
14.12.2025 à 22:55
F.G.
C'était le choix du moins pire : aller écouter l'auteur plutôt que de lire son livre. Comme si les mots, prononcés à l'oral plutôt que lus dans un bouquin, seraient moins durs à encaisser. Et puis il y aurait la salle – ce qui impliquait du monde avec qui éponger le sombre à venir. Pari de pacotille : on n'évite pas la fin du monde. Mardi 18 novembre, amphi 5 de la fac de Perpignan, quelques minutes avant 17 h. Le hall se remplit. Petit vrac de vieux, moins vieux et étudiants. Tout autour, (…)
- Recensions et études critiquesC'était le choix du moins pire : aller écouter l'auteur plutôt que de lire son livre. Comme si les mots, prononcés à l'oral plutôt que lus dans un bouquin, seraient moins durs à encaisser. Et puis il y aurait la salle – ce qui impliquait du monde avec qui éponger le sombre à venir. Pari de pacotille : on n'évite pas la fin du monde.
Mardi 18 novembre, amphi 5 de la fac de Perpignan, quelques minutes avant 17 h. Le hall se remplit. Petit vrac de vieux, moins vieux et étudiants. Tout autour, des panneaux pédagogiques dénoncent la pollution de plastique dans l'environnement. Je survole sommairement les textes. Après l'eau, l'air, la terre et le feu, le plastique est le cinquième élément. Les polyéthylène, polypropylène et autre polychlorure de vinyle ont colonisé la Terre. On retrouve même leurs nano ou microparticules dans le placenta des femmes enceintes et dans nos cerveaux. La société industrielle fait de nous des mutants – ou bien des poubelles chimiques.
Débarque l'amie Élisa. La libraire pousse un diable sur lequel sont empilés des cartons de bouquins. Elle dispose les livres sur une table à l'entrée de l'amphi. Les exemplaires de 2049 : ce que le climat va faire à l'Europe [1] de Nathanaël Wallen-horst forment des piles intimidantes. Sur les couvertures dupliquées, un mégafeu ravage une forêt. C'est jaune, rouge et noir. C'est sinistre. C'est désormais estival.
L'amphi 5 se remplit dans des proportions honorables. Ce qui me surprend : je ne suis donc pas si seul à vouloir en savoir plus sur les contours de l'apocalypse qui nous attend. Avant de rentrer dans la salle, j'essaie de me détendre et plaisante avec un type : ça fait trente ans que j'ai pas mis les pieds dans un amphi ! V'là qui nous rajeunit pas ! Ma sortie est plate mais le bonhomme est poli. Aussi me sourit-il. Et puis la connivence détend. On s'assoit côte à côte au premier rang. Il y a trente ans c'était le rang des fayots, aujourd'hui c'est celui des masos.
Face à nous, Nathanaël Wallenhorst attend que les travées se peuplent et que son micro fonctionne. La quatrième de couv' de 2049 indique qu'il est né en 1980, qu'il est « chercheur en sciences de l'environnement et membre de l' « Anthropo-cène Working Group ». Sur Internet, j'ai lu que l'auteur de 2049 enseignait à l'Université catholique de l'Ouest. Dans le milieu, on l'appelle « La Catho ». De ce détail j'en ai déduit que Nathanaël Wallenhorst ne pouvait pas avoir la dégaine d'un khmer vert ou d'un soulevé de la Terre. La suite me fera nuancer ce préjugé.
Le personnage est agréable à regarder. Silhouette tankée, mâchoire carrée, cheveux ondulés : on dirait un joueur de football américain. Come on guys, you can ask me anything. Son blaze étant peu commun, j'ai cherché : « Nathanaël » est un prénom d'inspiration biblique qui signifie « cadeau de Dieu » ; « Wallenhorst » vient d'une germanique « forêt galloise ». Il se pourrait donc que la forêt galloise soit un cadeau de Dieu. Plus sûrement, il se pourrait qu'en 2049 les forêts européennes crament à un rythme industriel, mais n'anticipons pas.
Je profite de ce moment de flottement pour faire connaissance avec mon voisin. Je lui dis que j'ai passé quelques mois à enquêter sur l'Agly, fleuve côtier des Pyrénées-Orientales en voie de dépérissement depuis 2022. Un trauma dont je ne me remets pas. Je suis là, peut-être, pour briser la solitude dans laquelle je me suis claquemuré. Élu d'une commune du bassin perpignanais, mon voisin m'affirme que le fleuve n'est pas du tout foutu. Les pluies vont revenir, tout ça est affaire de cycles. J'en déduis que mon voisin est une cruche percée. Une de plus. La cruche est originaire du Morbihan où la sécheresse aussi sévit. Il croit m'apprendre un scoop. Il ne m'apprend rien. « Je sais – que je lui réponds. J'étais dans le Finistère cet été. J'ai vu des panneaux de restrictions d'eau, j'ai vu à certains endroits des landes de bruyère et d'ajoncs cramées. » Mais mon voisin ne m'écoute pas. Il parle tout seul, il est parti, c'est un expert. Aujourd'hui les gens monologuent et appellent ça « discuter ». Ça m'exaspère ! Souvent je ferme ma gueule, en opinant parfois le temps d'un soliloque ; d'autres, je décroche en me demandant, comme ce soir : qu'est-ce que je fous là, sagement assis dans cet amphi ? Je sais d'avance ce que je vais entendre : Sapiens est en train de scier la branche sur laquelle son cul anciennement poilu est assis depuis environ douze mille ans. Je fais un pari avec moi-même : tu vas voir, Navarro, que le mot « capitalisme » ne va pas être prononcé de la soirée et que tout ça va encore s'enfoncer dans la ouate citoyenniste habituelle.
Droit devant, ça s'anime. On apprend que les micros fonctionnent. Le Breton se tait. Enfin…
L'animateur de la soirée prend la parole. C'est un prof en sciences de gestion, pièce centrale du Catécopol (Atelier d'écologie politique), dans le cadre duquel Nathanaël Wallenhorst a été invité. Les étudiants présents dans la salle sont conviés à scanner un QR code afin de bien confirmer leur présence. Deleuze l'aurait déliré, le QR code ! Il en aurait fait un pli leibnizien, et on se serait bien marrés. Mais Deleuze est mort et les étudiants de l'amphi 5 semblent avoir autant de tonus que des pneus crevés. Durant la conf', pas un ne bronchera ni ne posera la moindre question ; d'ailleurs, aucun ne restera jusqu'à la fin. Petit à petit, par grappes fantomatiques, ils s'exfiltreront de l'amphi 5 comme si le futur dystopique dressé par Nathanaël Wallenhorst jamais ne les concernerait. Ils nous laisseront à nous, adultes mûrs et responsables (coupables à leurs yeux ?), le bébé cyanosé sur les bras. Salauds de jeunes !
Baby-Crash
Face au public, Nathanaël Wallenhorst se révèle bon pédagogue. Dans le même développement, il peut faire cohabiter « forçage anthropique » et « truc de malade » – je cite de mémoire, mais l'idée est là. Malgré un timing serré – il doit rejouer dans quelques heures la même séquence dans une librairie de la côte –, le prof prend le temps de délayer son argumentaire. Sa voix est aussi douce que le sont ses sourires ; son diagnostic sur le mitan du XXIe siècle beaucoup moins. La trame de l'exposé reprend les titres de chapitre de 2049. Elle est aussi enjouée qu'un noir et blanc de Haneke. Qu'on en juge : la non-linéarité, la chaleur mortelle, la pénurie, le dépeuplement, la contamination, l'imprévisible, la faim, la migration et la guerre, et pour terminer en beauté : le chaos. Voilà le programme des décennies qui nous attendent, c'est aussi celui de notre soirée. À côté, le Breton prend des notes. Ça rassure de prendre des notes, ça donne l'impression d'avoir encore prise sur les événements.
Nathanaël Wallenhorst a peut-être la carrure d'un joueur des Packers de Green Bay mais à l'intérieur c'est un vrai nounours. Il n'hésite pas à parler de ses angoisses et de ses colères. Il passe ses journées à palucher des rapports annonçant le désastre, une véritable obsession qui l'habite depuis des années. Il évoque ses anxiétés de père – j'ai les mêmes : en 2049, mes deux fils n'auront même pas la cinquantaine. Le sort de milliards de personnes est en jeu… et on pense d'abord à la future vie de ses mouflets. Être père rend décidément mesquin.
Cela dit, qu'on relativise, le stock des futures générations dégringole : la natalité française, comme ailleurs en Europe, s'effrite. Après le Baby-Boom d'après-guerre, le Baby-Crash d'avant effondrement. Les explications vont bon train : émancipation féminine, baisse de la fécondité, plus envie de baiser – peut-être aussi que les couples y réfléchissent à deux fois avant de projeter un gosse dans un monde à l'agonie annoncée.
Si Nathanaël Wallenhorst a choisi 2049 comme titre et borne temporelle de son livre, c'est parce que 2050 c'était trop rond et trop facile. Puis surtout, 2050 éloignait un peu trop la perspective du merdier à venir. Alors que 2049, psycho-logiquement, ça fait plus proche et presque demain : une génération à peine. Il y a une génération en arrière, je collais des autocollants « Détruisons le capitalisme avant qu'il ne nous détruise ». Je pensais alors la formule suffisamment choc pour électriser les masses. J'avais tort ; les masses sont restées à la masse et, le temps de mettre du blanc dans ma barbe, nous y sommes : au bord de la grande bascule.
Nous continuons à souffler dans la baudruche et bientôt la baudruche va nous péter à la gueule. C'est ça la « non-linéarité » expliquée par Nathanaël Wallen-horst. Nous soufflons dans le ballon « jusqu'à ce qu'un petit centimètre cube supplémentaire le fasse exploser et le déchiquette. L'effet est non proportionnel ou non linéaire avec la cause. Le moment où le ballon explose est ce qu'on appelle un tipping point, en anglais, ou point de basculement. Le passage de l'état où le ballon réagit proportionnellement à nos stimuli à un autre état, explosé et qui ne peut plus contenir le moindre centimètre cube d'air, est brusque et irréversible. Aucun retour en arrière ne sera jamais possible. C'est à ce type de processus que répond la Terre. »
Je ne vais pas résumer la conférence de Nathanaël Wallenhorst. Globalement, aujourd'hui, quiconque veut savoir peut savoir. Dans certains endroits, il suffit même de se promener le long du lit d'un fleuve asséché pour avoir une image de l'avenir qui nous attend. Quand, même le romarin, plante emblématique de la garrigue, crève, on comprend que quelque chose de très dur est en train de se mettre en place. Tandis que Nathanaël Wallenhorst cause devant nous, des chiffres défilent sur un diaporama. Mais les chiffres ne valent plus rien. Ils nous ensevelissent et nous neutralisent sous leur abstraction totalitaire. Dans le Diplo de juillet dernier, Sébastien Broca [2] explique le piège de la quantification : cette prétendue « efficacité politique des chiffres pour faire prendre conscience au public de la gravité d'un problème ». Broca écrit : « Les partisans de cette forme de mobilisation adhèrent de manière plus ou moins consciente au présupposé selon lequel l'information produirait des transformations sociales positives. Comme un lointain écho à l'esprit des Lumières, ils se montrent convaincus que le savoir, exprimé dans les chiffres, objective la menace et transforme les pratiques. […] Mais l'histoire contemporaine de la mobilisation par les chiffres est jalonnée d'échecs. Un consensus scientifique solidement établi et chiffré, celui formé autour du réchauffement climatique et de ses conséquences, n'a pas empêché l'affaiblissement ces trois dernières années de la préoccupation environnementale ».
Demain, dès l'aube
On ne combat pas la rationalité morbide des radicalisés de l'industrialisme par une rationalité contraire venue, par exemple, des rangs d'une quelconque écologie radicale. On ne combat pas les chiffres des économistes par les chiffres des amoureux de la nature. « Demain, dès l'aube, à l'heure où blanchit la campagne… » n'a aucun équivalent mathématique – et ce, même si l'enneigement disparaît de notre futur proche. Alors, quoi ? Alors rien. On écoute Nathanaël nous dresser la liste des désastres car le système Terre est comme un jeu de dominos : si le premier tombe c'est l'hécatombe impossible à arrêter. Tout ça est écrasant. Je me demande ce que peut écrire mon voisin breton. Son testament peut-être. De son côté, Nathanaël le répète tel un mantra : il aime la vie ! Entre Éros et Thanatos, son choix est fait. Il n'a pas écrit 2049 pour nous flinguer le moral mais pour que, tous ensemble, nous œuvrions à ce que la Terre conserve un minimum d'hospitalité pour toute vie qui y éclot. Instantanément, le mot « hospitalité » me touche, m'émeut même. Puisque la catastrophe écologique unifie notre condition, puisque – malgré l'émiettement postmoderne et les furies nationalistes – l'espèce humaine n'a jamais été aussi une, il faut peut-être partir de ce socle en péril pour penser une universelle solidarité. Je sais, je rêve. Mais c'est bien là un réflexe minimal face au cauchemar que nous fabriquent les technolâtres.
Anarchistes, nous sommes orphelins. Il y a cinq ans, le camarade anthropologue Graeber cassait sa pipe. C'est une perte inestimable. Il nous laisse un pavé plein de ressources et de fulgurances, coécrit avec l'archéologue David Wengrow : Au commencement était… Une somme, une bible, un refuge. L'histoire de l'humanité mise cul par-dessus tête. L'Occident, cœur du grand récit démocratique, en prend pour son grade et ça soulage. Graeber et Wengrow parlent d'hospitalité pour caractériser les sociétés indiennes précolombiennes. Comme ailleurs on s'y faisait la guerre mais, si un membre quittait son clan pour aller barouder dans quelque grande plaine, les tribus rencontrées en chemin lui devaient l'hospitalité. Quand bien même ils ne parlaient pas la même langue et ne partageaient pas les mêmes organisations sociales. L'humanisme a la peau rouge.
Je me suis trompé. À la fin de sa conf', Nathanaël Wallenhorst a causé « capitalisme » ; il a même imaginé un jeune lecteur de Malm-le-saboteur rempli d'une colère totale. Mais le prof n'était pas là pour pousser à la sédition, il était là pour transmettre un savoir critique. De fait, c'est surtout sur mes attentes que je m'étais trompé : « capitalisme » prononcé dans l'amphi 5 de la fac de Perpignan n'était qu'un « isme » parmi d'autres. Le convoquer n'impliquait qu'une radicalité de circonstance. À peine énoncé, le concept foutait le camp : trop encombrant, trop banal, trop vide. Deux siècles de révolution industrielle nous conduisent au bord de l'abîme : qui pour assumer pareil diagnostic dans cette pouponnière de l'Alma Mater ? Qui pour clouer le bec à ce couillon du public, culpabilisant de ne pas pouvoir se payer une bagnole électrique ?
Pour conclure, Nathanaël Wallenhorst file une ultime métaphore. Finalement, son truc à lui c'est pas le football américain mais le handball. Imaginez : « Il reste cinq minutes à jouer et on est mené 4-0. Ça va être dur mais on n'a pas le choix : il faut mouiller le maillot et tout donner. » Panache du geste ultime, forcément beau – désespéré ?
Dans le hall, la conférence finie, je siffle une bière. À côté, l'auteur signe son bouquin, car le protocole reste intangible même pour les livres de fin du monde. Avec Élisa, nous échangeons nos impressions. Elles oscillent entre sidération, saturation et envie de passer à autre chose. Son ado de fils a tout écouté – il sait désormais qu'un jean équivaut à dix mille litres d'eau douce ; on peine à imaginer ce qu'une telle vérité peut produire dans la tête d'un minot à qui la vie ouvre ses bras tristes.
Je feuillette 2049. Me demande à quoi bon en rajouter une couche. Je dégaine ma carte bleue. Le geste est automatique, le calice jusqu'à la lie et advienne que pourra. La libraire me demande si je suis sûr. La machine répond à ma place : paiement accepté.
Avant de partir, je tiens à serrer la paluche du prof de « La Catho ». Nathanaël affiche un sourire tendre, je lui rends ce que je peux. Nos mains se lâchent.
Dehors la nuit est froide et précoce. Des silhouettes se pressent. Contrairement à moi, elles savent où aller.
Sébastien NAVARRO
07.12.2025 à 21:42
F.G.
■ MICHAEL LÖWY et PAUL GUILLIBERT MARX NARODNIK Les populistes russes, le communisme et l'avenir de la révolution L'échappée, « Versus », 128 p. « En tout cas, ce que je sais, c'est que je ne suis pas marxiste. » Karl Marx Jusqu'à un temps récent, l'historiographie marxiste prêta peu d'intérêt au Marx de la dernière période, et plus particulièrement à cet épisode peu connu jusqu'à il y a peu des échanges épistolaires qu'il maintint, à partir de mars 1881, avec la militante (…)
- Recensions et études critiques
■ MICHAEL LÖWY et PAUL GUILLIBERT
MARX NARODNIK
Les populistes russes, le communisme et l'avenir de la révolution
L'échappée, « Versus », 128 p.
« En tout cas, ce que je sais, c'est que je ne suis pas marxiste. »
Karl Marx
Jusqu'à un temps récent, l'historiographie marxiste prêta peu d'intérêt au Marx de la dernière période, et plus particulièrement à cet épisode peu connu jusqu'à il y a peu [1] des échanges épistolaires qu'il maintint, à partir de mars 1881, avec la militante révolutionnaire Vera Zassoulitch (1849-1919) et, plus largement, avec des populistes russes convaincus, comme Piotr Lavrov (1823-1900) et Nikolaï Danielson (1844-1918), qu'il existait, dans une perspective de voie russe au socialisme, une articulation possible, sans passer par le stade capitaliste, entre certaines structures traditionnelles de la société – la commune rurale (le mir ouobchtchina, particulièrement – et la construction d'une société ainsi préservée des maux, supposément transitoires, inhérents à toute société fondée sur l'accumulation du capital. Cette vive curiosité que l'auteur du Capital manifesta pour l'argumentaire populiste – qui contrariait, à l'évidence les lois nécessairement intangibles dont le marxisme scholastique dominant s'était fait l'écho invariant – ne pouvait être interprétée, au mieux, par ses principales figures que comme une lubie de vieil homme. Ce serait ignorer qu'avant de vieillir, Marx apprit en 1869 – au prix d'un gros effort mais en seulement quelques mois – la langue russe pour accéder aux écrits populistes. En 1870, German Lopatine (1845-1918) lui fit découvrir les écrits de Nikolaï Tchernychevski (1828-1889) – dont Capital et travail et son fameux Que faire ?. Sans oublier qu'à la même époque, il cultivait de forts liens d'amitié avec Elisabeth Dmitrieff (1851-1910 ou 1918), l'une des rédactrices du journal populiste Narodnaïe Delo (« La Cause du peuple »).
À lire l'ouvrage de Löwy et Guillibert, on saisit l'intérêt constant que, pendant cette décennie, Marx accorda à la Russie, et plus précisément à sa structure agraire, à la forme de sa propriété communale et au rôle que la paysannerie pourrait être amenée à y jouer dans un processus révolutionnaire à venir. Pour ce faire, il s'adonna, les annotant scrupuleusement, à la lecture pointilleuse d'une quantité colossale d'ouvrages et entretint une correspondance soutenue avec certains de leurs auteurs à qui il manifestait, par ailleurs, le plus souvent sa sympathie et son soutien. La tâche était si prenante pour Marx que son duettiste Engels – aux dires de Paul Lafargue [2], le gendre de Marx – s'en trouva fort contrarié : « J'aurais plaisir à jeter au feu les publications russes sur la situation de l'agriculture qui depuis des années t'empêchent de terminer Le Capital. » On sent bien que le duo ne joue plus la même partition. Pourtant, Marx a tenté – et pour partie réussi – à faire partager à Engels, qui manifesta également de fortes sympathies pour les populistes, son intérêt pour la question russe, mais pas les nouvelles pistes de réflexion sur lesquelles elle ouvrait – et moins encore la révélation qu'elle induisit chez lui et qu'il résumera ainsi, dans une lettre du 25 mars 1868 à son alter ego : « « Les gens sont tout surpris de trouver dans le plus ancien le plus moderne. » Si rupture il y a avec le marxisme doctrinaire, elle est bien là.
Tout laisse à penser, comme l'avança déjà Maximilien Rubel en son temps, que la lecture du livre de l'anthropologue Lewis Morgan – Ancient Society, or Researches in the Lines of Human Progress from Savagery, through barbarism, to Civilization (1877) –, sans doute l'une des dernières lectures de Marx, joua un rôle essentiel dans ce qu'on peut qualifier, en reprenant l'expression de Pierre Dardot et Christian Laval, d' « inflexion “anthropologique” de la conception du communisme » [3] chez Marx. Pour L. Morgan, qui fut en quelque sorte le réintroducteur de la figure cyclique de l'histoire, qui s'était perdue au XIXe siècle, et de l'idée, majeure dans ce tournant marxien, que de ce qui survit du passé – en Russie, la « commune rurale », par exemple –, il ne faut aucunement faire table rase, mais base d'une régénération en s'appuyant sur sa potentialité révolutionnaire. De cette idée, elle-même révolutionnaire par rapport au corpus de ce Capital jamais achevé, car inachevable, Marx, le vieux Marx, finalement aussi décoiffant que le fut le jeune Marx des Thèses sur Feuerbach de 1845, en arrive à la conclusion, somme toute radicale, que la perspective évolutionniste fondée sur la maturité des forces productives comme condition du passage au communisme n'est plus opératoire. Autrement dit qu'il faut tout recommencer à penser dans une perspective anthropologique. Dit par lui, cela s'exprime ainsi : « Il faudrait tout reprendre depuis le début. [4] » Après l'expérience communarde de 1871, donc, et à la lumière de ce que lui révèlent l'expérience populiste russe et la lecture, à tous points de vue et au sens propre bouleversante, de Lewis Morgan.
Le 16 février 1881, Vera Zassoulitch écrit à Marx en insistant sur le fait que, pour tout révolutionnaire russe, le destin de la commune rurale est central et elle dénonce ceux qui se disent « Marcsistes » (sic) – « vos disciples par excellence » [5], ajoute-t-elle – et, en s'inspirant de lui, la condamnent au dépérissement puisque « c'est Marx qui le dit ». Elle veut donc connaître sa position. Après quatre brouillons, Marx lui répondra. Avec justesse et à propos, Löwy et Guillibert notent que ces quatre pièces [6] et la lettre de Marx à Zassoulitch « constituent l'un des corpus inédits les plus influents sur les traditions hétérodoxes du marxisme ». Ce qui est incontestable. D'où le pieux oubli où elles ont été longtemps confinées par le marxisme scholastique, de peur, sans doute, qu'elles n'entament sa réputation d'infaillibilité. Le marxologue Maximilien Rubel (1905-1996) rattachait cet oubli à une « conspiration du silence ». L'historien Theodor Shanin (1930-2020) au fait que certains marxistes plus marxistes que Marx n'hésitèrent pas à le censurer. Deux points qui, de fait, ne s'opposent pas. Silence, il y eut bien, et long.
La lettre à Vera Zassoulitch – et plus encore ses quatre brouillons – « attestent, nous disent Löwy et Guillibert, de la très grande proximité de Marx avec les positions populistes », d'une part, et corroborent, de l'autre, une nette rupture dans la pensée de Marx puisque « la critique du présent capitaliste y est [désormais] menée au nom d'un passé prémoderne qui préfigure, à certains égards, l'avenir émancipé de l'humanité ». Sa missive précise ainsi que « les analyses du Capital ne s'appliquent qu'à l'Europe occidentale » (Löwy-Guillibert) et qu' « on ne peut pas écarter l'hypothèse que la commune rurale puisse devenir le point de départ de la “régénération sociale” de la Russie » – une expression qui renvoie, en fait, au socialisme (Löwy-Guillibert). Elle rejette, par ailleurs, ses prétendus disciples (« marxistes ») russes qui, écrit Marx, lui sont tout à fait inconnus, contrairement aux Russes avec qui il maintient des rapports personnels et qui « entretiennent, à ce que j'en sache, des vues tout à fait opposées » (Marx). On pense ici aux deux proches des narodniki (populistes russes) que sont Lavrov – soucieux de trouver des points de convergence entre Marx et Bakounine (1814-1876) – et Danielson.
« La Russie – note Marx dans le premier brouillon de sa lettre à Vera Zassoulitch – est le seul pays européen où la “commune agricole” s'est maintenue à une échelle nationale jusqu'aujourd'hui. Elle n'est pas la proie d'une conquête étrangère à l'instar des Indes orientales. Elle ne vit pas non plus isolée du monde moderne. » En d'autres termes, c'est une chance pour la révolution à venir. Rappelons que, en parallèle de la découverte de cette problématique spécifique de la « commune rurale » et de ses potentialités, Marx est plongé dans la lecture de Lewis Morgan et qu'elle joue un rôle décisif dans l'élargissement de son analyse. Le prouve cette phrase d'essence morganienne évidente où il souligne que la crise du capitalisme peut créer les conditions d'un « retour de la société moderne à une forme supérieure du type le plus archaïque : la production et l'appropriation collectives » [7]. On comprend que l'orthodoxie marxiste se soit demandé quelle mouche avait donc pu piquer le prophète pour qu'il la mît dans un tel embarras et décida d'ignorer cette distorsion analytique. Ainsi Plekhanov, originellement populiste et futur dirigeant menchevik, versa dans l'anti-populisme et la pure scholastique marxiste évolutionniste. Lénine (1870-1924), qui lui-même avait perdu un frère dans l'aventure populiste et pour qui la paysannerie ne pouvait devenir révolutionnaire qu'en se prolétarisant, défendra la même ligne en assurant que « le capitalisme agraire en Russie [était] une force progressiste considérable » [8] Quant à Trotski (1879-1940), très proche des narodniki durant sa jeunesse, en qui il voyait non sans raison des « romantiques », il rallia lui-aussi le dogme, même à contrecœur. Enfin, Rosa Luxemburg (1871-1919), qu'on aurait pu penser moins dogmatique dans son jugement, valida la position d'Engels, à savoir que la « commune rurale » relevait de « l'anachronisme historique » [9]. On notera au passage, comme le soulignent Löwy et Guillibert, que, quand Marx, en faisant de la « commune rurale » le point de départ d'un « autre chemin » possible vers le socialisme qui ne passerait pas automatiquement par la phase capitaliste, ses disciples lui répondent par la réaffirmation du dogme au prétexte qu'on ne touche pas aux Saintes Écritures du Capital.
C'est en quoi ce cas de figure se révèle tout à fait singulier. Pensant contre lui-même – et pour le dire autrement contre l'idéologie mécaniste qu'est déjà devenu le marxisme –, le dernier Marx ne parvient plus à se faire entendre dans son propre camp. Il dérange, en somme. Comme dérangea le jeune Marx conquérant quand il démolissait allègrement certaines réputations acquises et les vanités de leurs auteurs. Mais là le lâchage est réel et finalement général chez ses supposés partisans. Autrement dit, la doctrine a triomphé. Elle sera assumée, de manière instrumentale, par la social-démocratie et, mécaniquement, par le marxisme-léninisme. Avec toutes les conséquences que l'on connaît.
On pourrait donc penser que le vieux Marx se fourvoya en s'engageant dans ce virage théorique des dernières années. Sur la question de savoir s'il eut tort ou raison, Löwy et Guillibert indiquent que, si la révolution russe fut de contenu assurément plus prolétarien que paysan, les paysans y jouèrent un rôle essentiel et que, comme en attestèrent certains anarchistes, les traditions communautaires – comme le nota le subtil observateur Pierre Pascal [10] (1890-1983) – exercèrent indubitablement une certaine influence dans la formation des soviets, opinion partagée par l'historien Moshe Lewin (1921-2010). Par ailleurs, comme exprimé par les auteurs, le dernier Marx avait sûrement vu juste en évoquant « la possibilité que la révolution commence d'abord dans des pays périphériques, moins industrialisés, aux forces productives capitalistes encore limitées, comportant des formes sociales “archaïques”, avant qu'elles n'atteignent le centre ».
Très opportun, par ailleurs, est le rapprochement que Löwy et Guillibert opèrent entre les thèses du dernier Marx et celles, encore mal connues aujourd'hui, que, à l'autre bout du monde, défendit le grand penseur marxiste péruvien José Carlos Mariátegui (1894-1930), fondateur en 1926 de la revue Amauta. Pour lui, aucune perspective de réelle émancipation sociale n'était possible qui ne s'appuyât sur la vitalité des « traditions communautaires de la paysannerie andine » et sur son passé « communiste inca ». Comme en écho aux aspirations des narodniki et, sans probablement les connaître, aux intuitions du dernier Marx.
En ces temps maudits où le capitalisme nous conduit vers le pire – effondrement généralisé et guerres –, dire que ces intuitions sont toujours d'actualité est une évidence. Elles doivent nourrir toute perspective révolutionnaire soucieuse de ne pas reproduire les erreurs du passé. Et, pour ce faire, rien ne nous paraît plus utile que de citer, en hommage à son œuvre d'éclaireur, cet extrait du pionnier marxien que fut Maximilien Rubel : « Nulle part et à aucun moment, nous ne voyons apparaître dans ces réflexions la moindre allusion à la nécessité d'un appareil politique tout-puissant qui se substituerait à l'active spontanéité des paysans russes pour les mener sur le chemin de la libération, ou d'un parti dispensateur de cette libération. [11] »
Partant de cette citation, on peut avancer, en dernière hypothèse, que là est peut-être la cause de l'accueil pour le moins hostile que les marxistes partidaires et dogmatiques – au contraire de quelques hétérodoxes – réservèrent aux derniers textes de Marx.
Freddy GOMEZ
[1] À quelques exceptions notables près, dont, entre autres, celle de Maximilien Rubel – marxien et non marxiste – qui lui consacra, en premier (Rivière, 1957), des pages particulièrement inspirées [pp. 340-351 de la réédition Klincksieck, 2016] dans son Karl Marx, essai de biographie intellectuelle, ouvrage préfacé par Louis Janover, à celle de Pierre Dardot et Christian Laval, auteurs de Marx, prénom : Karl – Gallimard, Essais, 2012 – où cette question est abordée [pp. 657-672] dans un continuum historique allant de l'expérience de la Commune de Paris jusqu'à celle des populistes russes, dont l'effet aurait été, chez Marx, d'opérer une sorte de « sortie de route » fondée sur un désir de s'émanciper d'anciennes certitudes. Cette volonté, il l'exprima lui-même ainsi à son ami populiste Nikolaï Danielson, traducteur en russe du Livre I du Capital : « Il faudrait tout reprendre complètement. »
[2] Paul Lafargue, « Friedrich Engels. Souvenirs personnels », in Souvenirs sur Marx et Engels, Éditions en langues étrangères, Moscou, 1953, p. 93.
[3] Pierre Dardot et Christian Laval, Marx, prénom : Karl, op. cit., p. 665.
[4] Lettres de Marx à Danielson du 13 juin 1871 et du 13 décembre 1881. Le passage est cité par Michael R. Krätke dans « Le dernier Marx et le Capital », Actuel Marx, 2005/1, n° 37, PUF, 2005.
[5] On notera, cela dit, que, deux ans plus tard – en 1883 – Vera Zassoulitch, adhérera au premier groupe marxiste russe – « Libération du travail » – fondé par Plekhanov (1856-1918), qu'elle fera partie de l'équipe de rédaction de l'Iskra et qu'elle ralliera les mencheviks par opposition radicale et virulente aux thèses de Lénine.
[6] Elles seront retrouvées en 1911 dans les papiers de son gendre Paul Lafargue. Quant à la lettre envoyée à Vera Zassoulitch, elle sera découverte dans les papiers du marxiste russe Pavel Axelrod (1850-1928) et publiée, en 1923, par l'archiviste et historien Boris Nikolaïevski (1887-1966).
[7] Voir Kolja Lindner et les Éditions de l'Asymétrie, Le Dernier Marx, 2019, p. 272.
[8] Lénine, Œuvres III, Le Développement du capitalisme en Russie, Éditions du progrès, Moscou/Éditions sociales, Paris, 1969, p. 14.
[9] Rosa Luxemburg, L'Accumulation du capital, Œuvres complètes, tome V, Agone, Marseille/Smolny, Toulouse, 2019, p. 278.
[10] « Le mir a rebondi avec la révolution, non seulement il n'est pas mort, mais il a repris vie, il a ressuscité là où il avait, semble-t-il, disparu, et depuis il fonctionne autrement. […] Il a suffi que la pression gouvernementale disparaisse pour que la commune se ravive. Il y avait des terres à partager, des décisions à prendre, un ordre social à rétablir : l'assemblée communale se trouvait toute prête à jouer ce rôle. » (Pierre Pascal, Civilisation paysanne en Russie, Lausanne, L'Âge d'homme, 1969, p. 31.
[11] Maximilien Rubel, Karl Marx, essai de biographie intellectuelle, op. cit., p. 349.
30.11.2025 à 22:50
F.G.
■ Floréal CUADRADO DU RIFIFI CHEZ LES ARISTOS Ou le crépuscule du Syndicat CGT du Livre parisien Le Lys Bleu Éditions, 2025, 498 p. Dix ans après son Comme un chat – recensé ici – sous-titré « Souvenirs turbulents d'un anarchiste – faussaire à ses heures – vers la fin du vingtième siècle », Floréal Cuadrado, toujours dans le registre du souvenir, remet le couvert sur une période postérieure de sa vie, celle où, par un étrange concours de circonstances, l'anar anti-syndicaliste qu'il était (…)
- Recensions et études critiques
■ Floréal CUADRADO
DU RIFIFI CHEZ LES ARISTOS
Ou le crépuscule du Syndicat CGT du Livre parisien
Le Lys Bleu Éditions, 2025, 498 p.
Dix ans après son Comme un chat – recensé ici – sous-titré « Souvenirs turbulents d'un anarchiste – faussaire à ses heures – vers la fin du vingtième siècle », Floréal Cuadrado, toujours dans le registre du souvenir, remet le couvert sur une période postérieure de sa vie, celle où, par un étrange concours de circonstances, l'anar anti-syndicaliste qu'il était se trouva propulsé, d'étape en étape, à la tête du très singulier Syndicat des correcteurs, et ce en un moment historique particulièrement complexe. Dans les années 1990, en effet, le Syndicat CGT du Livre parisien – « l'aristocratie de la classe ouvrière », comme on le qualifiait au vu des conquis sociaux qu'elle avait à son palmarès – entra dans un conflit interne de haute intensité où, derrière une opposition radicale entre défenseurs des syndicats de métier et de leur autonomie et partisans avoués de leur fusion en un syndicat unique d'industrie, s'affrontaient, certes, deux lignes stratégiques opposées depuis longtemps, mais aussi, ce qui n'étonnera personne, des intérêts de pouvoir contradictoires.
Que le lecteur se rassure, l'intention n'est pas d'entrer, ici, dans le détail des coups tordus, des bassesses avérées et des tenaces rancœurs que cette guerre intra-syndicale activa, mais il convient, pour la clarté, d'en révéler quelques éléments. Par son histoire, par la place tout à fait singulière qu'il occupait au sein du Comité intersyndical du Livre parisien (CILP), le Syndicat des correcteurs, héritier d'une longue tradition syndicaliste révolutionnaire – celle de la glorieuse CGT des origines – faisait figure de défenseur tenace des syndicats de métier et de leur autonomie. C'est ainsi que, lorsque, à l'automne 1997, les sections des imprimeurs-rotativistes (force de frappe du Syndicat du Livre) et des Messageries (Paris Diffusion Presse – PDP – et Routage, expédition, communication – REC) choisirent, contre les diktats de leur direction, la voie de la dissidence en risquant par là-même d'être déconfédérées, le Syndicat des correcteurs, à la demande des dissidents et fidèle à sa tradition de solidarité, leur accorda, à titre transitoire, d'être hébergés par ses soins.
Faire mémoire
Il est clair que ce récit aura peu de lecteurs hormis ceux d'un petit cercle de happy fews [1] d'une époque radicalement close. Au demeurant, il est probable que le spadassin Floréal Cuadrado s'en foute. Ce qui l'intéresse et le motive (c'était déjà vrai dans Comme un chat, c'est de faire mémoire de tranches de vie ou d'aventures existentielles et politiques qui l'ont confronté à un collectif contradictoire en motivant, en son for intérieur, des implications assumées. Il y a du jeu là-dedans comme il y a un côté vachard dans le jugement de certains camarades, des mises en perspective contestables, des surinterprétations discutables. Ce n'est pas là un livre d'histoire, mais de témoignage, une plongée dans les entrailles d'un paritarisme – de négociation ou de confrontation – où, entre représentants du Livre et patrons de presse, les accords se signaient à la bonne franquette sur le coin de table d'un luxueux restaurant parisien ou à la faveur (ou défaveur) d'un rapport de forces brut, voire sauvage, instauré par le Syndicat du livre, comme du temps de la longue lutte (1975-1977) contre Émilien Amaury, patron du Parisien libéré qui s'était mis en tête de se passer des ouvriers du Livre. Sous la plume acérée et volubile de Cuadrado, rien ne nous est épargné des mécanismes de collaboration, parfois limites il faut bien en convenir, car non exempts d'une certaine corruption, que ce paritarisme induisait presque naturellement.
Dans ce jeu de quilles, le « chat » apprend vite. Il est vrai que le bonhomme manifeste – son expérience d'activiste et son premier volume de souvenirs en attestent – un certain goût pour l'aventure, voire l'aventurisme. Ainsi, débarquant, comme représentant du Syndicat des correcteurs, dans le saint des saints du Livre – le Comité intersyndical du Livre parisien (CILP) – il n'en mène pas large mais ne le montre pas. Sa réputation n'est pas déjà faite, mais son profil est pour le moins atypique. Il ne vient pas du syndicalisme, mais de l'illégalisme. Comme, par ailleurs, il est probable que les Renseignements généraux aient organisé des fuites du côté des instances patronales et syndicales, on le regarde comme une bête curieuse – et d'autant plus inquiétante qu'il a du sang ibère dans les veines et quelques appétences pour la provocation. Mais bon, le CILP est une grand-messe où l'on n'intervient pas à tort et à travers. Il prend donc des notes pour se mettre à niveau, ce qui ne tardera pas.
C'est plutôt à l'intérieur de la confrérie – le Syndicat des correcteurs, celui auquel appartinrent (excusez du peu !) Pierre Monatte, Marcel Body, Nicolas Lazarevitch, Victor Serge, Louis Lecoin, Benjamin Péret ou May Picqueray – que son secrétaire affrontera une opposition confuse, mais déterminée à le faire chuter. La question du pourquoi cette hostilité, Floréal Cuadrado l'aborde dans le détail, mais sans viser toujours juste. À la manœuvre, il discerne, en son sein, un conglomérat aux contours flous allant de quelques ralliés au syndicat unique d'industrie – finalement rares –, de quelques aspirants à la direction des affaires jouant misérablement de ce conflit pour y parvenir et d'un « marais » plus attentiste qu'interventionniste. Factuellement juste, cette explication omet pourtant l'essentiel, à savoir la nette perte de substance militante du Syndicat des correcteurs depuis que, à partir des années 1980, il s'est mis, par obligation plus que par choix, dans une situation de subordination à d'autres intérêts que les siens propres en matière de recrutement [2]. Cette époque, Floréal Cuadrado ne l'évoque pas, ce qui est bien normal après tout si l'on admet que notre « chat » avait alors des occupations probablement plus exaltantes que celles relevant d'une quotidienne gestion des affaires syndicales. De l'avoir connue pourtant, cette époque, il aurait constaté que ce qui, de génération en génération, avait fait la singularité du Syndicat des correcteurs, à savoir sa capacité à se pérenniser sans jamais renier sa filiation syndicaliste révolutionnaire originelle et les méthodes qu'il préconisait, était en train de changer avec le passage du temps. Certains virent dans ce moment de modernisation informatique l'occasion de s'appuyer sur les projets patronaux pour favoriser une professionnalisation du syndicat et, du même coup, une normalisation de ses méthodes. D'autres, moins acquis aux avantages supposés de la mutation et plus portés au militantisme de base n'oubliaient jamais de rappeler aux nouveaux que leurs conditions de travail, ils les devaient surtout aux anciens, qui les avaient arrachées de haute lutte. Et que, la roue tournant, il faudrait bien qu'ils s'y mettent un jour pour ne pas tout perdre.
Vieille garde et jeune troupe
À diverses reprises, Floréal Cuadrado insiste sur l'importance qu'eut dans le Syndicat des correcteurs ce qu'il appelle la « vieille garde » qui formait une sorte d'assemblée des sages dont l'avis était précieux pour éviter les bourdes. Chacun de ces « sages » avait exercé, à différentes périodes de sa vie militante, des responsabilités syndicales. Ils connaissaient, tous, les statuts du syndicat sur le bout des doigts. Ils avaient une culture des luttes et des conflits internes au Livre qui pouvait être très précieuse en cas de besoin. J'ai souvenir qu'il n'était pas rare, dans les assemblées générales syndicales, auxquelles les retraités participaient, qu'un « sage » prenne la parole pour offrir une porte de sortie à un débat qui, faute de références et de repères tangibles, risquait de s'enliser. Cette transmission opérait naturellement, au gré du quotidien de la vie syndicale. C'est à partir des années 1980, désastreuse époque, qu'elle commença à s'effriter et qu'apparurent les premiers signes d'une évidente mutation d'imaginaire chez nombre de nouveaux adhérents finalement acquis à l'idée que le statut d'ouvrier du Livre était moins enviable – dans l'ordre symbolique, s'entend – que celui de journaliste. Dans ce processus, il est certain que les nouvelles formes de recrutement et de formation jouèrent un rôle non négligeable dans le formatage de nouvelles aspirations. Ainsi, il n'était pas rare, j'en fus témoin, de voir débarquer au bureau de placement syndical des gens ayant vu leur formation validée par l'école et cherchant du boulot, qui n'avait pas la moindre idée de ce que pouvait être un syndicat et à quoi il pouvait bien servir.
Quinze ans plus tard, à l'époque où se situe le « rififi » que Floréal Cuadrado nous narre dans le moindre détail, c'est sans doute encore une fois – la dernière probablement – que la « vieille garde » joua son rôle de vigie en éclairant le conflit en cours de son savoir et en encourageant son secrétaire à ne pas déroger aux principes des syndicats de métier et de leur autonomie de fonctionnement. C'est en ce sens qu'elle approuva la proposition qui fut faite aux dissidents du Syndicat général du Livre de les héberger le temps nécessaire au règlement de leur conflit interne. Quant aux affiliés du Syndicat des correcteurs, ils naviguèrent pour beaucoup à la godille, sans idées bien arrêtées sur le conflit en cours et les enjeux stratégiques qui le sous-tendaient. Les coups tordus internes vinrent d'ailleurs. D'une hybride fraction apparemment moderniste du syndicat qui, peu instruite de son histoire et incapable de s'en inspirer, était prête, par opportunisme, à profiter de ce conflit pour en finir avec les « archaïsmes » d'une Vieille Cause qui leur semblait peu porteuse pour réaliser leurs plans de carrière. Elle fut battue, c'est sûr, et plutôt largement, cette fraction hétéroclite, mais son juridisme foireux, son manque de courage, sa manière de défaire des réputations et la constance qu'elle mit à salir des engagements, dont ceux de Floréal Cuadrado, marquèrent indubitablement un moment inédit dans l'histoire du Syndicat des correcteurs : celui où une conjuration de médiocres et d'arrivistes rate sa cible, mais atteint l'image même de l'organisation qui, faute de vigilance et d'implication, l'a laissée prospérer. Autrement dit, elle révèle que ce syndicat à bien des égards exemplaire n'était plus ce qu'il avait été.
C'est en quoi Du rififi chez les aristos dresse un portrait étayé sur un moment d'histoire agité du Syndicat CGT du Livre parisien et ses répercussions au sein du Syndicat des correcteurs. Ses détracteurs y verront surtout un autoportrait complaisant de son auteur en Commandeur, mais il serait étonnant qu'ils lui répondent. Hier comme aujourd'hui, ils ont toujours eu la mémoire courte.
Freddy GOMEZ
[1] Presque trente ans après le conflit évoqué dans cet ouvrage, le Syndicat CGT du Livre parisien n'est plus que l'ombre de lui-même et le « syndicat » des correcteurs est devenu « section » du Syndicat général du livre et de la communication (SGLCE).
[2] Coforma, première école de formation du syndicat, fut fondée en 1978. Vingt ans plus tard, elle fut remplacée par Formacom. Auparavant, on devenait correcteur syndiqué sur passage d'un test – particulièrement vicelard – du Syndicat des correcteurs. Une fois admis au test, l'impétrant bénéficiait des pistes du bureau de placement syndical pour trouver du boulot. Ce n'est que sur présentation de six feuilles de paye et le parrainage de deux correcteurs syndiqués à jour de leurs cotisations, que l'admission était soumise au vote d'une assemblée générale statutaire du syndicat.
23.11.2025 à 18:35
F.G.
■ Jean-Marc GHITTI LA TERRE CONFISQUÉE Critique de l'aménagement du territoire La Lenteur, 2025, 160 p. Ces derniers mois j'ai arpenté des territoires. Le défi était de raconter des lieux difficilement racontables : une usine de purification d'uranium sise à Narbonne (Aude) et un fleuve asséché des Pyrénées-Orientales : l'Agly . Ces deux espaces géographiques sont intimement liés à notre crépusculaire modernité. Pour l'usine atomique, construite sur une nappe phréatique, y'a pas photo ; (…)
- Recensions et études critiques
■ Jean-Marc GHITTI
LA TERRE CONFISQUÉE
Critique de l'aménagement du territoire
La Lenteur, 2025, 160 p.
Ces derniers mois j'ai arpenté des territoires. Le défi était de raconter des lieux difficilement racontables : une usine de purification d'uranium sise à Narbonne (Aude) et un fleuve asséché des Pyrénées-Orientales : l'Agly [1]. Ces deux espaces géographiques sont intimement liés à notre crépusculaire modernité. Pour l'usine atomique, construite sur une nappe phréatique, y'a pas photo ; quant au fleuve, il suffit de corréler son état critique à l'effondrement des précipitations dans les Pyrénées-Orientales – et de rappeler qu'une des incidences du chaos climatique est de flinguer le cycle de l'eau.
Pour décrire l'usine et le fleuve, j'ai fait des portraits de gens vivant dans leur environnement. Au fil des échanges, un invariant est apparu : les riverains de l'usine ou du fleuve n'ont aucune maîtrise du territoire qu'ils habitent. Ils subissent : une menace difficile à cartographier, une parole publique discréditée, une injonction à faire preuve de résilience car seule la résilience contiendrait une promesse d'adaptation à la catastrophe – nucléaire ou écologique – en cours.
Habiter un territoire, c'est habiter un concept car le territoire est une revendication permanente : de ses habitants qui croient le peupler, des politiques qui en font une marque promotionnelle, de l'Europe qui les met en concurrence, des aménageurs qui sont avant tout les agents de la modernisation, mot creux et commode pour désigner notre déracinement perpétuel en vue de nous arrimer aux artefacts de la société industrielle.
Perversion dialectique : le territoire fixe tout en expropriant les gens qui vivent sur son sol. De fait, le territoire est une accoutumance forcée : aux pollutions, au dépérissement, à la laideur, à l'impuissance collective, à un futur bouché. Le territoire est la nature sous cloche maintenue fonctionnelle grâce à une ingénierie pondue par une technocratie au faîte de sa puissance. Par exemple, si le fleuve Agly coule encore certains mois de l'année, c'est grâce à des lâchés d'eau faits depuis un barrage ; laissé à son état naturel, ce fleuve âgé de plusieurs millions d'années ne serait plus que caillasses blanches. Bref, la modernité maintient en vie d'une main ce qu'elle tue de l'autre. Le territoire est une unité de soins palliatifs.
J'en étais là de mes sombres ruminations lorsque le bouquin de Jean-Marc Ghitti m'est arrivé par la poste. C'est une évidence : on ne sait jamais ce que renferme un livre avant de l'avoir lu. Celui-ci plus que tout autre : avec son titre énigmatique et sa couverture illustrée par le cul d'un grumier, La Terre confisquée est un objet étrange dont le sous-titre – Critique de l'aménagement du territoire –, sous une apparente austérité et technicité, n'annonce rien de la richesse et de l'acuité de la pensée de son auteur. Professeur de philo à la retraite, Jean-Marc Ghitti vit en Haute-Loire, pays de forêts, de scieries et donc de grumiers. Respectant la tradition philosophique, son enquête part d'un étonnement : celle d'une route nationale vide (la RN 88 reliant Lyon à Toulouse) durant un confinement de 2020. Une route sans trafic c'est comme un corps désapé : alors que tout se dévoile, une nouvelle chape de mystère se forme, nimbant la nudité. Un mystère que va questionner et creuser le philosophe dans une passionnante « enquête philosophique ». Au début du XIXe siècle et ce pendant des décennies, la RN 88 épousait encore le relief tortueux du Massif central. Elle en suivait les courbes et les déclivités. La main bitumeuse de l'homme s'adossait encore au relief de la nature. Puis, à la faveur des progrès de l'ingénierie routière, le rapport de forces s'est inversé. À la manière d'une gigantesque défonceuse, la RN s'est faite ligne droite : elle a imposé son tracé de balafre à un paysage devenu modelable. « Mais qu'y a-t-il derrière ce combat de la route contre la montagne ? », se demande alors Jean-Marc Ghitti.
Isolés ensemble
Pour faire parler l'énigme, l'auteur fait feu de tout bois. La Terre confisquée conjugue histoire (ancienne et contemporaine), théorie critique, sémiologie, philosophie, sociologie. Jean-Marc Ghitti puise aux meilleures sources : l'École de Francfort, Illich, Marcuse, Debord – Debord qui a précisément consacré son chapitre VII de La Société du Spectacle [2] à « l'aménagement du territoire », chapitre bref mais clé dans lequel il insiste (thèse 172) sur cette analyse majeure qu'après nous avoir isolés, l'urbanisme nous a réunis en tant qu' « individus isolés ensemble ». Cette idée n'est pas simplement un motif romantique destiné à illustrer le sentiment d'isolement dans l'anonymat des foules, elle est aussi un axe politique permettant de comprendre notre désagrégation sociale, et donc notre impuissance à faire peuple. À cette coupure des uns avec les autres s'en ajoute une autre, majeure aussi : celle avec notre environnement, transformé en un décor flottant. « Sur l'autoroute ou dans le train, note Ghitti, je vois la nature comme un spectacle qui défile, un film. » Simulacre ou marchandise, c'est pareil, le paysage se consomme au gré de déplacements où tout n'est que vitesse et délire ubiquitaire. Être partout et nulle part à la fois. Ballotté au gré d'une signalétique indiquant ici un « bourg de caractère », ailleurs les vestiges d'un oppidum préromain, le nomadisme du citoyen-monade n'est plus qu'un flux savamment cadré au milieu d'autres flux marchands.
« Le capitalisme produit la ville en image, il produit la campagne en paysage, il produit, depuis peu, la Terre entière numérisée : je peux faire la visite des lieux les plus lointains en restant dans mon fauteuil, plaid sur les genoux », écrit Ghitti. Et pendant que le double de notre planète se numérise par la magie du pixel, la vraie voit ses équilibres écologiques s'effondrer dans une indifférence affolante. Pendant que la Terre se glace en une « planète géopolitique », les possibilités de simplement l'habiter pour y mener une vie à hauteur humaine se contractent dangereusement.
Penser notre présente condition peut provoquer son lot de vapeurs angoissées et de vertiges. Penser le sol qui se dérobe, les éléments empoisonnés, le futur soudain plombé : voilà un privilège dont on se serait bien passé. Mais si tout n'est plus que simulacre, pire serait notre sort si on y rajoutait des œillères. Né à Saint-Étienne, Jean-Marc Ghitti connaît la puissance du vert : couleur de l'espoir et du renouveau. On se marre comme on peut ; Ghitti, lui, bosse et remonte le temps. Il a envie de comprendre d'où nous vient cette maniaquerie géographique consistant à cadastrer et parcelliser la nature – car, sans ce premier pécher originel, pas de mise en coupe réglée de notre biotope. Il se pourrait que la société industrielle s'enracine dans la très vieille histoire, celle remontant à la Rome antique où l'imperium (la puissance régalienne) aurait accouché de la notion de territoire vue comme « réalité géo-administrative », soit l' « inscription du pouvoir sur le sol terrestre ». Dès le départ, le territoire est la marque administrative de l'empire. Le philosophe explique : « C'est par l'aménagement des villes et des routes, urbes ed viae, que le territoire s'invente, au cœur du système impérial, comme une réalité nouvelle promise à un long avenir. »
La Chrétienté et la période médiévale opèrent un virage à 180° : la seule maison des Hommes étant le royaume de Dieu, le territoire promu par l'imperium passe au second plan. Camarade lecteur, souviens-toi : dans La Fin de la mégamachine – en ligne ici –, Fabian Scheidler avait déjà pointé le Moyen Âge comme période de relâchement de la pression économico-politique sur les humains et la nature. Mais le « territoire » reprend du poil de la bête à la faveur de la création des États-nations et de la fièvre rationaliste du XIXe siècle.
Du côté de la critique anti-industrielle, quelque chose coince avec l'héritage des Lumières et de la raison. Si l'esprit critique et la possibilité de penser par soi-même ont gagné en force et en autonomie, nous délestant du poids abrutissant des religions, ce fut au prix d'une autre aliénation : celle visant à remettre les clés de notre destin commun aux mains du clergé du Progrès. La nature insatiable du Capital n'en demandait pas tant qui trouva dans la technocratie naissante (soit l'alliance de la science et de la politique) un point d'ancrage définitif faisant des communautés humaines un vivier de forces vives à encaserner dans ses manufactures et de la nature un stock de matières à extraire. Le capitalisme industriel accouchait alors d'un ordre politique où vivre dans une relative symbiose avec la nature devint un arc-boutement d'un autre temps. Les premiers trains furent mis sur rail pour transporter des marchandises, puis on eut l'idée d'y faire circuler les gens. Pour le Capital, les priorités ont toujours été claires.
Le monde rétrécissait ; notre capacité à comprendre « ce que la politique fait à la Terre » aussi. L'enchantement quittait les forêts, les rivières, les aurores boréales et les vols de grues pour le magnétisme vicié de lendemains farcis de promesses. Désormais, le présent se conjuguerait au futur dont les bourgeons annonçaient les fruits d'une interminable Croissance. Fantasme d'une vie désentravée – déterritorialisée ? Même pas, puisque désormais les « territoires » nous cernaient. « Tout processus de développement atteint, à un certain moment, son point de bascule à partir d'où ce qui était croissance devient corruption, énonce Jean-Marc Ghitti. Par conséquent, il n'y a pas de croissance infinie : un développement qui se poursuit indéfiniment s'inverse de lui-même en une dégénérescence. »
Contre la raison organisatrice
Vivons-nous une époque de dégénérescence ? L'auteur de La Terre confisquée est allé chercher des éléments de réponse du côté d'Adorno et d'Horkheimer. Dans un bref mais essentiel chapitre intitulé Le retournement de la raison de dévoilement en une raison technocratique, Ghitti nous rappelle cette trouvaille mise à jour par les deux philosophes de l'École de Francfort : si la raison est recherche de vérité, il ne faut pas oublier que la vérité fait souvent peur. C'est ainsi que la raison peut louvoyer pour ne pas heurter, voiler ses intentions tout en dévoilant la vérité. Stratégie ? Jeu de dupe ? Peu importe au fond : la raison ne se comprend qu'à la lumière de ses usages pas toujours neutres ou avouables. Citons copieusement le philosophe : « Historiquement, les deux philosophes [Adorno et Horkheimer] situent au XIXe siècle cette inversion d'une raison émancipatrice des Lumières en une raison scientifique au service du pouvoir : dès le règne de Napoléon, disent-ils, mais c'est le positivisme du philosophe Auguste Comte qui parachèvera ce retournement. “L'adaptation au pouvoir du progrès implique le progrès du pouvoir” », lit-on dans La Dialectique de la Raison. Et les auteurs vont même jusqu'à parler de “malédiction” à propos de ce retournement d'une rationalité en une autre. Le mal, en l'occurrence, tient à ce que la raison cesse d'être démystificatrice et critique : elle devient principalement organisatrice. »
Une raison qui organise, on sait ce que ça donne : l'administration de la vie sous toutes ses coutures. Soit notre mise en ressources humaines. Auquel cas les routes ne sont plus construites pour relier les hommes entre eux mais pour les mener d'un point A à un point B en un temps toujours plus record. Ghitti parle de « soumission des hommes aux puissances du rationnel » ; de son côté, Carole Delga, cheffe BTP de l'Occitanie, thatchérise : « Il n'y a pas d'alternative »… à l'A69.
« Pour entraver la réduction de la Terre à ses territoires et la réduction de l'existence à ses fonctions dans le corps global, une philosophie critique est indispensable, énonce l'auteur de La Terre confisquée. Il faut éclaircir les évolutions historiques qui ont tourné les choses en ce sens. À ne pas le faire résolument, l'écologie contemporaine souffre souvent d'incohérence. » Avant de postuler un peu plus loin : « Il n'est jamais judicieux d'adopter le langage et le système de représentation de ceux qu'on veut combattre. » Ici se niche un enjeu de taille : ne pas singer la langue de l'ennemi au risque de rester les éternels débiteurs d'abstractions mathématiques et les dindons de politiques de compensation écologique.
Le premier territoire à libérer est mental : ainsi se réamorcera la pompe de nos imaginaires et de notre capacité à peupler la Terre autrement que comme des bipèdes en voie de dématérialisation.
Sébastien NAVARRO