31.03.2025 à 10:28
F.G.
On étouffe, c'est clair qu'on étouffe, chaque jour, chaque matin, au premier jet informationnel qu'on prend dans la gueule. On étouffe de colère, d'indignation. Comme jamais, sans doute. Les doses d'infamie que les médias nous injectent ont un effet paralysant évident. Non seulement, ils nous déforment au lieu de nous informer, mais ils se livrent à leur exercice quotidien de désinformation avec un enthousiasme qui défie la raison. Mollo, entends-je dans les tribunes : « Il y a média et (…)
- Digressions...On étouffe, c'est clair qu'on étouffe, chaque jour, chaque matin, au premier jet informationnel qu'on prend dans la gueule. On étouffe de colère, d'indignation. Comme jamais, sans doute. Les doses d'infamie que les médias nous injectent ont un effet paralysant évident. Non seulement, ils nous déforment au lieu de nous informer, mais ils se livrent à leur exercice quotidien de désinformation avec un enthousiasme qui défie la raison. Mollo, entends-je dans les tribunes : « Il y a média et média ! » Tu l'as dit bouffi, mais il y a surtout média et médié. Et le médié subit toujours le média, comme le paysan la loi du Marché des industries de l'empoisonnement de la terre, l'ouvrier celle du « où tu bosses à mes conditions où je te jette », l'étudiant celle du silence académique sur Gaza sous menace – s'il le transgresse – de sanction administrative et l'émigré, l'Autre, notre frère, celle du délit perpétuel de sale gueule. Basta du survol objectivé quand l'abjection nous pète à la gueule et que, chaque matin, l'infocom publique et privée la relaie, sur le ton du proc, du docte, voire du badin, à grands coups d'approximations, de fausses vérités et de sentences de café du commerce. Ras-le-bol de cette mafia de commentateurs tout-terrain qui, depuis une bonne décennie, a transformé l'information en réceptacle à mensonges, en conteneur à bassesses et en piège à cons. Ça déborde de partout.
Moi, mon truc, je l'avoue, c'était plutôt, France-Cul. Parce que je suis service public, que France-Info m'a toujours gonflé et que France-Inter s'est couché, depuis le référendum de 2005 (qu'elle a perdu, comme Sarkozy), devant tous les mirages du néo-libéralisme cannibale et technophile, cette courroie de transmission du trumpisme, du « libertarianisme » et du post-fascisme.
Un temps, France-Cul, m'était donc apparue, dans le domaine de l'information banale, disons, comme une sorte de moindre mal. La chaîne assumait un chouïa de hauteur de vue, une petite différence de ton, un zeste d'impertinence – surtout culturelle. Et puis, comme tout passe et trépasse, Guillaume Erner, l'inamovible responsable de « sa matinale » depuis désormais dix ans, aussi à l'aise dans ses pantoufles que convaincu de son talent d'animateur, a si bien compris ce qu'était le pluralisme que, pour un Rancière invité une fois tous les cinq ans, on s'y tape tous les matins, en style décalé, la Voix de son Maître, que le patron sert avec, disons, constance depuis au moins 2019, date à laquelle le Prince, empêtré dans la « crise des Gilets jaunes », lui avait demandé, excusez du peu, de modérer un « Grand débat des idées » auquel se prêtèrent sans honte soixante-quatre intellectuels de cour (ou de jardin). Et Erner s'exécuta, trop content de coacher le Gotha de l'intellect.
Aujourd'hui, France-Cul., c'est out pour moi ! Même si l'excellent Johann Chapoutot est passé à une de ces récentes « matinales » pour présenter, devant un Erner dubitatif et parfois agacé, son dernier livre, Les Irresponsables [1], où il explique par quels mécanismes, à devoir choisir entre Hitler et le Front populaire, l'extrême centre allemand opta, entre mars 1930 et janvier 1933, pour la croix gammée contre le drapeau rouge. En précisant que, sans cet apport de respectabilité, il n'est pas dit que les nazis aient pu prendre le pouvoir. Ça fait écho, non, à une certaine actualité, disons « glissante » ?
Le thème de cette digression – « la merde ambiante » – m'est venu à la lecture du très touchant texte d'une amie récemment paru sur « Lundi Matin » : Évacuation de la Gaîté lyrique : « la merde ambiante se propage ». Cette merde ambiante, elle nous sature le quotidien. Les usines à vidange du purin informationnel, il faut les chercher du côté des médias déjà fascisés de Bolloré [2], marchand de malheur en Afrique et promoteur de l' « union des droites » en France. Dans le reste du paysage médiatique, public comme privé, de BFM à TF1 et de LCI à France 2, la contagion thématique extrême-droitarde opère jour après jour. Au point que, quand un Apathie rappelle la violence de la France dans la colonisation de l'Algérie, on le dépose sur le champ. Apathie, vous vous rendez compte, ce si fidèle serviteur de l'ordre jupitérien quand les Gilets jaunes le perturbaient ! La merde ambiante, elle est aussi là, dans cette capitulation en rase campagne de la quasi-entièreté d'une profession ramenée à n'être plus que chien couché devant ce cauchemar postfasciste qui monte et qu'elle alimente quotidiennement en se faisant, par exemple, le porte-copie fidèle d'un pathogène Retailleau, le plus sinistre « républicain » qu'on ait jamais connu… depuis Darmanin-la-Matraque. C'est dire si la crapulerie se duplique à grande vitesse.
Dans cette merde ambiante, la « reprise » de la Gaîté lyrique par la police restera un exemple d'ignominie partagée par toutes les composantes de l'Ordre politico-policier-administratif parisien. Résumons sans trahir. Des mômes, mineurs sans papiers ayant dû fuir la misère comme on fuit la mort quand elle menace ; des mômes qui – informés de l'expulsion imminente du théâtre qu'ils occupaient pour exiger de l'État ou de la Mairie de Paris des conditions d'hébergement dignes dans l'attente que leur dossier de reconnaissance comme mineurs isolés soit examiné par l'autorité administrative – ont d'eux-mêmes décidé de vider les lieux ; des mômes, remplis de fierté pour ce qu'ils ont accompli de grand, d'énorme : défier l'autorité sur le plan de la morale publique, des principes et des droits humains, s'auto-organiser en collectif, être capables d'occuper un théâtre et de l'habiter pendant trois mois, à 400, dans des conditions difficiles, le lieu n'étant pas prévu pour cela ; des mômes qui, dans cette nuit froide du 18 mars 2025, au lieu de se disperser, décident, serrés les uns contre les autres sur les marches du théâtre, d'attendre l'arrivée des flics ; des mômes que, dans la nuit, rejoignent leurs nombreux soutiens, celles et ceux qui se sont battus pour eux, et continueront de le faire ; des mômes qui, à 5 h 30 du matin, voient débarquer un demi-millier de flics et cinq camions de pompiers ; des mômes qui, trois heures durant, subissent une nasse très longue dans un silence et un calme impressionnant ; des mômes qui, au lever du soleil, reprennent leurs slogans et font résonner leurs tambours ; des mômes qui, contrairement aux assurances données par la socialiste Hidalgo, édile de la Ville-lumière, voient les flics charger sans sommation, matraquer, gazer à bout portant, viser les yeux ; des mômes livrés à la chasse à l'homme, poussés dans des paniers à salade, là et ailleurs, à Pont-Marie, à l'Hôtel de Ville, à la Bastille, partout où ils ont imaginé des bases de repli possibles ; des mômes malheureux, brisés, livrés à eux-mêmes et à la terrorisation policière, au harcèlement, à la volonté flicarde de leur casser le moral et les côtes et, pour plusieurs d'entre eux, bien atteints, d'être pris en main par les seuls pompiers, mais sans que jamais ne soit donné le moindre ordre de transfert vers un hosto.
Voilà, c'est ça quand la merde déborde parce que toutes les autorités s'y mettent : l'État voyou qui a refusé toute solution de relogement ou même d'hébergement provisoire, renvoyant la balle à la Mairie de Paris ; Hidalgo, faisant de même mais en sens inverse, et qui a menti sur divers plateaux en présentant comme « majeurs » des jeunes que les services autorisés reconnaissent principalement comme mineurs ; Najat Vallaud-Belkacem, enfin, présidente de France terre d'asile, qui se déclare solidaire des mineurs isolés, tout en les soumettant à des procédures éprouvantes et sans espoir d'aboutir.
Le reste est à l'avenant : les jeunes étant en procédure de recours de minorité, les soixante interpellations opérées sont scandaleuses, et illégales les vingt-cinq obligations à quitter le territoire (OQTF, le sigle préféré de Retailleau). Quant à vouloir les expédier à Rouen quand leur dossier est traité en région parisienne, c'est kafkaïen. À moins que la logique administrative française, dont la perversion est avérée depuis belle lurette chaque fois qu'il s'agit d'emmerder un étranger, un émigré, un réfugié ou un apatride, s'applique, dans le cas de ces mineurs isolés, avec assez de lenteur et embrouilles, pour qu'à la fin le mineur devenu majeur rentre enfin dans la case prévue à son endroit : « expulsé ». Avec un coup de tampon rouge !
Aujourd'hui, pour ces mômes, c'est retour à la case départ : la rue, la galère, la traque. Aux dernières nouvelles, Retailleau a ordonné l'évacuation du campement de fortune que certains jeunes avaient établi sur les quais de Seine. Une honte !
Je ne sais pas vous, amis lecteurs, mais moi j'ai un peu le moral dans les chaussettes. Et quand il descend si bas, c'est toujours mauvais signe. Il est vrai que, ces temps-ci, on n'a pas été aidé par le cours des choses, par la marche accélérée du monde vers l'abîme. Bien sûr il faut résister à l'accablement, puiser au passé des anciennes révoltes, garder le cœur chaud et la tête froide, cultiver encore et toujours la flamme d'un possible retournement de situation. Bien sûr…, mais, ce qui résonne en moi, ce soir, sur le point de conclure cette digression, c'est une phrase d'un ami philosophe, Américo Nunes, disparu en 2024 : il disait qu'il fallait être « au cœur des ravages du réel du mensonge pour comprendre en quoi il est toujours déconcertant ». Déconcertant… C'est le qui mot convient le mieux, sans doute, à ce qui pointe un peu partout, à ce qui fait « esprit » du temps, au non-maîtrisable par la raison raisonnante, à la folie ambiante, au réel ravagé d'un monde qui, peut-être, court vers l'abîme. Et nous y pousse.
Il est possible que Trump passe ou trépasse, que Musk soit renversé par l'infini mouvement du Capital quand il sera contrarié par sa déraison patente ou que, lassé de voir ses Tesla cramer et ses actions en bourse chuter, il nous lâche enfin la grappe en réinvestissant son blé dans le segment des nains de jardin, par exemple. Tout est possible, même le moins probable. Mais le plus déconcertant, dans les ravages du réel, c'est la vitesse à laquelle les consciences se corrompent, les réflexes s'amenuisent, les repères se perdent, les repositionnements opèrent, la vie se recroqueville.
C'est sur ce terrain qu'il faut penser, tenir, résister, lutter. Ce terrain, c'est celui de la préfiguration, à nos échelles, d'un autre monde qui serait l'exact contraire de celui, atroce, qui suinte des discours guerriers des Trump, Musk, Poutine, Netanyahu, Van der Leyen ou Macron. Aux docteurs Folamour du Capital et de la Guerre, il faut opposer une détermination fondée sur quelques principes : le refus de la guerre, le rejet de la haine de l'Autre, la refonte d'un monde écologiquement et socialement vivable et, pour y parvenir, la fraternité active, indispensable, entre tous les dépossédés.
D'une certaine manière, dans le froid d'une nuit de fin d'hiver, la lutte exemplaire des « mineurs isolés » parisiens de la Gaîté lyrique a ouvert le chemin. Contre la merde ambiante et tous ses porte-voix, sur tous sujets, et pour ne pas mourir d'asphyxie, il faut l'amplifier, cette résistance.
Freddy GOMEZ
[1] Johann Chapoutot, Les Irresponsables. Qui a porté Hitler au pouvoir ?, Gallimard, NRF-Essais, 2025. Le podcast de cette émission est curieusement introuvable sur le site de France-Cul. No comment !
[2] CNews, le JDD, JDNews, Europe 1, Sud Radio, Valeurs actuelles et Frontières sont propriétés de Bolloré.
24.03.2025 à 06:48
F.G.
■ Michel BLAY et Renaud GARCIA LA NATURE EXISTE Par-delà règne machinal et penseurs du vivant L'échappée, 2025, 128 p. C'était en novembre 2014 à Lyon : quatrième édition du Salon des éditions libertaires. Au menu : stands de bouquins, ateliers de sérigraphie, expos (déjà l'Ukraine avec l'occupation de la place Maïdan), concerts. Et bien sûr des débats dont un, très attendu, sur La reproduction artificielle de l'humain, un livre d'Alexis Escudero . Extrait du teaser : « À rebours des (…)
- Recensions et études critiques■ Michel BLAY et Renaud GARCIA
LA NATURE EXISTE
Par-delà règne machinal et penseurs du vivant
L'échappée, 2025, 128 p.
C'était en novembre 2014 à Lyon : quatrième édition du Salon des éditions libertaires. Au menu : stands de bouquins, ateliers de sérigraphie, expos (déjà l'Ukraine avec l'occupation de la place Maïdan), concerts. Et bien sûr des débats dont un, très attendu, sur La reproduction artificielle de l'humain, un livre d'Alexis Escudero [1]. Extrait du teaser : « À rebours des positions tenues par la gauche ces deux dernières années, les partisans de la liberté et de l'émancipation doivent s'opposer à la reproduction artificielle de l'humain, et à ce qu'elle implique inévitablement : eugénisme, marchandisation des corps et du vivant, manipulation génétique des embryons, transhumanisme. La PMA, ni pour les homos, ni pour les hétéros ! » Un tel mot d'ordre avait créé son arc électrique : pour tout le monde c'était le débat à ne pas manquer. Pour tout le monde… sauf moi qui, à l'époque, débarquait de Mars. Le postmodernisme et le ressac européen de la Theory passée à la moulinette des campus US étaient des notions floues, un mouvement d'idées par rapport auquel j'aurais été bien en peine de me situer. La PMA, je voyais ça de loin : trouvaille progressiste filant de l'urticaire aux culs-serrés de la cathosphère. Mais pas que. Dans l'après-midi, une bande d'excités fit irruption dans la grande salle de la Maison des associations. Le dénommé Escudero et son éditeur – Le Monde à l'envers – manquèrent de se prendre leur table de bouquins sur la gueule. Les trublions gueulaient « Escudero on aura ta peau ! ». Ça rimait. C'était surtout grotesque et surjoué. Poignée de LGBT en mode Gros Bras de la Taloche. Je virai colère, rien à mes yeux n'étant plus détestable que l'interdiction de débattre. Surtout dans la maison anar. Dans un souci d'apaisement et de lâcheté collective, le débat fut annulé. Quand je m'approchai du stand du Monde à l'envers mis à l'envers, l'éditrice encore secouée me tendit le dernier exemplaire du fameux brulot : « Lis-le et tu te feras un avis. » Ce que je fis.
J'y découvris tout un continent d'idées et de perspectives historiques. Le texte était solidement charpenté, la langue mordante et ironique. Certaines âmes sensibles s'en étaient offusquées. Ces pudeurs indignées me laissaient perplexe : politiser une question sociale n'impliquait-il pas de s'exposer sur le ring politique ? Si la moindre pique taquine vous terrassait, autant jouer au scrabble – « zygotes », 26 points, sans compter les cases « mot compte double ». PMA, GPA, diagnostics préimplantatoires, je me passionnai pour un sujet qui m'avait toujours laissé tiède. J'essayais de piger ce qu'impliquait cette vertigineuse question de « nature » autour de laquelle beaucoup s'écharpaient. Je parcourais des forums, alimentais d'interminables discussions. De fait, quelque chose se réveillait en moi : sept ans auparavant, j'avais découvert la vérité sur mes origines paternelles. Papa n'était pas papa. C'était un autre. Cette révélation m'avait plongé dans une courte et violente dépression. Je le compris bien plus tard : ma trajectoire biologique heurtait de plein fouet l'embrasement militant. De politique, ma crise vira personnelle. Dans ce fatras existentiel, affects éruptifs et analyses distanciées se brassaient, ce qui ne fait jamais bon mélange. Je devins aussi con que le clan d'en face. Un enragé du gamète. Je me souviens d'une soirée avec un couple d'amis où, à l'heure de l'apéro, je posai frontalement la question : est-ce que, pour vous, donner du sperme ou du sang c'est la même chose ? Il y eut un silence. Les deux nanas finirent par dire oui sans hésiter ; les deux mecs (dont moi) ne surent quoi répondre. Je détestais les pomos pour ça : cette façon de cliver et de réduire des questions fondamentales à des simplifications pauvrement binaires. Chantage victimaire : c'est nous qui souffrons, donc c'est nous qui savons. Les autres, ceux du hors-champ, c'était au choix : avec ou contre nous. La pensée politique perdait sa substance universaliste et s'éparpillait en chapelles doloristes. Côté rentiers en sciences sociales, ce nouveau jackpot permettait de jargonner dans des proportions frôlant l'inintelligibilité ; côté mitan militant, la conflictualité politique se réduisait en un court-bouillon de moraline communautaire.
Le temps passa. Par moment, les choses s'apaisaient ; à d'autres, ça flambait derechef. Il y avait tout un écheveau historique à remonter et à revisiter. Mettre à l'os ces nouveaux discours qui entendaient périmer les vieilles barbes du XIXe et leurs utopies rassembleuses. Naître ou ne pas naître n'était pas la question, mais naître de qui ou de quoi ? Concernant la filiation, mon trauma personnel me permettait de mettre un peu de chair et de trouble dans des agencements théoriques faisant la part belle aux éprouvettes et aux nouvelles parentalités d'intention. La vie humaine ne pouvait se laisser enfermer dans de pareilles combinatoires. Quelque chose d'autre se transmettait dans la procréation qu'un pur bagage génétique ou un patronyme administratif. J'en avais fait l'expérience : quand vous rencontrez votre père biologique à l'âge de trente-cinq ans et que le pater en question a votre visage avec dix kilos de plus, quand vous luttez contre un effondrement intérieur et accueillez un poids d'histoire inédit sur les épaules, vous vous dites deux choses : primo, que la vie est fondamentalement un mystère, un foisonnement vertigineux qui ne se laissera jamais encaserner par les laborantins du Progrès ; deuxio, que les bidouilleurs de chromosomes sont des apprentis sorciers tirant la vie vers un aplatissement in vitro haïssable.
Dégonfler la baudruche à chimères
Le diptyque papa/maman n'est pas qu'un calicot moisi brandi par les calotins de Civitas ; son pendant mâle/femelle, soit l'expression de notre condition de mammifère parlant, vaut plus qu'un jeu de Lego moléculaire. La cellule familiale sera toujours plus qu'une unité économico-patriarcale à flinguer. Le gauchisme et le libéralisme culturels se sont rejoints sur une chose : en libérant les potentiels individuels et en flattant les narcisses, ils ont ringardisé les vieux socles communautaires (de la famille à la classe sociale) pour favoriser les appariements aux artefacts promus par la technocratie triomphante. Pas étonnant que le concept même de « nature » ait viré réac.
Êtres de culture ou de nature, au fond chacun est à même de faire sa propre tambouille ontologique ; ce qui paraît vraisemblable, c'est que nous sommes, inextricablement, les deux. Dès sa sortie des boues primitives, homo est un nœud dialectique : il grimpe et marche, il vit et meurt, il se fortifie et se dégrade ; il communique avec son voisin et lui fracasse le crâne ; il comprend qu'il fait partie d'un tout et pense que de ce tout il peut tout faire. Créature, il se sait aussi créateur. De ses acquis, il fait de l'inné ; de ses individualités, société ; de ses savoirs, des kyrielles de doutes. De la nature, une mécanique divine, bientôt modélisable. Arrive un moment où son propre corps devient terrain de jeu et d'expérimentation. Les choses vont loin. Trop. Dans sa course à la surpuissance et à l'abstraction galopante, quelque chose s'est perdu en cours de route. L'humilité d'un ancrage. Certains voudraient ralentir et dégonfler la baudruche à chimères. Rappeler que, sous la sédimentation sociale, notre part de sensible est peut-être la dernière fragilité à protéger de notre mise en données. Fût-elle à prétention égalitaire.
Parmi ceux qui voudraient braquer les banques de sperme, il y a l'ami Renaud Garcia. En 2015, les éditions L'échappée eurent l'opportune idée de faire paraître son Désert de la critique [2]. C'était un an après le clash lyonnais, autant dire que ce bouquin est devenu un jalon essentiel dans la critique des ésotérismes déconstructeurs. Dix piges plus tard, c'est en compagnie du philosophe et historien des sciences Michel Blay que le camarade philosophe, naturien revendiqué, en remet une couche pour redynamiser un concept de « nature » corrompu par sa genèse occidentalo-centrée. La nature existe est une tentative de réhabilitation et de clarification. Une visée pédagogique sur un sujet bourbeux capable de filer des nœuds au cerveau : que veut dire réfléchir sur ce qui d'abord s'éprouve avec les sens ? Comment isoler le sujet nature, permanence mouvante et immémoriale, totalité aussi écrasante qu'écrasée ? Comment penser sa perte, sa dégradation, se représenter l'équivalent de cinq terrains de football artificialisés par heure en France ? Comment se penser soi dans le vacillement climatique ? Malin et grinçant, La nature existe est un exercice retraçant notre trajectoire commune depuis notre mise en coupe réglée par les gais lurons de l'industrialisme. On nous avait promis un futur de plein épanouissement, on se retrouve avec un présent coincé entre Charybde et Scylla, c'est sûrement que quelque chose a merdé dans le dessein des planificateurs. Renaud Garcia et Michel Blay pensent au contraire que rien n'a merdé. L'ordre du Technique, comme ils l'appellent – soit la « triple alliance du capital, de l'expertise scientifique et de l'ingénierie technologique » – ne pouvait pas accoucher d'autre chose que de la détestable époque dans laquelle nous nous contorsionnons avec anxiété et démesure.
« Du point de vue de la philosophie de la nature, qui emprunte à cette époque [la fin du XVIIIe siècle] quelques motifs romantiques, naître suppose la reconnaissance d'un excès que la réflexion ou la conscience ne peuvent résorber », écrivent les auteurs de La nature existe. « Excès » est un mot important. Car si quelque chose nous excède, c'est qu'elle nous dépasse. Elle ne nous dépasse pas parce qu'elle est plus forte – il faut être quiche comme un bâtisseur pour croire l'humain en concurrence avec la nature – mais par son imprévisibilité. Et face à l'imprévisible, face à ce qui se crée, croît et crève au rythme de cycles qui toujours nous emporteront, l'attitude la plus juste (et soutenable) serait celle d'un minimum de modestie et d'humilité. Autant dire que notre spumescente martialité en est loin. Mais revenons à ce trop-plein de nature, qui n'a rien d'un matériau superflu, puisqu'au contraire toute culture émerge de lui. Ce qui implique une borne universelle : une culture se déploie à l'intérieur de limites. Soit autant de tabous et d'interdits, historiquement et collectivement éprouvés, au-delà desquels on ne va pas fouiner, au risque de mettre en péril, des équilibres qui nous contiennent libres. Libres dans nos limites.
« Humains » et « non-humains »
C'est une évidence qu'il convient de rappeler : « nature » et « naître » partagent la même famille étymologique : « natura » pour le premier, « nascere » pour le second. La nature est ce qui est quand on naît. La nature est ce qui naît quand on vient à la vie. Il y a là un cycle – un temps « spiroïdal », préfèrent Blay et Garcia – sur lequel toute prise semble impossible. Quelque chose qui, immanquablement, échappe. « La nature est sans pourquoi, comme nous. C'est notre essentielle liberté », écrivent encore les duettistes de La nature existe. L'assertion est aussi brutale que reposante. Celle-ci n'est pas mal aussi : « Or, s'il y a de la naissance, il y a, nous le redisons, de l'énigme. De l'immaîtrisable, en somme. » L'hubris en prend un coup sur la carafe. De quoi déprimer tous les Folamour désireux de percer les secrets de la vie et les bio-éthiciens chargés de répondre à cette cauchemardesque question : quel statut aura le fœtus cultivé dans un utérus artificiel ? Allô maman-machine, bobo…
.
Si un chapitre est consacré à la « nature, naissance et reproduction artificielle de l'humain », l'ambition de La nature existe dépasse la question, déjà abyssale, de l'engendrement humain confié aux blouses blanches. C'est que la nature, au fil des modes et des agendas politiques, a changé de peau : elle est devenue « environnement », puis « vivant ». On s'interroge : qu'ajoutent ou retranchent à notre compréhension du péril écologiste ces nouveaux mots ? « Environnement », on voit l'idée, on voit surtout qu'elle nous coupe de notre milieu naturel : l'environnement nous entoure, il nous est extérieur et, de ce fait, il offre une prise par laquelle l'améliorer ou le dégrader. Bref rien de neuf sous le soleil des agronomies résilientes ou des épandeurs de bitume. « Vivant », en revanche, est le mot d'ordre écolo à la mode. « Vivant », c'est le contraire de « mort », ce qui questionne car le « vivant » carbure aux cadavres : rien ne fait plus partie du cycle de la vie que le compost et les macchabées appelés à le nourrir. Le vivant mange ses morts, c'est tautologique et physiologique. Mais passons et voyons plus grand. Car le « vivant » est aussi un bazar inclusif qui comprend les rivières, les baobabs, les lémuriens et les deux kilos de bactéries qui folâtrent dans nos intestins. Le vivant c'est la communauté organique des « humains » et des « non-humains » en mode combat contre les agents de la « nécropolitique ». C'est le dépassement de l'anthropocentrisme, la symbiose entre un ingénieur de l'ONF et un chêne sessile. Bref, si l'environnement nous coupe, le vivant nous groupe.
Le problème du « vivant », c'est qu'il liquide deux choses : le vieux dualisme « européocentré » « nature/culture » et la notion de « nature » sur laquelle, pensait-on naïvement, était censée se fonder toute écologie réellement radicale. Là notre esprit commence à buter. Notamment contre ce que notre duo naturien appelle le « descolatourisme », mot-valise embarquant les figures de l'anthropologue Philippe Descola (né en 1949) et du sociologue Bruno Latour (1947-2022) et leurs lignées de disciples. Descola et Latour sont des figures respectables, nul n'en doute. Leurs travaux ont visé à virer les œillères de la modernité pour comprendre ce qui pêchait dans notre approche du péril écologiste. Reste à comprendre à quel prix. Pour Descola, marqué par la mystique des Indiens Achuar, la nature n'existe pas, c'est une « abstraction » occidentale, « une distance entre les humains et les non-humains » issue de vieux brassages entre philosophie grecque, transcendance des monothéismes et ultime décantation scientifique [3]. Quant à Latour, s'il a liquidé la nature vue comme « un boulet que traîne la pensée politique occidentale moderne », c'est pour lui substituer une mystique Gaïa, système autonome sur lequel zonent des « Terrestres » ou des « actants » aux multiples connexions [4]. Dans cette étrange soupe, l'humain rationnel est décloisonné et dissous dans une immense chaîne interrelationnelle allant des minéraux aux machines, y compris technologiques. Un « brouillage entre “humains” et “non-humains” » qui laisse perplexe. Et qui, pour les auteurs de La nature existe, sape les bases de compréhension de ce à quoi on s'affronte : « Dans tous les cas, il y a adaptation (subtile, négociée, diplomatique) à l'innovation technologique tous azimuts, c'est-à-dire à la force qui motorise désormais l'accumulation du capital. Une fois la notion de “nature” mise hors-jeu, un point d'appui critique fait défaut. Celui qui, remontant à l'émergence de l'explication physico-mathématique de la nature au XVIIe siècle, y décèle le principe du recouvrement du monde des qualités sensibles par un monde d'abstractions quantitatives, dont l'accélération des technologies smart marque aujourd'hui le point culminant. »
De manière tout à fait tragique, l'ordre du Technique et le « descolatourisme » partageraient alors une visée complémentaire : la destruction de la nature sous toutes ses formes. Le premier comme équilibre géophysique, le second comme représentation mentale et ressource politique. Entendons-nous bien : il ne s'agit pas de renvoyer dos-à-dos ces deux dynamiques ; ce serait une ineptie totale. Le ravage du monde se met au crédit du seul capitalisme industriel. L'enjeu est ailleurs : il s'agit de renouer avec les filiations les plus cohérentes et les traditions de pensée les plus solides pour envisager un futur autrement que sous forme de cauchemar dystopique. Il est peut-être là le cœur de la nature humaine, dans ce fil d'histoire, solide et torturé, capable d'attester que nous restons avant tout des « vivants politiques dans un milieu vivant ».
Sébastien NAVARRO
[1] Éd. Le Monde à l'envers, 2014.
[2] Sur cet ouvrage, nous renvoyons à Freddy Gomez : « D'un néant critique : déconstruction et postanarchisme » et à « Retour sur un désert amplifié »
[3] Voir Philippe Descola, « La nature, ça n'existe pas », entretien sur Reporterre.
[4] Voir Bruno Latour : « Défendre la nature : on bâille. Défendre les territoires : on se bouge », entretien sur Reporterre.
19.03.2025 à 07:49
F.G.
■ Nous avons reçu de Larry, un camarade bien informé, ces notes sur les États-Unis. Elle traite des deux premiers mois du mandat de Trump. Par l'importance qu'elles accordent aux contradictions réelles du système étatsunien, mais aussi par le ton qu'elles adoptent, loin de toute grandiloquence militante, elles nous ont paru mériter diffusion.] [C'est à dessein que je laisse de côté, dans ces notes, l'impact de cette nouvelle présidence à l'international, vaste sujet qui méritera un (…)
- En lisière■ Nous avons reçu de Larry, un camarade bien informé, ces notes sur les États-Unis. Elle traite des deux premiers mois du mandat de Trump. Par l'importance qu'elles accordent aux contradictions réelles du système étatsunien, mais aussi par le ton qu'elles adoptent, loin de toute grandiloquence militante, elles nous ont paru mériter diffusion.]
[C'est à dessein que je laisse de côté, dans ces notes, l'impact de cette nouvelle présidence à l'international, vaste sujet qui méritera un traitement à part.– NdA]
1) C'est une révolution politique (pas sociale ou économique) de grande ampleur que vivent les États-Unis, certainement la plus importante depuis au moins le New Deal. Le régime américain était déjà très présidentiel, mais la concentration actuelle de pouvoir entre les mains de l'exécutif tend à réduire les autres instances – le Congrès, les tribunaux, voire la Cour suprême – à un rôle essentiellement décoratif.
2) Le fameux système des contre-pouvoirs (« checks and balances ») dont les Américains tirent une si grande fierté n'a pas disparu, mais il tourne au ralenti. Il y a quelques procédures de droit en cours qui ont permis d'obtenir des sursis de courte durée à l'exécution de certains licenciements, mais cela ne pèse pas bien lourd. Quant au Congrès, certes dominé par les Républicains, ses membres devraient en théorie défendre leurs prérogatives (par exemple le droit de déterminer l'existence, le rôle et la composition des ministères et autres organismes de l'État fédéral), sauf qu'ils se montrent passifs – ou plutôt complices. Rappelons, par ailleurs, que, contrairement à ce qu'on raconte communément, si les « pères fondateurs » se sont dotés d'un tel système de dispersion/multiplication des instances de pouvoir, ce n'était nullement pour protéger les droits du peuple, mais au contraire pour mettre les institutions de la jeune République à l'abri de soulèvements populaires.
3) Le mariage entre une frange du secteur tech et la droite MAGA (Make America Great Again) a beau paraître saugrenu, il ne l'est pas. Sur le plan de la levée de fonds pour financer les campagnes électorales, les Démocrates ont devancé les Républicains au cours des présidentielles de ces dernières années. On notera, au passage que ce fait, rarement signalé par les médias de gauche, met à mal la thèse d'une oligarchie qui aurait soudain pris le pouvoir sous Trump. Car le Grand Capital, tout comme les couches très aisées de la population, préfèrent en général des élus raisonnables et prévisibles. Cependant, toute une série de problèmes non fondamentaux mais quand même embêtants pour les entreprises – la réglementation du secteur tech, de l'expression sur les réseaux sociaux et sur les DEI [1] – ont conféré à Trump et à son équipe le moyen d'amadouer une partie de ce secteur auparavant fidèle au camp « progressiste ». Le libertarien Peter Thiel, parrain de J. D. Vance et fondateur de PayPal, aura été la figure clé de ce rapprochement.
Ce n'est pas un secteur en crise ni en perte de vitesse, bien au contraire : à la différence de ceux qui ont financé Hitler en Allemagne, ce sont les grands gagnants des transformations de ces dernières décennies qui sont à la manœuvre. Cela fait d'ailleurs apparaître les limites de la comparaison avec l'avènement du nazisme. En revanche, la toile de fond à ne pas sous-estimer, c'est la rivalité avec la Chine, que toutes les grandes figures de la tech américaine ont bien en tête.
4) Ce qui nous amène à Elon Musk, qui a apporté à Trump près de 290 millions de dollars en amont de l'élection. Cela explique en grande partie le tapis rouge qu'il lui déroule. Il n'est pourtant pas typique des grands noms de la Silicon Valley. C'est avant tout un ingénieur universellement reconnu par ses pairs, d'origine plutôt modeste, centré sur la production matérielle (les autres étant majoritairement des « investisseurs » visant à établir des monopoles) et… d'une personnalité, disons assez pathologique. Sa façon de procéder – on casse d'abord, puis on voit ensuite ce que ça donne – est étroitement liée à son expérience d'ingénieur. Et contrairement aux autres, il ne s'intéresse pas spécialement au fric, ce qui le rend quelque part encore plus dangereux. Il est plus mégalo qu'âpre au gain.
5) De l'eau dans le gaz. Tesla est en difficulté, en partie certes parce que les pitreries politiques de Musk (salut nazi, soutien à l'AFD en Allemagne, etc.) ont terni l'image de marque de ses véhicules, mais plus fondamentalement parce que les investisseurs ont de plus en plus de mal à y croire. Le cours de l'action Tesla, après avoir atteint un sommet juste après l'élection de Trump, dégringole à présent, car les comptes de la boîte montrent des pertes. Dans le même temps, son concurrent chinois, BYD, a surpassé de près de 20 % ses prévisions de ventes pour 2024. De plus, Musk, ce champion de la chasse au gaspillage au niveau fédéral, a été arrosé, sous Biden (et au nom de la transition énergétique), de subventions qui vont sauter sous l'influence du courant largement dominant au sein du Parti républicain, à savoir celui qui ne jure que par le pétrole et le gaz naturel.
6) Réel est le risque d'une défaite des Républicains aux élections de mi-mandat (en 2026), notamment si la politique chaotique de licenciement et de désorganisation des services fédéraux menée par le DOGE [2] de Musk continue sans entraves. Dans beaucoup de circonscriptions, les élus républicains doivent déjà répondre, au cours d'assemblées publiques, devant des citoyens en colère. Sont-ils prêts à sacrifier leur siège au nom de la mobilisation idéologique derrière Trump ? À voir…
7) Et les réactions de la population dans tout ça ? Il y en a eu, mais elles me paraissent assez faibles. Rappelons d'abord que contrairement à l'élection de 2016 – que Trump avait gagnée grâce au système du collège électoral, mais sans majorité des suffrages – et à celle de 2020, qu'il avait carrément perdue, ce qui l'avait poussé à tenter un coup d'État déguisé en mouvement de révolte populaire, celle de 2024 lui a apporté la majorité absolue des suffrages. Vu les contributions colossales levées par le Parti démocrate, la foule de procédures à l'encontre de Trump et les mises en garde contre le péril fasciste, sa victoire a donc laissé le camp « progressiste » aphone. D'autant que Trump a fait des scores plutôt respectables auprès des populations que les Démocrates prétendaient protéger contre lui : femmes, Noirs, Latinos… Ce parti, défenseur affiché des intérêts matériels, mais surtout des références culturelles des couches moyennes-supérieures et des couches montantes au sein des « minorités ethniques », s'était raconté que les difficultés économiques éprouvées par 80 % des habitants du pays sous la présidence de Biden et leur peu de goût pour les valeurs woke et les questions identitaires n'auraient aucune incidence sur l'issue de l'élection. Bref, le schéma ouvriers = gauche et bourgeois = droite n'avait pas la moindre pertinence dans un tel contexte.
On est donc loin des grands rassemblements ayant suivi la première victoire de Trump en 2016, sans parler du mouvement contre les violences policières à la suite de la mort de George Floyd, ou même d'Occupy Wall Street (autant de mouvements qui m'avaient laissé sur ma faim, mais c'est une autre affaire). Comme l'a dit Marx dans Le Dix-Huit Brumaire de Louis Bonaparte au sujet de la paysannerie française, on a plutôt affaire à une société atomisée qui ressemble à un sac de pommes de terre : pas de lien véritable entre les patates qui le composent. Tout de même, voici une liste partielle des actions entreprises : très tôt, des lycéens de Los Angeles sont descendus plusieurs jours d'affilée dans la rue pour protester contre la menace d'expulsion d'immigrés ; le 19 février, un nouveau regroupement syndical, le Federal Unionist Network, a organisé de petits rassemblements dans une trentaine de villes pour « sauver nos services » face au DOGE ; des rassemblements devant des showrooms Tesla ont eu lieu ; un rassemblement de 500 chercheurs médicaux s'est tenu à l'université de Washington ; le 1er mars, enfin, des milliers de personnes se sont rassemblées dans cent-quarante-cinq parcs nationaux pour protester contre des licenciements qui entraînent parfois, pour les concernés, la perte de leur logement. Parmi les renvoyés, on compte des pompiers, des garde-forestier, des biologistes, des botanistes, des ouvriers qualifiés et bien d'autres. La semaine précédente, un rassemblement devant le « capitole » de l'État de Montana a eu lieu pour défendre les terres publiques ; un manifestant y portait une pancarte avec cette inscription : « Ce n'est pas les immigrés qui ont piqué mon boulot, c'est le Président. »
Il est clair que, dans un pays aussi vaste, aussi peuplé et aussi riche, il faudrait de toute évidence passer à un niveau supérieur…
8) Il reste néanmoins un contre-pouvoir redoutable : celui des marchés financiers. Et ils sont à la fois impitoyables et sans préjugés, contrairement aux magistrats, aux élus, aux salariés fédéraux, voire aux militants syndicaux. Si Trump s'obstine à désorganiser les services de l'État fédéral comme l'Autorité de l'aviation civile (avec de nouveaux accidents en perspective), le Service météorologique (dans un pays fréquemment en proie à des ouragans) ou l'Autorité de surveillance des maladies infectieuses et si, en outre, il impose des droits de douane punitifs qui alimenteront l'inflation américaine, Dieu ne le punira pas, le prolétariat révolutionnaire non plus, mais les marchés financiers, si. C'est d'ailleurs l'une de ses obsessions, sauf qu'il ne semble pas y comprendre grand-chose, ce qui fait que, à ce stade, tout est possible…
LARRY
17.03.2025 à 09:56
F.G.
■ Murray BOOKCHIN LES ANARCHISTES ESPAGNOLS Les années héroïques (1868-1936) Traduit de l'anglais par Nicolas Calvé Lux, coll. « Instinct de liberté », 2023, 416 p. Cet ouvrage du désormais célèbre penseur libertaire étatsunien Murray Bookchin (1921-2006) venait, nous dit-il, de loin, de sa propre histoire militante. Membre du Parti communiste au moment de la guerre civile espagnole, la partition contre-révolutionnaire que joua, en Espagne, le stalinisme fut, de fait, à l'origine de sa (…)
- Spanish Cockpit
■ Murray BOOKCHIN
LES ANARCHISTES ESPAGNOLS
Les années héroïques (1868-1936)
Traduit de l'anglais par Nicolas Calvé
Lux, coll. « Instinct de liberté », 2023, 416 p.
Cet ouvrage du désormais célèbre penseur libertaire étatsunien Murray Bookchin (1921-2006) venait, nous dit-il, de loin, de sa propre histoire militante. Membre du Parti communiste au moment de la guerre civile espagnole, la partition contre-révolutionnaire que joua, en Espagne, le stalinisme fut, de fait, à l'origine de sa rupture définitive avec l'illusion communiste. Rupture d'autant plus facile qu'il se vit exclure en 1939, pour « déviationnisme trotsko-anarchiste », de la Ligue des jeunes communistes (YCL), organisation à laquelle il appartenait. Logiquement, le jeune homme qu'il était pensa régénérer ses idéaux en rejoignant le mouvement trotskiste et en adhérant au Parti socialiste des travailleurs (SWP), mais compris plutôt vite – en tout cas bien plus vite que d'autres – que l'autoritarisme bolchevik n'était pas l'apanage des seuls staliniens. Naturelle donc, sa pente l'entraîna vers l'anarchisme et, comme il avait une expérience d'actif militant ouvrier syndiqué au Congress of Industrial Organizations (CIO), vers l'étude de sa galaxie libertaire ibérique où son noyau central, son pivot, fut l'anarcho-syndicaliste Confédération nationale du travail (CNT).
C'est dans les années 1960 qu'il se met à la tâche avec deux idées en tête : d'une part, « faire découvrir aux jeunes générations ce grand soulèvement révolutionnaire dont les libéraux et les staliniens donnaient une image si grossièrement déformée » (p. 12) ; de l'autre, opposer les aspirations anarchistes de cette révolution sociale aux « excentricités auxquelles tant de jeunes anarchistes des années 1960 réduisaient leurs engagements – avant de commencer à se rallier, quelques années plus tard, à la société même qu'ils condamnaient » (p. 12). Dans sa tâche, il ne recule devant aucun effort : lectures – Orwell, Brenan et Borkenau [1], dans un premier temps et déplacements, notamment en France, pour y rencontrer des anarchistes espagnols (parmi lesquels José Peirats, historien de la révolution, et Pablo Ruiz, membre du Groupe des amis de Durruti). Son livre paraît en 1977 aux États-Unis et en 1980 en Espagne. Jamais traduit en français, il faut remercier les glorieux soutiers des québécoises éditions Lux d'avoir comblé cette lacune.
Plutôt suite sans fin que fin sans début
Cela dit, il peut paraître surprenant que ce traitement des « années héroïques » (1868-1936) de l'anarchisme espagnol n'ait pas été suivi d'un second volume traitant de leur débouché objectif, à savoir les années de révolution, de guerre civile, d'espoirs trahis, de défaites. Bookchin s'en explique par le fait d'avoir compris que « la direction de la CNT-FAI a commencé à s'éloigner de ses principes à partir de la fin de l'été 1936 », en ajoutant qu'à ses yeux, « l'anarchisme et l'anarcho-syndicalisme espagnols [avaient] atteint leurs sommets les plus remarquables avant 1936 » (p. 19).
L'explication est un peu courte, car les « défaites » et les « trahisons » ont autant de valeur pour l'histoire du mouvement social que ses victoires et ses avancées, les unes et les autres étant généralement dialectiquement liées – ce qui, dans le cas espagnol, est démontrable. Le plus probable donc, c'est que Bookchin, épuisé par le travail qu'il avait fourni pour son premier tome et pris dans d'autres occupations militantes, ait simplement préféré passer la main en renvoyant à d'autres auteurs ayant traité de cette période – parmi lesquels il a retenu les noms de Broué et Témime, Bolloten, Leval, Fraser, Peirats, Seidman et Richards [2]. En un sens, cette décision de passer la main, on la regrette – car il est probable que Bookchin ait eu, sur bien des sujets relatifs à la révolution espagnole, des points de vue différents de ceux des auteurs conseillés – et, de l'autre, on le comprend tant on sait que ce sujet est dévorant.
Quoi qu'il en soit, indispensable est le travail que Murray Bookchin a fourni sur cette période des années de braise de l'anarchisme espagnol, celles où, dans la quête permanente de l'autonomie ouvrière, dans l'expérimentation sociale, dans l'affrontement soutenu avec les forces de l'État et du Capital, et dans le dissensus avec le socialisme réformiste, se structura, sur presque soixante-dix ans de luttes inventives, ce qui fondera l'esprit de la conquérante Confédération nationale du travail (CNT) du bref été de l'anarchie.
Du peuple au peuple, en passant par Fanelli
Il faut bien admettre que cette histoire, qui défie l'imaginaire par bien des aspects, commence comme un roman. En octobre 1868, Giuseppe Fanelli, un barbu de quarante ans, Napolitain d'origine, député garibaldien de condition et ami de Bakounine, débarque à Barcelone avec pour mission de rallier des adhérents espagnols à l'Association internationale des travailleurs (AIT). L'homme ne parle pas la langue, il ne connaît rien à l'Espagne et il a les poches trouées. Son contact, établi par Bakounine, c'est Élie Reclus, frère d'Elisée, qui séjourne dans la ville portuaire pour un travail journalistique. Ils s'entendent moyennement. Avec l'argent qu'il lui donne, l'Italien file à Madrid où il entre en contact avec un petit groupe d'ouvriers, pour beaucoup typographes, qu'il gagne aux idées de l'Internationale. Sa gestuelle latine, dit-on, ses mimiques, sa force de conviction emportent l'adhésion. Le reste tient du mythe, mais d'un mythe qui pourrait côtoyer la vérité. « L'Idée », comme disaient les anarchistes espagnols, serait entrée en terre d'Espagne par une porte dérobée et aurait été véhiculée par une langue étrangère. Huit ans après son séjour en Espagne, et juste avant de mourir de la tuberculose, Fanelli, voyageur éternel de la révolution, n'avait sans doute pas mesuré la portée de son séjour espagnol.
Ce qui est clair, et assez précisément documenté par Bookchin, c'est que, d'une certaine façon, tout part de là – et pour longtemps. Une machine est enclenchée. Le reste, c'est de la petite bière. Par exemple, le fait que Marx, qui savait être mesquin, peine à répondre aux courriers de la madrilène « section officielle espagnole » de l'AIT parce qu'il la sait sous influence bakouninienne. Ça ne l'empêche pas de progresser, la section espagnole, de s'élargir, de se diversifier, de toucher d'autres villes, mais aussi de faire émerger en son sein des figures militantes aussi prestigieuses que celles, intellectuellement importantes, d'Anselmo Lorenzo, Rafael Farga y Pellicer ou Luis Sentiñon. Bakouninistes affirmés, ils seront ces hommes de « l'Idée » qu'aucun marxiste ne saura convaincre qu'ils sont sur la mauvaise voie. L'anarchisme, dans cette Espagne-là, ne fera, de lutte en lutte, que progresser dans la conscience du peuple.
Un récit très vivant du premier Congrès de la section espagnole de l'Internationale, qui se tint à Barcelone en juin 1870, offre à Bookchin l'occasion de montrer ce qui fait, à ses yeux, la singularité des « alliancistes » [3] – les partisans de Bakounine, pour faire court –, à savoir la particulière attention qu'ils portent aux formes de l'organisation que ce congrès est en en train de mettre sur pied, et qui s'appellera la Fédération régionale espagnole (FRE). Elles seront clairement antibureaucratiques.
Au-delà, le portrait qu'il dresse du militant de « l'Idée » anarchiste et de sa manière d'être soi dans chaque circonstance de sa vie – militante ou privée – est d'autant plus intéressant qu'il situe l'importance que pouvait avoir, aux yeux de cette extraordinaire génération militante, le fait de « traduire leurs préceptes en pratiques ». C'est sans doute cette aptitude à ne pas séparer le dire du faire qui explique le nombre de centres ouvriers – qui sont aussi des foyers d'alphabétisation et de culture – que fut capable d'ouvrir en peu de temps la FRE, ainsi que le nombre de journaux ouvriers qu'elle a créés. Dans une claire perspective de conscientiser le peuple sans lui refuser de penser par lui-même.
Naissance d'une force
Les premiers temps de la section espagnole de l'Internationale attestent de sa capacité créatrice, confirmée par sa double capacité à faire émerger une presse militante partout où elle le peut [4], mais aussi à assumer la confrontation avec les forces répressives. Si bien que, prises de panique devant la montée en puissance de cette hydre supposée, les forces de la réaction et le pouvoir surévaluent sa capacité de nuisance en lui accordant une importance qu'elle n'a pas, et ce d'autant que l'organisation ouvrière est sujette à de multiples conflits internes, notamment à Madrid et à Barcelone, entre anarchistes sui generis et « syndicalistes pragmatiques », voire « opportunistes », que Bookchin détaille et précise. Il faudra attendre 1872 et l'expulsion de l'AIT, au congrès de La Haye (septembre) des bakouninistes ou « anti-autoritaires » pour que sa section espagnole tranche, au congrès de Cordoue (décembre), en faveur de ces derniers, en privant le conseil fédéral « de son autorité sur les organisations locales » et en réduisant sa fonction à n'être qu'un « bureau de correspondance et de statistique ». En clair, la section espagnole de l'AIT s'anarchise en jouant de la « plasticité organisationnelle » qu'elle s'est donnée pour affronter, à visage découvert ou dans la clandestinité, la tâche qu'elle s'est fixée : travailler à la révolution sociale.
Dans une situation d'instabilité politique permanente, où le monarque Amédée Ier ne sait plus où donner de la tête – il est vrai qu'il n'en avait pas beaucoup –, la décision du pouvoir de dissoudre la FRE, considérée comme une « organisation étrangère », a si peu d'effet qu'elle continue à fonctionner comme si de rien n'était. En se préparant à la clandestinité, si nécessaire, mais sans freiner son activité essentielle du moment : l'organisation de grèves partout où c'est possible. Avec une certaine efficacité, d'ailleurs, puisque Amédée Ier renonce le 11 février 1873 à son trône. Le jour même, la Première République d'Espagne est proclamée, mais ses divisions entre « unitaristes » et « fédéralistes » vont vite éclater au grand jour. Les premiers, menés par Eugenio García Ruiz, s'inspirent du modèle centraliste français et sont soutenus par les radicaux des classes moyennes de la capitale. Les seconds, calqués sur le modèle suisse et partisans de l'autonomie des provinces, ont la faveur des petits-bourgeois radicaux provinciaux. Mais tous partagent le même sentiment de prudence que manifeste Francisco Pi i Margall : « Le recours à la force n'est légitime que si le droit faillit à la tâche. »
Plutôt Alcoy que Carthagène
Sur l'importance qu'eût le fédéralisme dans la construction de l'imaginaire républicain, Bookchin a des pages éclairantes. Le député aux Cortès Francisco Pi i Margall, son incontestable inspirateur – qui fut, de surcroît, le premier divulgateur de l'œuvre de Proudhon en Espagne – devient président de la nouvelle République le 24 avril 1873 et aspire à lui donner une coloration cantonaliste décentralisée. Jugé « socialiste » par la droite et trop conciliant par ses affidés « fédéralistes » qui se qualifient eux-mêmes d'intransigeants, il se trouve rapidement isolé et démissionne en juillet, en pleine révolte cantonaliste de Carthagène, mouvement qui s'étendra rapidement à Séville, Cadix, Grenade, Malaga, Salamanque et d'autres villes. Pour la FRE, le caractère « bourgeois » de ceux qui la dirigent pose question, mais elle n'ignore pas la fibre populaire de cette levée en masse. Trop faible pour lui conférer un caractère de classe plus marqué, elle n'y participe que marginalement et sans réelle conviction. Quatre mois plus tard, la révolte est matée partout par les troupes du général Pavia.
Seule exception à cette prédominance des revendications strictement « cantonalistes », la ville d'Alcoy, municipalité de 30 000 âmes [5] située au sud de Valence et ville industrielle, constitua une sorte de contre-exemple dans cette révolte. Foyer révolutionnaire par excellence, les internationalistes y exercèrent une forte influence et s'y impliquèrent de façon déterminée en lui conférant un caractère plus social que politique, notamment à travers la revendication de la journée de travail de 8 heures. Réprimé en cinq jours, le mouvement d'Alcoy imprima pourtant les mémoires ouvrières pour une raison bien précise : elle fut unanimement condamnée, y compris par les « fédéralistes », parce qu'elle aurait dévoyé le sens du combat général de la revendication strictement « cantonaliste », et donc interclassiste. « Pour la première fois, le prolétariat industriel espagnol, pointe Bookchin, avait agi en force insurrectionnelle indépendante » (p. 119) en notant par ailleurs, que, « par la suite, de nombreux fédéralistes se tourneront vers l'anarchisme, y voyant l'aboutissement logique de leurs visées décentralisatrices ». Quant aux anarchistes, « ils élèveront Pi i Margall au rang de précurseur du mouvement libertaire espagnol » (p. 120).
Avec la désignation, en 1874, du général Francisco Serrano à la présidence de la République, ce sera une vague de répression impitoyable qui s'abattra sur les fédéralistes les plus radicaux et sur les internationalistes, qui verront leurs locaux saisis, leurs centres ouvriers fermés, leurs militants emprisonnés, leurs journaux interdits. Toute grève sera déclarée séditieuse, le droit d'association passera à la trappe. La peur sera partout, la police aussi, la justice nulle part. Huit années durant.
Tenir sur ses bases paysannes
S'inspirant des travaux de Díaz del Moral [6], un des grands apports du livre de Bookchin est d'accorder l'importance qu'elle mérite au rôle majeur que jouèrent les déshérités des campagnes – les braceros du Guadalquivir et les gens de la sierra– dans le développement de l'anarchisme espagnol. On sait que, pour le discréditer, le marxisme scholastique en fit une des raisons de son caractère supposément archaïque et antimoderne. Avec la morgue dont ses clercs pouvaient être capables. La sensibilité écolo-anarcho-communaliste de Bookchin lui permet, au contraire, de saisir à quel point le pueblo – la communauté villageoise – reste, dans l'éthos paysan le plus profond, l'entité par excellence où le collectif expérimente l'égalité et la solidarité, une sorte d'espace local d'anarchie auto-suffisant où « la pauvreté n'est jamais une marque d'infériorité et [où] la richesse ne confère aucun prestige si elle n'est pas distribuée au nom de la collectivité » (p. 125).
Au lendemain de l'insurrection cantonaliste, c'est ce Sud paysan andalou qui devient le cœur battant d'une Internationale vacillant sous les coups de la féroce répression qui la frappe. Ses membres représentent les deux tiers d'une FRE où s'exacerbent les conflits internes, tous liés à la question du comment résister à son éradication, notamment dans les grandes villes. Après plusieurs années d'échecs et à la faveur de l'arrivée au pouvoir du libéral modéré Práxedes Mateo Sagasta, en février 1881, la FRE – ou ce qu'il en reste – se réunit, en septembre, en congrès à Barcelone et se transforme en une nouvelle organisation – la Fédération des travailleurs de la région espagnole (FTRE) –, qui se veut plus classique, plus formalisée, même si une majorité écrasante de ses délégués réaffirme – à 110 contre 8 – son caractère anarchiste [7].
Temporisation versus action directe
Lors de son deuxième congrès, qui se tient à Séville en septembre 1882, la FTRE compte 58 000 membres, répartis en 218 fédérations et 663 sections. Les Andalous y sont largement majoritaires puisqu'ils comptent 38 000 membres alors que les Catalans sont 13 000. Une ligne de fracture interne, qui deviendra structurante et permanente au sein de l'anarchisme espagnol, apparaît entre syndicalistes a secas (pur jus) et activistes de « l'Idée ». Elle est d'autant plus nette que, dans une atmosphère très tendue, le congrès, sur proposition des Catalans, « fait de l'anarchisme son objectif à long terme et de la lutte pour l'amélioration des conditions économiques son objectif immédiat » (p. 145), résolution jugée opportuniste dans les rangs andalous. Dès lors, nombre d'entre eux se laisseront dériver, en dehors de l'organisation, vers des pratiques d'action directe parfois improvisées, en tout cas plus impulsives que raisonnées. Curieusement, Bookchin qui, sur d'autres sujets, peut avoir un côté donneur de leçons, ne porte aucun jugement sur cette tendance à la violence instinctive qu'il semble juger, en l'essentialisant parfois, constitutive de l'âme paysanne andalouse. Ainsi, les activités de groupes-sectes comme celui des « Desheredados » (Les déshérités) et, a fortiori, de « La Mano negra » (La Main noire) – probable montage policier visant à décrédibiliser la FTRE – ne font l'objet d'aucune valorisation précise de sa part. Ils restent, quelque part, la quintessence de la paysannerie andalouse telle qu'il se l'imagine ou la mythifie.
Quoi qu'il en soit, la FTRE qui, une fois encore, verra ses rangs s'éclaircir sous les effets de la répression policière et de ses propres contradictions, se dissout en 1888. Elle est remplacée, d'une part, par l'Organisation anarchiste de la région Espagne (OARE) – plus anarchiste, comme son nom l'indique, que classiste – et, de l'autre, par une myriade de syndicats autonomes d'inspiration libertaire, mais non confédérés, qui ont conclu un simple « pacte d'union et de solidarité » entre eux en se gardant de toute querelle idéologique interne.
Sur la vague dite de « propagande par le fait », d'attentats politiques pour être plus clair, qui agitera le pays – et principalement Barcelone et l'Andalousie dans les années 1890 –, Bookchin reste très factuel. Il y voit une exacerbation de la conflictualité, mais précise que « les “terroristes” semblent avoir pour intention de faire peur, et non de tuer (p.158) ». C'est pourtant ce qui arrivera, le 7 novembre 1892, dans l'attentat contre le théâtre Liceu de Barcelone, lieu de spectacle huppé que fréquente la bourgeoisie locale, qui provoquera la mort de 22 personnes et fera 50 blessés. Cinq militants libertaires qui n'avaient rien à voir avec cette action seront condamnés à mort et exécutés. La suite est longue : une bombe contre une procession fait 11 morts, le 7 juin 1896, à Barcelone et occasionne 400 arrestations d'anarchistes, de toute évidence innocents, dont 8 seront exécutés et 18 écoperont de très longues années de détention. Le 8 août 1897, le Premier ministre Cánovas est abattu par l'anarchiste italien Michele Angiolillo. Lui-même garrotté, l'anarchiste Ramon Sempau tentera, sans succès, pour le venger, d'en finir avec le lieutenant de la Garde civile Narciso Portas, surnommé « le boucher de Montjuic. Il ne fera que le blesser. Condamné à mort en conseil de guerre, Sempau sera finalement rejugé par un tribunal civil, qui le déclarera innocent. À la faveur, il est vrai, d'un changement de climat politique après la victoire des libéraux aux élections de 1898.
Pour Bookchin, la plupart de ces attentats relevèrent d' « actes de vengeance désespérés […] commis en réaction aux atrocités perpétrées par la police et l'État » (p. 164). Au-delà, il pointe avec raison l'une des singularités de l'anarchisme espagnol de cette époque, si mal compris par une certaine historiographie bourgeoise et/ou marxiste : la cohabitation en son sein d'une « double tradition », un « amalgame de pistolerismo et d'humanisme » [exprimant] une tension sous-jacente qui, parfois, divise les anarchistes et, en d'autres circonstances les unit dans un indéfectible dévouement à la liberté et dans un profond respect de l'individualité » (p. 168).
Du syndicalisme révolutionnaire à l'anarcho-syndicalisme
À l'aube du nouveau siècle, la répression semble avoir eu raison de l'anarchisme espagnol. Le Pacte d'union et de solidarité a été dissous, l'Organisation anarchiste de la région espagnole n'est plus qu'un reliquat et l'avertissement de Kropotkine – « Ce n'est pas par des actes héroïques que se font les révolutions » – semble porter. L'heure est à la refondation de la pratique devant porter l' « Idée », car celle-ci reste bien vivante dans les esprits libres d'intellectuels comme Fernando Tarrida del Marmol ou Ricardo Mella, dans des publications comme La Revista blanca, dans le projet pédagogique d'École moderne de Francisco Ferrer. Autrement dit, tout bouillonne, tout se reconfigure, sur le terrain culturel, mais aussi sur le front de la lutte des classes.
Bookchin caractérise cette période comme celle qui aurait conféré sa marque – anarcho-syndicaliste – au syndicalisme révolutionnaire à la française, en ouvrant l'espace à un syndicalisme d'action directe tout aussi porté à la lutte sociale que vigilant sur les risques de bureaucratisation ou de dérive pragmatiste qu'encourt toute organisation ouvrière de masse. Tout commence par la création de la Fédération des sociétés de résistance de la région espagnole (FSORE), fondée en 1900 et éteinte en 1907, qui s'illustrera par l'organisation d'une multitude de grèves, à Valence, Saragosse et Séville, celles-ci débordant sur toute l'Andalousie, trois bastions de l'anarchisme et, surtout, par la mise en branle, en décembre 1901, d'une grève générale à Barcelone pour la journée de huit heures [8]. En 1907, le 3 août, naît, au Palais des Beaux-Arts, Solidaridad Obrera (SO) [Solidarité ouvrière]. L'organisation se présente, dans un premier temps, comme fédération municipale barcelonaise et édite un organe (hebdomadaire) [9] au titre homonyme. Un an plus tard, elle devient fédération régionale, est forte de 25 000 membres et de 112 syndicats. Elle se présente comme relevant du « syndicalisme pur », et plus précisément se veut libre de tutelles « de l'un ou l'autre des deux courants du socialisme » (entendre par-là du marxisme ou de l'anarchisme). Rapidement pourtant, elle deviendra un terrain d'affrontements de ces deux courants avec, au bout du compte une première victoire des anarcho-syndicalistes sur les socialistes avec la prise de contrôle du périodique Solidaridad Obrera et le ralliement de la très grande majorité des membres de l'organisation à la stratégie grève-généraliste, ce qui n'empêchera pas certains puristes de l'anarchie – les communistes libertaires des années 1890 – de « [reprocher] aux anarcho-syndicalistes d'avoir déserté la cause au profit du réformisme » (p. 193). Il n'empêche, le mouvement est ascendant. Événement majeur de cette première décennie du XXe siècle, la « Semaine tragique », qui se déroule du 26 juillet au 1er août 1909 à Barcelone, procède d'un rejet de masse des intentions belliqueuses du gouvernement d'Antonio Maura à l'encontre des Berbères du Rif marocain – et plus concrètement du décret de mobilisation des réservistes promulgué le 11 juillet. En réponse, SO proclame la grève générale et constitue un comité central de grève. Dans une lettre – citée par Bookchin – d'Anselmo Lorenzo à Fernando Tarrida del Mármol, intime de Francisco Ferrer, le vieil internationaliste écrit : « Quelque chose d'extraordinaire est en train de se produire ici. Une révolution sociale a éclaté à Barcelone. C'est le peuple lui-même qui l'a déclenchée. Nul ne la dirige. Ni les libéraux, ni les nationalistes catalans, ni les républicains, ni les socialistes, ni les anarchistes. » Et il est avéré, comme le pointe Bookchin, que le soulèvement, qui devint vite insurrectionnel et où les femmes jouèrent un rôle décisif, avait un caractère radicalement spontané. La répression sera à la mesure de la peur qu'ont éprouvée les possédants et l'Église, dont de nombreux édifices ont été incendiés. On n'a jamais connu le nombre exact de morts liés à la répression. Les estimations les plus fiables le fixe à environ 500. L'écrasement des insurgés est suivie d'une avalanche de procès en cour martiale : 1 725, selon les statistiques. Au total, 450 insurgés écopent de longues peines de prison, 17 sont condamnés à mort et 5 d'entre eux seront exécutés au château-prison de Montjuic. Parmi eux, et à titre d'exemple, le pédagogue Francisco Ferrer, haï du clergé, y est fusillé au matin du 13 octobre 1909 en criant : « Vive l'École moderne ! » Son assassinat provoquera des manifestations multitudinaires de protestation dans toute l'Europe.
1910 : l'heure de la CNT
Pour Bookchin, la décennie qui suit la « Semaine tragique » sera la « période de maturité de l'anarchisme espagnole », « un processus complexe de perfectionnement de méthodes de luttes existantes », mais mal pensées ou « appliquées de façon trop unilatérales » et « à l'exclusion les unes des autres » (p. 205). Il précise ainsi sa pensée : « Les anarchistes espagnols ont entrepris de les réunir [les méthodes] dans la totalité protéiforme de l'anarcho-syndicalisme espagnol. Ils ont ainsi combiné la grève générale aux soulèvements locaux, à une campagne permanente de propagande, à l'action directe individuelle ou collective et à un travail d'organisation syndicale acharné, chaque tactique étant mise en œuvre avec flexibilité afin de renforcer les autres (pp. 205-206). » Les suites de la « Semaine tragique » ont été éprouvantes pour SO : nette baisse de ses effectifs et de ses sections syndicales à la suite de la vague de répression, puis de découragement, qui l'ont frappée. Le projet qui était le sien de « cristallisation confédérale » [10] – c'est-à-dire de transformation en une confédération ouvrière nationale, semble devoir être provisoirement abandonné mais c'est sans compter sur la détermination d'un certain nombre de militants qui croient que cette mutation est vitale. Ainsi, le 30 octobre 1910, à l'initiative, des ouvriers typographes de SO et toujours au Palais des Beaux-Arts de Barcelone, se réunit ce qui sera, de facto, le Congrès de fondation de la Confédération nationale du travail (CNT) [11]. Y assiste 140 délégués [12] dont la plupart d'entre eux sont d'origine anarchiste ; la minorité, elle, est proche de l'UGT et du PSOE. Au soir même du 30 octobre, le principe de création d'une confédération d'amplitude nationale est adopté. Par référence à la CGT française et à l'admiration qu'on lui voue, on songe à reprendre la même appellation, mais, sans qu'on sache vraiment pourquoi, les congressistes lui préfèrent celle de Confédération nationale du travail. Selon l'usage en cours à SO, mais aussi à la CGT française, son secrétaire sera désigné quelques jours plus tard. Ce sera José Negre (1875-1939), reconduit de fait dans ses fonctions puisqu'il était déjà secrétaire de SO [13].
Un an plus tard, au lendemain même de son premier congrès ordinaire de l'automne 1911, la jeune CNT lance, en soutien aux métallurgistes de Bilbao, un appel à la grève générale. Le mouvement se propage en diverses régions d'Espagne, provoquant grèves et émeutes populaires, notamment dans le Levant. Il faut croire que la bourgeoisie a tremblé puisqu'une juridiction de Barcelone décide d'interdire la CNT. À peine née, en somme, la voilà déjà morte et contrainte à passer dans la clandestinité, ce qui reste probablement un cas unique dans l'histoire sociale. Il faudra qu'elle attende 1914 pour retrouver un statut légal.
Plutôt la révolution que la guerre !
À la différence des schismes et des rancœurs que provoqua, en France, au sein du mouvement anarchiste, la Première Guerre mondiale, la CNT maintint une attitude résolument anti-belliciste et internationaliste. Il est vrai que le royaume d'Espagne n'est pas concerné par le conflit, sauf pour en tirer des bénéfices économiques substantiels. Au déclenchement du conflit mondial, un manifeste de l'Athénée syndicaliste de Barcelone titre : « Plutôt que la guerre, la révolution ! ». Rédigé par Antonio Loredo, il est cosigné par les représentants de centaines de structures militantes. Quand elle éclate en terre russe, cette révolution, elle provoque autant d'euphorie dans les classes laborieuses que de terreur dans les classes dominantes.
Lors de son deuxième congrès ordinaire, qui se tient à Madrid le 10 décembre 1919 et dont les 400 délégués représentent désormais 700 000 membres – chiffre qui atteste des progrès réalisés en dix ans –, les délégués saluent avec enthousiasme la révolution bolchevique et, « après avoir réaffirmé leur fidélité aux principes défendus par Bakounine dans la Première Internationale, comme le pointe malicieusement Bookchin, […] votent pour l'adhésion provisoire de la CNT à l'Internationale communiste » (p. 238). Malgré la presciente intervention d'Eleuterio Quintanilla, délégué des Asturies, qui les met en garde contre leur naïveté : « La révolution russe, leur dit-il, ne correspond pas à nos idéaux. […] Sa direction et son organisation ne correspondent pas à notre façon de concevoir la participation des travailleurs, mais à celle des partis politiques. [14] » C'est peu dire que le sage Asturien avait raison. En mars 1921, la sauvage répression par les bolcheviks de la Commune de Kronstadt, qui s'inscrivait dans une entreprise plus vaste de liquidation des anarchistes en général – et de la Makhnovchtchina en particulier – met un terme à l'illusion. Instruite par un rapport circonstancié d'Angel Pestaña, directeur de Solidaridad Obrera, qui a été envoyé comme représentant de la CNT à un congrès de l'Internationale communiste, la CNT décide d'interrompre, en juin 1922, tout lien organique avec les bolcheviks [15]. En décembre de la même année est fondée, à Berlin, l'Association internationale des travailleurs (AIT), dont la section espagnole est, sans comparaison, la plus puissante. Sa conviction est faite : la vraie révolution viendra d'Espagne.
Dynamiques, contradictions, ruptures et persistances
Pour Bookchin, dont l'un des principaux mérites est de tenter d'avancer dans le labyrinthe anarchiste espagnol des années 1920 en pointant les diverses dynamiques qui, en son sein et sur ses marges, s'y déploient, le congrès que la CNT tient à Madrid en décembre 1919 marque le « point culminant » de cette décennie. Outre la Catalogne et l'Andalousie, ses terres d'excellence, elle est en expansion sur tout le territoire de l'État, des Asturies au Levant, des ports du Nord aux mineurs de la vallée du Rio Tinto.
Parallèlement, on assiste, surtout en Andalousie, en Catalogne, mais aussi un peu partout, à la coalition de groupes spécifiquement anarchistes qui se fédèrent nationalement. Dans un même mouvement, et sans qu'il y ait forcément corrélation, on assiste, à Barcelone et au-delà, à un retour à l'affrontement armé entre des mercenaires à la solde du patronat et des sindicatos libres (« syndicats jaunes ») et des anarchistes bien décidés à leur rendre la pareille dans une ambiance de guérilla permanente. « De 1918 à 1923, nous dit Bookchin, ces attentats sanglants auront fait environ 1 500 victimes dans toute l'Espagne, dont 900 à Barcelone seulement » (p. 247). Le 10 mars 1923, l'assassinat en plein jour à Barcelone du syndicaliste révolutionnaire Salvador Seguí par des mercenaires du patronat porte un coup d'autant plus sévère à la CNT qu'il était non seulement un organisateur de terrain, ce qui ne manquait pas à la CNT, mais surtout un négociateur habile [16], qualité plus rare dans le milieu.
Le pronunciamento du général Miguel Primo de Rivera, le 13 septembre 1923, met d'une certaine façon un terme à une crise de régime de grande ampleur. Le fiasco militaire de la guerre du Rif et plus précisément la débâcle d'Anoual y ont largement contribué. Validée par Alphonse XIII, cette dictature est la seule manière qu'a trouvée un système discrédité à tous les échelons de la société pour se pérenniser. Le destin d'Alphonse XIII est dès lors lié au pathétique personnage qui incarne l'autorité militaire. Plus bonapartiste que fasciste, Miguel Primo de Rivera ne s'oppose pas au PSOE et à l'UGT socialistes, qui seront, sept ans durant, ses faire-valoir de gauche.
La grève générale que la CNT convoqua – le 14 septembre –, soit dès le lendemain du putsch de Miguel Primo de Rivera, échoua du fait de son impréparation, mais aussi du refus des socialistes de s'y rallier. Marginalisée, la CNT, dirigée par le « modéré » Angel Pestaña, se vit contrainte à la clandestinité [17]. Pour Bookchin, c'est cela qui explique, en partie, un déplacement du balancier libertaire du syndicalisme révolutionnaire vers un anarchisme « conspiratif » et itinérant – du genre de celui du groupe « Los Solidarios » –, et plus encore vers le « spécifisme » de la Fédération anarchiste ibérique (FAI), fondée à Valence en 1927 et aspirant à influer de manière décisive – et anarcho-puriste – sur une toujours possible dérive réformiste de la CNT. L'histoire, bien sûr, est toujours plus compliquée que les explications qu'on lui trouve. C'est d'ailleurs ce que semble vouloir signifier l'auteur quand il pointe que « les modérés [peuvent exprimer] des positions en apparence intransigeantes lorsque celles-ci [concourent] à leurs buts, et la FAI fera elle-même des concessions lorsque celles-ci [servent] ses objectifs à court terme » (p. 279). Autrement dit, le va-et-vient entre radicalité et pragmatisme fut également pratiqué, au gré des circonstances, entre/et par « syndicalistes révolutionnaires » et « puristes de l'anarchie » [18].
Contre la « République de toutes les classes »
Si la proclamation de la Seconde République, le 12 avril 1931, fut une fête, elle ne dura que le temps des illusions. Car il fut assez vite clair que cette République ne devait pas devenir trop républicaine, et encore moins sociale. Constitutionnellement, elle fut celle « de toutes les classes ». Pratiquement et avec le soutien des socialistes, elle fut « bourgeoise ». Comme les autres, les anarchistes goûtèrent cet instant de l'histoire où l'air se fit plus léger, mais très vite ils comprirent que, sans dynamique révolutionnaire venant du peuple, cette République ne serait jamais celle des travailleurs.
Au lendemain de son instauration, les forces de sensibilité anarchiste sont divisées sur la marche à suivre, autrement dit sur la meilleure façon de s'inscrire à la bonne place dans l'histoire pour avoir quelque chance de la subvertir en faveur de la classe ouvrière et de la paysannerie. Bookchin le montre bien, mais de manière un peu trop mécanique. Car les divisions qui traversent la militance ne portent pas seulement, au sein de l'anarcho-syndicalisme, sur des divergences de positionnement idéologique, mais aussi sur des analyses contradictoires ouvrant sur des perspectives stratégiques opposées. Il y eut, pour sûr, dans un premier bref moment de la République – l'année 1931 – un vrai débat interne à la CNT (qui comptait alors, dit-on, environ un demi-million d'adhérents). Cette discussion ouverte et contradictoire eut lieu, à la mi-juin, à son congrès extraordinaire, dit du Conservatoire, qui réunit, à Madrid, 418 délégués représentant 511 syndicats. Aux dires des souvenirs qu'en laissèrent certains témoins, mais surtout de l'analyse qu'en tira José Peirats [19], ce congrès – peu constructif et très passionnel, précise-t-il – opposa frontalement deux tendances : l'une, impulsée par Pestaña, Peiró et la vieille garde syndicaliste qui « tentait de s'acclimater à la légalité républicaine » et l'autre, portée par des membres actifs du groupe « Los Solidarios », qui, en symbiose avec son romantisme révolutionnaire, « voulait brûler les étapes de la révolution sociale ». Si, pour Bookchin, ce congrès a indubitablement marqué une défaite des « modérés », il a surtout figé une sorte de statu quo précaire entre les deux tendances, statu quo qui explosera, du fait des « modérés », avec la publication du « Manifeste des trente » (parce que trente étaient ses signataires) dans L'Opinió, de Barcelone, le 30 août 1931. « La Confédération, peut-on y lire, est une organisation révolutionnaire, et non une organisation vouée au culte de l'émeute, de la mutinerie, de la violence pour la violence, de la révolution pour la révolution. » La critique vise directement la FAI, et plus encore son « orientation conspiratrice », dit Bookchin. Dès lors, le clivage est consommé entre « syndicalistes purs » et « faïstes ». Qualifiés de « renégats », la messe est vite dite : Pestaña se voit expulsé, début 1932, de son propre syndicat pour avoir condamné, pour aventurisme, le soulèvement anarchiste de la vallée du Llobregat. Les « trentistes » se constituent, alors, en fédération de « syndicats d'opposition ». D'après Bookchin, leurs effectifs n'auraient pas dépassé les 60 000 membres, principalement implantés à Sabadell et Terrassa (Catalogne), chez les mineurs des Asturies et à Valence. Quant à Pestaña, il suivra sa logique jusqu'au bout en créant, en avril de la même année, le Parti syndicaliste, dont il deviendra la principale figure [20].
Bookchin est dans le vrai quand il conteste la thèse de l'excellent mais partial César M. Lorenzo [21], selon laquelle, après la purge des « trentistes », les membres de la FAI seraient devenus les « maîtres » de la CNT. Cette hypothèse repose pour beaucoup sur une sorte de faux parallélisme entre le « faïsme » et le « blanquisme ». Or, relève justement Bookchin, même si certains faïstes peuvent se penser comme dépositaires d'un brevet de pureté révolutionnaire, l'organisation spécifique ne fonctionne aucunement sur le modèle du parti d'avant-garde. La FAI n'a pas de cohérence idéologique interne. Elle est parcourue de tendances. Elle s'unifie « contre les réformistes », soit tout le monde à part elle, mais diffère sur tout le reste. Il n'existe pratiquement aucun point commun stratégique entre Montseny, Santillán et García Oliver, tous faïstes mais chacun à sa manière. Le seul apport réel du faïsme est peut-être d'assumer sa fibre insurrectionnelle et le clair attrait qu'elle a pour la conspiration. Et c'est cela même – ces qualités qui, sur le plan de la théorie, sont autant de défauts – qui la rend souvent populaire auprès des syndiqués de base de la CNT. Car elle ose, elle risque, elle paye, et en cela elle sauve l'honneur des déshérités. L'anarchisme ibère de cette époque manifeste un certain penchant pour la vengeance sociale et la castagne.
« Malgré l'inefficacité de bon nombre de ses tactiques, écrit Bookchin, la FAI était souvent moins bien servie par les leaders de la CNT que ne l'était la CNT par l'“aventurisme” faista » (p. 320). Et c'est là un fait indéniable pour une raison évidente. Si toutes les tentatives de soulèvements et de coups de mains que tenta la FAI, en 1933 – dans le Haut-Llobregat, à Terrassa, à Cerdanyola del Vallès, à Ripollet, à Lérida – furent des échecs, chacun d'entre eux contribua à maintenir la flamme, à galvaniser l'espérance, mais aussi à rendre évidente la sauvagerie de ceux d'en haut, les maîtres de l'ordre républicain. De ce point de vue, révélateurs furent les événements de Casas Viejas [22], petit village misérable de la province de Cadiz, où une tentative un peu naïve d'y proclamer le communisme libertaire fut réprimée avec la plus totale énergie par un peloton de gardes d'assaut de la République qui assassina de sang-froid une quinzaine d'insurgés de ce bourg martyr où, autour de la famille Seisdedos, l'anarchie avait fait des émules. « Le massacre de Casas Viejas, écrit Bookchin, n'entraîne pas à lui seul la chute de la coalition Azaña [23], mais cristallise les frustrations et le ressentiment qui, s'ajoutant à la cruauté de la répression, l'amèneront à démissionner neuf mois plus tard » (p. 318).
Le mouvement anarchiste paya cher son activisme et sa combativité. On comptait, en 1933, à la veille de la victoire écrasante de la coalition des droites à l'élection du 19 novembre, autour de 10 000 prisonniers sociaux libertaires.
Asturies, terre d'espoir
Cette victoire ouvre sur le « bieno negro » (les deux années noires) où la droite réactionnaire, cléricale et monarchiste reprendra la main au nom de l'« ordre », de la « famille » et de la « patrie menacée ». Incarnée et inspirée par la Confédération espagnole des droites autonomes (CEDA), dirigée par José María Gil-Robles – qui avait appuyé la dictature de Primo de Rivera –, cette coalition des droites est soutenue par le « centre républicain », animé par Alejandro Lerroux, l'ancien radical bouffeur de curés devenu protecteur de l'Église, et par les fascistes Juntes d'offensive nationale-syndicaliste (JONS) et la Phalange espagnole, dirigée par José Antonio Primo de Rivera, le fils de son père. Un bel étalage de canaillerie, en somme.
Du côté de la CNT et de la FAI, dont la forte campagne abstentionniste – « Face aux urnes, la révolution ! » – « a contribué de façon décisive, écrit Bookchin, à l'ampleur de [la] victoire [des droites] » (p. 325), on programme un soulèvement pour le 8 décembre [1933], jour de l'investiture des nouvelles Cortès. Vite éventé, il est étouffé dans l'œuf par la rapide proclamation d'un état d'urgence et l'arrestation des chefs supposés de l'insurrection. Au bout du compte, seul Saragosse et l'Aragon parviennent à s'accorder quelques marges de manœuvre pour sauver l'honneur, mais l'échec est complet et les arrestations se comptent par milliers. La défaite est si lourde qu'elle provoque une remise en cause totale de cette manière, pour le coup franchement blanquiste, de procéder. « La CNT et la FAI, résume Bookchin, en sont sorties très affaiblies : jamais elles n'avaient mené d'opération ratée aussi dommageable » (p. 328).
Plusieurs éléments, analysés par Bookchin, attestent d'un changement de cap stratégique vers l'unité de classe à partir de l'année 1934. Chez les anarchistes, mais aussi chez les socialistes – dans leur fraction de gauche pour le moins. Ainsi, en avril, une grève générale unitaire impulsée par la CNT et soutenue par l'UGT paralyse l'Aragon, terre libertaire, pendant cinq semaines. S'il est vrai que cette nécessité d'alliance ouvrière avait déjà été prônée par Pestaña, au nom des « trentistes » – comme le rappelle Bookchin –, il est plus probable que sa mise en pratique hic et nunc doive davantage – comme omet de le signaler l'auteur – à Valeriano Orobón Fernández, lucide militant de premier rang de la CNT d'Aragon qui, en février 1934, publia, en deux livraisons, dans La Tierra, organe officieux de la CNT, un appel, adressé aux militants anarchistes et au-delà : « Oui à l'alliance révolutionnaire ; non à l'opportunisme de chapelle ! » [24]. On peut s'imaginer qu'il en coûta beaucoup aux « cénétistes » et plus encore aux « faïstes » de s'habituer à cette perspective allianciste, mais l'analyse objective des effets négatifs que provoqua l'insurrectionnalisme fit indubitablement bouger les lignes.
Cette perspective allianciste fut particulièrement vive aux Asturies où la minoritaire CNT – qui se voulait plus cénétiste que faïste et qui avait déjà défendu, en 1919, lors d'un congrès confédéral, l'idée de la fusion de classe au sein d'une centrale syndicale unique – proposa avec succès un pacte d'action révolutionnaire à l'UGT. La révolution asturienne d'octobre 1934 fut le point culminant des années 1930 d'une conflictualité ouvrière débordante. Unitaire – du moins en apparence car les coups tordus ne manquèrent pas du côté des instances socialistes –, ces quinze jours de révolution sociale authentique demeurèrent, dans l'imaginaire du prolétariat asturien, la preuve tangible que, même vaincue par les forces coalisées de la réaction et du Capital [25], l'alliance ouvrière avait été possible et devait le rester.
Ivre de sa victoire asturienne et sûre du soutien des forces armées, la droite réactionnaire préfasciste en charge du pouvoir – la CEDA – se sent pousser des ailes. Non seulement elle poursuit, réprime, humilie les mineurs asturiens, mais elle salit leur réputation en leur attribuant des exactions qui n'ont pas eu lieu et s'en prend directement aux organisations politiques et syndicales de gauche. Ce faisant, cela dit, elle déplace une partie des républicains vers l'opposition. Au bout du bout naîtra une coalition électorale hétéroclite qui, bientôt rejointe par les socialistes, les catalanistes, les syndicalistes de Pestaña, les communistes et les marxistes révolutionnaires du nouveau Parti d'unification marxiste (POUM), fonde, sous l'appellation de « Front populaire », une alternative électorale à la droite réactionnaire. Son programme est tout sauf révolutionnaire. Il s'adresse à la classe moyenne et à son électorat modéré ; il ne propose ni nationalisations, ni contrôle ouvrier de l'industrie, ni allocations de chômage. La seule mesure de poids concernant la classe ouvrière combattante, c'est l'amnistie pour les prisonniers sociaux des Asturies. Dans un premier temps, la CNT dénonce un programme « de collaboration de classes » – ce qu'il est –, mais, chemin faisant et échéance législative s'approchant, « elle amorce, écrit Bookchin, un virage déconcertant en assouplissant sa position anti-électoraliste [en se refusant] de recommander à ses membres de rester chez eux le jour du scrutin » (p. 350). Pour les malentendants, Federico Urales – principal inspirateur, avec sa compagne Soledad Gustavo et sa fille Federica Montseny, de la très populaire revue anarchiste La Revista Blanca – met les points sur les « i » : « Les anarchistes commettraient une grave erreur – écrit-il – si, pendant la campagne électorale, ils agissaient de manière à faire triompher la droite sur la gauche. » Quant à Durruti, que son trajet met à l'abri de tout soupçon de réformisme, il n'hésite pas à appeler à voter « Front populaire » lors des meetings qui précèdent les élections des 16 février et 1er mars 1936.
Bookchin se trompe de perspective quand il laisse entendre que les anarchistes auraient pu, d'une certaine manière, être emportés par la vague front-populiste, produit d'une stratégie élaborée par Staline pour sortir de l'impasse du « classe contre classe », et que ce faisant ils n'auraient pas compris que ce positionnement n'avait pas pour fonction « de favoriser la révolution sociale, mais de l'empêcher » (p. 352). Car, si le constat est juste sur la vraie nature du « front-populisme » de l'époque, il fait peu de doute que les anarchistes espagnols se déterminèrent sur des intuitions beaucoup plus terre-à-terre : un constat critique, d'abord, sur leur abstentionnisme de 1933 ; une valorisation concrète, ensuite, de la situation dans laquelle se trouvaient les 30 000 embastillés libertaires qui croupissaient dans les prisons d'Espagne depuis la répression de la révolte asturienne et dont le sort était directement lié aux résultats des élections. Bookchin, pour le cas, pêche par sur-marxisme ; il applique à la CNT, et plus largement aux anarchistes, une grille de lecture qui ne leur va pas. Car, s'il est admissible, voire légitime, de leur reprocher, comme le fit Victor Serge, que « ne voulant point “faire de politique ”, [ils] en font souvent, avec le plus beau courage, de fort mauvaise [26] », leur positionnement, pour le cas, ne relevait ni de la géopolitique ni de la stratégie. Il fut dicté, malgré l'évidente méfiance que leur inspirait la gauche front-populiste, par des raisons pratiquement pratiques. La preuve, c'est qu'une semaine après la formation par Manuel Azaña du premier gouvernement de Front populaire, les anarchistes n'attendirent aucun décret d'application d'une hypothétique loi d'amnistie pour libérer eux-mêmes leurs compagnons d'infortune. Ils envahirent les prisons et mirent le gouvernement devant le fait accompli. Du concret en somme, mais du concret que seule permettait, en forçant un peu la marche des événements, la victoire électorale de la gauche. C'est en ce sens qu'il faut comprendre la sibylline appréciation de Diego Abad de Santillán : « La participation aux élections était recommandée. » Et, en contrepoint, celle de l'essayiste Vernon Richards qui y voit, lui, une erreur puisque, « abandonnant le principe pour la tactique », elle assurait la victoire du Front populaire et, par là- même, favorisait le putsch militaire de juillet auquel elle n'était pas préparée [27]. Autrement dit, comme le note ironiquement Bookchin, « une victoire conservatrice aux élections de février aurait infligé un revers beaucoup moins cruel au mouvement ouvrier espagnol que le massacre consécutif à la rébellion des généraux en juillet 1936 » (p. 355). Le purisme anarchiste ne pense jamais le « moindre mal » ; c'est en cela qu'il vit dans un monde parallèle.
Vers la guerre civile…
Pour la CNT, pourtant, le réel de la situation politique qu'elle a créée en s'abstenant de barrer la route au Front populaire est porteur d'espérance. Au printemps, les syndicats d'opposition issus du « trentisme » rejoignent leur famille d'origine. Malgré les appels à la modération de Largo Caballero, le dirigeant socialiste, une vague de grèves unitaires CNT-UGT déferle sur l'Espagne. À la campagne, les mouvements d'occupation de terres sont nombreux et massifs. Assez, en tout cas, pour susciter une authentique panique chez les gros propriétaires. Parallèlement, l'extrême droite fasciste fait front. La Phalange est son bras armé. Dans les mois qui suivent la victoire électorale, le bilan des tueurs est lourd : 270 morts et plus de 1 200 blessés. La guerre civile urbaine est déjà là. La radicalisation des événements provoque un gauchissement du Parti socialiste ouvrier espagnol, à sa base – notamment aux Jeunesses socialistes –, mais aussi à sa tête, Largo Caballero ayant mué illusoirement – et provisoirement – en « Lénine espagnol ». Mais du dire au faire, il y a de la marge, ce que ne tardera pas à prouver son attitude face à la grève unitaire et authentiquement révolutionnaire du secteur du bâtiment de Madrid au printemps 1936, que l'UGT finira pas briser, et en même temps le réel désir d'unité de la classe ouvrière combattante.
C'est dans ce contexte que se tient, au théâtre Iris de Saragosse, en mai 1936, le plus fameux congrès de l'histoire de la CNT. Il réunit près de 650 délégués représentant 982 syndicats forts de 550 000 adhérents. « En plus de marquer le retour au bercail des syndicats d'opposition, note Bookchin, il sera le lieu du plus important débat sur la nature d'une société communiste libertaire qu'ait tenu une grande organisation ouvrière » (p. 365). Pour l'immense majorité des congressistes, la perspective est alors claire : la situation est prérévolutionnaire et la révolution sera sociale. La résolution finale, adoptée à l'unanimité des délégués, est centrée sur la perspective de la victoire des opprimés sur les oppresseurs et sur ce communisme libertaire tant rêvé qui en sera le cadre. C'est sans doute pourquoi, certains analystes – dont Vernon Richards, encore – ont souligné sa carence essentielle : « l'absence de toute discussion sur les problèmes que l'organisation [pourrait] avoir à affronter durant la période révolutionnaire ». Pour Bookchin, qui se fait l'écho de ces critiques, l'important n'est pas là, mais dans le constat suivant : « Rappelons que [cette résolution] n'a pas été rédigée, débattue et approuvée dans l'atmosphère “émancipatrice” des années 1960 et 1970, mais bien dans l'Espagne catholique et patriarcale des années 1930. Les jeunes générations d'aujourd'hui ignorent combien ces travailleuses et ces travailleurs anarcho-syndicalistes étaient en avance sur leur temps. Leur mouvement allait bientôt être noyé dans le sang de la guerre civile et relégué aux poubelles de l'histoire. On le redécouvre aujourd'hui sans savoir qu'il exprimait les rêves et les espoirs d'innombrables ouvriers et paysans » (p. 368).
Du côté des putschistes, les grandes manœuvres ont commencé depuis longtemps. Dès le 14 février, soit à la veille du premier tour des élections, la CNT avertissait l'opinion publique du danger. Dans une déclaration où elle fait état de « soupçons grandissants selon lesquels des éléments de la droite sont prêts à mener un coup d'État militaire », elle indique que « le Maroc semble être le pivot de la conspiration ». Toujours clairvoyante, elle précise : « La suite dépendra du résultat des élections. Le plan sera mis en œuvre si la gauche remporte la victoire. » Et annonce : « Nous ne soutenons pas la République, mais nous ne ménagerons aucun effort pour combattre le fascisme en vue de vaincre les oppresseurs traditionnels du prolétariat. » En avril, des officiers républicains informent le gouvernement qu'une conspiration militaire est en cours. Mais plus elles en savent, plus les autorités du Front populaire confirment leur incapacité à réagir vite. Elles temporisent, rassurent, apaisent quand il faudrait mobiliser les énergies. Elles refusent d'armer les organisations ouvrières quand elles sont les seules à vouloir et pouvoir vaincre les putschistes avant qu'il ne soit trop tard. Le fiasco gouvernemental est total, accablant, grotesque. Le 11 juillet, alors que la Phalange claironne sur les ondes de Radio Valence qu'elle « a pris possession [de son] émetteur par la force des armes [et que], demain, la même chose se produira dans toutes les stations de radio d'Espagne », des agents du renseignement informent, le soir même, le Premier ministre Casares Quiroga que le soulèvement est imminent. On attribue au Premier ministre la réponse suivante : « Vous m'assurez donc que les officiers vont se soulever ? Très bien, Messieurs, laissez-les faire. Pour ma part, je compte bien aller me coucher. » Rideau.
Le reste relève du soulèvement spontané de la classe ouvrière et plus largement du peuple. Partout. La CNT-FAI est à la manœuvre avec en tête l'idée que la révolution est enfin à portée de main. C'est à Barcelone l'anarcho-syndicaliste que la détermination est la plus forte et l'offensive la mieux préparée. Le 18 juillet, les factieux se soulèvent contre un peuple armé – car des armes ont été stockées depuis longtemps par des militants anarchistes. La résistance aux putschistes est déterminée. Elle est conduite par la CNT-FAI, qui est indiscutablement la force dominante de cette résistance. Elle durera deux jours avant que les putschistes soient vaincus et que Barcelone ne devienne rouge et noire.
La guerre civile commence à l'instant où Bookchin clôt son livre sur ces années de braise qui accouchèrent d'une authentique révolution sociale cernée par de multiples adversaires : les fascistes bien sûr, mais aussi les républicains bourgeois et surtout les staliniens dont la principale obsession fut, le conflit durant et sur ordre de I'Internationale communiste, de faire en sorte que le communisme libertaire ne fût pas en mesure de démontrer qu'une autre révolution était possible que celle qui, de Lénine à Staline, avait transformé le rêve d'émancipation sociale et humaine en cauchemar. Malgré tout, son souvenir reste. Comme une geste inaboutie, mais porteuse d'expérimentations riches de promesses : les collectivités agraires, les fabriques reprises en autogestion, l'auto-organisation des milices combattantes.
C'est en ce sens que Bookchin a raison de noter que « les anarchistes espagnols ont légué au monde un héritage tangible qui revêt une grande pertinence pour les mouvements sociaux d'aujourd'hui » (p. 389). Il pourrait se résumer ainsi, ce legs : aucune révolution digne de ce nom n'est possible qui oublie que l'égalité sans la liberté est un mensonge et le contraire, une ruse de possédant ; aucune direction révolutionnaire n'est habilitée à décider pour sa base ce qui est bien pour elle ; aucun socialisme n'est désirable qui cultive la mentalité de caserne. Ces travers, les anarchistes espagnols les ont éprouvés eux-mêmes dans leurs propres têtes, dans leur chair aussi, comme autant de supposées nécessités pour gagner la guerre. Aux putschistes, on finit par opposer une armée de professionnels, avec des galonnés et des donneurs d'ordre dont l'effet principal fut évident : sa rapide prise en mains par les staliniens. Au développement des structures révolutionnaires autonomes de base (les communes et les usines autogérées), on préféra, au nom des circonstances, jouer la carte de l'État bourgeois pour y afficher une (fausse) unité antifasciste sans penser qu'à ce jeu les professionnels de la politique avaient quelques longueurs d'avance. C'est ainsi que peu à peu, la guerre dévora la révolution sociale et les espoirs qu'elle portait. Et là reste la principale leçon de la révolution espagnole : déroger à certains de ses principes au nom d'un réel contradictoire est une chose, mais céder, au nom d'un pragmatisme opportuniste, sur le rêve d'émancipation totale qui leva, pour la révolution, des multitudes ouvrières et paysannes, fut une faute probablement majeure.
Freddy GOMEZ
[1] George Orwell, Hommage à la Catalogne, 10-18, 2000 ; Gerald Brenan, Le Labyrinthe espagnol, Ivrea, 1984 ; Franz Borkenau, Spanish Cockpit : rapports sur les conflits sociaux en Espagne (1936-1937), Champ Libre, 2003.
[2] Pierre Broué et Émile Témime, La Révolution et la guerre d'Espagne, Éditions de Minuit, 1961 ; Burnett Bolloten, La Guerre d'Espagne : révolution et contre-révolution (1934-1939), Agone, 2014 ; Gaston Leval, Espagne libertaire (1936-1939), Éd. Trinquier, 2013 ; Ronald Fraser, Blood of Spain, 1979, Allen Lane (Londres) ; José Peirats, Une révolution pour horizon : les anarcho-syndicalistes espagnols (1869-1939), Libertalia-Éditions CNT-RP, 2013 ; Michael Seidman, Ouvriers contre le travail : Barcelone et Paris pendant des fronts populaires, Senonevero, 2010 ; Vernon Richards, Enseignement de la révolution espagnole, Acratie, 1997
[3] Membres ou proches de l'Alliance internationale de la démocratie socialiste de Bakounine.
[4] La Federación, à Barcelone ; La Solidaridad, à Madrid ; El Obrero et Revolución à Palma de Majorque ; La Voz del trabajador à Bilbao, entre autres organes.
[5] On notera que tous les chiffres repris dans ce texte, sauf indication contraire, sont de Bookchin et qu'il se peut qu'ils soient pour partie contestables en fonction des sources où ils ont été puisés.
[6] Juan Díaz del Moral, Historia de las agitaciones campesinas andaluzas, Madrid, Grijalbo, 1969.
[7] Quelques temps avant, en février, les autoritaires de l'ancienne Internationale fondent le Parti socialiste ouvrier espagnol (PSOE), d'inspiration purement réformiste.
[8] Grève condamnée par les socialistes du PSOE et son syndicat, l'UGT, au prétexte que la grève générale représenterait une grave menace contre l'ordre public.
[9] Financé, semble-t-il, par Francisco Ferrer.
[10] L'expression, reprise par Bookchin, est de l'historien de la CNT José Peirats.
[11] Sur cet événement majeur de l'histoire du mouvement ouvrier d'Espagne, nous ne pouvons que renvoyer nos lecteurs à l'indépassable ouvrage de Miguel Chueca, 1910 naissance de la CNT, Éditions CNT-Région parisienne, 2010, ou, pour le moins à la recension que nous lui avons consacrée : « Un centenaire » (José Fergo).
[12] Chiffre donné par Miguel Chueca, op. cit.
[13] Pour la petite histoire, on retiendra que ce congrès passa si inaperçu que la grande histoire retint longtemps comme date de fondation celle de son premier congrès ordinaire en tant que CNT, qui se déroula du 8 au 10 septembre 1911 à Barcelone.
[14] Cité par Bookchin, p. 238.
[15] Les bolcheviks auront, cela dit, au moins deux affidés – Andreu Nin et Joaquín Maurín – représentant la seule fédération locale de la CNT de Lérida, en Catalogne. Ils se verront sévèrement désavoués par un plénum de la CNT, réuni à Logroño en août 1933, pour avoir adhéré, dans le cas de Nin, à l'Internationale syndicale rouge (Profintern), dont il sera même élu secrétaire. Une dizaine d'années plus tard, en septembre 1935, le groupe Gauche communiste de Nin et le Bloc ouvrier et paysan de Maurín fusionneront pour fonder le Parti ouvrier d'unification marxiste (POUM).
[16] On note, à lire Bookchin, un certain dédain pour Seguí. Jugé par trop adepte des « compromis », il le charge de défauts rédhibitoires. Par trop idéologique, cette approche nous paraît passer à côté de cette dialectique permanente qui caractérisa la CNT espagnole et qui lui permit de jouer sur deux fronts : le pragmatisme, d'un côté, et l'activisme, de l'autre. D'une certaine manière, Seguí incarnait le premier front et le groupe Los Solidarios, le second. Le 17 mars 1923, apparemment en représailles contre l'assassinat de Seguí, des activistes du groupe « Los Solidarios » exécutèrent Fernando González Regueral, ex-gouverneur de Biscaye, et, le 4 juin, le cardinal Juan Soldevila, archevêque de Saragosse. Il n'est pas certain, plutôt le contraire, que Seguí eût approuvé cette action, mais elle en dit beaucoup sur la réalité complexe des imaginaires qui peuplaient contradictoirement la CNT.
[17] Nombre de militants cénétistes se réfugieront alors à l'UGT pour y former, pointe Bookchin, des noyaux syndicalistes révolutionnaires. Quant à la structure clandestine de la CNT, dirigée par des « modérés », dit-il, elle dérivera vers une « stratégie politique opportuniste » en appuyant la conspiration catalaniste de Francesc Macià en 1924, le complot dit de la « Sanjuanada », inspiré par des monarchistes, en 1926 et la piteuse « conspiration de Valence » de 1929. Notons que la CNT fut légalisée le 30 avril 1930, mais de manière ambiguë, car si elle put rouvrir des structures syndicales dans les grandes villes, il en allait très différemment dans les villes moins importantes et dans la majorité des villages qui se heurtaient à l'hostilité systématique des préfets.
[18] On notera, en passant, que, si ce « circonstantialisme » connut son moment culminant pendant la révolution espagnole de 1936, il venait donc de plus loin.
[19] Cf. pp. 104-106 du livre de José Peirats, Une Révolution pour horizon : les anarcho-syndicalistes espagnols, 1869-1939, Éditions CNT-RP et Libertalia, 2013, 480 p. Sur la figure éminente de José Peirats, nous renvoyons à notre préface à cet ouvrage et à l'entretien qu'il avait accordé en juin 1976 à Paolo Gobetti
[20] Le Parti syndicaliste obtiendra sept députés aux élections législatives de 1936. On notera, par ailleurs, que Bookchin reconnaît que le programme du Parti syndicaliste était « digne d'intérêt ». Il prônait en effet, nous dit-il, « l'établissement d'une société socialiste fondée sur l'autogestion, le fédéralisme et la collectivisation des terres sous forme de communes rurales libres et la coordination de l'industrie et du commerce par les syndicats ». Quant à la figure de Pestaña, que ses adversaires internes ont beaucoup contribué à brouiller ou à salir, il lui restitue, à juste titre, sa dimension éminemment morale.
[21] César M. Lorenzo, Les Anarchistes espagnols et le pouvoir, 1868-1969, Seuil, 1969 ; réédition augmentée : Le Mouvement anarchiste en Espagne : pouvoir et révolution sociale, Les Éditions libertaires, 2006. Nous renvoyons, sur cet ouvrage, à la recension de José Fergo publiée sur notre site.
[22] L'insurrection, à Casas Viejas, commença le 10 janvier 1933. Elle participait d'une « action insurrectionnelle » à grande échelle tendant à empêcher la consolidation de la « République bourgeoise ». Le plan fut, dit-on, élaboré par García Oliver et ratifié par certaines instances de la CNT. Malgré quelques soulèvements ici ou là, l'insurrection fut peu suivie à l'exception de la province de Cadiz.
[23] Manuel Azaña (1880-1940), président républicain du Conseil des ministres de 1931 à 1933, aurait donné l'ordre à la troupe de ne faire ni blessés ni prisonniers et de « tirer au ventre ».
[24] Le pacte d'action qu'Orobón Fernández dessinait pourrait se résumer en deux points : accord tactique entre les diverses forces ouvrières dans une perspective révolutionnaire excluant toute collaboration avec le régime bourgeois et acceptation, au sein de l'entité, de la démocratie ouvrière révolutionnaire, donc de la volonté majoritaire du prolétariat.
[25] Elle débuta le 5 octobre 1934 et s'acheva le 18 dans une répression sanglante dont le maître-d'œuvre fut, déjà, le général de division Franco, avec le recours à une armée de 40 000 hommes – dont les redoutables troupes de la Légion et des « Regulares » (combattants indigènes du protectorat espagnol). La répression fit 3 000 morts (la plupart après la reddition), 7 000 blessés et 30 000 à 40 000 emprisonnés. Vivement conseillée est, sur ce sujet et plus largement sur le soulèvement révolutionnaire asturien, le beau roman graphique d'Alfonso Zapico – Le Chant des Asturies –, publié en quatre tomes chez Futuropolis (2023-2024).
[26] Victor Serge, « Adieu à un ami », La Wallonie, 14-15 août 1937.
[27] Vernon Richards, Enseignement de la révolution espagnole, Acratie, 1997.