Alors que l’idée d’une droitisation généralisée de la société est omniprésente dans la parole médiatique et politique, l’ouvrage de Vincent Tiberj, La droitisation française. Mythe et réalités défend une toute autre thèse : non, les Français ne se sont pas droitisés. Ils sont même de plus en plus tolérants et alignés sur les valeurs de la gauche.
En revanche, il y a bien une droitisation à l’œuvre dans la société : celle des élites politiques, intellectuelles et médiatiques. Si cette droitisation « par en haut » ne reflète pas les aspirations « d’en bas », elle se traduit pourtant dans une certaine mesure dans les urnes, avec la progression du Rassemblement national. C’est ce que Vincent Tiberj appelle le « paradoxe français », qu’il explique notamment par la prégnance de l’abstention et son inégale répartition dans la société.
Texte intégral (4423 mots)
Note de lecture du livre d’Éric Berr, Sylvain Billot et Jonathan Marie, Inflation. Qui perd ? Qui gagne ? Pourquoi ? Que faire ?, Paris, Éditions du Seuil, 2024.
Éric Berr est co-animateur du département d’économie de l’Institut La Boétie et maître de conférences à l’Université de Bordeaux, spécialiste des politiques macroéconomiques. Sylvain Billot est statisticien-économiste et a contribué à plusieurs notes de l’Institut La Boétie, dont récemment la 4e note de conjoncture de l’Institut La Boétie. Jonathan Marie est maître de conférences à l’Université Sorbonne-Paris-Nord et travaille sur les dynamiques inflationnistes et l’efficacité des politiques macroéconomiques.
Les trois sont notamment co-auteurs de la note de l’Institut La Boétie « Inflation : la lutte des classes par les prix », publiée en décembre 2022, et collaborent régulièrement aux travaux du département d’économie de l’Institut La Boétie.
Alors que l’inflation semble refluer en cette fin d’année 2024, Éric Berr, Sylvain Billot et Jonathan Marie se proposent dans leur livre de tirer un bilan de l’épisode inflationniste qui a suivi le déclenchement de la guerre en Ukraine, mais aussi d’interroger le rôle et les perspectives de l’inflation sur le long terme.
Contrairement aux discours dominants dans les sphères médiatique et économique, les auteurs soutiennent que l’inflation est avant tout le produit d’un conflit dans le partage de la valeur ajoutée. En un mot, l’inflation est politique avant d’être économique.
Cette recension du département d’économie de l’Institut La Boétie rend compte des principales thèses des trois économistes qui permettent d’éclairer sous un autre jour les débats omniprésents sur l’inflation.
Rappels sur l’inflation
La notion d’inflation est à la fois très claire, dans la mesure où elle évoque instantanément une hausse des prix, mais aussi brouillée par les nombreuses représentations qu’elle charrie. Il faut donc dans un premier temps balayer les idées reçues à son sujet pour mieux comprendre de quoi il s’agit. En tant qu’augmentation des prix à la consommation, l’inflation semble au premier abord forcément négative, puisqu’elle entraîne une baisse du pouvoir d’achat. Or, cela n’est vrai que si les revenus n’augmentent pas au même rythme. De même, l’inflation n’est pas un indicateur de la santé d’une économie. Ainsi a-t-elle été parfois élevée pendant les Trente Glorieuses, mais aussi durant des moments de crise.
La déflation, c’est-à-dire la baisse généralisée des prix à la consommation, n’est en revanche, elle, jamais souhaitable. Elle implique que les entreprises ne parviennent pas à trouver des clients et donc que l’économie se porte mal. En ce qui concerne la mesure de l’inflation, les auteurs expriment leur préférence pour l’IPCH (indice des prix à la consommation harmonisé) utilisé pour les comparaisons européennes. Il permet notamment d’intégrer les prestations de santé ou d’éducation qui font défaut à l’IPC (indice des prix à la consommation), l’indicateur de référence publié par l’Insee, qui a en conséquence tendance à sous-estimer l’inflation réelle.
I) Les gagnants et perdants de la dernière période d’inflation
L’épisode inflationniste de 2021-2023 a marqué la résurgence d’une forte inflation, disparue depuis une quarantaine d’années. En s’appuyant sur les données de la statistique nationale, les auteurs en détaillent l’impact précis. En deux ans, les prix ont grimpé de 12 %, cela principalement dans le sillage de l’énergie (+ 29 %) et de l’alimentaire (+ 20 %). Le pouvoir d’achat a dans le même temps subi une baisse de 1 %. L’ouvrage permet ici de rappeler que l’inflation n’a pas le même effet sur l’ensemble de la population : la moyenne cache en réalité des disparités importantes.
Graphique issu du livre, page 34.
Depuis l’arrivée d’Emmanuel Macron au pouvoir, le salaire moyen par tête corrigé de l’inflation a chuté de 3,5 % en moyenne. Les auteurs reviennent notamment sur le mythe de la protection du SMIC face à l’inflation : oui, le mécanisme d’indexation permet de limiter la perte de pouvoir d’achat par rapport à d’autres salaires, mais il se fait sur des bases d’inflation sous-estimées, et de manière décalée dans le temps.
Sur la même période, les revenus du patrimoine corrigés de l’inflation ont, eux, crû de 19 %, et même de 85 % pour les dividendes ! Conséquence directe : les salariés se sont appauvris, quand les détenteurs de capital se sont enrichis. Les 10 % les plus riches ont été ainsi protégés de l’inflation : ils ont gagné 1,2 % de pouvoir d’achat sur la période.
« Les disparités importantes entre ménages comme entre entreprises permettent de désigner des perdants (les catégories populaires), des gagnants (les détenteurs du capital), et des profiteurs de crise (les grands groupes de l’énergie, du raffinage, et de l’industrie agroalimentaire). » (p. 33)
Du côté des entreprises, là encore, il serait faux de croire que l’inflation bénéficie uniformément à l’ensemble d’entre elles. Les conséquences de l’inflation sur les entreprises dépendent principalement de deux facteurs.
Le premier est leur sensibilité à la hausse du coût des intrants : ainsi, une entreprise qui produit de la farine est par exemple très sensible à une hausse du cours du blé, tandis qu’un cabinet de conseil est peu exposé à l’augmentation du coût des intrants.
Le second est la capacité à répercuter cette hausse dans les prix de vente. Par exemple, une boulangerie de quartier ne va pas pouvoir drastiquement augmenter ses prix sous peine de voir sa clientèle s’en détourner, et elle va donc être contrainte à rogner sa marge. Au contraire, une grande entreprise de l’agroalimentaire sera capable d’imposer des hausses de prix à la grande distribution qui a besoin d’avoir ses produits en magasin.
Par conséquent, un grand nombre de secteurs, et en particulier de petites entreprises, ont subi l’inflation, et la perte de pouvoir d’achat des ménages qui en a découlé. S’est opérée une redistribution des richesses au sein des entreprises vers quelques secteurs et entreprises bénéficiaires. Les auteurs citent ainsi les domaines de l’énergie, du raffinage et de l’agroalimentaire comme les grands gagnants de l’épisode.
L’étude précise des causes de l’inflation dans ces domaines fait apparaître que sur 2021-2023, la part de la hausse des prix due aux profits est de près d’un tiers dans l’énergie, et de 20 % dans le raffinage et l’agroalimentaire. Néanmoins, il faut distinguer deux périodes : une première, dans le sillage immédiat de la guerre en Ukraine, où les prix sont effectivement tirés par la hausse du coût des matières premières auxquelles ces secteurs sont sensibles ; puis une seconde, en 2022-2023, où ce sont les profits qui mènent la danse.
Sur la seconde période de 2022-2023, les profits représentent 41 % de la hausse des prix sur l’ensemble du secteur marchand ! Plus frappant encore, « dans le secteur de l’énergie, la totalité de la hausse des prix est expliquée par les profits », notent les auteurs.
Mais comment ces entreprises ont-elles pu augmenter les prix sans subir une baisse de leurs ventes ? En effet, si une entreprise augmente fortement ses prix, elle devrait, selon la théorie libérale, voir ses consommateurs s’en détourner vers d’autres qui les augmenteraient moins.
Isabella Weber et Evan Wasner[1] suggèrent que certaines entreprises ont profité du choc de l’inflation, qui prépare les esprits des consommateurs à des hausses de prix, pour augmenter leur prix plus que nécessaire. Cela fonctionne particulièrement bien dans les secteurs où peu d’acteurs se partagent la plupart du marché, et peuvent donc tous en profiter pour faire passer de fortes hausses en même temps.
De ce point de vue, l’évolution de la gouvernance des entreprises joue un rôle important. Ainsi, la généralisation des phénomènes de « common ownership », c’est-à-dire quand plusieurs grandes entreprises d’un même secteur partagent les mêmes actionnaires – notamment des grands gestionnaires d’actifs comme Blackrock –, contribue fortement à la généralisation de l’inflation. En effet, les grands actionnaires vont avoir intérêt à ce que la hausse des prix soit suivie par l’ensemble des entreprises du secteur, sans quoi elle ne serait pas viable.
L’épisode inflationniste que nous avons connu est donc avant tout une inflation tirée par des profits.
II) La protection des riches par la Banque centrale européenne
Pour comprendre l’attitude des responsables politiques actuels face à l’inflation, les auteurs retracent les différentes influences théoriques qui ont nourri leur action. La fameuse « relation de Phillips » d’abord, selon laquelle la baisse du chômage induirait une augmentation de l’inflation car les salaires augmentent. Les travaux de Milton Friedman ensuite, qui expliquent que la priorité doit être donnée à la lutte contre l’inflation, car il existerait un taux de chômage naturel qui assure l’équilibre de l’économie et ne peut donc pas être réduit durablement.
C’est cet héritage idéologique qui a inspiré la réaction de la BCE consistant à augmenter brusquement les taux d’intérêt. Dans cette logique, la hausse des taux, en freinant l’économie, devrait faire augmenter le chômage et donc faire baisser à la fois les salaires et l’inflation.
Or, cette politique est contreproductive, expliquent les auteurs. En effet, l’inflation ne provenait pas, comme montré plus tôt, d’une surchauffe de l’activité ou d’une boucle prix-salaires. Ce cas de figure relève d’ailleurs avant tout de l’exception : il intervient seulement dans trois cas sur 22 épisodes d’inflation analysés par le FMI[2].
En revanche, il est clair que le choix de la réponse de la BCE revient à choisir les gagnants et les perdants de la séquence d’inflation. En effet, si l’inflation s’était accompagnée d’une hausse des revenus à la même hauteur, ce ne sont pas les salariés qui en auraient payé le prix, mais bien les rentiers, car l’épargne aurait alors perdu de sa valeur. En faisant en sorte de réduire les salaires et de casser l’économie, la BCE a fait le choix de faire payer les travailleurs plutôt que les rentiers.
« Les politiques de hausse des taux d’intérêt menées par les banques centrales manifestent un aveuglement idéologique et mettent en œuvre une logique de classe brutale. » (p. 111)
Les placements financiers des épargnants et les dettes détenues par les créanciers ont, en revanche, été protégés par la hausse des taux nominaux, qui se rapprochent du niveau de l’inflation. La « lutte contre l’inflation » mise en place par la BCE a en fait pour but de préserver les détenteurs de capital et l’épargne des plus riches. Elle le fait dans l’optique du « ruissellement » : préserver le capital et l’épargne est ainsi censé permettre l’investissement. Mais ce « ruissellement » n’est que théorique : pendant l’épisode inflationniste, les entreprises ont en effet privilégié la spéculation plutôt que l’investissement productif.
Cette politique de lutte contre l’inflation au détriment des travailleurs n’est pas uniquement le fait de la BCE : c’est la même politique qui est menée par Emmanuel Macron depuis son arrivée au pouvoir. Son objectif est la « modération salariale », c’est-à-dire le ralentissement de la croissance des salaires réels. Elle passe par l’augmentation de la concurrence sur le marché du travail à travers les réformes de l’assurance chômage ; par l’afflux de nouvelles personnes sur le marché avec la réforme des retraites ; et par le fait de favoriser les revenus qui contournent le salaire (primes, chèques).
La politique macroniste utilise donc la lutte contre l’inflation comme prétexte au service d’une politique générale de baisse de la rémunération du travail.
III) Perspectives de la bataille de l’inflation
Ce que les trois économistes nous montrent, c’est que l’inflation, au-delà de contingences de court terme, est le fruit d’un conflit sur la répartition de la richesse créée. Les auteurs expliquent que quatre facteurs agissent sur la hausse des prix : les actionnaires et les dirigeants ; les travailleurs, lorsqu’ils réclament collectivement des hausses de salaires ; l’État, par la fiscalité et les réglementations ; et enfin des causes extérieures telles que les guerres ou les phénomènes climatiques.
Ce sont les conflits entre ces acteurs qui modifient la répartition des revenus. Aujourd’hui, où en est le rapport de force dans le partage de la valeur ajoutée ? Le constat dressé par les auteurs est celui d’une inversion du rapport de forces, auparavant favorable aux salariés, en faveur du capital. La part des salaires dans la valeur ajoutée a en effet diminué de près de 10 points depuis le pic des années 1980.
Graphique extrait du livre, page 70.
Dans la configuration actuelle, la défaite des travailleurs pourrait se prolonger dans la mesure où la bataille autour de l’inflation va monter en intensité. Les auteurs identifient comme facteur clé de l’inflation présente et à venir le contexte de baisse des gains de productivité. En effet, en l’absence de gain de productivité, les entreprises sont obligées soit d’augmenter leurs prix, soit de freiner les salaires, soit de baisser leur marge. Pour maintenir à tout prix leurs profits, elles profitent donc de l’inflation pour augmenter les prix et freiner les salaires discrètement.
Jusqu’ici, depuis 2008, les États ont évité ce phénomène en subventionnant toujours plus les entreprises : les taux de marge ont été ainsi artificiellement maintenus avec de l’argent public, au détriment des déficits publics et du financement des services publics.
Les auteurs observent que, si l’inflation globale diminue aujourd’hui grâce à l’énergie et l’alimentaire, l’inflation structurelle reste élevée, notamment dans les services. L’inflation résultant de rapports sociaux, elle « s’accroît dans les périodes de remise en cause du compromis social en vigueur[3] » : une remise en cause rendue inévitable par la baisse des gains de productivité.
D’autres facteurs vont dans le sens d’un retour de l’inflation sur le long terme. D’abord, celui de la montée en puissance de l’inflation due aux dysfonctionnements de la mondialisation, ce que les auteurs nomment la « mondialisation inflationniste ». L’interdépendance croissante des économies est en effet source de fragilité : cela s’observe d’ailleurs déjà lorsque des tensions géopolitiques concernent des zones cruciales pour l’économie mondiale, ou lorsque le prix du transport flambe par exemple.
Mais c’est aussi le cas lorsqu’un phénomène comme une pandémie, ou des conditions climatiques particulières, viennent bloquer ou ralentir à un endroit de la planète une chaîne d’approvisionnement. C’est ce que l’on a vu dans la période des confinements, avec ces « goulets d’étranglement » qui ont créé des pénuries et donc des hausses de prix.
La crise climatique créera donc de l’inflation. D’une part, par les conséquences sur le système économique des dysfonctionnements climatiques, mais aussi parce que la bifurcation écologique implique de se priver de certaines méthodes de production, certes plus efficaces mais néfastes pour l’environnement. Cette bifurcation implique de « pouvoir compter sur une politique budgétaire ambitieuse, qui peut être source d’inflation » (p. 90).
IV) Que faire ?
En partant du constat que l’inflation pourrait s’installer durablement, les auteurs se demandent donc quelles politiques économiques et monétaires doivent être mises en œuvre. Celles-ci doivent permettre une augmentation des salaires plus rapide que l’inflation pour que ce soient les rentiers qui en paient le prix – et non plus les travailleurs – mais aussi pour rendre possible la bifurcation écologique.
En termes de politique monétaire, le mandat de la BCE doit être profondément élargi au-delà de la stabilité des prix pour intégrer des objectifs de plein emploi et de financement des déficits à coûts maîtrisés.
Pour mener à bien la bifurcation écologique, il apparaît essentiel de créer un pôle public bancaire car les investissements nécessaires ne sont pas les plus rentables dans un premier temps. Les auteurs estiment qu’il faut a minima augmenter la cible d’inflation, aujourd’hui à 2 %, pour permettre une hausse des salaires dans la livraison et les métiers de première ligne. Cette cible n’est que la face émergée de la politique d’austérité budgétaire prônée par Bruxelles, qu’il faut revoir de fond en comble.
« Une chose est sûre : conserver une cible d’inflation à 2 % est incompatible avec la réalisation de la bifurcation écologique. » (p. 91)
Ensuite, les auteurs prônent, dans le sillage d’Isabella Weber, une forme de contrôle stratégique des prix, « outil qui a fait ses preuves à plusieurs reprises dans l’histoire ». Cela consiste à bloquer certains prix, par exemple lorsqu’il existe une trop forte demande pour une certaine quantité d’offre, ou bien quand des entreprises profitent d’une position de force sur le marché. L’indexation des salaires sur l’inflation permettrait dans l’autre sens de garantir le niveau des salaires réels.
Affiches de la France insoumise, 2023.
Les auteurs inscrivent ces mesures dans le cadre d’une transformation globale du système économique : réforme des régimes de propriété et de gestion des entreprises, nationalisation d’entreprises dont le but n’est pas l’accumulation de profits, augmentation des droits des salariés ou encore extension du champ de la Sécurité sociale pour satisfaire les besoins fondamentaux.
Conclusion
La lecture de ce court ouvrage apporte à la fois des rappels salutaires et des enseignements précieux. D’abord, l’inflation est politique et non pas une simple affaire de paramètres économiques neutres. Non seulement ses causes dépendent d’un rapport de force, mais les réponses qui lui sont apportées également.
Il ne faut pas craindre l’inflation en elle-même mais, puisqu’elle est inévitable sur le long terme, mais bien plutôt de modifier les politiques économiques pour que cette inflation soit adossée à une progression des salaires et à l’avancée de la bifurcation écologique, sans nourrir de comportements opportunistes de la part des entreprises.
Les auteurs appellent ainsi à affronter rationnellement l’inflation. Cela nécessite de sortir des politiques dogmatiques actuelles pour « réfléchir à la hiérarchisation des objectifs de la politique économique et aux moyens à mobiliser pour les atteindre » (p. 112). En somme, gouverner par les besoins.
Pour aller plus loin :
BERR Éric, BILLOT Sylvain, MARIE Jonathan, SAMPOGNARO Raul, TROUVÉ Aurélie, « Inflation : la lutte des classes par les prix », Note du département d’économie de l’Institut La Boétie, décembre 2022.
WEBER Isabella, WASNER Evan, « Seller’s Inflation, Profits and Conflict : Why can Large Firms Hike Prices in an Emergency? », Economic Department Working Paper Series, University of Massachusetts, Amherst, 2023.
Notre département d'économie publie sa quatrième note de conjoncture économique.
Un décryptage précieux de la situation économique et sociale qui montre une économie au ralenti, où tous les voyants passent désormais au rouge.
La note analyse également la cure d’austérité proposée par Michel Barnier, historique en France et similaire à celles qu’a connues l’Europe du Sud, qui risque d’encore aggraver la situation.
Texte intégral (6723 mots)
Cette note est la quatrième édition du « point de conjoncture » de l’Institut La Boétie.
Le département d’économie vous propose régulièrement, dans ces points de conjoncture, une lecture critique pour décrypter et mettre en perspective l’actualité économique. Dans chaque note, vous découvrirez un focus spécifique sur une question économique d’actualité.
Vue d’ensemble : une économie mondiale toujours déprimée
L’économie française est engluée dans une profonde dépression, avec une croissance de la richesse produite faible : autour de 1 % en rythme annuel depuis début 2022. Elle peine à dégager des gains de productivité[1]. La consommation des ménages et l’investissement des entreprises, c’est-à-dire la demande nationale privée[2], sont atones. C’est le commerce extérieur et la dépense publique qui expliquent le reste de croissance que l’on observe depuis deux ans.
Les perspectives se dégradent encore pour les trimestres à venir. Après un léger effet JO pendant l’été, l’indice qui suit l’évolution de la production dans le secteur privé (PMI Flash HCOB[3]), s’est dégradé nettement en septembre, puis en octobre. Le « climat des affaires », qui synthétise tout ce qui pousse ou retient des décisions d’investissement ou d’embauche de la part des patrons, s’est effondré dans l’industrie en octobre. C’est même la plus forte baisse mensuelle depuis novembre 2008[4]. Le discours gouvernemental sur la réindustrialisation paraît ainsi plus que jamais en décalage avec la réalité. Les perspectives sont particulièrement sombres pour le secteur de l’automobile et des moyens de transport en général. Elles sont aussi fortement dégradées pour la production de biens d’équipement (les machines notamment), puisque l’investissement des entreprises continuerait à se dégrader dans les mois qui viennent.
Au niveau mondial, le Fonds monétaire international (FMI) anticipe la persistance à court et moyen termes d’une croissance « médiocre » autour de 3 %[5]. Depuis la fin du Covid, les pays de l’Europe du Sud (notamment l’Espagne) prennent leur « revanche » sur les pays de l’Europe du Nord : l’Allemagne connaîtra ainsi en 2024 une nouvelle récession (– 0,2 %), après celle de 2023 (– 0,3 %).
En 2025, la croissance ralentirait là où elle a été la plus forte (aux États-Unis, en Espagne ou en Chine). Elle se redresserait légèrement dans les pays qui ont connu la stagnation ou la récession (en Allemagne ou au Japon).
L’économie mondiale n’est pas sortie de la dépression qui a fait suite à la crise de 2008. Tout cela dessine le tableau général d’un capitalisme morbide où les entreprises tirent avant tout leurs profits des aides publiques et du blocage, voire de la baisse, des salaires réels.
Croissance : une faible croissance tirée par le commerce extérieur et les dépenses publiques
Sur ces deux dernières années (entre le 3e trimestre 2022 et le 3e trimestre 2024), le produit intérieur brut français a augmenté de 2,1 %. La consommation des ménages et l’investissement des entreprises y ont contribué négativement pour – 1,3 point, alors que le commerce extérieur y a contribué positivement pour 2,2 points, et les dépenses publiques pour 1,2 point.
La fin de l’inflation ?
Étudier le poids de chaque composante de la croissance du PIB[6] permet d’invalider la thèse d’une explication de l’inflation par une surchauffe de la consommation dopée par les revenus et le surplus d’épargne après la fin des confinements. En effet, on ne constate pas d’envolée de la demande privée interne.
L’inflation a d’abord été provoquée par une augmentation de certains coûts de production : hausse des prix de l’énergie, perturbations des chaînes d’approvisionnement liées au Covid.
Elle a ensuite perduré car les entreprises, en particulier les grandes, ont maintenu leurs marges à tout prix, alors que la productivité du travail baissait[7]. Puisqu’elles produisaient moins avec la même quantité de travail, les entreprises ont maintenu leurs marges en augmentant les prix.
Ceci s’est traduit par une baisse des salaires réels, puisque dans le même temps l’évolution des salaires nominaux[8] n’a pas suivi celle des prix.
Les grands groupes des secteurs du raffinage, de l’agroalimentaire[9], de l’énergie, du transport maritime ont même fortement augmenté leur taux de marge, et peuvent être caractérisés en tant que « profiteurs de crise » : dans ces secteurs en particulier, l’inflation a été directement alimentée par les profits.
L’inflation a fortement ralenti ces derniers mois, tirée à la baisse par la chute des prix de l’énergie et par la modération des prix industriels (en raison des surcapacités de production chinoises). Mais l’inflation dans les services est, elle, toujours au-dessus de 2 %.
D’autre part, la montée des tensions géopolitiques, menant à des tensions sur les prix et les circuits d’approvisionnement internationaux, ainsi que la faiblesse persistante de la productivité, nous font penser que l’inflation pourrait persister et rebondir, d’autant plus si le conflit de répartition entre salaires et profits s’intensifie en faveur des revenus du capital.
La contribution positive du commerce extérieur à la croissance ne signifie pas que la France dégage des excédents commerciaux. Elle signifie que le déficit de la balance des biens et services[10] diminue, non pas tant en raison d’exportations particulièrement dynamiques, mais en raison d’une baisse des importations à mettre en lien avec la faiblesse de la consommation interne des ménages et des entreprises.
L’autre contribution à la croissance, les dépenses publiques, est directement menacée par le tournant austéritaire. Dès la fin de l’année 2024, la consommation collective des administrations publiques (services publics qui bénéficient à la collectivité dans son ensemble) ralentirait fortement, et le projet de budget du gouvernement amputerait la croissance de 0,8 point en 2025 selon l’OFCE[11].
La situation est particulièrement critique dans le secteur de la construction, qui a été pénalisé en particulier par la hausse des taux d’intérêt des banques centrales pour lutter contre l’inflation. En effet, cette hausse a été à l’origine d’une diminution de la capacité des ménages à emprunter pour investir dans l’immobilier. La France n’a jamais produit aussi peu de logements neufs qu’au cours de la période allant de juillet 2023 à juillet 2024[12]. Avec 2,7 millions de ménages en attente d’un logement social, une construction toujours à l’arrêt et 330 000 personnes sans domicile fixe – deux fois plus qu’il y a dix ans –, tous les voyants ont viré au rouge écarlate.
Les JO ont permis une hausse de la croissance au 3e trimestre[13], mais elle est anticipée comme nulle au 4e trimestre par l’Insee ou l’OFCE. En 2025, la croissance sera très faible, la consommation des ménages étant pénalisée par le maintien d’un taux d’épargne[14] nettement supérieur à l’avant Covid (d’environ 2,5 points). Le niveau élevé du taux d’épargne s’explique notamment par deux facteurs. D’une part, les plus riches ont vu leurs revenus fortement augmenter avec l’envolée des revenus du patrimoine, et notamment des dividendes, tandis que les revenus des plus pauvres diminuaient : or, les revenus supplémentaires des plus riches vont davantage vers l’épargne que vers la consommation. D’autre part, les consommateurs sont (légitimement) pessimistes quant à l’évolution de la situation.
Investissement : une baisse importante de l’investissement des entreprises qui risque d’entretenir la baisse de la productivité du travail et la stagnation économique
Les entreprises devraient connaître au moins cinq trimestres consécutifs de baisse de leur investissement[15]. Entre le 3e trimestre 2023 et le 4e trimestre 2024, l’investissement diminuerait de plus de 3 %, et même de 8 % en ce qui concerne les produits manufacturés. Même l’investissement en logiciels informatiques, jusqu’ici plus dynamique, ralentirait fortement fin 2024. Selon l’OFCE, l’investissement continuerait de baisser début 2025 avant de stagner à la fin de l’année. Les ressorts d’un rebond de la croissance sont donc absents.
La baisse de l’investissement devrait entretenir le ralentissement des gains de productivité. La productivité du travail est aujourd’hui inférieure à ce qu’elle était en 2017[16] ! Alors que les gains de productivité sont ordinairement plus forts dans l’industrie, la baisse y est aujourd’hui plus forte encore. On peut discerner deux grandes explications à cette baisse :
1. La faiblesse de l’investissement, notamment dans les nouvelles technologies de l’information et de la communication (en comparaison avec les États-Unis).
2. L’essor des emplois à faible productivité[17], comme les contrats en alternance et les micro-entrepreneurs (dont le revenu moyen est de 800 € pour ceux qui ne sont pas salariés en complément). Or, ceux-ci constituent environ la moitié des créations d’emplois depuis 2019.
C’est une proportion énorme qui met à nu l’arnaque derrière le discours sur le retour à un quasi plein-emploi. Le taux de chômage officiel, qui est par ailleurs reparti à la hausse (il devrait atteindre 7,5 % fin 2024, puis 8 % fin 2025 selon l’OFCE), masque un sous-emploi massif.
Figure 1 : Évolution de la productivité horaire du travail
Source : Insee, comptes nationaux.
Salaires : une baisse marquée en 2022 et 2023 qui ne sera pas rattrapée de sitôt
L’Insee a rendu son verdict sur l’évolution du salaire net moyen dans le secteur privé en 2023[18] : celui-ci diminue de 0,8 %, après une baisse de 1 % en 2022 quand on tient compte de l’inflation telle que mesurée par l’indice des prix à la consommation (IPC). Si on prend en compte l’indice des prix à la consommation harmonisé (IPCH)[19], plus approprié pour évaluer l’inflation réelle, la baisse du salaire est même presque deux fois plus forte : – 1,7 % en 2023 et – 1,6 % en 2022.
Lesalaire net moyen a donc baissé de plus de 3 % en deux ans, quand, dans le même temps, les revenus réels du patrimoine, qui bénéficient très majoritairement aux plus riches, ont augmenté de près de 20 %. En 2024 et 2025, les salaires réels augmenteraient au mieux de 0,5 %, ce qui serait loin de compenser les pertes des années précédentes.
Selon l’OFCE, les destructions d’emplois ont commencé fin 2024. Elles devraient se poursuivre tout au long de l’année 2025. L’emploi total reculerait de plus de 200 000 postes entre le 3e trimestre 2024 et le 4e trimestre 2025. Seuls les emplois à faible productivité de micro-entrepreneurs continueraient à augmenter.
La nette dégradation du marché du travail devrait peser à la baisse sur les salaires. Récemment, les prévisions de hausse de salaires ont été révisées à la baisse. Aujourd’hui, on constate que les salaires nominaux refluent presque aussi vite que les prix.
La hausse annoncée des salaires réels en 2025 semble donc incertaine, et de toute façon insuffisante pour permettre une hausse du pouvoir d’achat moyen des ménages. Les coupes dans les prestations sociales planifiées par le gouvernement Barnier vont en effet plomber le pouvoir d’achat des ménages, qui baisserait de 0,2 % en 2025 selon l’OFCE.
Profits : un capitalisme sous perfusion d’aides publiques
Le patronat n’a de cesse de stigmatiser le poids des impôts et des dépenses publiques. Pourtant, depuis le début de la période dite « néolibérale », c’est-à-dire le début des années 1980, les politiques budgétaires se sont mises au service du capital. Cette période est celle des baisses d’impôts sur les entreprises et des hausses de leurs subventions. Ces politiques ont eu un impact massif sur la dette publique pour maintenir la rentabilité d’entreprises qui, sans elles, serait au plus bas.
Aux États-Unis, le taux de profit net (avant et après impôts) des sociétés non financières[20] a fortement chuté de la fin des années 1960 à la fin des années 1970[21]. Depuis cette période, le taux de profit net avant impôts est resté tendanciellement à un niveau bas, avec bien sûr des variations cycliques[22]. En revanche, le taux de profit net après impôts s’est fortement redressé, notamment après la crise de 2008, pour atteindre à nouveau les sommets atteints pendant les « Trente Glorieuses ».
Cette divergence entre taux de profit avant impôts et taux de profit après impôts montre que le redressement des taux de profit n’est pas dû à un redressement productif des entreprises, mais bien aux politiques de baisses d’impôts (et de hausses des subventions) des États envers les entreprises. C’est le signe d’un capitalisme au ralenti et sous perfusion.
Figure 2 : Évolution du taux de profit des sociétés non financières aux États-Unis
Source : Bureau of Economic Analysis.
En France aussi, la part du profit « avant redistribution » dans la valeur ajoutée des sociétés non financières (SNF) décline depuis la crise de 2008[23]. Mais la politique budgétaire volontariste en faveur du capital conduit à l’inverse à une augmentation de la part du profit « après redistribution » ! Depuis 2012 (notamment grâce au CICE de François Hollande[24]), celle-ci augmente. Ce sont donc bien les politiques publiques qui permettent aux entreprises de sauver leurs marges, malgré la baisse de leur productivité.
Figure 3 : Évolution de la part représentée par le profit (avant et après redistribution) dans la valeur ajoutée des sociétés non financières
Source : Insee, comptes nationaux.
Dette publique : l’instrumentalisation du déficit public pour couper dans les dépenses sociales
Le déficit public actuel a été créé par les baisses d’impôts en faveur des plus riches et des grandes entreprises. Ces mesures, supposées stimuler l’activité économique, ont en réalité eu pour unique résultat d’enrichir une poignée de fortunés et de priver l’État de recettes précieuses.
Les mêmes qui en ont bénéficié exigent aujourd’hui que le déficit soit au plus vite réduit en imposant une baisse drastique des dépenses pour la protection sociale et les services publics.
Pour cela, un discours catastrophiste martèle que les niveaux du déficit et de la dette publics seraient devenus « insoutenables ». Or, en réalité, si la charge d’intérêt sur la dette publique a certes augmenté en 2022 (en pourcentage du PIB), elle est deux fois moins élevée qu’elle ne l’était au milieu des années 1990.
Figure 4 : Évolution des charges d’intérêts de la dette publique, en pourcentage du PIB et en pourcentage des dépenses publiques
Source : Insee, comptes nationaux.
On nous explique qu’une politique d’austérité doit être mise en place pour « rassurer » les marchés, sans quoi nous serions « punis » par une hausse des taux d’intérêt sur la dette publique qui rendrait la charge d’intérêts insoutenable. Il n’y a aucune raison d’accepter cette logique : avant le tournant néolibéral, le déficit public était financé par les avances directes de la banque centrale[25] ou par le « circuit du Trésor »[26]. Ce financement « administré » de la dette publique permettait d’avoir une maîtrise du taux d’intérêt sur la dette publique.
FOCUS – Le budget 2025 sera-t-il mortel pour l’économie française ?
Le 14 octobre, avec beaucoup de retard par rapport au calendrier parlementaire traditionnel, le gouvernement Barnier a présenté le projet de loi de finances (PLF) et le projet de loi de financement de la Sécurité sociale (PLFSS) pour l’année 2025.
Selon le gouvernement, ce budget constitue une cure d’austérité de 60 milliards d’euros, même si le Haut Conseil des Finances Publiques (HCFP) suggère que l’ajustement budgétaire serait en réalité plutôt de 42 milliards d’euros (soit 1,4 point de PIB)[27].
Entre aveuglement idéologique et crainte sincère concernant la montée de l’écart entre le taux d’intérêt exigé pour les titres de la dette publique française et les titres allemands[28], le gouvernement souhaite envoyer des signaux à ses électeurs et aux marchés financiers concernant la crédibilité de son engagement austéritaire.
Or, on peut penser qu’un PLF bâclé, associé à une communication peu transparente[29], ne permettra de toute façon pas d’améliorer la crédibilité des comptes publics, mise à mal par la politique pratiquée depuis sept ans.
Le déficit actuel est la conséquence de la politique économique menée depuis 2017
Le manque de crédibilité des comptes publics français ne tombe pas du ciel. Il fait suite à sept années de gouvernements nommés par Emmanuel Macron. Durant cette période, les politiques publiques mises en place par les gouvernements Philippe, Castex, Borne et Attal ont creusé les soldes publics de façon permanente de 40 milliards d’euros[30], essentiellement du fait de baisses d’impôts non financées.
Les défenseurs du bilan de ces gouvernements mettent souvent en avant les dépenses et baisses de recettes dues à la crise du Covid-19 pour rendre compte de l’augmentation de la dette publique. Pourtant, près de la moitié de la dette supplémentaire peut être expliquée par leur mauvaise gestion budgétaire, à savoir des baisses d’impôts non financées. Le 26 mars 2024, déjà, l’Insee remarquait que son aggravation avait avant tout pour origine la baisse de recettes, puisque le poids de celles-ci dans le PIB avait diminué de 2,1 points en 2022-2023[31].
Après avoir « affamé la bête » en se coupant volontairement de recettes, la puissance publique se trouve exsangue. C’est d’autant plus grave au moment où il est nécessaire de se donner les moyens d’action pour faire la bifurcation écologique et répondre enfin aux besoins suscités par le vieillissement de la population (santé, dépendance), sans parler de la reconstruction des services publics.
Au-delà même des sept dernières années, depuis 2000 la dépense publique en subventions et transferts en capital aux entreprises a augmenté cinq fois plus vite que celle consacrée aux services publics. Alors que ces vingt-cinq dernières années ont vu une augmentation des besoins en services de la population du fait des conséquences du « baby boom » des années 2000 et du vieillissement de la population, la part des services publics dans la dépense publique a baissé de 5 à 6 points[32].
Des mesures fiscales qui vont peser sur la consommation populaire
Dans ce contexte, une hausse des prélèvements obligatoires peut sembler justifiée. Elle serait de 30 milliards d’euros selon le HCFP. Mais il faut faire la différence entre des mesures fiscales qui viseraient ceux qui ont profité le plus des baisses d’impôts depuis 2017, à savoir les ménages les plus aisés et les entreprises, et des mesures touchant l’ensemble des contribuables, qui constitueraient un danger pour le pouvoir d’achat des ménages populaires et de la classe moyenne, et donc pour la consommation et la croissance.
Parmi les nouvelles mesures incluses dans le projet de loi de finances, le gouvernement espère collecter 8 milliards d’euros grâce à la surtaxe sur l’impôt sur les sociétés des grands groupes ; 4 milliards avec la baisse des exonérations de cotisations sociales employeurs ; 2 milliards avec le taux plancher de 20 % pour les très hauts revenus ; mais aussi 7 milliards avec la hausse des taxes sur la consommation d’électricité (dont 4 milliards grâce au retour de la taxe intérieure sur la consommation finale d’électricité (TICFE)[33] à son niveau pré-crise énergétique).
Si certaines mesures dans cette liste constituent clairement un aveu d’échec de la stratégie fiscale mise en place depuis 2017, il faut relativiser leur portée. D’abord, la surtaxe sur l’impôt sur les sociétés des grands groupes et le taux plancher de 20 % pour les très hauts revenus sont annoncés comme exceptionnels et temporaires. À l’inverse, les baisses d’impôt sur les grands patrimoines mises en œuvre depuis 2017, notamment la transformation de l’impôt de solidarité sur la fortune (ISF) en impôt sur la fortune immobilière (IFI)[34] ou la mise en place du prélèvement forfaitaire unique (PFU)[35] ne sont quant à elles pas remises en cause. Par ailleurs, concernant l’augmentation de l’impôt sur les sociétés des grands groupes, on peut être sceptique quant à la réalité des montants de recettes prévus dans le projet de loi de finances : la mesure apparaît très à contretemps, car, s’ils ne sont pas totalement dissipés, les superprofits ne sont plus au niveau historique de la période 2021-2022.
En revanche, la hausse des taxes sur l’électricité va peser sur le pouvoir d’achat des ménages en augmentant le prix d’une dépense de première nécessité, contrainte. Entre décembre 2019 et septembre 2024, le prix de l’électricité a bondi de 49 %, alors que l’inflation totale était de 13 %. Même si la baisse de 9 % du prix total annoncée par le gouvernement se matérialisait, la hausse du prix de l’électricité depuis le pré-Covid resterait de 35 % après la hausse des taxes. Ainsi, la hausse de taxes prévue par le gouvernement entérine et prolonge les prix anormalement élevés de l’énergie, ce qui aura un effet durable sur la consommation des ménages et sur les capacités d’investissement des entreprises.
Des coupes dans les services publics, les budgets sociaux et la transition écologique
À côté des mesures fiscales décrites ci-dessus, le gouvernement propose des coupes dans la dépense publique pour un montant de 12 milliards d’euros selon le HCFP, et jusqu’à 40 milliards d’euros selon Bercy (l’écart entre les deux chiffres suggère une présentation mensongère du budget par le ministère de l’Économie et des Finances)[36].
Parmi les principales mesures de réduction de dépenses, la restriction des dispositifs de subvention de l’apprentissage, les coupes dans les soins de ville remboursés par la Sécurité sociale, la hausse du nombre de jours de carence pour les fonctionnaires et la baisse de la prise en charge des arrêts maladie, ainsi que le report de six mois de l’indexation des pensions de retraite impliquant une baisse des pensions sur 6 mois. Le budget Barnier opère aussi des suppressions de postes dans l’Éducation nationale, des coupes budgétaires dans les dispositifs de soutien à la transition écologique (notamment en ce qui concerne la rénovation thermique des logements ou les primes pour l’acquisition de véhicules électriques), dans les crédits spécifiques pour les Outre-mer ou encore dans les achats des hôpitaux publics.
La diminution des aides à l’apprentissage est un aveu d’échec de la politique en matière d’emploi menée depuis 2017. La politique de soutien à l’apprentissage était en effet devenue, selon tous les rapports d’évaluation[37], un puits sans fond. Mal conçue, mal ciblée, elle servait de plus en plus à financer tous les acteurs de la chaîne, sauf les jeunes plus en difficulté[38]. Pour donner une idée, le nombre de jeunes hors formation et emploi est aujourd’hui plus élevé qu’au début des années 2000, malgré le million de postes d’apprentis créés.
Un ajustement budgétaire historique : la France sur le chemin de l’Italie ?
L’ampleur de la consolidation budgétaire[39] est excessive même par rapport aux nouvelles règles européennes[40]. La France est en effet placée, depuis le 26 juillet 2024, sous une nouvelle procédure de déficit excessif[41] en raison de l’incurie des derniers gouvernements. La consolidation, évaluée à 1,4 point de PIB[42], dépasse largement les exigences du pacte de stabilité et de croissance. Celui-ci n’aurait nécessité qu’un ajustement de 0,6 point de PIB cette année, pour lequel les seules mesures fiscales proposées auraient suffi. L’ajustement exigé par les règles européennes était donc déjà assuré par les mesures fiscales prévues par le gouvernement pour l’année 2025. En réalité, quelques mesures fiscales ciblées sur les ménages les plus riches et les grands groupes auraient à elles seules suffi. Le gouvernement se veut donc « plus royaliste que le roi ».
Ceci est d’autant plus problématique que fournir un effort majeur en début de procédure de déficit excessif ne relâche en rien les exigences pour le futur. En effet, vu le niveau de sa dette publique, la France devrait théoriquement maintenir des efforts importants pendant de longues années après la réduction de son déficit, d’après la nouvelle version du pacte de stabilité et de croissance adoptée en 2024. Le gouvernement, qui a pris des mesures opportunistes, notamment en ce qui concerne une partie de la hausse de la taxation de l’énergie au moment où les prix reculent, ne sera donc pas forcément gagnant à se montrer excessivement dur.
L’ampleur de l’austérité atteint des niveaux historiques. Si l’on mesure l’orientation de la politique budgétaire à travers la variation du solde structurel primaire[43], alors une consolidation de 1,4 point de PIB n’avait été observée en France que pendant la moitié des années 1990 (la consolidation pendant la période 1992-1996 était très forte) ou en sortie du pic du « quoi qu’il en coûte » en 2022 (voir figure 5).
Figure 5 : Variation du solde structurel primaire, en points de PIB potentiel
Source : OCDE.
Si l’on compare l’ampleur de la consolidation proposée pour la France en 2025 par rapport à celle qui a eu lieu dans les pays du Sud pendant la crise de la zone euro, on peut constater qu’elle est supérieure à celle mise en place par l’Italie pendant la période 2010-2012[44].
Au cours de cette période, selon l’OCDE, l’Italie aurait fait une « consolidation budgétaire » annuelle de 1,1 point de PIB. Cela a conduit à une décennie entière de stagnation économique : 2012, 2013 et 2014 ont été des années de récession en Italie, et il aura fallu attendre 2024 pour que le PIB italien retrouve son niveau d’avant la crise de 2008. Le taux de chômage, lui, est monté jusqu’à atteindre 13 % de la population active en 2014 et n’a actuellement toujours pas retrouvé son niveau antérieur à la crise de 2008. Quant à la dette publique italienne, alors qu’elle s’élevait à 114 % du PIB en 2010, elle est aujourd’hui passée à 139 % du PIB.
L’Espagne, autre pays du Sud de la zone euro fortement affecté par la crise, a connu un ajustement supérieur (1,9 point de PIB par an pendant la crise de la zone euro). La Grèce, soumise à une politique particulièrement brutale, se distingue de tous ces pays (4,9 points par an), avec les conséquences dramatiques que l’on connaît. La baisse de 30 % des dépenses publiques y a provoqué une explosion du chômage, qui a atteint jusqu’à 28 %, avec la destruction d’un emploi sur cinq. Un tiers de la population grecque est tombé sous le seuil de pauvreté, notamment les retraités. Livrées à elles-mêmes, 1 million de personnes ont fui le pays, essentiellement les jeunes. Et pourtant, la dette n’a jamais cessé d’augmenter, sous l’effet de la diminution drastique de la consommation populaire et de la perte de recettes pour l’État[45].
Certes, la comparaison a ses limites, puisque les pays du Sud de la zone euro ont tardé à bénéficier de l’action modératrice de la Banque centrale européenne (BCE) sur leurs taux d’intérêt et ont connu une pression des marchés financiers et de la troïka[46] sans commune mesure avec ce que connaît la France actuellement.
Mais il reste une réalité : le gouvernement Barnier envisage un ajustement dont l’ordre de grandeur correspond aux plans imposés à l’Europe du Sud au début des années 2010. Et cela alors même que la situation financière française ne s’approche pas du tout de celle de ces États à cette période (niveau du taux sur sa dette souveraine bien plus faible, écart modéré entre les taux français et allemand).
Un grave coup porté à la croissance française
Selon les évaluations de l’OFCE, l’application du budget 2025 devrait amputer la croissance du PIB français de 0,8 point.
Les seules mesures qui ne contribuent pas à l’effet récessif de l’ajustement sont les mesures fiscales en direction des grands groupes et des ménages les plus aisés. En excluant la fin des mesures d’urgence passées, le multiplicateur serait à 0,7, selon l’OFCE[47]. Cela signifie qu’en moyenne, chaque euro de la consolidation budgétaire engagée par le budget 2025 réduirait l’activité de 70 centimes. Cela le situe à la limite du niveau auquel la consolidation budgétaire devient contre-productive du point de vue de ses propres objectifs car les pertes de recettes liées à l’effet récessif des mesures dépassent les économies réalisées par ailleurs[48]. Le plan d’austérité pourrait donc conduire à une aggravation du déficit et de l’endettement public.
Ainsi, pour le moment rien n’est gagné ni du point de vue de l’activité ou de l’emploi ni même du côté du rétablissement des comptes publics. Avec le retour de l’inflation à la cible de la BCE, il n’y aura pas de bouffée d’air du côté de la politique monétaire, c’est-à-dire pas de nouvelles baisses significatives des taux d’intérêt.
Conclusion
Les principaux voyants économiques tournent au rouge. La politique de soutien inconditionnel au capital n’a pas eu pour effet de redresser l’investissement des entreprises qui est en berne. Elle a simplement permis aux grandes entreprises de garder leurs marges intactes, malgré la baisse de la productivité.
Les résultats négatifs de cette stratégie de redressement des profits sous perfusion publique apparaissent désormais clairement : dégradation des comptes publics, sous-financement massif des services publics, baisse des salaires réels et une économie engluée dans une profonde dépression.
Le choix par le gouvernement d’un plan d’austérité d’une ampleur inédite risque d’aggraver très sérieusement ces tendances négatives, notamment en ce qui concerne la consommation des ménages et l’investissement des entreprises. Le projet de loi de finances prévoit en effet une cure d’austérité estimée à 1,4 point de PIB : davantage que l’Italie en 2010. Pourtant, les conséquences de tels plans sont bien connues, s’étant vérifiées partout, et notamment dans les États d’Europe du Sud dans les années 2010 : récession économique, hausse du chômage, et, faute de recettes, creusement du déficit public.
Politique de l’offre et austérité apparaissent ainsi clairement comme les deux faces d’une même pièce : celle d’un logiciel néolibéral qui a besoin, pour maintenir les profits, d’attaquer en profondeur les services publics en plus de la classe travailleuse.
C’est la double peine pour les catégories populaires : déjà durablement affectées par la baisse de leurs salaires réels du fait d’une inflation dopée par les profits, elles seront aussi les premières victimes des coupes budgétaires dans les services publics.
Alors que l’idée d’une droitisation généralisée de la société est omniprésente dans la parole médiatique et politique, l’ouvrage de Vincent Tiberj, La droitisation française. Mythe et réalités défend une toute autre thèse : non, les Français ne se sont pas droitisés. Ils sont même de plus en plus tolérants et alignés sur les valeurs de la gauche.
En revanche, il y a bien une droitisation à l’œuvre dans la société : celle des élites politiques, intellectuelles et médiatiques. Si cette droitisation « par en haut » ne reflète pas les aspirations « d’en bas », elle se traduit pourtant dans une certaine mesure dans les urnes, avec la progression du Rassemblement national. C’est ce que Vincent Tiberj appelle le « paradoxe français », qu’il explique notamment par la prégnance de l’abstention et son inégale répartition dans la société.
Texte intégral (4635 mots)
Recension de l’ouvrage de Vincent Tiberj, La droitisation française. Mythe et réalités, Paris, Éditions PUF, septembre 2024.
Vincent Tiberj est professeur en sociologie politique à Sciences Po Bordeaux et chercheur au Centre Émile Durkheim depuis 2015. Il est spécialiste des comportements électoraux et politiques, notamment des valeurs et de l’immigration et fait partie de l’équipe de recherche qui travaille au « baromètre racisme » de la Commission nationale consultative des droits de l’Homme.
Les Français sont-ils devenus de droite ? Prenant le contrepied de l’ensemble du discours politique et médiatique ambiant, Vincent Tiberj réfute cette analyse simpliste et erronée des préférences culturelles et politiques françaises. Comme le montre le sociologue, le peuple français est même bien plus ouvert et tolérant qu’auparavant. Ce phénomène est encore accentué par l’élévation du niveau de diplôme. En revanche, il y a bien une droitisation à l’œuvre en France. C’est celle de la classe médiatique, intellectuelle et politique, qui épouse et tente d’imposer au reste de la France un agenda politique de plus en plus à droite : rétablissement de l’ordre et de l’autorité, rejet de l’immigration et du multiculturalisme, etc.
Cette droitisation « par le haut » est loin d’être le miroir parfait d’une évolution parallèle des aspirations populaires. Pourtant, elle s’observe aussi dans une certaine mesure dans les urnes, notamment avec la progression du Rassemblement national, constante jusqu’à son coup d’arrêt de juin 2024. L’ouvrage de Vincent Tiberj vise à expliquer ce paradoxe français, indiquant « en creux » des pistes pour le dépasser. Par quoi ce découplage est-il permis – et pour combien de temps – et que dit-il de notre système politique ? Le mouvement de droitisation de la classe politico-médiatique peut-il être renversé par un surgissement populaire des aspirations répandues à la tolérance et à l’égalité ?
Cette recension de l’Institut La Boétie revient, à partir des analyses et des conclusions de Vincent Tiberj, sur la distinction entre le phénomène fantasmé de droitisation « par le bas » et celui, bien réel, d’une droitisation « par le haut » ainsi que sur les conséquences d’un tel phénomène, pour mieux discerner quelles peuvent être les conditions d’une victoire des idées de la gauche.
« Je postule que la droitisation est simultanément une réalité, par en haut, et un mythe, par en bas. »
I) Non, le peuple français n’est pas de plus en plus de droite
Le peuple français n’est pas devenu de droite. Difficile à croire si l’on regarde l’immense quantité de sondages et d’enquêtes d’opinions commentés quotidiennement par la classe politico-médiatique pour présenter de manière artificielle une opinion publique nécessairement réactionnaire. Et pourtant, si l’on prend la peine, comme Vincent Tiberj, d’analyser sérieusement les différentes données d’opinion disponibles, le constat est sans appel : les Français sont tendanciellement plus alignés sur des valeurs et des demandes de gauche, tant sur les questions socio-économiques que culturelles.
C’est ce que montre l’évolution sur le temps long des trois « indices longitudinaux de préférences » mobilisés par Vincent Tiberj, qui agrègent les attitudes et croyances des Français dans trois champs : les questions socio-économiques, les questions culturelles, et la tolérance à l’égard de l’immigration et des minorités ethniques. Les deux moteurs principaux de cette nouvelle donne résident dans le renouvellement générationnel et l’élévation générale du niveau de diplôme depuis les années 1980.
Graphique extrait du livre, page 47
Les préjugés sont résiduels : ils diminuent et changent de forme
Il y a d’abord une réduction massive des préjugés et une acceptation de plus en plus grande de la diversité culturelle : diversité d’origine, de religion, de genre, d’orientation sexuelle, etc. La tendance est à l’ouverture depuis 1980. Sur le temps long, on note à la fois que « le recul du racisme biologique est incontestable » et que « la tolérance pour les juifs a très fortement augmenté », explique Tiberj.
Les préjugés persistent bien sûr dans la société, mais ils se transforment. Ils passent ainsi d’une forme explicite et flagrante à une forme plus implicite, se déployant à visage couvert, en mobilisant des « principes » et des « valeurs » valorisées dans le débat public, tels que la laïcité, pour stigmatiser in fine des groupes de personnes. Vincent Tiberj montre par exemple l’existence d’un « cadrage musulman » de la diversité, qui « permet de cacher certains préjugés derrière les arguments républicains tout à fait légitimes et de diviser le camp antiraciste ». Dans un même temps donc, les préjugés reculent chez les Français en général mais trouvent toujours à s’exprimer, notamment dans les médias, à travers ces formes retravaillées politiquement, intellectuellement et médiatiquement pour les rendre plus acceptables.
Les questions socio-économiques continuent de polariser la société selon la classe sociale
Du point de vue des préférences économiques et sociales des Français, il n’y a pas non plus eu d’uniformisation en faveur du libéralisme. Malgré un discours néolibéral qui se propage de plus en plus – la dette ne serait plus soutenable, le niveau des prestations sociales et des services publics non plus, etc. –, les Français ne rêvent pas unanimement d’une politique de droite. Au contraire, la demande de redistribution et de services publics demeure élevée, et a même augmenté depuis 2016. Les préférences socio-économiques sont en fait toujours polarisées selon l’appartenance de classe et les intérêts sociaux. En 2024 encore, les ouvriers et les employés demandent de la redistribution, tandis que les cadres et les indépendants s’y opposent.
Bien sûr, les transformations du monde social ces dernières décennies ont entraîné une reconfiguration des rapports des citoyens à la politique et à l’économie : le travail et les formes d’emploi se sont précarisés et le recul du syndicalisme a entraîné la généralisation d’un discours individualisé sur les inégalités et un affaiblissement de la conscience de classe chez les couches populaires. Pour autant, contrairement à l’idée largement répandue, ces bouleversements n’ont pas endigué les aspirations des Français à plus de justice sociale et à des mesures économiques de gauche. Une illustration récente : en 2021, l’enquête Harris Interactive a testé les principales propositions de la France insoumise (retraite à 60 ans, augmentation du SMIC, réouverture massive de lits hospitaliers, etc.). Résultat : un soutien massif dans la population, avec entre80 et 85 % des Français soutenant ces mesures économiques et sociales. Bien loin d’une droitisation généralisée donc.
Manifestation contre la réforme des retraites le 15 mars 2023, Paris
II) La droitisation de la société s’opère « par le haut » – Un conservatisme d’atmosphère
Malgré une société plus ouverte, plus tolérante, et un libéralisme culturel en progression, la France est bel et bien le théâtre d’une progression des idées de droite et d’extrême droite. La cause de cet apparent paradoxe ? Le conservatisme d’atmosphère généré par une classe politique et médiatique de plus en plus (extrême-)droitisée, et qui réussit à imposer son propre cadrage du débat public. « C’est par les luttes pour l’agenda politique et par la manière dont on en parle sur la scène politique et médiatique que la droitisation s’impose », résume Vincent Tiberj.
Marine Le Pen, Éric Zemmour et Jordan Bardella
La droitisation du champ politico-médiatique
Si les citoyens ne sont pas largement convertis à une vision de droite de la société, ce sont les élites politiques, intellectuelles et médiatiques françaises qui portent ce processus : d’où l’expression d’une « droitisation par le haut ». L’espace intellectuel et l’espace médiatique en particulier ont évolué de pair pour faire émerger de nouvelles voix de la droitisation en développant un terrain fertile. La nouveauté de notre époque ne réside pas dans les thèmes portés par la droite et l’extrême droite, mais dans leur prégnance et le caractère d’évidence qu’ils ont réussi à acquérir dans une grande partie de la scène politico-médiatique.
D’une part, les voix portant la droitisation se sont multipliées et ont réussi à imposer leur agenda. Les intellectuels conservateurs et de nouveaux éditorialistes d’(extrême) droite – Éric Zemmour, Eugénie Bastié, Geoffroy Lejeune, etc. – ont su manipuler la « fenêtre d’Overton »[1] à leur avantage et ont fait de leurs concepts des incontournables du débat public, y compris lorsqu’ils ne sont absolument pas partagés par les citoyens. C’est le cas de la théorie du « grand remplacement ». Un autre de ces mécanismes habiles consiste en la réappropriation et le dévoiement de certains concepts centraux du débat public, historiquement de gauche (République, laïcité, etc.) au service d’une mise au ban de l’islam et des musulmans.
D’autre part, la restructuration du champ médiatique et les nouvelles pratiques des citoyens ont facilité cette droitisation par le haut. La polarisation politique se retranscrit désormais dans l’offre médiatique, entraînant une fragmentation des audiences. Autrement dit, la multiplication des canaux d’informations (TNT, réseaux sociaux, etc.) rend désormais possible un phénomène de renforcement idéologique. La chaîne CNEWS en est l’exemple le plus emblématique. Les citoyens peuvent désormais s’informer uniquement par une chaîne qui ne les expose qu’à leurs propres idées, un phénomène renforcé par une montée en puissance des médias d’opinions qui ne s’embarrassent plus autant qu’auparavant du pluralisme et de la confrontation d’opinions.
Figure 2.1. La politisation des publics des chaînes de télévision (page 97)
Un effet relatif sur les citoyens
La capacité de maîtriser l’agenda et le cadrage du débat public a des conséquences massives sur la vie politique française. Car si les médias ne disent pas toujours quoi penser, ils disent toujours, implicitement, à quoi penser et sous quel angle le penser. Par ailleurs, « ces dynamiques par en haut, dans les champs médiatique et intellectuel, ont des effets chez les citoyens, à la fois la cible de ces voix et la figure silencieuse de la légitimité de leurs arguments », explique Tiberj. Autrement dit, c’est toujours « les Français » et « l’opinion publique » que la classe politico-médiatique invoque pour justifier des angles et des sujets traités. Une prophétie autoréalisatrice des désirs de la société française.
Toutefois, cette influence des élites médiatiques et politiques droitisées sur les citoyens est à relativiser. Il n’y a pas de connexion directe entre la sphère médiatique et les Français. Les effets des messages médiatiques et de l’agenda politique sur les individus sont toujours relatifs, entrant en compétition avec d’autres acteurs et d’autres facteurs : manque d’attention, protection des réseaux amicaux et familiaux, filtre de valeurs, concurrence avec d’autres discours, etc. C’est d’autant plus le cas que l’autonomie de la pensée augmente avec l’élévation du niveau de diplôme.
Il n’y a donc pas de décalque automatique des préoccupations du « haut » de la société vers le « bas ». C’est la bonne nouvelle de Vincent Tiberj : les citoyens « résistent » à cette droitisation par le haut. Reste à savoir jusqu’à quel point et sous quelles conditions cette résistance peut perdurer. Quels outils sont les plus efficaces pour contrer l’infusion du discours médiatique dans les esprits ? Aux lecteurs de s’employer à les trouver. Mais l’analyse de Vincent Tiberj apporte un élément précieux à cet édifice : la construction de récits alternatifs des faits de société est possible, et peut, sous certaines conditions, réussir à concurrencer la doxa médiatique mainstream.
Affiche d’Acrimed et VISA (Vigilance et initiatives syndicales antifascistes) “Médias et extrême droite : halte à la banalisation. Journée d’information et de débats”, Février 2022.
III) La « grande démission démocratique » ou comment les urnes ne reflètent plus les préférences des citoyens
Pourquoi, s’il y a seulement une droitisation de la sphère politico-médiatique et non pas des citoyens, les urnes se droitisent-elles ? Comment le Rassemblement national a-t-il pu arriver en tête du premier tour des élections législatives anticipées de 2024, après avoir recueilli 31,37 % des suffrages aux élections européennes du 9 juin ?
C’est précisément ce que Vincent Tiberj appelle le paradoxe français. Il l’explique simplement : les résultats électoraux reflètent de moins en moins les choix et les envies des citoyens car l’abstention est grandissante, et les choix politiques sont de plus en plus contraints.
La thèse de la droitisation ne prend pas en compte l’abstention
L’objection de Vincent Tiberj sur les processus électoraux est simple, mais puissante : il est impossible de conclure à une droitisation de la société française uniquement à partir des résultats électoraux quand l’abstention est aussi conséquente et significative qu’aujourd’hui. Les abstentionnistes ne sont pas des « sans avis » mais des « déçus », à la fois par l’offre politique, et par notre système représentatif : ils ont un avis, des valeurs, ils se positionnent. Or, ces « citoyens distants » sont de plus en plus nombreux, et ce notamment depuis les mandats de François Hollande et d’Emmanuel Macron.
Surtout, l’abstention est inégalement distribuée : elle est de plus en plus marquée chez les catégories populaires et chez les nouvelles générations (post-baby boom et millenials), laissant davantage de poids électoral aux boomers,aux cadres, aux fractions aisées,etc. soutenant rarement la redistribution et l’ouverture culturelle. Avec l’évolution démographique, ce mouvement est amené à s’amplifier, rendant les résultats des urnes toujours moins représentatifs de la population. De nombreuses catégories de la population vont voir leur poids démographique s’accentuer (par exemple, les employés nés en 1980, 1990 et 2000), mais leur poids électoral reculer, et vice versa. Les élus ont donc un problème croissant de représentativité et de légitimité ; et leur seule élection ne peut conduire à conclure à une droitisation généralisée.
Un écart de plus en plus grand entre les préférences socioculturelles des Français et le résultat des urnes : modifications du rapport au vote et dysfonctionnement du système représentatif
« S’il y a autant d’écart entre les valeurs des citoyens et les votes des électeurs, c’est que nombre d’entre eux ne s’expriment plus. Cette dimension, qui se manifeste à travers l’intermittence du vote et le refus de s’aligner face aux partis, fausse doublement les voix et donc les urnes. »
Au-delà de l’abstention, c’est aussi toute une transformation du rapport au vote des citoyens, et même une transformation de leur« culture civique », écrit Tiberj. Depuis 2002, le « vote négatif », « faute de mieux », s’est massivement développé. Tandis que les boomers conservent un lien stable au vote, le vote par intermittence se développe massivement chez les plus jeunes. Parmi les millenials, seuls 28 % des diplômés du supérieur ont un vote constant – soit le même niveau que les diplômés du primaire dans les générations de 1961-1981. Par ailleurs, le nombre de citoyens se considérant « non-alignés » à un parti politique explose : non par incompétence ou incompréhension du monde politique, mais par refus délibéré de prendre part à notre système représentatif jugé dysfonctionnel. C’est d’ailleurs sous le quinquennat Hollande que le découplage entre l’appartenance aux classes populaires et l’identification à la gauche partisane s’est accéléré.
Graphique issu du livre, page 207
D’autre part, quand les citoyens votent, ils votent différemment qu’autrefois. Concernant les facteurs de vote, on est passé d’un système politique où le socio-économique domine, à un système dit des « deux axes », dans lequel les valeurs culturelles gagnent de l’importance, grâce à ce que Vincent Tiberj appelle une « politisation des valeurs », accentuée par le cadrage des campagnes électorales.
Sur les dernières élections en 2024, Vincent Tiberj montre également que la montée de l’extrême droite ne s’explique pas par de nouveaux succès auprès d’électeurs non positionnés ou positionnés à gauche, mais qu’elle est plutôt le fruit d’une « droitisation des électeurs de droite ». Ce sont les électeurs LR – et certains électeurs Ensemble – qui ont fait le choix direct ou indirect du Rassemblement national.
En résumé, la droitisation dans les urnes doit être largement relativisée : elle ne reflète l’avis que d’une partie des citoyens, qui expriment d’ailleurs cet avis de manière de plus en plus contrainte. Un peuple de gauche et des urnes de droite : c’est « une démocratie qui ne représente pas son propre peuple », conclut Vincent Tiberj.
« La classe politique ressemble à une tête qui perd la connexion avec le reste du corps des citoyens. »
IV) Face à la droite d’en haut, quel espace pour la gauche d’en bas ?
Le constat est donc clair : il n’y a pas de droitisation des citoyens mais une droitisation des élites politiques, intellectuelles et médiatiques, qui ne se retrouve pas au sein de la population. Pourtant, aussi artificielle que soit cette droitisation, elle se reflète dans les urnes. La question, pour la gauche, reste alors de comprendre comment inverser cette tendance et dépasser ce paradoxe : comment traduire les majorités culturelles de la gauche dans la société française en majorité dans les institutions ? En cela, les analyses fournies par Tiberj sont essentielles pour penser les enjeux stratégiques actuels à gauche.
Au-delà des recommandations d’améliorations institutionnelles qu’esquisse Vincent Tiberj (développement de référendums, conventions citoyennes, etc.), son travail amène surtout à s’interroger sur les stratégiespolitiques en capacité de transformer la « gauchisation » de la société française en réelle mobilisation aboutissant à la mise en œuvre de politiques de rupture. Autrement dit, transcrire les valeurs majoritairement de gauche des citoyens en une majorité politique et électorale. Avant même la bataille électorale, la transmission de contre-récits pour ne pas laisser l’espace politique et médiatique aux mains de la droite apparaît essentielle. Il s’agit de comprendre comment utiliser les failles mises en avant par Vincent Tiberj (l’absence de transmission automatique des discours droitisés des médias envers les citoyens) pour transmettre plus efficacement un contre-récit politique de gauche. La description des mécanismes de résistance des individus, ancrés dans leurs relations sociales de proximité, au discours médiatique est une source d’inspiration pour le patient travail d’enracinement militant.
Électoralement, le principal enseignement des analyses de Vincent Tiberj est la nécessité de s’emparer pleinement de la question de l’abstention et d’en faire le cheval de bataille pour un (re)surgissement politique du peuple. Ses conclusions résonnent en ce sens avec les analyses récentes du politiste Tristan Haute, mais aussi avec la stratégie de la « conquête du quatrième bloc » théorisée par la France insoumise. Face à l’abstention, « la réponse de trop nombreux élus reste de “faire avec”, de se contenter de gagner des élections sans quorum de participation et d’attendre la prochaine présidentielle ». Pour gagner, la gauche doit au contraire tenter de « faire mieux » plutôt que de se contenter de « faire avec ». Si retourner la tendance de l’abstention n’est pas une mince affaire, elle est essentielle. La grande démission démocratique n’est « ni générale, ni inéluctable », souligne Tiberj.
Porte-à-porte pour l’inscription sur les listes électorales, mai 2024
Il ressort aussi clairement de l’ouvrage, au vu des analyses avancées, que toute stratégie à gauche qui se fondrait sur la thèse erronée d’une droitisation des citoyens et tenterait d’y répondre – notamment par un ajustement programmatique ou discursif – serait condamnée à l’échec. Sans diagnostic clair, pas de traitement efficace : les valeurs de gauche sont majoritaires dans le pays, il s’agit de les convertir en vote ; et non de capitaliser sur des valeurs de droite minoritaires.
Loin des appels incantatoires, l’ouvrage de Vincent Tiberj nous enjoint plutôt à articuler une stratégie concrète et ambitieuse pour rendre la gauche majoritaire politiquement et électoralement.
« L’absence de droitisation par en bas n’aura plus beaucoup d’importance face à ce qui pourrait arriver au pouvoir. »
Pour aller plus loin :
– TIBERJ, Vincent, Les citoyens qui viennent. Comment le renouvellement générationnel transforme la politique en France, Paris, Éditions PUF, 2017.
– DÉZÉ, Alexandre, 10 leçons sur les sondages politiques, Louvain-la-Neuve, De Boeck Supérieur, 2022.
– BOURDIEU, Pierre, « L’opinion publique n’existe pas », Les Temps Modernes, janvier 1973, no 318, pp. 1292-1309.
– PERRENOT, Pauline, « Médias et extrême droite : de la banalisation à la promotion », dans Ugo PALHETA (dir.), Extrême droite : la résistible ascension, Paris, Éditions Amsterdam, 2024, pp. 189-202.
« Extrême droite : la résistible ascension » : le premier livre de l'Institut La Boétie aux éditions Amsterdam !
Coordonné par le sociologue Ugo Palheta, le livre réunit 18 contributrices et contributeurs parmi les plus grands noms des sciences sociales françaises sur le sujet, avec une préface de l’historien du nazisme Johann Chapoutot et une postface de la co-présidente de l’Institut, Clémence Guetté.
Un livre plus que jamais d’actualité, qui vise à fournir des armes intellectuelles pour décrypter le processus d’extrême-droitisation du champ politique et médiatique français et mieux le combattre.
Texte intégral (562 mots)
Pour son premier livre collectif, l’Institut La Boétie s’attaque à l’extrême droite ! Extrême droite : la résistible ascension réunit, sous la coordination du sociologue Ugo Palheta, 18 contributrices et contributeurs, parmi les plus grands noms des sciences sociales françaises sur le sujet. L’historien du nazisme reconnu internationalement Johann Chapoutot en signe la préface, et la co-présidente de l’Institut, Clémence Guetté, la postface.
Ce livre, plus que jamais d’actualité, vise à fournir des armes intellectuelles pour analyser, comprendre et décrypter le processus d’extrême-droitisation à l’œuvre dans le champ politique français afin de mieux le combattre. Il s’inscrit dans la suite d’un travail ouvert par l’Institut La Boétie en octobre 2023 avec son colloque Extrême droite : le dessous des cartes.
Pour cela, il commence par s’attarder sur les dynamiques électorales de l’extrême droite, tant en termes de progression que de convergence avec la droite libérale.
Ensuite, il décrypte les nouveaux combats culturels de l’extrême droite et la façon dont ils imprègnent la société, notamment grâce à l’utilisation des mécanismes qui gouvernent le monde de la production médiatique contemporaine.
Enfin, le livre explore les réseaux patiemment tissés par l’extrême droite dans différents cercles élitaires, bourgeois et oligarchiques, et sur lesquels elle s’appuie pour gagner du terrain.
La thèse dont nous vous proposons la recension offre une relecture de l’histoire de l’Union européenne à partir de la place de l’Europe de l’Ouest dans les relations mondiales.
Celle-ci permet de rompre avec le mythe d’une Union européenne qui serait née et aurait évolué uniquement sous l’action des instigateurs du « projet européen » en dehors du contexte géopolitique.
Texte intégral (4935 mots)
Note de lecture de la thèse deMarlène Rosano-Grange, Revisiter l’histoire de la construction européenne : le poids des structures et des conjonctures internationales, Paris, Sciences Po, 2022.
Marlène Rosano-Grange est docteure en relations internationales de l’Institut d’études politiques de Paris. Elle y mène actuellement ses recherches sur l’évolution de la conflictualité dans la mondialisation de l’économie.
La construction européenne : une histoire mondiale
Partant d’une démarche de sociologie historique des relations internationales, ce travail redéfinit le temps et l’échelle d’analyse de l’intégration européenne. En la situant dans l’histoire mondiale, il montre qu’elle est un processus mettant en mouvement non seulement des forces européennes, mais aussi extra-européennes, et ce, de manière inégale.
Les apports de la sociologie historique des relations internationales
La thèse part d’abord du constat que les analyses de l’intégration européenne sous-estiment le poids des rapports de forces mondiaux dans l’histoire de ce processus. Cet angle permet de démystifier le récit officiel sur « l’exceptionnalité » supposée du destin européen, porté notamment par les théories dites « libérales » et « réalistes » en relations internationales.
Pour ce faire, l’étude mobilise la démarche dite de « sociologie historique ». Celle-ci est particulièrement féconde pour analyser les processus sociaux sur la « longue durée », comme la formation des États en Europe de l’Ouest qu’ont étudiée, parmi d’autres, les sociologues Charles Tilly, Norbert Elias ou encore l’historien Benedict Anderson.
Mais cette approche a été critiquée, à juste titre, pour son eurocentrisme. Selon le chercheur Bertrand Badie, ce biais est inhérent aux approches macrosociologiques, c’est-à-dire à l’observation de processus collectifs larges comme « l’État », « le capitalisme » ou « la nation » sur plusieurs siècles[1]. Cette thèse relève le défi posé par Badie : elle adopte un regard décentré, en connectant l’histoire de l’intégration régionale à celle des sociétés non européennes, sans toutefois renoncer à l’analyse macroscopique, c’est-à-dire du système international à long terme.
Une périodisation mondiale de l’intégration européenne
En proposant une redéfinition de la hiérarchie des acteurs et des espaces de décision de la construction européenne, cette thèse replace la construction européenne dans une périodisation mondiale, divisée en trois grandes époques.
La première court de la première crise de la mondialisation capitaliste, avant la Première Guerre mondiale, à la crise du fordisme, au milieu des années 1960. C’est l’époque des « médiations européennes de l’hégémonie américaine post-1945 ». Le projet européen y évolue sous l’influence des rivalités entre impérialismes, et notamment entre les empires coloniaux européens « classiques » et la puissance étasunienne en pleine expansion.
Au sortir du second conflit mondial qui a permis aux États-Unis d’installer leur domination, la construction européenne est le lieu de négociation entre les pays d’Europe de l’Ouest et la nouvelle hyperpuissance. Les États-Unis garantissent, officiellement, aux Européens « prospérité » (à travers le plan Marshall) et « sécurité » (au sein de l’OTAN[2]). Ils assurent ainsi le consentement des bourgeoisies d’Europe de l’Ouest à l’ordre libéral international, fondé sur le libre-échange, dans les institutions de Bretton Woods[3], et la paix, en théorie garantie par l’ONU[4]. En échange, les États européens acceptent de s’organiser au sein du Marché commun et écartent les projets alternatifs d’une Europe construite sur une union des colonies ou sur une base communiste.
Ce contexte, dans lequel naît l’intégration européenne, éclaire particulièrement les raisons de l’échec des tentatives, au cours de cette période, de construction d’une Europe capable d’être un acteur indépendant sur la scène mondiale. On peut penser par exemple au rejet par l’Allemagne, au début des années 1960, de concert avec les États-Unis, du « plan Fouchet » proposé par De Gaulle dans l’espoir de bâtir une « Europe puissance » capable d’agir dans les affaires du monde en négociant avec les deux superpuissances, ou indépendamment d’elles quand des intérêts spécifiques de la France étaient en jeu.
La deuxième séquence se situe pendant la crise des années 1970. C’est le temps de « la différenciation ordolibérale[5] dans la compétition financière mondiale ». Au cours de la vague révolutionnaire mondiale, les conditions semblent réunies pour construire une « Europe sociale ». Pourtant, ce projet va, au contraire, être battu en brèche par les partisans de la doctrine néolibérale, qui prônent la nécessité pour la puissance publique et les institutions internationales d’organiser et de protéger la libre concurrence contre les dérives de la main invisible vantée par les libéraux classiques.
Mobilisation de Mai 68 en Allemagne de l’Ouest (Wolfgang Kunz)
Ainsi, la victoire du projet néolibéral s’explique notamment par le fait que les institutions européennes sont restées relativement imperméables aux mouvements sociaux, agissant principalement à l’échelle nationale.
Dans cette période, les seules mesures progressistes développées au niveau européen concernent la politique de développement à l’égard des pays du Sud. Les gouvernements européens n’ont en effet pas d’autre choix que de négocier avec ces États pour continuer d’importer des matières premières et d’exporter des produits transformés, face à la double pression qu’ils subissent : externe, avec le choc pétrolier et les politiques protectionnistes aux États-Unis, et interne, avec l’impossibilité d’imposer des baisses de salaires, du fait de la combativité des syndicats et de la crainte qu’une politique trop défavorable aux travailleurs ne serve la propagande soviétique.
À partir du milieu des années 1970, les partisans du néolibéralisme s’organisent à l’échelle transatlantique dans des forums ad hoc, comme le G7. Ces forums sont construits pour contourner à la fois les États gouvernés par des forces sociales-démocrates et les organisations internationales, comme la Conférence des Nations unies sur le commerce et le développement (CNUCED), où les pays du Sud ont développé un rapport de force pour rééquilibrer les échanges. Les décisions néolibérales prises dans ces négociations informelles – privatisation de la monnaie et changes flottants, libre circulation des capitaux – sont ensuite entérinées et mises en place dans les institutions financières internationales.
La relance « ordolibérale », sous impulsion de l’Allemagne, fait de l’intégration européenne le principal vecteur du néolibéralisme en Europe. Elle atteste par ailleurs de la relation spéciale entre la République fédérale d’Allemagne[6] et les États-Unis à partir du milieu des années 1980.
Enfin, la troisième période se déroule après la chute de l’URSS. Elle est marquée par la négociation d’une marge de manœuvre politique limitée de l’Union européenne, dans le contexte d’après-guerre froide. La thèse identifie cette période comme celle de « l’autonomisation relative d’une sphère d’intérêts européenne post-guerre froide ».
Alors que les forces sociales-démocrates européennes, minoritaires, étaient intéressées par la définition d’un ordre européen incluant la Russie dans le cadre de la Conférence pour la sécurité et la coopération européenne (CSCE), les États-Unis s’y opposent fermement, accompagnés des fractions néolibérales des États membres. S’ensuivront une redéfinition des missions de l’OTAN et surtout son extension sur le continent.
En échange, pour contenter les oppositions et la volonté de rivaliser avec les Etats-Unis, sont négociés les attributs dits « régaliens » de l’État à l’échelle européenne : une monnaie unique et une politique étrangère commune. Pourtant, dans les faits, ces deux évolutions sont largement soumises à une coopération transatlantique renforcée, à travers l’intégration économique, et notamment financière, avec les États-Unis, et l’intégration politique au sein de l’OTAN.
Par la suite, ces attributs sont mobilisés dans le contexte de l’affaiblissement de l’hégémonie des États-Unis, qui se traduit par des mesures unilatérales de coercition comme les guerres au Kosovo et en Irak. Mais au lieu de se donner les moyens d’une autonomie à même d’imposer un rapport de force avec les États-Unis, la majorité des gouvernements européens leur demande avant tout de revenir à une coopération multilatérale dont les termes empêchent, de fait, toute émergence de l’Union européenne en tant que puissance autonome.
Timbre commémoratif du 5e anniversaire de l’OTAN au Kosovo (2004).
Une intégration inégale
En définitive, la thèse propose un récit alternatif à celui d’une Europe construite sur la paix libérale, et à la théorie du transnationalisme en relations internationales.
Selon le récit de la paix libérale, également appelée le « doux commerce », l’intégration économique homogénéiserait le développement et pacifierait les relations entre États. Selon celui du transnationalisme, l’intégration économique conduirait à la disparition des États, et donc de la guerre.
La thèse montre, à l’inverse, que si l’intégration économique produit un intérêt commun entre États amenés à négocier des solutions à leurs problèmes, la construction européenne s’insère surtout dans une coopération transatlantique inégale, à la faveur des États-Unis.
Charles de Gaulle s’exprime à propos de l’Europe lors de la conférence de presse tenue au palais de l’Élysée, le 15 mai 1962 :
« Il est vrai que, dans cette Europe “intégrée” comme on dit, il n’y aurait peut-être pas de politique du tout. Cela simplifierait beaucoup les choses […] Mais alors, peut-être, tout ce monde se mettrait à la suite de quelqu’un du dehors, et qui, lui, en aurait une. Il y aurait peut-être un fédérateur, mais il ne serait pas européen, et ça ne serait pas l’Europe intégrée. »
Le processus d’intégration régional ne produit pas de développement homogène. Par exemple, chaque année, à travers les désalignements des taux de change induits par l’euro, les pays « périphériques » comme la Grèce, l’Espagne ou le Portugal versent entre 5 et 10 % de leur PIB aux pays du « centre » comme l’Allemagne. Inversement, l’Allemagne reçoit chaque année une subvention de 8 % de son PIB[7].
Cette intégration inégale est susceptible de produire de fortes tensions sociales, comme lors de la crise grecque, voire des guerres. On pense ici à l’utilisation géopolitique du commerce par l’Union européenne, avec d’autres, pour créer des blocs commerciaux contre des pays précis, comme le partenariat transatlantique de commerce et d’investissement en cours de renégociation contre la Chine.
Enfin, si les États ne disparaissent pas, c’est aussi parce qu’ils restent l’horizon politique des mouvements sociaux, qui peinent à s’organiser à l’échelle transnationale. Là encore, le développement inégal produit des luttes sociales peu coordonnées et avec des temporalités différentes, ce qui contribue à l’absence de politique progressiste à l’échelle européenne. Pendant la période de révolution mondiale des années 1970, Willy Brandt, du Parti social-démocrate allemand, remporte les élections en 1969, Harold Wilson, du Labour britannique,en 1974 et François Mitterrand, du Parti socialiste français, en 1981.
Dans ces conditions, il semble difficile, pour les dirigeants nationaux, de porter simultanément une politique sociale à l’échelle européenne. Mais si les intérêts des travailleurs ne sont pas coordonnés au niveau transnational, tel n’est pas le cas des intérêts des patronats. En 1983 est ainsi fondée la Table ronde des industriels européens, dont les propositions sont directement reprises par la Commission européenne et par les négociateurs des traités, au moins depuis l’Acte unique de 1986. Il en résulte une intégration différenciée des patronats et des classes laborieuses, à l’échelle européenne et internationale.
Deux exemples, celui de la monnaie et celui de l’introuvable Europe de la défense, mettent plus particulièrement en lumière les apports de cette thèse.
II) Monnaie et défense : deux illustrations de l’évolution historique du facteur transatlantique dans l’intégration européenne
La monnaie unique : un outil d’accumulation financière transatlantique
En 1987, le gouverneur de l’époque de la Banque de France, Renaud de La Genière, déclarait devant un parterre d’inspecteurs des finances convaincus : « la monnaie n’est pas un moyen de la politique économique : c’en est une contrainte ». À cette époque, la France fait déjà partie du Système monétaire européen (SME), qu’elle a rejoint depuis sa mise en place en 1979. Le SME est bâti au service de la libre concurrence des capitaux.
Timbre « Session du Parlement européen, Strasbourg 13.03.1979 – Entrée en vigueur effective du Système Monétaire Européen (S.M.E.) / European Currency Unit (E.C.U.) – sur l’initiative de MM. Giscard d’Estaing (Président de la République française) et Helmut Schmidt (Chancelier allemand) ».
Selon le « triangle d’incompatibilités » développé par les économistes Robert Mundell et Marcus Fleming, les gouvernements qui font le choix de la libéralisation des capitaux et d’un système de change fixe doivent renoncer à la monnaie comme « moyen de la politique économique »[8]. À l’époque où De La Genière prononce ces paroles, comme aujourd’hui, la majorité des élites politiques et économiques européennes défend vigoureusement ces priorités lors des négociations autour de l’euro.
Le principal État bénéficiaire de cette conception de la monnaie, la RFA, est pourtant sceptique. Le gouvernement allemand partage alors les doutes de l’administration étasunienne quant à la capacité de ses homologues à respecter les conditions fixées, et surtout la liberté irrévocable de circulation des capitaux qui permet aux acteurs de la finance, notamment situés à Wall Street, de prospérer en Europe. Dans cette conjoncture, Washington appuie Berlin en menaçant de recourir à des mesures de rétorsion – prévues à la section 301 de la loi étasunienne sur le commerce extérieur[9] – afin de s’assurer que la libéralisation des capitaux ait lieu sur un mode élargi, c’est-à-dire qu’elle concerne aussi les acteurs extra-européens, à commencer par les investisseurs étasuniens.
La mise en place de l’euro est donc conditionnée à l’entrée de la finance étasunienne sur le territoire européen. Elle compromet la possibilité de bâtir un système de financement alternatif, qui ne soit pas basé sur la spéculation mais sur des projets écologiques et sociaux.
Alors que la fin de la guerre froide se précise, la négociation de la monnaie unique acquiert une dimension diplomatique. Les États membres, à commencer par la France, craignent la domination de l’Allemagne réunifiée et sa relation spéciale avec Washington. Contraints, ils négocient avec ces deux pays la monnaie unique, en échange de leur consentement au maintien de l’OTAN et à l’absorption des États de l’Est, y compris de la République démocratique allemande (RDA)[10] en son sein.[11] Par là même, ils renoncent à l’alternative portée par le président soviétique Mikhaïl Gorbatchev de « maison commune », laquelle impliquait la fin des alliances militaires et leur remplacement par les institutions de la CSCE. Ainsi, outre la libéralisation élargie des capitaux, la création de la monnaie unique est conditionnée à la présence de l’OTAN sur le continent européen.
Dans son allocution à Berlin en décembre 1989, le secrétaire d’État étasunien James Baker déclare : « Alors que l’Europe avance vers son objectif de marché intérieur commun, et que ses institutions de coopération politique et sécuritaire évoluent, le lien entre les États-Unis et la Communauté européenne deviendra encore plus important. »[12]
Trente ans plus tard, ces prévisions se vérifient. L’euro ne représente que 20 % des réserves allouées et 30 % des opérations de change[13]. Entre 1982 et 2020, la part de l’investissement direct étasunien à destination de l’Europe croît de 44 % à 59 %, alors qu’il stagne vers les autres régions depuis la crise de 2008[14]. L’intégration financière transatlantique est telle que, lorsque la faillite de la banque d’investissement étasunienne Lehman Brothers déclenche l’étincelle de la grande récession de 2008, c’est ensuite l’espace européen qui s’embrase.
Ainsi, la thèse démontre le lien profond entre intégration monétaire européenne et coopération transatlantique financière. Il en est de même à propos des questions de défense.
L’introuvable « Europe de la défense »
Le discours dominant présente l’Europe de la défense comme la volonté des États européens, après la fin de la guerre froide, de développer une politique étrangère autonome par rapport aux États-Unis.
En réalité, la tentation de l’autonomisation date plutôt de la période révolutionnaire mondiale des années 1970, où certains pays européens se placent en opposition à l’alignement étasunien.
Tandis que le gouvernement de Richard Nixon met fin aux Accords de Bretton Woods et adopte une politique isolationniste, les gouvernements sociaux-démocrates, élus dans la foulée des mobilisations de 1968, soumis à la pression inflationniste consécutive au choc pétrolier de 1973 et à la combativité des mouvements sociaux pour des hausses de salaires, rejettent la politique de confrontation étasunienne à l’égard de l’Organisation des pays exportateurs de pétrole (OPEP) et des pays du Sud. Ils appuient les revendications du « Nouvel ordre économique international »[15] : fin de l’échange inégal entre pays du Nord et ceux du Sud, à travers un moratoire généralisé sur la dette des pays du Sud, indexation des prix des matières premières sur ceux des produits manufacturés, transfert de nouvelles technologies vers le monde en développement et réduction des barrières tarifaires au Nord.
Cet appui se traduit aussi par la condamnation du soutien étasunien à la politique d’Israël lors de la guerre du Kippour. Dans la déclaration commune des gouvernements sur la situation au Proche-Orient du 6 novembre 1973, ceux-ci « estiment qu’un accord de paix doit être fondé notamment sur les points suivants : 1) l’inadmissibilité de l’acquisition de territoires par la force ; 2) la nécessité pour Israël de mettre fin à l’occupation territoriale qu’elle maintient depuis le conflit de 1967 ; 3) le respect de la souveraineté, de l’intégrité territoriale et de l’indépendance de chaque État de la région et leur droit de vivre en paix dans des frontières sûres et reconnues ; 4) la reconnaissance que, dans l’établissement d’une paix juste et durable, il devra être tenu compte des droits légitimes des Palestiniens »[16].
Trente ans après cette déclaration, l’autonomie des États membres par rapport aux États-Unis s’est en réalité largement restreinte, à rebours du discours mainstream qui présente la guerre en Irak de 2003 comme l’acte de naissance de l’Europe de la défense. En effet, la fraction transatlantique européenne est clairement en retrait par rapport à l’opposition qui s’exprime dans la rue, mais aussi dans les secteurs de la bourgeoisie industrielle qui perdent les contrats d’exploitation du pétrole, et chez certaines élites politiques.
Lors du sommet d’avril 2003 réunissant la France, l’Allemagne, la Belgique et le Luxembourg, ces gouvernements proclament notamment la création d’un quartier général autonome de planification militaire et le développement de « champions industriels franco-allemands ». Ils craignent en effet que « l’industrie européenne puisse être réduite au statut de sous-traitante des principaux entrepreneurs américains, tandis que le savoir-faire-clé est réservé aux entreprises américaines »[17].
Vue générale de la réunion de l’OTAN du 28 novembre 2023.
Pourtant, la tendance atlantiste, alors majoritaire dans les pays qui défendent la guerre des États-Unis en Irak (République tchèque, Espagne, Portugal, Italie, Grande-Bretagne, Hongrie, Pologne, Danemark) et minoritaire au sein des gouvernements réfractaires (France, Allemagne, Belgique et Luxembourg), s’exprime dans les négociations d’une défense européenne. Par exemple, elle ouvre à la concurrence mondiale, et donc à l’entrée de capitaux étasuniens, la construction de l’Airbus militaire A400M et l’Organisation conjointe de coopération en matière d’armement (OCCAr – agence qui gère les grands programmes d’armements). Elle inscrit la stratégie européenne de sécurité dans une étroite collaboration avec l’OTAN.
Cette tendance sera d’ailleurs de nouveau hégémonique à partir du second mandat de George W. Bush en 2005, au cours duquel il renouvelle la coopération transatlantique. Ce tournant coopératif des États-Unis se manifeste notamment par l’ordre 39 de l’Autorité provisoire de la coalition en Irak, qui privatise les entreprises irakiennes sans aucune discrimination de nationalité. Le fait que la majorité des contrats de reconstruction est gagnée par des multinationales étasuniennes conduit certes à un certain mécontentement chez les élites européennes, mais ne se traduit pas dans la construction d’une Europe de la défense autonome des États-Unis.
III) Repenser et dé-essentialiser les institutions européennes avec la pensée de Nicos Poulantzas
À partir de ce constat empirique, la thèse formule des propositions théoriques pour mieux penser la réalité de l’Union européenne. Elle fait notamment appel à la sociologie matérialiste, inspirée des travaux du philosophe marxiste grec Nicos Poulantzas. D’après lui, l’État est « une condensation matérielle d’un rapport de force entre les classes et fractions de classe »[18], sous l’hégémonie de l’une d’entre elles.
Transposée à l’échelon européen, cette sociologie permet de penser les institutions supranationales, en particulier européennes, comme une médiation d’intérêts sociaux divergents, voire opposés. D’un côté, une fraction atlantiste hégémonique, globalement dépendante de ses relations avec les États-Unis ; de l’autre, les intérêts minoritaires, qu’ils soient ceux des bourgeoisies lésées par l’imbrication entre économies européennes et étasunienne ou des acteurs des mobilisations sociales. Quand la fraction transatlantique est en recul, du fait notamment de l’unilatéralisme des États-Unis, les seconds profitent d’une autonomie d’action très relative et provisoire pour avancer leurs positions. Néanmoins, toujours sans changer les fondements de la construction européenne. Preuve en est l’incapacité de l’Union européenne à bâtir une véritable autonomie stratégique, en dépit de l’augmentation des appels en ce sens depuis la pandémie et le déclenchement de la guerre en Ukraine.
Extrait du film Adults in the Room de Costa-Gavras (2019).
Pour aller plus loin
Sophie Meunier et Kalypso Nicolaidis, « The Geopoliticization of European Trade and Investment Policy », JCMS, 2019, vol. 57, p. 107.
Benjamin Bürbaumer, « TNC Competitiveness in the Formation of the Single Market: The Role of European Business Revisited », New Political Economy, 2020, p. 631-645.
Cédric Durand et Razmig Keucheyan, « Financial hegemony and the unachieved European state », Competition & Change, 2015.
Nicos Poulantzas, L’État, le pouvoir, le socialisme, Paris, PUF, 1978.
Costa-Gavras, Adults in the room, Grèce/France, 2019, 124 minutes.
Dans la troisième édition de notre point de conjoncture, nos économistes vous proposent d'analyser un paradoxe : comment se fait-il que, alors que les moyens des services publics essentiels sont constamment en baisse, et que les Français constatent leur dégradation, la situation budgétaire de l’État continue de se détériorer ?
Pour expliquer ce paradoxe, nos économistes analysent le nouveau paradigme de la politique budgétaire de l'État : un véritable « deux poids deux mesures » budgétaire, entre des services publics contraints à l’austérité, et des entreprises de plus en plus subventionnées.
Texte intégral (7478 mots)
Cette note est la troisième édition du « point de conjoncture » de l’Institut La Boétie. Le département d’économie vous propose régulièrement, dans ces points de conjoncture, une lecture critique pour décrypter et mettre en perspective l’actualité économique. Dans chaque note, vous découvrirez un zoom spécifique sur une question économique d’actualité.
Croissance : une stagnation économique durable en France et en Europe
Fin 2023, la croissance a presque disparu en France : le PIB a progressé péniblement de 0,1 % au 3e et au 4e trimestre 2023 selon l’Insee[1].
C’est bien la faiblesse de la demande interne qui plombe la croissance : cette demande a stagné au 4e trimestre en raison de la faible croissance de la consommation (+ 0,2 %) et de la baisse marquée de l’investissement (- 0,9 %).
Ce n’est que du fait du commerce international que la France évite, de justesse, la récession : non pas en raison d’une dynamique marquée des exportations (qui progressent légèrement de 0,4 %), mais d’une baisse notable des importations (- 2,3 %).
La croissance au 1er trimestre 2024 est de + 0,2 %, juste au-dessus des prévisions initiales[2]. Malgré cela, le gouvernement a tout de même été contraint de revoir sa prévision de croissance pour 2024 de 1,4 % à 1 %. Cette nouvelle prévision apparaît déjà et à nouveau trop optimiste. Pourtant peu encline à critiquer le gouvernement, la Banque de France prévoit en effet 0,8 % de croissance pour 2024[3].
En Europe, la croissance trimestrielle moyenne a oscillé entre – 0,1 % et + 0,1 % tout au long des 4 trimestres de l’année 2023. Elle rebondit néanmoins légèrement au 1er trimestre 2024 (+ 0,3 %). La situation économique est meilleure en Europe du Sud (notamment en Espagne) dont les économies sont davantage tournées vers les services, en particulier le tourisme, alors que l’Europe du Nord, davantage industrielle et dépendante des importations d’énergies fossiles, est en stagnation ou en récession.
La trajectoire de l’économie allemande devrait rester morose cette année après un recul de 0,3 % du PIB l’an dernier, plombée par la crise de son secteur industriel. Les instituts de conjoncture allemands[4] ont révisé radicalement leurs prévisions de croissance pour l’année 2024 entière : de 1,3 % prévu en novembre 2023, ils sont passés à 0,1 % en mars 2024. Le taux de chômage officiel est passé de 7,5 % fin 2023 à 7,8 % fin 2024. Au 1er trimestre 2024, le PIB aurait tout de même progressé de 0,2 %, malgré une baisse de la consommation des ménages.
Le contraste est franc avec les États-Unis où la croissance est nettement plus forte : +3,4 % en rythme annuel au 4e trimestre 2023 après + 4,9 % au 3e trimestre, pour une croissance annuelle en 2023 de 2,5 %. Elle a fortement fléchi début 2024 : + 1,6 % au 1er trimestre[5].
Au niveau mondial, l’économie devrait connaître sa troisième année consécutive de ralentissement en 2024 avec un taux de croissance anticipé de 2,4 % selon laBanque mondiale[6]. La Chine a annoncé la croissance la plus faible depuis trois décennies (hors période de Covid), avec une hausse de 5,2 % de son PIB en 2023. Si la croissance de l’Inde reste soutenue (à environ 7 %), elle est de plus en plus inégalitaire en raison des contre-réformes du Premier ministre Modi : les 1 % les plus riches y concentrent désormais 23 % des revenus et 40 % des richesses[7].
Productivité du travail : décrochage de l’Europe et subvention massive du capital pour maintenir les profits
Après la crise de 2008, le ralentissement des gains de productivité a conduit à une baisse des taux de croissance. Ce ralentissement s’est aggravé avec la crise du Covid. Désormais, les gains de productivité deviennent négatifs, la productivité baisse, avec pour conséquence une stagnation économique.
En Europe, le reflux de la productivité du travail est généralisé.
Pour la mesurer, on utilise deux indicateurs : soit la productivité par tête, qui correspond à la valeur ajoutée[8] en volume[9] divisée par le nombre de personnes en emploi ; soit la productivité horaire, obtenue cette fois en divisant par le nombre d’heures travaillées au total.
Fin 2023, sur un an, la productivité par tête et la production horaire ont toutes les deux baissé d’un peu plus de 1 % dans la zone euro. Depuis 2019, la productivité par tête a stagné, tandis que la productivité horaire a augmenté à un rythme beaucoup plus lent qu’avant le Covid.
La différence d’évolution entre la productivité horaire (plus dynamique) et la productivité par tête (moins dynamique) s’explique en partie par la hausse des arrêts maladie, symptôme d’un système économique qui maltraite de plus en plus les salariés.
Pour résumer, on observe dans la zone euro une stagnation, voire une baisse, de la productivité.
La France est le pays où la productivité a le plus baissé depuis 2019 : environ – 4 points. Le décrochage est notable par rapport aux autres pays européens.
Ce décrochage s’explique en partie par les politiques de l’emploi de ces dernières années[10]. Pour faire baisser les chiffres du chômage à tout prix, les gouvernements ont développé les aides à l’apprentissage et aux emplois les moins qualifiés. Or, ces travailleurs ont une productivité inférieure à celle des autres salariés. Mais une grande part du décrochage reste encore à expliquer.
En comparaison, la productivité aux États-Unis, continue à progresser, stimulée par le soutien public massif aux entreprises, notamment pour relocaliser des industries, et la forte progression de l’investissement immatériel[11].
En effet, les gains de productivité sont généralement plus importants dans l’industrie que dans le secteur des services. Les subventions massives pour la réindustrialisation du gouvernement étasunien ont donc contribué à la productivité. C’est bien ce différentiel de productivité qui explique la différence de croissance entre les États-Unis et l’Union européenne.
En Europe, c’est cette situation de baisse de la productivité qui conduit les gouvernements à amplifier leurs politiques d’austérité budgétaire. Pour maintenir les profits malgré la baisse de la productivité, les libéraux ont besoin d’économies massives sur les services publics et les dépenses sociales pour, comme aux États-Unis, financer leurs subventions massives au capital.
Or, pour financer de telles subventions massives au capital tout en restant dans le cadre des règles budgétaires européennes, il faut bien réduire les autres dépenses : les dépenses sociales et celles pour les services publics. C’est bien là le paradigme des politiques économiques actuelles : en finir avec l’« État providence » pour passer à l’« État protecteur des entreprises ».
Revenus : depuis 2017, baisse des salaires réels et envolée des dividendes
Le pouvoir d’achat a augmenté (+ 0,7 %) au dernier trimestre 2023, mais cette hausse est un effet d’optique tout à fait conjoncturel. En effet, elle s’explique en grande partie par les versements des primes de partage de la valeur aux salariés, qui ont généralement eu lieu en fin d’année.
La hausse des retraites complémentaires (+ 4,9 %) et le ralentissement de l’inflation (l’IPCH[12] passe de 5,5 % au 3e trimestre à 4,2 % au 4e trimestre) contribuent également à cette hausse du pouvoir d’achat moyen.
En moyenne annuelle, le pouvoir d’achat moyen a augmenté de 0,3 % en 2023, après une baisse de 0,3 % en 2022. Bref, il stagne.
Cette évolution moyenne cache de grosses différences entre catégories sociales. Les salaires réels baissent fortement, alors que les revenus du patrimoine, eux, s’envolent. Depuis l’élection d’Emmanuel Macron au 2e trimestre 2017, tous les indicateurs qui mesurent les salaires réels[13] sont en baisse dans le secteur marchand : – 3,3 % pour le salaire mensuel de base ; – 3,5 % pour le salaire moyen par tête ; – 4,8 % pour le salaire horaire.
Cette tendance se confirme en 2023 : alors que l’Insee ou la Banque de France annonçaient pour fin 2023 une hausse marquée des salaires, cela n’a finalement pas été le cas. Fin 2023, les salaires réels ont continué à baisser par rapport à fin 2022.
En revanche, les revenus du patrimoine (loyers, intérêts, dividendes…) ont fortement augmenté depuis le 2e trimestre 2017 : + 19 % en moyenne, et + 85 % pour les dividendes !
Alors que les salaires réels baissent, les revenus du patrimoine augmentent, renforçant les inégalités sociales entre ceux qui vivent de leur travail et ceux qui vivent des rentes. Ces inégalités ont été très largement favorisées par les politiques des gouvernements depuis 2017, comme les ordonnances travail, les réformes de l’assurance chômage et les allègements de fiscalité sur le capital.
Marges : des taux de marge anormalement hauts
Les taux de marge des sociétés non financières[14], c’est-à-dire leurs profits, se maintiennent à un niveau élevé au 4e trimestre 2023.
Les entreprises qui produisent en France augmentent davantage leur prix que la moyenne[15] : l’inflation est donc désormais plus importante pour les biens et services produits sur le territoire national (inflation dite « interne ») que pour les biens importés (inflation dite « importée »).
C’est un fait nouveau par rapport au début de la période inflationniste, où l’inflation était principalement due à l’augmentation des prix des énergies fossiles importées. Les grandes entreprises profitent de leur pouvoir de marché[16] pour augmenter les prix et ainsi maintenir, voire améliorer, leurs marges, malgré la baisse de la productivité[17].
Il est édifiant que les entreprises aient réussi à autant améliorer leur taux de marge malgré la baisse de la productivité entre début 2022 et fin 2023.
En effet, si on produit moins de valeur à quantité de travail égale, les marges devraient logiquement baisser. Si ces marges ne baissent pas, c’est parce qu’un autre facteur compense cette baisse de la productivité : la baisse des salaires, la hausse des prix, ou les deux.
Le taux de marge moyen a ainsi retrouvé son niveau de l’avant-Covid. C’est bien en faisant reculer les salaires réels moyens – c’est-à-dire en augmentant les salaires nominaux moins que l’inflation – que les entreprises maintiennent leurs marges.
Lecture : au 1er trimestre 2023, le taux de marge a augmenté de 0,3 point (passant de 31,4 % à 31,7 %). La productivité a contribué pour – 0,5 point à l’évolution du taux de marge, les salaires réels pour + 0,5 point, les cotisations sociales pour -0,1 point, le ratio du prix de la valeur ajoutée et du prix à la consommation pour + 0,2 point et les impôts nets des subventions pour + 0,2point.
Le graphique ci-dessus permet d’identifier l’effet des différents facteurs sur l’évolution du taux de marge, pour chaque trimestre depuis début 2022.
Au-delà des contrastes entre les trimestres eux-mêmes, on observe qu’entre début 2022 et fin 2023, la baisse de la productivité a contribué à faire baisser le taux de marge (les bâtonnets négatifs l’emportent sur les bâtonnets positifs). A contrario, la baisse des salaires réels a contribué à faire augmenter le taux de marge.
En temps normal, pourtant, c’est l’inverse qui est censé se produire : les gains de productivité permettent d’augmenter la valeur produite, ce qui permet d’augmenter les salaires réels, tout en maintenant les taux de marge.
Inflation : l’inflation dopée par les marges
Comme nous l’indiquions dans nos précédentes notes[18], l’inflation ne s’explique pas uniquement par la hausse du coût des intrants[19] : elle résulte aussi très largement de la hausse des profits. Les salaires, quant à eux, n’ont actuellement pas d’impact sur l’inflation, ce qui a été amplement démontré par toutes les études qui se sont intéressées à cette question.
C’est pourquoi on peut parler, notamment depuis début 2022, d’une boucle prix – profits, et non d’une boucle prix – salaires[20].
Pour analyser les contributions à l’inflation, il suffit de décomposer les prix de production, dans chaque secteur d’activité, en quatre composantes additionnées :
le coût des intrants ;
la rémunération des salariés ;
les impôts de production moins les subventions à la production ;
les profits des entreprises.
Chaque composante contribue à l’évolution des prix de production, qui est le ratio entre la valeur de la production (en euros courants) et la production en volume (corrigée de l’inflation).
L’ampleur de la contribution d’une composante dépend, d’une part, de son poids dans la valeur de la production et, d’autre part, de sa dynamique. Si une composante contribue davantage que son poids à l’évolution des prix de production, cela signifie que cette composante alimente l’inflation, au lieu de la freiner (cf. annexe méthodologique).
Cette analyse nous permet d’établir que, sur toute la séquence d’inflation (entre début 2021 et 2023), les entreprises de trois secteurs ont profité de la crise pour doper leurs marges : l’énergie, les industries agroalimentaires et le raffinage (cf. tableau ci-dessous). Dans ces secteurs, la contribution des profits à l’évolution du prix de production est supérieure au poids des profits dans la production.
Pire, depuis début 2022, la boucle prix – profits s’est généralisée à l’ensemble de l’économie, avec une très forte contribution des profits (plus de 40 %) à la hausse des prix, alors que les profits pèsent moins de 20 % du prix de production.
Lecture : Imaginons que les prix de production augmentent de 10 %.
Si le poids des profits (exprimés en euros) dans la production (également exprimée en euros) est de 20 %, et si le taux de croissance de la part (Profits (€) / Production (vol)) est de 10 %, alors la contribution des profits à l’évolution des prix de production sera de 2 % (20 % × 10 %). Les profits contribuent donc pour 20 % à la hausse des prix de production (2 % rapportés à 10 %), conformément à leur poids dans la production.
En revanche, si les profits contribuent pour 30 % à la hausse des prix de production, cela signifie que les profits contribuent davantage que leur poids à l’évolution des prix de production, donc que la dynamique des profits alimente l’inflation, au lieu de la freiner.
FOCUS – Moins pour les services publics, plus pour les entreprises : le nouveau paradigme budgétaire de l’État
L’austérité est de retour en France. Le 22 février dernier, le gouvernement publiait un décret prévoyant 10 milliards d’euros d’économies sur les dépenses de l’État, juste après l’annonce – prévisible – de l’Insee sur le déficit public 2023, qui dépasse largement les prévisions du gouvernement.
Depuis, ministre de l’Économie, Premier ministre et président de la République multiplient les déclarations pour préparer l’opinion à de nouvelles mesures de réduction des dépenses publiques, notamment sur l’assurance chômage, la santé, les politiques d’aide à l’emploi ou le logement.
Ces secteurs ont pourtant tous déjà fait l’objet de réformes récurrentes dont l’objectif affiché était déjà d’en réduire le « coût » : durcissement des conditions d’accès aux indemnités chômage en 2021, puis à nouveau en 2023 ; réduction des APL pour le secteur HLM en 2018 ; doublement des franchises médicales en 2024 ; déremboursements ou baisse des taux de remboursement de médicaments par vagues successives depuis 20 ans ; passage à la tarification à l’acte (T2A) à l’hôpital entre 2004 et 2008 ; sous-dotation de l’Objectif national de dépenses d’assurance maladie (Ondam) par rapport aux besoins…
Il y a là un paradoxe : d’un côté, des coupes sans cesse plus profondes dans les dépenses sociales et des services publics dont la qualité est perçue comme s’étant dégradée[21] ; de l’autre, un déficit et une dette publique record.
Sans jamais interroger ce paradoxe, le gouvernement conclut que les coupes n’ont pas dû suffire et qu’il faut encore davantage tailler dans les dépenses, notamment là où les signaux d’alerte sont pourtant déjà au rouge : santé, logement, chômage, école.
Pour comprendre ce paradoxe, nous proposons d’étudier un indicateur : la part du revenu national[22].
D’un côté, la part du revenu national consacrée aux services publics stagne depuis les années 1980, autour de 20 %.
Cette stagnation est à mettre en regard avec l’augmentation des besoins de services publics du fait de plusieurs facteurs comme le vieillissement de la population qui crée davantage de besoins dans la santé et les services à la personne, l’augmentation du niveau moyen de diplôme, l’adaptation climatique ou l’accompagnement face au développement du numérique[24].
De l’autre, la part des revenus du patrimoine, c’est-à-dire les revenus financiers (dividendes, intérêts…) et les revenus immobiliers (loyers), a nettement augmenté depuis le début des années 1980 (passant de 7 % à 12 % aujourd’hui). Au contraire, les salaires nets ont stagné malgré l’augmentation de la proportion de salariés dans la population active.
L’augmentation du revenu national profite donc davantage aux revenus du patrimoine (dont la part augmente) qu’aux salaires, d’une part, et aux services publics, d’autre part.
À l’origine de cette redistribution en faveur du capital, et en défaveur des services publics, on trouve une option politique : le choix d’une politique budgétaire au service d’une « politique de l’offre ».
Il s’agit d’une politique budgétaire de soutien au capital qui prend deux formes :
les aides directes aux entreprises ;
les « dépenses fiscales » (ou « niches fiscales ») et les « niches sociales », c’est-à-dire tous les dispositifs qui permettent aux entreprises de réduire leurs prélèvements obligatoires (impôts et cotisations sociales), notamment les crédits d’impôt et les exonérations de cotisations sociales.
Guidés depuis 30 ans par cette politique de l’offre, les gouvernements ont fait preuve d’une créativité sans limite pour soutenir le capital. Confrontés à une accentuation de la crise de la productivité, ils ont encore été davantage conduits à amplifier cette politique de soutien au capital dans la période récente.
Ainsi, la politique budgétaire tend à être de plus en plus restrictive pour les services publics, et de plus en plus dépensière pour les entreprises.
Méthodologie
Les chiffres présentés dans cette note proviennent de la comptabilité nationale et d’estimations d’institutions publiques.
Ils ne permettent pas de distinguer systématiquement les différentes aides à destination des entreprises (subventions directes, crédits d’impôt, exonérations de cotisations sociales…), et intègrent les aides aux ménages.
Toutefois, leur analyse précise permet de constater, sans aller jusqu’à chiffrer le phénomène, que l’État a bien réduit ses prélèvements et augmenté les subventions aux entreprises, et que ces mouvements se sont faits au détriment des services publics, des dépenses sociales et des prélèvements sur les autres contribuables.
1) Une explosion des aides publiques aux entreprises
L’augmentation structurelle des aides aux entreprises ne date pas de la crise du Covid. En réalité, leur montant a commencé à s’envoler bien plus tôt, particulièrement depuis une dizaine d’années.
Pour l’étudier, nous analysons l’évolution des subventions et transferts en capital. En effet, l’essentiel des dépenses incluses dans cette catégorie bénéficie aux entreprises.
Il s’agit soit :
d’aides pour leur fonctionnement : les « subventions » ;
d’aides pour leurs investissements : les « transferts en capital ».
Chacun de ces deux types d’aides se décline sous deux formes :
les aides dites « directes », comme les aides à l’apprentissage ;
les « crédits d’impôt », comme le crédit d’impôt recherche (CIR), ou le crédit d’impôt compétitivité emploi (CICE) avant sa transformation en exonérations de cotisations sociales.
Une faible part de ces aides bénéficie néanmoins aux ménages, notamment pour leur activité immobilière[25]. Toutefois, la faiblesse de cette part permet de considérer que l’augmentation des subventions et transferts en capital bénéficie surtout aux entreprises.
On constate sur le graphique ci-dessous que le volume des subventions et transferts en capital[26] augmente depuis bien avant le Covid : il avait déjà doublé entre 2001 et la veille du déclenchement de la pandémie de Covid, en 2020.
Ces subventions atteignaient déjà 88 milliards d’euros par an. Elles ont à nouveau explosé pendant la crise, pour rester depuis à un niveau très élevé : 120 milliards d’euros en 2022.
Mais ces chiffres ne sont qu’une partie du soutien public aux entreprises. Car deux autres postes ne sont que partiellement intégrés dans les subventions et transferts en capital qui constituent pourtant des postes très importants :
les dépenses fiscales, ou niches fiscales, c’est-à-dire les réductions d’impôt, qui constituent un manque à gagner pour l’État ;
les niches sociales, c’est-à-dire les exonérations de cotisations sociales[27], qui constituent un manque à gagner pour la Sécurité sociale.
2) Une envolée des niches fiscales et sociales au profit des entreprises
En plus de la hausse des aides publiques directes, les entreprises ont aussi largement bénéficié d’une politique continue de réductions (appelées «allègements ») de leurs impôts et cotisations sociales.
Ces politiques ont eu des conséquences très importantes sur les recettes de l’État et de la Sécurité sociale.
a) Une hausse non maîtrisée des dépenses fiscales
Entre 2022 et 2023, les recettes fiscales ont diminué de 7,4milliards d’euros[28]. Dans le même temps, le PIB a crû de 6,4 % en valeur.
La baisse des recettes fiscales, hors récession, est un fait rarissime. Si la part que représentent les recettes fiscales dans le PIB était la même en 2023 qu’en 2022, l’État aurait perçu 28,5 milliards d’euros en plus, soit près de deux fois le montant de la cure d’austérité prévue par le gouvernement.
Cette baisse trouve en partie son origine dans la faiblesse de la consommation française. Mais elle est aussi due à l’augmentation d’une autre catégorie : les « dépenses fiscales ».
Les dépenses fiscales, appelées parfois couramment « niches fiscales », sont des dispositions qui permettent de déroger à la norme fiscale. Décidées par voie législative ou réglementaire, elles prennent diverses formes (crédits d’impôt, exonérations, etc.), mais se traduisent toutes par une perte de recettes budgétaires pour l’État.
Les dépenses fiscales sont censées avoir un effet incitatif. Elles peuvent servir à soutenir l’activité économique d’un secteur en particulier et bénéficier aux entreprises, aux ménages, ou aux deux.
Les dépenses fiscales n’ont cessé d’augmenter depuis les années 2000, en nombre et en coût total. Rien qu’entre 2013 et 2022, leur coût a augmenté de 16 %[29]. En 2023, leur coût total atteignait 81,3milliards d’euros[30], encore en hausse de 1,4 milliard d’euros depuis 2022.
Cette hausse des dépenses fiscales semble avoir bien davantage profité aux entreprises. En effet, la part des prélèvements obligatoires payés par les entreprises s’est fortement réduite depuis 30ans, tandis que celle des ménages a nettement augmenté.
La part des entreprises est passée de près de 56 % en 1995 à moins de 48 % en 2022. Depuis 2015, les ménages paient même une part plus importante des prélèvements fiscaux et sociaux que les entreprises. Une situation inédite.
Estimer le montant total du manque à gagner pour l’État dû aux dépenses fiscales en faveur des entreprises est très complexe, ce qui est fortement révélateur de l’opacité dans ce domaine.
De façon certaine, les réductions et crédits d’impôt sur l’impôt sur les sociétés (IS) ou sur le revenu (IR)[33], qui bénéficient aux entreprises, représentent un manque à gagner pour l’État de 16,3 milliards d’euros en 2024. Mais ce montant ne compte que la partie émergée de l’iceberg.
D’une part, car de très nombreuses niches bénéficient sans distinction aux entreprises et aux particuliers, comme celles sur la TVA (qui représentent un montant total de 20 milliards d’euros), sur la taxe intérieure de consommation sur les produits énergétiques (TICPE, appelée communément « taxe sur les carburants ») ou les droits d’enregistrement[34]. Dès lors, il est impossible de les comptabiliser.
D’autre part, certaines « niches » ne font plus, au bout d’un certain nombre d’années, l’objet de comptabilisation et, depuis 2020, ne font même plus l’objet d’estimations. C’est le cas de trois grandes niches dont les coûts étaient pourtant jusque-là estimés comme très élevés :
le régime des sociétés mères et filiales[35] estimé en 2018 à 17,6 milliards d’euros ;
le « régime d’intégration » pour les groupes de société[36] à 16,4 milliards d’euros ;
le régime sur les cessions de titres de participation[37] et sur leur distribution (dite « niche Copé ») à 7 milliards d’euros.
Ces niches s’inscrivent dans le cadre de la politique de l’offre et visent à soutenir les entreprises. En utilisant le mécanisme du crédit ou de la réduction d’impôt plutôt qu’une aide directe, les pouvoirs publics peuvent faire baisser un indicateur très regardé par les marchés : le taux de prélèvements obligatoires.
Mais, à l’inverse, si ces niches sont directement et facilement applicables, c’est parce qu’il n’y a quasiment aucun contrôle effectué. De plus, elles nourrissent la complexité du système fiscal, pourtant largement dénoncée par ailleurs.
b) Des niches sociales en hausse constante malgré une efficacité douteuse
Aux « niches fiscales » qui pénalisent les recettes de l’État s’ajoutent des « niches sociales », c’est-à-dire les réductions ou exonérations de cotisations sociales dont bénéficient les entreprises, et qui constituent donc un manque à gagner pour la Sécurité sociale.
Leur montant atteint des records. Selon la Commission des comptes de la Sécurité sociale, le manque à gagner provenant des différentes exonérations de cotisations sociales est passé de 74,3 milliards d’euros en 2021 à 90,7milliards pour 2024 soit + 22 % en trois ans[38] !
Depuis l’élection d’Emmanuel Macron en 2017, il s’agit notamment de la pérennisation du CICE sous forme d’exonération de cotisations patronales, des déductions sur les heures supplémentaires et des exonérations accordées sur les contrats d’apprentissage.
La justification habituelle pour la mise en place des « allègements » de cotisations sociales est de favoriser la création ou la sauvegarde des emplois.
Pourtant, l’impact réel des réductions de charges sociales sur l’emploi n’a jamais été établi. Dans son rapport de 2019, la Cour des comptes constatait que les allègements sur la compétitivité ne trouvent pas « à ce jour d’effet significatif sur les exportations, ni pour le CICE, ni pour la réduction de 1,8 point du taux de cotisation famille »[39].
La Cour des comptes propose donc d’« encadrer effectivement le coût des autres dispositifs, en les remettant en cause quand leur efficacité est démentie par des évaluations robustes et en plafonnant ce coût tant qu’elle n’est pas démontrée ».
On ajoutera que ces allègements présentent des effets pervers et constituent de véritables « trappes à bas salaires » puisqu’ils incitent les employeurs à ne pas augmenter les salaires pour continuer à bénéficier des « allègements ».
Enfin, les « niches sociales » ne sont pas entièrement compensées par l’État, ce qui alimente le déficit de la Sécurité sociale. Le volume des exonérations non compensées ne cesse de croître : une hausse moyenne entre 4 % et 5 % par an.
Au total, le manque à gagner lié aux crédits d’impôt et aux « niches sociales » bénéficiant aux entreprises s’élève au minimum à plus de 106 milliards d’euros en 2024.
3) Une politique de soutien massif aux entreprises financée par l’abandon des services publics
Comment l’explosion de la dépense publique en faveur des entreprises a-t-elle été financée ?
Pour répondre à cette question, nous avons comparé l’évolution respective des dépenses en faveur des entreprises avec celle des autres grands postes de la dépense publique.
Résultat : on constate que, depuis le début des années 2000, la part de la dépense publique consacrée aux services publics diminue, quand celle consacrée aux subventions aux entreprises augmente.
Comme le montre le graphique ci-dessous, la part des services publics dans la dépense publique a baissé dans la période de 5 à 6 points, tandis que celle des subventions et transferts en capital a augmenté de 4 à 5 points.
On constate les mêmes tendances concernant l’évolution en volume de la dépense publique. Depuis l’an 2000, la dépense publique en subventions et transferts de capital[40] a augmenté de 200 %. Dans le même temps, la dépense publique pour les services publics n’a augmenté que d’environ 25 %.
Les dépenses consacrées aux services publics évoluent donc 5 fois moins vite que les subventions et transferts en capital au service des entreprises !
L’évolution très lente des dépenses en faveur des services publics est à comparer avec l’évolution des besoins sociaux[41]. Or, les besoins augmentent considérablement pour au moins deux raisons démographiques fondamentales : d’une part, le vieillissement de la population, d’autre part, l’augmentation de la population étudiante due au « baby boom » des années 2000.
On voit d’ailleurs que la dépense publique par habitant pour les services publics stagne depuis la crise de 2008.
Il apparaît ainsi clairement que les dépenses en faveur des services publics augmentent moins que les besoins des populations. Cela transparaît dans le sentiment des Français d’une baisse de la qualité des services publics[42] et d’un plus grand éloignement des services publics[43], alors que, dans le même temps, ils jugent le niveau des prélèvements obligatoires trop élevé[44].
Conclusion
C’est donc bien un nouveau paradigme budgétaire qui se met en œuvre à bas bruit. Il consiste à favoriser une politique active de soutien au capital financée par l’austérité dans les services publics.
On assiste à l’émergence d’un capitalisme subventionné qui maintient son taux de marge en dépit de la crise de productivité grâce à la perfusion publique dont il bénéficie.
Il est à noter, bien que cela ne soit pas directement abordé dans cette note, qu’il s’agit là d’un mouvement général de la politique budgétaire des pays du Nord, en Europe et aux États-Unis. Partout, on assiste, depuis la crise du Covid, à un approfondissement de cette nouvelle politique budgétaire.
Ce détournement de la politique budgétaire vers le secteur privé est financé par l’austérité sur les services publics et les politiques sociales.
Ainsi, la nouvelle phase de coupes budgétaires annoncée par le gouvernement français, dont l’objectif affiché est le retour dans les clous des règles européennes, approfondira cette tendance.
Celle-ci dessine de plus en plus clairement les contours d’une politique budgétaire de type nouveau : ni keynésienne, ni ordolibérale[45], mais bien néolibérale, c’est-à-dire très interventionniste quand il s’agit de soutenir le capital, mais très restrictive quand il s’agit des services publics et des dépenses sociales.