the president does not pull a prime minister out of a hat, saying ‘it’s him and no one else’. He looks within parliament for someone capable of forming a majority. Once this majority has been found, a programme is drawn up and finally a government is appointed. The logic of consensus would have required a comprehensive agreement, a joint government programme between LR and PS. This is not the case at all.
Macron is not really asking Lecornu to find a majority; he is asking him to try not to lose a confidence vote, even though this PM is supported by only a minority of MPs – just under 100, from (central bloc parties) Renaissance and MoDem – which is unheard of in any parliamentary democracy. The result is that the balance of power is extraordinarily fragile and crises are recurrent. However, these obstacles will have to be overcome, and we will have to get used to relative majorities, because the polls do not necessarily suggest that a new majority would emerge in the event of a dissolution of parliament or even a new presidential election.
Interview conducted by David Bornstein.
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Benjamin Morel ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.
15.10.2025 à 16:07
Gouvernement Lecornu : « Le PS, nouvel arbitre du pouvoir, est dans une situation politique très compliquée »
Texte intégral (1233 mots)
Le premier ministre Sébastien Lecornu a annoncé la suspension de la réforme des retraites, demandée par le parti socialiste, et il a échappé à une censure immédiate. Mais comment se positionneront les socialistes alors que se profile l’examen du projet de loi de finances ? La logique parlementaire du consensus progresse-t-elle en France ? Entretien avec le politiste et constitutionnaliste Benjamin Morel.
The Conversation : Jeudi 16 octobre, le premier ministre Sébastien Lecornu a obtenu la non-censure du Parti socialiste, faisant échouer la motion de censure LFI (votée par 271 députés sur 577) comme la motion de censure du RN (votée par 144 députés). Une dissolution est-elle désormais improbable ?
B. M. : Une dissolution est probablement écartée. En effet, si une dissolution devait avoir lieu en novembre ou début décembre, il n’y aurait plus de députés à l’Assemblée nationale pour voter le budget ou pour adopter une loi spéciale permettant d’exécuter des recettes. Il s’agirait alors d’un problème institutionnel majeur. Si jamais une dissolution arrivait plus tard – au printemps –, elle aurait lieu au moment des élections municipales, or les maires PS et LR la refuseront, car ils pourraient pâtir d’une « nationalisation » des scrutins locaux. Dissoudre après les municipales ? On serait à moins d’un an de l’élection présidentielle, et la dissolution représenterait une gêne considérable pour le successeur d’Emmanuel Macron. Pour toutes ces raisons, il est assez probable que le scénario d’une dissolution soit écarté lors de ce quinquennat.
La prochaine étape sera le vote du budget. Quels sont les différents scénarios pour son adoption ? Quelle sera la position du PS ?
B. M. : Sébastien Lecornu a annoncé qu’il n’aurait pas recours au 49.3 pour le budget. Cela signifie que le budget ne pourra être adopté qu’après un vote positif d’une majorité de députés, dont ceux du PS. Or, il faut s’attendre à ce que le Sénat, majoritairement à droite, fasse monter les enchères pour un budget de rigueur, avant une commission mixte paritaire et un retour devant l’Assemblée nationale. Pour que le budget soit adopté, les socialistes devraient donc voter en faveur d’un texte qui ne leur convient pas vraiment, et ceci, sous la pression du reste de la gauche, à quelques mois des municipales. On a analysé la journée du discours de politique générale de Sébastien Lecornu comme le triomphe d’Olivier Faure et du PS. C’est vrai, mais le PS est désormais dans une situation politique très compliquée.
Le deuxième scénario, c’est celui d’un budget rejeté et d’un gouvernement qui a recours à des lois spéciales. Le problème est que ces lois ne permettent pas d’effectuer tous les investissements publics, ce qui aurait de vraies conséquences économiques. Dans ce cas-là, il faudrait voter un budget en début d’année 2026 avec une configuration politique identique et une proximité des élections municipales qui tendrait encore plus la situation.
Le dernier scénario, c’est qu’après soixante-dix jours, l’article 47 de la Constitution, constatant que le Parlement ne s’est pas prononcé, permette au gouvernement d’exécuter le budget par ordonnance. Il existe des incertitudes sur cet article 47 de la Constitution et sur les ordonnances, car elles n’ont jamais été utilisées. Les juristes estiment majoritairement que c’est le dernier budget adopté qui est soumis par ordonnance – donc, a priori, puisque l’on commence l’examen budgétaire à l’Assemblée nationale, il s’agirait du budget du Sénat, probablement très dur – avec une possible exclusion des moyens consacrés à la suspension de la réforme des retraites.
In fine, les socialistes pourraient être soumis à un vrai dilemme stratégique : adopter un budget dans lequel ils auront du mal à s’inscrire, assumer le coût des lois spéciales, ou assumer une application par ordonnances d’un budget écrit par la droite sénatoriale. Tout cela signifie probablement de nouvelles crises.
Comment comprendre le changement de cap du gouvernement Lecornu, qui passe d’une alliance avec Les Républicains à un accord de non-censure avec le Parti socialiste ?
B. M. : Le Parti socialiste (PS) s’est imposé parce que le Rassemblement national (RN) est entré dans une logique où il souhaite une dissolution, en espérant obtenir une majorité absolue à l’Assemblée nationale. Par là même, le PS est devenu la seule force qui permet à Sébastien Lecornu de rester en place. Le PS a su exploiter à plein cette situation, devenant ainsi l’arbitre des élégances.
L’autre élément favorable au PS, ce sont des sondages récents qui ont montré qu’en cas de dissolution, les socialistes feraient de bons scores alors que le bloc central finirait en charpie. Cela change fondamentalement le rapport de force. Pour cela, le gouvernement devait offrir un gros cadeau – celui de la suspension de la réforme des retraites – pour éviter la censure et la dissolution.
Comment interpréter cet accord de non-censure entre le bloc central et le Parti socialiste ? La logique parlementaire de consensus entre partis progresse-t-elle finalement ?
B. M. : Cette évolution politique ne relève pas d’une logique parlementaire, mais d’un rapport de force. Dans une logique parlementaire, le président ne sort pas de son chapeau un premier ministre, en disant « C’est lui et personne d’autre ». Il cherche, au sein du Parlement, une personne capable de former une majorité. Une fois cette majorité trouvée, un programme est élaboré et, enfin, un gouvernement est nommé. La logique de consensus aurait voulu qu’il y ait un accord commun global, un programme commun de gouvernement avec LR ou le PS. Ce n’est pas du tout le cas.
Emmanuel Macron ne demande pas vraiment à Sébastien Lecornu de trouver une majorité, il lui demande d’essayer de ne pas être censuré alors que ce premier ministre ne s’appuie que sur une minorité de députés – une petite centaine de députés, ceux de Renaissance et du Mouvement démocratique (MoDem). Cela n’existe dans aucune démocratie parlementaire. Le résultat est que les équilibres sont extraordinairement fragiles, et les crises récurrentes. Il va falloir pourtant les surmonter, se faire aux majorités relatives, car les enquêtes ne laissent pas nécessairement songer à une nouvelle majorité en cas de dissolution ou même de nouvelle présidentielle.
Propos recueillis par David Bornstein.
Benjamin Morel ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.
14.10.2025 à 16:25
Pourquoi la TNT, menacée par les plateformes Internet, doit être préservée
Texte intégral (1832 mots)

L’accès à la télévision numérique terrestre (TNT) est garanti jusqu’au 31 décembre 2030 par la loi. Les coûts de modernisation élevés qui permettraient à la TNT de proposer des services rivalisant avec les offres des opérateurs Internet et des réseaux sociaux font craindre sa disparition. Le retrait des chaînes payantes de la TNT par le groupe Canal constitue un signal d’alerte. Quel est le risque pour notre souveraineté culturelle et notre démocratie ?
La question de la distribution des programmes de divertissements, culturels et d’information via la TNT se pose dans un contexte de profondes mutations, technologiques et d’usages. En 2024, 72,2 % des foyers accèdent à leurs programmes de télé par un téléviseur connecté (diffusion en IPTV – Internet Protocole TeleVision via fibre et ADSL), devenu le premier mode de diffusion devant la TNT (38,2 %) et le satellite (11,7 %).
Dans ce paysage audiovisuel en pleine transformation, la télévision linéaire (le mode de télévision traditionnel, on regarde un programme au moment de sa diffusion) reste très largement ancrée dans les pratiques des Français. Les dernières études mettent en évidence qu’elle reste le média de masse privilégié pour s’informer et partager des moments collectifs, en particulier le direct : les JT de 20 heures de TF1 et France 2 réunissent chaque soir près de 10 millions de téléspectateurs.
Malgré tout, dans un contexte de multidistribution des programmes, on constate la baisse de la part d’attention consacrée aux programmes diffusés en télé linéaire (part d’audience) et un partage des revenus publicitaires (part de marché) qui se fait au profit des nouveaux entrants, remettent en cause l’avenir des chaînes de télévision et, avec elles, le mode de distribution de la TNT. En juin 2025, les conventions des chaînes payantes du groupe Canal+ sont arrivées à échéance. D’un côté, le groupe privé n’a pas souhaité leur renouvellement, de l’autre, l’Arcom a décidé de reporter le lancement d’un nouvel appel d’offres pour l’attribution de la ressource TNT rendue disponible, considérant le marché publicitaire trop faible pour absorber un nouvel acteur.
Les concurrents de la TNT
Depuis 2003, le marché audiovisuel français s’est massivement structuré autour des offres « triple play » des fournisseurs d’accès à Internet (FAI) (internet, téléphonie, télévision) comme Free, SFR ou Orange. Ces offres ont entraîné une migration progressive des usages de la TNT vers Internet, d’abord via l’ADSL, puis la fibre.
L’IPTV (Internet Protocole TeleVision) est une technologie qui permet l’interactivité et la personnalisation des contenus. Grâce aux téléviseurs connectés – que possèdent 69 % des Français, les utilisateurs accèdent à leurs programmes en différé, à des services de vidéo à la demande (SVOD) comme Netflix, Amazon Prime Video ou MyCanal, ainsi qu’à des offres personnalisées. Les flux audiovisuels transitent par des boîtiers fournis par les FAI ou directement via les applications des services distribués par les boîtiers OTT (Over The Top), tels Chromcast ou Apple TV. Désormais, chaînes et plateformes peuvent atteindre le public sans passer par la box Internet. En 2024, 53 % des 18-64 ans ont ainsi davantage consommé de vidéo à la demande (en streaming) que de contenus linéaires et 30 % du temps de visionnage est consacré à des usages individualisés (rattrapage, SVOD, différé, partage de vidéo).
Ainsi, le téléviseur est devenu un appareil hybride, utilisé aussi bien pour regarder des chaînes linéaires que pour consommer des contenus à la demande. L’écosystème médiatique s’est élargi : aux plateformes de SVOD se sont ajoutés YouTube ou Dailymotion et les réseaux sociaux, comme X, TikTok ou Instagram, devenus à leur tour des points d’entrée majeurs vers les contenus vidéo.
Les dangers de l’IPTV
Si l’arrivée de la plateforme ADSL/fibre offre un avantage comparatif indéniable à ces nouveaux entrants – interactivité, services personnalisés, cette technologie présente aussi plusieurs dangers.
D’abord, contrairement à la gratuité d’accès de la TNT, l’IPTV introduit une discrimination sociale par le prix, puisqu’elle repose sur un abonnement payant qui exclut une partie des ménages, notamment les plus précaires.
Ensuite, alors que la TNT couvre 97 % du territoire national, la distribution en IPTV créée des fractures territoriales selon la qualité des infrastructures numériques, car son usage dépend d’un débit suffisant que ne possèdent pas les habitants des zones rurales ou des zones blanches.
De surcroît, cette distribution prive les éditeurs de chaînes de la maîtrise directe de leur diffusion, les rendant dépendants des opérateurs des télécoms, des plateformes et des algorithmes. Lorsqu’elles passent par les FAI, elles doivent négocier des conditions commerciales ; lorsqu’elles sont distribuées via les plateformes numériques, leur accès au public est filtré par des algorithmes propriétaires. Cette dépendance mérite une attention particulière : les plateformes sont désormais les médiateurs de la relation entre les chaînes et les publics. Avec l’ADSL ou la fibre se posent des questions essentielles du contrôle d’accès aux programmes, de diversité de l’offre et, plus largement, de souveraineté culturelle. De nombreux auteurs s’interrogent sur les conséquences de la suprématie de ces acteurs sur les médias.
Enfin, cette distribution via Internet alourdit significativement l’empreinte écologique du secteur audiovisuel, ses équipements étant bien plus énergivores que ceux de la TNT.
La TNT, pas si obsolète
En contrepartie de l’allocation gratuite de fréquences, les chaînes de la TNT signent une convention avec l’Arcom qui les engage à investir dans la production audiovisuelle et cinématographique européenne, ainsi que dans des œuvres d’expression originale française. Elles sont également tenues de respecter un ensemble d’obligations garantissant la liberté de communication et d’expression : protection des plus jeunes, respect de la dignité de la personne humaine, pluralisme des courants de pensée et d’opinions, honnêteté de l’information. Ce cadre, fixé par la loi de 1986, a pour objectif d’assurer la diversité culturelle, l’indépendance et le pluralisme de l’information.
Certes, le pluralisme de l’information sur les chaînes de la TNT – notamment celles d’information en continu – fait aujourd’hui l’objet de débats. Mais celles-ci demeurent soumises à un encadrement légal précis, garant de ces principes, et à un contrôle. À l’inverse des plateformes et réseaux sociaux qui échappent à tout cadre comparable, où prospèrent la polarisation des débats, la diffusion de fake news ou plus généralement la circulation de contenus illicites. À la différence des chaînes, ils ne sont pas responsables des contenus diffusés.
Dans de nombreux pays européens – Italie, Grèce, Royaume-Uni – la TNT demeure la principale source de réception : au total, 80 millions de foyers européens, soit 185 millions de personnes, y accèdent exclusivement. Elle reste une technologie stratégique, garante de la souveraineté culturelle, respectueuse de la vie privée, fiable et neutre.
Ainsi, le maintien ou non de la TNT après 2030 n’est pas une simple question technique ou économique : c’est un choix politique. Aujourd’hui encore, cette diffusion soutient la création de par les obligations d’investissements dans la production indépendante et préserve une certaine forme de souveraineté culturelle dans la mesure où elles sont également des obligations en matière de diffusion de programmes. Par exemple, dans sa convention avec l’Arcom, TF1 s’est engagée à diffuser, en première partie de soirée, au moins cinquante-deux fictions audiovisuelles d’expression originale française dont les deux tiers n’ont jamais été diffusés sur un service gratuit de télévision hertzienne. La TNT demeure un rempart essentiel contre la domination algorithmique des plateformes numériques et assure certains prérequis démocratiques. Un basculement exclusif vers l’IPTV représenterait, à ce titre, un risque démocratique et sociétal.
Ses coûts de distribution demeurent toutefois très élevés pour les chaînes, indépendamment de leurs audiences. La pérennité de la TNT dépendra de la rapidité avec laquelle des travaux de modernisation seront menés. Les logiques d’interactivité, de recommandation personnalisée ou de visionnage à la demande devront impérativement y être intégrées. Cette évolution est déjà engagée avec la HbbTV (Hybrid Broadcast Broadband TV), qui combine diffusion hertzienne et services interactifs, tels le replay, l’audiodescription, l’ultra haute définition (UHD) ou encore la 5G Broadcast.
Nathalie Sonnac a été membre du CSA (aujourd'hui Arcom) entre 2025 et 2021. Suite à l'essai «Le nouveau monde des médias. Une urgence démocratique », l'opérateur d'infrastructures et réseaux numériques TDF lui a commandé une note sur la distribution des chaînes de télévision en France dans un contexte concurrentiel.
10.10.2025 à 23:42
Pourquoi la « business pride » du Medef n’aura pas lieu
Texte intégral (2520 mots)
Les patrons sont sous pression alors que les appels à taxer les hauts patrimoines se multiplient, notamment avec une taxe Zucman sur les plus riches d’entre eux. Un meeting « énorme », censé défendre les intérêts patronaux, devait se tenir ce lundi 13 octobre : il a finalement été reporté par le Medef. Alors que la crise politique perdure, les patrons, généralement adeptes du lobbying discret, semblent remontés, mais divisés et hésitants sur la marche à suivre.
En 2009, Charlie Hebdo faisait sa une avec une caricature de Cabu montrant Laurence Parisot tenant une pancarte proclamant « Nos stock-options », devant un fond : « Sarkozy, t’es foutu le Medef est dans la rue ! » Le Figaro du 5 octobre 1999 éditait une photographie en première page représentant une foule assemblée, avec au premier rang un homme d’une cinquantaine d’années coiffé d’un haut chapeau vert sur le lequel était inscrit, « Respect ».
Ces images de patrons dans la rue sont rares. Ce 13 octobre 2025, les patrons, ou plutôt certains patrons, devaient se réunir au Palais omnisport de Paris-Bercy (Accor Arena) pour une initiative peu banale, annonçant un « meeting énorme ». Patrick Martin, président du Medef, a finalement décidé de reporter ce rendez-vous en raison, selon lui, de la démission du premier ministre Sébastien Lecornu. Pourquoi cette mobilisation et pourquoi cette reculade ?
Lobbying et discrétion patronale
Les patrons ne sont pas professionnellement la catégorie sociale qui se mobilise le plus fréquemment dans la rue ou dans des meetings. Ils utilisent peu l’action collective visible, dans ce que les sociologues appellent « les répertoires de l’action collective ». Ils ont accès (pour les plus grands d’entre eux surtout) à des moyens d’action plus feutrés et plus furtifs (ce qu’on appelle la « quiet politics ») dans toutes ses variétés et dimensions, qui leur permettent d’interpeller les décideurs de manière discrète, voire très privée. C’est ce que l’on désigne habituellement par lobbying.
L’Association française des entreprises privées (Afep) est le parangon de ces tentatives d’influence, mais ses démarches publiques vont pourtant rarement au-delà des communiqués ou des conférences de presse.
Les patrons sont (rarement) dans la rue
Des chefs d’entreprise ont pu participer individuellement à des manifestations de rue (pour l’école privée en 1984 ou contre le mariage pour tous en 2013, mais pas en tant que patrons. On pourra aussi en avoir vu parmi les Bonnets rouges ou les gilets jaunes.
L’appel à la rue est l’apanage des seuls petits patrons qui l’ont utilisé pour des raisons dissemblables, dans les années 1950 lors des mobilisations poujadistes, autour de Gérard Nicoud à la fin des années 1960 ou dans les années 1990 avec la figure controversée de Christian Poucet. La mobilisation par réseaux sociaux des « pigeons » en 2012, suivie, de celles moins relayées de divers volatiles la même année, a fait exception aussi en utilisant des moyens innovants. Il y aura encore des manifestations patronales depuis 2000, celles des buralistes ou localement celles du bâtiment, ou autour du collectif Sauvons nos entreprises en 2014.
Malgré son opposition à la politique du début du quinquennat Hollande, le Medef n’ira pas au-delà de réunions publiques à Lyon, dans le Rhône, (avec cartons jaunes et sifflets) et à Paris (avec des petits drapeaux « Libérez l’entreprise »), et la CGPME d’une opération organisée devant Bercy avec une agence d’événementiel sur le thème du cadenas (« PME cadenASSEZ »).
La lente sortie des restrictions liées au Covid a vu fleurir les actions de rue à Lyon ou encore à Paris en 2020 ou le très original die in de Toulouse, en Haute-Garonne (France Bleu titrait « À Toulouse, place du Capitole, un millier de petits commerçants crient leur peur de mourir », en novembre 2020) initiative prise avec les métiers du spectacle, sur la thématique de la mort des entreprises (les manifestants transportant des cercueils et s’habillant en noir).
Mobilisations exceptionnelles contre la gauche en 1982 et en 1999
Les deux grands meetings de 1982 et de 1999 sont donc exceptionnels. Le 14 décembre 1982, le Conseil national du patronat français (CNPF, ancêtre du Medef) et les autres organisations patronales organisent, contre la politique économique et sociale de la gauche, les « États généraux des entreprises au service de la nation ». Ainsi, 25 000 patrons viennent à Villepinte et « adoptent » la Charte de Villepinte, cahiers de revendications et de propositions. L’opération est aussi interne, le président du CNPF, Yvon Gattaz, est alors contesté par certaines fédérations, et renforce alors sa légitimité :
« Tout le monde est venu, comme le grand Condé est venu auprès de Louis XIV après sa dissidence sous la Fronde », déclarait-t-il avec emphase, en 2007 (entretien avec l’auteur).
Le 4 octobre 1999, c’est contre les 35 heures (« Tout le monde ne chausse pas du 35 ») qu’Ernest-Antoine Seillière, président du tout nouveau Mouvement des entreprises de France (Medef, créé de manière militante l’année précédente à Strasbourg), contribue à rassembler quelque 30 000 personnes selon les organisateurs :
« J’ai monté en province des réunions, des congrès, des shows, des rassemblements absolument sans cesse », affirmait le patron des patrons, tout en soulignant le plaisir qu’il prenait à la tribune (entretien avec l’auteur, 2009).
Dans les deux cas, ce sont une succession de discours militants plus ou moins décapants et de témoignages « d’entrepreneurs de terrain » qui constituent la réussite de ces événements classiques, avec écrans géants et quelques pancartes plus ou moins contrôlées.
Le meeting « énorme » 13 octobre 2025
Le meeting du 13 octobre 2025, annoncé comme « énorme », aurait pu se nourrir de ces précédents, ainsi que des prestations très travaillées de Laurence Parisot (remarquée en 2007 à Bercy ou en 2008 au Parlement européen), et aurait été nécessairement jaugé en fonction des performances passées.
Ses organisateurs avaient tenté d’en formuler la réception :
« Une forme républicaine, pacifique, qui rassemblera le patronat au-delà du Medef. On ne descendra pas dans la rue. On réunira massivement, comme ce fut le cas par le passé, sous forme de meeting, des milliers de chefs d’entreprise de tout profil (…) Pour bien signifier que nous refusons d’être la variable d’ajustement de politiques qui nous paraissent contraires à la bonne marche de l’économie et à l’intérêt du pays », expliquait ainsi Patrick Martin, l’actuel président du Medef.
Il s’agissait pour ce dernier de mettre en scène les récentes propositions issues du « Front économique » dont le dirigeant a pris l’initiative. Mais aussi de proposer ce que l’on pourrait qualifier de « business pride » (marche patronale des fiertés). On ne saurait en effet oublier que cette volonté de mobilisation exprime une cristallisation d’un vieux mal-être patronal français.
En effet, depuis de très nombreuses années, les porte-paroles du patronat et certains grands patrons développent un discours de victimisation, d’incompréhension face à ce qu’ils estiment être la surdité et l’incompétence de l’ensemble des politiques. Il s’agissait donc – non seulement d’interpeller le gouvernement et l’ensemble des partis politiques –, mais aussi d’affirmer la fierté d’être entrepreneur.
(Re)faire entendre la voix des patrons
Les précédentes grandes mobilisations avaient eu lieu sous des gouvernements de gauche. Celle de 2025 a éclos dans une autre conjoncture politique, peu lisible et incertaine. Elle fait écho aux prises de parole répétée des organisations patronales et de patrons médiatiques, dans l’espace public depuis la dissolution (MM. Arnault, Trappier, Pouyanné, Niel, ou encore Leclerc et Pigasse).
Avec la victoire de Donald Trump, les analyses relatives à la « trumpisation des patrons français » se sont multipliées, soulignant l’acceptation latente ou la cooptation de Jordan Bardella, président du Rassemblement national, comme moindre mal face à la menace de La France insoumise (LFI) ou du Nouveau Front populaire (NPF), ou encore face à la taxe Zucman (dont l’auteur a été vilipendé par Patrick Martin et Bernard Arnault) imposant les ultrariches.
Il y a sans doute plusieurs colères patronales, puisque leurs intérêts et leurs quotidiens sont incomparables et plusieurs anticipations de l’avenir (la catégorie patronale est la plus hétérogène de toutes les professions et catégories socioprofessionnelles). Tous les patrons ne peuvent pas se faire entendre de la même manière.
L'ombre du RN sur le meeting
Les déclarations de Michel Picon (président de l’U2P), fréquemment sollicité par les médias, sonnent comme une rupture de l’unité patronale (la « finance » contre « le travail »). La crainte d’une salle peu garnie et atone a sans doute pesé sur cette décision de report, mais la possibilité d’un cavalier seul des petites et moyennes entreprises dans les relations sociales à venir apparaît comme l’une des « peurs » du Medef, dont la représentativité tient plus au bon plaisir de l’État qu’à un rapport des forces militantes.
Il est vraisemblable que certains grands patrons ont rappelé à l’ordre leur « commis » et que certaines fédérations ont donné de la voix au sein du Medef.
L’explication officielle de Patrick Martin, expliquant le report du meeting par sa volonté de contribuer à « l’apaisement du pays » après la démission de Sébastien Lecornu n’est donc pas la seule explication à ce retournement.
L’ombre du RN planait aussi sur le meeting de Bercy. Les petits et tout petits patrons peuvent s’y retrouver, et les grands anticipent de possibles accommodements comparables à ceux de Giorgia Meloni et du patronat italien, quand d’autres radicalisent leur discours par l’acquisition de médias (Vincent Bolloré ou Pierre-Édouard Stérin, voire le raidissement de Bernard Arnault, également propriétaire de journaux).
Reporter le meeting de Bercy, c’est aussi se donner le temps de voir venir. Car les patrons sont suspendus à une conjoncture politique où ils vont devoir choisir : considérer l’arrivée possible au pouvoir du RN comme un danger, ou cultiver la politique du moindre mal.
Michel Offerlé est l’auteur de Ce qu’un patron peut faire, (Gallimard, 2021), et de Patron (Anamosa, 2024).
Michel Offerlé ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.