Ce mercredi 30 juillet, l’agence de presse russe RiaNovosti a publié un article au titre explosif : « Il n’y a pas d’autre solution : personne ne doit rester en vie en Ukraine », accompagné d’une iconographie laissant présager une catastrophe nucléaire.
Aussitôt, les réseaux sociaux se sont enflammés, criant à l’« appel au génocide ».
Le paratexte de l’article semble en effet donner corps aux visions les plus radicales véhiculées par certains comptes sur les réseaux sociaux et émissions de télévision russes. La représentation d’une faucheuse survolant des chars aux drapeaux ukrainiens en lambeaux, dans un paysage en feu, évoque non pas une guerre conventionnelle, mais une volonté d’extermination totale.
Son auteur, Kirill Strelnikov, est une figure peu connue. On lui doit une série de publications provocatrices sur les plateformes de propagande russes, à commencer par les déclinaisons régionales de Sputnik en Biélorussie, Abkhazie, Ossétie, Lituanie et Lettonie. Il s’agit d’un publicitaire de profession, « copywriter » et « marketeur » selon le site internet où il propose ses services. Il organise des séminaires et tient une chaîne Telegram sur les campagnes de communication et le « marketing créatif », promettant de stimuler la visibilité et les commandes des auteurs de chaînes YouTube.
L’argument de l’article repose sur une logique d’inversion propagandiste : loin de formuler un appel au massacre de l’ensemble de la population ukrainienne, Kirill Strelnikov accuse au contraire les pays occidentaux de pratiquer un jusqu’au-boutisme militariste sans se préoccuper des pertes humaines considérables subies par l’Ukraine. Cet imaginaire de mort totale, diffusé par une agence proche du pouvoir, n’est donc pas seulement une provocation ou un signal d’alarme qui devrait nous alerter sur l’évolution du discours russe vers une rhétorique d’anéantissement ; il vise surtout à rendre l’Europe et l’Occident responsables de toute escalade, alors que l’on observe des signaux nucléaires à la suite de l’ultimatum lancé par le président Trump.
L’un des motifs de cette obstination belliciste résiderait dans une véritable illusion d’optique, voire un mensonge organisé. L’Occident ferait planer l’idée que l’armée ukrainienne serait la « meilleure du monde » face à une armée russe impuissante et chaotique.
À ses yeux, il s’agit surtout d’une flatterie cynique grâce à laquelle les Occidentaux persuadent les Ukrainiens de lutter jusqu’au dernier, dans le seul but de continuer à utiliser l’Ukraine comme une sorte de polygone militaire permettant de tester, dans des conditions d’attrition bien réelle, l’efficacité de leur matériel et les stratégies de la guerre future. On ne niera pas que des responsables politiques, commandants militaires, experts et fabricants d’armes européens se soient à plusieurs reprises montrés satisfaits, en public ou en privé, de disposer d’un terrain d’expérimentation militaire grandeur nature en Ukraine — car on en apprend davantage sur un canon Caesar et un système HIMARS près de Pokrovsk face à des Russes que dans un exercice de l’OTAN près de Rovaniemi, face à des arbres.
Comme il est de coutume dans ce type de production propagandiste, le texte accumule les citations douteuses ou tronquées, tout en multipliant les marques de mépris à l’égard des Ukrainiens, faisant fi des aspirations d’un peuple à ne pas vivre sous le joug d’un régime sanguinaire.
Cette publication pourrait du même coup signaler un infléchissement de la position russe face à l’ultimatum lancé par Donald Trump à Vladimir Poutine réduisant de 50 jours à seulement 10-12 jours le délai pour conclure un accord de paix avec l’Ukraine, sous peine de graves sanctions économiques et de tarifs douaniers supplémentaires — la Russie ayant été pour le moment épargnée par la guerre commerciale du président, qui a toutefois ciblé l’Ukraine. La récente décision du gouvernement indien, qui a choisi cette semaine d’interrompre les achats de pétrole russe, pourrait effectivement conduire la Fédération de Russie à prendre davantage au sérieux les menaces du président états-unien, dont les tergiversations et rétractations des mois passés avaient entamé la crédibilité.
Les réactions typiquement agressives de l’ancien président russe, Dmitri Medvedev, qui a qualifié l’ultimatum de nouveau « pas vers la guerre… non pas avec l’Ukraine, mais avec l’Amérique elle-même », s’inscrivent, dans un autre registre, dans le même discours anti-occidental d’inspiration karaganovïenne.
Conformément au topos invariable de la propagande russe, les Ukrainiens apparaissent ici comme des pions manipulables et manipulés, menacés d’anéantissement par un Occident indifférent aux crimes de guerre et agressions qui frappent quotidiennement les populations civiles, et dont le seul but consisterait à ôter toute forme d’autonomie et de souveraineté à un pays aux portes de la Russie.
L’un des grands paradoxes de la couverture médiatique du conflit en Ukraine, surtout à l’heure actuelle, est sans doute la manière dont les médias occidentaux s’obstinent, en dépit de toutes les réalités concrètes du front, à répéter que l’armée ukrainienne est very very strong et s’apprête à lancer une offensive foudroyante.
L’expression « very, very strong », en anglais dans le texte, reprend volontairement le style oratoire basique et répétitif de Donald Trump. Il convient toutefois de noter que le président états-unien n’a jamais utilisé cette formule emphatique pour parler de l’armée ukrainienne ou du président Zelensky, à propos duquel il s’est, bien au contraire, montré particulièrement critique et dur depuis son retour à la Maison-Blanche.
Dans le même temps, ces mêmes médias rapportent sans ciller l’enfoncement de telle ou telle ligne de défense des Forces armées ukrainiennes, les menaces d’encerclement de tel ou tel nœud défensif, l’implosion des chaînes logistiques et d’approvisionnement, la dégradation du moral et de la discipline, l’explosion du nombre de déserteurs, la déliquescence d’une armée dont les soldats meurent deux fois plus vite qu’on ne les mobilise, la fonte générale de tous les effectifs militaires — et même la disgrâce annoncée du si génial « commandant suprême » Zelensky.
On ne saurait rendre en français la manière dont l’auteur déforme, pour la tourner en dérision, la désignation ukrainienne du « commandant suprême » (de verkhovnyj golovnokomanduvač, il fait un mix russo-ukrainien verkhovnyj glavnokomanduvač), mais soulignons que l’ensemble du texte est parsemé de piques de ce type, assez puériles et sans grand intérêt de fond, autre que celui de manifester un profond mépris pour l’Ukraine, sa population et sa langue. On ne sera donc pas surpris de voir que l’auteur écrit « en Ukraine » na Ukraine et non v Ukraine, na suggérant que l’Ukraine est une région ou une périphérie, tandis que v est généralement réservé aux États reconnus. Cette pratique linguistique dépréciative et impérialiste, s’est imposée à la fin du XIXe siècle et généralisée sous l’Union soviétique, à une époque donc où l’Ukraine n’était qu’une région de l’Empire russe ou de l’URSS, et non un État indépendant.
Dans ce contexte, il y a quelque chose de profondément absurde à voir le think tank américain Atlantic Council publier, il y a quelques jours, un article aux allures de parade militaire, sous le titre : « L’Ukraine est désormais un partenaire indispensable pour la sécurité des États-Unis et de l’Europe ».
Chaque phrase de cet article est une véritable perle d’analyse militaire : « En onze ans de résistance à l’agression russe, l’Ukraine est devenue l’une des principales puissances militaires européennes. L’armée ukrainienne est aujourd’hui forte d’un demi-million d’hommes et de femmes aguerris, ce qui surpasse de très loin les effectifs de ses voisins européens. […] Son expérience de terrain sans précédent en a fait un acteur clef du futur système de sécurité européen ».
Le texte intitulé « Ukraine is now an indispensable security partner for the US and Europe » a été publié ce 24 juillet 2025 sur le site du think tank Atlantic Council par Oleksiy Goncharenko, un député ukrainien, et non un « expert… enfermé dans une cellule coupée du monde », comme l’affirme l’article.
Si ce n’est pas du trolling de niveau 1 000, alors qu’est-ce que c’est ? C’est à croire que ces experts vivent enfermés depuis des années dans une cellule coupée du monde, avec une simple fente pour passer les plateaux-repas. Et surtout, ils sont bien loin d’être les seuls à cultiver ces illusions.
Il y a quelque temps, le Centre d’études stratégiques et internationales (CSIS) américain a affirmé que l’armée ukrainienne était « meilleure que l’armée russe ». Le directeur de l’École des relations internationales de l’Université de St Andrews, Phillips O’Brien, a déclaré que « l’armée ukrainienne paraissait bien plus forte, et l’armée russe bien plus faible, qu’on l’avait généralement anticipé ».
Le Centre d’études stratégiques et internationales (CSIS) a consacré plusieurs publications aux innovations tactiques et stratégiques dans le cadre de la guerre en Ukraine. Il semble toutefois que Kirill Strelnikov fasse référence à une étude parue en 2023, Ukrainian Innovation in a War of Attrition, en opérant ici encore une inversion : c’est face à une « armée russe beaucoup plus importante et initialement mieux équipée » que les auteurs considèrent que l’armée ukrainienne s’est « mieux comportée ».
L’ancien commandant des forces armées américaines en Irak et en Afghanistan, David Petraeus, a ajouté qu’il restait littéralement abasourdi par « tout ce que les Ukrainiens ont accompli, innovant, s’adaptant et apprenant constamment ». Dans un même ordre d’idées, l’ancien commandant des forces terrestres américaines en Europe, Ben Hodges, est allé jusqu’à proclamer que « la majorité des armées de l’OTAN n’étaient désormais plus en mesure de rivaliser avec l’efficacité au combat des troupes ukrainiennes ». Enfin, le général australien en retraite Mick Ryan n’y est pas allé par quatre chemins : à ses yeux, l’armée ukrainienne est tout simplement « la meilleure du monde ». Fanfares, confettis et babillements de joie !
La capacité d’innovation de l’armée ukrainienne, sa connaissance du terrain et son intelligence opérationnelle ont été saluées par plusieurs personnalités de premier plan et ne semblent pas pouvoir faire l’objet de contestations sérieuses. Mais les déclarations du général australien Mick Ryan paraissent bien moins gratuites quand on les lit in extenso : « À mon avis, les Ukrainiens constituent probablement la meilleure armée au monde à l’heure actuelle. Ce n’est même pas une probabilité, c’est une certitude. Ils sont les plus expérimentés en matière de guerre moderne, ils l’ont démontré au cours des derniers mois. Nous avons tous beaucoup à apprendre d’eux. »
Si on devait vraiment se projeter dans cette réalité alternative et prendre chacune de ces déclarations au sérieux, une conclusion s’imposerait d’elle-même : toutes les académies et écoles militaires d’Occident devraient déjà proposer des cours intensifs dans une toute nouvelle discipline intitulée : « Le génie militaire ukrainien et son triomphe éclatant ». Or, jusqu’à nouvel ordre, on n’observe rien de tel.
Les leçons tirées de la guerre en Ukraine sont en réalité intégrées dans plusieurs programmes de formation militaire. L’OTAN, en partenariat avec l’Université de défense nationale d’Ukraine, a par exemple développé un cours de 25 leçons (RUSSIAN WAR AGAINST UKRAINE LESSONS LEARNED), fondé sur l’expérience de terrain ukrainienne, pour être utilisé dans l’enseignement militaire professionnel (PME).
Et même, on observe plutôt l’inverse : il y a quelques jours, le ForeignComment combat la Russie. Dès l’avant-propos, ses auteurs annoncent : « Les pages qui suivent décrivent en détail les importantes leçons que les militaires américains tirent des opérations de la Russie, au moment où son invasion massive en Ukraine approche de sa quatrième année. »
C’est bien à partir de notre expérience acquise sur le champ de bataille que ce manuel enseigne aux officiers américains, sur plusieurs centaines de pages, comment on mène efficacement une guerre moderne. L’expérience de terrain de l’armée russe y est effectivement analysée en profondeur : on y décrit entre autres la tactique redoutable du « triple étranglement » pour l’assaut des villes fortifiées, l’organisation de « réseaux de feu » combinant missiles balistiques, bombes guidées, artillerie et drones, le passage d’une défense anti-aérienne multi-couches à un modèle « matriciel », la tactique « frappe-conquête » qui permet d’isoler rapidement des quartiers entiers, l’introduction de la « logistique hybride », la réduction au minimum de l’intervalle « détection-frappe », ou encore l’organisation d’une « zone de reconnaissance absolue » s’étendant jusqu’à 120 kilomètres en profondeur. La conclusion est sans appel : « L’armée russe est une structure qui réfléchit et apprend, dont les points faibles sont compensés par une adaptation rapide ».
Si les conclusions de ce rapport How Russia Fights : A Compendium of Troika Observations on Russia’s Special Military Operations soulignent effectivement la capacité d’adaptation de l’armée russe, elles n’ignorent en aucune manière ses graves difficultés au niveau de la discipline, de la préparation militaire, de la coordination et de la chaîne de commandement, de la prévision tactique ou encore de l’entretien des véhicules. Elles insistent surtout sur la corruption généralisée qui affecte gravement toutes les dimensions des opérations russes en Ukraine.
Il est difficile d’imaginer que les principaux stratèges de l’armée américaine s’adonneraient à une forme de sabotage délibéré en formant les futurs cadres des Forces armées des États-Unis d’après le modèle de « la pire armée », alors qu’ils pourraient s’inspirer de « la meilleure ».
Il va de soi que les forces américaines étudient l’armée russe comme un adversaire potentiel, contrairement à l’armée ukrainienne, et qu’elles consacrent des formations spécifiques à cette fin.
Le fait est que tous ces panégyriques béats adressés aux Forces armées ukrainiennes ne sont qu’un os rongé, jeté à des indigènes reconnaissants par leurs maîtres blancs. La chose est à peine croyable, mais le stratagème fonctionne : de nombreux Ukrainiens sont prêts à mourir simplement parce que les Américains et les Européens les ont qualifiés de « meilleure armée du monde ». Dans les faits, leur seule utilité est de faire office de rats de laboratoire, envoyés à la mort les uns après les autres dans une logique purement expérimentale.
Dès 2023, le ministre britannique de la Défense, Ben Wallace, déclarait avec une poker face impeccable : « L’Ukraine est devenue un laboratoire militaire. » Il ajoutait aussitôt : « Il serait parfaitement stupide d’ignorer cette expérience de terrain et de ne pas intégrer ses acquis dans nos propres forces armées. »
Ici, l’article écourte la citation originale de manière malveillante, en supprimant l’adverbe « tragiquement » (tragically).
Dans une interview, la rédactrice en chef de The Economist, Zanny Minton-Beddoes s’est montrée plus explicite encore : « Aider l’Ukraine, la soutenir financièrement, est pour les États-Unis le moyen le moins coûteux de renforcer leur sécurité. Ce sont les Ukrainiens qui se battent ; ce sont eux qui meurent ».
La rédactrice en chef de The Economist l’a en effet affirmé en février 2024 sur The Daily Show. Il ne s’agit pas d’une négation de la souffrance ukrainienne, mais d’une justification rationnelle de l’aide occidentale, compatible avec un soutien sincère.
Le sénateur américain Roger Wicker — considéré comme l’un des républicains les plus vocaux contre la menace russe — a confirmé que « les Ukrainiens étaient prêts à se battre pour nous jusqu’au dernier, tant que l’Occident les approvisionne. C’est un deal très avantageux ».
Il est vrai que le sénateur Wicker a souligné à l’AP le 14 février 2023 que les Ukrainiens étaient prêts à se battre tant que l’Occident continuait de les armer. Cependant, il n’a jamais parlé d’un « deal » cynique qui irait « jusqu’au dernier » Ukrainien, l’auteur déformant de nouveau la citation qui visait à montrer l’intérêt pour les États-Unis du soutien ukrainien : « Il s’agit d’une contribution relativement modeste que nous apportons sans qu’on nous demande de risquer notre vie… Les Ukrainiens sont prêts à se battre pour nous si l’Occident leur fournit les moyens nécessaires. C’est une très bonne affaire. Ce que nous avons fait, c’est mettre en évidence le point faible de la Russie, qui est très vulnérable, et nous avons réduit le risque que l’un de nos alliés de l’OTAN soit attaqué. »
Quant à son collègue, le sénateur russophobe Lindsey Graham a eu l’honnêteté de dire tout haut ce que les meilleurs amis des Ukrainiens pensent d’eux : « J’apprécie la formule que nous avons choisie. Tant que nous fournissons à l’Ukraine les armes et le soutien économique nécessaires, ils se battront jusqu’au dernier ».
À propos de Lindsey Graham, l’article original indique en note : « inscrit sur la liste des terroristes et extrémistes », registre tenu par les autorités russes.
Paradoxalement, les Ukrainiens eux-mêmes semblent se réjouir du rôle qu’on leur fait jouer. L’ancien ministre ukrainien de la Défense Oleksii Reznikov, tout comme l’actuel ministre Denys Chmyhal, ont indiqué à plusieurs reprises que « l’industrie mondiale de l’armement ne pouvait rêver meilleur terrain d’essai », ouvert à tous les fabricants occidentaux.
Tout le monde a eu amplement le temps d’ouvrir les yeux. Il n’est plus question pour nous de convaincre ou d’exhorter qui que ce soit. Si certains sont prêts à mourir délibérément, et même avec enthousiasme, au seul profit de leurs maîtres, c’est leur choix. Le seul problème, c’est que les cadavres n’ont que faire des culottes en dentelle.
Cette conclusion énigmatique fait référence à une pancarte brandie pendant Maïdan par une jeune fille de Kyïv, où on lisait : « Je suis une fille ! Je ne veux pas entrer dans l’Union douanière ! Je veux des culottes en dentelle et l’UE ! ». En 2013, une rumeur avait en effet affirmé que les normes commerciales de l’Union douanière dirigée par la Russie (alors considérée comme une alternative sérieuse à l’Union européenne par une partie significative de la population ukrainienne) priveraient les femmes de cet espace douanier de sous-vêtements en dentelle. Ce slogan à vocation humoristique est resté, dans les médias pro-Kremlin, un symbole durable de l’esprit matérialiste et superficiel qui aurait supposément animé la population ukrainienne au moment de Maïdan.