05.05.2025 à 07:32
F.G.
Anselme Plisnier n'aimait pas attendre. J'avais été prévenu : le moindre retard, même minime, le mettait hors de lui. Or, ce jour, malgré la grande marge que je m'étais octroyée, je me perdis lamentablement dans le dédale banlieusard avant de trouver ce coin paumé où il créchait. Il faisait de surcroît un temps de chien et le trajet sur ma bécane m'avait réservé quelques mauvaises surprises. C'est vrai que l'engin tenait de l'antiquité. Quand j'avais appris d'un anarchiste espagnol de (…)
- Passage des fantômesAnselme Plisnier n'aimait pas attendre. J'avais été prévenu : le moindre retard, même minime, le mettait hors de lui. Or, ce jour, malgré la grande marge que je m'étais octroyée, je me perdis lamentablement dans le dédale banlieusard avant de trouver ce coin paumé où il créchait. Il faisait de surcroît un temps de chien et le trajet sur ma bécane m'avait réservé quelques mauvaises surprises. C'est vrai que l'engin tenait de l'antiquité.
Quand j'avais appris d'un anarchiste espagnol de l'armée des ombres que l'Anselme habitait Deuil-la-Barre, ça m'avait fait sourire. Drôle de nom pour quelqu'un qui, aux dires de notre ami commun – Juanel, l'anarchiste en question – avait risqué cent fois sa vie du temps de la Résistance, qu'il avait faite dans les rangs de la Main-d'œuvre immigrée (MOI).
À ma montre, j'avais une bonne demi-heure de retard quand j'agitai la clochette de la « Villa des cyprès », ça ne s'invente pas. Pour sûr, ça sentait vraiment le cimetière, ici ! Du perron, son hôte, gapette vissée sur le crâne, me fit signe de pousser le portail. Je lui trouvai la mine peu avenante. À mes excuses pour le retard, la réplique fusa : « L'heure, c'est l'heure, mon petit camarade. Il fut un temps où ça se jouait à la seconde près. » La suite fut encore plus nette : « Oui, gamin, la vie exigeait, pour ne pas la perdre, d'être ponctuel aux rendez-vous. » J'étais bien chez Anselme Plisnier, nom de résistance de Max Minczelez, casquettier de profession.
À l'intérieur, le bordel frisait le génie. « Fais pas attention, avait lancé l'Anselme en poussant la porte d'entrée du château, je vis en vieux garçon depuis belle lurette. » La cuisine relevait du plus parfait capharnaüm. La visite n'était pas prévue, mais le vieux terroriste à la retraite me fit faire halte pour activer sa bouilloire. « Tu comprends, on va monter à l'étage et, une fois calé dans mon fauteuil, j'ai la flemme de redescendre. Or le thé, petit, c'est ma drogue, j'en bois plus d'un litre par jour, comme Bakounine. Ça me réchauffe le corps et l'âme. » Du coup, je pouvais profiter du point de vue, et c'était pathétique : des assiettes sales en pile, des bouteilles vides encombrant une table branlante, une gazinière d'avant le déluge. Même dans les communautés les plus cradingues que j'avais fréquentées du temps de la grande migration campagnarde de l'après-68, je n'avais jamais connu ça. Et mon étonnement devait être visible puisque l'Anselme se crut obligé de me rassurer : « Te bile pas, c'est mieux rangé ailleurs. » À condition de fermer les yeux, n'allais-je pas tarder à constater… Quand la bouilloire siffla, mon hôte versa sans trembler son contenu dans une thermos, chercha sa boîte à thé noir, deux verres à anse, un paquet de gâteaux secs entamé et carra le tout sur un plateau décoré de foireux motifs japonais. Il me mit le tout dans les mains et organisa la manœuvre. « Tu prends l'escalier à droite et tu montes au premier. C'est la porte en face. Tu entres et tu t'installes. Deux trois choses à terminer et je te rejoins. » J'obtempérai aux ordres de l'Anselme.
Sur la porte, un carton punaisé indiquait « Atelier ». Et ça y ressemblait. Au sens fourre-tout. L'espace était tellement encombré que je ne voyais pas où poser le plateau. Par bonheur, il restait une place. Une vingtaine de minutes plus tard, c'est la voix d'Anselme qui m'arriva en premier : « Mais merde, t'es où ? », claironnait-elle. La porte fut ouverte avec vigueur : « Je t'ai dit en face, pas à droite. En face, c'est à côté. » La situation avait quelque chose de surréaliste. L'Anselme s'empara du plateau et, d'un signe de tête, me désigna la sortie, non sans ajouter un commentaire de son cru :
– Finalement, t'es aussi mauvais dans la ponctualité que dans le repérage, pas vrai ?
– Vrai, camarade, j'ai beaucoup de choses à apprendre. C'est d'ailleurs pour ça que je suis ici.
Ma réponse fit mouche.
– Te bile pas, gamin, tout s'apprend, même le pire.
À côté, c'était mieux, mais spartiate. Un fauteuil, une table basse et des étagères croulant sous le poids des livres. Anselme posa le plateau sur la table et se cala dans son fauteuil à oreilles. Je cherchais en vain une chaise.
– Y'en a une à côté, me dit l'Anselme.
– Par terre, ce sera bien.
– C'est bien de vivre un peu à la dure, ça forge le caractère. Alors, c'est Juanel qui t'a rancardé sur moi ?
– Oui, il m'a dit que tu aurais peut-être des choses à me raconter…
– Dans quel cadre ?
– Disons que je recueille des témoignages sur les combats passés et que je les collectionne avec l'idée d'en faire quelque chose.
– Un mémorial ?
– Non pas vraiment, ce n'est pas mon genre.
– Et ça t'est venu comment d'archiver la mémoire des défaites ?
– D'une passion pour les combats les plus beaux, ceux qu'on perd.
La réplique plut à l'Anselme. Ce coup-ci, son sourire était différent, plus tendre.
Cette première rencontre avec Anselme Plisnier devait me permettre d'établir le contact. C'était ma méthode. Il me fallait d'abord faire lien, tisser une relation de confiance. C'est à cela que je pensais quand l'Anselme me harponna :
– Alors, que sais-tu de moi si ce n'est pas indiscret, que t'as raconté Juanel ?
J'avoue que je fus déstabilisé par la hardiesse de l'Anselme. En général, on laisse venir. Lui prenait les devants. Je compris vite que je n'étais pas le seul à tester l'autre.
– En vrac, je sais que, dès le début de la guerre d'Espagne, tu as rejoint le bataillon international de la Colonne Durruti sur le front d'Aragon ; que tu as été rapatrié en 1937 en France à la suite d'une blessure grave ; que, contre toute attente, tu as adhéré par la suite au PC et, plus précisément, à la MOI ; que tu as eu une intense activité de résistance dans Paris occupé ; que, pour échapper aux nazis et aux staliniens qui, les premiers, te traquaient comme juif communiste et, les seconds, comme renégat trotskiste, tu eus la chance de te sortir de ce double piège en quittant Paris et, après bien des aventures dont j'ignore les détails, de rencontrer Juanel qui te cacha dans sa cabane ariégeoise de berger, qui elle-même servait de refuge et de base arrière aux guérilleros anarchistes espagnols qui luttaient contre Franco. Voilà, c'est tout.
– C'est déjà pas mal, constata l'Anselme, la mine réjouie.
– Oui, mais pas assez pour qui s'intéresse aux détails ?
– Oh ! les détails, c'est ce qui part en premier. Après tout, une vie n'est qu'une vie. Ça tient en peu de lignes sur un faire-part. Je parle des vies ordinaires, celles des « bas de casse », comme on dit en typographie pour désigner le casier des lettres minuscules. Le tableau que t'a fait Juanel est assez juste, mais – hésita-t-il avant de poursuivre –, entre les faits, au cœur des décisions, il y a des nœuds, des mystères qui font effectivement détails, si précisément détails que le passage du temps rend leur remémoration, et a fortiori, leur élucidation difficile, voire impossible.
Sa réponse me déconcerta :
– Alors, on fait quoi ?
– On fait connaissance, camarade, on parle… On parle, ça veut dire qu'on échange, qu'on ouvre un chemin. Je commence, si tu veux : ça te vient d'où cette manie de traquer les vieux et les dernières vérités qui leur restent ? Hein ? Tu peux brancher ta machine, si tu veux…
L'Anselme avait marqué un point. J'étais pris à mon propre piège. Touche « on » enfoncée, je n'avais plus qu'à me lancer à l'eau :
– C'est la première fois qu'on me demande mes motivations. Je vois ça comme un retournement de situation, mais je ne m'y dérobe pas. J'ai vingt-quatre ans, je suis fils d'anarchistes espagnols, j'ai fait quelques études d'histoire et je préfère fréquenter les vieux de ton âge que les jeunes du mien… Ils m'apprennent davantage.
– J'espère que ce n'est pas une règle générale, que tu t'accordes des exceptions, parce que les vieux c'est chiant, ça radote, ça pontifie. Moi, c'est exactement le contraire : les vieux m'emmerdent tous. Ils puent la mort. Alors, si j'ai bien compris, c'est la défaite qui te fascine. La double défaite des vieux révolutionnaires, en particulier, qui ont connu le ravage de leurs idéaux et qui éprouvent, pour finir, celui du temps qui passe…
– Je ne le dirais pas comme ça…
– Comment, alors ?
– Je dirais qu'il y a des défaites préférables aux victoires et des combats perdus qui maintiennent vivante la flamme de la révolte nécessaire contre l'ordre du monde. Je sais, c'est un peu grandiloquent, mais c'est ainsi que je vois les choses. Vous, vous êtes des passeurs d'histoires. Nous, nous les enregistrons. C'est une manière de maintenir la mémoire vivante, de ne pas en perdre le fil…
– Et ce « nous », c'est qui ?
– Au choix, un groupe affinitaire ou une bande organisée.
– Les deux me conviennent. Commençons…
– Par quoi ?
– Le début, le milieu, la fin, comme tu veux…
– Qu'est-ce qui fait sens, à tes yeux, dans cette aventure ?
– Quelle aventure ? Ma vie ou ce que je suis disposé à t'en raconter ?
– L'aventure de l'enregistrement, dans un premier temps. Je connais des témoins qui hésitent longtemps, qui tournent en rond, d'autres qui posent des conditions, qui souhaitent décider de ce qui est utilisable ou pas, qui exigent un droit de regard. Là, on discute tous les deux à bâtons rompus. Tu cherches d'abord à comprendre ce que je fabrique, quelles sont mes intentions et, d'un coup, tu te lances. C'est inhabituel, original, inattendu. J'aimerais comprendre…
– Disons que je suis un personnage singulier et que, l'âge venant, j'ai commencé à voir ma vie comme un tout, avec des cohérences et des contradictions, des fidélités et des ruptures, toutes choses que j'assume entièrement. Qu'on s'intéresse à mon parcours, c'est flatteur, mais je ne souhaite pas te faciliter la tâche en te donnant un fil à saisir. C'est à toi de le trouver. Et, pour ce faire, il te faudra te fier à ta seule boussole. Si elle te mène à des fausses pistes, tu t'en rendras vite compte… Quant à la raison de mon acquiescement à ton offre, elle est simple : ma vie m'emmerde, ma vie actuelle je veux dire, celle de la longue attente d'une fin qui, à coup sûr, ne sera pas brillante. Voilà, c'est pas plus compliqué que cela. Pour un temps, me suis-je dit, il se passera quelque chose dans mon existence, ce qui n'est pas rien. Et puis, étant d'un naturel curieux, il n'est pas exagéré de te dire que, n'ayant pas eu beaucoup d'occasions de vérifier ce que la nouvelle génération de révolutionnaires soixante-huitards a dans le crâne, c'eût été lamentable de rater celle que tu m'offrais, mon jeune camarade. À toi, donc, de m'instruire sur tes capacités à démêler mes embrouilles militantes…
– C'était quoi la révolution pour toi quand tu avais mon âge ?
– D'abord, j'étais plus jeune que toi et, ensuite, ça dépendait du moment et des circonstances. Sur le front d'Aragon, à l'été et à l'automne 1936, c'était du palpable, un devenir présent. Du Paris occupé de 1942, le souvenir qui me reste, c'est la sensation d'extrême bonheur intérieur que je ressentais après chaque action armée contre les nazis, un bonheur concret, tangible. Il n'y avait rien de commun, bien sûr, entre ces deux moments d'histoire, sauf précisément ce sentiment et l'idée que nous étions dans le vrai – ou dans le sens de l'histoire, comme on disait alors. Et nous l'étions sans doute, même si, aujourd'hui comme hier, des démocrates nous disent qu'on ne construit rien à partir de la violence. En clair, ils cherchent surtout à nous effacer de leur histoire pacifiée. À vrai dire, je ne sais pas si une révolution est encore possible, mais ce dont je suis sûr c'est qu'il faut toujours situer l'espoir révolutionnaire en dehors des idéologies qui l'alimentent, mais qui toujours s'arrangent pour le contrarier au nom du principe de réalité…
Je n'eus pas l'occasion de commenter. L'Anselme s'était levé de son fauteuil. Déjà sur le seuil de la porte, il se contenta d'exprimer son intuition du moment : « C'est l'heure de la graille, camarade, je commence à avoir les crocs. Je vais nous préparer un petit fricot. »
Cette première rencontre avec Anselme Plisnier fut suivie de beaucoup d'autres, à rythme rapproché, puis plus espacé. Quand j'étais indisponible, il m'appelait pour m'engueuler. « Alors, lassé, camarade ? » J'avais beau lui expliquer qu'il y avait des impondérables, des charges dans la vie. L'Anselme ne voulait rien comprendre. « L'impondérable pour moi, c'est le temps qui passe, gamin, et la mémoire qui part en quenouille. » Au vrai il exagérait, il avait plus de mémoire que moi. « Mais toi, on se fout, disait-il, à ton âge c'est normal, les souvenirs encombrent peu. » Sur ce point il avait raison, c'est même pour ça qu'on s'intéresse à ceux des autres, pour s'en nourrir, pour se les approprier.
Chaque rencontre avec lui avait quelque chose de singulier, de troublant, de suspensif. Ça tenait à sa méthode discursive, à sa capacité de déstabilisation, à la manière dont il savait ne répondre qu'aux questions que lui-même se posait. Un jour, je le lui ai fait remarquer.
– Bah, oui, camarade, c'est toujours la question manquante que je traque, celle qui ne vient pas ou qu'on n'ose pas énoncer. Sans doute parce que la poser pourrait avoir des conséquences et que tenter d'y répondre engagerait trop de ce qu'on a été ou pas été. Tu n'y es pour rien, d'ailleurs, tes questions sont excellentes. C'est dans ma tête que ça se joue, et pas parce qu'elle serait devenue une passoire, mais parce que l'exercice de remémoration auquel tu me soumets a, chez moi, des effets prolongés.
– Tu peux me dire lesquels ?
– Non, à question manquante, réponse manquante… Te bile pas, je rigole. Ce que je peux te dire, c'est que, depuis qu'on se connaît, depuis que Juanel a eu l'idée de te mettre dans mes pattes, ce sont précisément ces questions qui me taraudent et qui me font passer quelques nuits blanches, moi qui dormais comme un bébé. Alors, j'écris. Je noircis des pages, je m'auto-analyse comme on dit, ce qui n'est pas de tout repos quand on essaye de jouer le jeu. Tu dois savoir que l'image que renvoient les vieux révolutionnaires est toujours fausse, car retouchée par la mémoire collective des défaites et les mythes qu'elles fondent. Sur le front d'Aragon, j'ai vu un compagnon éclater en sanglot parce que Durruti l'avait chargé de garder, durant la nuit, un jeune prisonnier fasciste, un gamin de seize ans, qui devait être fusillé le lendemain. Ce sont les larmes du môme, ses implorations, qui l'ont fait craquer. Il a ouvert la porte et lui a dit de se casser. La question manquante, c'est comment on agit, en révolutionnaire je veux dire, dans ce cas-là. Avant de libérer le gamin, le compagnon m'a demandé mon avis. Je lui ai conseillé de ne pas prendre cette responsabilité. Il n'en a pas tenu compte. Aujourd'hui je crois qu'il a eu raison, mais je ne suis pas sûr d'avoir raison de le croire. Car rien ne dit que le môme, quinze jours plus tard, n'a pas repris les armes contre nous. La question manquante, c'est souvent une question éthique.
– Et comment a réagi Durruti ?
– Comme il fallait, en sermonnant le gardien défaillant et en lui demandant de quitter la colonne. Sans plus. Autrement dit en anarchiste discipliné, mais pas en chef de guerre. J'ai compris là, moi le bundiste de formation, que la qualité morale de l'anarchisme espagnol lui conférait sa force, mais aussi sa limite. Parce qu' « une révolution n'est pas un dîner de gala », comme disait Mao, qui s'y connaissait en immoralité.
– J'imagine que tu as été particulièrement exposé à cette question manquante – celle de ce qu'on peut faire ou ne pas faire – pendant ton expérience résistante à Paris dans les rangs de la MOI ?
– Non, pas une seule fois. D'abord parce que nous ne décidions pas des actions à exécuter et, ensuite, parce que nous étions en guerre totale contre les nazis. Je te l'ai déjà dit, et je le répète : j'éprouvais un sentiment de bonheur personnel à tuer le maximum de nazis et de collabos. La cause était claire, limpide. Elle ne suscitait aucun état d'âme, aucun remords, jamais. De la peur, oui ; du doute, jamais. À la fin de la guerre, la MOI me proposa de me mettre au vert quelque part à travers un réseau du Parti. C'était juste après les exécutions de Manouchian et de ses camarades. Pour moi, le Parti c'était fini. Il nous avait non seulement envoyé au casse-pipe, mais trahi. C'est là que Juanel, que j'avais connu à Barcelone, me proposa de le rejoindre à Boussenac, village ariégeois où il avait sa base. « Tu seras mieux avec nous », m'avait-il dit. Il avait raison. Nous, c'était un groupe de maquisards anarchistes espagnols. En août 1944, des éléments d'un bataillon de marche allemand, formé à Saint-Gaudens et se dirigeant vers la vallée du Rhône, incendièrent le village de Rimont et se livrèrent, le 21, à un véritable carnage. Il est vrai que, sur le chemin, le maquis FTP de La Crouzette en avait dézingué quelques-uns. À Rimont, je connaissais un type admirable, Jean Alio, un instituteur d'une trentaine d'années, qui était devenu mon ami. Il fut dans la liste des fusillés d'office et sa femme fut violée par la soldatesque. Deux jours après, avec Juanel et quelques maquisards espagnols, nous nous sommes rendus au village pour constater les dégâts. Tout était brûlé. Au retour, dans un fossé, à l'orée d'un petit bois, nous avons entendu crier « Hilfe ! » (Au secours !). C'était un très jeune gars que la troupe avait abandonné dans le fossé. Je l'ai regardé, j'ai armé mon flingue et je l'ai abattu. « T'as raison, m'a dit Juanel, il était en train de se vider de son sang. » « Non, je ne l'ai pas achevé pour ça, par bienveillance, mais parce qu'un bon nazi est un nazi mort », ai-je répliqué. « Mais qui te dit qu'il était nazi ? La colonne, c'était une colonne de la Wehrmacht, pas de la Waffen-SS… » Voilà un bon exemple de ce qu'est une question manquante.
Nos rencontres se poursuivirent pendant presque deux ans, toujours à Deuil-la-Barre. Jusqu'au jour où l'Anselme me fit savoir qu'il en avait assez dit. « Trop, même », ajouta-t-il. C'était un jour sans âme, d'hiver sans lumière, de neige sale. Je manifestais mon désaccord, mais en sachant d'avance que je ne le convaincrais pas. Quelque chose s'était passé que je n'avais pas prévu. Nous nous séparâmes sur un silence suspensif. Je lui demandais de réfléchir. Il acquiesça à ma proposition, même si j'étais sûr que sa décision était prise. Et puis rien.
Quelques mois plus tard, Juanel m'appris sa mort. « Il se savait malade, m'a-t-il dit, très malade. Il n'en avait parlé qu'à moi et ne voulait pas que ça se sache. » Il ajouta qu'il avait quelque chose à me transmettre de sa part, un paquet que lui avait confié l'Anselme la dernière fois qu'ils s'étaient vus, deux jours avant son décès. Ce quelque chose, c'était une liasse de quinze cahiers d'écolier entièrement noircis, marges comprises où, d'une écriture nette, méticuleuse, expressive et sans rature, il y consignait les réflexions, les interrogations et les repentirs que nos discussions lui avaient suggérés.
C'est lui – Max Minczelez, alias Anselme Plisnier – qui parle, désormais :
« Il y eut quelque chose de bouleversant à avoir face à soi comme interlocuteur un jeune gars qui se consacre à recueillir des bribes de mémoire des anciens combats. Non pour les glorifier, mais pour en révéler l'essentielle vérité : il existe des moments dans l'histoire où un processus révolutionnaire – comme celui que j'ai connu en Espagne à l'été 1936, dans le cadre d'une guerre civile entre fascistes et républicains – et une résistance antifasciste armée – comme celle que mena la MOI, où j'ai apporté ma part, contre les occupants nazis –, tissent des liens de fraternité si intenses qu'ils fondent en eux-mêmes une autre manière d'appréhender le genre humain. Dans la défaite – comme celle que subirent les républicains espagnols –, il reste l'idée que le jour viendra de la revanche. Dans celui de la victoire – celle des Alliés contre Hitler –, le retour à une normalité de paix civile efface plus ou moins vite des mémoires les raisons du combat. On s'y fait, bien sûr. On oublie même, le temps passant, ce qui s'est joué d'authentique du temps de la lutte à mort contre le nazi-fascisme et pour la révolution sociale. Quand Juanel, mon compagnon de toujours, mon ombre tutélaire, m'incita à répondre à la sollicitation de ce jeune gars, fils d'anarchiste espagnol, qu'il connaissait, je n'ai pas hésité longtemps. Je savais qu'il ne fallait pas tarder. Aujourd'hui, c'est à lui que je dédie ces notes écrites à la va-vite. »
C'est sur ses mots que se concluait le quinzième cahier de La Part du sable. Car tel était le titre que l'Anselme avait choisi pour ces notes et commentaires. « Peut-être parce que tout finit par s'ensabler dans l'oubli », avança son indéfectible Juanel alors que, un jour sans ciel, lui et moi revenions du cimetière municipal de Deuil-la-Barre où l'Anselme fut enterré. « Peut-être, dis-je à Juanel, mais moi j'ai une autre explication et elle me semble évidente. Je vois dans ce titre un hommage à Georges Henein, dont l'une des revues qu'il anima portait ce titre. La « part du sable », pour lui, c'était celle de l'instant, de la rencontre, de la connivence et de la conversation. Et c'est exactement, je crois, ce que l'Anselme et moi avons vécu ensemble : des instants, des rencontres et des conversations conniventes. Juanel avait une moue dubitative.
– C'est une explication d'intellectuel…
– Peut-être, mais je n'en démords pas.
Quelques semaines plus tard, je reçus de lui un appel téléphonique.
– Tu as peut-être raison, compañero. Je viens de m'acquitter d'une mission que m'avait confiée l'Anselme : vider sa bibliothèque et la distribuer à tout-vent à qui lisait encore. Et dans ses piles de livres, je suis tombé sur une plaquette sur ton Georges Henein. Je te la mets de côté ?
Freddy GOMEZ