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13.04.2025 à 11:00

Définir l'exploitation : entretien avec Ulysse Lojkine

Emmanuel Renault rappelait dans un livre récent ( Abolir l'exploitation , La Découverte, 2023) l'importance du concept d'exploitation dans la critique du capitalisme. Le philosophe et économiste Ulysse Lojkine y revient à son tour dans Le fil invisible du capital. Déchiffrer les mécanismes de l'exploitation (La Découverte, 2025) en cherchant, cette fois, à en détailler les mécanismes. L'exploitation, selon lui, prend sa source dans les dispositifs de coordination des activités. Les tentatives d'en limiter l'ampleur devraient donc prendre en compte ces dispositifs.   Nonfiction : Votre ouvrage peut se lire comme une tentative de renforcer la théorie de l’exploitation de Marx en lui apportant un certain nombre d’aménagements. Pourriez-vous expliciter ce point ? Ulysse Lojkine : La définition de l’exploitation que je déploie au fil du livre — appropriation du travail d’autrui couplée à un rapport de pouvoir — ne figure pas littéralement chez Marx, mais elle en est très directement inspirée. L’affirmation selon laquelle le système capitaliste implique nécessairement l’exploitation en vient encore plus directement. L’inflexion que j’esquisse par rapport à Marx porte sur la place du salariat et, de manière liée, de ce qu’il appelle la « sphère de la production ». Dans le Capital , l’exploitation a un vecteur privilégié, premier, à savoir le rapport salarial, qui est le rapport de production capitaliste. D’autres rapports capitalistes, de commerce ou de rente par exemple, qui relèvent pour Marx de la circulation et non de la production, peuvent donner lieu à de l’exploitation, mais celle-ci serait secondaire, dérivée par rapport à l’exploitation salariale dans la production. Au contraire, j’essaye de démontrer que le rapport de crédit, de rente, de commerce asymétrique, constituent des formes d’exploitation à part entière qui n’ont pas besoin du salariat pour exister, même si en pratique elles s’articulent et interagissent ; l’exploitation devient alors fondamentalement transversale entre production et circulation. Cette inflexion est particulièrement importante aujourd’hui, car les cas sont nombreux où l’exploiteur et l’exploité ne sont plus dans un rapport salarial direct à l’ère des chaînes de valeur internationales — les grandes marques comme Nike ou Apple n’emploient pas d’ouvriers, mais font produire par des sous-traitants dans les pays du Sud global — mais aussi intranationales — je pense à la sous-traitance du nettoyage ou de la sécurité, au modèle de la franchise, aux petits agriculteurs dominés par les groupes de la grande distribution ou de l’agro-alimentaire. Comment appréhender le travail que d’autres que le travailleur peuvent ainsi s'approprier ? Pourriez-vous expliquer ce que vous entendez par « comptabilité en travail » et ce que l’on peut en attendre s'agissant du repérage ou de la mesure de l’exploitation ? Les flux de travail ne s’observent pas directement, contrairement à la circulation de l’argent d’une part, et des marchandises produites de l’autre. Pour mesurer qui travaille pour qui, il convient donc d’établir une comptabilité qui remonte de ces flux apparents vers le flux invisible du travail incorporé dans les produits et donc ensuite vers le travail acheté par une somme d’argent. Là où l’économie contemporaine des inégalités s’applique à dépasser l’écran des montages juridiques pour repérer comment le revenu national ou mondial se répartit entre les individus, une telle comptabilité en travail dépasserait à son tour l’écran des quantités monétaires pour les exprimer en quantités de travail fournies et appropriées par chacun. Il est possible de procéder à un tel exercice, mais comme souvent, tout l’enjeu se déplace alors vers les conventions comptables qui sont faites, et en particulier, en l’occurrence, la comparaison entre des heures de travail de nature différente : faut-il compter le travail fourni en une heure par un cadre dirigeant d’une grande entreprise autant que celui d’une caissière dans le même pays ? Et autant que celui fourni par une ouvrière au Maroc ou au Bangladesh ? Selon la règle retenue pour comparer ces travaux, c’est un paysage de l’exploitation différent qui est dessiné : à l’échelle nationale, les cadres seront exploiteurs ou exploités ; à l’échelle mondiale, c’est même une bonne partie des classes populaires des pays du Nord qui sera considérée comme exploiteuse si on considère qu’elle s’approprie plus de travail du Sud qu’elle ne lui en cède. Comment définir le pouvoir qui permet cette appropriation ? À quoi celui-ci tient-il ? Il existe diverses conceptions du pouvoir économique. Les marxistes s’intéressent à la dépendance du prolétaire envers la classe qui pourra lui fournir ses moyens de subsistance et de travail. Pour sa part, le paradigme néoclassique, dominant aujourd’hui en économie, tend à réduire le pouvoir économique au pouvoir de monopole, avec l’idée suivante : si le travailleur peut faire jouer la concurrence entre de nombreux employeurs équivalents, alors aucun d’entre eux n’a de véritable prise sur lui. C’est à cette objection néoclassique à l’encontre de la conception marxiste que je m’efforce de répondre, en montrant qu’il existe bien un pouvoir fondé sur la propriété, qui perdurerait même dans un monde de concurrence parfaite — dont nous sommes d’ailleurs bien loin ! En situation de concurrence intense, le prix du marché s’impose à tous et n’est individuellement imposé par personne ; mais il résulte de l’offre et de la demande de chacun, en attribuant un poids plus important à ceux qui ont la propriété la plus importante. Quelle serait alors la place du rapport salarial dans une théorie de l’exploitation compatible avec une société marchande complexe ? Une place très importante ! Le salariat occupe une place unique dans le paysage de l’exploitation capitaliste, pour deux raisons : d’une part, il combine l’appropriation de valeur avec un contrôle direct, explicite, de l’appropriateur sur le travailleur et sur les moyens de production ; d’autre part, du fait d’évolutions techniques, sociales et juridiques, le salariat a acquis une extension immense, qui concerne une grande majorité de travailleurs. Aujourd’hui, le recul des contre-pouvoirs syndicaux et du droit du travail dans de nombreux pays, associé à de nouvelles formes de contrôle informatique ou algorithmique, accentue la verticalité et l’emprise de ce contrôle salarial. Le salariat reste ainsi un site d’exploitation, et donc de lutte contre l’exploitation, de première importance. Pour autant, et c’est le point sur lequel j’insiste dans le livre, il ne faut pas négliger les autres formes d’exploitation capitaliste comme le crédit, la rente ou le commerce. Elles représentent des formes d’exploitation autonomes, qui interagissent avec le salariat mais n’en sont pas dérivées. On peut les considérer comme des formes d'exploitation, en tant que modes d’appropriation, bien sûr, mais aussi en tant que formes de pouvoir et de contrainte, plus indirectes et souvent plus discrètes que le salariat, mais tout aussi réelles. Ainsi, la menace en suspens de l’huissier ne gouverne pas moins nos comportements que les ordres reçus du contremaître. Encore une fois, cet aménagement de la théorie marxiste de l’exploitation me paraît particulièrement important aujourd’hui, pour penser le poids crucial d’une part de la dette dans la vie des entreprises et des ménages — emprunt immobilier, mais aussi, en France et plus encore dans d’autres pays, étudiante —, et d’autre part de l’exploitation locative sur le marché immobilier, en particulier dans et autour des grandes métropoles où l’intensité rentière atteint ces dernières années des niveaux inouïs. Dans le capitalisme, l’exploitation et la coordination des activités sont complètement imbriquées, montrez-vous, prenant appui sur les mêmes institutions (la propriété privée, en premier lieu). Pourriez-vous en dire un mot ? Sans propriété privée, pas d’exploitation capitaliste. C’est parce que le capitaliste détient une entreprise (les machines, les locaux, la marque) qu’il peut exiger une partie du fruit du travail de ses salariés en échange de l’accès à ces moyens de production qu’il leur concède. C’est parce que le propriétaire immobilier possède des logements qu’il obtient un loyer, donc là aussi une part du fruit du travail de ses locataires. Mais cette même institution, la propriété privée, est une formidable institution de coordination. Elle prévient le chaos et les conflits, en définissant d’une manière certes relativement arbitraire, mais bien définie, qui a le droit de faire quoi avec quoi. Combinée à la monnaie et à l’échange marchand, elle permet même la réallocation flexible de ces actifs entre les personnes — à proportion de leur richesse initiale, bien sûr. Ce sont précisément les mêmes institutions fondamentales — la hiérarchie autoritaire dans l’entreprise, la propriété privée et les marchés, en particulier le marché des capitaux et celui de l’emploi — qui font du capitalisme un système de coordination historiquement inouï, et un système d’exploitation massive. En même temps, ces mécanismes de coordination connaissent des crises récurrentes, dont on a de multiples exemples. Quel lien faites-vous dans ce cas entre ces crises et l’exploitation que vous décrivez ? J’insiste dans le livre sur ce qui représente à mes yeux le plus grand défi pour ceux qui aspirent à un dépassement du capitalisme : l’ancrage de l’exploitation dans des institutions de coordination capitaliste qui, de certains points de vue et à certaines périodes, fonctionnent bien, au sens où elles permettent de gérer l’interdépendance des travailleurs à une échelle inouïe dans l’histoire. S’il est important de garder en tête cette relative performance coordinatrice des institutions capitalistes, qui constitue un étalon à dépasser pour des institutions socialistes alternatives, il ne faudrait pas pour autant l’exagérer et vous avez raison d’évoquer les échecs de coordination, et en particulier les moments où ils se cristallisent, les crises. Ce sont des moments où la monnaie et le marché, au lieu de faciliter les échanges, les empêchent, empêchent aux uns de travailler ou de mobiliser leurs ressources pour les autres, ce qui est l’essence d’un échec de coordination. Ces crises n’affectent pas la structure même de l’exploitation capitaliste, qui existe même dans les périodes de bon fonctionnement, mais elles peuvent l’aggraver, en particulier par le chômage qui exerce une forte pression sur les travailleurs comme l’ont vu Marx et Kalecki et rend les salariés en emploi dépendants de leur patron. La conclusion que vous en tirez est que limiter l’exploitation passe nécessairement par une évolution de ces dispositifs de coordination. Pourriez-vous expliciter quelque peu ces points ? Si le capitalisme est bien, indissociablement, un système de coordination et d’exploitation, et si on considère qu’il n’est ni possible ni souhaitable de renoncer à la coordination à grande échelle propre à notre modernité, alors pour défaire l’exploitation il faut en même temps construire d’autres institutions de coordination — des modalités de synchronisation pour que chacun puisse travailler avec d’autres et pour d’autres, même sans les connaître. Or l’histoire nous montre justement le développement, sous l’effet en particulier de rivalités géopolitiques et de luttes sociales, d’institutions nouvelles qui viennent disputer au marché et à l’entreprise autoritaire le monopole de la coordination sociale à grande échelle. J’en cite trois en particulier : le plan étatique, l’État social (Sécurité sociale et services publics) et les algorithmes d’appariement non marchands. Cela ne suffit pas encore à définir l’architecture d’un monde débarrassé de toute exploitation, mais cela en ouvre la perspective, contre la vision historiquement fausse d’une progression univoque du marché, de la propriété privée et de la hiérarchie capitaliste comme seules modalités modernes de prévention du chaos et du conflit.
Texte intégral (2166 mots)

Emmanuel Renault rappelait dans un livre récent (Abolir l'exploitation, La Découverte, 2023) l'importance du concept d'exploitation dans la critique du capitalisme. Le philosophe et économiste Ulysse Lojkine y revient à son tour dans Le fil invisible du capital. Déchiffrer les mécanismes de l'exploitation (La Découverte, 2025) en cherchant, cette fois, à en détailler les mécanismes. L'exploitation, selon lui, prend sa source dans les dispositifs de coordination des activités. Les tentatives d'en limiter l'ampleur devraient donc prendre en compte ces dispositifs.

 

Nonfiction : Votre ouvrage peut se lire comme une tentative de renforcer la théorie de l’exploitation de Marx en lui apportant un certain nombre d’aménagements. Pourriez-vous expliciter ce point ?

Ulysse Lojkine : La définition de l’exploitation que je déploie au fil du livre — appropriation du travail d’autrui couplée à un rapport de pouvoir — ne figure pas littéralement chez Marx, mais elle en est très directement inspirée. L’affirmation selon laquelle le système capitaliste implique nécessairement l’exploitation en vient encore plus directement.

L’inflexion que j’esquisse par rapport à Marx porte sur la place du salariat et, de manière liée, de ce qu’il appelle la « sphère de la production ». Dans le Capital, l’exploitation a un vecteur privilégié, premier, à savoir le rapport salarial, qui est le rapport de production capitaliste. D’autres rapports capitalistes, de commerce ou de rente par exemple, qui relèvent pour Marx de la circulation et non de la production, peuvent donner lieu à de l’exploitation, mais celle-ci serait secondaire, dérivée par rapport à l’exploitation salariale dans la production. Au contraire, j’essaye de démontrer que le rapport de crédit, de rente, de commerce asymétrique, constituent des formes d’exploitation à part entière qui n’ont pas besoin du salariat pour exister, même si en pratique elles s’articulent et interagissent ; l’exploitation devient alors fondamentalement transversale entre production et circulation.

Cette inflexion est particulièrement importante aujourd’hui, car les cas sont nombreux où l’exploiteur et l’exploité ne sont plus dans un rapport salarial direct à l’ère des chaînes de valeur internationales — les grandes marques comme Nike ou Apple n’emploient pas d’ouvriers, mais font produire par des sous-traitants dans les pays du Sud global — mais aussi intranationales — je pense à la sous-traitance du nettoyage ou de la sécurité, au modèle de la franchise, aux petits agriculteurs dominés par les groupes de la grande distribution ou de l’agro-alimentaire.

Comment appréhender le travail que d’autres que le travailleur peuvent ainsi s'approprier ? Pourriez-vous expliquer ce que vous entendez par « comptabilité en travail » et ce que l’on peut en attendre s'agissant du repérage ou de la mesure de l’exploitation ?

Les flux de travail ne s’observent pas directement, contrairement à la circulation de l’argent d’une part, et des marchandises produites de l’autre. Pour mesurer qui travaille pour qui, il convient donc d’établir une comptabilité qui remonte de ces flux apparents vers le flux invisible du travail incorporé dans les produits et donc ensuite vers le travail acheté par une somme d’argent.

Là où l’économie contemporaine des inégalités s’applique à dépasser l’écran des montages juridiques pour repérer comment le revenu national ou mondial se répartit entre les individus, une telle comptabilité en travail dépasserait à son tour l’écran des quantités monétaires pour les exprimer en quantités de travail fournies et appropriées par chacun. Il est possible de procéder à un tel exercice, mais comme souvent, tout l’enjeu se déplace alors vers les conventions comptables qui sont faites, et en particulier, en l’occurrence, la comparaison entre des heures de travail de nature différente : faut-il compter le travail fourni en une heure par un cadre dirigeant d’une grande entreprise autant que celui d’une caissière dans le même pays ? Et autant que celui fourni par une ouvrière au Maroc ou au Bangladesh ?

Selon la règle retenue pour comparer ces travaux, c’est un paysage de l’exploitation différent qui est dessiné : à l’échelle nationale, les cadres seront exploiteurs ou exploités ; à l’échelle mondiale, c’est même une bonne partie des classes populaires des pays du Nord qui sera considérée comme exploiteuse si on considère qu’elle s’approprie plus de travail du Sud qu’elle ne lui en cède.

Comment définir le pouvoir qui permet cette appropriation ? À quoi celui-ci tient-il ?

Il existe diverses conceptions du pouvoir économique. Les marxistes s’intéressent à la dépendance du prolétaire envers la classe qui pourra lui fournir ses moyens de subsistance et de travail. Pour sa part, le paradigme néoclassique, dominant aujourd’hui en économie, tend à réduire le pouvoir économique au pouvoir de monopole, avec l’idée suivante : si le travailleur peut faire jouer la concurrence entre de nombreux employeurs équivalents, alors aucun d’entre eux n’a de véritable prise sur lui.

C’est à cette objection néoclassique à l’encontre de la conception marxiste que je m’efforce de répondre, en montrant qu’il existe bien un pouvoir fondé sur la propriété, qui perdurerait même dans un monde de concurrence parfaite — dont nous sommes d’ailleurs bien loin ! En situation de concurrence intense, le prix du marché s’impose à tous et n’est individuellement imposé par personne ; mais il résulte de l’offre et de la demande de chacun, en attribuant un poids plus important à ceux qui ont la propriété la plus importante.

Quelle serait alors la place du rapport salarial dans une théorie de l’exploitation compatible avec une société marchande complexe ?

Une place très importante ! Le salariat occupe une place unique dans le paysage de l’exploitation capitaliste, pour deux raisons : d’une part, il combine l’appropriation de valeur avec un contrôle direct, explicite, de l’appropriateur sur le travailleur et sur les moyens de production ; d’autre part, du fait d’évolutions techniques, sociales et juridiques, le salariat a acquis une extension immense, qui concerne une grande majorité de travailleurs. Aujourd’hui, le recul des contre-pouvoirs syndicaux et du droit du travail dans de nombreux pays, associé à de nouvelles formes de contrôle informatique ou algorithmique, accentue la verticalité et l’emprise de ce contrôle salarial. Le salariat reste ainsi un site d’exploitation, et donc de lutte contre l’exploitation, de première importance.

Pour autant, et c’est le point sur lequel j’insiste dans le livre, il ne faut pas négliger les autres formes d’exploitation capitaliste comme le crédit, la rente ou le commerce. Elles représentent des formes d’exploitation autonomes, qui interagissent avec le salariat mais n’en sont pas dérivées. On peut les considérer comme des formes d'exploitation, en tant que modes d’appropriation, bien sûr, mais aussi en tant que formes de pouvoir et de contrainte, plus indirectes et souvent plus discrètes que le salariat, mais tout aussi réelles. Ainsi, la menace en suspens de l’huissier ne gouverne pas moins nos comportements que les ordres reçus du contremaître.

Encore une fois, cet aménagement de la théorie marxiste de l’exploitation me paraît particulièrement important aujourd’hui, pour penser le poids crucial d’une part de la dette dans la vie des entreprises et des ménages — emprunt immobilier, mais aussi, en France et plus encore dans d’autres pays, étudiante —, et d’autre part de l’exploitation locative sur le marché immobilier, en particulier dans et autour des grandes métropoles où l’intensité rentière atteint ces dernières années des niveaux inouïs.

Dans le capitalisme, l’exploitation et la coordination des activités sont complètement imbriquées, montrez-vous, prenant appui sur les mêmes institutions (la propriété privée, en premier lieu). Pourriez-vous en dire un mot ?

Sans propriété privée, pas d’exploitation capitaliste. C’est parce que le capitaliste détient une entreprise (les machines, les locaux, la marque) qu’il peut exiger une partie du fruit du travail de ses salariés en échange de l’accès à ces moyens de production qu’il leur concède. C’est parce que le propriétaire immobilier possède des logements qu’il obtient un loyer, donc là aussi une part du fruit du travail de ses locataires.

Mais cette même institution, la propriété privée, est une formidable institution de coordination. Elle prévient le chaos et les conflits, en définissant d’une manière certes relativement arbitraire, mais bien définie, qui a le droit de faire quoi avec quoi. Combinée à la monnaie et à l’échange marchand, elle permet même la réallocation flexible de ces actifs entre les personnes — à proportion de leur richesse initiale, bien sûr. Ce sont précisément les mêmes institutions fondamentales — la hiérarchie autoritaire dans l’entreprise, la propriété privée et les marchés, en particulier le marché des capitaux et celui de l’emploi — qui font du capitalisme un système de coordination historiquement inouï, et un système d’exploitation massive.

En même temps, ces mécanismes de coordination connaissent des crises récurrentes, dont on a de multiples exemples. Quel lien faites-vous dans ce cas entre ces crises et l’exploitation que vous décrivez ?

J’insiste dans le livre sur ce qui représente à mes yeux le plus grand défi pour ceux qui aspirent à un dépassement du capitalisme : l’ancrage de l’exploitation dans des institutions de coordination capitaliste qui, de certains points de vue et à certaines périodes, fonctionnent bien, au sens où elles permettent de gérer l’interdépendance des travailleurs à une échelle inouïe dans l’histoire.

S’il est important de garder en tête cette relative performance coordinatrice des institutions capitalistes, qui constitue un étalon à dépasser pour des institutions socialistes alternatives, il ne faudrait pas pour autant l’exagérer et vous avez raison d’évoquer les échecs de coordination, et en particulier les moments où ils se cristallisent, les crises. Ce sont des moments où la monnaie et le marché, au lieu de faciliter les échanges, les empêchent, empêchent aux uns de travailler ou de mobiliser leurs ressources pour les autres, ce qui est l’essence d’un échec de coordination.

Ces crises n’affectent pas la structure même de l’exploitation capitaliste, qui existe même dans les périodes de bon fonctionnement, mais elles peuvent l’aggraver, en particulier par le chômage qui exerce une forte pression sur les travailleurs comme l’ont vu Marx et Kalecki et rend les salariés en emploi dépendants de leur patron.

La conclusion que vous en tirez est que limiter l’exploitation passe nécessairement par une évolution de ces dispositifs de coordination. Pourriez-vous expliciter quelque peu ces points ?

Si le capitalisme est bien, indissociablement, un système de coordination et d’exploitation, et si on considère qu’il n’est ni possible ni souhaitable de renoncer à la coordination à grande échelle propre à notre modernité, alors pour défaire l’exploitation il faut en même temps construire d’autres institutions de coordination — des modalités de synchronisation pour que chacun puisse travailler avec d’autres et pour d’autres, même sans les connaître. Or l’histoire nous montre justement le développement, sous l’effet en particulier de rivalités géopolitiques et de luttes sociales, d’institutions nouvelles qui viennent disputer au marché et à l’entreprise autoritaire le monopole de la coordination sociale à grande échelle. J’en cite trois en particulier : le plan étatique, l’État social (Sécurité sociale et services publics) et les algorithmes d’appariement non marchands.

Cela ne suffit pas encore à définir l’architecture d’un monde débarrassé de toute exploitation, mais cela en ouvre la perspective, contre la vision historiquement fausse d’une progression univoque du marché, de la propriété privée et de la hiérarchie capitaliste comme seules modalités modernes de prévention du chaos et du conflit.

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12.04.2025 à 10:00

Le journal d’Hélène Hoppenot, ambassadrice, diariste et photographe

Hélène Hoppenot a tenu son journal pendant cinquante ans sans que personne n’en ait lu une seule ligne. Il est donc bien personnel et secret, mais modérément intime : plutôt que ses états d’âme, elle est beaucoup plus encline à noter ses réactions à ce qu’elle voit autour d’elle, à ce qui la frappe, l’amuse ou l’indigne, à ces événements qui font l’histoire (la grande ou la petite), auxquels il lui arrive de participer et dont elle est, en tout cas, un témoin privilégié. Épouse d’Henri Hoppenot, diplomate, elle vit au rythme des soubresauts politiques des pays où son mari est en poste, avec en toile de fond les décisions plus ou moins pertinentes, à ses yeux, du Quai d’Orsay. Tous les chemins mènent à Berne Au début de ce quatrième volume, le 1 er janvier 1945, Henri Hoppenot est sur le point de quitter Washington, où il est délégué du gouvernement provisoire de la République française. Satisfait d’avoir œuvré efficacement à la reconnaissance du gouvernement de Charles de Gaulle par un Roosevelt très réticent, il peut se tourner vers l’avenir : sa prochaine destination est la Suisse. Un pays qu’il connaît bien : ce fut son premier poste à l’étranger, en 1917. Nommé au bureau de la presse de l’ambassade, il y dépouillait et analysait les journaux germanophones (suisses, allemands et autrichiens). Arrivé dans la capitale fédérale en janvier, il en était reparti six semaines plus tard pour Clermont-Ferrand, afin d’épouser Hélène Delacour. Le jeune couple était rentré à Berne en s’attardant un peu sur les bords du Léman, un modeste voyage de noces. Un an plus tard, il s’embarquait pour le Brésil, malgré les sous-marins allemands. À Rio, Hélène commence à écrire et Henri retrouve deux personnalités qu’il a croisées dans les salons littéraires parisiens : le ministre-poète Paul Claudel et son secrétaire-musicien Darius Milhaud. Les dix mois qu’ils passeront ensemble, entre diplomatie, poésie, musique, photographie et créativité débridée de Claudel, créeront des liens étroits entre eux, notamment avec Darius, qui restera l’ami le plus cher d’Henri et Hélène jusqu’à sa mort, 56 ans plus tard. Les Hoppenot connaîtront ensuite une dizaine de résidences, dont un deuxième passage à Berne, de juillet 1931 à septembre 1933. Cette fois, Henri est conseiller d’ambassade et Hélène tient son journal, dans lequel elle déploie son art de la caricature aux dépens des diplomates, de leurs épouses et du petit monde qui gravite autour des légations. En temps de paix, la Suisse est un pays sans histoires. Henri s’y ennuie assez vite, même s’il y a un peu d’animation à Genève avec la Société des Nations. Hélène, fille de capitaine d’artillerie et profondément patriote, avoue pour sa part « n’éprouver que peu de respect pour cette docte assemblée où les mots sonores tiennent la place des idées ». Ce relatif désœuvrement ne durera pas : en septembre 1933, le secrétaire général – Alexis Léger, Saint-John Perse en poésie – les envoie au paradis des diplomates, la Chine. Ils reviennent à Paris en août 1937. Henri prend des responsabilités au Quai d’Orsay, et, quand la guerre se déclare, il tient le poste important de sous-directeur d’Europe. Catalogué de gauche et par ailleurs très proche de Léger, bête noire des maréchalistes, des collaborationnistes et des vichystes, il est démis de ses fonctions en juin 1940 et expédié à Montevideo, le Limoges des diplomates. Il n’a guère d’estime pour le Maréchal, mais, fonctionnaire dévoué à la République, il sert le pays et en respecte les institutions jusqu’à ce que Vichy prenne des décisions éthiquement insoutenables. Il passera donc plus de deux ans en Uruguay, hésitant, tiraillé, torturé. Deux années de dilemmes. Hélène, moins disciplinée, éprouve d’abord de la pitié pour le Maréchal, en qui elle voit un vieillard vulnérable, un « pauvre vieux velléitaire », mais très vite il lui fait horreur par les décisions abjectes qu’il prend ou laisse prendre. Elle piaffe d’impatience, désapprouvant mais respectant la fidélité paralysante d’Henri envers son pays. D'abord fidèle à la République, il finit par démissionner le 25 octobre 1942 et se met au service de la France libre, à New York. D’abord chef des services civils de la mission militaire, il sera nommé délégué du gouvernement provisoire de la République française – les Américains refusant que de Gaulle soit représenté par un ambassadeur en titre. Longtemps partisan du général Giraud, Henri a gagné l’estime du général de Gaulle, qui le nomme à Berne, avec cette fois le titre (rare à l’époque) d’ambassadeur de France. Ce qu’il faut de politique, et beaucoup de culture Il arrive dans une capitale fédérale qui est l’épicentre de relations internationales complexes, où se règlent les comptes géopolitiques, économiques et financiers entre un pays neutre très soucieux de se faire respecter, qui ne cède jamais sur ses principes et négocie jusqu’au dernier dollar, et des Alliés dont les troupes se battent encore contre les quelques divisions restantes de l’armée allemande. Entre la prise de contact avec les autorités suisses et l’accueil terriblement émouvant des rescapées des camps nazis, dont beaucoup transitent par la Suisse, Henri Hoppenot va s’efforcer de revitaliser les relations franco-helvétiques dans tous les domaines, en commençant par régler les problèmes liés à la réparation des dommages subis par des Suisses en France et au blocage de fonds français en Suisse. Il lui faut aussi composer avec les vichystes, pétainistes, lavalistes et collaborationnistes de tout poil. Vis-à-vis de ceux que l’on nomme « les exilés du Léman », la France, où les blessures sont encore béantes, est divisée entre partisans d’une épuration radicale et réalistes souhaitant une réconciliation nationale. Sur le terrain, il n'est pas toujours facile pour Henri de trouver la bonne attitude ; d’autant que, parmi les réfugiés politiques, il y a d’anciens collègues, comme Jean Jardin ou Paul Morand. Fort heureusement, les Suisses sont pragmatiques et dotés d’un remarquable bon sens. En dix-huit mois, les dossiers les plus sensibles ont été réglés, et la Confédération est revenue à sa dimension politique d’avant-guerre. Henri commence à s’ennuyer, malgré la présence à ses côtés de personnages hauts en couleur : Henri Guillemin, écrivain brillant et prolifique, critique remarquable toujours prêt à polémiquer, et le talentueux et fantasque Romain Gary. Le général de Gaulle avait promis à Henri Hoppenot une suite de carrière rapide dans un poste de haute responsabilité, mais il n’est plus aux affaires, et les politiciens qui tiennent le ministère des Affaires étrangères et la présidence du Conseil sont pour certains (au premier rang desquels l’incontournable Georges Bidault) farouchement antigaullistes. Fidèle au général, Henri va donc prendre son mal en patience, et mettre son goût pour la littérature et les arts au service de la diplomatie culturelle, dans laquelle Hélène déploie tous ses talents. La plupart des grands écrivains et artistes français – ou travaillant en France – viennent parler, exposer, débattre en Suisse, et sont reçus à l’ambassade, où ils côtoient les intellectuels, artistes et dirigeants helvètes. Hélène est connue pour la qualité de ses réceptions et son habileté à composer des tables où l’on ne s’ennuie pas… Ces nombreuses visites lui donnent l’occasion de dizaines de portraits savoureux : « André Malraux, maigre et blafard, les yeux globuleux, cent pour cent cérébral. Les mots, les phrases se bousculent dans sa bouche, ses gestes saccadés se transforment en un feu d’artifice de tics, et la gymnastique mentale qu’il vous oblige à faire à sa suite vous laisse aussi courbatu qu’après une forte grippe. » Hélène Hoppenot devient une professionnelle du Rolleiflex Lors d’un déjeuner, Albert Skira, éditeur de livres d’art, s’enthousiasme pour des photos de Chine sur les murs de l’ambassade. Il est surpris de découvrir que l’auteur est la maîtresse de maison. C’est le début d’une véritable carrière de photographe pour Hélène, avec un chef-d’œuvre, Chine , préfacé par Paul Claudel. On suit dans son journal ses démêlés avec Skira, puis ceux, moins pittoresques, avec les deux autres éditeurs chez qui elle publiera, Ides et Calendes et La Guilde du livre. Puisant pour ses deux premiers livres dans les milliers de clichés qu’elle a rapportés d’Asie, Hélène devra par la suite faire quelques « expéditions photos », à Rome et en Tunisie, pour alimenter les albums suivants. Des voyages un peu particuliers : quand madame l’ambassadrice arrive dans un pays, ses amis diplomates et tous les collègues de son mari la reçoivent et ont à cœur de lui faciliter le travail. Un déploiement de bonne volonté qu’elle raconte avec son talent habituel… et ce qu’il faut d’autodérision. Les Hoppenot collectionneurs d’art moderne Quand elle ne reçoit pas la fine fleur des intellectuels français et ne voyage pas Rolleiflex au cou, Hélène se livre à une autre passion des Hoppenot : l’art. Acheteurs avisés, aux moyens limités mais au goût très sûr, ils ont rapporté de Perse et de Chine antiquités et tapis. À New York et en Suisse, ils constituent une belle collection d’art moderne dont la vente, après leur mort, sera un événement débordant le petit monde des marchands d’art et des ventes publiques : les médias généralistes comme Le Figaro ou Le Monde lui consacreront plusieurs articles. En Suisse, Hélène a vite fait la connaissance des principaux galeristes : Moos à Genève, Rosengart à Lucerne, et d’autres plus modestes à Zurich et à Berne, sans délaisser pour autant son amie Jeanne Bucher, à Paris. Sept années de journal exceptionnellement riches et variées Ce journal, qu’Hélène écrivait pour elle seule, et dont elle a fini par admettre, grâce à l’insistance d’Henri, qu’il pourrait peut-être, des décennies après sa mort, intéresser quelques historiens, se lit en fait fort bien. Le seul obstacle, pour le lecteur peu porté sur l’histoire, est qu’il contient des centaines de noms. Beaucoup sont connus, et pour les autres, des notes de bas de page et un index très complet permettent de s’y retrouver. Hélène Hoppenot a deux atouts qui séduisent ses lecteurs : son regard auquel rien n’échappe, et surtout pas les aspects curieux, cocasses, ridicules ou émouvants des événements auxquels elle est mêlée, et son style à la fois direct, d’une belle tenue et servi par une langue riche et souple ne s’interdisant pas raccourcis et néologismes. Ces qualités expliquent que le quatrième et dernier volume de son Journal (1945-1951) ait reçu le prix Clarens du journal intime, qui a été remis en mars 2025 à Claire Paulhan, son éditrice, à l’ambassade de Suisse à Paris.
Texte intégral (2039 mots)

Hélène Hoppenot a tenu son journal pendant cinquante ans sans que personne n’en ait lu une seule ligne. Il est donc bien personnel et secret, mais modérément intime : plutôt que ses états d’âme, elle est beaucoup plus encline à noter ses réactions à ce qu’elle voit autour d’elle, à ce qui la frappe, l’amuse ou l’indigne, à ces événements qui font l’histoire (la grande ou la petite), auxquels il lui arrive de participer et dont elle est, en tout cas, un témoin privilégié. Épouse d’Henri Hoppenot, diplomate, elle vit au rythme des soubresauts politiques des pays où son mari est en poste, avec en toile de fond les décisions plus ou moins pertinentes, à ses yeux, du Quai d’Orsay.

Tous les chemins mènent à Berne

Au début de ce quatrième volume, le 1er janvier 1945, Henri Hoppenot est sur le point de quitter Washington, où il est délégué du gouvernement provisoire de la République française. Satisfait d’avoir œuvré efficacement à la reconnaissance du gouvernement de Charles de Gaulle par un Roosevelt très réticent, il peut se tourner vers l’avenir : sa prochaine destination est la Suisse.

Un pays qu’il connaît bien : ce fut son premier poste à l’étranger, en 1917. Nommé au bureau de la presse de l’ambassade, il y dépouillait et analysait les journaux germanophones (suisses, allemands et autrichiens). Arrivé dans la capitale fédérale en janvier, il en était reparti six semaines plus tard pour Clermont-Ferrand, afin d’épouser Hélène Delacour. Le jeune couple était rentré à Berne en s’attardant un peu sur les bords du Léman, un modeste voyage de noces. Un an plus tard, il s’embarquait pour le Brésil, malgré les sous-marins allemands. À Rio, Hélène commence à écrire et Henri retrouve deux personnalités qu’il a croisées dans les salons littéraires parisiens : le ministre-poète Paul Claudel et son secrétaire-musicien Darius Milhaud. Les dix mois qu’ils passeront ensemble, entre diplomatie, poésie, musique, photographie et créativité débridée de Claudel, créeront des liens étroits entre eux, notamment avec Darius, qui restera l’ami le plus cher d’Henri et Hélène jusqu’à sa mort, 56 ans plus tard.

Les Hoppenot connaîtront ensuite une dizaine de résidences, dont un deuxième passage à Berne, de juillet 1931 à septembre 1933. Cette fois, Henri est conseiller d’ambassade et Hélène tient son journal, dans lequel elle déploie son art de la caricature aux dépens des diplomates, de leurs épouses et du petit monde qui gravite autour des légations. En temps de paix, la Suisse est un pays sans histoires. Henri s’y ennuie assez vite, même s’il y a un peu d’animation à Genève avec la Société des Nations. Hélène, fille de capitaine d’artillerie et profondément patriote, avoue pour sa part « n’éprouver que peu de respect pour cette docte assemblée où les mots sonores tiennent la place des idées ».

Ce relatif désœuvrement ne durera pas : en septembre 1933, le secrétaire général – Alexis Léger, Saint-John Perse en poésie – les envoie au paradis des diplomates, la Chine.

Ils reviennent à Paris en août 1937. Henri prend des responsabilités au Quai d’Orsay, et, quand la guerre se déclare, il tient le poste important de sous-directeur d’Europe.

Catalogué de gauche et par ailleurs très proche de Léger, bête noire des maréchalistes, des collaborationnistes et des vichystes, il est démis de ses fonctions en juin 1940 et expédié à Montevideo, le Limoges des diplomates. Il n’a guère d’estime pour le Maréchal, mais, fonctionnaire dévoué à la République, il sert le pays et en respecte les institutions jusqu’à ce que Vichy prenne des décisions éthiquement insoutenables. Il passera donc plus de deux ans en Uruguay, hésitant, tiraillé, torturé. Deux années de dilemmes.

Hélène, moins disciplinée, éprouve d’abord de la pitié pour le Maréchal, en qui elle voit un vieillard vulnérable, un « pauvre vieux velléitaire », mais très vite il lui fait horreur par les décisions abjectes qu’il prend ou laisse prendre. Elle piaffe d’impatience, désapprouvant mais respectant la fidélité paralysante d’Henri envers son pays. D'abord fidèle à la République, il finit par démissionner le 25 octobre 1942 et se met au service de la France libre, à New York. D’abord chef des services civils de la mission militaire, il sera nommé délégué du gouvernement provisoire de la République française – les Américains refusant que de Gaulle soit représenté par un ambassadeur en titre.

Longtemps partisan du général Giraud, Henri a gagné l’estime du général de Gaulle, qui le nomme à Berne, avec cette fois le titre (rare à l’époque) d’ambassadeur de France.

Ce qu’il faut de politique, et beaucoup de culture

Il arrive dans une capitale fédérale qui est l’épicentre de relations internationales complexes, où se règlent les comptes géopolitiques, économiques et financiers entre un pays neutre très soucieux de se faire respecter, qui ne cède jamais sur ses principes et négocie jusqu’au dernier dollar, et des Alliés dont les troupes se battent encore contre les quelques divisions restantes de l’armée allemande. Entre la prise de contact avec les autorités suisses et l’accueil terriblement émouvant des rescapées des camps nazis, dont beaucoup transitent par la Suisse, Henri Hoppenot va s’efforcer de revitaliser les relations franco-helvétiques dans tous les domaines, en commençant par régler les problèmes liés à la réparation des dommages subis par des Suisses en France et au blocage de fonds français en Suisse. Il lui faut aussi composer avec les vichystes, pétainistes, lavalistes et collaborationnistes de tout poil. Vis-à-vis de ceux que l’on nomme « les exilés du Léman », la France, où les blessures sont encore béantes, est divisée entre partisans d’une épuration radicale et réalistes souhaitant une réconciliation nationale. Sur le terrain, il n'est pas toujours facile pour Henri de trouver la bonne attitude ; d’autant que, parmi les réfugiés politiques, il y a d’anciens collègues, comme Jean Jardin ou Paul Morand.

Fort heureusement, les Suisses sont pragmatiques et dotés d’un remarquable bon sens. En dix-huit mois, les dossiers les plus sensibles ont été réglés, et la Confédération est revenue à sa dimension politique d’avant-guerre. Henri commence à s’ennuyer, malgré la présence à ses côtés de personnages hauts en couleur : Henri Guillemin, écrivain brillant et prolifique, critique remarquable toujours prêt à polémiquer, et le talentueux et fantasque Romain Gary. Le général de Gaulle avait promis à Henri Hoppenot une suite de carrière rapide dans un poste de haute responsabilité, mais il n’est plus aux affaires, et les politiciens qui tiennent le ministère des Affaires étrangères et la présidence du Conseil sont pour certains (au premier rang desquels l’incontournable Georges Bidault) farouchement antigaullistes.

Fidèle au général, Henri va donc prendre son mal en patience, et mettre son goût pour la littérature et les arts au service de la diplomatie culturelle, dans laquelle Hélène déploie tous ses talents. La plupart des grands écrivains et artistes français – ou travaillant en France – viennent parler, exposer, débattre en Suisse, et sont reçus à l’ambassade, où ils côtoient les intellectuels, artistes et dirigeants helvètes. Hélène est connue pour la qualité de ses réceptions et son habileté à composer des tables où l’on ne s’ennuie pas… Ces nombreuses visites lui donnent l’occasion de dizaines de portraits savoureux : « André Malraux, maigre et blafard, les yeux globuleux, cent pour cent cérébral. Les mots, les phrases se bousculent dans sa bouche, ses gestes saccadés se transforment en un feu d’artifice de tics, et la gymnastique mentale qu’il vous oblige à faire à sa suite vous laisse aussi courbatu qu’après une forte grippe. »

Hélène Hoppenot devient une professionnelle du Rolleiflex

Lors d’un déjeuner, Albert Skira, éditeur de livres d’art, s’enthousiasme pour des photos de Chine sur les murs de l’ambassade. Il est surpris de découvrir que l’auteur est la maîtresse de maison. C’est le début d’une véritable carrière de photographe pour Hélène, avec un chef-d’œuvre, Chine, préfacé par Paul Claudel. On suit dans son journal ses démêlés avec Skira, puis ceux, moins pittoresques, avec les deux autres éditeurs chez qui elle publiera, Ides et Calendes et La Guilde du livre. Puisant pour ses deux premiers livres dans les milliers de clichés qu’elle a rapportés d’Asie, Hélène devra par la suite faire quelques « expéditions photos », à Rome et en Tunisie, pour alimenter les albums suivants. Des voyages un peu particuliers : quand madame l’ambassadrice arrive dans un pays, ses amis diplomates et tous les collègues de son mari la reçoivent et ont à cœur de lui faciliter le travail. Un déploiement de bonne volonté qu’elle raconte avec son talent habituel… et ce qu’il faut d’autodérision.

Les Hoppenot collectionneurs d’art moderne

Quand elle ne reçoit pas la fine fleur des intellectuels français et ne voyage pas Rolleiflex au cou, Hélène se livre à une autre passion des Hoppenot : l’art. Acheteurs avisés, aux moyens limités mais au goût très sûr, ils ont rapporté de Perse et de Chine antiquités et tapis. À New York et en Suisse, ils constituent une belle collection d’art moderne dont la vente, après leur mort, sera un événement débordant le petit monde des marchands d’art et des ventes publiques : les médias généralistes comme Le Figaro ou Le Monde lui consacreront plusieurs articles. En Suisse, Hélène a vite fait la connaissance des principaux galeristes : Moos à Genève, Rosengart à Lucerne, et d’autres plus modestes à Zurich et à Berne, sans délaisser pour autant son amie Jeanne Bucher, à Paris.

Sept années de journal exceptionnellement riches et variées

Ce journal, qu’Hélène écrivait pour elle seule, et dont elle a fini par admettre, grâce à l’insistance d’Henri, qu’il pourrait peut-être, des décennies après sa mort, intéresser quelques historiens, se lit en fait fort bien. Le seul obstacle, pour le lecteur peu porté sur l’histoire, est qu’il contient des centaines de noms. Beaucoup sont connus, et pour les autres, des notes de bas de page et un index très complet permettent de s’y retrouver.

Hélène Hoppenot a deux atouts qui séduisent ses lecteurs : son regard auquel rien n’échappe, et surtout pas les aspects curieux, cocasses, ridicules ou émouvants des événements auxquels elle est mêlée, et son style à la fois direct, d’une belle tenue et servi par une langue riche et souple ne s’interdisant pas raccourcis et néologismes.

Ces qualités expliquent que le quatrième et dernier volume de son Journal (1945-1951) ait reçu le prix Clarens du journal intime, qui a été remis en mars 2025 à Claire Paulhan, son éditrice, à l’ambassade de Suisse à Paris.

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