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06.10.2025 à 09:10

Éloge d'un artisan du livre

F.G.

■ Edmond THOMAS PLEIN CHANT Histoire d'un éditeur de labeur L'échappée, « Le peuple du livre », 2025, 176 p. Il est des êtres qu'on ne connaît pas, qu'on n'a jamais vus, avec qui l'on n'a jamais parlé, mais qui font partie de la famille. Quelle famille ? Celle des têtes dures, des dénicheurs de vieilleries, des rameurs de fond, de l'artisanat littéraire et de la Vieille Cause. L'éditeur Edmond Thomas est de ceux-là. Comme une évidence et depuis longtemps. Je prends de ses nouvelles quand (…)

- Recensions et études critiques
Texte intégral (2413 mots)


■ Edmond THOMAS
PLEIN CHANT
Histoire d'un éditeur de labeur

L'échappée, « Le peuple du livre », 2025, 176 p.


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Il est des êtres qu'on ne connaît pas, qu'on n'a jamais vus, avec qui l'on n'a jamais parlé, mais qui font partie de la famille. Quelle famille ? Celle des têtes dures, des dénicheurs de vieilleries, des rameurs de fond, de l'artisanat littéraire et de la Vieille Cause. L'éditeur Edmond Thomas est de ceux-là. Comme une évidence et depuis longtemps. Je prends de ses nouvelles quand je croise un ami commun qui l'a visité, je m'intéresse à ce qu'il publie, j'achète ses livres et il arrive même qu'il m'en adresse en services de presse. Car, pour être franc, si nous ne nous sommes jamais parlé de vive voix, il est arrivé que nous échangions par écrit à propos de tels projet ou parution. C'est qu'Edmond Thomas suit le travail d'À contretemps depuis ses origines – au format papier, bien sûr. M'est avis d'ailleurs, mais peut-être n'est-ce qu'une impression, qu'il fut un peu chagrin le jour où notre « bulletin de critique bibliographique » changea de formule et émigra vers le monde virtuel où, bientôt vingt ans après son lancement, on le lit désormais et, pourquoi le taire, avec une audience très augmentée.


Comment dire le plaisir d'une lecture sans en amoindrir la force d'évocation ? Comment restituer le tremblement de l'âme que cette lecture a suscité sans en atténuer l'intensité ? Comment restituer, avec de justes mots, ce qu'on y a appris, en s'y plongeant, sur l'auto-émancipation d'un homme « issu d'une famille démunie qui, poussé par la curiosité, s'est intéressé au livre et en a fait une vie » ? Oui, ce Plein Chant du singulier éditeur de Plein Chant est un cadeau dont il faut remercier ses initiateurs. À l'origine, là encore, une histoire d'amitié, de connivence, de dialogue, celle qu'Edmond Thomas entretient depuis longtemps avec trois êtres de qualité – Nathan Golshem, Klo Artières et Frédéric Lemonnier – qui, chemin faisant, et l'air de rien, ont recueilli ses souvenirs d'éditeur-imprimeur. Un vrai boulot, car Plein Chant, c'est cinquante ans d'activité, cinq cents livres, dix collections, deux revues. Il faut du temps pour raconter ça, de la constance, beaucoup de café et un enregistreur en état de marche. Ce livre, écrivent en le présentant les trois complices, « est le résultat de tout cela. D'une pluie de questions, d'une quarantaine d'heures d'enregistrement, puis d'une correspondance nourrie. Nous avons transcrit, coupé, monté et poli pour en faire un texte qui se lise comme nous aimons écouter Edmond. Celui-ci nous a relus et a ajouté une dernière touche de sa main, faisant de ce livre une aventure plus collective encore. »

Ce résultat, on l'a sous les yeux. Un régal : un long témoignage d'Edmond Thomas, vif à souhait, dénué de toute auto-complaisance, souvent drôle, toujours inspiré. L'histoire d'une vie d'homme libre, en somme, un homme qui se cherche et qui se trouve. Certif en poche, c'est l'atelier, mais la lime lui est hostile. Assez, en tout cas, pour qu'il comprenne que l'école buissonnière peut être une forme de vie enviable. Paris, alors, le Paris populaire de son enfance, c'est comme un refuge pour les poulbots et les blousons noirs. Lui, c'est du côté de la rue Broca qu'il glande et qu'il fume des P4. Mais il ne fait pas que cela, le bougre, il s'applique à vivre, c'est-à-dire à risquer. Apprenant qu'on l'a lourdé de l'école d'apprentissage, sa mère lui trouve une piste par l'entremise d'un ancien magistrat chez qui elle fait des ménages. Le bonhomme connaît tous les grands patrons du quartier. C'est ainsi qu'un matin de juillet 1959, il embauche comme arpette à l'imprimerie Brodard & Taupin. On le colle à la reliure industrielle. Il s'y fait un pote. Les « ratés », il les lui refile, notamment ceux de la « Série noire », dont il raffole. Reste juste à les sortir en loucedé, mais le gamin a du métier. Et puis ça bouge dans sa tête, vite ; son pote lui glisse, un jour, un exemplaire mal relié de Paroles, de Prévert. Une lumière ; une révélation. « Il était, écrit-il, possible d'écrire simplement, d'écrire dans une langue comprise par tous, et puisque les écrivains n'étaient pas forcément des gens qui maniaient la langue autrement que la parole qu'on échange, il était possible d'écrire quand, comme moi, on venait de nulle part, qu'on travaillait à l'usine et que le soir on avait envie penser à autre chose » (p. 27). Quand le fil est tiré, il faut le suivre avec constance. Et les découvertes, chavirantes, débordent : Henry Poulaille, d'abord, et son Nouvel Âge littéraire, qui a recensé les auteurs « prolétariens ». Un continent : Marcel Martinet, Jean-Richard Bloch, Émile Guillaumin, Neel Doff, Lucien Bourgeois, Charles-Louis Phillipe, d'autres. Pour les trouver, il n'y a qu'à faire les bouquinistes. À l'époque, ils ne vendent pas n'importe quoi.


À l'origine, il y a toujours la curiosité. Le jeune Edmond n'en manque pas. Les rencontres vont avec. Il suffit de ne pas les rater. Celle avec Fernand Tourret, poète proche de la bande de la revue charentaise La Tour du feu, sera décisive dans son parcours. Un « fou du livre », écrit-il, et, au-delà, un chineur, un collectionneur, un érudit, un initiateur, un éclaireur. Si la poésie est entrée dans le monde d'Edmond Thomas, c'est par Prévert, on l'a dit, mais si elle s'y est installée, c'est sans aucun doute par Tourret. Poulaille d'un côté, Tourret de l'autre. Bonne pioche, à chaque coup. Le talent est là. Pour Edmond Thomas, cela dit, la pratique est décisive. Dans son cas, elle prendra la forme de Zymase, une revue de poésie portée par quelques copains de quartier, et dont il sera le « rédacteur en chef » pendant une vingtaine de numéros, plus quelques plaquettes. Côté boulot, d'arpète chez Brodard & Taupin, il passera, en 1964, grouillot chez Armand Colin. Faut bien gratter.

Ce qu'on retient d'abord du livre d'Edmond Thomas, c'est l'image qu'il se donne d'un modeste à idées fixes. Modeste parce qu'il l'est quand il croise des pointures comme Poulaille – dont il nous livre un splendide portrait ; à idées fixes parce que, l'air de rien, c'est encore et toujours vers le livre, l'objet livre, celui du trésor déniché dans une boîte de bouquiniste ou celui que, comme éditeur, il cherchera à tirer de l'oubli, qu'obsessionnellement ses déambulations le mènent. Et ce depuis qu'il a l'âge de déraison, comme pourraient le susurrer certains illettrés de notre basse époque pour qui l'attachement au livre relèverait désormais d'une sorte de pathologie.

En mai 68, le « gauchiste parallèle » qu'est Edmond Thomas, ne lance pas de pavés. En archiviste d'un printemps délicieusement foutraque, il collationne des tracts et des affiches. Pour l'Histoire. À l'époque, il a embauché chez Yves Lévy, qui tient une formidable librairie de livres rares et anciens sise à deux pas de Notre-Dame. On peut dire qu'elle aura marqué bien des guetteurs d'utopie dont je me loue d'avoir été, cette cave aux trésors. Edmond Thomas y est dans son élément. Il sert la clientèle, s'occupe des livraisons, travaille au catalogage, manie la ronéo, chine dans les libraires d'occasion. Il pense aussi à son avenir de labeurier du livre, car il sait qu'Yves Levy, dont le négoce est en faillite, va fermer boutique. C'est la fin d'une belle aventure, et pour Edmond Thomas, la croisée des chemins. Nous sommes à l'été 1971.


La vie est faite d'appels que le plus souvent on ignore. Par paresse ou par mollesse, tutto uguale. Lui, ce n'est pas son genre. Yves Levy lui a légué la mobylette de la librairie. Ni une ni deux. L'intuition est là. Pour le Parisien qu'il est, la capitale a perdu de son charme. C'est vers un ailleurs qu'il faut aller. Un ailleurs charentais qu'inspire une Tour de feu, celle qui célèbre chaque année – le 14 juillet, de surcroît ! – un banquet estival autour de la poésie. Pierre Boujut (1913-1992), poète, pacifiste et libertaire, en est le grand maître. Edmond charge sa mule, la pétrolette, et prend le large. Après dix heures de route, l'adresse qu'il a en main le conduit à une porte, il frappe. Une Marylou – de son vrai nom Mary Boardman – lui ouvre, et c'est l'embardée. Voilà, simple comme un rêve ou une ivresse. Le reste, ce sont des rencontres essentielles – dont celle du poète et imprimeur Jean Le Mauve (1939-2001), qui le marquera à jamais –, et Bassac, un petit village proche de Jarnac et de sa Tour du feu. Edmond Thomas découvre le coin et s'y installe à l'arrache. Il y restera longtemps puisqu'il y est toujours.

Au départ, Plein Chant, c'est une revue de poésie ronéotée tirée à 300 exemplaires. Confidentielle, donc, et s'assumant comme telle. À mi-voix et pauvrement. L'idée travaille Edmond de changer de braquet en passant de la Gestetner à l'offset. L'occasion lui en sera fournie par Georges Monti, aujourd'hui vaillant éditeur du Temps qu'il fait, qui, lui-même installé alors à Bassac avant de rejoindre Cognac, lui propose une association. L'atelier qui les abrite est exigu, mais il fait l'affaire. Bien sûr, on y bricole, mais les aides sont nombreuses et les bouquins sortent. La revue prend une autre gueule, elle devient thématique, son tirage augmente et des plaquettes suivent. Le reste, c'est la campagne. Un bonheur pour Edmond. Plus facile d'y vivre dans la pauvreté sans y ressentir d'humiliation. Quelques travaux de commande suffisent à ne pas sombrer dans la misère.

Oui, c'est sûr, cet homme est entêté. Il peut douter, manger son pain noir, mais ne faiblit pas. Et c'est probablement parce qu'il se sent porteur d'une mission à remplir, celle de réhabiliter la voix de ceux d'en bas, poètes du peuple, écrivains prolétariens, chansonniers de la mouise. Son domaine de prédilection, ce sont les années 1830-1870, comme l'atteste son livre Voix d'en bas : la poésie ouvrière du XIXe siècle, édité en 1979 par François Maspero dans sa collection « Actes et mémoires du peuple » [1]. En cela, Edmond Thomas est bien le digne héritier d'Henry Poulaille, son indiscutable inspirateur. « Voix d'en bas » deviendra le nom d'une collection de Plein Chant, probablement la plus « visible », comme il l'admet lui-même.


Longtemps, j'ai imaginé Edmond comme un solitaire veillant scrupuleusement à ce que personne ne trouble son goût pour le retrait. On se le disait entre lecteurs. D'où cette réputation assez largement partagée qu'il était quelqu'un de pas commode. À vrai dire, ça m'allait assez. J'aime bien les solitaires. Il me faut convenir, cela dit, que j'étais dans l'erreur tant ce témoignage atteste que l'amitié joue un grand rôle dans son histoire. Amitiés de hasard souvent, les plus belles sans doute. Celles qui naissent d'un coup de main, d'une rencontre fortuite, d'un désir informulable ou d'un hasard objectif. Nombreux sont les exemples qu'en donne ici l'auteur et évidente l'importance, pas seulement pratique, que ces conjonctions ont joué dans son désir toujours maintenu de remettre la barque à l'eau pour accoster d'autres rives, toujours incertaines pour faire du cash-flow, mais exaltantes pour la vie de l'esprit.

Il y aurait encore beaucoup à dire de ce livre admirable à tous points de vue – intention, conception et réalisation –, mais on s'en tiendra là, en espérant avoir contribué à ce qu'on le lise. On ne le regrettera pas.

Freddy GOMEZ


[1] Cet ouvrage est disponible en libre accès sur Gallica.

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