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01.09.2025 à 15:54

« Le fact-checking » suffit-il à garantir une objectivité journalistique ?

Fabrice Flipo, Professeur en philosophie sociale et politique, épistémologie et histoire des sciences et techniques, Institut Mines-Télécom Business School
La vérification des faits (« fact checking ») proposée par les médias est-elle suffisante ? À quelles conditions un discours journalistique peut-il prétendre à l’objectivité ?
Texte intégral (1997 mots)
Vérifier les faits est essentiel, car certaines informations sont tout simplement fausses. Mais la manière dont les faits sont sélectionnés et racontés implique un tri, et aucun choix n’est jamais neutre. beast01/Shutterstock

Les médias mettent en avant la vérification des faits (« fact checking ») face aux fausses informations (« fake news »). Ils questionnent moins souvent la façon dont les récits sont élaborés (« storytelling »). Quelle pourrait-être la méthode pour construire un discours journalistique objectif et impartial ?


Chacun a entendu parler des fake news, qui seraient supposément propagées par les réseaux sociaux. Nombreux sont les médias qui s’équipent de cellules de « fact checking » censées les contrer. Mais sont-elles efficaces ? Leur critère est souvent de « revenir aux faits ». Pourtant, c’est loin d’être suffisant.

Trois normes sont centrales, en réalité : l’objectivité, la neutralité et l’impartialité. Or, elles sont largement méconnues.

Comment dire le vrai ? Le problème traverse déjà les écrits de Platon, quand il dénonce la rhétorique des sophistes, qu’il juge manipulatrice. C’est encore le cas quand Socrate pointe les limites de l’écrit, qui coupe le lecteur de la réponse possible du rédacteur. L’intelligence artificielle et les réseaux sociaux reconfigurent les enjeux, étant de nouvelles manières d’écrire et d’échanger. Ils ne les inventent pas. La présence de cellules de « fact checking » est à double tranchant, dans la mesure où elles jettent aussi un doute sur la production médiatique restante. Leurs méthodes doivent-elles en effet être réservées à une émission parmi des dizaines d’autres ? Produire le vrai n’est-il pas la raison d’être du journaliste, de tous les instants ? Et les réseaux sociaux ne sont-ils pas aussi une manière d’informer sur ce que les médias dominants négligent ? A qui faire confiance, alors ? Sur quels critères ? Le problème est pratique et concret.

Vérifier les faits, oui mais lesquels ?

Face aux « fake news », la réponse la plus courante consiste à « vérifier les faits ». On parle alors de « fact checking », à l’exemple des « Vérificateurs » sur TF1. Vérifier les faits est essentiel, en effet, car certaines informations sont tout simplement fausses. Les conséquences peuvent être immenses, à l’exemple des « armes irakiennes de destruction massives », qui n’existaient pas, mais ont servi à justifier l’entrée en guerre des États-Unis face à l’Irak, en 2003. Mais ce n’est pas le seul problème. La manière dont les faits sont sélectionnés et racontés est une difficulté distincte. La sélection est inévitable, du fait des formats, et aucun choix n’est neutre.

Ne montrer que les points de deal, dans une cité, n’est pas plus neutre que de ne montrer que le chômage massif qui pousse les jeunes vers l’argent facile. La manière d’enchaîner les faits est également déterminante.

Par exemple, enchaîner les faits divers dramatiques à l’exclusion de toute autre considération enferme le public dans une histoire : celle de l’insécurité. Le besoin de sécurité peut ainsi être fabriqué, sans que l’insécurité objective n’ait changé. L’histoire ainsi construite est-elle vraie, est-elle fictive ? Il n’y a souvent pas très loin de la narration des faits au storytelling ou art de raconter à un public les histoires qu’il a envie d’entendre.

Une autre réponse est possible. Elle prend appui sur un fait saillant caractéristique des questions qui sont abordées dans les médias : leur caractère controversé. Un fait divers, tel qu’une attaque au couteau de la part d’un jeune, est diversement interprétable : insécurité ou résultat inévitable de suppression des budgets de l’éducation populaire ? Les explications sont diverses et ont généralement un lien avec les intérêts de celles et ceux qui les formulent – femmes, jeunes, commerçants, associations, etc. Comprendre le fait et pouvoir l’expliquer implique de faire une place à l’interprétation, laquelle procède de la confrontation de points de vue antagoniques. Les faits ne parlent pas d’eux-mêmes de manière univoque.

La méthode des juges

Comparons avec ce qui se passe dans un tribunal. Aucun juge ne se prononce sur le simple établissement des faits. Qui serait capable de les présenter de manière neutre ? Personne.

Le juge écoute donc, tour à tour, la défense, l’accusation et les témoins. Chacun d’entre eux produit les faits qui leur paraissent pertinents et significatifs. Un arbitre procède de la même manière, quand il doit rendre une décision. Il ne se contente pas de constater. Il écoute un point de vue, un autre, fait appel éventuellement au replay, etc. et finit par trancher.

L’interprétation prend du temps, et c’est elle qui passe à la trappe avec la prétention de « s’en tenir aux faits » ou, pis, avec la tentation de verser dans la chasse au scoop et le souci de « faire de l’audience ». Tout fait un peu complexe implique qu’une enquête soit menée pour pouvoir être compris. C’est la règle. Sans cela, ce n’est pas le tribunal de la vérité qui est dressé, mais la conclusion hâtive, voire le procès stalinien.

La question de la formation du jugement en situation controversée se pose aussi pour les enseignants. La question a donc fait l’objet d’un travail de deux ans impliquant une vingtaine d’enseignants de l’Institut Mines-Télécom, enquêtant, par exemple, sur les normes sur lesquelles s’appuient les juges, les arbitres, ou encore les enseignants confrontés à des controverses.

Trois normes procédurales se dégagent de l’analyse. La première est la neutralité. Un bon jugement ne doit pas chercher à changer les faits ni même les interprétations que les diverses parties en donnent. Il s’interdit d’interagir avec eux. La seconde est l’impartialité. À la manière d’un juge ou d’un arbitre, elle enjoint d’écouter tous les points de vue afin de construire une vision partagée de la situation. Ce résultat ne se trouvait dans aucun d’entre eux, pris de manière isolée. C’est pourquoi l’impartialité ne se confond pas avec la neutralité. Le troisième critère est l’objectivité. Les faits sur lesquels les points de vue raisonnent doivent tous être solides, à la manière des preuves jugées recevables dans un tribunal. Et leur solidité dépend de la manière dont le sujet et l’objet ont interagi.

Quelle est la méthode, alors ? Tout d’abord, ne pas confondre l’information avec le militantisme, le fait d’informer avec le fait de vouloir changer la situation. C’est la neutralité.

Ensuite, confronter les principaux points de vue, sans négliger les « signaux faibles ». Quand un point n’est traité qu’avec un seul expert, et plus encore si cet expert est toujours le même, ou quand des faits similaires sont abordés en donnant toujours la parole aux mêmes, alors nous sortons des critères d’un bon jugement. Par exemple, ne s’intéresser à une grève qu’en donnant la parole aux usagers mécontents revient à dresser un argumentaire à charge contre les grévistes, dont la parole n’est pas relayée. Et cela vaut aussi pour les scientifiques. L’océan du climatologue est bien différent de celui du spécialiste des requins.

Enfin, s’assurer de la solidité des faits, de leur résistance, en ayant en tête que les scientifiques sont bien souvent en désaccord entre eux. Ces trois normes sont ce que Kant appelait des « idées régulatrices », c’est-à-dire des idéaux qui indiquent des directions mais ne peuvent jamais être parfaitement réalisés.

Les médias classiques assurent-ils une information de meilleure qualité que les réseaux sociaux ?

Chacun pourra constater à l’aune de ces trois normes que les médias classiques (télévision, presse) ne sont pas forcément de meilleure qualité que les réseaux sociaux. Ils ont une ligne éditoriale, c’est-à-dire une manière générale d’interpréter la réalité, qui diffère d’un média à un autre. Ils vont donc avoir tendance à inviter les experts qui la confortent, à accumuler les faits qui vont dans leur sens et à mettre en doute ceux qui la remettent en cause.

Le gendarme de l’information veille, certes, aux abus les plus évidents. Ainsi, c’est pour avoir trop réduit la diversité de ses sources que la chaîne C8 a été interdite d’antenne.

En réalité, il est rare que les médias mentent ouvertement. La ficelle est trop grosse, et nuirait très fortement au média dès lors qu’elle serait dévoilée. C’est par le manque de neutralité et d’impartialité que passe la plus grosse des fake news. Les règles du storytelling le savent bien, d’ailleurs. Une bonne histoire doit être crédible, du point de vue du public récepteur. Et une belle histoire est bien plus difficile à remettre en cause qu’un fait qui se révélerait erroné.

Le raisonnement qui vaut pour les médias vaut aussi pour l’expertise, puisque celle-ci a pour but d’éclairer la décision. Si l’information apportée n’est ni neutre, ni impartiale, ni objective, alors la décision ne le sera pas non plus. Les mêmes règles doivent donc procéder au choix des experts dans une prise de décision.

The Conversation

Fabrice Flipo ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

01.09.2025 à 15:14

Budget Bayrou : voter la confiance, puis l’amender peut être une bonne option

François Langot, Professeur d'économie, Directeur adjoint de l'i-MIP (PSE-CEPREMAP), Le Mans Université
Alors que le débat se focalise sur la politique de François Bayrou, un autre plan de désendettement est-il possible ?
Texte intégral (1926 mots)

Lundi 1er septembre, le premier ministre François Bayrou entame des consultations avec les principaux dirigeants des partis représentés à l’Assemblée nationale à propos de son projet de budget pour 2026. Un autre budget est-il possible ? Peut-on à la fois réduire l’endettement, sans casser la croissance, tout en réduisant les inégalités ?


Cette année, en France, l’État versera 68 milliards d’intérêts aux marchés financiers. Au-delà de cette dépense contrainte, il déboursera 91 milliards d’euros de plus que ses recettes : le total de ses dépenses hors charges d’intérêts sera de 1 627 milliards d’euros, alors qu’il ne percevra que 1 535 milliards de recettes. Ce sont donc 159 milliards d’euros (91+68) qu’il faudra « trouver » en 2025, puis 170 milliards d’euros en 2026, si rien ne change dans la gestion des finances publiques.

Une gestion de la dette plus difficile

Pour s’opposer aux changements proposés par le gouvernement Bayrou, certains affirment que le niveau de la dette publique n’est pas un problème. Ils ont raison, mais uniquement dans un contexte particulier : si, chaque année à l’avenir, l’augmentation de la richesse créée en France est suffisante pour compenser les intérêts payés. Les prévisions pour 2025 indiquent que le taux d’intérêt sur la dette sera de 2,2 %, alors que la croissance ne sera que de 2 %. Il y aura donc un besoin de financement d’environ 7 milliards d’euros en 2025.

Même si les dépenses de l’État hors charges d’intérêts étaient égales à ses recettes, le surplus de revenus créés en 2025 serait inférieur de 7 milliards d’euros aux intérêts à couvrir sur la dette publique. Cela augmentera mécaniquement le ratio dette/PIB (la dette, augmentée de ses intérêts, croissant plus vite que le PIB). Pour 2026, la hausse des taux d’intérêt et le contexte international morose ne laissent pas envisager une croissance économique supérieure au taux d’intérêt, permettant de stabiliser la dette, même si les dépenses hors charges d’intérêts étaient égales aux recettes publiques.

Ainsi, le contexte conjoncturel (faible croissance et hausse des taux d’intérêt) doit conduire à s’inquiéter du niveau de la dette : plus il est élevé, plus un taux d’intérêt élevé par rapport au taux de croissance créera de nouveaux besoins de financement, faisant alors exploser la dette. Cette hausse de la charge d’intérêts a évidemment des conséquences immédiates : à niveau de recettes égales, les euros qui y sont consacrés ne peuvent servir à financer l’école, la santé, la sécurité ou les transferts aux ménages.


À lire aussi : « La crise politique est plus inquiétante pour l’économie française que la crise budgétaire seule »


Ne pas voter la confiance, si celle-ci porte sur l’état des finances publiques et le montant d’efforts budgétaires à fournir pour contenir la hausse de la dette, ne semble donc pas fondée économiquement. Toutefois, les pistes avancées par le premier ministre, le 15 juillet dernier, pourraient être amendées, notamment pour conjuguer la réduction de la dette et la préservation de la croissance économique. Cette dernière est d’autant plus nécessaire qu’elle peut contribuer à la réduction du poids la dette.

Un budget pour la croissance qui réduit les inégalités

Tout en réduisant l’écart entre les dépenses hors charges d’intérêts et les recettes publiques, afin de ne pas accroître de façon comptable l’endettement, ces amendements doivent alors poursuivre un double objectif :

  • soutenir la croissance, car elle facilite la gestion des finances publiques en finançant la charge des intérêts ;

  • et contenir les inégalités économiques pour que les mesures prises soient majoritairement approuvées dans l’opinion.

Ces mesures budgétaires doivent être calibrées afin qu’elles réduisent graduellement le déficit, d’au moins 40 milliards d’euros en 2026, puis d’une séquence à déterminer pour que le déficit soit ramené à 3 % du PIB en 2029 conformément aux engagements européens de la France. Pour que ces mesures soient efficaces, elles doivent cibler les baisses de dépenses et les hausses de recettes qui réduisent le moins la croissance et n’augmentent pas les inégalités.

Réduire les dépenses plutôt qu’augmenter les prélèvements

Les évaluations faites par le Cepremap et l’i-MIP des deux derniers budgets proposés par les gouvernements Barnier et Bayrou (voir les notes du Cepremap et de l’i-MIP), ont montré que deux types de mesures réduisent fortement la croissance : d’une part, les coupes dans les dépenses de fonctionnement de l’État et des collectivités, et d’autre part, les hausses de prélèvements, ces derniers réduisant peu le déficit du faut des réductions d’assiette qu’ils provoquent.

En revanche, les réductions des transferts indexés sur les revenus du travail (retraites et allocations chômage) permettent à la fois de réduire le déficit et de soutenir la croissance. En effet, ces économies affecteront les seniors qui peuvent, pour les compenser, puiser dans leur épargne s’ils sont retraités ou travailler plus longtemps s’ils sont encore actifs.

Ces mesures permettront à la fois de soutenir la demande par la remise en circulation de l’excès d’épargne accumulée depuis la crise du Covid – principalement par les plus de 60 ans, selon l’Insee (2025) – et d’accroître le taux d’emploi, encore trop faible en France, deux leviers fondamentaux de la croissance. Afin de ne pas creuser les inégalités, les transferts d’assistance, tels que le minimum vieillesse, peuvent être accrus, car tous les seniors ne disposent pas d’épargne ou d’opportunités pour prolonger leur activité.

Graphique 1 : Évolutions depuis 1995 des dépenses et des recettes de l’État (en pourcentage du PIB). Les écarts au début de chaque mandat présidentiel sont en point de pourcentage, comme l’écart minimal (vert) et l’écart maximal (en orange).

Fourni par l'auteur

Quelles dépenses cibler ? Corriger les déséquilibres passés

Respectant le cadrage budgétaire proposé par le gouvernement Bayrou, les amendements au budget doivent aussi corriger de certains déséquilibres passés. Les évolutions historiques des dépenses publiques et des recettes de l’État indiquent, contrairement aux analyses trop partielles, que les prélèvements sont encore au-dessus de leur niveau moyen de 0,4 point de pourcentage, alors que les dépenses sont encore à plus 3 points au-dessus de leur niveau moyen (entre 1995 et aujourd’hui, les recettes représentent 51 % du PIB et les dépenses 54 %, voir graphique 1). Courir après la hausse des dépenses en augmentant les prélèvements ne semble donc pas être une évidence aujourd’hui.

France 24 – 2025.

L’ouverture de négociations que le premier ministre propose doit alors permettre de mieux cibler les mesures réduisant les dépenses. Pour mener cette négociation, les mesures sélectionnées doivent, en premier lieu, soutenir la croissance et contenir les inégalités économiques en favorisant celles qui augmentent la consommation des ménages et le taux d’emploi, et en second lieu, tenir compte des évolutions passées, certains postes de dépenses ayant déjà connu des dérives tendancielles.

Le graphique 2 montre que si la baisse continue de la part des dépenses consacrées au fonctionnement de l’État peut se justifier (-4 points au total), celle consacrée à l’enseignement est plus surprenante (-1,5 point au total), contrastant, en particulier, avec la hausse continue de celle consacrée à la santé (+ 3,3 points au total). Si la perspective est de soutenir la croissance et de contenir les inégalités, il serait opportun d’arrêter de réduire le soutien aux affaires économiques observé pendant la présidence d’E. Macron – comme cela avait aussi le cas pendant celle de J. Chirac, alors qu’il avait fortement crû pendant celle de F. Hollande –, mais aussi parvenir à contenir la part des dépenses consacrées à la protection sociale, en hausse de 1,4 point de PIB depuis 1995. Le choix des postes où se feront les économies budgétaires ne peut donc pas être indépendant des relatifs efforts précédemment consentis et de leurs impacts sur la croissance.

Graphique 2 : Évolutions par mandat présidentiel des dépenses de l’État (en pourcentage du PIB) par postes.


Lecture : Les dépenses de protection sociale ont augmenté de 1,2 point pendant les présidences de J. Chirac, 1 point sous celle N. Sarkozy et 0,3 point sous celle de F. Hollande (soit une hausse totale de 2,5 points). Elles ont baissé de 1,1 point sous E. Macron.

The Conversation

François Langot ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

31.08.2025 à 15:42

Même avorté, le moratoire français sur les énergies renouvelables peut mettre en péril la transition verte

Maria Tselika, Assistant Professor of Finance, IÉSEG School of Management
Elias Demetriades, Professeur de finance, Audencia
Kyriaki Tselika, Assistant professeur, Norwegian School of Economics
Même si la proposition de moratoire sur les renouvelables a finalement été retoquée, elle pourrait impacter négativement le secteur des renouvelables en France et en Europe.
Texte intégral (1687 mots)

En juin 2025, un moratoire sur les nouvelles installations d’éolien terrestre et solaire a failli entrer en vigueur. Même si la proposition a finalement été retoquée par le Sénat, cette volte-face politique pourrait avoir des effets délétères durables sur le secteur des renouvelables en France et en Europe. Les explications sont d’ordre économique.


En juin 2025, l’Assemblée nationale française a brièvement approuvé un moratoire sur les nouvelles installations d’éolien terrestre et solaire. La proposition, portée par Les Républicains et le Rassemblement national, a provoqué une vive inquiétude. Elle a finalement été rejetée par le Sénat sous la pression des ministres, des associations professionnelles et des experts européens.

Même si cette mesure n’aura jamais été appliquée, elle a révélé une vulnérabilité profonde : dans un secteur fondé sur la planification de long terme, les revirements politiques soudains sapent rapidement la confiance des investisseurs. Même si l’épisode médiatique n’a duré que quelques semaines, il pourra affecter le secteur de façon durable, pour plusieurs raisons.

D’abord parce que les projets d’énergies renouvelables diffèrent fondamentalement des installations classiques. Selon l’Agence internationale de l’énergie, plus de 80 % des coûts d’un projet solaire ou éolien sont engagés dès la phase de construction, bien avant la vente du premier kilowatt-heure.

Mais aussi parce que l’UE s’est fixé un objectif minimal de 42,5 % de consommation finale d’énergie renouvelable d’ici 2030 dans le cadre des plans Fit-for-55 et REPowerEU. L’Agence européenne pour l’environnement souligne d’ailleurs que l’électricité renouvelable représentait déjà plus de 45,3 % de la production électrique de l’Union européenne en 2023, contre seulement 21 % en 2010. Autrement dit, cela reviendrait, pour la France, à saper des objectifs qu’elle va elle-même devoir tenir en tant qu’État membre.

Ces caractéristiques – investissements initiaux élevés, horizon de rentabilité long, dépendance à la stabilité réglementaire – signifient qu’un climat politique clair n’est pas un luxe : c’est une condition de viabilité.

Des conséquences durables même si le moratoire n’a pas été appliqué

Même si le Sénat a rejeté le moratoire, les effets d’image demeurent. Le secteur des renouvelables emploie en France plus de 100 000 personnes, qu’il s’agisse de la conception, de la construction, de l’exploitation ou de la recherche et développement (R&D).

Quand les signaux politiques deviennent incertains, les entreprises freinent les embauches, suspendent la formation et dissuadent les jeunes ingénieurs de s’orienter vers ces métiers.

Cette instabilité fragilise aussi la compétitivité économique. Le prix de l’énergie est une base de la production industrielle : si les renouvelables ralentissent et leur prix augmente, la dépendance aux combustibles fossiles – dont les prix sont par nature plus volatils – s’aggrave. Inversement, une augmentation de la production d’énergies renouvelables ne saurait entraîner une baisse de prix comparable du fait de la nature asymétrique du marché des renouvelables.

Selon le rapport Global Energy Perspective 2023 de McKinsey, même si les énergies renouvelables sont aujourd’hui les plus compétitives dans de nombreuses régions du monde,

« la viabilité économique de certains projets reste tributaire de soutiens réglementaires ; sans eux, les capacités pourraient stagner ».

Autrement dit, chaque incertitude sur les renouvelables augmente le coût du financement, qui se répercute ensuite sur les prix payés par les consommateurs et par l’industrie.

L’histoire récente offre d’ailleurs un précédent éloquent. Après la suppression brutale des subventions au solaire en Espagne, au début des années 2010, le montant des investissements s’est effondré. Ainsi que l’écrivent les économistes Pablo del Río et Pere Mir-Artigues :

« Les mesures prises ultérieurement par le gouvernement pour réduire ces coûts, notamment les changements rétroactifs de politique, ont créé de l’incertitude chez les investisseurs et ont fragilisé l’industrie solaire nationale. »

Un impératif de stabilité au vu des contraintes techniques

Les énergies renouvelables sont, par définition, intermittentes : la production fluctue selon l’ensoleillement et le vent. On l’a vu plus haut, ces projets nécessitent un engagement financier massif avant toute recette et leur réussite dépend de la prévisibilité du cadre réglementaire, du bon accès au réseau et de l’acceptabilité locale.

McKinsey souligne aussi qu’en Europe, la montée en puissance du solaire et de l’éolien (y compris l’éolien en mer) provoque une hausse des prix négatifs. Cela veut dire qu’à certains moments, les producteurs paient pour écouler leur électricité excédentaire, ce qui illustre l’urgence de renforcer les capacités de stockage et d’adapter la tarification. Sans investissements concomitants dans les réseaux et les batteries, la crédibilité et rentabilité du secteur pourrait s’éroder.

En outre, ces technologies requièrent des efforts continus en R&D et une planification sur plus d’une décennie, qui deviennent difficilement soutenables si les règles changent tous les cinq ans.

Au-delà des frontières françaises, des risques pour la confiance des marchés

Au-delà des enjeux économiques, la politique énergétique relève aussi de la souveraineté. En juillet 2025, le ministre de l’industrie et de l’énergie Marc Ferracci mettait en garde : un moratoire mettrait non seulement des milliers d’emplois en danger, mais aggraverait la dépendance aux énergies fossiles importées. Celles-ci représentent encore environ 60 % des besoins énergétiques de la France et pèsent près de 70 milliards d’euros sur la balance commerciale.

Pendant que la France hésitait, d’autres États européens, eux, ont accéléré. Comme indiqué plus haut, en 2023, la production d’électricité renouvelable a dépassé les 45 % au sein de l’UE. Parmi les États membres, le Danemark fait figure de pionnier : en 2023–2024, plus de 88 % de son électricité provenait des énergies renouvelables, principalement de l’éolien terrestre, en mer et de la biomasse.

L’Union européenne fonde sa stratégie de transition sur la crédibilité de ses engagements. Le Green Deal fixe la trajectoire de neutralité carbone à 2050, et le programme REPowerEU de la Commission européenne entend accélérer l’indépendance énergétique en développant le renouvelable et l’efficacité. Comme le rappelle l’Agence européenne pour l’environnement elle-même :

« les investissements dans l’électricité renouvelable sont par nature de long terme et nécessitent un engagement soutenu en matière de planification, d’autorisations et de raccordement aux réseaux. »

Les investissements mondiaux dans les énergies renouvelables devraient continuer à croître de manière significative au cours des prochaines décennies, à condition que la stabilité réglementaire et l’adhésion de la société soient garanties. En l’absence de visibilité et de politiques cohérentes, les investisseurs orienteront leurs financements vers des pays offrant un cadre plus fiable et des perspectives à long terme plus clairement établies.

Autrement dit, les renouvelables ne sont pas seulement un atout pour le climat. Elles sont aussi un levier de compétitivité et un moyen de sécuriser l’approvisionnement face aux tensions géopolitiques. L’adoption de l’article 5 de la Programmation pluriannuelle de l’énergie, qui fixe les objectifs de la France en matière de planification énergétique (PPE), qui fixe un cap de 58 % d’énergie décarbonée d’ici 2030, est un signal encourageant.

Mais reste à reconstruire la crédibilité. Les changements de cap trop fréquents – comme ce moratoire avorté – sapent la confiance des investisseurs et freinent la structuration de filières industrielles compétitives. À l’inverse, des politiques claires, des réseaux modernisés et des mécanismes de soutien prévisibles peuvent permettre à la France de reprendre une place de premier plan.

The Conversation

Kyriaki Tselika a reçu des financements de FME NTRANS (Grant 296205, Research Council of Norway).

Elias Demetriades et Maria Tselika ne travaillent pas, ne conseillent pas, ne possèdent pas de parts, ne reçoivent pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'ont déclaré aucune autre affiliation que leur poste universitaire.

30.08.2025 à 18:32

Décès de Jean Pormanove : pourquoi la régulation de la plateforme Kick a échoué

Romain Badouard, Maître de conférences en sciences de l'information et de la communication, Université Paris-Panthéon-Assas
Suite à la mort en direct du streamer Jean Pormanove sur la chaîne Kick, comment comprendre l’absence d’intervention des autorités, malgré de nombreux signalements ?
Texte intégral (2634 mots)
Jean Pormanove, le 12 mai 2025. Nasdas Live/Wikimedia, CC BY

Le décès en direct du streameur Jean Pormanove, le 18 août, martyrisé par ses collègues pendant des mois sur la plateforme Kick, pose la question du contrôle des espaces numériques. Comment comprendre l’absence d’intervention des autorités publiques ? Comment limiter la diffusion d’images violentes sur les réseaux ? Entretien avec le chercheur Romain Badouard.


The Conversation : Avant le décès de Jean Pormanove, des signalements ont été faits à l’Autorité de régulation de la communication audiovisuelle et numérique (Arcom), et la justice a ouvert une enquête en décembre 2024. On s’étonne que rien n’ait été fait pour stopper la production et la diffusion de la chaîne mettant en scène violences et humiliations devant des centaines de milliers d’internautes. Comment l’expliquez-vous ?

Romain Badouard : Ce drame illustre les dysfonctionnements de la régulation des contenus en ligne. On sait depuis les débuts de l’Internet grand public que réguler les contenus présente un certain nombre de difficultés, autant techniques que juridiques et culturelles. Avec la mise en place en 2024 du Digital Services Act (DSA) – le nouveau règlement européen sur la régulation des platesformes, on avait espoir que la régulation serait plus efficace. On se rend compte aujourd’hui qu’il y a encore des trous dans la raquette…

Pourquoi l’Arcom n’a-t-elle pas agi ?

R. B. : Dans les médias, on a accusé l’Arcom de ne rien avoir fait. Mais l’Arcom est une autorité administrative dont le but est de vérifier que les plateformes sont en conformité avec les différentes normes réglementaires. Elle n’a pas pour mission de surveiller les publications des internautes. Ceci dit, l’Arcom aurait pu sanctionner Kick sur la base de sa mission, notamment concernant ses manquements en termes de modération.

La défense de l’Arcom consiste à dire que Kick n’a pas de représentant sur le territoire français, donc que cette plateforme ne relevait pas de ses compétences. Or le droit européen stipule qu’un service numérique accessible sur le territoire européen doit respecter les lois en vigueur dans les États membres. Le DSA impose aussi que ces services aient un représentant sur les territoires où ils diffusent. Ce n’était pas le cas de Kick, alors que ça aurait dû l’être.

Par ailleurs, j’ai constaté que Kick publie effectivement des rapports de transparence sur la manière dont elle modère les contenus, comme l’y oblige le DSA. Mais dans ces rapports, il y a de nombreux manques : le rapport est très flou et très imprécis. On ne sait pas combien de modérateurs sont employés, comment l’intelligence artificielle est utilisée pour détecter les contenus illégaux, aucun chiffre sur le nombre de publications qui ont été retirées ni sur les sanctions qui ont été prises. À ce titre, la plateforme aurait pu être sanctionnée. Dans ce genre de situation, l’Arcom peut ouvrir une enquête administrative. Elle peut aussi infliger des amendes aux plateformes qui ne respectent pas les règles. Enfin, en dernier recours, elle peut exiger que les fournisseurs d’accès à Internet rendent la plateforme inaccessible depuis le territoire français.

Pourquoi ne s’est-il donc rien passé ?

R. B. : Sans doute parce qu’il est compliqué de prendre en charge les milliers de sites qui existent, sachant que toute l’attention médiatique et publique se concentre sur les très grandes plateformes – Instagram, Facebook, X, TikTok, YouTube… Les plus petites passent souvent sous les radars, sauf que, dans le cas de Kick, finalement, les audiences étaient importantes, les manquements connus, et d’autres signaux auraient dû alerter les autorités.

Pourquoi la justice n’a-t-elle pas non plus agi, malgré l’ouverture d’une procédure judiciaire et plusieurs interventions de police ?

R. B. : Dans cette affaire, l’institution censée surveiller les contenus, c’est Pharos, qui a des pouvoirs de police. Or Pharos a reçu des signalements concernant la chaîne Kick qui diffusait les streams de Jean Pormanove – 80 signalements d’après Mediapart, ce qui n’est pas rien. On sait que la police est descendue à plusieurs reprises sur les lieux du tournage, mais ces tournages ont continué et les contenus ont été diffusés, ce qui est assez étonnant.

Il faut sans doute prendre en compte le fait que Jean Pormanove, qui avait été entendu par la police, n’a jamais souhaité porter plainte. Il a confié aux enquêteurs qu’il était consentant par rapport à tous les châtiments qui lui étaient infligés. Cela complique un peu l’action de la justice…

Pour autant, cette situation de streamers qui font l’objet d’une enquête du parquet de Nice dès décembre 2024 et qui poursuivent leur production pendant des mois a beaucoup choqué, et c’est légitime.

**Comment imaginer un système plus efficace pour éviter ce type de situation ?

R. B. : Le nœud du problème est celui de la temporalité de la justice. Ni la police ni l’administration n’ont le pouvoir d’exiger la fermeture d’une plateforme en France : seule la justice a ce pouvoir – ce qui est une bonne chose pour notre démocratie. Or, la justice prend du temps pour enquêter, juger et sanctionner. Ce qui manque, c’est un moyen d’agir rapidement pour bloquer les contenus qui sont manifestement illégaux et dangereux.

Il est donc nécessaire de compléter l’arsenal juridique dans le domaine. L’une des pistes à explorer, c’est de donner des moyens à la justice pour prendre des décisions rapides, bloquer des contenus, des plateformes, des chaînes qui ont des comportements problématiques, au moins de manière temporaire, pendant qu’une enquête suit son cours.

Mais la justice agit déjà très rapidement dans certains cas, comme les vidéos terroristes ou pédopornographiques…

R. B. : Il faut savoir que les publications des internautes sur les plateformes relèvent de la législation sur la liberté d’expression. Mais il y a effectivement certaines exceptions à cette liberté d’expression : les contenus terroristes et la pédopornographie. Dans ces cas de figure, la justice peut agir beaucoup plus vite, et les plateformes doivent être capables de les retirer en moins d’une heure. Elles ont d’ailleurs mis en place des systèmes interplateformes pour repérer et effacer ces contenus en quelques minutes, voire quelques secondes. Donc, techniquement parlant, c’est possible.

Notons qu’il y a un autre cas de figure où la régulation est très efficace, c’est celle du droit d’auteur. Les plateformes ont été proactives, car elles redoutaient des procès d’ayants droit. Par exemple, sur YouTube, des systèmes automatiques détectent la réutilisation de contenus protégés par le droit d’auteur avant publication. Cela prouve que lorsqu’elles le veulent, les plateformes trouvent des solutions.

Le problème, lorsqu’il s’agit des publications quotidiennes des internautes, est toujours de trouver la bonne mesure entre lutte contre les contenus illégaux et protection de la liberté d’expression. Car une législation trop contraignante en la matière peut également avec des conséquences néfastes.

La diffusion de contenus violents, des suicides, d’humiliations, de discours de haine ne sont pas protégés par les principes de la liberté d’expression. Pourquoi seraient-ils tolérés sur Internet alors qu’ils sont sanctionnés par la loi dans d’autres contextes ?

R. B. : Effectivement, il s’agit d’actes interdits par la loi et les platesformes ont l’obligation d’empêcher leur diffusion. Les grosses platesformes commerciales le font, ou tentent de le faire, mais les plus petites – comme Kick – essayent de manière très malsaine de nourrir leur modèle économique de ce type de contenus, en visant un public particulier. Elles sont plus difficiles à surveiller, car elles sont nombreuses et moins visibles. Par ailleurs, selon la législation européenne, la surveillance des contenus incombe d’abord aux plateformes.

Ne serait-ce pas plus simple d’inverser la logique en demandant aux plateformes d’être responsable des contenus publiés comme des médias ? ou de mettre des amendes si dissuasives qu’elles joueraient le jeu de la modération ?

R. B. : Imaginer des amendes très fortes est possible et souhaitable. Au niveau européen, il y a eu des amendes importantes infligées par la Commission européenne à plusieurs géants du numérique, notamment pour abus de position dominante. La Commission nationale de l'informatique et des libertés (CNIL), en France, a imposé de lourdes amendes à Facebook et Google concernant la législation sur les données personnelles. Le DSA est en place depuis peu de temps, mais il doit donner des moyens d’agir et de sanctionner.

Alors, est-ce qu’il faudrait aussi considérer les plateformes comme responsables des contenus à l’instar des médias ? Actuellement, la législation française et européenne donne aux plateformes un statut intermédiaire : elles ne sont pas responsables des contenus, mais ont une responsabilité lorsque des contenus leur sont signalés. Elles doivent agir et doivent par ailleurs respecter une obligation de moyens pour détecter les contenus illégaux.

Si on considérait les plateformes comme légalement responsables des contenus de tous les streamers, cela serait tout de même problématique en termes de créativité et de liberté d’expression – tout ce qui a fait aussi la culture numérique depuis le début des années 2000. Il n’y a pas que des choses atroces mises en ligne, il y a aussi beaucoup de contenus de qualité, de partages d’informations, d’intelligence collective. Si on rend les plateformes responsables de toutes les publications des internautes, alors elles limiteront considérablement les moyens d’expression de ces derniers. On ne peut pas non plus évacuer le fait que ces plateformes sont très populaires, qu’elles sont utilisées par des centaines de millions de personnes. Si, du jour au lendemain, vous bridez TikTok, par exemple, et que la plateforme décide de se retirer du territoire français, vous allez faire beaucoup de mécontents – ce dont les responsables politiques ne veulent certainement pas.

Pour élargir aux grandes plateformes et au DSA, qu’est ce qui fonctionne et qu’est-ce qui ne fonctionne pas ? Il y a eu des plaintes contre TikTok liées à des suicides d’adolescents. Est-ce que le DSA est réellement efficace ?

R. B. : Le DSA est entré en vigueur en février 2024, on commence à avoir un peu de recul pour juger. Pour l’instant, concernant les obligations de transparence, les grandes plateformes ont plutôt obtempéré, elles communiquent sur leur modération, ce qu’elles retirent, comment elles s’y prennent, etc. On se rend compte qu’il y a de bons élèves et de mauvais élèves. Meta ou Google ont plutôt tendance à jouer le jeu parce qu’elles ont un intérêt financier à le faire. TikTok, c’est beaucoup plus problématique : il y a des doutes sur sa volonté de se mettre en conformité. Quant à X, la plateforme affirme ouvertement qu’elle ne respectera pas les règles et qu’elle n’a aucune intention de le faire – ce qui a amené la Commission européenne à ouvrir une enquête à son sujet.

Notons que, même pour les bons élèves, lorsqu’on entre dans le détail, on voit qu’il manque beaucoup d’informations dans les rapports – combien de modérateurs, quelles sanctions, comment fonctionnent leurs algorithmes, etc. La commission a tapé du poing sur la table à l’automne 2024 et elle impose désormais des critères plus précis pour les nouveaux rapports de transparence. Nous verrons en 2025 si les plateformes jouent finalement le jeu.

Quel serait le bilan des régulations mises en place ces dernières années ?

R. B. : On régule plus qu’avant, mais le bilan est mitigé. Le DSA est un progrès indéniable, avec des lacunes, par exemple lorsqu’il s’agit d’intervenir rapidement pour bloquer des contenus ou des plateformes, comme je l’ai déjà indiqué. Au niveau français, où l’on est censé réguler les plateformes de taille plus modeste, il y a aussi des progrès.

L’Arcom a eu de nouveaux pouvoirs dans le cadre du DSA en France – enquêtes, amendes, etc. Par ailleurs, la France a adopté une loi sur la sécurité de l’espace public numérique et imposé des règles qui n’étaient pas dans le DSA – par exemple, l’interdiction des sites pornographiques qui ne vérifient pas l’âge des utilisateurs.

On ne peut nier qu’il y a une volonté du politique de ne plus laisser l’espace public numérique sans régulation. Les lois existent, l’enjeu relève davantage de leur application.

The Conversation

Romain Badouard ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

28.08.2025 à 16:51

Face aux polycrises, l’État doit devenir stratège

David Vallat, Professeur des universités en management stratégique - chercheur au laboratoire MAGELLAN (IAE de Lyon), iaelyon School of Management – Université Jean Moulin Lyon 3
Les polycrises associent plusieurs crises qui se renforcent, au point de déstabiliser nos sociétés. L’action d’un nouvel État stratège est indispensable.
Texte intégral (2082 mots)
La polycrise implique l’imbrication de crises multiples : financières (subprimes de 2008), sanitaires (Covid-19), géopolitiques (guerre en Ukraine, Gaza, Iran), environnementales (climat, biodiversité), sociales (migrations, inégalités) et informationnelles (désinformation, guerres narratives). Ak_aman/Shutterstock

La polycrise désigne l’interconnexion de crises géopolitiques, environnementales, sociales ou informationnelles qui se renforcent mutuellement et qui fragilisent nos sociétés démocratiques. Ce phénomène est le symptôme d’un monde devenu structurellement instable, où l’action publique, si elle ne se transforme pas en profondeur, est condamnée à l’impuissance.


Nous vivons une époque marquée par une instabilité permanente, dans laquelle les crises se succèdent ou se superposent, et où les structures sociales et politiques peinent à conserver leur cohérence. Les crises qui nous menacent ne sont plus ponctuelles ni isolées, mais interconnectées ; elles renforcent les fragilités structurelles des sociétés contemporaines, à commencer par un individualisme galopant, fruit de la postmodernité.

Le temps des polycrises

Nous vivons au temps des polycrises, menaces internes et externes pour nos sociétés démocratiques. La notion de polycrise renvoie à l’imbrication de crises multiples : financières (par exemple, celle des subprimes de 2008), sanitaires (Covid-19), géopolitiques (guerre en Ukraine, guerre des proxys de l’Iran contre Israël), environnementales (climat, biodiversité), sociales (migrations, inégalités) et informationnelles (désinformation, guerres narratives). Ces crises ne sont pas juxtaposées, mais s’entrelacent et se renforcent.

Ainsi la crise des subprimes, née du marché immobilier aux États-Unis, s’est rapidement transformée en crise financière mondiale, puis en crise de la dette souveraine en Europe. C’est dans ce contexte de fragilisation économique que l’Europe a dû faire face à un afflux massif de migrants consécutif à la guerre civile en Syrie. De même, la pandémie de Covid-19 a mis en lumière la dépendance logistique à des chaînes d’approvisionnement mondialisées, provoqué une onde de choc économique et accentué les inégalités, tout en fragilisant la légitimité des institutions. La situation économique de l’Europe se dégrade d’autant plus que les États européens doivent investir en armement pour faire face aux velléités impériales russes.

Ces enchaînements ne relèvent pas du hasard : ils traduisent l’interconnexion structurelle des systèmes modernes. L’accélération des flux – de capitaux, de données, de personnes, de virus – rend les sociétés extrêmement sensibles aux perturbations.

La mondialisation, en abolissant les distances, a créé un monde « petit », mais aussi extraordinairement fragile. Un effondrement énergétique local peut avoir des répercussions alimentaires, sécuritaires et sociales à l’échelle planétaire. Par exemple la guerre en Ukraine a contribué à la hausse du prix du blé en Égypte.

Le défi est que ces crises sont multiniveaux. Elles touchent à la fois l’individu (perte de repères, isolement), les institutions (crise de confiance) et les États (incapacité à coordonner des réponses globales). Cette complexité rend difficile la hiérarchisation des priorités. À quelles urgences répondre d’abord ? À la crise climatique, à la dette publique, à la sécurité énergétique, à l’implosion des services publics, à la cybersécurité ? Chaque réponse sectorielle risque d’aggraver une autre dimension du problème.

Face aux polycrises, la désintégration du commun

La modernité s’est construite sur des fondations solides : la foi dans le progrès, dans la raison, dans la science, dans l’autonomie de l’individu et dans la séparation des sphères religieuses et politiques. Le récit moderne visait l’émancipation et la maîtrise du monde. Selon Francis Fukuyama, la fin de la guerre froide avait même marqué « la fin de l’Histoire », une forme d’aboutissement idéologique avec la démocratie libérale comme horizon indépassable. Cela signifie que toute contradiction fondamentale dans la vie humaine pourrait être résolue dans le cadre du libéralisme moderne, sans qu’il soit nécessaire de recourir à une structure politico-économique alternative. Dès lors, les relations internationales se concentreraient principalement sur les questions économiques et non plus sur la politique ou la stratégie, réduisant ainsi les risques de conflit violent d’envergure internationale.

Mais cette vision a été largement remise en cause par la postmodernité – pour ne pas dire par les attaques du 11-Septembre (2001). En 1979, Jean-François Lyotard parle de « condition postmoderne » pour désigner l’effondrement des « grands récits » (libéralisme, Lumières, etc.), au profit d’une fragmentation de la connaissance et des identités. Ce relativisme culturel, conjugué à une désaffection des institutions, conduit à une perte de sens collectif.

Zygmunt Bauman prolonge cette analyse en introduisant le concept de « modernité liquide », dans laquelle les structures sociales sont devenues instables, les identités mouvantes, et les engagements précaires. Le nomadisme devient une caractéristique centrale de l’individu « liquide » : il traverse sa propre vie comme un touriste, changeant de lieu, d’emploi, de conjoint, de valeurs, d’engagements, et parfois d’orientation sexuelle, de genre, d’identité. L’individu devient son propre repère dans un environnement incertain et mouvant. Le choix individuel devient déterminant et l’affirmation de soi par la consommation et par la mise en scène sur les réseaux sociaux prime sur tout cadre commun.

Dans les sociétés liquides, la perte des repères collectifs va de pair avec une crise du sens. Ce vide symbolique est comblé non pas par un retour à des récits communs structurants, mais par une prolifération de narratifs concurrents, souvent émotionnels, simplificateurs et orientés. Ce phénomène est intensifié par l’usage massif des réseaux sociaux, devenus le principal canal de diffusion de l’information – ou de sa falsification. La guerre contemporaine n’est donc plus seulement militaire ou économique : elle est aussi cognitive.

L’heure des prédateurs

Giuliano da Empoli a bien théorisé cette dynamique dans l’Heure des prédateurs (2025). Il y montre comment les plateformes numériques – pensées dès leur origine pour capter l’attention – sont devenues des outils de guerre idéologique. En favorisant les contenus clivants et émotionnels, elles structurent un espace public fragmenté, polarisé, où la vérité devient relative. Le factuel est concurrencé par le ressenti, et la viralité prime sur la véracité. La réalité devient une construction narrative mouvante, au sein de laquelle chaque communauté s’enferme dans ses propres certitudes, nourries par des algorithmes de recommandation qui amplifient les biais de confirmation.

La manipulation informationnelle est ainsi devenue un enjeu stratégique majeur. Des acteurs étatiques, comme la Russie, exploitent cette faiblesse des démocraties pour influencer les opinions publiques adverses. Ces campagnes n’ont pas seulement pour but de convaincre, mais de désorienter, de diviser et de démoraliser.


À lire aussi : Le « sharp power », nouvel instrument de puissance par la manipulation et la désinformation


Comme l’explique da Empoli, le chaos devient une stratégie de pouvoir : affaiblir le lien social, c’est affaiblir la capacité de résistance collective. Non seulement les réponses aux polycrises sont moins efficaces, mais l’ampleur des crises est amplifiée par l’effet « caisse de résonance » des réseaux sociaux. La manipulation informationnelle vise aussi à faire apparaître celui qui décide au mépris des règles, de la loi, des contraintes, comme le vrai leader qui écoute son peuple. Ainsi les Trump, Poutine, Bolsonaro, etc. seraient les dignes descendants de Cesare Borgia (le prince de Machiavel) qui agissent plus qu’ils ne parlent. En agissant, ils produisent un narratif qui leur est favorable.

Cette guerre des narratifs s’inscrit également dans une logique postmoderne où les signes prennent le pas sur les faits. Dans une société liquide, où les institutions sont fragilisées, les citoyens en viennent à se méfier de tout : des médias traditionnels, des experts, des politiques. Le complotisme devient un refuge identitaire, et l’émotion remplace la délibération rationnelle.

Les conséquences sont profondes : la décision publique devient plus difficile à légitimer, les conflits sociaux s’enveniment, et les sociétés entrent dans une spirale de défiance. Ce brouillage informationnel complique également la gestion des crises. La pandémie de Covid-19 ou l’invasion russe en Ukraine ont été accompagnées de vagues massives de fausses informations, entravant les réponses sanitaires ou diplomatiques.

Retour de l’État stratège ?

Dans ce contexte, repenser la place de la raison, de la vérification des faits et de la formation à l’esprit critique devient une priorité. La guerre des narratifs n’est pas seulement une bataille pour l’attention : c’est une lutte pour la souveraineté cognitive des sociétés.

Les polycrises que nous affrontons ne relèvent ni de l’accident ni du hasard. Elles sont les symptômes d’un monde devenu structurellement instable, où l’action publique, si elle ne se transforme pas en profondeur, est condamnée à l’impuissance. Le temps des ajustements à la marge est révolu. Ce qu’il faut, c’est une réinvention stratégique de la gouvernance, capable de penser et d’agir dans la complexité, sans se réfugier dans l’idéologie, l’ignorance volontaire ou le court-termisme.

L’un des paradoxes contemporains est que, face à l’incertitude, l’État est plus que jamais attendu, mais moins que jamais préparé – la crise Covid en a fait la démonstration). Réduit trop souvent à une logique de gestion ou de communication, l’État a vu s’affaiblir sa capacité à anticiper, à mobiliser, à coordonner.

Il est urgent de réhabiliter un État stratège, capable de pouvoir exercer sa souveraineté de manière démocratique et éclairée, comme nous y invite de façon détaillée le Conseil d’État dans une étude annuelle.

Quels points retenir de ce document très riche concernant la dialectique polycrise-société liquide ? D’abord, il s’agit d’identifier nos fragilités, nos dépendances – en premier lieu, la dette publique et notre affaiblissement économique relatif. Les rapports de force entre États sont plus vifs que jamais : il est également nécessaire de sortir de l’irénisme, qui minimise les risques et les menaces, et d’assumer une logique de puissance, trop peu souvent associée à notre culture démocratique. Il faut, enfin, revivifier la démocratie en donnant plus d’autonomie et de responsabilité aux citoyens, tout en rappelant constamment les valeurs républicaines qui fondent notre socle commun.

The Conversation

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