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17.06.2024 à 09:00

Le droit, allié de la nature ? Entretien avec Sacha Bourgeois-Gironde

Dans Comment le droit nous rapproche de la nature , le juriste et économiste Sacha Bourgeois-Gironde envisage de nouvelles formes de protections juridiques dans le domaine environnemental. Précédemment auteur d’ Être la rivière (PUF, 2020), il revient sur l’attribution de personnalités juridiques à des écosystèmes ou à des fleuves. Il propose également de nouvelles pistes de régulation de notre relation à la nature à partir du droit existant.   Nonfiction : Quels sont les avantages et les inconvénients de doter d’une personnalité juridique un fleuve, une montagne ou un écosystème ? Sacha Bourgeois-Gironde : J’aime poser cette question en termes de saillance cognitive, c’est-à-dire de conscience et de représentation en l’esprit du droit. Comment les normes viennent-elles à l’esprit ? Que savons-nous (« nous » indique ici le profane) du droit, de l’espace hiérarchisé des normes, des recours face à ce que nous appelons « injustice », si ces recours existent ? Y a-t-il même une relation entre notre sens du droit et le droit ? Le recours à des représentants pour défendre ses droits est largement motivé par cette coupure cognitive entre le droit et nous. Afin de réduire cette coupure il est intéressant de mobiliser certains concepts ou certaines techniques juridiques. La personnalité légale en est une. Ce n’est évidemment pas sa seule fonction, mais on peut dire que la création de personnes juridiques impose d’emblée l’idée qu’il faut prendre en compte les droits de cette personne. Conférer la personnalité juridique à des entités de l’environnement aide ainsi à rendre consciente l’idée que ces entités ont des droits. À partir de là, on peut s’interroger sur ce que sont ces droits et de quelle manière ils interagissent avec mes propres droits, avec d’autres sujets de droits, etc. L’effet de la personnalisation juridique est de créer cette mise en relation sur le plan de la représentation de l’espace légal et évidemment sur le plan pratique et procédural. Un fleuve cesse d’être seulement l’objet d’une régulation, le passage d’objet du droit à sujet du droit lui confère une forme d’agentivité à l’aide de ses représentants légaux. En quoi est-ce un avantage et quels inconvénients pourraient en découler ? Sur le second aspect, les inconvénients, on pourrait (à l’inverse de ce que je viens de dire sur la saillance cognitive des personnes juridiques) affirmer un grand nombre de contre-arguments qui pointeraient vers la multiplication arbitraire des sujets de droits, créant de la confusion doctrinale voire idéologique (« alors les droits de la nature sont désormais sur le même plan que les droits de l’homme ? »), ou alors sur le caractère artificiel de la démarche (« non, tout ne peut pas devenir un sujet de droits, il faut que l’entité qui le devienne ait des caractéristiques qui rendent intrinsèquement cela possible, comme la conscience, la volonté, etc. »). Je crois que ces contre-arguments sont plus ou moins aisément contournables sur le plan théorique. Ce qui demeure est que le choix de la personnalisation juridique d’une entité de l’environnement peut avoir des motifs pragmatiques intéressants. Par exemple, dans le cas célèbre du fleuve Whanganui, le motif était celui d’une réconciliation post-coloniale. Ainsi, ce concept juridique de personne légale, appliqué à l’objet des griefs (en l'occurrence, la gestion du fleuve) pouvait contribuer, en partie, à cette réconciliation. À mon avis, ce qu’on recherche dans ce type d’approche des droits de la nature, ce n’est pas des renversements ontologiques dans le droit ou dans la nature, ce sont des équilibres sociaux qui passent par de nouvelles techniques juridiques relatives la nature. Ce détour est quelque chose qui mérite d’être interrogé philosophiquement. En quoi les outils existants du droit peuvent-ils servir de points d’appui pour une meilleure protection de l’environnement ? C’est la question principale de ce livre Comment le droit nous rapproche de la nature . J’explore une voie, qui n’exclut en rien les deux autres, c’est-à-dire, d’une part, conférer des droits à la nature via l’usage de la personnalisation juridique ou via des déclarations de droits constitutionnels de la nature, qui devient de ce fait un sujet de droits sans être une personne légale à part, comme en Equateur, et d’autre part, faire de l’environnement un objet à protéger à l’aide d’un domaine du droit qui s’appelle le droit de l’environnement. Cette voie intermédiaire, ou plus exactement différente, évite d’abord de poser directement la nature comme un sujet de droits. Dans la première partie du livre, j’explique que ce type d’approche directe soulève la question de la source normative qui accompagne un tel geste. Serait-ce que la nature est source de droit ? Je veux éviter cette hypothèse jusnaturaliste que l’on trouve chez certains théoriciens des droits de la nature, comme Thomas Berry et son idée de jurisprudence de la terre, qui a influencé justement la constitutionalisation des droits de la nature en Amérique du Sud. Suivre cette voie est selon moi susceptible de créer des conflits de valeurs dommageables entre droits humains et droits de la nature, quand bien même elle est généralement conçue comme une reconnaissance de valeurs et de croyances autochtones supposées « proches » de la nature. Or, ce n’est pas, pour reprendre mon titre, la manière que je privilégierais pour « nous » rapprocher par le droit des intérêts de la nature. De l’autre côté, il y a le droit de l’environnement qui a pour objet la protection de la nature, de certains de ses aspects, de certaines de ses fonctions, en vue – le plus souvent mais pas exclusivement – de la préservation d’intérêts humains fondamentaux comme la santé. Ce que je cherche à montrer est qu’il y a dans des branches qui n’ont a priori pas de liens directs avec la nature une relation implicite à celle-ci. La nature forme selon moi un arrière-plan sur lequel se déploient un grand nombre de domaines et problématiques juridiques, sans que cela ne soit réellement thématisé et qu’il y a donc dans le droit positif, par opposition au jusnaturalisme mentionné plus haut, et bien au-delà du droit de l’environnement qui, lui, thématise explicitement la nature, des ressources conceptuelles et techniques qui valent la peine d’être mises en lumière et qui sont des outils potentiels de protection de l’environnement. Certains de ces outils, par ailleurs, rejoignent (mais alors de manière indirecte) l’idée de droits subjectifs de la nature. Pour ne citer qu’un exemple analysé dans le livre, je vois dans une réhabilitation du concept de hereditas jacens dans le droit romain de la succession une possibilité de ce genre : dans le cas où l’on ne parvenait pas à identifier les héritiers d’un défunt propriétaire d’un terrain, durant le temps de la recherche des héritiers, le terrain héritait pour sa part de la personnalité juridique du défunt, il prolongeait sa personnalité juridique. Il y avait donc dans ce laps de temps des entités naturelles (foncières) qui revêtaient une sorte de personnalité juridique humaine. J'examine l’usage généralisé de l’ hereditas jacens dans les circonstances où il y aurait cette fois des doutes sur les bons usages des futurs usagers de ressources naturelles. L’une des idées centrales de votre essai est la capacité du droit à faire émerger des « centres d’intérêt juridique », et ce faisant, des procédures stables. En quoi est-ce pertinent pour la problématique environnementale ? L’expression de « centre d’intérêt juridique » n’est pas de moi. C’est une notion du juriste économiste Gérard Farjat, développée dans son article de 2002, « Entre les personnes et les choses, les centres d’intérêts. Prolégomènes pour une recherche » paru dans la Revue trimestrielle de droit civil. Telle que je comprends cette notion, elle recouvre deux aspects. D’abord, elle propose une catégorisation tierce en droit entre objets et sujets, ou entre choses et personnes. Il y a, du fait de leur nature même, des entités qui sont difficilement saisissables selon cette dichotomie. L’exemple type qu’il prend est celui de l’embryon, à un stade peu avancé de son développement. Le premier point est donc ontologique. Mais la question est celle du droit, pas de l’ontologie en elle-même : dans quelle catégorie le droit doit-il situer ce genre d’entités ? Ensuite, c’est le second aspect, des intuitions très contrastées s’opposent autour de la nature de telles entités – gardons précisément en tête l’embryon. Des points de vue radicalement opposés convergent sur la manière dont le droit doit légiférer sur l’embryon, sur l’animal, sur la famille. Ils deviennent des centres d’intérêt du fait de ces conflits idéologiques. Et il est intéressant de noter que le statut ontologique ambigu et la conflictualité idéologique concerne les mêmes entités, comme s’il y avait un lien. Face à ces conflits, aller trop vite dans le sens de la personnalisation juridique et des protections particulières que cela implique en termes de droits de l’entité concernée, ou dans le sens de l’objectivation et des droits que cela confère à l’endroit à cette entité, tend à entériner et accentuer le conflit. Il y a donc, pour des juristes comme Farjat, des statuts intermédiaires, qu’il nomme les centres d’intérêts juridiques, qui ne deviennent pas des personnes, mais constitueraient des choses spéciales pas comme les autres. La problématique environnementale peut rentrer dans cette catégorie aux motifs que le changement climatique ou l’attrition de la biodiversité sont source d’instabilité (que cela concerne la propriété foncière ou la souveraineté dans le cas de la submersion d’îles ou de littoraux) et qu’il n’y a pas de consensus social et politique sur la raison, l’étendue et les conséquences de la crise environnementale. Des intérêts privés et publics majeurs se cristallisent autour de l’environnement et de son instabilité. Le constituer comme centre d’intérêt juridique et partir de ce centre – de ce lieu de convergence et de débat âpre – pour en faire émerger des régulations stabilisatrices, comme cela a été le cas (dans une certaine mesure, les crispations idéologiques demeurent, mais la loi pose des limites à leurs effets réels) pour la famille ou l’embryon. Vous évoquez la nécessité pour le droit de mieux prendre en compte les processus naturels ainsi que les relations nous liant à la nature. Pourriez-vous donner des exemples d’adaptation concrète en termes juridiques ? Il me semble en effet que les droits de la nature se sont jusqu’ici beaucoup plus focalisés sur des entités localisables, délimitables, inscrites sur le territoire (des fleuves, des arbres, ou alors la nature comprise dans les limites d’un État, comme en Equateur ou en Bolivie) que sur des processus naturels. De ce fait, les droits de la nature restent foncièrement liés au découpage administratif du territoire. Dans une approche écosystémique, il est évidemment question de la protection de l’écosystème, de ses cycles, des processus naturels qui le définissent, mais on a encore l’idée que les écosystèmes surviennent sur des marquages territoriaux – pensez aux aires marines protégées, par exemple. Il faut bien entendu des délimitations spatiales, mais je crois qu’en envisageant les choses essentiellement de manière spatiale, on manque ce qui, selon moi, est non seulement au cœur de la problématique environnementale (les processus naturels, pas la protection patrimoniale d’un paysage ou d’une zone) mais encore de la définition des droits de la nature. De quels droits parle-t-on, en effet ? Les textes labellisent ces droits en termes de droit au bien-être, à la vie, à la reproduction de ses cycles vitaux, à son intégrité écologique. Si l’on cherche à donner un sens précis, rigoureusement fondé, pas seulement sur le plan éthique mais également sur le plan scientifique (car rappelons-nous qu’il s’agit d’entités naturelles susceptibles d’une caractérisation biologique, géologique, climatologique, etc., et pas seulement de constructions sociales anthropologiquement situées que l’on voudrait honorer), on va rencontrer les concepts de fonction écosystémique, d’interdépendance entre espèces, de métabolisme, l’attention pouvant se porter à des niveaux plus ou moins fins de granularité d’organisation du vivant ou du non-vivant. Le monde devient un monde d’interactions et de processus, non plus de marquage territorial. Dans cet esprit, un courant d’eau froide au large de l’Angola, le courant de Benguela, par exemple, fait l’objet depuis 2013 d’une convention protectrice. On est ontologiquement plus proche ici du processus que de l’entité, en tout cas de l’ordre de la prise en compte d’un fait dynamique et non statique. Dans le même esprit, je voudrais explorer dans un prochain ouvrage la thématique de la neige à travers l’analyse d’un procès historique qui a opposé des années 1990 à 2004, devant la Cour européenne des droits de l’homme, quatre villages saamis de Suède à des propriétaires terriens privés. Les éleveurs de rennes saamis avaient conduit leurs troupeaux sur des territoires auxquels ils pensaient avoir accès selon un droit immémorial, ce qui n’était pas le cas. Les propriétaires ont porté plainte contre eux et ont eu gain de cause. La raison initiale de ce déplacement des troupeaux était qu’en raison du changement climatique, la qualité de la neige sur le territoire de départ ne permettait plus aux rennes de brouter à travers et d’atteindre les plantes dont ils se nourrissent sur le sol. En raison des variations de température, la neige présentait une couche intermédiaire glacée infranchissable. À aucun moment de ce long procès, en première instance, en appel, devant la Cour suprême suédoise et finalement devant la CEHD, il ne fut question de ce fait premier : la qualité de la neige et son lien au dérèglement des processus climatiques. Il ne fut question que de droits de la propriété. Il m’importe donc de mettre la question des processus au cœur de l’analyse juridique environnementale.
Texte intégral (2564 mots)

Dans Comment le droit nous rapproche de la nature, le juriste et économiste Sacha Bourgeois-Gironde envisage de nouvelles formes de protections juridiques dans le domaine environnemental. Précédemment auteur d’Être la rivière (PUF, 2020), il revient sur l’attribution de personnalités juridiques à des écosystèmes ou à des fleuves. Il propose également de nouvelles pistes de régulation de notre relation à la nature à partir du droit existant.

 

Nonfiction : Quels sont les avantages et les inconvénients de doter d’une personnalité juridique un fleuve, une montagne ou un écosystème ?

Sacha Bourgeois-Gironde : J’aime poser cette question en termes de saillance cognitive, c’est-à-dire de conscience et de représentation en l’esprit du droit. Comment les normes viennent-elles à l’esprit ? Que savons-nous (« nous » indique ici le profane) du droit, de l’espace hiérarchisé des normes, des recours face à ce que nous appelons « injustice », si ces recours existent ? Y a-t-il même une relation entre notre sens du droit et le droit ? Le recours à des représentants pour défendre ses droits est largement motivé par cette coupure cognitive entre le droit et nous.

Afin de réduire cette coupure il est intéressant de mobiliser certains concepts ou certaines techniques juridiques. La personnalité légale en est une. Ce n’est évidemment pas sa seule fonction, mais on peut dire que la création de personnes juridiques impose d’emblée l’idée qu’il faut prendre en compte les droits de cette personne. Conférer la personnalité juridique à des entités de l’environnement aide ainsi à rendre consciente l’idée que ces entités ont des droits. À partir de là, on peut s’interroger sur ce que sont ces droits et de quelle manière ils interagissent avec mes propres droits, avec d’autres sujets de droits, etc. L’effet de la personnalisation juridique est de créer cette mise en relation sur le plan de la représentation de l’espace légal et évidemment sur le plan pratique et procédural. Un fleuve cesse d’être seulement l’objet d’une régulation, le passage d’objet du droit à sujet du droit lui confère une forme d’agentivité à l’aide de ses représentants légaux.

En quoi est-ce un avantage et quels inconvénients pourraient en découler ? Sur le second aspect, les inconvénients, on pourrait (à l’inverse de ce que je viens de dire sur la saillance cognitive des personnes juridiques) affirmer un grand nombre de contre-arguments qui pointeraient vers la multiplication arbitraire des sujets de droits, créant de la confusion doctrinale voire idéologique (« alors les droits de la nature sont désormais sur le même plan que les droits de l’homme ? »), ou alors sur le caractère artificiel de la démarche (« non, tout ne peut pas devenir un sujet de droits, il faut que l’entité qui le devienne ait des caractéristiques qui rendent intrinsèquement cela possible, comme la conscience, la volonté, etc. »). Je crois que ces contre-arguments sont plus ou moins aisément contournables sur le plan théorique.

Ce qui demeure est que le choix de la personnalisation juridique d’une entité de l’environnement peut avoir des motifs pragmatiques intéressants. Par exemple, dans le cas célèbre du fleuve Whanganui, le motif était celui d’une réconciliation post-coloniale. Ainsi, ce concept juridique de personne légale, appliqué à l’objet des griefs (en l'occurrence, la gestion du fleuve) pouvait contribuer, en partie, à cette réconciliation. À mon avis, ce qu’on recherche dans ce type d’approche des droits de la nature, ce n’est pas des renversements ontologiques dans le droit ou dans la nature, ce sont des équilibres sociaux qui passent par de nouvelles techniques juridiques relatives la nature. Ce détour est quelque chose qui mérite d’être interrogé philosophiquement.

En quoi les outils existants du droit peuvent-ils servir de points d’appui pour une meilleure protection de l’environnement ?

C’est la question principale de ce livre Comment le droit nous rapproche de la nature. J’explore une voie, qui n’exclut en rien les deux autres, c’est-à-dire, d’une part, conférer des droits à la nature via l’usage de la personnalisation juridique ou via des déclarations de droits constitutionnels de la nature, qui devient de ce fait un sujet de droits sans être une personne légale à part, comme en Equateur, et d’autre part, faire de l’environnement un objet à protéger à l’aide d’un domaine du droit qui s’appelle le droit de l’environnement.

Cette voie intermédiaire, ou plus exactement différente, évite d’abord de poser directement la nature comme un sujet de droits. Dans la première partie du livre, j’explique que ce type d’approche directe soulève la question de la source normative qui accompagne un tel geste. Serait-ce que la nature est source de droit ? Je veux éviter cette hypothèse jusnaturaliste que l’on trouve chez certains théoriciens des droits de la nature, comme Thomas Berry et son idée de jurisprudence de la terre, qui a influencé justement la constitutionalisation des droits de la nature en Amérique du Sud. Suivre cette voie est selon moi susceptible de créer des conflits de valeurs dommageables entre droits humains et droits de la nature, quand bien même elle est généralement conçue comme une reconnaissance de valeurs et de croyances autochtones supposées « proches » de la nature. Or, ce n’est pas, pour reprendre mon titre, la manière que je privilégierais pour « nous » rapprocher par le droit des intérêts de la nature.

De l’autre côté, il y a le droit de l’environnement qui a pour objet la protection de la nature, de certains de ses aspects, de certaines de ses fonctions, en vue – le plus souvent mais pas exclusivement – de la préservation d’intérêts humains fondamentaux comme la santé. Ce que je cherche à montrer est qu’il y a dans des branches qui n’ont a priori pas de liens directs avec la nature une relation implicite à celle-ci. La nature forme selon moi un arrière-plan sur lequel se déploient un grand nombre de domaines et problématiques juridiques, sans que cela ne soit réellement thématisé et qu’il y a donc dans le droit positif, par opposition au jusnaturalisme mentionné plus haut, et bien au-delà du droit de l’environnement qui, lui, thématise explicitement la nature, des ressources conceptuelles et techniques qui valent la peine d’être mises en lumière et qui sont des outils potentiels de protection de l’environnement.

Certains de ces outils, par ailleurs, rejoignent (mais alors de manière indirecte) l’idée de droits subjectifs de la nature. Pour ne citer qu’un exemple analysé dans le livre, je vois dans une réhabilitation du concept de hereditas jacens dans le droit romain de la succession une possibilité de ce genre : dans le cas où l’on ne parvenait pas à identifier les héritiers d’un défunt propriétaire d’un terrain, durant le temps de la recherche des héritiers, le terrain héritait pour sa part de la personnalité juridique du défunt, il prolongeait sa personnalité juridique. Il y avait donc dans ce laps de temps des entités naturelles (foncières) qui revêtaient une sorte de personnalité juridique humaine. J'examine l’usage généralisé de l’hereditas jacens dans les circonstances où il y aurait cette fois des doutes sur les bons usages des futurs usagers de ressources naturelles.

L’une des idées centrales de votre essai est la capacité du droit à faire émerger des « centres d’intérêt juridique », et ce faisant, des procédures stables. En quoi est-ce pertinent pour la problématique environnementale ?

L’expression de « centre d’intérêt juridique » n’est pas de moi. C’est une notion du juriste économiste Gérard Farjat, développée dans son article de 2002, « Entre les personnes et les choses, les centres d’intérêts. Prolégomènes pour une recherche » paru dans la Revue trimestrielle de droit civil. Telle que je comprends cette notion, elle recouvre deux aspects. D’abord, elle propose une catégorisation tierce en droit entre objets et sujets, ou entre choses et personnes. Il y a, du fait de leur nature même, des entités qui sont difficilement saisissables selon cette dichotomie. L’exemple type qu’il prend est celui de l’embryon, à un stade peu avancé de son développement. Le premier point est donc ontologique. Mais la question est celle du droit, pas de l’ontologie en elle-même : dans quelle catégorie le droit doit-il situer ce genre d’entités ?

Ensuite, c’est le second aspect, des intuitions très contrastées s’opposent autour de la nature de telles entités – gardons précisément en tête l’embryon. Des points de vue radicalement opposés convergent sur la manière dont le droit doit légiférer sur l’embryon, sur l’animal, sur la famille. Ils deviennent des centres d’intérêt du fait de ces conflits idéologiques. Et il est intéressant de noter que le statut ontologique ambigu et la conflictualité idéologique concerne les mêmes entités, comme s’il y avait un lien. Face à ces conflits, aller trop vite dans le sens de la personnalisation juridique et des protections particulières que cela implique en termes de droits de l’entité concernée, ou dans le sens de l’objectivation et des droits que cela confère à l’endroit à cette entité, tend à entériner et accentuer le conflit. Il y a donc, pour des juristes comme Farjat, des statuts intermédiaires, qu’il nomme les centres d’intérêts juridiques, qui ne deviennent pas des personnes, mais constitueraient des choses spéciales pas comme les autres.

La problématique environnementale peut rentrer dans cette catégorie aux motifs que le changement climatique ou l’attrition de la biodiversité sont source d’instabilité (que cela concerne la propriété foncière ou la souveraineté dans le cas de la submersion d’îles ou de littoraux) et qu’il n’y a pas de consensus social et politique sur la raison, l’étendue et les conséquences de la crise environnementale. Des intérêts privés et publics majeurs se cristallisent autour de l’environnement et de son instabilité. Le constituer comme centre d’intérêt juridique et partir de ce centre – de ce lieu de convergence et de débat âpre – pour en faire émerger des régulations stabilisatrices, comme cela a été le cas (dans une certaine mesure, les crispations idéologiques demeurent, mais la loi pose des limites à leurs effets réels) pour la famille ou l’embryon.

Vous évoquez la nécessité pour le droit de mieux prendre en compte les processus naturels ainsi que les relations nous liant à la nature. Pourriez-vous donner des exemples d’adaptation concrète en termes juridiques ?

Il me semble en effet que les droits de la nature se sont jusqu’ici beaucoup plus focalisés sur des entités localisables, délimitables, inscrites sur le territoire (des fleuves, des arbres, ou alors la nature comprise dans les limites d’un État, comme en Equateur ou en Bolivie) que sur des processus naturels. De ce fait, les droits de la nature restent foncièrement liés au découpage administratif du territoire. Dans une approche écosystémique, il est évidemment question de la protection de l’écosystème, de ses cycles, des processus naturels qui le définissent, mais on a encore l’idée que les écosystèmes surviennent sur des marquages territoriaux – pensez aux aires marines protégées, par exemple. Il faut bien entendu des délimitations spatiales, mais je crois qu’en envisageant les choses essentiellement de manière spatiale, on manque ce qui, selon moi, est non seulement au cœur de la problématique environnementale (les processus naturels, pas la protection patrimoniale d’un paysage ou d’une zone) mais encore de la définition des droits de la nature.

De quels droits parle-t-on, en effet ? Les textes labellisent ces droits en termes de droit au bien-être, à la vie, à la reproduction de ses cycles vitaux, à son intégrité écologique. Si l’on cherche à donner un sens précis, rigoureusement fondé, pas seulement sur le plan éthique mais également sur le plan scientifique (car rappelons-nous qu’il s’agit d’entités naturelles susceptibles d’une caractérisation biologique, géologique, climatologique, etc., et pas seulement de constructions sociales anthropologiquement situées que l’on voudrait honorer), on va rencontrer les concepts de fonction écosystémique, d’interdépendance entre espèces, de métabolisme, l’attention pouvant se porter à des niveaux plus ou moins fins de granularité d’organisation du vivant ou du non-vivant. Le monde devient un monde d’interactions et de processus, non plus de marquage territorial.

Dans cet esprit, un courant d’eau froide au large de l’Angola, le courant de Benguela, par exemple, fait l’objet depuis 2013 d’une convention protectrice. On est ontologiquement plus proche ici du processus que de l’entité, en tout cas de l’ordre de la prise en compte d’un fait dynamique et non statique. Dans le même esprit, je voudrais explorer dans un prochain ouvrage la thématique de la neige à travers l’analyse d’un procès historique qui a opposé des années 1990 à 2004, devant la Cour européenne des droits de l’homme, quatre villages saamis de Suède à des propriétaires terriens privés. Les éleveurs de rennes saamis avaient conduit leurs troupeaux sur des territoires auxquels ils pensaient avoir accès selon un droit immémorial, ce qui n’était pas le cas. Les propriétaires ont porté plainte contre eux et ont eu gain de cause. La raison initiale de ce déplacement des troupeaux était qu’en raison du changement climatique, la qualité de la neige sur le territoire de départ ne permettait plus aux rennes de brouter à travers et d’atteindre les plantes dont ils se nourrissent sur le sol. En raison des variations de température, la neige présentait une couche intermédiaire glacée infranchissable. À aucun moment de ce long procès, en première instance, en appel, devant la Cour suprême suédoise et finalement devant la CEHD, il ne fut question de ce fait premier : la qualité de la neige et son lien au dérèglement des processus climatiques. Il ne fut question que de droits de la propriété. Il m’importe donc de mettre la question des processus au cœur de l’analyse juridique environnementale.

11.06.2024 à 10:00

Ségrégation scolaire : entretien avec Youssef Souidi

Notre système éducatif est l'un de ceux, parmi les pays développés, où les parcours scolaires des élèves sont les plus fortement déterminés par leur milieu d'origine et où les écarts entre les élèves favorisés et défavorisés socialement sont les plus importants. Dans une société où la réussite sociale est fortement conditionnée par le parcours scolaire, c'est là la marque d'une injustice criante. La ségrégation scolaire entre établissements, et en particulier entre collèges, y contribue fortement, même si ce n'est pas le seul élément à considérer. La concentration des difficultés sociales dans un établissement est en effet préjudiciable à la réussite des élèves. La France a laissé se développer des établissements-ghettos où les milieux sociaux ne se mélangent plus. De nombreux élèves sont ainsi socialisés dans des environnements qui leur offrent peu d'occasion d'interagir avec des élèves de milieux sociaux différents. Ce qui soulève un enjeu de cohésion nationale, qui dépasse largement la question des performances scolaires. Comment évaluer le niveau de ségrégation, les mécanismes à l’œuvre, les effets de cette ségrégation et finalement les moyens d'y remédier ? C'est tout l'objectif du livre Vers la sécession scolaire ? (Fayard, 2024) que vient de faire paraître l'économiste Youssef Souidi. Il a aimablement accepté de répondre à des questions pour présenter son travail à nos lecteurs.   Nonfiction : On dispose désormais de données nombreuses pour évaluer la mixité sociale au sein des établissements, et en particulier des collèges. Celles-ci permettent notamment de faire la part entre la ségrégation résidentielle et la ségrégation scolaire. Pourriez-vous en dire un mot ? Youssef Souidi : Dans le débat public, la ségrégation scolaire est souvent considérée comme un reflet de la ségrégation résidentielle : l’habitat étant lui-même ségrégué, n’est-il pas logique que cette situation se reproduise dans les établissements scolaires ? L’analyse des données aujourd’hui disponibles remet ce constat en cause : les écarts de composition sociale entre établissements sont, par endroits, des miroirs grossissants des écarts de composition sociale entre quartiers. Il existe plusieurs manières d’appuyer ce constat. Avec le sociologue Hugo Botton, dans un article pour La Vie des Idées , nous avons cherché à chiffrer le nombre d’élèves scolarisés dans un collège à la composition sociale très défavorisée, situé à moins de 15 minutes à pied (une distance raisonnable pour un collégien) d’un collège à la composition sociale favorisée ou très favorisée : il s’élève à 92 000. Autrement dit, des établissements proches géographiquement peuvent avoir des compositions sociales très différentes. Une autre manière de dresser ce constat est de regarder à quel point un élève fréquente un collège à la composition sociale similaire à celle de son quartier. Les élèves socialement défavorisés fréquentent des collèges à la composition semblable ou plus défavorisée que celle du voisinage ; c’est le constat inverse qui prévaut pour les élèves socialement favorisés. Il est important de noter qu’il ne s’agit pas d’un phénomène uniquement parisien, autre argument souvent avancé dans le débat public. Une partie des métropoles et des villes moyennes sont également touchées par ce phénomène. J’ai essayé d’insister sur ce point dans le livre, notamment en dressant la liste des communes concernées, tant ce constat m’a moi-même surpris. Le principal facteur à l’origine de la ségrégation scolaire, c’est l’enseignement privé, parce qu’il échappe à la sectorisation. Ce qui en fait, de loin, le principal moyen pour les parents appartenant aux catégories sociales favorisées d’éviter l’établissement où ils devraient sinon scolariser leur enfant. Tout à fait, avec Hugo Botton, nous avons montré dans l’étude que je cite plus haut que lorsque deux collèges proches géographiquement se distinguent fortement par leur composition sociale, il s’agit dans la plupart des cas d’un collège public socialement défavorisé à proximité d’un collège privé socialement favorisé. Plus globalement, dans une ville comme Paris, si l’ensemble des collégiens scolarisés dans un établissement privé fréquentaient leur collège de secteur, la ségrégation sociale dans la capitale serait radicalement diminuée. De nombreux graphiques présentés dans le livre permettent de montrer que les écarts de composition sociale entre secteurs public et privé existent également dans d’autres métropoles. Et même dans des villes de taille plus modeste : à Perpignan, par exemple, sept collèges publics, parmi les huit que compte cette commune, font partie des 10 % les plus défavorisés à l’échelle nationale. A l’autre extrême, l’ensemble des établissements privés figurent parmi les 20 % de collèges français les plus favorisés. Si le secteur privé contribue autant à la ségrégation scolaire en France, c’est qu’il jouit d’une situation extrêmement favorable au regard d’autres pays européens. Largement subventionné par l’Etat et les collectivités locales, les établissements qui en font partie sont libres d’imposer les frais de scolarité qu’ils souhaitent aux familles. Par ailleurs, ils ont le droit de sélectionner les élèves et il leur est plus facile que pour le secteur public d’exclure des élèves en cours de scolarité. Cette situation interroge. En Belgique, si les établissements privés sont eux aussi largement subventionné par les pouvoirs publics, ils ne disposent que de peu d’autonomie pour ce qui est de la sélection des élèves. En Angleterre, les établissements privés ne sont quasiment pas subventionnés, ce qui se traduit par des frais d’inscription extrêmement élevés. Ils sont en revanche totalement libres de leurs procédures d’affectation. Ce mode de fonctionnement est d’autant plus questionnable qu’il est issu de la loi Debré, votée dans un contexte radicalement différent, celui de la fin des années 1950. Dans la deuxième partie du livre, je reviens sur cette histoire : l’idée est alors de permettre aux familles souhaitant inscrire leur enfant dans un établissement catholique de le faire à moindre frais. Mais au cours de la discussion de ce projet de loi, le premier ministre d’alors prévenait : « Il n’est pas concevable, pour l’avenir de la nation, qu’à côté de l’édifice public de l’éducation nationale l’Etat participe à l’élaboration d’un autre édifice qui lui serait en quelque sorte concurrent, et qui marquerait, pour faire face à une responsabilité fondamentale, la division absolue de l’enseignement en France. » Or, la situation actuelle s’approche de ce qui semble être une dystopie aux yeux du Premier ministre Debré. En définitive, le système actuel fait reposer la mixité sociale des établissements sur la bonne volonté des familles : davantage de régulation de la part des pouvoirs publics semble alors nécessaire. Cette ségrégation joue au détriment des catégories sociales les moins favorisées, mais a également des effets négatifs sur la cohésion sociale. Comment évaluer ce type de conséquences ? Il s’agit là d’une dimension importante : l’écart entre le discours de responsables politiques qui mettent en avant l’importance de la cohésion sociale et la situation dans laquelle toute une partie des élèves ne font l’expérience d’aucune altérité dans leur établissement interroge. Cela est d’autant plus marquant lorsqu’on pense aux discours sur le communautarisme. Si la mesure de la ségrégation ethnique est difficile dans le contexte français, les discussions avec certaines équipes éducatives rendent compte de cette dimension. Un livre de 2005, L’apartheid scolaire , appuyait par ailleurs ce constat. Comment à la fois pourfendre le repli sur soi d’une partie de la population tout en ne faisant rien pour permettre à ces élèves de rencontrer des adolescents venus d’autres horizons ? Avec Pauline Charousset et Marion Monnet, nous avons récemment réalisé une revue de littérature portant sur les travaux économiques qui traitaient de la question de la mixité sociale en milieu scolaire, pour le compte du Conseil d’évaluation de l’école. Il apparaît que la mixité en milieu scolaire est de nature à favoriser la diversification des réseaux amicaux, mais aussi de réduire les préjugés et attitudes discriminantes envers certains groupes sociodémographiques. Cet enjeu apparait alors d’autant plus important qu’un livre récent du sociologue Félicien Faury revient sur le rôle des discours et attitudes xénophobes dans la progression de l’extrême-droite en France. Quels seraient les moyens d’agir pour promouvoir la mixité au sein des établissements ? Que penser des expériences déjà réalisées ? Comment passer à la vitesse supérieure ? Il semble illusoire d’attendre une progression importante de la mixité sociale dans les établissements scolaires sans demander des efforts aux établissements privés sous contrat. Une première étape pourrait être de demander davantage de transparence dans les procédures d’admissions des élèves : si un directeur d’établissement a plus de demandes que de places disponibles, quels sont les critères qui lui permettent de faire une sélection ? Une étape supplémentaire consisterait à fixer des cibles de mixité sociale pour chaque établissement privé, en fonction des caractéristiques sociodémographiques du territoire dans lequel ils sont implantés. S’éloigner de ces cibles conduirait à des sanctions, notamment financières, puisque -rappelons-le- les établissements privés sont financés aux trois quarts par la puissance publique. Cela étant dit, il existe également de la ségrégation au sein du secteur public. Redessiner la carte scolaire est par endroit de nature à créer des bassins de recrutement plus mixtes socialement pour les établissements publics. Les gains de mixité sociale espérés de ces mesures sont parfois annihilés par la fuite d’une partie des familles vers le secteur : on en revient là encore à l’importance de mieux réguler ce secteur. Parmi les mesures expérimentées à partir de 2016 sous l’impulsion de la ministre Najat Vallaud-Belkacem, une a particulièrement retenu l’attention : la fermeture de collèges très ségrégués, et la répartition des élèves dans plusieurs établissements éloignés et à la composition sociale plus mixte. Cette solution a notamment été adoptée dans la métropole de Toulouse avec un accompagnement financier important pour réorganiser l’offre de transports publics en conséquence. Cette solution a particulièrement bien fonctionné pour ce qui est de la mixité sociale. Cela pose néanmoins des problèmes : on ajoute une distance géographique en plus de la distance symbolique entre l’établissement et les parents d’élèves. Il peut également y avoir un sentiment de stigmatisation et d’abandon de la part des familles dont le collège a été fermé : ce peut être perçu comme une énième fermeture d’un service public de proximité. Un autre exemple qui peut être cité est la création de secteurs multicollèges : une adresse est associée à deux collèges, plutôt qu’à un seul comme c’est normalement le cas dans le cadre de la carte scolaire. Cela permet de brasser davantage les différents publics en incluant des quartiers à la sociologie différente dans un même secteur. Cette mesure a été expérimentée à Paris notamment : l’évaluation que nous avons faite de ces dispositifs avec Julien Grenet est plutôt encourageante. De manière générale, il est important d’accompagner financièrement les politiques de mixité sociale. En amont, afin d’établir des diagnostics précis de l’état de la mixité sociale, mais aussi d’organiser au mieux la concertation avec les équipes éducatives et répondre ainsi aux questions que peuvent se poser les acteurs. Une fois ces politiques mises en place, la question des moyens reste primordiale afin de faciliter la gestion de cette nouvelle hétérogénéité pour les établissements, à travers la formation du personnel, par exemple. A Paris et Toulouse, les expérimentations citées plus haut se sont également accompagnées d’une limitation de la taille des classes. La ségrégation inter-établissements se double d’une ségrégation inter-classes au sein d’un même établissement, qui avait plutôt diminué ces dernières années, au moins dans le public. Que penser, dans ce cas, des groupes de niveaux tels que le gouvernement Attal entend mettre en place en septembre ? Ne risquent-ils par d’augmenter fortement la ségrégation inter-classes ? En effet, la question de la ségrégation est en général abordée par le prisme de la ségrégation entre établissements. Or, c’est dans leur classe que les élèves passent le plus de temps. On peut ainsi très bien imaginer un établissement avec une cour de récréation dans laquelle on trouve des élèves issus de différents milieux mais dans lequel l’homogénéité sociale règne au sein des classes. C’est la ségrégation intra-établissement. La réforme consistant à créer des « groupes de besoin » est de nature à accentuer ce type de ségrégation. Le niveau scolaire est fortement corrélé à l’origine sociale, et même si ces groupes ne doivent être constitués que pour les heures de français et de mathématiques, il est tout à fait possible que pour des raisons d’emploi du temps, les chefs d’établissements en soient réduits à créer des classes de niveau. Dans les collèges mixtes, il est alors possible que la ségrégation soit rendue beaucoup plus saillante pour les élèves, particulièrement dans les collèges où la dimension sociale recoupe une dimension ethnique. En revanche, dans les établissements les plus contrastés socialement- qu’il s’agisse de ghettos de riches ou de ghettos de pauvres – il y a fort à parier que ces groupes de niveau ne puissent en réalité pas être constitués du fait de la forte homogénéité scolaire des élèves.   * Illustration : Collège Camille du Gast d'Achères (Yvelines), Christophe Taamourte , Flickr.  
Texte intégral (2583 mots)

Notre système éducatif est l'un de ceux, parmi les pays développés, où les parcours scolaires des élèves sont les plus fortement déterminés par leur milieu d'origine et où les écarts entre les élèves favorisés et défavorisés socialement sont les plus importants.

Dans une société où la réussite sociale est fortement conditionnée par le parcours scolaire, c'est là la marque d'une injustice criante. La ségrégation scolaire entre établissements, et en particulier entre collèges, y contribue fortement, même si ce n'est pas le seul élément à considérer. La concentration des difficultés sociales dans un établissement est en effet préjudiciable à la réussite des élèves.

La France a laissé se développer des établissements-ghettos où les milieux sociaux ne se mélangent plus. De nombreux élèves sont ainsi socialisés dans des environnements qui leur offrent peu d'occasion d'interagir avec des élèves de milieux sociaux différents. Ce qui soulève un enjeu de cohésion nationale, qui dépasse largement la question des performances scolaires.

Comment évaluer le niveau de ségrégation, les mécanismes à l’œuvre, les effets de cette ségrégation et finalement les moyens d'y remédier ? C'est tout l'objectif du livre Vers la sécession scolaire ? (Fayard, 2024) que vient de faire paraître l'économiste Youssef Souidi. Il a aimablement accepté de répondre à des questions pour présenter son travail à nos lecteurs.

 

Nonfiction : On dispose désormais de données nombreuses pour évaluer la mixité sociale au sein des établissements, et en particulier des collèges. Celles-ci permettent notamment de faire la part entre la ségrégation résidentielle et la ségrégation scolaire. Pourriez-vous en dire un mot ?

Youssef Souidi : Dans le débat public, la ségrégation scolaire est souvent considérée comme un reflet de la ségrégation résidentielle : l’habitat étant lui-même ségrégué, n’est-il pas logique que cette situation se reproduise dans les établissements scolaires ? L’analyse des données aujourd’hui disponibles remet ce constat en cause : les écarts de composition sociale entre établissements sont, par endroits, des miroirs grossissants des écarts de composition sociale entre quartiers.

Il existe plusieurs manières d’appuyer ce constat. Avec le sociologue Hugo Botton, dans un article pour La Vie des Idées, nous avons cherché à chiffrer le nombre d’élèves scolarisés dans un collège à la composition sociale très défavorisée, situé à moins de 15 minutes à pied (une distance raisonnable pour un collégien) d’un collège à la composition sociale favorisée ou très favorisée : il s’élève à 92 000. Autrement dit, des établissements proches géographiquement peuvent avoir des compositions sociales très différentes.

Une autre manière de dresser ce constat est de regarder à quel point un élève fréquente un collège à la composition sociale similaire à celle de son quartier. Les élèves socialement défavorisés fréquentent des collèges à la composition semblable ou plus défavorisée que celle du voisinage ; c’est le constat inverse qui prévaut pour les élèves socialement favorisés.

Il est important de noter qu’il ne s’agit pas d’un phénomène uniquement parisien, autre argument souvent avancé dans le débat public. Une partie des métropoles et des villes moyennes sont également touchées par ce phénomène. J’ai essayé d’insister sur ce point dans le livre, notamment en dressant la liste des communes concernées, tant ce constat m’a moi-même surpris.

Le principal facteur à l’origine de la ségrégation scolaire, c’est l’enseignement privé, parce qu’il échappe à la sectorisation. Ce qui en fait, de loin, le principal moyen pour les parents appartenant aux catégories sociales favorisées d’éviter l’établissement où ils devraient sinon scolariser leur enfant.

Tout à fait, avec Hugo Botton, nous avons montré dans l’étude que je cite plus haut que lorsque deux collèges proches géographiquement se distinguent fortement par leur composition sociale, il s’agit dans la plupart des cas d’un collège public socialement défavorisé à proximité d’un collège privé socialement favorisé.

Plus globalement, dans une ville comme Paris, si l’ensemble des collégiens scolarisés dans un établissement privé fréquentaient leur collège de secteur, la ségrégation sociale dans la capitale serait radicalement diminuée. De nombreux graphiques présentés dans le livre permettent de montrer que les écarts de composition sociale entre secteurs public et privé existent également dans d’autres métropoles. Et même dans des villes de taille plus modeste : à Perpignan, par exemple, sept collèges publics, parmi les huit que compte cette commune, font partie des 10 % les plus défavorisés à l’échelle nationale. A l’autre extrême, l’ensemble des établissements privés figurent parmi les 20 % de collèges français les plus favorisés.

Si le secteur privé contribue autant à la ségrégation scolaire en France, c’est qu’il jouit d’une situation extrêmement favorable au regard d’autres pays européens. Largement subventionné par l’Etat et les collectivités locales, les établissements qui en font partie sont libres d’imposer les frais de scolarité qu’ils souhaitent aux familles. Par ailleurs, ils ont le droit de sélectionner les élèves et il leur est plus facile que pour le secteur public d’exclure des élèves en cours de scolarité.

Cette situation interroge. En Belgique, si les établissements privés sont eux aussi largement subventionné par les pouvoirs publics, ils ne disposent que de peu d’autonomie pour ce qui est de la sélection des élèves. En Angleterre, les établissements privés ne sont quasiment pas subventionnés, ce qui se traduit par des frais d’inscription extrêmement élevés. Ils sont en revanche totalement libres de leurs procédures d’affectation.

Ce mode de fonctionnement est d’autant plus questionnable qu’il est issu de la loi Debré, votée dans un contexte radicalement différent, celui de la fin des années 1950. Dans la deuxième partie du livre, je reviens sur cette histoire : l’idée est alors de permettre aux familles souhaitant inscrire leur enfant dans un établissement catholique de le faire à moindre frais. Mais au cours de la discussion de ce projet de loi, le premier ministre d’alors prévenait : « Il n’est pas concevable, pour l’avenir de la nation, qu’à côté de l’édifice public de l’éducation nationale l’Etat participe à l’élaboration d’un autre édifice qui lui serait en quelque sorte concurrent, et qui marquerait, pour faire face à une responsabilité fondamentale, la division absolue de l’enseignement en France. » Or, la situation actuelle s’approche de ce qui semble être une dystopie aux yeux du Premier ministre Debré. En définitive, le système actuel fait reposer la mixité sociale des établissements sur la bonne volonté des familles : davantage de régulation de la part des pouvoirs publics semble alors nécessaire.

Cette ségrégation joue au détriment des catégories sociales les moins favorisées, mais a également des effets négatifs sur la cohésion sociale. Comment évaluer ce type de conséquences ?

Il s’agit là d’une dimension importante : l’écart entre le discours de responsables politiques qui mettent en avant l’importance de la cohésion sociale et la situation dans laquelle toute une partie des élèves ne font l’expérience d’aucune altérité dans leur établissement interroge. Cela est d’autant plus marquant lorsqu’on pense aux discours sur le communautarisme. Si la mesure de la ségrégation ethnique est difficile dans le contexte français, les discussions avec certaines équipes éducatives rendent compte de cette dimension. Un livre de 2005, L’apartheid scolaire, appuyait par ailleurs ce constat. Comment à la fois pourfendre le repli sur soi d’une partie de la population tout en ne faisant rien pour permettre à ces élèves de rencontrer des adolescents venus d’autres horizons ?

Avec Pauline Charousset et Marion Monnet, nous avons récemment réalisé une revue de littérature portant sur les travaux économiques qui traitaient de la question de la mixité sociale en milieu scolaire, pour le compte du Conseil d’évaluation de l’école. Il apparaît que la mixité en milieu scolaire est de nature à favoriser la diversification des réseaux amicaux, mais aussi de réduire les préjugés et attitudes discriminantes envers certains groupes sociodémographiques. Cet enjeu apparait alors d’autant plus important qu’un livre récent du sociologue Félicien Faury revient sur le rôle des discours et attitudes xénophobes dans la progression de l’extrême-droite en France.

Quels seraient les moyens d’agir pour promouvoir la mixité au sein des établissements ? Que penser des expériences déjà réalisées ? Comment passer à la vitesse supérieure ?

Il semble illusoire d’attendre une progression importante de la mixité sociale dans les établissements scolaires sans demander des efforts aux établissements privés sous contrat. Une première étape pourrait être de demander davantage de transparence dans les procédures d’admissions des élèves : si un directeur d’établissement a plus de demandes que de places disponibles, quels sont les critères qui lui permettent de faire une sélection ? Une étape supplémentaire consisterait à fixer des cibles de mixité sociale pour chaque établissement privé, en fonction des caractéristiques sociodémographiques du territoire dans lequel ils sont implantés. S’éloigner de ces cibles conduirait à des sanctions, notamment financières, puisque -rappelons-le- les établissements privés sont financés aux trois quarts par la puissance publique.

Cela étant dit, il existe également de la ségrégation au sein du secteur public. Redessiner la carte scolaire est par endroit de nature à créer des bassins de recrutement plus mixtes socialement pour les établissements publics. Les gains de mixité sociale espérés de ces mesures sont parfois annihilés par la fuite d’une partie des familles vers le secteur : on en revient là encore à l’importance de mieux réguler ce secteur.

Parmi les mesures expérimentées à partir de 2016 sous l’impulsion de la ministre Najat Vallaud-Belkacem, une a particulièrement retenu l’attention : la fermeture de collèges très ségrégués, et la répartition des élèves dans plusieurs établissements éloignés et à la composition sociale plus mixte. Cette solution a notamment été adoptée dans la métropole de Toulouse avec un accompagnement financier important pour réorganiser l’offre de transports publics en conséquence. Cette solution a particulièrement bien fonctionné pour ce qui est de la mixité sociale. Cela pose néanmoins des problèmes : on ajoute une distance géographique en plus de la distance symbolique entre l’établissement et les parents d’élèves. Il peut également y avoir un sentiment de stigmatisation et d’abandon de la part des familles dont le collège a été fermé : ce peut être perçu comme une énième fermeture d’un service public de proximité.

Un autre exemple qui peut être cité est la création de secteurs multicollèges : une adresse est associée à deux collèges, plutôt qu’à un seul comme c’est normalement le cas dans le cadre de la carte scolaire. Cela permet de brasser davantage les différents publics en incluant des quartiers à la sociologie différente dans un même secteur. Cette mesure a été expérimentée à Paris notamment : l’évaluation que nous avons faite de ces dispositifs avec Julien Grenet est plutôt encourageante.

De manière générale, il est important d’accompagner financièrement les politiques de mixité sociale. En amont, afin d’établir des diagnostics précis de l’état de la mixité sociale, mais aussi d’organiser au mieux la concertation avec les équipes éducatives et répondre ainsi aux questions que peuvent se poser les acteurs. Une fois ces politiques mises en place, la question des moyens reste primordiale afin de faciliter la gestion de cette nouvelle hétérogénéité pour les établissements, à travers la formation du personnel, par exemple. A Paris et Toulouse, les expérimentations citées plus haut se sont également accompagnées d’une limitation de la taille des classes.

La ségrégation inter-établissements se double d’une ségrégation inter-classes au sein d’un même établissement, qui avait plutôt diminué ces dernières années, au moins dans le public. Que penser, dans ce cas, des groupes de niveaux tels que le gouvernement Attal entend mettre en place en septembre ? Ne risquent-ils par d’augmenter fortement la ségrégation inter-classes ?

En effet, la question de la ségrégation est en général abordée par le prisme de la ségrégation entre établissements. Or, c’est dans leur classe que les élèves passent le plus de temps. On peut ainsi très bien imaginer un établissement avec une cour de récréation dans laquelle on trouve des élèves issus de différents milieux mais dans lequel l’homogénéité sociale règne au sein des classes. C’est la ségrégation intra-établissement.

La réforme consistant à créer des « groupes de besoin » est de nature à accentuer ce type de ségrégation. Le niveau scolaire est fortement corrélé à l’origine sociale, et même si ces groupes ne doivent être constitués que pour les heures de français et de mathématiques, il est tout à fait possible que pour des raisons d’emploi du temps, les chefs d’établissements en soient réduits à créer des classes de niveau. Dans les collèges mixtes, il est alors possible que la ségrégation soit rendue beaucoup plus saillante pour les élèves, particulièrement dans les collèges où la dimension sociale recoupe une dimension ethnique. En revanche, dans les établissements les plus contrastés socialement- qu’il s’agisse de ghettos de riches ou de ghettos de pauvres – il y a fort à parier que ces groupes de niveau ne puissent en réalité pas être constitués du fait de la forte homogénéité scolaire des élèves.

 

* Illustration : Collège Camille du Gast d'Achères (Yvelines), Christophe Taamourte, Flickr.

 

09.06.2024 à 09:00

L'envers des fripes : entretien avec Emmanuelle Durand

Le recyclage ou plutôt le réusage des vêtements usagés a gagné pour nous en visibilité avec la multiplication des plateformes et des boutiques dédiées. Il a aussi son envers, comme l'illustre magistralement la jeune anthropologue Emmanuelle Durand , dans L'Envers des fripes (Premier Parallèle, 2024), tiré de sa thèse à l'EHESS et particulièrement bien écrit, où l'on décrouvre que l'industrie textile, l'une des premières entrées dans la mondialisation, se double d'une industrie du vêtement usagé, tout aussi mondialisée et ce depuis aussi longtemps, et qui répercute les évolutions que connait la première.   Nonfiction : La production de masse alimente la vente de vêtements de seconde main, dont une petite partie est écoulée dans les pays développés, tandis que l’essentiel est revendu dans les pays de l’Est et du Sud. Vous avez choisi de remonter la filière en partant du Liban, des magasins de fripes de Beyrouth aux entrepôts de Tripoli, en vous intéressant aux acteurs et à leur histoire, jusqu’aux grossistes de la banlieue de Bruxelles (mais qui aurait pu aussi être celle de Hambourg), où ils s’approvisionnent, et que l’on découvre, dans le livre, en train de délocaliser leurs activités à Dubaï. Pourriez-vous rappeler les conditions socio-historiques qui ont permis à la filière « libanaise » que vous étudiez de s’organiser ainsi ? Emmanuelle Durand : Avant toute chose, il me semble important de rappeler que la dimension globalisée des circulations marchandes de vêtements usagés est très ancienne historiquement. En effet, dès le XIX e siècle, le Carreau du Temple à Paris – qui constitue alors un lieu emblématique de ce commerce – exporte à l’international des textiles d’occasion. L’exportation de ces matérialités singulières (entre objet jeté ou donné, déchet et marchandise en devenir) s’amplifie au fil du XX e siècle et de son contexte colonial marqué par une série de troubles géopolitiques. Au lendemain des deux conflits mondiaux, le geste caritatif du « don vestimentaire » apparaît et les empires coloniaux organisent, par « bienfaisance », l’exportation de ces quantités de vêtements vers leurs territoires coloniaux. C’est ainsi qu’au Liban, sous mandat français, la filière commerciale de la fripe s’organise grâce au dynamisme marchand des populations réfugiées – les Arméniens, notamment, à cette époque, puis les Palestiniens et les Syriens. Ce détour temporel permet d’éclairer la profondeur historique de l’ancrage des populations en exil au sein de cette activité commerciale localement peu valorisée, voire dévalorisante. Entre le moment où le vêtement est jeté – par un geste d’abandon ou une pratique de don – et celui où il est re-commercialisé, il existe toute une chaîne de production qui consiste à ré-attribuer de la valeur à la matérialité détritique de façon à la rendre à nouveau désirable, et donc commercialisable. Au fil de ces multiples étapes, le vêtement, compacté en balles de 50 kilos en moyenne, fait l’objet de nombreuses transactions marchandes qui, toutes, se réalisent à l’aveugle : à l'exception de la catégorie (niveau de qualité) et du type de marchandises (hommes, femmes, enfants ; robes ou tee-shirts), l’acheteur ne sait pas de façon précise de quoi est composée la balle achetée. Une telle organisation économique suppose donc que les acteurs de la filière identifient des intermédiaires fiables et des « bons plans », de façon à limiter les risques de mauvaises affaires. Pour contrer cette incertitude, le secteur de la fripe s’organise donc selon des relations de confiance et repose sur des régimes familiaux et/ou communautaires qui dessinent une filière syro-libanaise, de Beyrouth à Bruxelles en passant par Tripoli et Dubaï. La faible valeur de la marchandise implique que seuls des coûts très bas permettent à la filière de prospérer, et les conditions de travail des employés, dont l’activité consiste surtout dans des opérations de tri, de conditionnement et de manutention, sont assez épouvantables. Pourriez-vous en dire un mot ? Ce n’est pas tout à fait cette relation de causalité qui alimente les conditions de travail problématiques que j’ai pu observer sur le terrain, notamment au sein des différents entrepôts d’import-export de vêtements d’occasion. Comme évoqué précédemment, bien que l’objet (le vêtement) soit « déjà-là », il nécessite toute une série d’opérations manuelles de revalorisation pour être transformé (et donc produit) en marchandise à nouveau convoitée, désirable et donc re-commercialisable : le tri, le conditionnement, le transport, la manutention, la réparation, parfois. Si elles s’avèrent souvent ingrates et pénibles (les vêtements sont parfois souillés), ces activités multiples sont extrêmement coûteuses en main-d'œuvre dans la mesure où elles sont difficilement automatisables (à noter qu’il existe de timides et limitées tentatives de tri par infrarouge) : elles nécessitent les compétences techniques et les gestes manuels de femmes et d’hommes qui portent, soulèvent, touchent, sentent, lisent l’étiquette et ainsi opèrent le tri, la catégorisation, l’organisation de la circulation et la re-valorisation du textile usagé. On observe ainsi que dans une recherche de profits, les grossistes tendent à réduire leurs coûts de production en jouant sur la rémunération de la main-d'œuvre. Cette logique se traduit par une délocalisation des opérations de production – notamment du tri – vers des pays et/ou des espaces à la réglementation avantageuse (les zones franches) où ils peuvent recourir à une force de travail à bas coûts. En amont, la collecte est assumée par des associations de quartier, comme celle au cœur de Paris dont vous décrivez le fonctionnement, ou par des entités de plus grande taille, comme Le Relais, qui appartient à l’économie sociale et solidaire, mais également des groupes privés, qui collectent les vêtements dans des conteneurs, recyclent éventuellement la partie qui peut l’être, revendent le reste à des grossistes et en détruisent sans doute une partie. Cette étape est toutefois peu étudiée dans le livre : comment s'organise-t-elle ? Concernant les activités de collecte de vêtements usagés, il existe en effet une diversité d’acteurs au sein de la filière (de l’association de quartier à l’entrepreneur privé, en passant par l’antenne locale d’associations nationales et l’ONG). À cette étape, chacun opère à sa manière : bennes, points d’apport volontaire, dons en mains propres ou encore campagnes de collecte. Certains de ces acteurs réalisent un premier travail de tri (l’écrémage), afin de mettre de côté le textile pouvant alimenter leurs activités (revente et/ou don). Les vêtements surnuméraires ne correspondant pas aux critères de sélection sont relégués à d’autres acteurs de la filière chargés de poursuivre leur prise en charge. Entre leurs mains, les opérations de tri et de catégorisation se poursuivent, ainsi qu’évoqué plus tôt. Le textile trop abîmé (délavé, troué, tâché ou encore élimé) ne pouvant faire l’objet d’une revente est écarté des circuits de commercialisation, pour être recyclé (notamment les vêtements en cotons) ou réemployé à d’autres fins (transformé en chiffons pour l’industrie automobile, par exemple). Toutefois, les freins techniques et financiers au recyclage sont nombreux. En effet, cela nécessite de séparer les fibres textiles à partir desquelles les vêtements sont confectionnés : autant d’opérations qui sont ou trop onéreuses ou insuffisamment maîtrisées techniquement. C’est ainsi que quantité de vêtements – passés de mode ou présentant un certain état d’usure – rejoignent les circuits mondialisés de la fripe, où ils sont revendus en gros, puis au détail, à moindre coût. Certains d’entre eux encombrent les étals des marchés et les allées des entrepôts durant des mois, des années parfois. Faute d’écoulement des stocks (pour la plupart défectueux) et afin de remédier à cet engorgement, quelques acteurs s’en débarrassent, en les déposant sauvagement en lisière de rivières, en bord de mer ou au cœur de déserts. De façon à camoufler ces pratiques de (re)jet alimentant des montagnes de déchets (que des photographies ont visibilisé), les vêtements sont parfois brûlés ; leur combustion émet des gaz polluants produisant des effets de contamination des sols, des écosystèmes et des corps chez les populations voisines. Cette réalité témoigne d’un effet pervers de l’économie mondialisée du vêtement usagé qui, sous prétexte de re-commercialisation, éloigne les vêtements indésirables et externalise leur gestion à des acteurs des pays des Suds, selon des relations de subordination, qui rejouent des inégalités socio-spatiales dans le traitement des matières détritiques. Vous montrez que l’engouement récent pour le vintage et le développement des plateformes de revente réduisent l’offre de vêtements ou dégradent leur qualité pour les associations, réduisant au passage le rendement du travail des bénévoles. Pourriez-vous en dire un mot ? L’un des enjeux de ce livre est d’éclairer en quoi l’arrivée des plateformes numériques vient bouleverser certains segments de la filière mondialisée de la fripe. Autrement dit, il s’agit de montrer comment les pratiques d’achat-vente sur les applications impactent et fragilisent les activités solidaires de collecte et, in fine , le commerce libanais auquel je me suis intéressée de plus près au fil de cette enquête ethnographique. À cet égard, il est important de préciser que la quantité de vêtements collectés et triés par les acteurs associatifs de la filière ne baisse pas nécessairement ; c’est bien leur qualité qui, en revanche, chute considérablement. Ce phénomène est le résultat d’une double dynamique : la baisse de qualité de la production textile d’une mode jetable et à bas coûts, d’une part, et la concurrence de l’économie de plateforme, d’autre part. Ainsi, il ne me semble pas adapté de parler d’une quelconque « réduction du rendement » du travail bénévole, bien au contraire ! Les bénévoles qui s’engagent dans de telles activités assurent la prise en charge de quantité de textile, souvent très usagé. Dans certains cas, leurs activités solidaires relèvent davantage d’un travail de gestion de déchets que de réemploi de dons vestimentaires, ce qui peut avoir pour effet d’alimenter une dévalorisation symbolique de l’engagement bénévole.
Texte intégral (1897 mots)

Le recyclage ou plutôt le réusage des vêtements usagés a gagné pour nous en visibilité avec la multiplication des plateformes et des boutiques dédiées. Il a aussi son envers, comme l'illustre magistralement la jeune anthropologue Emmanuelle Durand, dans L'Envers des fripes (Premier Parallèle, 2024), tiré de sa thèse à l'EHESS et particulièrement bien écrit, où l'on décrouvre que l'industrie textile, l'une des premières entrées dans la mondialisation, se double d'une industrie du vêtement usagé, tout aussi mondialisée et ce depuis aussi longtemps, et qui répercute les évolutions que connait la première.

 

Nonfiction : La production de masse alimente la vente de vêtements de seconde main, dont une petite partie est écoulée dans les pays développés, tandis que l’essentiel est revendu dans les pays de l’Est et du Sud. Vous avez choisi de remonter la filière en partant du Liban, des magasins de fripes de Beyrouth aux entrepôts de Tripoli, en vous intéressant aux acteurs et à leur histoire, jusqu’aux grossistes de la banlieue de Bruxelles (mais qui aurait pu aussi être celle de Hambourg), où ils s’approvisionnent, et que l’on découvre, dans le livre, en train de délocaliser leurs activités à Dubaï. Pourriez-vous rappeler les conditions socio-historiques qui ont permis à la filière « libanaise » que vous étudiez de s’organiser ainsi ?

Emmanuelle Durand : Avant toute chose, il me semble important de rappeler que la dimension globalisée des circulations marchandes de vêtements usagés est très ancienne historiquement. En effet, dès le XIXe siècle, le Carreau du Temple à Paris – qui constitue alors un lieu emblématique de ce commerce – exporte à l’international des textiles d’occasion.

L’exportation de ces matérialités singulières (entre objet jeté ou donné, déchet et marchandise en devenir) s’amplifie au fil du XXe siècle et de son contexte colonial marqué par une série de troubles géopolitiques. Au lendemain des deux conflits mondiaux, le geste caritatif du « don vestimentaire » apparaît et les empires coloniaux organisent, par « bienfaisance », l’exportation de ces quantités de vêtements vers leurs territoires coloniaux. C’est ainsi qu’au Liban, sous mandat français, la filière commerciale de la fripe s’organise grâce au dynamisme marchand des populations réfugiées – les Arméniens, notamment, à cette époque, puis les Palestiniens et les Syriens. Ce détour temporel permet d’éclairer la profondeur historique de l’ancrage des populations en exil au sein de cette activité commerciale localement peu valorisée, voire dévalorisante.

Entre le moment où le vêtement est jeté – par un geste d’abandon ou une pratique de don – et celui où il est re-commercialisé, il existe toute une chaîne de production qui consiste à ré-attribuer de la valeur à la matérialité détritique de façon à la rendre à nouveau désirable, et donc commercialisable. Au fil de ces multiples étapes, le vêtement, compacté en balles de 50 kilos en moyenne, fait l’objet de nombreuses transactions marchandes qui, toutes, se réalisent à l’aveugle : à l'exception de la catégorie (niveau de qualité) et du type de marchandises (hommes, femmes, enfants ; robes ou tee-shirts), l’acheteur ne sait pas de façon précise de quoi est composée la balle achetée.

Une telle organisation économique suppose donc que les acteurs de la filière identifient des intermédiaires fiables et des « bons plans », de façon à limiter les risques de mauvaises affaires. Pour contrer cette incertitude, le secteur de la fripe s’organise donc selon des relations de confiance et repose sur des régimes familiaux et/ou communautaires qui dessinent une filière syro-libanaise, de Beyrouth à Bruxelles en passant par Tripoli et Dubaï.

La faible valeur de la marchandise implique que seuls des coûts très bas permettent à la filière de prospérer, et les conditions de travail des employés, dont l’activité consiste surtout dans des opérations de tri, de conditionnement et de manutention, sont assez épouvantables. Pourriez-vous en dire un mot ?

Ce n’est pas tout à fait cette relation de causalité qui alimente les conditions de travail problématiques que j’ai pu observer sur le terrain, notamment au sein des différents entrepôts d’import-export de vêtements d’occasion. Comme évoqué précédemment, bien que l’objet (le vêtement) soit « déjà-là », il nécessite toute une série d’opérations manuelles de revalorisation pour être transformé (et donc produit) en marchandise à nouveau convoitée, désirable et donc re-commercialisable : le tri, le conditionnement, le transport, la manutention, la réparation, parfois. Si elles s’avèrent souvent ingrates et pénibles (les vêtements sont parfois souillés), ces activités multiples sont extrêmement coûteuses en main-d'œuvre dans la mesure où elles sont difficilement automatisables (à noter qu’il existe de timides et limitées tentatives de tri par infrarouge) : elles nécessitent les compétences techniques et les gestes manuels de femmes et d’hommes qui portent, soulèvent, touchent, sentent, lisent l’étiquette et ainsi opèrent le tri, la catégorisation, l’organisation de la circulation et la re-valorisation du textile usagé.

On observe ainsi que dans une recherche de profits, les grossistes tendent à réduire leurs coûts de production en jouant sur la rémunération de la main-d'œuvre. Cette logique se traduit par une délocalisation des opérations de production – notamment du tri – vers des pays et/ou des espaces à la réglementation avantageuse (les zones franches) où ils peuvent recourir à une force de travail à bas coûts.

En amont, la collecte est assumée par des associations de quartier, comme celle au cœur de Paris dont vous décrivez le fonctionnement, ou par des entités de plus grande taille, comme Le Relais, qui appartient à l’économie sociale et solidaire, mais également des groupes privés, qui collectent les vêtements dans des conteneurs, recyclent éventuellement la partie qui peut l’être, revendent le reste à des grossistes et en détruisent sans doute une partie. Cette étape est toutefois peu étudiée dans le livre : comment s'organise-t-elle ?

Concernant les activités de collecte de vêtements usagés, il existe en effet une diversité d’acteurs au sein de la filière (de l’association de quartier à l’entrepreneur privé, en passant par l’antenne locale d’associations nationales et l’ONG). À cette étape, chacun opère à sa manière : bennes, points d’apport volontaire, dons en mains propres ou encore campagnes de collecte.

Certains de ces acteurs réalisent un premier travail de tri (l’écrémage), afin de mettre de côté le textile pouvant alimenter leurs activités (revente et/ou don). Les vêtements surnuméraires ne correspondant pas aux critères de sélection sont relégués à d’autres acteurs de la filière chargés de poursuivre leur prise en charge. Entre leurs mains, les opérations de tri et de catégorisation se poursuivent, ainsi qu’évoqué plus tôt. Le textile trop abîmé (délavé, troué, tâché ou encore élimé) ne pouvant faire l’objet d’une revente est écarté des circuits de commercialisation, pour être recyclé (notamment les vêtements en cotons) ou réemployé à d’autres fins (transformé en chiffons pour l’industrie automobile, par exemple).

Toutefois, les freins techniques et financiers au recyclage sont nombreux. En effet, cela nécessite de séparer les fibres textiles à partir desquelles les vêtements sont confectionnés : autant d’opérations qui sont ou trop onéreuses ou insuffisamment maîtrisées techniquement. C’est ainsi que quantité de vêtements – passés de mode ou présentant un certain état d’usure – rejoignent les circuits mondialisés de la fripe, où ils sont revendus en gros, puis au détail, à moindre coût.

Certains d’entre eux encombrent les étals des marchés et les allées des entrepôts durant des mois, des années parfois. Faute d’écoulement des stocks (pour la plupart défectueux) et afin de remédier à cet engorgement, quelques acteurs s’en débarrassent, en les déposant sauvagement en lisière de rivières, en bord de mer ou au cœur de déserts. De façon à camoufler ces pratiques de (re)jet alimentant des montagnes de déchets (que des photographies ont visibilisé), les vêtements sont parfois brûlés ; leur combustion émet des gaz polluants produisant des effets de contamination des sols, des écosystèmes et des corps chez les populations voisines.

Cette réalité témoigne d’un effet pervers de l’économie mondialisée du vêtement usagé qui, sous prétexte de re-commercialisation, éloigne les vêtements indésirables et externalise leur gestion à des acteurs des pays des Suds, selon des relations de subordination, qui rejouent des inégalités socio-spatiales dans le traitement des matières détritiques.

Vous montrez que l’engouement récent pour le vintage et le développement des plateformes de revente réduisent l’offre de vêtements ou dégradent leur qualité pour les associations, réduisant au passage le rendement du travail des bénévoles. Pourriez-vous en dire un mot ?

L’un des enjeux de ce livre est d’éclairer en quoi l’arrivée des plateformes numériques vient bouleverser certains segments de la filière mondialisée de la fripe. Autrement dit, il s’agit de montrer comment les pratiques d’achat-vente sur les applications impactent et fragilisent les activités solidaires de collecte et, in fine, le commerce libanais auquel je me suis intéressée de plus près au fil de cette enquête ethnographique.

À cet égard, il est important de préciser que la quantité de vêtements collectés et triés par les acteurs associatifs de la filière ne baisse pas nécessairement ; c’est bien leur qualité qui, en revanche, chute considérablement. Ce phénomène est le résultat d’une double dynamique : la baisse de qualité de la production textile d’une mode jetable et à bas coûts, d’une part, et la concurrence de l’économie de plateforme, d’autre part. Ainsi, il ne me semble pas adapté de parler d’une quelconque « réduction du rendement » du travail bénévole, bien au contraire ! Les bénévoles qui s’engagent dans de telles activités assurent la prise en charge de quantité de textile, souvent très usagé. Dans certains cas, leurs activités solidaires relèvent davantage d’un travail de gestion de déchets que de réemploi de dons vestimentaires, ce qui peut avoir pour effet d’alimenter une dévalorisation symbolique de l’engagement bénévole.

30.05.2024 à 10:00

Le djihad à travers les siècles

Souvent traduit par « guerre sainte » et galvaudé, le terme de djihad relève d’une logique bien différente. Pour saisir toute sa richesse, il importe à la fois de plonger dans les textes sacrés et de saisir les contextes historiques dans lesquels ce mot n’a cessé d’être déformé, fantasmé et caricaturé. C’est sur cette pluralité d’interprétations et de réinterprétations que revient l’historien Olivier Hanne dans son dernier ouvrage. Le programme d’HGGSP réserve toute une partie du programme à la guerre selon al-Qaïda et Daech. Comprendre la notion de djihad permet de mieux appréhender leur perception de la guerre et certains usages idéologiques de ce principe.   Nonfiction.fr : Vous consacrez un livre à l’histoire du djihad et expliquez que les attentats menés depuis les années 1990 par al-Qaïda, puis Daech, ont renforcé une mauvaise interprétation, puis une confusion entre djihad et djihadisme. Quelles définitions retenez-vous pour chacun de ces termes ? Olivier Hanne : La première théorie du djihad prend forme dans le contexte instable de la fin des califes Omeyyades et de l’apogée des Abbassides, globalement au début du IX e siècle. À cette époque, les lettrés de la cour de Bagdad élaborent une doctrine juridico-théologique autour de la guerre qui laisse percevoir deux tendances : à l’échelle de l’individu, le djihad est une ascèse militaire et militante sur les pas du Prophète Mohammed, qui vise le salut personnel par le martyre à la guerre ; à l’échelle collective, il est un devoir de la communauté musulmane de défendre l’islam, tout en étant encadré par le pouvoir califal. Dans un cas, le djihad est purement religieux et constitue une fin en soi ; dans l’autre, il est essentiellement politique et s’avère un outil impérial. La première perception a donné naissance à des sens symboliques et spirituels (« djihad du cœur », c’est-à-dire la lutte contre son péché intérieur, ou « djihad de la parole », c’est-à-dire la prédication) et la seconde à une approche islamique de la guerre juste (« faire le djihad » devient l’équivalent de la légitime défense). Le djihadisme, en revanche, est la reformulation idéologique au XX e siècle des théories anciennes du djihad au profit de combats contemporains dont les racines sont autant politiques que religieuses. Le passage du djihad au djihadisme correspond à la fois à une bascule dans les termes et dans les réalités politiques vécues par les populations à l’époque contemporaine. Le facteur symbolique est la fin officielle du califat en 1924, qui remet en question les fondamentaux du droit classique. Bien que manipulée, cette doctrine restait en effet une référence incontournable. Or, l’absence de califat – même fantoche – et l’hégémonie européenne imposent de repenser tout l’univers politico-religieux auxquels les oulémas et les intellectuels musulmans se rattachaient encore avant la guerre 14-18. Ce n’était plus désormais l’institution multiséculaire du califat qui y recourait au nom de l’État impérial, mais des groupes d’opposition politiques – notamment islamistes – agissant pour la renaissance d’un islam mythifié, conçu à la fois comme une religion, un système de civilisation et une domination temporelle. L’enjeu était bien la prise de contrôle de l’État, plus que le rayonnement de la foi. L’écriture du Coran dans la péninsule Arabique s’inscrit dans un climat aux riches héritages culturels et religieux, que vous retracez avec beaucoup de justesse. Dès le XII e siècle av. J.-C., les hommes y justifient la violence par un devoir religieux. Comment ces courants influencent-ils Mohammed et les guerres qui se déroulent dans cette région aux VI e et VII e siècles ? L’univers oriental de l’Antiquité tardive avait parfaitement intégré le fait de la guerre dans ses conceptions religieuses. Plus encore, les empires byzantin et sassanide s’étaient affrontés avec une rare brutalité qu’ils avaient habillée de sacralité et d’appels au martyre. L’islam surgit donc dans des cultures habituées à attribuer à Dieu une action dans les combats terrestres et au soldat sacrifié une mort héroïque dans l’au-delà. Certaines sectes juives qu’a pu connaître Mohammed nourrissaient des espoirs apocalyptiques. À l’inverse, les coutumes militaires des tribus appelées à se convertir durant la prédication du Prophète semblent bien en-deçà de la violence de ces empires, prêts pour vaincre à s’épuiser jusqu’à la destruction. Dans la steppe, en revanche, on ne se bat que par intermittence, pour l’honneur de son groupe, pour le contrôle de territoires incertains et pour l’appât d’un gain opportuniste. Mais l’idéal des tribus accepte aussi de suspendre certaines règles en cas de trahison, et cela sans qu’on y soupçonne de brutalité illégitime. Le djihad apparaît au sein de ces contradictions historiques. Ce n’est qu’au X e siècle que les califes imposeraient sept lectures canoniques du Coran. Sans même parler de djihad, quelle place occupe la guerre dans le Coran et comment y est pensée la violence armée ? La guerre et la violence sont souvent évoquées par le Coran, soit pour rappeler qu’il s’agit d’une réalité inévitable de la vie humaine, soit pour faire référence à des étapes de la vie de Mohammed, soit encore pour encourager ceux qui la font contre leurs ennemis, et notamment contre les infidèles hostiles à Dieu et à la prédication prophétique. Le Coran ne se distingue pas en cela de la Bible. Une analyse statistique des contenus violents ou guerriers dans les deux livres montre que le Coran n’est pas plus porté à ce type de registre, lequel constitue 2,1 % du texte coranique, contre 5,3 % pour l’Ancien Testament. En outre, ce que le Coran autorise comme forme de violence ne paraît pas différent des textes bibliques. La source serait même plus en retrait que certains passages des livres de Josué ou des Rois, et surtout que les justifications byzantines à la guerre bénie par le Christ. Le Coran ne dessine ni théorie de la guerre, ni dispositif opérationnel et encore moins de conceptualisation du djihad, terme quasiment absent du texte au profit de celui de qitāl (combat, meurtre). Il existe toutefois quelques règles minimales, notamment de non-agression unilatérale, et la place du croyant paraît se situer entre la victime qui se défend légitimement et le fidèle engagé qui, adoptant librement un comportement vertueux pour Dieu, s’élance de toute sa personne, dépense sa richesse et prend tous les risques, lesquels peuvent être mortels. Mais, in fine , la victoire comme la défaite reviennent à Dieu, qui a toujours le dernier mot. Le sens premier du djihad dans le Coran est : « fournir un effort vers un but déterminé, travailler avec assiduité, zèle ou fermeté » 1 . Mais par sa racine, le terme est l’objet de lectures plurielles. Dans tous les cas, ce qu’il autorise comme violence est conforme aux pratiques de cette époque. Le lecteur du Coran peut-il vraiment y comprendre le sens du mot djihad ? Sur les 35 versets où la racine du mot apparaît, 22 occurrences s’appliquent à un effort d’ordre général, 10 à la guerre et 3 ont une tonalité spirituelle ou morale. Le mot est généralement exprimé sous forme verbale (s’efforcer, s’engager) plutôt que par un substantif (l’effort, et donc « le » djihad). C’est dire l’extrême rareté dans le livre de ce terme tel que l’on croit le comprendre généralement. Tout lecteur est contraint d’utiliser une grille d’interprétation, car le texte coranique – sur cette question comme sur beaucoup d’autres – n’est nullement explicite par lui-même. Citer à la suite les versets belliqueux sans compréhension de leur contexte historique et littéraire revient à en sacraliser la valeur absolue. Chaque phrase, même prise isolément, serait alors révélatrice de la volonté divine sur l’homme. L’organisation terroriste Daech ne fonctionnait pas autrement en Syrie et en Irak pour justifier ses crimes. Par exemple, le passage suivant semble un appel militaire explicite (S. 25, 52) : « N’obéis donc pas aux infidèles et lutte contre eux avec lui ( jāhidhum bihi ) d’une grande lutte ( jihādān kabīran ) ». La racine du mot se trouve ici à la fois sous forme d’un verbe (s’efforcer, lutter) et d’une locution adverbiale (avec effort, par une lutte), lesquels ne sont pas explicitement militaires, pas plus que le contexte de la sourate. En effet, celle-ci défend l’apostolat de Mohammed à destination des infidèles, leur rappelant à la fois la perspective du Jugement dernier et de la miséricorde divine. Ces versets sont inscrits dans une séquence (versets 45-54) qui illustre la bienfaisance de Dieu. En outre, la préposition bihi (avec ceci, avec lui) n’ayant pas de complément, les interprètes – musulmans ou non – l’ont généralement associée au Coran ou à la prédication prophétique, invalidant ainsi une lutte mortelle derrière la racine j-h-d. Grâce aux travaux de l’orientaliste Régis Blachère, on peut montrer que 30 des 35 occurrences des termes issus de la racine – notamment celles à valeur militante – se situent dans des sourates datées de l’époque médinoise, ce qui signifie que les légitimations religieuses de la guerre sont liées à des luttes contextualisées contre des ennemis du Prophète, et non à la prédication ou à la définition du monothéisme islamique. Comment Mohammed pense-t-il et pratique-t-il la guerre ? Son expérience plus globale participe-t-elle à la définition du djihad ? Le récit des expéditions militaires menées par Mohammed a été mis en place au début du IX e siècle par des scribes qui travaillaient dans l’entourage califal. Or, ces sources tardives, qui justifient les combats du Prophète par des versets coraniques et des hadith (des paroles de Mohammed), dessinent de lui un portrait combattant relativement cohérent. L’acceptation de la guerre est, dans un premier temps, liée à des conditions circonstanciées : son émigration à Médine, la pauvreté de ses compagnons, la vindicte des Mecquois. Après 623, le Prophète est autorisé par Dieu à user des armes malgré les tabous traditionnels. Avec la bataille de Badr en 624, le combat « dans le sentier de Dieu » prend des allures impératives et Dieu lui-même participe à l’affrontement, offrant le Paradis aux morts martyrs. Dès lors se produit une sacralisation du phénomène guerrier, laquelle est aussi le produit d’une relecture califale. L’ennemi est généralement l’infidèle mecquois, c’est-à-dire le païen, mais aussi le musulman hypocrite, mal converti, peu convaincu, ce qui rappelle les violentes querelles internes dans le christianisme byzantin. Si l’on peut associer à Mohammed la naissance du djihad, du moins à travers ces sources spécifiques, le Prophète n’a cessé d’alterner entre le respect des coutumes anciennes (négociations, rachat des captifs, vaincus épargnés, vengeance tribale, Talion) et une nouvelle manière d’envisager la guerre comme un engagement total pour Dieu (qui est le sens même de djihad), lequel peut aller jusqu’à tuer l’ennemi. Une doctrine se forge au IX e siècle selon laquelle le djihad, tout en permettant l’extension de l’islam, laisse une place aux populations chrétiennes et juives. À ce moment-là, quelles violences sont acceptées ? et contre quels acteurs doivent-elles être tournées ? Entre le IX e et le XV e siècle, le djihad ne cessa d’être repensé et débattu en fonction du contexte. À chaque perception d’une menace – extérieure ou intérieure – contre l’ordre impérial répondait une inflexion de la théorie. Ainsi, l’homicide entre musulmans est clairement prohibé, faute si grave qu’elle est assimilée à de l’infidélité et du polythéisme. Il y a un « sang sacré », intouchable ( ḥarām ), sous peine d’avoir à payer le « prix du sang », c’est-à-dire le Talion, et un autre qui serait un « sang licite », non protégé par l’islam. Chrétiens et Juifs sont protégés, à moins qu’ils s’arment contre les musulmans. Les polythéistes et les suppôts du diable ont un sang licite. Mais la frontière du djihad traverse l’islam en son sein : les apostats, les hérétiques et les rebelles sont ainsi des ennemis désignés et leur sang est licite. Le djihad impérial n’est nullement monolithique. Dans une perspective plus actuelle, vous montrez que les interprétations du djihad par al-Qaïda et Daech sont à replacer dans un contexte particulier, caractérisé notamment par les ingérences étrangères. Dans tous les cas, la perception occidentale du djihad est toujours négative. Comment expliquez-vous cette image biaisée ? Le djihad devient le djihadisme par atrophie de sa polysémie, réduite à sa dimension militante, banalisant le recours à la violence et à la déshumanisation de l’ennemi, rejeté hors du vieux cadre légal protecteur. Or, cet ennemi contemporain est toujours lié à des humiliations provoquées ou approuvées par l’Occident : colonisation, exploitation, autoritarisme, naissance d’Israël, évènements qui entrent en contradiction avec les valeurs promues par cet Occident que même les courants islamistes réclament : liberté des peuples, droits humains, parlementarisme, patriotisme. Le djihadisme est le produit de contextes déprimés, où les solutions nationalistes ayant échoué, la paupérisation gagnant des sociétés aux sous-sols souvent riches, les individus envisagent de participer à des mobilisations armées. On s’explique ainsi pourquoi la perception occidentale du djihad est toujours négative, malgré la multiplicité des sens du mot. Tout musulman qui viendrait à en présenter une approche non-guerrière se verrait taxer de dissimulation ou de sympathie cachée pour les islamistes. Or, au Moyen Âge, l’islam n’est pas décrit comme particulièrement violent par les auteurs latins, sans doute parce qu’ils savent que les croisés ne sont pas en reste dans la manifestation de la brutalité. L’image d’une religion violente en raison du djihad se généralise en Europe avec l’époque moderne, à cause notamment de la dichotomie accrue entre le séculier et le spirituel, entre le rationnel et l’irrationnel. Toutes les sociétés et religions ne vivant pas les mêmes processus de séparation sont dès lors considérées comme archaïques et violentes. Il faudrait donc les libérer de la norme islamique pour les rendre moins brutales. Les crises au Moyen-Orient ont continué d’enraciner chez les Occidentaux cette image. Tout acte violent commis par un musulman est attribué à son identité religieuse, dont il ne serait pas encore débarrassé. Il faudrait donc démilitariser l’islam, quitte à employer pour cela une force armée, évidemment légitime, ainsi le Regime Change en Afghanistan et en Irak. Notes : 1 - p. 47
Texte intégral (2693 mots)

Souvent traduit par « guerre sainte » et galvaudé, le terme de djihad relève d’une logique bien différente. Pour saisir toute sa richesse, il importe à la fois de plonger dans les textes sacrés et de saisir les contextes historiques dans lesquels ce mot n’a cessé d’être déformé, fantasmé et caricaturé. C’est sur cette pluralité d’interprétations et de réinterprétations que revient l’historien Olivier Hanne dans son dernier ouvrage.

Le programme d’HGGSP réserve toute une partie du programme à la guerre selon al-Qaïda et Daech. Comprendre la notion de djihad permet de mieux appréhender leur perception de la guerre et certains usages idéologiques de ce principe.

 

Nonfiction.fr : Vous consacrez un livre à l’histoire du djihad et expliquez que les attentats menés depuis les années 1990 par al-Qaïda, puis Daech, ont renforcé une mauvaise interprétation, puis une confusion entre djihad et djihadisme. Quelles définitions retenez-vous pour chacun de ces termes ?

Olivier Hanne : La première théorie du djihad prend forme dans le contexte instable de la fin des califes Omeyyades et de l’apogée des Abbassides, globalement au début du IXe siècle. À cette époque, les lettrés de la cour de Bagdad élaborent une doctrine juridico-théologique autour de la guerre qui laisse percevoir deux tendances : à l’échelle de l’individu, le djihad est une ascèse militaire et militante sur les pas du Prophète Mohammed, qui vise le salut personnel par le martyre à la guerre ; à l’échelle collective, il est un devoir de la communauté musulmane de défendre l’islam, tout en étant encadré par le pouvoir califal. Dans un cas, le djihad est purement religieux et constitue une fin en soi ; dans l’autre, il est essentiellement politique et s’avère un outil impérial. La première perception a donné naissance à des sens symboliques et spirituels (« djihad du cœur », c’est-à-dire la lutte contre son péché intérieur, ou « djihad de la parole », c’est-à-dire la prédication) et la seconde à une approche islamique de la guerre juste (« faire le djihad » devient l’équivalent de la légitime défense).

Le djihadisme, en revanche, est la reformulation idéologique au XXe siècle des théories anciennes du djihad au profit de combats contemporains dont les racines sont autant politiques que religieuses. Le passage du djihad au djihadisme correspond à la fois à une bascule dans les termes et dans les réalités politiques vécues par les populations à l’époque contemporaine. Le facteur symbolique est la fin officielle du califat en 1924, qui remet en question les fondamentaux du droit classique. Bien que manipulée, cette doctrine restait en effet une référence incontournable. Or, l’absence de califat – même fantoche – et l’hégémonie européenne imposent de repenser tout l’univers politico-religieux auxquels les oulémas et les intellectuels musulmans se rattachaient encore avant la guerre 14-18.

Ce n’était plus désormais l’institution multiséculaire du califat qui y recourait au nom de l’État impérial, mais des groupes d’opposition politiques – notamment islamistes – agissant pour la renaissance d’un islam mythifié, conçu à la fois comme une religion, un système de civilisation et une domination temporelle. L’enjeu était bien la prise de contrôle de l’État, plus que le rayonnement de la foi.

L’écriture du Coran dans la péninsule Arabique s’inscrit dans un climat aux riches héritages culturels et religieux, que vous retracez avec beaucoup de justesse. Dès le XIIe siècle av. J.-C., les hommes y justifient la violence par un devoir religieux. Comment ces courants influencent-ils Mohammed et les guerres qui se déroulent dans cette région aux VIe et VIIe siècles ?

L’univers oriental de l’Antiquité tardive avait parfaitement intégré le fait de la guerre dans ses conceptions religieuses. Plus encore, les empires byzantin et sassanide s’étaient affrontés avec une rare brutalité qu’ils avaient habillée de sacralité et d’appels au martyre. L’islam surgit donc dans des cultures habituées à attribuer à Dieu une action dans les combats terrestres et au soldat sacrifié une mort héroïque dans l’au-delà. Certaines sectes juives qu’a pu connaître Mohammed nourrissaient des espoirs apocalyptiques.

À l’inverse, les coutumes militaires des tribus appelées à se convertir durant la prédication du Prophète semblent bien en-deçà de la violence de ces empires, prêts pour vaincre à s’épuiser jusqu’à la destruction. Dans la steppe, en revanche, on ne se bat que par intermittence, pour l’honneur de son groupe, pour le contrôle de territoires incertains et pour l’appât d’un gain opportuniste. Mais l’idéal des tribus accepte aussi de suspendre certaines règles en cas de trahison, et cela sans qu’on y soupçonne de brutalité illégitime. Le djihad apparaît au sein de ces contradictions historiques.

Ce n’est qu’au Xe siècle que les califes imposeraient sept lectures canoniques du Coran. Sans même parler de djihad, quelle place occupe la guerre dans le Coran et comment y est pensée la violence armée ?

La guerre et la violence sont souvent évoquées par le Coran, soit pour rappeler qu’il s’agit d’une réalité inévitable de la vie humaine, soit pour faire référence à des étapes de la vie de Mohammed, soit encore pour encourager ceux qui la font contre leurs ennemis, et notamment contre les infidèles hostiles à Dieu et à la prédication prophétique. Le Coran ne se distingue pas en cela de la Bible. Une analyse statistique des contenus violents ou guerriers dans les deux livres montre que le Coran n’est pas plus porté à ce type de registre, lequel constitue 2,1 % du texte coranique, contre 5,3 % pour l’Ancien Testament.

En outre, ce que le Coran autorise comme forme de violence ne paraît pas différent des textes bibliques. La source serait même plus en retrait que certains passages des livres de Josué ou des Rois, et surtout que les justifications byzantines à la guerre bénie par le Christ.

Le Coran ne dessine ni théorie de la guerre, ni dispositif opérationnel et encore moins de conceptualisation du djihad, terme quasiment absent du texte au profit de celui de qitāl (combat, meurtre). Il existe toutefois quelques règles minimales, notamment de non-agression unilatérale, et la place du croyant paraît se situer entre la victime qui se défend légitimement et le fidèle engagé qui, adoptant librement un comportement vertueux pour Dieu, s’élance de toute sa personne, dépense sa richesse et prend tous les risques, lesquels peuvent être mortels. Mais, in fine, la victoire comme la défaite reviennent à Dieu, qui a toujours le dernier mot.

Le sens premier du djihad dans le Coran est : « fournir un effort vers un but déterminé, travailler avec assiduité, zèle ou fermeté »1. Mais par sa racine, le terme est l’objet de lectures plurielles. Dans tous les cas, ce qu’il autorise comme violence est conforme aux pratiques de cette époque. Le lecteur du Coran peut-il vraiment y comprendre le sens du mot djihad ?

Sur les 35 versets où la racine du mot apparaît, 22 occurrences s’appliquent à un effort d’ordre général, 10 à la guerre et 3 ont une tonalité spirituelle ou morale. Le mot est généralement exprimé sous forme verbale (s’efforcer, s’engager) plutôt que par un substantif (l’effort, et donc « le » djihad). C’est dire l’extrême rareté dans le livre de ce terme tel que l’on croit le comprendre généralement.

Tout lecteur est contraint d’utiliser une grille d’interprétation, car le texte coranique – sur cette question comme sur beaucoup d’autres – n’est nullement explicite par lui-même. Citer à la suite les versets belliqueux sans compréhension de leur contexte historique et littéraire revient à en sacraliser la valeur absolue. Chaque phrase, même prise isolément, serait alors révélatrice de la volonté divine sur l’homme. L’organisation terroriste Daech ne fonctionnait pas autrement en Syrie et en Irak pour justifier ses crimes.

Par exemple, le passage suivant semble un appel militaire explicite (S. 25, 52) : « N’obéis donc pas aux infidèles et lutte contre eux avec lui (jāhidhum bihi) d’une grande lutte (jihādān kabīran) ». La racine du mot se trouve ici à la fois sous forme d’un verbe (s’efforcer, lutter) et d’une locution adverbiale (avec effort, par une lutte), lesquels ne sont pas explicitement militaires, pas plus que le contexte de la sourate. En effet, celle-ci défend l’apostolat de Mohammed à destination des infidèles, leur rappelant à la fois la perspective du Jugement dernier et de la miséricorde divine. Ces versets sont inscrits dans une séquence (versets 45-54) qui illustre la bienfaisance de Dieu. En outre, la préposition bihi (avec ceci, avec lui) n’ayant pas de complément, les interprètes – musulmans ou non – l’ont généralement associée au Coran ou à la prédication prophétique, invalidant ainsi une lutte mortelle derrière la racine j-h-d.

Grâce aux travaux de l’orientaliste Régis Blachère, on peut montrer que 30 des 35 occurrences des termes issus de la racine – notamment celles à valeur militante – se situent dans des sourates datées de l’époque médinoise, ce qui signifie que les légitimations religieuses de la guerre sont liées à des luttes contextualisées contre des ennemis du Prophète, et non à la prédication ou à la définition du monothéisme islamique.

Comment Mohammed pense-t-il et pratique-t-il la guerre ? Son expérience plus globale participe-t-elle à la définition du djihad ?

Le récit des expéditions militaires menées par Mohammed a été mis en place au début du IXe siècle par des scribes qui travaillaient dans l’entourage califal. Or, ces sources tardives, qui justifient les combats du Prophète par des versets coraniques et des hadith (des paroles de Mohammed), dessinent de lui un portrait combattant relativement cohérent. L’acceptation de la guerre est, dans un premier temps, liée à des conditions circonstanciées : son émigration à Médine, la pauvreté de ses compagnons, la vindicte des Mecquois. Après 623, le Prophète est autorisé par Dieu à user des armes malgré les tabous traditionnels. Avec la bataille de Badr en 624, le combat « dans le sentier de Dieu » prend des allures impératives et Dieu lui-même participe à l’affrontement, offrant le Paradis aux morts martyrs. Dès lors se produit une sacralisation du phénomène guerrier, laquelle est aussi le produit d’une relecture califale. L’ennemi est généralement l’infidèle mecquois, c’est-à-dire le païen, mais aussi le musulman hypocrite, mal converti, peu convaincu, ce qui rappelle les violentes querelles internes dans le christianisme byzantin.

Si l’on peut associer à Mohammed la naissance du djihad, du moins à travers ces sources spécifiques, le Prophète n’a cessé d’alterner entre le respect des coutumes anciennes (négociations, rachat des captifs, vaincus épargnés, vengeance tribale, Talion) et une nouvelle manière d’envisager la guerre comme un engagement total pour Dieu (qui est le sens même de djihad), lequel peut aller jusqu’à tuer l’ennemi.

Une doctrine se forge au IXe siècle selon laquelle le djihad, tout en permettant l’extension de l’islam, laisse une place aux populations chrétiennes et juives. À ce moment-là, quelles violences sont acceptées ? et contre quels acteurs doivent-elles être tournées ?

Entre le IXe et le XVe siècle, le djihad ne cessa d’être repensé et débattu en fonction du contexte. À chaque perception d’une menace – extérieure ou intérieure – contre l’ordre impérial répondait une inflexion de la théorie. Ainsi, l’homicide entre musulmans est clairement prohibé, faute si grave qu’elle est assimilée à de l’infidélité et du polythéisme. Il y a un « sang sacré », intouchable (ḥarām), sous peine d’avoir à payer le « prix du sang », c’est-à-dire le Talion, et un autre qui serait un « sang licite », non protégé par l’islam. Chrétiens et Juifs sont protégés, à moins qu’ils s’arment contre les musulmans. Les polythéistes et les suppôts du diable ont un sang licite. Mais la frontière du djihad traverse l’islam en son sein : les apostats, les hérétiques et les rebelles sont ainsi des ennemis désignés et leur sang est licite. Le djihad impérial n’est nullement monolithique.

Dans une perspective plus actuelle, vous montrez que les interprétations du djihad par al-Qaïda et Daech sont à replacer dans un contexte particulier, caractérisé notamment par les ingérences étrangères. Dans tous les cas, la perception occidentale du djihad est toujours négative. Comment expliquez-vous cette image biaisée ?

Le djihad devient le djihadisme par atrophie de sa polysémie, réduite à sa dimension militante, banalisant le recours à la violence et à la déshumanisation de l’ennemi, rejeté hors du vieux cadre légal protecteur. Or, cet ennemi contemporain est toujours lié à des humiliations provoquées ou approuvées par l’Occident : colonisation, exploitation, autoritarisme, naissance d’Israël, évènements qui entrent en contradiction avec les valeurs promues par cet Occident que même les courants islamistes réclament : liberté des peuples, droits humains, parlementarisme, patriotisme. Le djihadisme est le produit de contextes déprimés, où les solutions nationalistes ayant échoué, la paupérisation gagnant des sociétés aux sous-sols souvent riches, les individus envisagent de participer à des mobilisations armées.

On s’explique ainsi pourquoi la perception occidentale du djihad est toujours négative, malgré la multiplicité des sens du mot. Tout musulman qui viendrait à en présenter une approche non-guerrière se verrait taxer de dissimulation ou de sympathie cachée pour les islamistes. Or, au Moyen Âge, l’islam n’est pas décrit comme particulièrement violent par les auteurs latins, sans doute parce qu’ils savent que les croisés ne sont pas en reste dans la manifestation de la brutalité.

L’image d’une religion violente en raison du djihad se généralise en Europe avec l’époque moderne, à cause notamment de la dichotomie accrue entre le séculier et le spirituel, entre le rationnel et l’irrationnel. Toutes les sociétés et religions ne vivant pas les mêmes processus de séparation sont dès lors considérées comme archaïques et violentes. Il faudrait donc les libérer de la norme islamique pour les rendre moins brutales. Les crises au Moyen-Orient ont continué d’enraciner chez les Occidentaux cette image. Tout acte violent commis par un musulman est attribué à son identité religieuse, dont il ne serait pas encore débarrassé. Il faudrait donc démilitariser l’islam, quitte à employer pour cela une force armée, évidemment légitime, ainsi le Regime Change en Afghanistan et en Irak.


Notes :
1 - p. 47

28.05.2024 à 20:00

Le commencement du capitalisme : entretien avec Jérôme Baschet

Dans un court ouvrage très réussi intitulé Quand commence le capitalisme ? l'historien Jérôme Baschet a entrepris de répondre à trois questions, fortement liées entre elles, à propos du capitalisme : une question de chronologie, une question portant sur les facteurs ayant favorisé son émergence et une question de définition. Toutes les trois ont reçu jusqu'ici, de la part des historiens, des réponses très divergentes, dont il retrace la teneur, avant de proposer les siennes ou tout au moins de clarifier utilement les termes du débat. Produit d'une transition socio-historique qui lui a permis de dominer le monde, le capitalisme n'est plus en si bonne forme. On peut ainsi se demander s'il ne pourrait pas à son tour disparaître, même si cela pourrait prendre un peu de temps. Cette perspective et les scénarios envisageables d'une sortie du capitalisme étaient déjà évoqués dans les livres précédents de l'auteur. Elle l'incite, dans celui-ci, à se questionner à nouveaux frais sur sa genèse.   Nonfiction : Le capitalisme est apparu assez tardivement, expliquez-vous. De fait, il existe de fortes divergences entre historiens sur ce sujet… Jérôme Baschet : Les divergences quant à la chronologie de la formation du capitalisme sont d’une ampleur surprenante. La conception la plus répandue en situe l’émergence au début de la période dite moderne (XVI e -XVIII e siècles), en lien avec la Renaissance, l’expansion européenne et la colonisation de l’Amérique. Elle a été défendue notamment par Immanuel Wallerstein, dans sa théorisation du système-monde moderne. D’autres historiens voient le capitalisme s’affirmer dès le XII e siècle, avec l’essor du grand commerce médiéval, sous l’impulsion notamment des marchands italiens, voire dès le IX e siècle, lorsque le commerce se développe fortement dans le monde musulman. Jairus Banaji parle alors de capitalisme « commercial ». Certains vont jusqu’à affirmer qu’il existe un système-monde capitaliste depuis cinq millénaires, du fait de l’ampleur des activités commerciales dans les grandes civilisations antiques du Proche-Orient. Inversement, d’autres historiens font valoir la longue persistance des structures féodales et adoptent une chronologie tardive pour l’apparition du capitalisme. C’est le cas avec la thèse du long Moyen Âge, se prolongeant jusqu’au XVIII e siècle, que Jacques Le Goff a défendue avec ardeur jusqu’à la fin de sa vie et que je reprends à mon compte. Bien sûr, on dira qu’un phénomène historique aussi complexe que le capitalisme ne naît pas en un jour, de sorte qu’un certain écart dans les chronologies pourrait traduire la durée étirée de sa mise en place. Mais ici, l’amplitude des désaccords – six siècles, voire cinq millénaires – dépasse cette question et masque une certaine confusion quant à la nature même du capitalisme. Le point le plus évident tient à l’identification entre commerce et capitalisme. Il est manifeste que les auteurs qui adoptent une chronologie haute le font sur cette base : ils observent un important essor des échanges commerciaux, comme aussi du prêt à intérêt, et ils en concluent qu’une forme de capitalisme commence à exister. Dès lors, il n’est pas étonnant que l’on puisse remonter sans cesse plus haut dans le temps, car des pratiques commerciales importantes ont existé dans de nombreuses sociétés depuis l’Antiquité. De fil en aiguille, on finit par rejoindre les thèses du libéralisme, depuis Adam Smith, selon lesquelles la propension à l’échange ferait partie de la nature humaine. Elle existerait depuis la nuit des temps et n’aurait fait que se développer peu à peu en éliminant les obstacles que les sociétés traditionnelles opposaient à son plein épanouissement. Dans une telle logique, résolument continuiste, il n’y a pas véritablement d’enjeu à fixer un moment historique de formation du capitalisme. En effet, cette conception opère une naturalisation du capitalisme, ayant en quelque sorte toujours été déjà là et n’ayant fait qu’affirmer plus visiblement et massivement sa présence. À l’opposée de cette vision, mon approche est résolument discontinuiste. Elle consiste à montrer que le capitalisme, qui est bien davantage que l’essor du commerce ou des activités monétaires, introduit une rupture majeure dans l’histoire humaine. Le moment crucial de sa formation implique un basculement brutal, qui peut être situé dans la période 1760-1830, notamment avec l’essor de l’industrialisation, l’émergence de l’économie comme sphère répondant à sa propre logique et le changement de rapport de force entre l’Europe et les grandes civilisations asiatiques. Si d’aucuns datent son commencement de la première phase d’expansion coloniale de l'Europe, pour vous il ne démarre véritablement qu’à partir de la deuxième phase de celle-ci, qui correspond à la conquête et la colonisation de l’Inde par la Grande-Bretagne. Pourriez-vous expliquer ce point ? En effet, dans la vision que je défends, l’essor du capitalisme est découplé de la première phase de l’expansion coloniale européenne. Loin de moi l’intention de minorer l’importance de la colonisation américaine par les Espagnols et les Portugais (habitant au Mexique depuis 25 ans, je m’y intéresse de près). L’emprise exercée à distance sur un continent presque entier pendant trois siècles est un phénomène inédit mais, selon mon analyse, il ne répond pas initialement à des logiques capitalistes et ses effets sur la trajectoire européenne se font sentir en grande partie avec un certain retard. En tout état de cause, la colonisation de l’Amérique n’a pas suffi à créer un monde euro-centré, c’est-à-dire entièrement dominé par les puissances européennes. Sur ce point, la démonstration de Kenneth Pomeranz constitue un apport décisif : vers 1750 encore, la Chine et l’Europe connaissent des formes d’essor largement comparables. Il n’y a pas encore d’avantage décisif au bénéfice de la seconde et la Chine, comme l’Inde, reste hors de portée de la volonté de domination européenne. Le basculement n’intervient que dans la seconde moitié du XVIII e siècle. Il s’amorce en 1757, avec la conquête du Bengale par la Grande-Bretagne, d’où découlera bientôt la colonisation de l’ensemble du sous-continent indien et la subordination de l’Empire chinois, la mainmise sur les matières premières de l’Inde et la désindustrialisation de ce pays, condition de l’essor de l’industrie textile britannique. C’est seulement alors que se mettent en place deux phénomènes aussi inédits qu’étroitement corrélés : la formation du capitalisme et la constitution d’un monde entièrement euro-centré. De toute évidence, le capitalisme est né en Europe et il a partie lié avec la domination exercée depuis deux siècles et demi par l’Occident sur l’ensemble du globe (une domination qui est aujourd’hui en passe de se défaire). Mais doit-on considérer que ces affirmations contreviennent au désir légitime de débarrasser l’histoire de ses biais euro-centriques ? Il va de soi qu’il faut « provincialiser l’Europe », selon l’expression de Dipesh Chakrabarty : il s’agit de renoncer à considérer que les puissances occidentales se situeraient à l’avant-garde de l’avancée du progrès, tandis que les autres régions du monde, adoptant la modernité avec retard et de façon toujours défaillante, seraient vouées à ne constituer que des passés subalternes. Mais la critique des biais eurocentriques s’égare lorsqu’elle se refuse à reconnaître que le capitalisme est né en Europe ou récuse toute singularité dans la trajectoire européenne, comme le fait Jack Goody. Cela revient à nier l’un des phénomènes les plus massifs de l’histoire mondiale depuis deux siècles et demi. Au contraire, il me semble que comprendre les ressorts de la constitution d’un monde euro-centré est indispensable pour construire une histoire non euro-centrique. Son avènement, qui intervient sur une période assez concentrée, n’en a pas moins été favorisé par un ensemble de facteurs que l’on peut rattacher, expliquez-vous, au système féodo-ecclésial qui s’était développé en Europe, et que le capitalisme allait supplanter. Pourriez-vous en dire un mot ? En effet, je mets l’accent sur le basculement brutal des années 1760-1830. Mais, pour autant, l’analyse complète de la formation historique du capitalisme ne peut se limiter à cette chronologie très concentrée. Il faut aussi se mettre en quête des facteurs qui préparent ce basculement, des phénomènes qui en constituent les conditions de possibilité. En réalité, mon analyse de la formation historique du capitalisme combine trois temporalités distinctes. Il y a le moment concentré du basculement, mais celui-ci est précédé par une phase qui s’étend des années 1620 jusque vers 1760 et que l’on peut considérer comme la phase agonisante du système féodal. Elle commence par ce qui est habituellement qualifié de « crise du XVII e siècle », avec les effets du petit âge glaciaire, des famines et des guerres particulièrement meurtrières. Elle se caractérise aussi par la décomposition d’aspects essentiels de l’ordre féodal, notamment la domestication définitive de l’aristocratie. Des formes de production marquées par l’impact des pratiques du capital se développent à la fois dans l’agriculture anglaise, dans les plantations américaines et asiatiques, ou encore dans les premières manufactures. La naissance des sciences modernes s’accompagne du grand partage entre l’homme et la nature, tandis qu’émerge aussi l’individualisme moderne. Ce sont là des pièces qui vont jouer un rôle majeur dans la grande reconfiguration de la fin du XVIII e siècle, mais à elles seules, elles ne suffisent pas à produire le basculement capitaliste. Enfin, une temporalité plus longue encore remonte aux XI e -XII e siècles. En effet, l’Occident médiéval est doté d’une dynamique puissante qui joue un rôle significatif dans la singularisation de la trajectoire européenne. Ainsi, je cherche à comprendre les particularités des représentations du monde et de la personne humaine qui pourraient avoir favorisé le double basculement vers l’individualisme moderne et le grand partage entre l’homme et la nature (le « naturalisme », au sens de Philippe Descola). Je note aussi que le renforcement de l’institution ecclésiale, sursacralisée et centralisée sous l’autorité du pape à partir de la réforme grégorienne des XI e et XII e siècles, a contribué, en Occident, à la marginalisation de la forme politique impériale (à la différence de Byzance ou de la Chine). Cela a favorisé la mise en place, un peu plus tard, d’un système d’États rivaux, dont les guerres permanentes et les besoins fiscaux ont contribué à une monétarisation des pratiques et à un essor de la production pour l’échange, sans compter le rôle que ces États, convertis au mercantilisme, ont joué dans l’essor colonial, commercial et productif. Enfin et peut-être surtout, je considère que le ressort principal de la conquête et de la colonisation du continent américain n’est pas l’expansion commerciale, mais l’universalisme chrétien. Remontant à saint Paul, celui-ci s’est affirmé à mesure que se renforçait la puissance de l’institution ecclésiale. Pour les papes des siècles centraux du Moyen Âge, la chrétienté a vocation à s’étendre à la terre entière. De fait, le premier voyage de Christophe Colomb était une ambassade auprès de l’empereur de Chine, dans l’espoir de reprendre les activités missionnaires amorcées au XIII e siècle. Quant à l’ordre colonial qui s’en est suivi, il n’aurait pas pu se structurer et perdurer durant trois siècles sans la contribution décisive de l’Église pour assurer l’encadrement et le contrôle des populations indigènes. Même si la colonisation américaine n’a pas donné lieu immédiatement à un système-monde capitaliste, c’est à la dynamique du système que j’appelle féodo-ecclésial qu’il faut attribuer le premier essor colonial de l’Europe. Et à l’évidence, celui-ci a contribué à singulariser la trajectoire européenne et a favorisé le basculement ultérieur vers le capitalisme. Les activités du capital ont largement préexisté au capitalisme, montrez-vous, si l’on identifie celui-ci comme système productif et type de société. Il n’empêche que son avènement a constitué un basculement de grande ampleur, au terme duquel les impératifs du capital se sont imposés comme logique sociale dominante... Il faut distinguer commerce et capitalisme, mais il faut aussi comprendre la nature et la spécificité des pratiques commerciales et monétaires dans les sociétés non capitalistes. À cet égard, on peut relever que les toutes premières formes d’échange n’ont pas un caractère marchand mais relèvent plutôt de rituels visant à établir des rapports de réciprocité ou de subordination. Par ailleurs, les premières monnaies servent moins à l’échange qu’au paiement d’obligations sociales, matrimoniales ou judiciaires. Il n’en reste pas moins qu’apparaissent assez tôt des pratiques marchandes visant un bénéfice monétaire. C’est le cas, par exemple, avec les marchands italiens du Moyen Âge. On peut alors parler de capital, au sens élémentaire du terme, c’est-à-dire comme somme d’argent investie en vue d’obtenir une quantité d’argent augmentée. Et je propose d’appeler « activités du capital » les pratiques commerciales ou de prêt à intérêt ayant un tel objectif, au sein des sociétés pré-capitalistes. Même si cela peut paraître paradoxal, j’insiste sur le caractère non capitaliste de ces activités du capital. En effet, elles restent soumises à des logiques sociales dominantes, qui leur sont largement contraires ou qui, du moins, les encadrent fortement et en brident la pleine affirmation. C’est pourquoi, dans la plupart des sociétés non capitalistes, les marchands ne recherchent pas la maximisation des bénéfices et maintiennent un taux bas de réinvestissement, car l’activité marchande reste encastrée dans des pratiques sociales plus larges, visant l’établissement de relations d’alliance, le maintien d’un statut social ou la réalisation d’un projet politique. Par ailleurs, même si le commerce et le prêt à intérêt connaissent une certaine revalorisation au Moyen Âge, y compris dans la théologie, ils oscillent toujours entre réhabilitation et suspicion. Les marchands demeurent dans une position socialement subordonnée et, au XVIII e siècle encore, toute réussite dans le négoce aspire à se transformer en patrimoine foncier et à permettre l’accession à la noblesse. Le basculement dans le capitalisme, au sens complet du terme, suppose deux phénomènes majeurs : que le capital s’empare massivement de la sphère de la production, alors qu’auparavant il se limitait essentiellement à la sphère des échanges et de l’emprunt (c’est seulement alors qu’il peut déterminer les conditions de vie de la plus grande partie de la population) ; que les exigences de l’accumulation du capital jouent un rôle dominant dans l’organisation d’ensemble de la société (au lieu de s’y développer en position subordonnée). Dès lors, le capital prend un sens nouveau : il devient un rapport social fondamental, fondé sur le fait que les producteurs sont séparés des moyens de production et dépossédés de la capacité d’assurer par eux-mêmes leur subsistance ; leur survie dépend désormais de la vente de leur force de travail, devenue marchandise, et de l’obtention d’un salaire permettant d’acquérir les biens nécessaires sur le marché. Mais il faut bien comprendre que le capitalisme n’est pas seulement un système économique. C’est, plus largement, un type de société, et même de civilisation. Je le qualifie de « monde de l’Économie » parce qu’on voit, à partir de la fin du XVIII e siècle, l’économie se constituer comme sphère séparée et dominante, ce qui n’avait jamais été le cas auparavant. La « science économique » se forme alors, chez les physiocrates (l’expression apparaît chez François Quesnay en 1767) puis avec Adam Smith. Mais c’est surtout que la sphère économique impose désormais ses normes et ses logiques à l’ensemble de la société (même si c’est l’État qui a la charge de créer les conditions de leur mise en place et de leur déploiement croissant). La logique économique, fondée sur la recherche de l’intérêt matériel individuel, sur la légitimité de l’accumulation du capital, sur la maximisation des profits et la nécessité constante de gains de productivité dans un contexte concurrentiel, entretient une dynamique productiviste dont les conséquences écologiques et climatiques sont si radicales qu’elles entraînent le basculement dans une nouvelle période géologique. Comme on le voit, il y a peu en commun entre les activités du capital au sein des sociétés non capitalistes et le capitalisme comme système. La formation de celui-ci, au tournant des XVIII e et XIX e siècles, constitue un phénomène inédit et une rupture majeure avec toute l’histoire humaine antérieure. C’est là qu’il faut situer la source fondamentale des catastrophes planétaires auxquelles nous sommes aujourd’hui confrontés. Depuis, le capitalisme a connu d’importants développements, et on pourrait ainsi se demander si pour saisir pleinement celui-ci, y compris dans la transition qui pourrait conduire à en sortir, il ne faudrait pas aussi analyser ses développements ultérieurs... Ce livre aborde la question de la transition du système féodo-ecclésial au capitalisme. C’est un problème éminemment complexe, car il suppose d’articuler le capitalisme au système qui l’a précédé. Mais il est clair que pour comprendre la nature même du capitalisme, ses logiques de fonctionnement et ses dynamiques de transformation, il vaut mieux se tourner vers ses phases de pleine maturité et ses mutations jusqu’à aujourd’hui. D’ailleurs, il est important de rappeler que parler de capitalisme ne suppose nullement qu’il s’agisse d’une réalité homogène et immuable. Au contraire, il a pris des formes historiquement très diversifiées. S’interroger sur la formation du capitalisme a cependant un double intérêt. D’abord, cela permet d’affiner la compréhension de ce qu’est le capitalisme, en le confrontant à ce qui n’est pas encore le capitalisme – y compris là où il y a un risque de confusion, comme dans le cas des activités non capitalistes du capital. Surtout, cela permet de réfléchir à ce que sont les transitions historiques d’un système à un autre. Cette question n’est pas sans importance au moment où la sortie du capitalisme pourrait bien s’avérer l’option la plus raisonnable pour surmonter une crise écologique et climatique qui est en passe de remettre en cause l’habitabilité de la Terre. Cependant, la transition passée, qui a vu naître le capitalisme, ne saurait en aucun cas être le modèle d’une possible transition à venir, qui permettrait d’en sortir. On doit plutôt penser que chaque transition est spécifique, dans ses mécanismes et dans ses rythmes. Cependant, analyser la transition passée pourrait contribuer à la constitution d’un savoir des transitions – un chantier magnifique dont on peut espérer quelques enseignements pour mieux penser une transition post-capitaliste à la fois désirable et possible.   À lire également sur Nonfiction : Un entretien avec Jérôme Baschet à propos de son précédent livre, Basculements. Mondes émergents, possibles désirables (La Découverte, 2021).
Texte intégral (3545 mots)

Dans un court ouvrage très réussi intitulé Quand commence le capitalisme ? l'historien Jérôme Baschet a entrepris de répondre à trois questions, fortement liées entre elles, à propos du capitalisme : une question de chronologie, une question portant sur les facteurs ayant favorisé son émergence et une question de définition. Toutes les trois ont reçu jusqu'ici, de la part des historiens, des réponses très divergentes, dont il retrace la teneur, avant de proposer les siennes ou tout au moins de clarifier utilement les termes du débat.

Produit d'une transition socio-historique qui lui a permis de dominer le monde, le capitalisme n'est plus en si bonne forme. On peut ainsi se demander s'il ne pourrait pas à son tour disparaître, même si cela pourrait prendre un peu de temps. Cette perspective et les scénarios envisageables d'une sortie du capitalisme étaient déjà évoqués dans les livres précédents de l'auteur. Elle l'incite, dans celui-ci, à se questionner à nouveaux frais sur sa genèse.

 

Nonfiction : Le capitalisme est apparu assez tardivement, expliquez-vous. De fait, il existe de fortes divergences entre historiens sur ce sujet…

Jérôme Baschet : Les divergences quant à la chronologie de la formation du capitalisme sont d’une ampleur surprenante. La conception la plus répandue en situe l’émergence au début de la période dite moderne (XVIe-XVIIIe siècles), en lien avec la Renaissance, l’expansion européenne et la colonisation de l’Amérique. Elle a été défendue notamment par Immanuel Wallerstein, dans sa théorisation du système-monde moderne. D’autres historiens voient le capitalisme s’affirmer dès le XIIe siècle, avec l’essor du grand commerce médiéval, sous l’impulsion notamment des marchands italiens, voire dès le IXe siècle, lorsque le commerce se développe fortement dans le monde musulman. Jairus Banaji parle alors de capitalisme « commercial ». Certains vont jusqu’à affirmer qu’il existe un système-monde capitaliste depuis cinq millénaires, du fait de l’ampleur des activités commerciales dans les grandes civilisations antiques du Proche-Orient. Inversement, d’autres historiens font valoir la longue persistance des structures féodales et adoptent une chronologie tardive pour l’apparition du capitalisme. C’est le cas avec la thèse du long Moyen Âge, se prolongeant jusqu’au XVIIIe siècle, que Jacques Le Goff a défendue avec ardeur jusqu’à la fin de sa vie et que je reprends à mon compte.

Bien sûr, on dira qu’un phénomène historique aussi complexe que le capitalisme ne naît pas en un jour, de sorte qu’un certain écart dans les chronologies pourrait traduire la durée étirée de sa mise en place. Mais ici, l’amplitude des désaccords – six siècles, voire cinq millénaires – dépasse cette question et masque une certaine confusion quant à la nature même du capitalisme. Le point le plus évident tient à l’identification entre commerce et capitalisme. Il est manifeste que les auteurs qui adoptent une chronologie haute le font sur cette base : ils observent un important essor des échanges commerciaux, comme aussi du prêt à intérêt, et ils en concluent qu’une forme de capitalisme commence à exister. Dès lors, il n’est pas étonnant que l’on puisse remonter sans cesse plus haut dans le temps, car des pratiques commerciales importantes ont existé dans de nombreuses sociétés depuis l’Antiquité. De fil en aiguille, on finit par rejoindre les thèses du libéralisme, depuis Adam Smith, selon lesquelles la propension à l’échange ferait partie de la nature humaine. Elle existerait depuis la nuit des temps et n’aurait fait que se développer peu à peu en éliminant les obstacles que les sociétés traditionnelles opposaient à son plein épanouissement. Dans une telle logique, résolument continuiste, il n’y a pas véritablement d’enjeu à fixer un moment historique de formation du capitalisme. En effet, cette conception opère une naturalisation du capitalisme, ayant en quelque sorte toujours été déjà là et n’ayant fait qu’affirmer plus visiblement et massivement sa présence.

À l’opposée de cette vision, mon approche est résolument discontinuiste. Elle consiste à montrer que le capitalisme, qui est bien davantage que l’essor du commerce ou des activités monétaires, introduit une rupture majeure dans l’histoire humaine. Le moment crucial de sa formation implique un basculement brutal, qui peut être situé dans la période 1760-1830, notamment avec l’essor de l’industrialisation, l’émergence de l’économie comme sphère répondant à sa propre logique et le changement de rapport de force entre l’Europe et les grandes civilisations asiatiques.

Si d’aucuns datent son commencement de la première phase d’expansion coloniale de l'Europe, pour vous il ne démarre véritablement qu’à partir de la deuxième phase de celle-ci, qui correspond à la conquête et la colonisation de l’Inde par la Grande-Bretagne. Pourriez-vous expliquer ce point ?

En effet, dans la vision que je défends, l’essor du capitalisme est découplé de la première phase de l’expansion coloniale européenne. Loin de moi l’intention de minorer l’importance de la colonisation américaine par les Espagnols et les Portugais (habitant au Mexique depuis 25 ans, je m’y intéresse de près). L’emprise exercée à distance sur un continent presque entier pendant trois siècles est un phénomène inédit mais, selon mon analyse, il ne répond pas initialement à des logiques capitalistes et ses effets sur la trajectoire européenne se font sentir en grande partie avec un certain retard. En tout état de cause, la colonisation de l’Amérique n’a pas suffi à créer un monde euro-centré, c’est-à-dire entièrement dominé par les puissances européennes. Sur ce point, la démonstration de Kenneth Pomeranz constitue un apport décisif : vers 1750 encore, la Chine et l’Europe connaissent des formes d’essor largement comparables. Il n’y a pas encore d’avantage décisif au bénéfice de la seconde et la Chine, comme l’Inde, reste hors de portée de la volonté de domination européenne. Le basculement n’intervient que dans la seconde moitié du XVIIIe siècle. Il s’amorce en 1757, avec la conquête du Bengale par la Grande-Bretagne, d’où découlera bientôt la colonisation de l’ensemble du sous-continent indien et la subordination de l’Empire chinois, la mainmise sur les matières premières de l’Inde et la désindustrialisation de ce pays, condition de l’essor de l’industrie textile britannique. C’est seulement alors que se mettent en place deux phénomènes aussi inédits qu’étroitement corrélés : la formation du capitalisme et la constitution d’un monde entièrement euro-centré.

De toute évidence, le capitalisme est né en Europe et il a partie lié avec la domination exercée depuis deux siècles et demi par l’Occident sur l’ensemble du globe (une domination qui est aujourd’hui en passe de se défaire). Mais doit-on considérer que ces affirmations contreviennent au désir légitime de débarrasser l’histoire de ses biais euro-centriques ? Il va de soi qu’il faut « provincialiser l’Europe », selon l’expression de Dipesh Chakrabarty : il s’agit de renoncer à considérer que les puissances occidentales se situeraient à l’avant-garde de l’avancée du progrès, tandis que les autres régions du monde, adoptant la modernité avec retard et de façon toujours défaillante, seraient vouées à ne constituer que des passés subalternes. Mais la critique des biais eurocentriques s’égare lorsqu’elle se refuse à reconnaître que le capitalisme est né en Europe ou récuse toute singularité dans la trajectoire européenne, comme le fait Jack Goody. Cela revient à nier l’un des phénomènes les plus massifs de l’histoire mondiale depuis deux siècles et demi. Au contraire, il me semble que comprendre les ressorts de la constitution d’un monde euro-centré est indispensable pour construire une histoire non euro-centrique.

Son avènement, qui intervient sur une période assez concentrée, n’en a pas moins été favorisé par un ensemble de facteurs que l’on peut rattacher, expliquez-vous, au système féodo-ecclésial qui s’était développé en Europe, et que le capitalisme allait supplanter. Pourriez-vous en dire un mot ?

En effet, je mets l’accent sur le basculement brutal des années 1760-1830. Mais, pour autant, l’analyse complète de la formation historique du capitalisme ne peut se limiter à cette chronologie très concentrée. Il faut aussi se mettre en quête des facteurs qui préparent ce basculement, des phénomènes qui en constituent les conditions de possibilité. En réalité, mon analyse de la formation historique du capitalisme combine trois temporalités distinctes. Il y a le moment concentré du basculement, mais celui-ci est précédé par une phase qui s’étend des années 1620 jusque vers 1760 et que l’on peut considérer comme la phase agonisante du système féodal. Elle commence par ce qui est habituellement qualifié de « crise du XVIIe siècle », avec les effets du petit âge glaciaire, des famines et des guerres particulièrement meurtrières. Elle se caractérise aussi par la décomposition d’aspects essentiels de l’ordre féodal, notamment la domestication définitive de l’aristocratie. Des formes de production marquées par l’impact des pratiques du capital se développent à la fois dans l’agriculture anglaise, dans les plantations américaines et asiatiques, ou encore dans les premières manufactures. La naissance des sciences modernes s’accompagne du grand partage entre l’homme et la nature, tandis qu’émerge aussi l’individualisme moderne. Ce sont là des pièces qui vont jouer un rôle majeur dans la grande reconfiguration de la fin du XVIIIe siècle, mais à elles seules, elles ne suffisent pas à produire le basculement capitaliste.

Enfin, une temporalité plus longue encore remonte aux XIe-XIIe siècles. En effet, l’Occident médiéval est doté d’une dynamique puissante qui joue un rôle significatif dans la singularisation de la trajectoire européenne. Ainsi, je cherche à comprendre les particularités des représentations du monde et de la personne humaine qui pourraient avoir favorisé le double basculement vers l’individualisme moderne et le grand partage entre l’homme et la nature (le « naturalisme », au sens de Philippe Descola). Je note aussi que le renforcement de l’institution ecclésiale, sursacralisée et centralisée sous l’autorité du pape à partir de la réforme grégorienne des XIe et XIIe siècles, a contribué, en Occident, à la marginalisation de la forme politique impériale (à la différence de Byzance ou de la Chine). Cela a favorisé la mise en place, un peu plus tard, d’un système d’États rivaux, dont les guerres permanentes et les besoins fiscaux ont contribué à une monétarisation des pratiques et à un essor de la production pour l’échange, sans compter le rôle que ces États, convertis au mercantilisme, ont joué dans l’essor colonial, commercial et productif.

Enfin et peut-être surtout, je considère que le ressort principal de la conquête et de la colonisation du continent américain n’est pas l’expansion commerciale, mais l’universalisme chrétien. Remontant à saint Paul, celui-ci s’est affirmé à mesure que se renforçait la puissance de l’institution ecclésiale. Pour les papes des siècles centraux du Moyen Âge, la chrétienté a vocation à s’étendre à la terre entière. De fait, le premier voyage de Christophe Colomb était une ambassade auprès de l’empereur de Chine, dans l’espoir de reprendre les activités missionnaires amorcées au XIIIe siècle. Quant à l’ordre colonial qui s’en est suivi, il n’aurait pas pu se structurer et perdurer durant trois siècles sans la contribution décisive de l’Église pour assurer l’encadrement et le contrôle des populations indigènes. Même si la colonisation américaine n’a pas donné lieu immédiatement à un système-monde capitaliste, c’est à la dynamique du système que j’appelle féodo-ecclésial qu’il faut attribuer le premier essor colonial de l’Europe. Et à l’évidence, celui-ci a contribué à singulariser la trajectoire européenne et a favorisé le basculement ultérieur vers le capitalisme.

Les activités du capital ont largement préexisté au capitalisme, montrez-vous, si l’on identifie celui-ci comme système productif et type de société. Il n’empêche que son avènement a constitué un basculement de grande ampleur, au terme duquel les impératifs du capital se sont imposés comme logique sociale dominante...

Il faut distinguer commerce et capitalisme, mais il faut aussi comprendre la nature et la spécificité des pratiques commerciales et monétaires dans les sociétés non capitalistes. À cet égard, on peut relever que les toutes premières formes d’échange n’ont pas un caractère marchand mais relèvent plutôt de rituels visant à établir des rapports de réciprocité ou de subordination. Par ailleurs, les premières monnaies servent moins à l’échange qu’au paiement d’obligations sociales, matrimoniales ou judiciaires. Il n’en reste pas moins qu’apparaissent assez tôt des pratiques marchandes visant un bénéfice monétaire. C’est le cas, par exemple, avec les marchands italiens du Moyen Âge. On peut alors parler de capital, au sens élémentaire du terme, c’est-à-dire comme somme d’argent investie en vue d’obtenir une quantité d’argent augmentée. Et je propose d’appeler « activités du capital » les pratiques commerciales ou de prêt à intérêt ayant un tel objectif, au sein des sociétés pré-capitalistes. Même si cela peut paraître paradoxal, j’insiste sur le caractère non capitaliste de ces activités du capital. En effet, elles restent soumises à des logiques sociales dominantes, qui leur sont largement contraires ou qui, du moins, les encadrent fortement et en brident la pleine affirmation. C’est pourquoi, dans la plupart des sociétés non capitalistes, les marchands ne recherchent pas la maximisation des bénéfices et maintiennent un taux bas de réinvestissement, car l’activité marchande reste encastrée dans des pratiques sociales plus larges, visant l’établissement de relations d’alliance, le maintien d’un statut social ou la réalisation d’un projet politique. Par ailleurs, même si le commerce et le prêt à intérêt connaissent une certaine revalorisation au Moyen Âge, y compris dans la théologie, ils oscillent toujours entre réhabilitation et suspicion. Les marchands demeurent dans une position socialement subordonnée et, au XVIIIe siècle encore, toute réussite dans le négoce aspire à se transformer en patrimoine foncier et à permettre l’accession à la noblesse.

Le basculement dans le capitalisme, au sens complet du terme, suppose deux phénomènes majeurs : que le capital s’empare massivement de la sphère de la production, alors qu’auparavant il se limitait essentiellement à la sphère des échanges et de l’emprunt (c’est seulement alors qu’il peut déterminer les conditions de vie de la plus grande partie de la population) ; que les exigences de l’accumulation du capital jouent un rôle dominant dans l’organisation d’ensemble de la société (au lieu de s’y développer en position subordonnée). Dès lors, le capital prend un sens nouveau : il devient un rapport social fondamental, fondé sur le fait que les producteurs sont séparés des moyens de production et dépossédés de la capacité d’assurer par eux-mêmes leur subsistance ; leur survie dépend désormais de la vente de leur force de travail, devenue marchandise, et de l’obtention d’un salaire permettant d’acquérir les biens nécessaires sur le marché.

Mais il faut bien comprendre que le capitalisme n’est pas seulement un système économique. C’est, plus largement, un type de société, et même de civilisation. Je le qualifie de « monde de l’Économie » parce qu’on voit, à partir de la fin du XVIIIe siècle, l’économie se constituer comme sphère séparée et dominante, ce qui n’avait jamais été le cas auparavant. La « science économique » se forme alors, chez les physiocrates (l’expression apparaît chez François Quesnay en 1767) puis avec Adam Smith. Mais c’est surtout que la sphère économique impose désormais ses normes et ses logiques à l’ensemble de la société (même si c’est l’État qui a la charge de créer les conditions de leur mise en place et de leur déploiement croissant). La logique économique, fondée sur la recherche de l’intérêt matériel individuel, sur la légitimité de l’accumulation du capital, sur la maximisation des profits et la nécessité constante de gains de productivité dans un contexte concurrentiel, entretient une dynamique productiviste dont les conséquences écologiques et climatiques sont si radicales qu’elles entraînent le basculement dans une nouvelle période géologique.

Comme on le voit, il y a peu en commun entre les activités du capital au sein des sociétés non capitalistes et le capitalisme comme système. La formation de celui-ci, au tournant des XVIIIe et XIXe siècles, constitue un phénomène inédit et une rupture majeure avec toute l’histoire humaine antérieure. C’est là qu’il faut situer la source fondamentale des catastrophes planétaires auxquelles nous sommes aujourd’hui confrontés.

Depuis, le capitalisme a connu d’importants développements, et on pourrait ainsi se demander si pour saisir pleinement celui-ci, y compris dans la transition qui pourrait conduire à en sortir, il ne faudrait pas aussi analyser ses développements ultérieurs...

Ce livre aborde la question de la transition du système féodo-ecclésial au capitalisme. C’est un problème éminemment complexe, car il suppose d’articuler le capitalisme au système qui l’a précédé. Mais il est clair que pour comprendre la nature même du capitalisme, ses logiques de fonctionnement et ses dynamiques de transformation, il vaut mieux se tourner vers ses phases de pleine maturité et ses mutations jusqu’à aujourd’hui. D’ailleurs, il est important de rappeler que parler de capitalisme ne suppose nullement qu’il s’agisse d’une réalité homogène et immuable. Au contraire, il a pris des formes historiquement très diversifiées.

S’interroger sur la formation du capitalisme a cependant un double intérêt. D’abord, cela permet d’affiner la compréhension de ce qu’est le capitalisme, en le confrontant à ce qui n’est pas encore le capitalisme – y compris là où il y a un risque de confusion, comme dans le cas des activités non capitalistes du capital. Surtout, cela permet de réfléchir à ce que sont les transitions historiques d’un système à un autre. Cette question n’est pas sans importance au moment où la sortie du capitalisme pourrait bien s’avérer l’option la plus raisonnable pour surmonter une crise écologique et climatique qui est en passe de remettre en cause l’habitabilité de la Terre. Cependant, la transition passée, qui a vu naître le capitalisme, ne saurait en aucun cas être le modèle d’une possible transition à venir, qui permettrait d’en sortir. On doit plutôt penser que chaque transition est spécifique, dans ses mécanismes et dans ses rythmes. Cependant, analyser la transition passée pourrait contribuer à la constitution d’un savoir des transitions – un chantier magnifique dont on peut espérer quelques enseignements pour mieux penser une transition post-capitaliste à la fois désirable et possible.

 

À lire également sur Nonfiction :

Un entretien avec Jérôme Baschet à propos de son précédent livre, Basculements. Mondes émergents, possibles désirables (La Découverte, 2021).

24.05.2024 à 09:00

Comprendre la Seconde Guerre mondiale

La Seconde Guerre mondiale constitue par bien des aspects le point nodal du XX e siècle. Ce sont d’abord les aspects militaires, en raison des stratégies mises en œuvre et des grandes batailles qui jalonnent le conflit en Europe et en Asie. La volonté de détruire l’adversaire combinée aux moyens mis en œuvre sur terre, mer et dans les airs expliquent l’importance de l’économie et de la logistique. Le conflit bouleverse enfin par ses conséquences funestes sur les populations qui deviennent des cibles à anéantir et un moyen d’agir pour faire basculer le rapport de force. La Seconde Guerre mondiale est au cœur du programme de Terminale, notamment pour le front européen, puis le génocide des Juifs et des Tsiganes. De nombreux aspects du conflit sont aussi abordés dans le cadre du programme de HGGSP et peuvent servir d’inspiration pour le Grand Oral. Professeur d’histoire contemporaine à l’ENS Paris-Saclay, Olivier Wieviorka est le meilleur spécialiste francophone de l'histoire de la Seconde Guerre mondiale et, en particulier, de celle de la résistance. Après une Histoire totale de la Seconde Guerre mondiale (Perrin, 2023), il vient juste de publier, avec Cyriac Allard, Le Débarquement : son histoire par l'infographie (Seuil, 2024).   Nonfiction.fr : Vous signez, aux éditions Perrin, une synthèse particulièrement dense sur la Seconde Guerre mondiale. Comment est né ce projet et y avez-vous vu une suite logique à vos travaux sur le Débarquement ou la Résistance ? Olivier Wieviorka : En fait, le projet m’a été suggéré par mon éditeur. J’avais bien sûr pensé un jour écrire une histoire de la Seconde Guerre mondiale, mais j’hésitais à me lancer dans l’aventure. Nicolas Gras-Payen a su me convaincre en me disant : « il faut que tu mettes le toit ». Il suggérait qu’après avoir longtemps travaillé sur ce conflit, il était temps d’en proposer une synthèse. J’ai donc relevé ce défi. Robert Frank et Alya Aglan ont dirigé une synthèse collective qui s’étend de 1937 à 1947 pour aborder la Seconde Guerre mondiale. Quelles dates retenez-vous pour comprendre l’ensemble des fronts ? Les historiens aiment à se distinguer en proposant des chronologies hétérodoxes. Toutes les propositions se défendent, et l’on peut aussi bien affirmer que la Seconde Guerre mondiale débute en 1937 (guerre du Japon contre la Chine) qu’en 1931 (annexion de la Mandchourie) voire en 1919 (traité de Versailles). De même pour la fin, car on aurait pu aussi bien choisir 1948 (création de l'État d’Israël) que 1949 (formation de l’OTAN, division de l’Allemagne, victoire de Mao). Pour ma part, je pense que si l’on se penche sur ce conflit en soulignant son caractère mondial, il faut retenir la date de 1941, date à laquelle la planète s’embrase en raison de l’entrée en lice des États-Unis et de l’Union soviétique. Loin d’être une histoire militaire de la Seconde Guerre mondiale seulement, votre livre souligne tout le poids de l’économie et de la logistique — que nous, Européens, redécouvrons malheureusement avec la guerre en Ukraine. En quoi ces deux facteurs sont-ils prégnants dans ce conflit ? L’économie et la logistique ont joué un rôle décisif pendant la Seconde Guerre mondiale. À partir du moment où elle se métamorphose en conflit de longue durée, ces deux paramètres pèsent d’un poids essentiel. Il faut non seulement fournir aux soldats le matériel et les munitions nécessaires, mais les acheminer sur les théâtres d’opération, tout en veillant également à nourrir, vêtir et chauffer l’arrière. Or, ces paramètres n’ont pas toujours été pris en compte par les Allemands ou les Japonais. Cet aveuglement explique notamment les déboires rencontrés par la Wehrmacht en Russie. À l’inverse, les Américains veillent au grain, ce qui explique en grande partie leur victoire, malgré quelques ratés, en Normandie par exemple. Pour autant, vous ne versez pas dans le déterminisme. Vous soulignez à plusieurs reprises les aléas qui affectent les batailles mais également les nombreuses erreurs de perception entre adversaires. Pouvez-vous nous donner quelques exemples ? Les aléas abondent : les Allemands bénéficient d’un temps insolemment beau au printemps 1940, les Français ne repèrent pas la gigantesque colonne de 250 km qui se forme avant l’offensive du 10 mai et qu’ils auraient pu bombarder ; l'amiral François Darlan, inopinément présent à Alger en novembre 1942, négocie le ralliement de l’Empire aux Alliés, ce que ni Giraud ni de Gaulle n'auraient été en mesure de faire alors. Pour les erreurs de perception : les radaristes qui détectent la présence des avions japonais volant vers Pearl Harbor ne sont pas crus ; Hitler est persuadé que l’Union soviétique va s’effondrer au premier coup de boutoir, et son état-major croit que le débarquement en Normandie n’est qu’une opération de diversion jusqu’à la fin de juillet 1944 ! La mémoire du conflit revient en filigrane au cours de votre propos. Les mythes et légendes sont-ils constitutifs de notre souvenir de la Seconde Guerre mondiale ? Oui, légendes et mythes abondent, ce qui montre peut-être que la propagande a imposé sa loi bien après que les canons se sont tus. Beaucoup croient encore que le maréchal allemand Erwin Rommel est un stratège de premier ordre, que le Japon a capitulé en raison des deux raids atomiques sur Hiroshima et Nagasaki (alors que l’offensive de l’Armée rouge en Mandchourie a joué un rôle déterminant), que le général Hiver explique l’arrêt devant Moscou… Nous percevons donc ce conflit au travers de certaines légendes qui subsistent mais qui – fort heureusement – s’effondrent parfois :  plus personne ne croit qu’une Wehrmacht propre a coexisté aux côtés d’une SS barbare depuis que travaux et expositions ont révélé les crimes commis par l’armée régulière. Vous n’hésitez pas à formuler des hypothèses contre-factuelles sur l’efficacité de telle ou telle stratégie pour les belligérants. Savez-vous si vos travaux sont repris dans les écoles militaires ? Je l’ignore, mais je sais que mon livre sur le Débarquement est fortement recommandé à l’École de Guerre, ce dont je me réjouis. Militaires et historiens ont tout à gagner d’une fréquentation réciproque. El-Alamein, Kharkov, Koursk, Okinawa... La Seconde Guerre mondiale reste aussi marquante par ses grandes batailles. Quelle bataille représente selon vous un condensé de cette guerre ? Aucune bataille ne résume à elle seule la Seconde Guerre mondiale. On pourrait citer Koursk, qui met en scène un engagement mécanisé (la plus grande bataille de chars de l’histoire), mais tout aussi bien Stalingrad où les vertus individuelles ont largement primé sur une guerre mécanique régie par les chars et les avions. Chaque bataille emblématique a son contre-type, de sorte qu’il est vraiment difficile de résumer ce conflit dantesque par un type unique d’engagement.
Texte intégral (1281 mots)

La Seconde Guerre mondiale constitue par bien des aspects le point nodal du XXe siècle. Ce sont d’abord les aspects militaires, en raison des stratégies mises en œuvre et des grandes batailles qui jalonnent le conflit en Europe et en Asie. La volonté de détruire l’adversaire combinée aux moyens mis en œuvre sur terre, mer et dans les airs expliquent l’importance de l’économie et de la logistique. Le conflit bouleverse enfin par ses conséquences funestes sur les populations qui deviennent des cibles à anéantir et un moyen d’agir pour faire basculer le rapport de force.

La Seconde Guerre mondiale est au cœur du programme de Terminale, notamment pour le front européen, puis le génocide des Juifs et des Tsiganes. De nombreux aspects du conflit sont aussi abordés dans le cadre du programme de HGGSP et peuvent servir d’inspiration pour le Grand Oral.

Professeur d’histoire contemporaine à l’ENS Paris-Saclay, Olivier Wieviorka est le meilleur spécialiste francophone de l'histoire de la Seconde Guerre mondiale et, en particulier, de celle de la résistance. Après une Histoire totale de la Seconde Guerre mondiale (Perrin, 2023), il vient juste de publier, avec Cyriac Allard, Le Débarquement : son histoire par l'infographie (Seuil, 2024).

 

Nonfiction.fr : Vous signez, aux éditions Perrin, une synthèse particulièrement dense sur la Seconde Guerre mondiale. Comment est né ce projet et y avez-vous vu une suite logique à vos travaux sur le Débarquement ou la Résistance ?

Olivier Wieviorka : En fait, le projet m’a été suggéré par mon éditeur. J’avais bien sûr pensé un jour écrire une histoire de la Seconde Guerre mondiale, mais j’hésitais à me lancer dans l’aventure. Nicolas Gras-Payen a su me convaincre en me disant : « il faut que tu mettes le toit ». Il suggérait qu’après avoir longtemps travaillé sur ce conflit, il était temps d’en proposer une synthèse. J’ai donc relevé ce défi.

Robert Frank et Alya Aglan ont dirigé une synthèse collective qui s’étend de 1937 à 1947 pour aborder la Seconde Guerre mondiale. Quelles dates retenez-vous pour comprendre l’ensemble des fronts ?

Les historiens aiment à se distinguer en proposant des chronologies hétérodoxes. Toutes les propositions se défendent, et l’on peut aussi bien affirmer que la Seconde Guerre mondiale débute en 1937 (guerre du Japon contre la Chine) qu’en 1931 (annexion de la Mandchourie) voire en 1919 (traité de Versailles).

De même pour la fin, car on aurait pu aussi bien choisir 1948 (création de l'État d’Israël) que 1949 (formation de l’OTAN, division de l’Allemagne, victoire de Mao).

Pour ma part, je pense que si l’on se penche sur ce conflit en soulignant son caractère mondial, il faut retenir la date de 1941, date à laquelle la planète s’embrase en raison de l’entrée en lice des États-Unis et de l’Union soviétique.

Loin d’être une histoire militaire de la Seconde Guerre mondiale seulement, votre livre souligne tout le poids de l’économie et de la logistique — que nous, Européens, redécouvrons malheureusement avec la guerre en Ukraine. En quoi ces deux facteurs sont-ils prégnants dans ce conflit ?

L’économie et la logistique ont joué un rôle décisif pendant la Seconde Guerre mondiale. À partir du moment où elle se métamorphose en conflit de longue durée, ces deux paramètres pèsent d’un poids essentiel. Il faut non seulement fournir aux soldats le matériel et les munitions nécessaires, mais les acheminer sur les théâtres d’opération, tout en veillant également à nourrir, vêtir et chauffer l’arrière. Or, ces paramètres n’ont pas toujours été pris en compte par les Allemands ou les Japonais. Cet aveuglement explique notamment les déboires rencontrés par la Wehrmacht en Russie. À l’inverse, les Américains veillent au grain, ce qui explique en grande partie leur victoire, malgré quelques ratés, en Normandie par exemple.

Pour autant, vous ne versez pas dans le déterminisme. Vous soulignez à plusieurs reprises les aléas qui affectent les batailles mais également les nombreuses erreurs de perception entre adversaires. Pouvez-vous nous donner quelques exemples ?

Les aléas abondent : les Allemands bénéficient d’un temps insolemment beau au printemps 1940, les Français ne repèrent pas la gigantesque colonne de 250 km qui se forme avant l’offensive du 10 mai et qu’ils auraient pu bombarder ; l'amiral François Darlan, inopinément présent à Alger en novembre 1942, négocie le ralliement de l’Empire aux Alliés, ce que ni Giraud ni de Gaulle n'auraient été en mesure de faire alors.

Pour les erreurs de perception : les radaristes qui détectent la présence des avions japonais volant vers Pearl Harbor ne sont pas crus ; Hitler est persuadé que l’Union soviétique va s’effondrer au premier coup de boutoir, et son état-major croit que le débarquement en Normandie n’est qu’une opération de diversion jusqu’à la fin de juillet 1944 !

La mémoire du conflit revient en filigrane au cours de votre propos. Les mythes et légendes sont-ils constitutifs de notre souvenir de la Seconde Guerre mondiale ?

Oui, légendes et mythes abondent, ce qui montre peut-être que la propagande a imposé sa loi bien après que les canons se sont tus. Beaucoup croient encore que le maréchal allemand Erwin Rommel est un stratège de premier ordre, que le Japon a capitulé en raison des deux raids atomiques sur Hiroshima et Nagasaki (alors que l’offensive de l’Armée rouge en Mandchourie a joué un rôle déterminant), que le général Hiver explique l’arrêt devant Moscou…

Nous percevons donc ce conflit au travers de certaines légendes qui subsistent mais qui – fort heureusement – s’effondrent parfois :  plus personne ne croit qu’une Wehrmacht propre a coexisté aux côtés d’une SS barbare depuis que travaux et expositions ont révélé les crimes commis par l’armée régulière.

Vous n’hésitez pas à formuler des hypothèses contre-factuelles sur l’efficacité de telle ou telle stratégie pour les belligérants. Savez-vous si vos travaux sont repris dans les écoles militaires ?

Je l’ignore, mais je sais que mon livre sur le Débarquement est fortement recommandé à l’École de Guerre, ce dont je me réjouis. Militaires et historiens ont tout à gagner d’une fréquentation réciproque.

El-Alamein, Kharkov, Koursk, Okinawa... La Seconde Guerre mondiale reste aussi marquante par ses grandes batailles. Quelle bataille représente selon vous un condensé de cette guerre ?

Aucune bataille ne résume à elle seule la Seconde Guerre mondiale. On pourrait citer Koursk, qui met en scène un engagement mécanisé (la plus grande bataille de chars de l’histoire), mais tout aussi bien Stalingrad où les vertus individuelles ont largement primé sur une guerre mécanique régie par les chars et les avions. Chaque bataille emblématique a son contre-type, de sorte qu’il est vraiment difficile de résumer ce conflit dantesque par un type unique d’engagement.

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