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07.09.2024 à 11:00

Germaine Tillion, actrice et observatrice du XXe siècle

Centenaire, Germaine Tillion a traversé le XX e siècle. Son travail d’ethnologue la conduit dans l’Aurès grâce à l’hospitalité des Chaouïas, avant d’être confrontée au mal totalitaire avec la Seconde Guerre mondiale : l’emprisonnement, la prison, la déportation, la vie concentrationnaire à Ravensbrück, le traumatisme de sa mère gazée, puis le retour dans une Algérie appauvrie plongée dans la guerre d’indépendance. Avec une constance remarquable, celle qui a rejoint précocement la Résistance au sein du futur réseau du musée de l’Homme analyse chacune de ces situations au prisme de sa formation universitaire. Ces deux facettes, d’actrice et d’observatrice du XX e siècle, ont notamment fasciné Tzvetan Todorov. L’historienne Lorraine de Meaux propose une biographie dense et accessible pour comprendre ce parcours et pour retenir ce qu’il a d’inspirant.   Nonfiction.fr : En 2015, le Président François Hollande a décidé de faire rentrer Germaine Tillion au Panthéon, en même temps que Geneviève de Gaulle-Anthonioz, Jean Zay et Pierre Brossolette. Pourquoi le Président a-t-il choisi cette femme au parcours particulièrement dense et, selon vous, quels sont les éléments de ce parcours qui justifient cette entrée aux côtés des grandes femmes et des grands hommes du pays ? Lorraine de Meaux : L’entrée au Panthéon de Germaine Tillion montre tout simplement que cette dernière était une personnalité de premier plan de la France de la seconde moitié du XX e siècle. Tout dans son parcours est exemplaire. Sa trajectoire et son œuvre aident à comprendre des périodes et des situations complexes, la Seconde Guerre mondiale bien sûr, mais aussi la guerre d’Algérie et le fait colonial ou encore le rôle des femmes dans la société. Mais c’est surtout son action dans la résistance comme cheffe du réseau du Musée de l’Homme qui est mise en avant. Cette panthéonisation collective vient témoigner de la diversité de la résistance. « Deux catholiques » et « deux francs-maçons », explique François Hollande dans son discours, deux « sœurs de combat pour un monde commun » et deux « précurseurs d’une République nouvelle ».   Ethnologue, résistante de la première heure, prisonnière à Ravensbrück, engagée pour la lutte des Algériens et contre la torture, sa biographie traverses de nombreux événements majeurs de l'histoire. Par quelles archives avez-vous pu approcher ces différentes étapes, ainsi que sa vie privée ? De nombreux documents inédits ont guidé le travail : cahiers de cours, agendas, carnets de missions délivrent de nombreuses informations sur son mode de vie, sa famille, ses amitiés, sa formation et ses voyages. J’ai choisi en particulier d’exploiter sa correspondance, qu’elle soit familiale, amicale ou professionnelle, qui s’est avérée un formidable fil conducteur. A travers ses lettres, on la suit pas à pas, au fil des épreuves et des décennies. Elle y exprime ses peines, ses joies, ses goûts aussi bien que ses pensées, souvent avec humour, et y délivre de nombreux conseils, notamment à ses élèves. On y constate son extraordinaire activité, toujours tournée vers la connaissance et vers les autres, et on comprend que l’écriture est au cœur de sa vie. A ces archives variées, il faut ajouter toutes ses publications, sans oublier ses entretiens radiophoniques ou télévisuels, qui forment un corpus très intéressant.   Elle conduit son travail d’ethnologue au cœur de l’Aurès, aux côtés de Thérèse Rivière, durant deux longs séjours, alors que ni l’une ni l’autre ne parlent l’arabe ou le berbère. Comment mène-t-elle son enquête et que pouvez-vous dire du travail d’ethnologue de cette élève de Marcel Mauss ? Germaine Tillion est une étudiante enthousiaste : après une formation en archéologie et en histoire de l’art à l’école du Louvre, elle commence un cursus en 1931 à l’Institut d’ethnologie, né de l’association du Muséum et de l’Ecole pratique des hautes études. C’est alors une matière en train de se réinventer, dont Marcel Mauss (1872-1950) est la figure centrale. Neveu de Durkheim, d’une immense culture, il est une autorité savante reconnue. C’est lui qui envoie la jeune étudiante en mission dans l’Aurès, en immersion chez les Chaouïas. Si la mission s’effectue dans le cadre colonial, elle est de nature à forger un regard neuf, loin des préjugés de tous ordres. Avec Thérèse Rivière, Germaine Tillion donne une interview avant son départ. On y découvre deux jeunes femmes sures d’elles, inventives, prêtes à une expérience non conventionnelle. Sur place, elle fait preuve d’une exceptionnelle capacité d’adaptation. Pour Germaine Tillion, étudier une population, c’est d’abord vivre avec elle, partager son quotidien, se rendre utile, et mener des enquêtes, notamment généalogiques. Dans ce « dialogue avec une autre culture », l’ethnologue réalise une remise en question de soi et de l’autre. Après une première mission de presque deux ans en 1935-1937, elle retourne sur son terrain algérien en 1939-1940. Elle est en train de réaliser l’une des thèses les plus abouties sur le monde berbère, qui devait malheureusement être confisquée à Ravensbrück et définitivement perdue.   En mai-juin 1940, Germaine Tillion fait le choix de quitter l’Aurès pour revenir en France. Elle vit l’armistice comme un choc qu’elle ne peut accepter et comprend très tôt la nature du régime de Vichy. Elle trouve en la personne du colonel Paul Hauet un allié, avec qui elle met en place de premières mesures, notamment pour aider les soldats issus des colonies. Comment Germaine Tillion entre-t-elle en résistance ? A travers Germaine Tillion, il est possible de décloisonner notre regard sur la période 39-45. Son choix de résister en juin 1940 peut être replacé dans le contexte double de sa formation : d’un côté son milieu familial, catholique, humaniste et patriote, avec l’influence essentielle de sa mère Emilie Tillion, remarquable personnalité ; et de l’autre, sa vie de jeune ethnologue, sous l’autorité de son maître Marcel Mauss, l’expérience auprès des Berbères de l’Aurès et l’ambiance Front populaire du nouveau Musée de l’Homme, inauguré en 1938. Animée d’une grande curiosité et capable d’une formidable ouverture aux autres, elle ne peut qu’être radicalement opposée au régime de Vichy. Mais c’est l’idée même de la défaite qui lui est insupportable. Le discours du 17 juin du maréchal Pétain provoque sa « révolte totale ». Elle cherche tout de suite un moyen d’action. Elle a entendu parler de l’appel du général de Gaulle à poursuivre les combats dès le 19 juin. Elle rencontre un peu par hasard le colonel Hauet à son retour d’exode, le 25 juin. Tous deux décident de redonner vie à une vieille association, l’Union nationale des combattants coloniaux, pour mener des activités officielles et officieuses, notamment des filières d’évasions de prisonniers. Leur réseau est en contact avec celui de Boris Vildé, Anatole Lewitsky et Yvonne Oddon, et celui du colonel de La Rochère.   En octobre 1943, elle passe de le prison de Fresnes au camp de Ravensbrück. Sa mère Émilie la rejoint (elle est gazée en mars 1945) et Germaine y côtoie Milena Jesenka, Margarete Buber-Neumann, puis Geneviève de Gaulle-Anthonioz. De ces années, elle écrit : « Si j’ai survécu je le dois d’abord et à coup sûr, au hasard, ensuite à la colère, à la volonté de dévoiler ces crimes et, enfin, à une coalition de l’amitié – car j’avais perdu le désir viscéral de vivre » 1 . Quels liens a-t-elle noué avec une partie des détenues ? La guerre vient briser la vie de Germaine Tillion. Elle est arrêtée en août 42 puis déportée à Ravensbrück en octobre 1943 où sa mère la rejoint, effectivement, en février 1944 pour y mourir non sans avoir d’abord été une figure lumineuse du camp. « Survivre notre ultime sabotage », disait Germaine Tillion, montrant que la résistance morale au nazisme se poursuivait dans ce contexte terrifiant. Elle étudie le camp en ethnologue, expliquant aux déportées le fonctionnement et rassemblant déjà sur place les matériaux de son remarquable essai Ravensbrück . Dans ce camp de femmes, elle se lie d’amitié avec des personnalités venues de toute l’Europe, notamment Margarete Buber-Neumann, qui a connu les camps de Staline avant d’être livrée à Hitler. Cette dernière raconte que le dimanche, elle rend visite à Germaine, surnommée Kouri, pour l’écouter raconter ses aventures d’ethnologue. De son côté, elle décide de lui confier tout ce qu’elle savait de la répression soviétique : « C’est au camp, au printemps de l’année 1944 que, pour la première fois, j’ai entendu parler des bagnes de Staline, que l’on n’appelait pas encore le Goulag . » Ayant perdu sa mère et sa thèse, c’est le corps et l’esprit ravagés qu’elle rentre en France. La création de l’Association des déportées et internées de la Résistance permet d’entretenir le souvenir de celles qui ne sont pas revenues et de favoriser une incroyable solidarité avec ses camarades de déportation, dont Geneviève de Gaulle Anthonioz, Anise Postel-Vinay, Denise Vernay (sœur de Simone Veil), Jacqueline Péry-d’Alincourt, Anne-Marie Bauer et beaucoup d’autres.   En 1954, la guerre d’indépendance algérienne éclate dans l’Aurès. Germaine Tillion y retourne alors pour y mener une mission sur les déplacements de population. Progressivement, elle est aussi contactée par une amie du FLN. Elle recueille notamment des témoignages sur les arrestations et les tortures. Pour reprendre vos mots : face au chaos, comment parvient-elle à garder le cap 2 ? Le courage intellectuel et physique que représente l’esprit de résistance infuse toute la vie de Germaine Tillion. Décennie après décennie, des actes concrets et une attitude morale solide construisent avec beaucoup de cohérence cette idée d’un engagement exceptionnel : à son retour de déportation, elle dénonce le Goulag ; en Algérie, dès 1955, elle critique les méthodes de répression et la pratique de la torture. Face à une situation particulièrement tragique, elle choisit de prendre ses responsabilités : à ses yeux, l’ethnologue, comme un avocat, est responsable à l’égard de ceux qu’il étudie. Elle ne se contente pas de dénoncer, elle agit : elle crée ainsi en Algérie les Centres sociaux, des structures d’éducation, de soins et de formations pour venir en aide au peuple algérien. Sollicitée par Yacef Saadi, commandant clandestin de la Zone autonome d’Alger, elle accepte de le rencontrer pour un long face à face le 4 juillet 1957. Dans cette crise algérienne, qui est aussi celle de la IV e République, elle fournit au général de Gaulle des informations essentielles, qui contribuèrent à faire évoluer le regard de celui qu’elle croit capable de permettre à la France de surmonter cette nouvelle épreuve : elle signe un appel à son retour au pouvoir en 1958 et le soutiendra publiquement dans la campagne présidentielle de 1965. L’esprit de justice, de vérité et de liberté sont omniprésents dans les actes et dans l’œuvre de Germaine Tillion.   Notes : 1 - p.237 2 - p.311
Texte intégral (2079 mots)

Centenaire, Germaine Tillion a traversé le XXe siècle. Son travail d’ethnologue la conduit dans l’Aurès grâce à l’hospitalité des Chaouïas, avant d’être confrontée au mal totalitaire avec la Seconde Guerre mondiale : l’emprisonnement, la prison, la déportation, la vie concentrationnaire à Ravensbrück, le traumatisme de sa mère gazée, puis le retour dans une Algérie appauvrie plongée dans la guerre d’indépendance. Avec une constance remarquable, celle qui a rejoint précocement la Résistance au sein du futur réseau du musée de l’Homme analyse chacune de ces situations au prisme de sa formation universitaire. Ces deux facettes, d’actrice et d’observatrice du XXe siècle, ont notamment fasciné Tzvetan Todorov. L’historienne Lorraine de Meaux propose une biographie dense et accessible pour comprendre ce parcours et pour retenir ce qu’il a d’inspirant.

 

Nonfiction.fr : En 2015, le Président François Hollande a décidé de faire rentrer Germaine Tillion au Panthéon, en même temps que Geneviève de Gaulle-Anthonioz, Jean Zay et Pierre Brossolette. Pourquoi le Président a-t-il choisi cette femme au parcours particulièrement dense et, selon vous, quels sont les éléments de ce parcours qui justifient cette entrée aux côtés des grandes femmes et des grands hommes du pays ?

Lorraine de Meaux : L’entrée au Panthéon de Germaine Tillion montre tout simplement que cette dernière était une personnalité de premier plan de la France de la seconde moitié du XXe siècle. Tout dans son parcours est exemplaire. Sa trajectoire et son œuvre aident à comprendre des périodes et des situations complexes, la Seconde Guerre mondiale bien sûr, mais aussi la guerre d’Algérie et le fait colonial ou encore le rôle des femmes dans la société. Mais c’est surtout son action dans la résistance comme cheffe du réseau du Musée de l’Homme qui est mise en avant. Cette panthéonisation collective vient témoigner de la diversité de la résistance. « Deux catholiques » et « deux francs-maçons », explique François Hollande dans son discours, deux « sœurs de combat pour un monde commun » et deux « précurseurs d’une République nouvelle ».

 

Ethnologue, résistante de la première heure, prisonnière à Ravensbrück, engagée pour la lutte des Algériens et contre la torture, sa biographie traverses de nombreux événements majeurs de l'histoire. Par quelles archives avez-vous pu approcher ces différentes étapes, ainsi que sa vie privée ?

De nombreux documents inédits ont guidé le travail : cahiers de cours, agendas, carnets de missions délivrent de nombreuses informations sur son mode de vie, sa famille, ses amitiés, sa formation et ses voyages. J’ai choisi en particulier d’exploiter sa correspondance, qu’elle soit familiale, amicale ou professionnelle, qui s’est avérée un formidable fil conducteur. A travers ses lettres, on la suit pas à pas, au fil des épreuves et des décennies. Elle y exprime ses peines, ses joies, ses goûts aussi bien que ses pensées, souvent avec humour, et y délivre de nombreux conseils, notamment à ses élèves. On y constate son extraordinaire activité, toujours tournée vers la connaissance et vers les autres, et on comprend que l’écriture est au cœur de sa vie. A ces archives variées, il faut ajouter toutes ses publications, sans oublier ses entretiens radiophoniques ou télévisuels, qui forment un corpus très intéressant.

 

Elle conduit son travail d’ethnologue au cœur de l’Aurès, aux côtés de Thérèse Rivière, durant deux longs séjours, alors que ni l’une ni l’autre ne parlent l’arabe ou le berbère. Comment mène-t-elle son enquête et que pouvez-vous dire du travail d’ethnologue de cette élève de Marcel Mauss ?

Germaine Tillion est une étudiante enthousiaste : après une formation en archéologie et en histoire de l’art à l’école du Louvre, elle commence un cursus en 1931 à l’Institut d’ethnologie, né de l’association du Muséum et de l’Ecole pratique des hautes études. C’est alors une matière en train de se réinventer, dont Marcel Mauss (1872-1950) est la figure centrale. Neveu de Durkheim, d’une immense culture, il est une autorité savante reconnue. C’est lui qui envoie la jeune étudiante en mission dans l’Aurès, en immersion chez les Chaouïas. Si la mission s’effectue dans le cadre colonial, elle est de nature à forger un regard neuf, loin des préjugés de tous ordres. Avec Thérèse Rivière, Germaine Tillion donne une interview avant son départ. On y découvre deux jeunes femmes sures d’elles, inventives, prêtes à une expérience non conventionnelle. Sur place, elle fait preuve d’une exceptionnelle capacité d’adaptation. Pour Germaine Tillion, étudier une population, c’est d’abord vivre avec elle, partager son quotidien, se rendre utile, et mener des enquêtes, notamment généalogiques. Dans ce « dialogue avec une autre culture », l’ethnologue réalise une remise en question de soi et de l’autre. Après une première mission de presque deux ans en 1935-1937, elle retourne sur son terrain algérien en 1939-1940. Elle est en train de réaliser l’une des thèses les plus abouties sur le monde berbère, qui devait malheureusement être confisquée à Ravensbrück et définitivement perdue.

 

En mai-juin 1940, Germaine Tillion fait le choix de quitter l’Aurès pour revenir en France. Elle vit l’armistice comme un choc qu’elle ne peut accepter et comprend très tôt la nature du régime de Vichy. Elle trouve en la personne du colonel Paul Hauet un allié, avec qui elle met en place de premières mesures, notamment pour aider les soldats issus des colonies. Comment Germaine Tillion entre-t-elle en résistance ?

A travers Germaine Tillion, il est possible de décloisonner notre regard sur la période 39-45. Son choix de résister en juin 1940 peut être replacé dans le contexte double de sa formation : d’un côté son milieu familial, catholique, humaniste et patriote, avec l’influence essentielle de sa mère Emilie Tillion, remarquable personnalité ; et de l’autre, sa vie de jeune ethnologue, sous l’autorité de son maître Marcel Mauss, l’expérience auprès des Berbères de l’Aurès et l’ambiance Front populaire du nouveau Musée de l’Homme, inauguré en 1938. Animée d’une grande curiosité et capable d’une formidable ouverture aux autres, elle ne peut qu’être radicalement opposée au régime de Vichy. Mais c’est l’idée même de la défaite qui lui est insupportable. Le discours du 17 juin du maréchal Pétain provoque sa « révolte totale ». Elle cherche tout de suite un moyen d’action. Elle a entendu parler de l’appel du général de Gaulle à poursuivre les combats dès le 19 juin. Elle rencontre un peu par hasard le colonel Hauet à son retour d’exode, le 25 juin. Tous deux décident de redonner vie à une vieille association, l’Union nationale des combattants coloniaux, pour mener des activités officielles et officieuses, notamment des filières d’évasions de prisonniers. Leur réseau est en contact avec celui de Boris Vildé, Anatole Lewitsky et Yvonne Oddon, et celui du colonel de La Rochère.

 

En octobre 1943, elle passe de le prison de Fresnes au camp de Ravensbrück. Sa mère Émilie la rejoint (elle est gazée en mars 1945) et Germaine y côtoie Milena Jesenka, Margarete Buber-Neumann, puis Geneviève de Gaulle-Anthonioz. De ces années, elle écrit : « Si j’ai survécu je le dois d’abord et à coup sûr, au hasard, ensuite à la colère, à la volonté de dévoiler ces crimes et, enfin, à une coalition de l’amitié – car j’avais perdu le désir viscéral de vivre »1. Quels liens a-t-elle noué avec une partie des détenues ?

La guerre vient briser la vie de Germaine Tillion. Elle est arrêtée en août 42 puis déportée à Ravensbrück en octobre 1943 où sa mère la rejoint, effectivement, en février 1944 pour y mourir non sans avoir d’abord été une figure lumineuse du camp. « Survivre notre ultime sabotage », disait Germaine Tillion, montrant que la résistance morale au nazisme se poursuivait dans ce contexte terrifiant. Elle étudie le camp en ethnologue, expliquant aux déportées le fonctionnement et rassemblant déjà sur place les matériaux de son remarquable essai Ravensbrück. Dans ce camp de femmes, elle se lie d’amitié avec des personnalités venues de toute l’Europe, notamment Margarete Buber-Neumann, qui a connu les camps de Staline avant d’être livrée à Hitler. Cette dernière raconte que le dimanche, elle rend visite à Germaine, surnommée Kouri, pour l’écouter raconter ses aventures d’ethnologue. De son côté, elle décide de lui confier tout ce qu’elle savait de la répression soviétique : « C’est au camp, au printemps de l’année 1944 que, pour la première fois, j’ai entendu parler des bagnes de Staline, que l’on n’appelait pas encore le Goulag. » Ayant perdu sa mère et sa thèse, c’est le corps et l’esprit ravagés qu’elle rentre en France. La création de l’Association des déportées et internées de la Résistance permet d’entretenir le souvenir de celles qui ne sont pas revenues et de favoriser une incroyable solidarité avec ses camarades de déportation, dont Geneviève de Gaulle Anthonioz, Anise Postel-Vinay, Denise Vernay (sœur de Simone Veil), Jacqueline Péry-d’Alincourt, Anne-Marie Bauer et beaucoup d’autres.

 

En 1954, la guerre d’indépendance algérienne éclate dans l’Aurès. Germaine Tillion y retourne alors pour y mener une mission sur les déplacements de population. Progressivement, elle est aussi contactée par une amie du FLN. Elle recueille notamment des témoignages sur les arrestations et les tortures. Pour reprendre vos mots : face au chaos, comment parvient-elle à garder le cap2 ?

Le courage intellectuel et physique que représente l’esprit de résistance infuse toute la vie de Germaine Tillion. Décennie après décennie, des actes concrets et une attitude morale solide construisent avec beaucoup de cohérence cette idée d’un engagement exceptionnel : à son retour de déportation, elle dénonce le Goulag ; en Algérie, dès 1955, elle critique les méthodes de répression et la pratique de la torture. Face à une situation particulièrement tragique, elle choisit de prendre ses responsabilités : à ses yeux, l’ethnologue, comme un avocat, est responsable à l’égard de ceux qu’il étudie. Elle ne se contente pas de dénoncer, elle agit : elle crée ainsi en Algérie les Centres sociaux, des structures d’éducation, de soins et de formations pour venir en aide au peuple algérien. Sollicitée par Yacef Saadi, commandant clandestin de la Zone autonome d’Alger, elle accepte de le rencontrer pour un long face à face le 4 juillet 1957. Dans cette crise algérienne, qui est aussi celle de la IVe République, elle fournit au général de Gaulle des informations essentielles, qui contribuèrent à faire évoluer le regard de celui qu’elle croit capable de permettre à la France de surmonter cette nouvelle épreuve : elle signe un appel à son retour au pouvoir en 1958 et le soutiendra publiquement dans la campagne présidentielle de 1965. L’esprit de justice, de vérité et de liberté sont omniprésents dans les actes et dans l’œuvre de Germaine Tillion.

 


Notes :
1 - p.237
2 - p.311

02.09.2024 à 10:00

Les silences de l’adolescence

Le premier roman d’Eliot Ruffel explore l’un des premiers temps de la vie, l’adolescence, cette période de transition où il est si difficile de trouver ses mots. Il se situe entièrement dans une station balnéaire, au bord de la Manche, jamais nommée – même si « la fête du hareng » et les galets de la plage rappellent Dieppe –, au cours d’un été caniculaire, où Max et Lou, les deux héros, vident des canettes de bière, la nuit, sur un bunker, pour oublier leur ennui : « Avec Max », raconte Lou, « on a décidé de vivre la nuit, de dormir le jour. Au petit matin, dans deux heures, j’irai me vautrer dans mon lit suffisamment imbibé pour m’éteindre jusqu’aux dernières lueurs du jour. On a pris le pli rapidement, celui du rythme inverse. Ma mère et les parents de Max ont réglé l’affaire en nous traitant de branleurs. On a pas bronché, branleurs ou pas, on a rien à faire pendant les vacances, à part en attendre la fin. » Pères et frères : des modèles défaillants Max est né dans cette ville où Lou s’est installé avec sa mère un an plus tôt. Du haut du bunker, ils regardent s’en aller les ferrys et se demandent ce qu’est devenu Yvan, le grand frère de Max, parti voir ailleurs pour échapper à une famille mortifère. Les pages qui décrivent les gestes gênés de Max pour dissimuler les bleus laissés par les coups de son père sur ses flancs, un soir de défaite de l’OM devant le PSG, comptent parmi les plus belles du roman. Les mères ont la plus belle part dans cet univers désolé, où elles sont encore capables de tendresse, malgré tout. L’écriture se fait acide pour décrire les rapports de classe dans cette ville balnéaire où les groupes se côtoient sans se parler : « Chacun a son bar ici, c’est comme une religion. Les connards en chino-bateau fraîchement débarqués de Paris se retrouvent au même bar que nos bobos. Mo l’épicier, non seulement il déteste le Russe sans l’avoir vu mais les bobos d’ici c’est encore autre chose. La plupart du temps, Mo les croise la nuit parce que la journée pour eux c’est Biocoop. » Écrire les silences Cette amitié s’inscrit au creux des silences des deux personnages, des jeux qu’ils inventent autour des mots et de tout ce qui ne tiendrait pas dans les mots précisément : « Des silences j’en ai connu un tas, mais avec Max, pas avec d’autres. Avec lui ça avait du sens que nos paroles ou nos silences en aient pas. Mais avec des inconnus ça change pas mal la donne, surtout que, depuis tout ça, j’ai commencé à en avoir peur des silences, au point que le moindre flottement me terrifie, au point de me mettre à chercher tout et n’importe quoi pour meubler. Un grand appartement témoin qu’on remplirait d’IKEA bien nul juste pour éviter que ça résonne trop fort. » Le lecteur sera surpris de certaines dissonances dans cette langue qui prend ses aises avec la syntaxe, mais qui se souvient que la locution conjonctive « après que » se construit avec l’indicatif… Peu importent ces détails dans le lissage de l’ensemble. À mesure que Lou fait entendre sa voix, il semble qu’Eliot Ruffel cherche sa voie dans l’écriture, et la trouve dans ce roman pudique de la fin de l’innocence et du temps pour rien.
Texte intégral (658 mots)

Le premier roman d’Eliot Ruffel explore l’un des premiers temps de la vie, l’adolescence, cette période de transition où il est si difficile de trouver ses mots. Il se situe entièrement dans une station balnéaire, au bord de la Manche, jamais nommée – même si « la fête du hareng » et les galets de la plage rappellent Dieppe –, au cours d’un été caniculaire, où Max et Lou, les deux héros, vident des canettes de bière, la nuit, sur un bunker, pour oublier leur ennui :

« Avec Max », raconte Lou, « on a décidé de vivre la nuit, de dormir le jour. Au petit matin, dans deux heures, j’irai me vautrer dans mon lit suffisamment imbibé pour m’éteindre jusqu’aux dernières lueurs du jour. On a pris le pli rapidement, celui du rythme inverse. Ma mère et les parents de Max ont réglé l’affaire en nous traitant de branleurs. On a pas bronché, branleurs ou pas, on a rien à faire pendant les vacances, à part en attendre la fin. »

Pères et frères : des modèles défaillants

Max est né dans cette ville où Lou s’est installé avec sa mère un an plus tôt. Du haut du bunker, ils regardent s’en aller les ferrys et se demandent ce qu’est devenu Yvan, le grand frère de Max, parti voir ailleurs pour échapper à une famille mortifère. Les pages qui décrivent les gestes gênés de Max pour dissimuler les bleus laissés par les coups de son père sur ses flancs, un soir de défaite de l’OM devant le PSG, comptent parmi les plus belles du roman. Les mères ont la plus belle part dans cet univers désolé, où elles sont encore capables de tendresse, malgré tout. L’écriture se fait acide pour décrire les rapports de classe dans cette ville balnéaire où les groupes se côtoient sans se parler :

« Chacun a son bar ici, c’est comme une religion. Les connards en chino-bateau fraîchement débarqués de Paris se retrouvent au même bar que nos bobos. Mo l’épicier, non seulement il déteste le Russe sans l’avoir vu mais les bobos d’ici c’est encore autre chose. La plupart du temps, Mo les croise la nuit parce que la journée pour eux c’est Biocoop. »

Écrire les silences

Cette amitié s’inscrit au creux des silences des deux personnages, des jeux qu’ils inventent autour des mots et de tout ce qui ne tiendrait pas dans les mots précisément :

« Des silences j’en ai connu un tas, mais avec Max, pas avec d’autres. Avec lui ça avait du sens que nos paroles ou nos silences en aient pas. Mais avec des inconnus ça change pas mal la donne, surtout que, depuis tout ça, j’ai commencé à en avoir peur des silences, au point que le moindre flottement me terrifie, au point de me mettre à chercher tout et n’importe quoi pour meubler. Un grand appartement témoin qu’on remplirait d’IKEA bien nul juste pour éviter que ça résonne trop fort. »

Le lecteur sera surpris de certaines dissonances dans cette langue qui prend ses aises avec la syntaxe, mais qui se souvient que la locution conjonctive « après que » se construit avec l’indicatif… Peu importent ces détails dans le lissage de l’ensemble. À mesure que Lou fait entendre sa voix, il semble qu’Eliot Ruffel cherche sa voie dans l’écriture, et la trouve dans ce roman pudique de la fin de l’innocence et du temps pour rien.

29.08.2024 à 10:00

Mouloud Feraoun: littérature, anticolonialisme et quête d’émancipation

Figure majeure des lettres algériennes, instituteur humaniste et anticolonialiste de Kabylie, homme lucide sur les enjeux de son temps et critique intransigeant des dérives autoritaires du mouvement national algérien, le soixantième anniversaire de l’Indépendance algérienne coïncide avec celui de l’assassinat de Mouloud Feraoun par un commando de l’O.A.S au matin du 15 mars 1962 à El-Biar, dans la banlieue d’Alger. Loin des commémorations et discours officiels sur l’auteur du Fils du pauvre et son œuvre, Relire Feraoun. Entre lucidité, combat et engagement , paru sous la direction de Tassadit Yacine et Hervé Sanson aux éditions Koukou, est un livre collectif qui vient jeter un regard nouveau sur l’itinéraire tant littéraire que politique de cette grande voix native de Tizi Hibel. L’œuvre de ce témoin de l’ère coloniale, notamment son Journal. 1955-1962 (Seuil, 1962), donne l’occasion de repenser l’héritage de l’anticolonialisme et de l’émancipation politique et sociale dans les limites de la dignité humaine. Dans l’optique de redécouvrir les facettes oubliées de la vie et de l’œuvre du classique algérien de langue française qu’est Mouloud Feraoun, Hervé Sanson, docteur en littérature française, spécialiste des littératures francophones du Maghreb et membre associé à l’ITEM (CNRS), a accepté de répondre aux questions de Nonfiction .   Nonfiction : Pouvez-vous nous dire qui était Mouloud Feraoun ? Hervé Sanson : Mouloud Feraoun présente plusieurs facettes tout aussi importantes les unes que les autres : instituteur en premier lieu, pédagogue, formé à l’École Normale de Bouzareah, toute son existence a consisté à transmettre aux générations suivantes : tant son étude sur Si Mohand parue chez Minuit en 1960 que son recueil de courts récits intitulé Jours de Kabylie , mais aussi sa collection de manuels scolaires nommée L’Ami fidèle , attestent de ce souci pédagogique et de cette volonté de transmission. Mais Feraoun, c’est aussi un authentique humaniste, fidèle à certaines valeurs, qu’il entend ne jamais sacrifier aux contingences ou aux choix tactiques de l’heure. C’est enfin un grand écrivain : auteur du Fils du pauvre , classique de la littérature algérienne de langue française, il mérite d’être lu et relu, tant pour ses deux autres romans, La Terre et le sang , et Les Chemins qui montent – un pur chef-d’œuvre selon moi ! – que pour son Journal de guerre qui témoigne d’un souci de composition indéniable ainsi que de qualités d’écriture frappantes.   Votre livre invite à « relire Feraoun ». Qu’entendez-vous par cette expression ? N’a-t-on pas encore véritablement lu cet instituteur algérien de Kabylie ? On a bien évidemment produit des lectures de l’œuvre de Feraoun depuis soixante ans. Mais trop souvent ces lectures étaient réductrices ou falsificatrices : ou bien les approches littéraires exhaussaient le producteur d’un classique du roman autobiographique qu’est Le Fils du pauvre , reléguant par là même les deux autres romans, tout aussi aboutis et d’une grande richesse de contenu, au second plan ; ou bien l’homme et son parcours étaient attaqués, minorés, voire diffamés, au nom de lectures très orientées idéologiquement, faisant de Feraoun un « assimilé » au mieux, un « traître » dans le pire des cas. Or, Feraoun possédait parfaitement sa culture d’origine, à savoir la culture kabyle, et n’était pas plus « assimilé » que les autres écrivains francophones. On l’a très certainement dit car il était un fonctionnaire de l’Éducation Nationale française, mais il enseignait dans le bled, et n’avait d’autre objectif que d’assurer l’instruction et l’émancipation de ses petits élèves, de même origine que lui-même, afin de leur donner les outils pour se définir et se défendre. Il faut néanmoins préciser que certains travaux au début des années 2000, tels ceux de Robert Elbaz et Martine Matthieu-Job, rompaient avec ces lectures réductrices, analysant la complexité de l’écriture de Feraoun, complexité longtemps ignorée. Notre ouvrage, Relire Feraoun , entendait interroger des œuvres peu abordées jusque-là, tels Jours de Kabylie , ou Les Chemins qui montent , ou bien encore expliciter davantage le parcours intellectuel, engagé, de l’homme, documents à l’appui (correspondance de l’écrivain, rapports administratifs, rapports de l’Armée, journaux de l’époque, etc…). Il a tâché également de proposer des angles d’approche peu utilisés jusque-là à propos de l’œuvre de Feraoun : études de genres, génétique des textes…   Selon vous, qu’est-ce qui a fait de Mouloud Feraoun une cible pour les autorités coloniales ? Feraoun est l’écrivain, l’intellectuel, qui, durant la guerre de libération nationale, a été le plus pris entre deux feux, enserré dans un étau peu à peu ingérable. En tenaille entre des autorités coloniales lui demandant des gages de soutien jour après jour et une Armée de libération nationale (ALN) lui demandant les mêmes preuves d’engagement, il marchait sur un fil d’équilibriste continûment. Les pressions de plus en plus fortes exercées à son encontre, par des officiers français notamment, le conduiront à l’été 1957 à demander sa mutation et à quitter la Kabylie pour Alger où il croit alors trouver un refuge, ce qui ne sera nullement le cas, nous le savons. Les autorités coloniales devaient savoir que Feraoun soutenait le principe de l’indépendance de l’Algérie ; en outre, son honnêteté, sa droiture, le respect dont il jouissait parmi la population, sa remarquable maîtrise de la langue française, les relations importantes qu’il entretenait devenaient dangereuses à partir du moment où Feraoun ne soutenait pas l’Algérie française. N’oublions pas en outre qu’il était également, pour l’armée française, un témoin gênant des exactions commises en Kabylie, et qu’il pouvait précisément témoigner à un moment donné de ce qu’il avait vu ou de ce qu’on lui avait rapporté.   Que pouvez-vous nous dire à propos des dimensions littéraires, humanistes, anticoloniales et pluralistes du Journal de Mouloud Feraoun, cet écrit historique qu’il considérait comme « une pièce supplémentaire à un dossier déjà si lourd », celui de la guerre de Libération algérienne ? Le Journal de Feraoun est le seul journal tenu en période de guerre par un Algérien et ce, sur la durée entière de la guerre (de novembre 1955 au 14 mars 1962, la veille de son assassinat). J’ajouterai : le seul journal tenu par un Algérien vivant directement le quotidien de la guerre, d’abord dans le bled kabyle, puis à Alger. Feraoun avait pleine conscience du danger qu’il encourait à produire un tel document : il cachait régulièrement les cahiers d’écolier qu’il remplissait de son écriture soignée et serrée, parmi les cahiers de ses élèves, pour le cas où il aurait été confronté à une perquisition soudaine de l’armée française. Ce Journal possède une valeur incommensurable pour plusieurs raisons : il rapporte des scènes d’exactions commises par l’Armée française – mais aussi parfois par les maquisards algériens – qu’il est le seul à pouvoir rapporter ainsi par écrit. De plus, Feraoun a le sens de la description, de l’image, et son art du récit, couplé à son sens du dialogue, produisent une forte impression sur l’esprit du lecteur. Il interroge également à partir des anecdotes, des événements relatés, un certain nombre de problématiques essentielles : le rapport à la violence, sa légitimité ou son illégitimité, la question du statut des femmes en période de conflit, le viol utilisé comme arme de guerre, etc. Feraoun interroge : « La fin justifie-t-elle les moyens ? » Et il répond : pas à n’importe quel prix. Enfin, les qualités d’écriture de ce journal, ainsi que le relais entre différents points de vue sur l’événement, en faisant une polyphonie ouverte, le montage entre différents types de textes (récit, coupure de presse, dialogue, essai, méditation de type philosophique…), forgent la singularité de ce témoignage, qui n’est donc pas un simple témoignage.   Mouloud Feraoun n’a jamais été adepte d’un nationalisme étroit, chauvin et essentialiste. S’il était incontestablement anticolonialiste par sa plume et ses actes, par son métier d’instituteur et son engagement dans la direction des Centres Sociaux avec Germaine Tillion, il a toujours été lucide et critique vis-à-vis des dérives autoritaires qu’il voyait au sein du mouvement national algérien, notamment sur les questions du pluralisme démocratique et de la violence. Est-ce pour cette raison qu’il a été considéré comme un « acculturé », un « tiède », voire un « traître », par certains politiques, universitaires et intellectuels en Algérie ? Vous avez effectivement formulé les termes de la question et livré des éléments de réponse. Toute révolution – et toute guerre d’émancipation nationale – établit deux camps tranchés, résolument antagonistes, et ne peut souffrir les modérés, les partisans du dialogue. Bien que favorable à l’indépendance, sans équivoque possible, Feraoun était un produit de l’école républicaine française – celle de la III e République – héritière des Lumières et de l’esprit cartésien. Ainsi, au nom des principes républicains et des idéaux de la Révolution française, Feraoun ne peut que soutenir l’indépendance de l’Algérie et le droit du peuple algérien à disposer librement de son destin, mais au nom de l’esprit critique acquis et de la défense « pure » des idéaux dont nous parlions, il ne peut taire dans son Journal les dérives, les abus – déjà – du FLN et de l’ALN. C’est cette critique raisonnée de certaines méthodes qu’il désapprouvait qui l’a fait condamner à une certaine époque, alors qu’un soutien plein et entier était attendu de tout militant pour l’indépendance. Feraoun préservait ainsi le droit pour l’intellectuel à exercer son sens critique, à questionner et à réfuter toute vérité dogmatique. Un positionnement difficilement audible durant les années de guerre, puis durant les premières années de l’indépendance, alors que la nation est en train de se construire. Il est certainement plus aisé aujourd’hui de mesurer et de comprendre la complexité d’un homme tel que Feraoun.   Quelles sont les singularités de l’esthétique feraounienne ? On a longtemps catégorisé l’écriture de Feraoun comme une écriture « scolaire », accessible, transparente. Ce qui était le résultat d’une lecture au premier degré. Or, l’écriture de Feraoun est le fruit d’une élaboration lente et concertée : les multiples cahiers d’écolier contenant les différentes versions de chacune de ses œuvres – détenus par la Fondation Feraoun sise à Alger – montrent cette maturation de l’œuvre. L’esthétique feraounienne est composée à la fois d’un souci de structuration pour chacun de ses romans : Feraoun subvertit subtilement le genre romanesque dans chaque opus. L’ironie qui traverse son écriture, le feuilleté des voix et des points de vue orchestrant la narration, le sens de la description par lequel l’écrivain déplace les schèmes de représentation établis par la littérature coloniale, tout cela fonde l’originalité de son écriture, faussement simple par conséquent.   Pour le lecteur qui n’aurait pas encore lu Mouloud Feraoun, quels livres lui conseillerez-vous ? Je conseillerais deux œuvres pour aborder deux aspects de sa personnalité littéraire. Tout d’abord, pour découvrir le merveilleux conteur qu’est Feraoun, on peut lire Jours de Kabylie , un ensemble de récits brefs donnant à voir une Kabylie savoureuse et inattendue. Mais pour connaître le témoin indépassable qu’il est et demeurera quant à la société de son temps, il faut lire le Journal 1955-1962 dont j’ai souligné l’intérêt pluriel. Bien évidemment, commencer par ce classique qu’est Le Fils du pauvre est aussi tout à fait indiqué.  
Texte intégral (2160 mots)

Figure majeure des lettres algériennes, instituteur humaniste et anticolonialiste de Kabylie, homme lucide sur les enjeux de son temps et critique intransigeant des dérives autoritaires du mouvement national algérien, le soixantième anniversaire de l’Indépendance algérienne coïncide avec celui de l’assassinat de Mouloud Feraoun par un commando de l’O.A.S au matin du 15 mars 1962 à El-Biar, dans la banlieue d’Alger.

Loin des commémorations et discours officiels sur l’auteur du Fils du pauvre et son œuvre, Relire Feraoun. Entre lucidité, combat et engagement, paru sous la direction de Tassadit Yacine et Hervé Sanson aux éditions Koukou, est un livre collectif qui vient jeter un regard nouveau sur l’itinéraire tant littéraire que politique de cette grande voix native de Tizi Hibel. L’œuvre de ce témoin de l’ère coloniale, notamment son Journal. 1955-1962 (Seuil, 1962), donne l’occasion de repenser l’héritage de l’anticolonialisme et de l’émancipation politique et sociale dans les limites de la dignité humaine.

Dans l’optique de redécouvrir les facettes oubliées de la vie et de l’œuvre du classique algérien de langue française qu’est Mouloud Feraoun, Hervé Sanson, docteur en littérature française, spécialiste des littératures francophones du Maghreb et membre associé à l’ITEM (CNRS), a accepté de répondre aux questions de Nonfiction.

 

Nonfiction : Pouvez-vous nous dire qui était Mouloud Feraoun ?

Hervé Sanson : Mouloud Feraoun présente plusieurs facettes tout aussi importantes les unes que les autres : instituteur en premier lieu, pédagogue, formé à l’École Normale de Bouzareah, toute son existence a consisté à transmettre aux générations suivantes : tant son étude sur Si Mohand parue chez Minuit en 1960 que son recueil de courts récits intitulé Jours de Kabylie, mais aussi sa collection de manuels scolaires nommée L’Ami fidèle, attestent de ce souci pédagogique et de cette volonté de transmission. Mais Feraoun, c’est aussi un authentique humaniste, fidèle à certaines valeurs, qu’il entend ne jamais sacrifier aux contingences ou aux choix tactiques de l’heure. C’est enfin un grand écrivain : auteur du Fils du pauvre, classique de la littérature algérienne de langue française, il mérite d’être lu et relu, tant pour ses deux autres romans, La Terre et le sang, et Les Chemins qui montent – un pur chef-d’œuvre selon moi ! – que pour son Journal de guerre qui témoigne d’un souci de composition indéniable ainsi que de qualités d’écriture frappantes.

 

Votre livre invite à « relire Feraoun ». Qu’entendez-vous par cette expression ? N’a-t-on pas encore véritablement lu cet instituteur algérien de Kabylie ?

On a bien évidemment produit des lectures de l’œuvre de Feraoun depuis soixante ans. Mais trop souvent ces lectures étaient réductrices ou falsificatrices : ou bien les approches littéraires exhaussaient le producteur d’un classique du roman autobiographique qu’est Le Fils du pauvre, reléguant par là même les deux autres romans, tout aussi aboutis et d’une grande richesse de contenu, au second plan ; ou bien l’homme et son parcours étaient attaqués, minorés, voire diffamés, au nom de lectures très orientées idéologiquement, faisant de Feraoun un « assimilé » au mieux, un « traître » dans le pire des cas. Or, Feraoun possédait parfaitement sa culture d’origine, à savoir la culture kabyle, et n’était pas plus « assimilé » que les autres écrivains francophones. On l’a très certainement dit car il était un fonctionnaire de l’Éducation Nationale française, mais il enseignait dans le bled, et n’avait d’autre objectif que d’assurer l’instruction et l’émancipation de ses petits élèves, de même origine que lui-même, afin de leur donner les outils pour se définir et se défendre. Il faut néanmoins préciser que certains travaux au début des années 2000, tels ceux de Robert Elbaz et Martine Matthieu-Job, rompaient avec ces lectures réductrices, analysant la complexité de l’écriture de Feraoun, complexité longtemps ignorée. Notre ouvrage, Relire Feraoun, entendait interroger des œuvres peu abordées jusque-là, tels Jours de Kabylie, ou Les Chemins qui montent, ou bien encore expliciter davantage le parcours intellectuel, engagé, de l’homme, documents à l’appui (correspondance de l’écrivain, rapports administratifs, rapports de l’Armée, journaux de l’époque, etc…). Il a tâché également de proposer des angles d’approche peu utilisés jusque-là à propos de l’œuvre de Feraoun : études de genres, génétique des textes…

 

Selon vous, qu’est-ce qui a fait de Mouloud Feraoun une cible pour les autorités coloniales ?

Feraoun est l’écrivain, l’intellectuel, qui, durant la guerre de libération nationale, a été le plus pris entre deux feux, enserré dans un étau peu à peu ingérable. En tenaille entre des autorités coloniales lui demandant des gages de soutien jour après jour et une Armée de libération nationale (ALN) lui demandant les mêmes preuves d’engagement, il marchait sur un fil d’équilibriste continûment. Les pressions de plus en plus fortes exercées à son encontre, par des officiers français notamment, le conduiront à l’été 1957 à demander sa mutation et à quitter la Kabylie pour Alger où il croit alors trouver un refuge, ce qui ne sera nullement le cas, nous le savons. Les autorités coloniales devaient savoir que Feraoun soutenait le principe de l’indépendance de l’Algérie ; en outre, son honnêteté, sa droiture, le respect dont il jouissait parmi la population, sa remarquable maîtrise de la langue française, les relations importantes qu’il entretenait devenaient dangereuses à partir du moment où Feraoun ne soutenait pas l’Algérie française. N’oublions pas en outre qu’il était également, pour l’armée française, un témoin gênant des exactions commises en Kabylie, et qu’il pouvait précisément témoigner à un moment donné de ce qu’il avait vu ou de ce qu’on lui avait rapporté.

 

Que pouvez-vous nous dire à propos des dimensions littéraires, humanistes, anticoloniales et pluralistes du Journal de Mouloud Feraoun, cet écrit historique qu’il considérait comme « une pièce supplémentaire à un dossier déjà si lourd », celui de la guerre de Libération algérienne ?

Le Journal de Feraoun est le seul journal tenu en période de guerre par un Algérien et ce, sur la durée entière de la guerre (de novembre 1955 au 14 mars 1962, la veille de son assassinat). J’ajouterai : le seul journal tenu par un Algérien vivant directement le quotidien de la guerre, d’abord dans le bled kabyle, puis à Alger. Feraoun avait pleine conscience du danger qu’il encourait à produire un tel document : il cachait régulièrement les cahiers d’écolier qu’il remplissait de son écriture soignée et serrée, parmi les cahiers de ses élèves, pour le cas où il aurait été confronté à une perquisition soudaine de l’armée française. Ce Journal possède une valeur incommensurable pour plusieurs raisons : il rapporte des scènes d’exactions commises par l’Armée française – mais aussi parfois par les maquisards algériens – qu’il est le seul à pouvoir rapporter ainsi par écrit. De plus, Feraoun a le sens de la description, de l’image, et son art du récit, couplé à son sens du dialogue, produisent une forte impression sur l’esprit du lecteur. Il interroge également à partir des anecdotes, des événements relatés, un certain nombre de problématiques essentielles : le rapport à la violence, sa légitimité ou son illégitimité, la question du statut des femmes en période de conflit, le viol utilisé comme arme de guerre, etc. Feraoun interroge : « La fin justifie-t-elle les moyens ? » Et il répond : pas à n’importe quel prix. Enfin, les qualités d’écriture de ce journal, ainsi que le relais entre différents points de vue sur l’événement, en faisant une polyphonie ouverte, le montage entre différents types de textes (récit, coupure de presse, dialogue, essai, méditation de type philosophique…), forgent la singularité de ce témoignage, qui n’est donc pas un simple témoignage.

 

Mouloud Feraoun n’a jamais été adepte d’un nationalisme étroit, chauvin et essentialiste. S’il était incontestablement anticolonialiste par sa plume et ses actes, par son métier d’instituteur et son engagement dans la direction des Centres Sociaux avec Germaine Tillion, il a toujours été lucide et critique vis-à-vis des dérives autoritaires qu’il voyait au sein du mouvement national algérien, notamment sur les questions du pluralisme démocratique et de la violence. Est-ce pour cette raison qu’il a été considéré comme un « acculturé », un « tiède », voire un « traître », par certains politiques, universitaires et intellectuels en Algérie ?

Vous avez effectivement formulé les termes de la question et livré des éléments de réponse. Toute révolution – et toute guerre d’émancipation nationale – établit deux camps tranchés, résolument antagonistes, et ne peut souffrir les modérés, les partisans du dialogue. Bien que favorable à l’indépendance, sans équivoque possible, Feraoun était un produit de l’école républicaine française – celle de la IIIe République – héritière des Lumières et de l’esprit cartésien. Ainsi, au nom des principes républicains et des idéaux de la Révolution française, Feraoun ne peut que soutenir l’indépendance de l’Algérie et le droit du peuple algérien à disposer librement de son destin, mais au nom de l’esprit critique acquis et de la défense « pure » des idéaux dont nous parlions, il ne peut taire dans son Journal les dérives, les abus – déjà – du FLN et de l’ALN. C’est cette critique raisonnée de certaines méthodes qu’il désapprouvait qui l’a fait condamner à une certaine époque, alors qu’un soutien plein et entier était attendu de tout militant pour l’indépendance. Feraoun préservait ainsi le droit pour l’intellectuel à exercer son sens critique, à questionner et à réfuter toute vérité dogmatique. Un positionnement difficilement audible durant les années de guerre, puis durant les premières années de l’indépendance, alors que la nation est en train de se construire. Il est certainement plus aisé aujourd’hui de mesurer et de comprendre la complexité d’un homme tel que Feraoun.

 

Quelles sont les singularités de l’esthétique feraounienne ?

On a longtemps catégorisé l’écriture de Feraoun comme une écriture « scolaire », accessible, transparente. Ce qui était le résultat d’une lecture au premier degré. Or, l’écriture de Feraoun est le fruit d’une élaboration lente et concertée : les multiples cahiers d’écolier contenant les différentes versions de chacune de ses œuvres – détenus par la Fondation Feraoun sise à Alger – montrent cette maturation de l’œuvre. L’esthétique feraounienne est composée à la fois d’un souci de structuration pour chacun de ses romans : Feraoun subvertit subtilement le genre romanesque dans chaque opus. L’ironie qui traverse son écriture, le feuilleté des voix et des points de vue orchestrant la narration, le sens de la description par lequel l’écrivain déplace les schèmes de représentation établis par la littérature coloniale, tout cela fonde l’originalité de son écriture, faussement simple par conséquent.

 

Pour le lecteur qui n’aurait pas encore lu Mouloud Feraoun, quels livres lui conseillerez-vous ?

Je conseillerais deux œuvres pour aborder deux aspects de sa personnalité littéraire. Tout d’abord, pour découvrir le merveilleux conteur qu’est Feraoun, on peut lire Jours de Kabylie, un ensemble de récits brefs donnant à voir une Kabylie savoureuse et inattendue. Mais pour connaître le témoin indépassable qu’il est et demeurera quant à la société de son temps, il faut lire le Journal 1955-1962 dont j’ai souligné l’intérêt pluriel. Bien évidemment, commencer par ce classique qu’est Le Fils du pauvre est aussi tout à fait indiqué.

 

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