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17.12.2025 à 12:22

La fraternité, une valeur qui rassemble ou qui exclut ? Retour sur une histoire et ses ambiguïtés

Arthur Duhé, Post-doctorant ANR Access ERC 2025, Université Paris 8 – Vincennes Saint-Denis
Terme clé de la devise républicaine, trônant aux frontons de toutes les mairies, la fraternité a une histoire, tumultueuse, et un ancrage particulier dans l’imaginaire français.
Texte intégral (2320 mots)

Terme clé de la devise républicaine, trônant aux frontons de toutes les mairies, la fraternité est un terme traversé d’ambivalences qu’éclaire l’histoire. Plus que comme un principe, moral ou politique, ne faudrait-il pas plutôt l’envisager comme une métaphore ? Avec les possibilités et les limites que cela suppose, elle apparaît alors pour ce qu’elle est : une image puissante, à mettre au service d’une lutte.


La fraternité trouve une place particulière dans l’imaginaire français. Terme clé de la devise républicaine, trônant aux frontons de toutes les mairies, elle apparaît universelle et comme hors du temps. Pourtant, cette valeur a bien une histoire, tumultueuse s’il en est, et même une actualité.

En 2018, les institutions de la République française se sont prononcées deux fois sur la fraternité. D’un côté, le Haut Conseil à l’égalité entre les femmes et les hommes (HCE) a publié un avis relatif à la révision constitutionnelle. Ce texte fait écho aux conclusions de la chercheuse Réjane Sénac, laquelle était également présidente de la Commission parité du HCE, en affirmant que « le terme de fraternité dit, non pas la neutralité républicaine, mais l’exclusion historique et légale des femmes de la communauté politique ».

Le HCE recommandait par conséquent d’envisager des alternatives comme « solidarité » ou « adelphité », ce dernier terme désignant les enfants d’un même parent, sans distinction de genre. La fraternité, c’est la bande de frères – sans les sœurs.

De l’autre, par suite de l’affaire Cédric Herrou, poursuivi pour avoir aidé quelques deux cents personnes migrantes à traverser la frontière entre l’Italie et la France, le Conseil constitutionnel a déclaré que « la fraternité est un principe à valeur constitutionnelle », ce qui lui confère un poids juridique. Il revient donc au législateur d’arbitrer « entre le principe de fraternité et la sauvegarde de l’ordre public ».

La fraternité ouvrait soudain une brèche juridique pour un internationalisme de terrain – aussi longtemps, du moins, qu’on n’accuserait pas celui-ci de troubler l’ordre.

Les ambiguïtés historiques de la fraternité

La fraternité, qui avait fini par faire partie des meubles de la République, se retrouvait par deux fois au cœur des débats constitutionnels ; tour à tour soupçonnée et consacrée. Cette ambivalence n’est pas accidentelle. Célébrée par l’ensemble du spectre politique, la fraternité n’est que rarement définie, si bien qu’on en ignore le plus souvent l’extension (qui est un frère et selon quel critère ?) et la signification (à quoi engage cette relation fraternelle ?). L’appel à la fraternité, vague et sans objet, est aussi unanime qu’inconséquent.

Les manques et les ambiguïtés de la fraternité ne sont pas nouveaux. Si la fraternité a été une valeur importante dans la rhétorique des sans-culottes en 1789, elle trouve son point d’orgue dans le Printemps des peuples, en 1848, qui mit fin à la monarchie de Juillet en France et fit trembler les couronnes réactionnaires de l’Europe. Cette notion de fraternité permettait aussi bien d’imaginer la nation, conçue comme une bande de frères, que les relations pacifiques entre les nations.

Pourtant, dès 1848, on pourrait accuser la fraternité d’illusion, d’exclusion et d’infantilisation. À la communauté des frères s’opposent ces figures négatives que sont, respectivement, les faux frères, les non-frères et les petits frères.

Les deux premières critiques sont bien connues. Selon Marx et Engels, la fraternité serait une illusion qui ne dure qu’un temps, c’est-à-dire aussi longtemps que les intérêts matériels des différentes classes s’alignent. Elle serait également une exclusion, car, malgré son universalisme affiché, elle exclut les non-frères. Ainsi les femmes, qui étaient sur les barricades, se sont vu refuser le droit de vote dit « universel ». Les frères ne reconnurent pas leurs sœurs en République.

La dernière critique dénonce l’intégration hiérarchisée, comme lors de l’abolition de l’esclavage dans les anciennes colonies. Afin de faire appliquer la décision du Gouvernement provisoire, Sarda Garriga, nouveau gouverneur de La Réunion, accosta sur l’île en octobre. Son discours, face à une société coloniale divisée, en appelait à l’unité fraternelle :

« Dieu vous a créés frères […] Si ceux qu’une triste classification avaient constitués les maîtres doivent apporter un esprit de fraternité […] dans leurs rapports avec leurs anciens serviteurs […] n’oubliez pas, vous frères qui allez être les nouveaux élus de la cité, que vous avez une grande dette à payer à cette société dans laquelle vous êtes près d’entrer. »

On attendit la fin de la récolte de la canne pour concrétiser l’abolition, le 20 décembre 1848. « Tous égaux devant la loi, vous n’avez autour de vous que des frères », commença Sarda Garriga, avant de prévenir :

« La colonie est pauvre : beaucoup de propriétaires ne pourront peut-être pas payer le salaire convenu qu’après la récolte. Vous attendrez ce moment avec patience. Vous prouverez ainsi que le sentiment de fraternité, recommandé par la République à ses enfants, est dans votre cœur. »

Au nom de la fraternité, on avait mis fin à l’esclavage. Au nom de la fraternité toujours, on imposait maintenant aux personnes anciennement réduites en esclavage de continuer à travailler dans les exploitations coloniales afin de maintenir l’ordre de la société coloniale.

La fraternité comme métaphore

Dès son apogée en 1848, la fraternité avait été mise aussi bien au service de la révolution que de la réaction, de l’exploitation que de la libération. Son ambivalence n’est donc pas accidentelle mais tient à sa nature. On fait souvent de la fraternité une valeur qui devrait guider notre action. Or, la fraternité n’est pas tant un principe, moral ou politique, qu’une image.

Comme l’a bien vu l’historien Benedict Anderson, dès que la communauté atteint une certaine taille, nous ne pouvons plus nous la représenter exactement d’où le recours à une image (la nation est « une bande de frères »). Cette image est donc nécessairement inadéquate (à strictement parler, la nation « n’est pas » une bande de frères), ce qui est la définition classique de la métaphore.

allégorie de la fraternité
La Fraternité, estampe de Philibert-Louis Debucourt exposée au musée Carnavalet (Paris). Wikimédia

Une image ne se comprend qu’en lien avec un imaginaire donné, c’est-à-dire ancré dans un contexte culturel. Si l’image peut traverser les époques et les géographies, comme c’est le cas de la métaphore fraternelle, l’imaginaire, lui, est situé historiquement et socialement.

L’inadéquation métaphorique de l’image à la chose ne doit pas être pensée comme un manque ou un raté. La métaphore permet notamment de rendre la communauté imaginable. Surtout, elle va connoter la chose (la nation est « quelque chose comme » une bande de frères) et la charger affectivement (la nation est « notre » bande de frères). Les images contribuent à susciter un attachement viscéral à cette communauté de hasard qu’est la nation.

Sororité, adelphité, fraternité

L’image fraternelle est-elle encore d’actualité ? On peut être tenté de se tourner vers d’autres images familiales, comme la sororité, qui consacre la relation entre toutes les femmes, mais rien que les femmes, ou l’adelphité, qui évoque le lien entre les enfants d’un même parent, sans distinction de genre.

Quoique la sororité soit une image particulièrement puissante aujourd’hui, elle n’est pas exempte des ambiguïtés qui traversaient la fraternité. L’universalisme féminin de la sororité produit également une illusion d’unité qui invisibilise les relations de domination de race et de classe au sein de la communauté des sœurs. Comme il y a des petits frères, il y a de petites sœurs. Par ailleurs, la sororité manque de clarté quant à son extension et sa signification : s’étend-elle à toutes, y compris au groupe féministe d’extrême droite Némésis, à Marine Le Pen ou à Giorgia Meloni et, si tel est le cas, qu’implique-t-elle exactement ?

Éditions Anamosa, 2025.

L’adelphité, de son côté, si elle permet d’échapper à la binarité du genre, ne résonne guère pour l’heure en dehors des cercles militants, ce qui limite sa charge affective.

Les métaphores n’offrent pas de boussole politique ou morale. Dès lors, que faire de la fraternité ? Deux voies sont déjà ouvertes. Soit on peut l’abandonner en faveur d’autres images jugées plus prometteuses, comme la sororité ou l’adelphité ; soit faire avec, notamment du fait de son ancrage si particulier dans l’imaginaire républicain français. Si ces deux options prennent des directions différentes, elles relèvent toutes deux d’une même « pragmatique de l’image ». Penser la fraternité ne devrait pas en faire un fétiche, mais nous conduire à appréhender sa puissance affective afin de mettre cette métaphore, parmi d’autres, au service de nos luttes.


Le programme ACCESS ERC dans le cadre duquel Arthur Duhé poursuit ses recherches sur les images fraternelles dans les discours nationalistes, antinationalistes et internationalistes, de 1789 aux années 1970, est soutenu par l’Agence nationale de la recherche (ANR), qui finance en France la recherche sur projet. L’ANR a pour mission de soutenir et de promouvoir le développement de recherches fondamentales et finalisées dans toutes les disciplines, et de renforcer le dialogue entre science et société. Pour en savoir plus, consultez le site de l’ANR.

The Conversation

Arthur Duhé a reçu des financements de l'ANR et en recevra du FNRS (2027-2030).

16.12.2025 à 16:31

Projet de loi de finances 2026 : La suppression des APL pour les étudiants étrangers, une mesure idéologique ?

Marion Tissier-Raffin, Maîtresse de conférences en droit public, Université de Bordeaux
Hachem Benissa, Chercheur postdoctoral, Université de Bordeaux
Parmi les mesures en débat dans le projet de loi de finances 2026 figure la suppression des APL pour les étudiants étrangers, en écho à la politique d’« attractivité sélective » affirmée depuis 2018.
Texte intégral (1839 mots)

Dans le projet de loi de finances 2026 figure la suppression des aides personnelles au logement (APL) pour les étudiants étrangers. Une proposition qui s’inscrit dans la politique d’« attractivité sélective » consacrée par le plan « Bienvenue en France » de 2018.


Parmi les nombreuses mesures du projet de loi de finances 2026 encore en débat, l’article 67 porte sur la suppression des aides personnelles au logement (APL) pour les étudiants étrangers extra-européens, à l’exception de ceux qui bénéficient d’une bourse sur critères sociaux. Les étudiants ressortissants de l’Union européenne, boursiers et non boursiers, représentant environ 25 % des étudiants étrangers, ne sont pas concernés car ils sont protégés par le droit communautaire.

En revanche, l’écrasante majorité des étudiants extra-européens en mobilité internationale et une partie des étudiants étrangers résidant en France sont visés. En effet, pour bénéficier d’une bourse de l’enseignement supérieur sur critères sociaux, il faut être domicilié fiscalement en France depuis au moins deux ans.

On estime que seuls 2 à 3 % des étudiants extra-européens, au nombre de 315 000 environ, sont éligibles à une telle bourse. Cela signifie donc que plus de 300 000 étudiants étrangers extra-communautaires ne sont pas boursiers et qu’ils risquent – si l’article 67 du projet de loi de finances est voté en l’état – de perdre leur APL dès la rentrée universitaire 2026, ce qui représente entre 100 et 250 euros d’aides financières mensuelles en moins pour se loger.

Étudiants étrangers : un durcissement des conditions d’accueil depuis 2018

Cette proposition s’inscrit d’abord dans la continuité de la politique d’attractivité sélective des étudiants internationaux consacrée dans le plan « Bienvenue en France » en 2018. Ce plan ambitionnait d’attirer 500 000 étudiants étrangers en 2027 en multipliant par quinze les frais d’inscription pour les étudiants extra-européens, passant de 178 euros à 2 770 euros pour une inscription en licence et de 254 euros à 3 770 euros pour celle en master.

Il s’agissait de remédier au déclassement de la France dans les rankings internationaux en développant une stratégie d’attractivité ciblée sur les étudiants internationaux solvables, c’est-à-dire ceux qui sont suffisamment fortunés pour ne pas faire reposer le coût de leur formation en France sur le seul financement public par l’impôt.

La suppression des APL pour les étudiants extra-européens non boursiers s’inscrit dans la même logique économique. Seuls ceux capables de financer le coût de leurs études, mais aussi leur logement, sont dès lors « bienvenus en France ». Ces mesures tendent donc à abandonner toute ambition d’accueil universaliste des étudiants internationaux dans les universités françaises.

Cette proposition s’inscrit ensuite dans la continuité du durcissement des conditions d’accès des étrangers à la protection sociale. En effet, lors des débats parlementaires concernant la loi Immigration du 25 janvier 2024, un article proposait d’instaurer une condition de séjour régulier de cinq ans en France pour bénéficier de certaines prestations sociales, ce qui incluait les APL. Mais le Conseil constitutionnel l’avait censuré pour des raisons procédurales.

Les parlementaires du groupe « Les Républicains » avaient alors fait une seconde tentative en déposant une proposition de loi référendaire reprenant la même proposition. Le Conseil constitutionnel avait cette fois-ci censuré la mesure sur le fond (Décision n° 2024-6 RIP du 11 avril 2024. Si ce dernier a rappelé qu’il est possible de conditionner l’accès à certaines prestations sociales à une durée de résidence, celle de cinq ans était disproportionnée au motif qu’elle portait une atteinte excessive aux droits fondamentaux à la protection sociale des étrangers résidant de manière régulière et stable en France.

En mars 2025, une troisième proposition de loi était donc déposée, visant cette fois à conditionner l’accès des étrangers à certaines prestations sociales à une condition de résidence de deux ans.

Un traitement différencié contraire au droit européen

Toutes ces propositions revendiquent un argument principal, celui de la théorie de l’appel d’air migratoire, à savoir que « l’accès immédiat aux prestations sociales constitue de fait un élément d’attractivité concernant la migration ». Non seulement aucune étude n’est venue étayer une telle théorie, mais aucun de nos partenaires européens n’a fixé de conditions d’antériorité de résidence aux étrangers pour bénéficier des aides au logement.

Surtout, lors de trois tentatives précédentes, les étudiants étrangers étaient exclus de leur application pour le bénéfice des APL. Si l’article 67 du projet de loi de finances était voté, il serait donc encore plus restrictif et instaurerait un véritable traitement différencié selon la nationalité et la durée de résidence des étrangers dans l’aide au logement.

Or, il existe des doutes sérieux quant à la légalité d’un tel traitement différencié, au regard de la Constitution française mais aussi par rapport aux règles du droit européen. En effet, la directive européenne sur le permis unique reconnaît que les nationaux et les étrangers titulaires d’un titre de séjour qui les autorise à travailler, ce qui inclut la carte de séjour pour motifs d’études, doivent bénéficier d’une égalité de traitement au regard des prestations sociales.

Des étudiants en situation précaire

Au-delà des questions juridiques, il faut rappeler que la situation sociale des étudiants étrangers est loin d’être particulièrement enviable, notamment dans le secteur du logement. Comme le souligne l’Observatoire de la vie étudiante, les étudiants de nationalité étrangère sont moins nombreux à toucher les APL que ceux de nationalité française (61 % contre 73 %).

Dans certaines régions de France, les étudiants extra-européens en mobilité internationale sont par ailleurs parfois exclus de l’accès aux résidences étudiantes du Crous. Ces derniers sont donc souvent contraints de se loger dans le parc locatif privé, dans lequel les prix sont plus élevés et les pratiques discriminatoires plus répandues. Ils n’ont alors souvent pas d’autres choix que de se loger dans des habitats précaires ou chez un tiers, ce qui les expose à diverses formes d’inégalités et de prédation, incluant le harcèlement et le chantage.

Le vote de l’article 67 contribuerait donc à renforcer la logique discriminatoire et la précarité résidentielle à laquelle sont déjà exposés les étudiants étrangers en France.

Plus globalement, la suppression des APL risque d’aggraver la précarité multidimensionnelle que connaissent ces étudiants. Ils figurent parmi les plus touchés par les difficultés financières : 40 % d’entre eux déclarent ne pas être en mesure de couvrir leurs besoins essentiels (alimentation, loyer, gaz ou électricité), contre 16 % des étudiants français. Par ailleurs, 30 % ont eu recours à l’aide alimentaire ou estiment qu’ils en auraient eu besoin, contre 8 % des étudiants français. Ils sont également davantage affectés par des problèmes de santé : 42 % d’entre eux présentent des signes de détresse psychologique, contre 35 % des étudiants français.

Un apport économique passé sous silence

Le témoignage des étudiants met en lumière un isolement accru, doublé d’une perception d’invisibilité et d’un enfermement dans une boucle inégalitaire, vouée à s’aggraver avec la suppression des APL. Or, toute cette précarité multidimensionnelle compromet la régularité de leur parcours académique et in fine leur réussite académique, alors même que les études constituent le motif principal de leur arrivée en France.

L’argument économique invoqué pour la suppression des APL interroge car la mesure n’a pas fait l’objet d’étude d’impact ni d’évaluation chiffrée des économies escomptées. À l’inverse, l’apport économique des étudiants étrangers en France est systématiquement passé sous silence, alors que leurs dépenses mensuelles moyennes du quotidien rapportent à l’État 2,8 milliards d’euros. En occupant des emplois, souvent précaires et en tension, ces étudiants cotisent par exemple aux caisses sociales, sans pouvoir toujours bénéficier des prestations chômage. De plus, la mesure risque de ne pas être applicable à de nombreuses nationalités en vertu des clauses d’égalité inscrites dans plusieurs accords bilatéraux signés avec des pays tiers, dont ceux du Maghreb.

À défaut d’argument économique, la proposition de supprimer les APL pour les étudiants extra-européens semble donc davantage relever d’une mesure idéologique que d’une mesure pragmatique. Or, cette instrumentalisation politique des étudiants étrangers risque de nuire à l’attractivité de l’enseignement supérieur français en décourageant certains étudiants de choisir la France, et d’aggraver encore plus leur précarité économique et sociale.

The Conversation

Marion Tissier-Raffin a reçu des financements publics de la Région Nouvelle-Aquitaine.

Hachem Benissa ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

16.12.2025 à 15:11

L’ultra-trail, entre recherche de performance et quête intérieure

Olivier Bessy, Professeur émérite, chercheur au laboratoire TREE-UMR-CNRS 6031, Université de Pau et des pays de l’Adour (UPPA)
L’ultra-trail, qui implique de courir au moins 80 kilomètres, fascine et séduit un public toujours plus nombreux. Que recherchent ces coureurs de l’extrême ?
Texte intégral (1855 mots)

L’ultra-trail, qui implique de courir au moins 80 kilomètres, fascine et séduit un public toujours plus nombreux. Que recherchent les coureurs dans cette course faite d’efforts prolongés et de longues traversées intérieures ?


Au sein des pratiques du trail (marche-course sur sentier), l’ultra-trail se détache de manière singulière depuis les années 1990-2000. Cette discipline va révolutionner la course à pied en milieu naturel en un quart de siècle, en proposant une offre croissante et en répondant aux attentes de toujours plus de coureurs en quête d’extrême et d’ailleurs. Mais plus que le nombre relatif d’ultra-trails organisés et d’ultra-traileurs recensés, c’est bien l’imaginaire associé à cette pratique qui contribue à son engouement actuel, en dépassant l’univers des adeptes et en attirant les médias.

Vivre un ultra-trail est devenu le nec plus ultra pour une certaine frange de la population, car cette discipline incarne en les hybridant les imaginaires de performance, d’aventure, de quête de soi, de solidarité et de nature.

Les trois grands événements pionniers en témoignent. L’ultra-trail du Mont-Blanc (UTMB) bat chaque année le record de demandes d’inscriptions (75 000 demandes en 2025) et de personnes présentes dans l’espace Mont-Blanc pendant la semaine de l’événement (100 000 personnes), sans oublier le nombre considérable de spectateurs en ligne sur Live Trail. Il en est de même pour Le Grand Raid de La Réunion qui a aussi atteint cette année des sommets de fréquentation (7 143 inscrits pour 60 000 demandes) dont 2 845 inscrits pour la mythique Diagonale des fous. Les Templiers qui se disputent dans les Causses autour de Millau (Aveyron) complètent le trio mythique. En 2025, on dénombre 15 000 coureurs inscrits (pour 90 000 demandes) dont 2 800 au Grand Trail des Templiers, la course reine et 1 500 à l’Endurance ultra-trail.

Mais pourquoi tant de personnes choisissent de réaliser des efforts aussi extrêmes ? Nous avons cherché à le comprendre en réalisant une centaine d’entretiens et 300 micro-questionnaires auprès de participants à la Diagonale des Fous et à l’UTMB entre 2021 et 2024.

Le paradigme de l’hypermodernité

Au tournant des années 1980-1990, la société hypermoderne valorise la recherche de la performance, l’intensification de son mode de vie et la mise en spectacle de soi-même.

Le culte de la performance est devenu le modèle dominant de production de son existence : chacun est invité à explorer ses limites, à faire la preuve de son excellence et à s’inventer. La pratique de l’ultra-trail répond au culte inquiet du « moi performant » pour reprendre l’expression de Jean-Jacques Courtine qui traverse les sociétés occidentales en se différenciant du « moi soumis » et fait écho à la généralisation de « l’héroïsme de masse ».

L’ultra-traileur aime vivre des sensations extrêmes en se confrontant à des situations inhabituelles aux confins de ses possibilités. Il aime gérer l’imprévisible et flirter symboliquement avec la mort afin de réenchanter sa vie. L’ultra-trail compense un quotidien trop monotone et se révèle comme antidote à une identité défaite. Vivre ne suffit plus, il faut se sentir exister.

La mise en spectacle de soi complète ce tableau. L’ultra-traileur recherche généralement une scène inégalée de visibilité de son exploit. Plus c’est dur, plus il pense devenir un héros aux yeux des autres et pouvoir en retirer des bénéfices à fort rendement symbolique sur les réseaux sociaux et la scène de la vie sociale. C’est l’individu qui devient le théâtre premier d’exploration, objet-sujet d’expérience.

Ce paradigme est gouverné par une logique d’accélération propre à l’économie capitaliste mondialisée qui demande à chacun d’optimiser ses ressources pour gagner en efficacité, en engageant une course contre le temps, en ayant recours aux dernières innovations technologiques mais aussi en adoptant de manière croissante des conduites dopantes. Ces dernières sont observables dans la prise d’anti-inflammatoires non stéroïdiens (AINS) qui sont consommés dans le but de maximaliser les chances de relever le défi engagé, alors qu’il s’agit de médicaments qui peuvent être néfastes pour la santé en situation d’effort extrême.

Eddy, 42 ans, Parisien et cadre supérieur dans une grande entreprise témoigne :

« Se mesurer à la Diagonale des Fous, il n’y a pas mieux pour se prouver qu’on est encore capable de réaliser des choses intenses. C’est un défi de l’extrême et du courage qui me convient parfaitement, car tu te fixes un temps et tu cherches à performer par tous les moyens pour le réaliser. »

Le paradigme de la transmodernité

Face à ces excès d’existence et aux nouveaux enjeux sociétaux, une autre forme culturelle émerge durant la décennie 2010 : la transmodernité telle que la nomme la philosophe Rosa-Maria Rodriguez Magda. Inspirée par les travaux des sociologues Edgar Morin et Hartmut Rosa, elle fait cohabiter deux modèles : celui ancien mais toujours actif du technocapitalisme et celui émergent de l’écohumanisme. La transmodernité renouvelle la vision de l’habiter notre monde en hybridant les modèles de référence. La quête de sens devient alors centrale pour réguler cette tension contemporaine en cherchant à fabriquer de la cohérence dans nos modes de vie. L’écohumanisme s’observe dans les signes ténus d’un nouvel art de vivre visible dans un nouveau rapport à soi et au temps, un nouveau rapport aux autres et à l’environnement.

Un nouveau rapport à soi et au temps s’instaure dans la mesure où l’expérience ultra-trail s’inscrit sur un continuum allant de la recherche de la performance à la quête intérieure et alternant moments d’accélération et de décélération. Courir un ultra-trail s’inscrit dans une temporalité longue qui favorise les moments de décélération propices à « l’entrée en résonance ». Cette approche est reprise par le sociologue Romain Rochedy qui analyse l’ultra-trail « comme un espace de décélération ».

D’après mes recherches, un nouveau rapport aux autres se manifeste aussi. Si l’ultra-traileur s’enferme souvent dans sa bulle pour aller le plus vite possible ou continuer simplement à avancer, il est aussi de plus en plus soucieux de partager des moments de solidarité, d’émotion et de communion collective. Participer à un ultra-trail permet en effet de tisser des liens sociaux favorisés par l’effacement de la personne au profit du langage du corps et de l’expérience collective vécue qui transcendent les différences.

Un nouveau rapport à la nature apparaît enfin. Dans leur pratique, les ultra-traileurs alternent la domestication d’une nature considérée comme une adversaire et l’immersion dans une nature enveloppante représentée comme une partenaire. La pratique de l’ultra-trail peut être appréhendée comme une plongée dans les profondeurs de « la » et de « sa » nature car elle offre à chacun la possibilité de se construire un rapport intime entre « le faire avec » et « l’être avec » la nature.

Éric, 48 ans, Toulousain et kinésithérapeute déclare :

« Chaque ultra-trail auquel je participe, je le vis comme une introspection. Je suis à l’écoute de mon corps. Je prends mon temps afin de le déguster à la recherche d’émotions particulières. Je tisse des relations privilégiées avec les autres coureurs et la nature. Toutes ces épreuves favorisent des trajectoires individuelles qui constituent au final un tout collectif. C’est un moment de cohésion sociale qui n’est pas courant. »

Un laboratoire sociétal

L’ultra-trail reflète les paradoxes de notre époque tiraillée entre deux paradigmes : l’accélération hypermoderne et la décélération transmoderne. Participer à ce type d’épreuve renforce le sentiment d’identité pour des personnes en quête de repères plus consistants, comme si l’exploration de ses limites physiques venait remplacer les limites de sens que ne donne plus l’ordre social. Il s’agit alors de reprendre en main son destin, de tisser un fil qui relie le soi réel à un soi possible admirable.

L’ultra-trail devient ainsi une métaphore de notre époque, car il symbolise l’ambivalence des modèles de référence mobilisés. Cette pratique permet à chaque postulant de sortir de soi en allant au-delà de ses repères habituels et en revenir pour être davantage résilient par rapport aux affres de la vie. Elle rime alors avec une forme de renaissance. C’est pourquoi la quête de l’ultra est si forte aujourd’hui.


Olivier Bessy est l’auteur de Courir sans limites. La révolution de l’ultra-trail (1990-2025) (Outdoor éditions, 2025).

The Conversation

Olivier Bessy ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

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