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24.07.2025 à 10:04

Une « étrange défaite » intellectuelle. Le silence des historien.nes français.es sur le crime génocide perpétré dans la bande de Gaza et dans les territoires occupés de Cisjordanie. [1/3]

Vincent Mespoulet

« Il est curieux de constater que seule la vérité peut nous choquer. C’est peut-être aussi une remarque pleine d’espoir, car cela implique que nous sommes capables de reconnaître la vérité. Un jour viendra, espérons-le, où le choc de la reconnaissance sera une joie et non un traumatisme, une libération et non une contrainte : car il est absolument et éternellement vrai que tous les hommes sont frères, et que ce qui arrive à l’un d’entre nous arrive à tous. » – James Baldwin. [1] Le silence loquace du Mémorial de la Shoah Il y a quelques jours, le 15 juillet 2025, l’historien israélien Omer Bartov, spécialiste de la destruction des populations juives d’Europe, professeur en études des génocides à l’université Brown aux Etats-Unis, a publié une tribune très précise dans le New York Times intitulée « Je suis un spécialiste des génocides. Je sais reconnaître un génocide quand j’en vois un». Ce n’est pas sa première prise de parole publique sur le caractère génocide de la guerre d’annihilation que livre l’État d’Israël dans la bande de Gaza. Dès le mois de novembre 2023, un mois après le massacre du 7 octobre où 700 personnes de la population civile israélienne ont été assassinées parmi les 1200 victimes de l’opération du Hamas, Omer Bartov écrivait dans le même journal, déjà inquiet des premiers signes avant-coureurs du risque génocide : « En tant qu’historien spécialiste des génocides, je pense qu’il n’existe aucune preuve qu’un génocide soit actuellement en cours à Gaza, même s’il est très probable que des…
Texte intégral (4758 mots)

« Il est curieux de constater que seule la vérité peut nous choquer. C’est peut-être aussi une remarque pleine d’espoir, car cela implique que nous sommes capables de reconnaître la vérité. Un jour viendra, espérons-le, où le choc de la reconnaissance sera une joie et non un traumatisme, une libération et non une contrainte : car il est absolument et éternellement vrai que tous les hommes sont frères, et que ce qui arrive à l’un d’entre nous arrive à tous. » – James Baldwin.

[1] Le silence loquace du Mémorial de la Shoah

Il y a quelques jours, le 15 juillet 2025, l’historien israélien Omer Bartov, spécialiste de la destruction des populations juives d’Europe, professeur en études des génocides à l’université Brown aux Etats-Unis, a publié une tribune très précise dans le New York Times intitulée « Je suis un spécialiste des génocides. Je sais reconnaître un génocide quand j’en vois un».

Ce n’est pas sa première prise de parole publique sur le caractère génocide de la guerre d’annihilation que livre l’État d’Israël dans la bande de Gaza. Dès le mois de novembre 2023, un mois après le massacre du 7 octobre où 700 personnes de la population civile israélienne ont été assassinées parmi les 1200 victimes de l’opération du Hamas, Omer Bartov écrivait dans le même journal, déjà inquiet des premiers signes avant-coureurs du risque génocide :

« En tant qu’historien spécialiste des génocides, je pense qu’il n’existe aucune preuve qu’un génocide soit actuellement en cours à Gaza, même s’il est très probable que des crimes de guerre, voire des crimes contre l’humanité, sont commis. Cela signifie deux choses importantes : premièrement, nous devons définir ce dont nous sommes témoins, et deuxièmement, nous avons la possibilité d’arrêter la situation avant qu’elle ne s’aggrave. L’histoire nous enseigne qu’il est essentiel d’alerter sur le risque de génocide avant qu’il ne se produise, plutôt que de le condamner après coup. Je pense que nous avons encore le temps d’agir.  (…) Il est temps que les dirigeants et les éminents chercheurs des institutions consacrées à la recherche et à la commémoration de l’Holocauste mettent publiquement en garde contre les discours empreints de rage et de vengeance qui déshumanisent la population de Gaza et appellent à son extermination. (..) J’exhorte des institutions aussi vénérables que le Musée mémorial de l’Holocauste des États-Unis à Washington, D.C., et Yad Vashem à Jérusalem à intervenir dès maintenant et à se placer en première ligne pour dénoncer les crimes de guerre, les crimes contre l’humanité, le nettoyage ethnique et le crime des crimes, le génocide. »

Il n’en a rien été. Son appel pourtant précoce auprès des institutions mentionnées non seulement n’a pas été entendu mais, à l’inverse, Yad Vashem, par la voix du président de son comité directeur, Dani Dayan, a participé à la légitimation et à la justification de la guerre de Gaza en niant que des crimes génocides s’y déroulaient ou même pourraient s’y dérouler : « Parler de génocide à Gaza est une falsification de la vérité », déclarait-il.

Shira Klein dans un article du Journal of Genocide Research publié en janvier 2025 qui décrit le clivage de plus en plus prononcé entre les spécialistes de la Shoah sur la question de Palestine et sur la question d’Israël, remarquait de son côté :

« Plusieurs institutions de recherche sur l’Holocauste, dont les plus connues, se sont jointes au chœur des défenseurs d’Israël ou sont restées silencieuses. (…) Yad Vashem a pris la tête de la défense de l’attaque israélienne contre Gaza, ce qui n’est pas surprenant, compte tenu du fait qu’il s’agit d’une institution publique, mais aussi que son président, Dani Dayan, est un colon et ancien président du « Conseil Yesha », la fédération des municipalités juives de Cisjordanie.»

C’est ainsi qu’Omer Bartov ne pouvait faire hier que le triste constat suivant :

« À ce jour, seuls quelques spécialistes de l’Holocauste, et aucune institution dédiée à la recherche et à la commémoration de celui-ci, ont mis en garde contre le fait qu’Israël pourrait être accusé de crimes de guerre, de crimes contre l’humanité, de nettoyage ethnique ou de génocide. Ce silence a tourné en dérision le slogan « Plus jamais ça », transformant sa signification d’affirmation de la résistance à l’inhumanité où qu’elle se produise en excuse, voire en carte blanche pour détruire autrui en invoquant son propre passé de victime. »

Qu’en est-il en France ?

L’institution équivalente en France à Yad Vashem en Israël ou au Musée mémorial de l’Holocauste aux Etats-Unis évoqués par Omer Bartov est le Mémorial de la Shoah à Paris, dirigé par Jacques Fredj. C’est une institution précieuse qui effectue un travail indispensable, pas seulement dans son volet mémoriel et commémoratif, mais aussi en raison de son fonds d’archives (le Centre de Documentation Juive Contemporaine), de sa revue (la Revue d’Histoire de la Shoah), de ses actions de formations auprès d’un public enseignant pour transmettre le mieux possible l’Histoire de la destruction des Juifs d’Europe et des génocides auprès des jeunes générations. Le Mémorial de la Shoah est aussi un lieu de réflexion sur l’histoire comparée des autres génocides, notamment de trois grands crimes génocides officiellement labellisés, celui des Arméniens perpétré par l’Empire ottoman, celui des Roms et Sinti perpétré par le régime nazi, celui des Tutsi perpétré par le pouvoir hutu au Rwanda.

Depuis 2005, la politique et la stratégie du Mémorial de la Shoah sont bien d’ouvrir la réflexion de cette institution à cette histoire comparée des génocides et de sensibiliser à la question de la prévention des crimes génocides. Avec la limite suivante : le Mémorial de la Shoah ne fait pas d’histoire immédiate, elle n’envisage le crime génocide que lorsque ceux-ci font unanimité au regard des historiens et de leur reconnaissance officielle. Et cette limite entre en forte contradiction avec la mission de prévention des crimes génocides que revendique pourtant cette institution, que cela se passe dans les territoires palestiniens ou ailleurs comme pour le peuple ouïghour dans le Xinjiang en Chine.

Vous serez donc bien en peine de trouver le moindre communiqué du Mémorial de la Shoah ne serait-ce que pour s’inquiéter de la possibilité qu’un crime génocide se déroule ou non à Gaza et dans les territoires occupés de Cisjordanie. Silence radio. Pourtant, en janvier 2024, alors que des signes inquiétants de risque génocide apparaissent déjà pendant la guerre de Gaza, avec une proportion majoritaire de femmes et d’enfants tués, Jacques Fredj accorde un entretien à la veille de la Journée Internationale de la mémoire des génocides et de la prévention des crimes contre l’humanité. Il est repris notamment dans un média israélien francophone, où il vante à juste titre les actions menées au sein de son institution pour développer « une histoire comparée des génocides ». Il déclare notamment :

« Si on veut faire de la prévention, il faut replacer la Shoah dans un contexte plus long de l’histoire des génocides (…). On va parler de l’ensemble des procédures génocidaires parce qu’il n’y a pas de concurrence des mémoires, mais des spécificités propres à chaque génocide » .

Quand il en a l’occasion, Jacques Fredj martèle avec raison ce discours en faveur d’une histoire comparée des génocides et rappelle la nécessité de prévenir les crimes génocides quand on peut déceler « des procédures génocidaires », ou un risque de crime génocide. On peut en trouver un exemple développé dans l’épisode n° 166 du podcast natif Vlan! réalisé par Grégory Pouy en mars 2021, intitulé « Comprendre le phénomène des génocides pour les éviter, avec Jacques Fredj »

Au moment même où un mécanisme génocide se déroule à Gaza et en Cisjordanie, qui inquiète toute la planète, pas un mot n’est prononcé par Jacques Fredj sur la situation à Gaza alors que c’est l’actualité tragique du moment en terme de risque et de prévention des crimes génocides. Les savants africanistes n’ont pris que quelques semaines pour alerter sur le risque génocide au Rwanda. Comment se fait-il qu’il soit si difficile et si long d’alerter sur le risque génocide dans la bande de Gaza et en Cisjordanie ?

Ce silence du Mémorial de la Shoah rejoint donc celui de Yad Vashem ou du Musée mémorial de l’Holocauste des États-Unis car ces instances, en étant profondément liées à l’État d’Israël, sont incapables d’envisager que cet État, comme d’autres, peut enclencher lui aussi un phénomène génocide.

Mais ce silence, déjà contestable en soi pour une institution engagée dans l’histoire comparée des génocides et dans la prévention des risques de crime génocide est-il total ? Pas tout à fait…

En effet, le responsable des formations au Mémorial de la Shoah, l’enseignant d’histoire et essayiste Iannis Roder qui participe très activement au débat public en son nom propre sur l’antisémitisme en France, et spécialement à l’école, invité régulier des émissions télévisuelles pour y donner son expertise, a pris part au débat public pour qualifier ou non de « génocide » les crimes commis à Gaza par l’armée israélienne.

Contributeur prolifique sur le média culturel akadem, pour lequel il est conférencier, il délivre en février 2024 sous la forme d’une vidéo des arguments pour le moins curieux afin de nier le caractère génocide des massacres de civils ainsi que le terme de « nettoyage ethnique », sur un ton lourdement didactique et simpliste comme s’il s’adressait à des élèves de collège.

Cinq mois après le déclenchement de la guerre d’annihilation et de destruction de Gaza, tous les poncifs usés jusqu’à la corde reprenant les éléments de langage de la propagande de l’armée et du gouvernement israélien, matraqués en continu dans les médias occidentaux, sont présents dans son argumentaire. Il prend la précaution de nuancer à la marge pour donner assez maladroitement un aspect de neutralité et d’impartialité à son exposition biaisée de faits avérés tout en se démarquant du gouvernement de Netanyahou dont il dit que les déclarations génocidaires des ministres les plus suprémacistes sont faites en leur nom propre. Il fait comme si elles n’engageaient pas l’ensemble du gouvernement. Le Premier Ministre Benjamin Netanyahou n’a jamais démis de leurs fonctions les membres les plus virulents du gouvernement, ceux qui n’ont eu de cesse d’inciter non pas à l’objectif de guerre affiché, la destruction de Hamas et la libération des otages, mais bien à la destruction des Palestiniens. C’est un ressort classique de la politique de Netanyahou de laisser ses ministres faire des discours d’appel à la haine pour passer lui-même pour un modéré. Sharon en son temps utilisait la même ficelle grossière.

Il en va aussi de l’argument démographique développé par Iannis Roder pour exprimer l’idée que des victimes collatérales sont regrettables mais inévitables, sans prendre la peine d’expliquer que la population gazaouie est soumise à un blocus depuis juin 2007, ni que les frappes par drones ou missiles ainsi que les éliminations ciblées de combattants du Hamas obéissent à des ratios et à des règles militaires rendant licites les pertes civiles et la mort de dizaines de civils pour un combattant du Hamas, ni que des snipers tirent indistinctement sur n’importe quelle silhouette humaine aux abords des hôpitaux, ni que la majorité des victimes de la «  guerre au terrorisme » sont déjà à ce moment des femmes et des enfants.

Iannis Roder soutient aussi que l’armée israélienne présentée comme l’armée la plus morale du monde avertit préventivement la population qu’elle va procéder à des frappes sur des zones habitées transformées en zones de guerre, ce qui serait le signe selon lui que ces opérations ne peuvent être des crimes génocides. Ces informations dites préventives délivrées à la population civile gazaouie n’ont en fait jamais empêché leurs massacres. Elles n’ont jamais concerné les populations civiles autrement que pour organiser leurs déplacements forcés et répétés, par centaines de milliers. Elles ont en revanche été toujours un cache-sexe du permis de tuer indistinctement, destinées essentiellement à l’opinion publique mondiale pour convaincre qu’Israël respecte le droit international et le jus in bello.

Iannis Roder élude aussi complètement dans sa présentation le fait que cette guerre d’anéantissement se déroule sans témoins extérieurs, les médias internationaux étant interdits d’accéder au théâtre de guerre, le fait aussi que l’armée israélienne a tué à ce jour près de 250 journalistes et photo-reporters gazaouis présents sur place alors que c’est un marqueur très fort de la volonté de dissimuler les crimes perpétrés.

Il déforme la réalité du contenu de la décision rendue par la Cour Internationale de Justice (CIJ) le 26 janvier 2024 dans la saisine déposée par l’Afrique du Sud. Iannis Roder déclare que la CIJ a dénié tout caractère génocide à la conduite de la guerre menée à Gaza, alors qu’à ce stade de la procédure la CIJ affirme simplement qu’elle n’est pas tenue de statuer sur ce point mais qu’elle confirme le risque du crime génocide en ordonnant 6 mesures conservatoires à l’encontre de l’Etat d’Israël pour prévenir le génocide, résumés ici par Amnesty International.

Autre élément de langage euphémisé employé par Iannis Roder tiré directement de la propagande israélienne : les multiples déplacements forcés de population dans la bande de Gaza pour détruire méthodiquement le bâti et les infrastructures de base est présenté de manière très caractéristique comme une « fuite » . C’est exactement le terme ancré profondément dans le récit national israélien qui avait déjà été utilisé en 1948 lorsque les déplacements forcés et l’expulsion de centaines de milliers de palestiniens accompagnés de la destruction de centaines de villages avaient été présentés comme une « fuite » organisée à l’appel de Nasser. Cette « fuite » ne sera examinée en profondeur et remise en cause par des historiens israéliens aussi bien sionistes (Benny Morris) qu’antisionistes (Ilan Pappé) qu’à partir de la fin des années 1980, le premier considérant que les massacres des civils sont liés aux circonstances ordinaires des guerres, le second qu’ils font partie d’une stratégie préméditée de la terreur visant à expulser les Palestiniens par la violence.

Iannis Roder s’emploie donc à humaniser une armée israélienne qui se livre à un crime génocide plutôt que d’humaniser les victimes civiles palestiniennes.

Est-il utile de rappeler que Iannis Roder a été l’un des co-auteurs des « Territoires perdus de la République », coordonné par Georges Bensoussan qui a lui-même longtemps travaillé au Mémorial de la Shoah ?

Le titre de cet ouvrage est devenu une expression commune dans le langage politique courant. Ce livre bricolé et pipeauté a eu une importance considérable dans la mesure où il a été repris par toute la classe politique de la gauche réformiste jusqu’à l’extrême-droite pour fabriquer en le surdimensionnant l’idée d’un « antisémitisme des banlieues » générique et islamique. Il a été notamment décisif lors de la campagne présidentielle de 2007 quand Nicolas Sarkozy a orienté sa campagne sur le thème de l’insécurité et a capté une grande partie de l’électorat des Juifs de France sur le thème de l’incapacité de la gauche à lutter contre l’antisémitisme, alors que cet électorat était majoritairement et traditionnellement acquis jusque-là à la gauche républicaine modérée, lointain héritage de la Révolution et du dreyfusisme. Ce livre a alimenté la xénophobie et l’islamophobie, dans les suites désastreuses en Occident de l’après 11 septembre et de la Seconde intifada. Il a aussi participé de manière pionnière au dévoiement de la notion de laïcité. Il est devenu une boîte à outils dirigée spécifiquement et indistinctement à l’encontre des populations africano-musulmanes en France assimilées à des barbares et devenues les représentantes d’un « antisémitisme atavique  [que l’] on tête avec le lait de sa mère » , selon la formule prononcée par Georges Bensoussan lors d’une émission sur France Culture en 2015. Ce dérapage verbal a entraîné son limogeage sans préavis du Mémorial de la Shoah où il avait la même responsabilité des formations que Iannis Roder exerce aujourd’hui, dans une belle continuité, ainsi que la fonction de rédacteur en chef de la « Revue d’histoire de la Shoah ».

Georges Bensoussan avait été relaxé des plaintes pour incitation à la haine raciale sous le motif que sa formule était une simple figure de rhétorique, une métaphore. Non. Les catachrèses sont idéologiques. Elles sont les préalables et les justifications des pires crimes à venir. Elles font partie d’un langage ordinaire d’endoctrinement tel qu’Otto Klemperer l’avait lucidement décrit dans « LTI la langue du IIIe Reich ». C’est le langage désormais de LQI, la Lingua Quartii Imperii, la Langue du Quatrième Empire occidental fascisto-trumpiste, en cours de construction dans les démocraties européennes qui se refusent toujours de sanctionner Israël.

Les euphémisations de Iannis Roder appartiennent au même ordre de discours, quand bien même elles sont formulées d’une manière plus prudente, moins passionnée, qui les rendent d’autant plus dangereuses. Ces procédés rhétoriques préparent le conditionnement des esprits et l’acceptation d’une vision du monde où l’instrumentalisation politique de l’antisémitisme le dévoie et le renforce. L’actuel ministre de la Défense du gouvernement Netanyahou Israël Katz avait utilisé exactement la même image en 2019 lorsqu’il avait déclaré que les Polonais « allaitent l’antisémitisme avec le lait de leur mère » (c’est en fait la reprise d’une formule célèbre prononcée en 1989 par Yitzhak Shamir alors Premier ministre d’Israël) et les avaient accusés de tous nourrir un antisémitisme « inné », congénital et héréditaire.

Georges Bensoussan et Iannis Roder partagent un même soutien inconditionnel à Israël quelles que soient les circonstances : ils ne parlent pas au nom du Mémorial de la Shoah mais le fait d’y travailler ou d’y avoir travaillé leur permet et leur a permis de se prévaloir de cette instance pour légitimer et asseoir leur discours. Le Mémorial de la Shoah n’a produit aucun communiqué pour se désolidariser des propos de Iannis Roder, quand il explique pédagogiquement et autoritairement que la guerre de Gaza n’est pas un crime génocide.

Ce qui relie aussi les discours des deux hommes, c’est la faillite intellectuelle d’une certaine gauche. Georges Bensoussan dans le versant ancien du souverainisme de gauche et du chevènementisme qui a glissé progressivement vers la droite ; Iannis Rodder dans le versant réactualisé de la gauche autoritaire, longtemps incarnée par Manuel Valls quand il était au Parti Socialiste, et qui a glissé elle aussi progressivement vers la droite, voire l’extrême-droite (Les militants de Riposte laïque ou du Printemps Républicain comptent bon nombre de personnes initialement de ces deux gauches) en devenant macron-compatible voire lepéno-compatible.

***

Pour terminer et situer d’où j’écris.

J’ai rencontré Georges Bensoussan en ayant participé à la toute première Université d’été de l’enseignement de la Shoah qu’il avait organisée et coordonnée en 2002 au sein du Mémorial de la Shoah, à une époque où cet enseignement dans les collèges et lycées était particulièrement défaillant, à une période où les enseignants d’histoire ne faisaient pas vraiment de différence auprès de leurs élèves entre les camps de concentration et les camps de mise à mort industrielle, à un moment où ils ne savaient pas clairement ce qu’avaient été les Einsatzgruppen et ce qu’on a appelé la « Shoah par fusillade » en Ukraine, Lituanie et Lettonie. Ces formations permettaient aux enseignants du secondaire de réactualiser leurs connaissances en les tenant informés du renouvellement de l’historiographie.

Je ne pense pas que sa place était dans un prétoire malgré les horreurs qu’il a débitées, pas plus que cela n’aurait dû être la place de François Burgat récemment, nous en reparlerons dans la deuxième partie de cette série feuilletonnée consacrée au silence timoré des historiens qui travaillent au sein de l’université et des instances de recherche publiques en France.

Il n’est jamais très sain dans une démocratie de poursuivre judiciairement des historiens ou des chercheurs, de les accuser sommairement d’incitation à la haine raciale ou d’apologie du terrorisme.

Je puis témoigner que Georges Bensoussan effectuait un travail remarquable au Mémorial de la Shoah, même si je ne partageais pas du tout ses options à propos de l’Etat d’Israël, à propos de son sionisme de gauche incarné par le mouvement La Paix Maintenant, à propos du mirage de la solution à deux États (une « mascarade » selon l’expression du journaliste le plus haï en Israël, Gideon Levy), qui a entraîné la faillite totale de la gauche sioniste en Israël et ouvert un boulevard au fascisme israélien actuel en participant notamment à des gouvernements de coalition qui ne cherchaient qu’à retarder les négociations pour continuer à coloniser la Cisjordanie.

Ses livres de vulgarisation (Auschwitz en héritage) comme ses livres plus savants (son Histoire politique et intellectuelle du sionisme, par exemple ) restent des outils précieux à partir desquels il est possible de comprendre bien des éléments historiques même quand on n’en partage pas toute la philosophie. Il avait eu aussi la gentillesse de m’ouvrir en pleine Seconde Intifada son carnet d’adresse en Israël pour me permettre de rencontrer des interlocuteurs formidables, sans que je lui cache que je me rendrais aussi dans les territoires occupés de Gaza et de Cisjordanie au sein d’un collectif EduFIP (Education France-Israël-Palestine), monté avec quelques enseignants pour à la fois améliorer l’enseignement du conflit israélo-palestinien dans les établissements secondaires en France et travailler directement avec des enseignants israéliens (indifféremment Israéliens juifs et « Palestiniens de 1948 » expression qui désigne la minorité palestinienne vivant en Israël et qui représente 20% de la population totale) et des enseignants palestiniens des territoires occupés.

Aussi n’ai-je pas participé à la curée qui a eu lieu à son encontre dans certains collectifs d’enseignants d’histoire comme le groupe Aggiornamento autour de Laurence de Cock. Pas plus que que la manière dont il a été mis à la porte du Mémorial de la Shoah ne semble juste. En un certain sens, le Mémorial de la Shoah a perpétué et imité par cette éviction le mépris que les élites ashkénazes ont longtemps porté, et portent sans doute encore, aux Juifs de Méditerranée séfarades en Israël.

[La semaine prochaine, deuxième volet de l’enquête : Le silence timoré du côté des universités et instances de recherche publiques françaises]

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13.07.2025 à 10:34

“LEurope ne permettra pas un état islamique ici” : Srebrenica, un génocide islamophobe

Arland Mehmetaj

11 Juillet 1995. La ville bosniaque de Srebrenica tombe aux mains de l’armée serbe de Bosnie. En quelques jours, plus de 8 372 hommes et adolescents musulmans sont exécutés, tandis que les femmes et les enfants sont expulsés, violés, humiliés. C’est le pire massacre commis en Europe depuis la Seconde Guerre mondiale. Il sera reconnu comme génocide par le Tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie (TPIY), puis par la Cour internationale de justice (CIJ). Mais cette reconnaissance officielle, largement commémorée par les institutions européennes, cache une vérité beaucoup plus dérangeante. Le génocide de Srebrenica est le fruit d’un nationalisme serbe déchaîné, c’est un fait incontestable. Il est aussi le produit d’un abandon planifié et d’un consentement implicite des puissances européennes. Le résultat d’une diplomatie occidentale, notamment franco-britannique, profondément structurée par des préjugés historiques et une islamophobie politique qui n’a jamais cessé d’encourager les leaders serbes de Bosnie dans leurs plans de purification ethnique. Le choix historique et souvent volontaire d’ignorer l’Histoire des Balkans, de la réduire à des « conflits permanents et ancestraux », et de l’isoler « hors l’Europe », l’arrogance occidentale et des préjugés islamophobes à l’encontre des pouvoirs bosniaques se sont traduits en facteurs géopolitiques qui ont structuré les choix diplomatiques et justifié certains silences et arbitrages. De ce fait, il me semble important de quitter les logiques occidentales qui ont effacé les Balkans et la Yougoslavie de l’Europe. Quant à la complexité du sujet qui ne peut pas être traité en un seul texte, ce billet ne…
Texte intégral (8146 mots)

11 Juillet 1995. La ville bosniaque de Srebrenica tombe aux mains de l’armée serbe de Bosnie. En quelques jours, plus de 8 372 hommes et adolescents musulmans sont exécutés, tandis que les femmes et les enfants sont expulsés, violés, humiliés. C’est le pire massacre commis en Europe depuis la Seconde Guerre mondiale. Il sera reconnu comme génocide par le Tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie (TPIY), puis par la Cour internationale de justice (CIJ).
Mais cette reconnaissance officielle, largement commémorée par les institutions européennes, cache une vérité beaucoup plus dérangeante. Le génocide de Srebrenica est le fruit d’un nationalisme serbe déchaîné, c’est un fait incontestable. Il est aussi le produit d’un abandon planifié et d’un consentement implicite des puissances européennes. Le résultat d’une diplomatie occidentale, notamment franco-britannique, profondément structurée par des préjugés historiques et une islamophobie politique qui n’a jamais cessé d’encourager les leaders serbes de Bosnie dans leurs plans de purification ethnique.

Le choix historique et souvent volontaire d’ignorer l’Histoire des Balkans, de la réduire à des « conflits permanents et ancestraux », et de l’isoler « hors l’Europe », l’arrogance occidentale et des préjugés islamophobes à l’encontre des pouvoirs bosniaques se sont traduits en facteurs géopolitiques qui ont structuré les choix diplomatiques et justifié certains silences et arbitrages. De ce fait, il me semble important de quitter les logiques occidentales qui ont effacé les Balkans et la Yougoslavie de l’Europe. Quant à la complexité du sujet qui ne peut pas être traité en un seul texte, ce billet ne fait que proposer l’esquisse d’une analyse de Srebrenica non pas à la périphérie de l’Europe, mais en son cœur.

Une Bosnie-Herzégovine multiculturelle disqualifiée

En 1992, la Bosnie-Herzégovine devient indépendante. République multiconfessionnelle, à majorité musulmane, elle fait le choix de l’autonomie dans une Fédération yougoslave à bout de souffle où toutes les opportunités de maintien d’un espace commun ont été gâchées. Les raisons des échecs de négociation sont multiples.
D’abord, la volonté de la Serbie d’assurer l’ hégémonie dans un éventuel nouvel État . Les objectifs des pouvoirs serbes ont été très clairs : maintenir un espace commun du peuple serbe éparpillé dans différentes parties de la Yougoslavie. Pour y arriver, ils exigeaient soit une Yougoslavie avec un pouvoir centralisé situé à Belgrade, soit le rattachement des régions entières de Bosnie-Herzégovine et de Croatie à la Serbie. Dans les deux cas, pour Belgrade, le projet de la « Grande Serbie » n’avait aucune alternative.

Ensuite, une méconnaissance ahurissante de l’Histoire et la sociologie yougoslave de la part des diplomates occidentaux présents dont les politiques, notamment britanniques, français et allemands, ont profité pour imposer leur agenda en fonction de leurs intérêts. Ainsi, assez tôt, la commission Badinter imposée par Mitterrand court-circuite les efforts du Lord Carrington, diplomate britannique en charge de la Conférence, en enterrant tous ses succès. Et la chancellerie allemande se précipite dans la reconnaissance de la Slovenie et la Croatie derrière le dos de Mitterrand qui promettait à Milosevic un soutien infaillible.

Et enfin, une « méfiance » voire une véritable « hostilité » vis-à-vis des autorités bosniaques qui ont été illustrées à plusieurs reprises. Le soupçon d’un projet « islamiste », et ce que celui-ci pouvait comporter, qui pesait sur le Parti de l’Action Démocratique d’Alija Izetbegović au pouvoir en Bosnie après les élections de 91 ont véritablement façonné la politique, notamment européenne et française, pendant tout le conflit et même après. Même aujourd’hui. Et c’est ce point-là, rarement analysé, que l’on va esquisser dans ce texte.
C’est dans ce contexte que la Bosnie-Herzégovine proclame son indépendance revendiquée plus tôt par un référendum que les Serbes de Bosnie boycottent en proclamant leur propre État dans l’Etat : Republika Srpska.

L’obsession du réalisme ethnique et le refus du pluralisme

Au moment de son indépendance en mars 1992, la République de Bosnie-Herzégovine devient le théâtre d’un rejet politique qui dépasse le cadre des tensions interethniques de l’ex-Yougoslavie. Son existence en tant qu’État souverain à majorité musulmane n’est pas simplement contestée par les nationalistes serbes ou croates : elle est perçue comme anormale, voire intolérable, au sein des chancelleries européennes elles-mêmes. Bien que juridiquement reconnue, la Bosnie n’a jamais été pleinement légitimée comme sujet politique. Elle incarne une altérité que l’Europe ne sait — ou ne veut — intégrer. Après tout, les Balkans en général et la Bosnie en particulier ne collent absolument pas avec le récit de « l’identité européenne » telle que l’Occident la présente.

La Bosnie de l’époque, telle que projetée par les leaders bosniaques, n’est ni un État islamiste à devenir, ni un projet théocratique à long terme, bien que ce soit les principes qu’on veut lui coller. La présidence tripartite, depuis 91, regroupe des représentants musulmans, serbes et croates. Le président Alija Izetbegović, qui représente aussi la partie bosniaque, se revendique d’un islam culturel, philosophique et politique mais profondément compatible avec la démocratie libérale. D ‘ailleurs, il revendique une Bosnie et Herzegovine multiculturelle et citoyenne, bien qu’il défende la communauté et l’identité musulmane au sein de celle-ci. Pourtant, dans les discours diplomatiques et les récits médiatiques occidentaux, la simple majorité musulmane suffit à faire de la Bosnie un « problème » géopolitique. Le terme « problème » est repris du narratif des leaders politiques serbes.
Pendant les différentes réunions de la Conférence le président français François Mitterrand et d’autres diplomates européens expriment en coulisses leur scepticisme quant à la viabilité d’un tel État projeté par « la partie bosniaque ». Le diplomate britannique David Owen, qui remplacera Lord Carrington, parle d’or et déjà de la Bosnie comme d’un « patchwork ingérable », appelant à une « solution réaliste », c’est-à-dire une partition ethnique — condition posée, de facto, à toute reconnaissance internationale effective.
Cette lecture, largement partagée, repose non sur les faits, mais sur un imaginaire colonial. Comme l’écrit l’historien Robert Donia (Sarajevo: A Biography, 2006 ) :

« La Bosnie n’a pas été vue comme une société multiculturelle et multiconfessionnelle à préserver, mais comme une anomalie historique à corriger. »

Le plan Vance-Owen (1993), soutenu par les Européens, consacre la logique de partition. Il découpe la Bosnie en « provinces ethniques », validant de fait le nettoyage ethnique en cours. Ce découpage repose sur une fiction : celle de populations homogènes, incompatibles, condamnées à vivre séparément.
Mais ce « réalisme ethnique » masque une politique du renoncement. Comme le note Florence Hartmann (Paix et Châtiment, 2007), ancienne porte-parole du TPIY :
« L’Occident a préféré stabiliser le crime plutôt que d’affronter ses auteurs. Il a considéré que l’existence d’un État musulman, même laïc, était un facteur de désordre, alors que la violence ethnonationaliste était vue comme un fait culturel. »

Ce double standard traverse toute la diplomatie européenne : les Serbes sont des acteurs politiques rationnels, les Bosniaques musulmans des acteurs émotionnels, irrationnels, communautaires. Ce biais structurel, souvent inconscient, justifie le soutien indirect aux logiques de cantonnement de démilitarisation unilatérale. C’est un point très important lorsqu’on parle de Srebrenica puisqu’il s’agit d’une enclave d’abord isolée comme une « safe zone » puis démilitarisée par l’ONU suite à un projet présenté surtout par la diplomatie française et vivement critiquée.
Edward Said l’avait prédit dès 1993 ( The Guardien, 1993 ) :
« La solution européenne au problème bosniaque n’est pas la justice. C’est la disparition silencieuse de la Bosnie. »
On peut sérieusement se poser la question. Comment la Communauté Européenne a pu permettre une telle position totalement à l’encontre de la Bosnie-Herzégovine et tellement synchronisé avec le projet serbe alors qu’elle savait très bien où un tel projet politique menait ?”

Le nationalisme serbe et le poids de l’islamophobie dans les calculs diplomatiques

Si la Communauté Européenne ne se rendait pas compte, et j’en doute, de messages qu’elle délivrait réellement, les agresseurs s’en rendaient très bien compte, eux.
La Bosnie-Herzégovine, bien que largement laïque dans ses institutions et athée dans sa population, est marquée par une composante musulmane importante dans sa population — environ 45 %, selon les recensements d’avant-guerre. Pour les idéologues serbes ultranationalistes, cette composante ne relève pas d’un pluralisme culturel, mais d’une blessure historique héritée de l’Empire ottoman, assimilée à une trahison.
Ce récit fait des musulmans de Bosnie des « Turcs déguisés », des collaborateurs de l’occupation, des ennemis intérieurs. La guerre des années 1990 ravive cette construction raciale et religieuse : les Bosniaques musulmans sont présentés dans les discours publics et dans les médias serbes comme des « islamistes », des « fondamentalistes », voire des agents d’un projet islamique transnational menaçant l’identité chrétienne de l’Europe. Une propagande partagée par une partie d’analystes et diplomates occidentaux : Richard Holbrooke, le diplomate américain et l’un des architectes des accords de Dayton, déclarera bien plus tard que si Dayton n’avait pas été signé dans ces termes, Al-Qaida aurait préparé ses attaques de Bosnie et non d’Afghanistan.

Le cas de Biljana Plavšić, passée du statut de professeure respectée à celui d’idéologue du nettoyage ethnique, illustre bien le passage des théories nationalistes à un projet génocidaire. Autrefois surnommée la « Dame de fer » de tous les Serbes et professeure émérite à la Faculté des sciences naturelles et mathématiques de Sarajevo, Biljana Plavšić s’est transformée en l’exact opposé de ce qu’elle représentait à l’aube de la guerre. Dès le début de l’agression contre la Bosnie-Herzégovine en 1992, elle s’est muée en un véritable monstre, contribuant par ses discours et sa doctrine à encourager les Serbes de Bosnie à commettre des crimes de guerre – y compris contre des voisins qu’ils côtoyaient depuis toujours.

À l’époque de la formation des partis nationalistes en ex-Yougoslavie, elle affirmait avoir toujours été anticommuniste et n’avoir jamais eu de lien avec ce régime. Mais les faits contredisent cette version. Portée par l’idéologie panserbe, Plavšić, biologiste de formation, n’a pas hésité à fermer les yeux sur la réalité et à propager des mensonges pour justifier l’exclusion, la purification ethnique et religieuse. En vérité, c’est sous le régime communiste tant décrié qu’elle fut doyenne de la Faculté des sciences de Sarajevo et membre de l’Académie des sciences et des arts de Bosnie-Herzégovine, grâce à des critères d’alignement politique et de conformité morale définis par le parti des années 80.
Malgré une carrière académique prestigieuse en Bosnie et dans l’ex-Yougoslavie, Plavšić déclarait en juillet 1993 dans le journal Borba de Belgrade que les Serbes avaient vécu « sous un esclavage de cinquante ans ». Et bien qu’elle ait étudié à Zagreb — chose difficile à concilier avec l’identité d’un patriote grand-serbe — elle n’hésita pas, plus tard, à affirmer :
« Je ne dis pas que nous ne voulons plus vivre avec les Croates, mais plutôt que nous ne devrions pas leur permettre de vivre avec nous. »
Lorsque les milices paramilitaires serbes lancèrent les campagnes de nettoyage ethnique dans de nombreuses villes de Bosnie-Herzégovine, Plavšić manifesta une admiration à peine voilée. En témoigne sa fascination pour le massacre mené par Željko Ražnatović Arkan à Bijeljina, qu’elle félicita personnellement. L’image de leur échange de baisers reste gravée dans les mémoires. Arkan, pour elle, était un héros, un homme « d’une grande humanité », obligé de prendre les armes par nécessité.
En 1996, elle déclara à Belgrade :
« Quand j’ai vu ce qu’il avait fait à Bijeljina, j’ai imaginé que toutes ses actions étaient pareilles. J’ai dit – voilà un héros serbe. C’est un vrai Serbe, c’est le genre d’homme qu’il nous faut. »

Selon le professeur Slobodan Inić, qui écrivait dès 1996 pour la Charte d’Helsinki, cette adoration pour Arkan s’explique par le fait qu’il incarnait concrètement les objectifs idéologiques de Plavšić, et lui était loyal. Cela transparaît également dans une autre déclaration qu’elle fit au journal Svet en septembre 1993 :
« Je préférerais que toute la Bosnie orientale soit nettoyée des Musulmans. Quand je dis ‘nettoyée’, je ne veux pas être prise au pied de la lettre et qu’on pense à un nettoyage ethnique. Ils ont associé cette étiquette à un phénomène parfaitement naturel et l’ont qualifié de crime de guerre. »

Ainsi, selon Plavšić, les crimes de masse relevaient d’un « phénomène naturel », et elle utilisait la propagande de guerre pour diffuser cette vision dans les territoires occupés. En somme, elle réduisait la violence extrême à une question de méthode : comment trancher la gorge de son voisin.
Plavšić puisait son inspiration autant dans sa théorie de la supériorité biologique de la race serbe que dans la vision politique de Draža Mihailović (le général serbe des « royalistes » pendant la seconde guerre mondiale, soutenue par « les alliés franco-britannique) qui rêvait d’un État unifié pour tous les Serbes, de Đevđelija à Karlobag. Dans une interview au journal e 1992, elle affirmait qu’il fallait :

« nettoyer toutes les terres serbes des ennemis de la serbité et de l’orthodoxie Srbija en septembre»
Le nettoyage ethnique qu’elle promouvait tout au long de la guerre trouvait aussi sa justification dans sa conception raciste des Musulmans. Dans une interview accordée au journal Svet en septembre 1993, elle déclara :
« C’est vrai. Ce sont des matériaux génétiquement déformés qui ont adopté l’islam. Et aujourd’hui, avec chaque nouvelle génération, ce gène se concentre davantage. Il devient de pire en pire, s’exprime de plus en plus et dicte leur manière de penser et de se comporter, enracinée dans leurs gènes. »
Plavšić illustrera même ses « découvertes scientifiques » par des cas concrets, affirmant à propos d’Ejup Ganić (ingénieur et homme politique bosniaque, membre du Parti d’Action Démocratique) qu’elle n’avait jamais rencontré dans les milieux politiques une personne aussi « déformée ».
En mai 1994, le journal Oslobođenje rapporta une autre déclaration de Plavšić, dans laquelle elle associait la « dégénérescence du peuple serbe » aux mariages mixtes entre Serbes et Musulmans, qu’elle considérait comme un échange génétique nuisible, une véritable « désérbisation ».

Mais selon elle, cette déchéance s’était arrêtée avec l’émergence de figures comme Karadžić, Krajišnik ou Koljević. Comme le rapporte le professeur Inić, Plavšić affirma même avoir une explication scientifique à cette régénération soudaine :
« Il est probable qu’un facteur génétique entre en jeu ici – le secret du sang que notre peuple possède. », disait-elle dans le journal Ognjišta en juin 1993.
Selon cette logique, les Serbes seraient donc supérieurs, et auraient droit de dominer les plus faibles – en l’occurrence les Musulmans. Elle formula cela aussi dans sa vision de la répartition des territoires conquis évoquée lors de différentes propositions d’« accord de paix »:
« Je ne leur souhaite rien de bon. Mais pour ma tranquillité d’esprit, je dois leur laisser quelque chose, un endroit où ils pourront organiser leur vie, afin qu’ils ne me dérangent plus. Voilà comment je comprends ces 30 %. »
Plavšić alla jusqu’à suggérer les sacrifices que les Serbes devraient consentir pour une vie « décente » : elle déclara qu’« si six millions de Serbes mouraient sur douze, au moins le reste vivrait bien ». Elle ajouta qu’elle savait que des bombes seraient tôt ou tard larguées sur les Serbes, mais qu’ils n’y réagiraient pas, car ils étaient « résistants » et que « ceux qui bombardent ne les connaissent pas. Ils n’ont pas peur », affirmait-elle.
Elle proclamait aussi la supériorité des Serbes de Bosnie, non seulement sur les Musulmans, mais aussi sur les Serbes de Serbie, qu’elle appelait « des faibles », notamment en raison de nombreuses initiatives dénonçant les crimes de l’armée de Republika Srpska, en faveur de paix et de non-ingérence de la Serbie :
« Les Serbes de Bosnie, surtout ceux vivant dans les régions frontalières, ont développé une capacité spéciale à ressentir les dangers qui pèsent sur la nation et à développer des mécanismes d’autodéfense. Dans ma famille, on a toujours dit que les Serbes de Bosnie étaient meilleurs que ceux de Serbie. En tant que biologiste, je sais que les espèces qui vivent à proximité d’une menace développent les meilleures capacités d’adaptation et de survie. Ainsi, l’isolement des Serbes vis-à-vis des autres nations est un phénomène à la fois naturel et nécessaire. »

Mais, comme le notaient les observateurs déjà à l’époque, cette déclaration est profondément contradictoire : si les Serbes de Bosnie sont renforcés par la proximité avec d’autres peuples, pourquoi alors devraient-ils se séparer de ces derniers pour s’unir à des Serbes « inférieurs » de Serbie – au risque de finir par leur ressembler ?
Sans doute la réponse la plus lapidaire fut celle de Slobodan Milošević, considéré à juste titre comme l’un des responsables majeurs de la tragédie yougoslave. En pleine guerre, il déclara à propos de Plavšić :
« Sa place est en psychiatrie. »
C’est finalement le Tribunal Pénal International pour ex-Yougoslavie qui décida de son sort et elle fut accusée des crimes de guerre et condamnée à 11 ans de prison. Elle n’en fera que deux tiers avant d’être libérée. Il est important de signaler que Madeleine Albright etait intervenue à plusieurs reprises en faveur de Biljana Plavšić en exhortant la juridiction de prendre en compte ses aveux et ses regrets.

On ne peut pas dire que les autres acteurs politiques et militaires en Republika Srpska allaient aussi loin dans la théorisation raciste. Ils se limitaient à un narratif bien plus classique qui consistaient à relater les crimes dont furent victimes les populations serbes pendant la seconde guerre mondiale en Croatie et en Bosnie, mais aussi à la défense du peuple serbe contre les croisés catholiques d’un coté et contre les « Turcs » de l’autre. Le général français De la Presle estime, devant la commission parlementaire, que, pour le paraphraser très légèrement, « Ratko Mladic est de bonne foi lorsqu’il évoque que les Serbes gardent les frontières contre la menace islamiste ».
Dans les années 1990, c’est cette rhétorique « anti-musulmane » qui rencontre un écho sinistre dans une Europe occidentale alors traversée par un climat de méfiance croissante envers les populations musulmanes surtout lorsqu’elles existent dans l’espace public. Le conflit bosnien, loin d’être perçu uniquement comme une guerre ethnique, est interprété par certains analystes et chancelleries comme un risque de « radicalisation islamique » au sein même du continent européen. L’Europe non seulement n’était pas imperméable à ce type de discours, elle l’accueillait.

Après tout, cette hostilité en particulier n’est pas née dans les Balkans. Elle plonge ses racines dans la longue histoire coloniale de l’Europe, marquée par la construction de l’islam comme ennemi civilisationnel, des « croisades », via la Bosnie au discours post-11 septembre. Dans les témoignages des officiers français, mais aussi des politiques au poste à cette époque là, on ressent une réelle méfiance par rapport aux bosniaques. Le général Janvier, par exemple, « s’en méfie » et « les soupçonne d’un double discours » alors qu’il n’est au poste que depuis janvier 95…
Dans ce cadre, les musulmans d’Europe — Bosniaques en tant qu’un peuple européen musulman autochtone mais en même titre que les immigrés — ne sont jamais considérés comme pleinement européens (alors que le programme bosniaque pour la Bosnie à l’époque était bien plus proche de toutes les valeurs de l’Europe que le programme de n’importe quel parti actuels dans les pays occidentaux). De ce fait, même leur souffrance est moins audible, leur droit à la vie moins universel, leur existence politique est inconcevable dans le monde comme en Europe. Cette hiérarchisation et l’hostilité traversent le traitement politique, médiatique, diplomatique et même humanitaire au regard du conflit bosnien. Et le résultat était palpable sur le terrain dès le début du conflit.

Dès mai 1992, alors que la Bosnie-Herzégovine proclame son indépendance, les autorités des Serbes de Bosnie réunissent à Banja Luka la première Assemblée de leur entité autoproclamée. À cette occasion, Radovan Karadžić présente les sept objectifs stratégiques de ce qui deviendra la République serbe de Bosnie (Republika Srpska). Parmi eux, on retrouve :
• le découpage ethnique du territoire bosnien,
• la séparation totale des communautés,
• la création d’un corridor stratégique le long de la Drina,
• et surtout, la fin de la Bosnie multiculturelle.
Le projet est limpide : créer une entité exclusivement serbe, en expulsant par la terreur tous les non-Serbes, en premier lieu les Musulmans mais aussi les Croates, considérés comme des étrangers intérieurs, des intrus dans un espace « chrétien orthodoxe ».
A cette occasion et lors de la même assemblée l’ex général de l’Armée Populaire Yougoslave Ratko Mladic, promu en chef des forces armées de Republika Srpska déclare :
« Les gens et les peuples ne sont pas les vis ou les clés que l’on deplace par-ci par-là dans la poche.Tout ce que vous dites est facile à dire mais difficile à accomplir… Ainsi, nous ne pouvons pas nettoyer ou passer à travers un tamis pour ne garder que les Serbes et envoyer ailleurs les autres. Je ne sais pas comment M. Krajisnik et M. Karadzic vont-ils expliquer ça au monde. Les gens, c’est un génocide ! ».
Le président serbe Radovan Karadžić lui répond :
« Et alors ? Après tout, à quoi nous servira un Etat dans lequel nous ne sommes qu’une minorité? L’Europe ne permettra et ne doit pas permettra qu’un État islamique se forme ici ! »
Karadžić le sait pertinemment : quoi qu’elles en disent, dans les coulisses des chancelleries occidentales, la Bosnie musulmane dérange. Dans les capitales européenne, et notamment à Paris, on redoute une “république islamique” au cœur du continent. On soupçonne les Bosniaques d’être les chevaux de Troie du fondamentalisme. On refuse de leur livrer des armes, on leur impose des décisions comme la promesse d’une zone de sécurité à Srebrenica en sachant que c’est une chose impossible à tenir — on les livre aux bouchers.

Cette déclaration de Karadžić, dans laquelle il annonce le génocide et que l’Europe le soutiendrait de toute manière, ne tombe pas du ciel. Elle fait suite à près de 18 mois de Conférence, de réunions et de tractations de couloir. Karadžić connaît parfaitement les positions des uns et des autres. Et cette parenthèse ressemble étrangement à cette récente déclaration d’un élu de l’extrême droite israélienne : « Mais que voulez-vous qu’on nous fasse ? Regardez. On peut tuer 100 Palestiniens en une seule nuit et tout le monde s’en fout ».
Muhamed Šaćirbegović, homme politique bosnien et l’ambassadeur de la Bosnie-Herzégovine auprès de l’ONU 91-95, a dénoncé ce qu’il qualifiaient comme « hostilité permanente envers les musulmans de Bosnie » de certains politiques occidentaux et notamment François Mitterrand qu’il a rencontré à plusieurs reprises en 91 et 92. Lors de l’une des premières rencontres courant 91, le Président français a directement accusé les membres de la délégation de Bosnie-Herzégovine d’être islamistes et d’avoir comme projet un État islamique en Europe. Suite à la remarque de M. Šaćirbegović que M. Toma Kovač, l’ambassadeur bosnien à Paris également présent lors de cette réunion, était serbe, François Mitterrand s’est retourné vers ce dernier et l’a accusé d ‘être « traître à son peuple serbe ».
C’est, avant tout, cette hostilité qui a aussi poussé Alija Izetbegovic de programmer ses premiers déplacement en tant que président de Bosnie-Herzégovine en Libye et en Iran, espérant de mobiliser le « monde musulman » mais aussi de privilégier davantage les rapports avec les USA plutôt que la CEE. Hélas, les Etats musulmans ont mis du temps pour comprendre que c’en est fini avec leur allié historique qui était la Yougoslavie socialiste et anti-impérialiste et, concernant les USA, il fallait attendre l’administration Clinton pour que les lignes bougent.
Pendant ce temps là, l’ONU désarmée et la CEE divisée entre le purement humanitaire et le soutien ouvert à l’option de partage de la Bosnie entre les serbes et croates (l’option soutenue même par François Mitterrand qui déclare en 92 lors d’une conférence de presse à Munich : « La solution se trouvera-t-elle dans un partage, entre Serbie et Croatie ? Je n’en sais rien, a priori non, puisque la Bosnie a été reconnue. » ), sur le terrain le nombre de victime explosait et les forces serbes s’emparaient, courant 92 et 93, de 70% des territoires. Sur les 30% restant, les bosniaques n’étaient pas en sécurité étant donné que les forces croates de Bosnie, de plus en plus certaines d’un partage du pays entre la Croatie et la Serbie, exécutaient leur nettoyage ethnique, aussi, qui perdura jusqu’à 94 et les accords de paix entre les croates et les bosniaques.

Une protection symbolique, une trahison réelle et une complicité

C’est dans ce contexte là que la CEE, et surtout la diplomatie française, a proposé la création des « safe zones » sous la protection des forces de l’ONU. L’option a été vivement critiquée à l’époque par ceux qui estimaient qu’il s’agissait d’une option qui ne ferait que permettre et faciliter le nettoyage ethnique. Il était déjà évident que ces zones, sans déploiement des forces armées adéquates, un soutien aérien et un accord de paix, ne tiendraient jamais face à une armée de Republika Srpska, en nombre et bien armée. De plus, cette option prévoyait une « démilitarisation ». En clair, on parquait la population dans un endroit et on désarmait ses défenseurs historiques, déjà sous-armés.
Ainsi, à Srebrenica, 400 Casques bleus néerlandais sont censés protéger des dizaines de milliers de civils ayant fui les forces serbes et venus rejoindre quelques 25000 habitant·es déjà sur place. Mais ils sont mal équipés, sans mandat clair, et sans volonté politique derrière eux. Quand l’armée de Ratko Mladić entre dans la ville, l’ONU et les puissances européennes sont impuissantes et ne peuvent faire grand chose. Cela est la version officielle. Celle où le coupable, seul et unique, est déjà trouvé. Celle où il suffit de s’excuser de son « impuissance », acter un jour de commémoration et envoyer une délégation une fois par an pour se dédouaner de toute responsabilité. La réalité est néanmoins plus complexe et la responsabilité des puissances européennes, avant tout le monde, est plus qu’évidente.
Le diplomate Diego Arria, présent au Conseil de sécurité de l’ONU, le dira plus tard :
« Les grandes puissances savaient que Srebrenica allait tomber. Elles ont laissé faire. »
Joseph Biden, alors sénateur démocrate déclarera fin juillet 1995 devant le Sénat :
« J’aimerais rappeler à tout le monde que la vraie raison pour laquelle les forces de l’ONU étaient présentes dans cet enclave, c’était pour désarmer. Désarmer. Non seulement nous n’avons pas permis au gouvernement de Bosnie-Herzégovine de s’armer, mais en plus nous leur avons pris des armes qui existaient. Nous sommes entrés dans Srebrenica – UN avec notre soutien – et nous avons désarmé le gouvernement bosniaque. Nous avons désarmé les musulmans. Nous avons désarmé les croates. En contre-partie, nous leur avons promis la protection. Et lorsque les Hollandais ont demandé des frappes aériennes de l’ONU et de l’Otan, M. Akashi (l’envoyé spécial de Boutros Boutros Gali, secrétaire général de l’ONU) a dit Non. Donc j’aimerais rappelé ce que le sénateur républicain d’Arizona M. McCain a dit, nous ne les avons pas protégés mais en plus nous – ONU et l’Occident – avons volontairement désarmé ces gens. Et une fois les Serbes devant la porte, ils ne pouvaient pas se défendre. Ce n’est pas la faute des casques bleus hollandais. C’est la faute de Contact-Group. C’est la faute de l’Occident. »

Dans l’analyse des événements qui ont mené à la chute de Srebrenica et au génocide, il y a des éléments qu’on omet souvent. Dans les faits, Srebenica était déjà tombée une première fois en 92. Quelques semaines plus tard, un enfant du pays qui, seulement quelques mois plus tôt faisait partie des unités spéciales de la police serbe et de la garde raprochée de Slobodan Milosevic le président de la Serbie, a mené les habitants de Srebrenica et a récupéré la ville ainsi que près de 900 km² dans la région des forces de Republika Srpska. Il s’agissait de Naser Orić, l’officier des défenses de la ville. Et ces défenses ont tenu pendant des mois. Lorsqu’en 93 les « safe zones » sont créées, et courant 94, il refuse de désarmer ses forces parce qu’il savait ce que déposer les armes, sans accords de paix, voulait dire en réalité.
Début 95, les forces armées bosniaques de Srebrenica reçoivent un ordre direct de Sarajevo de remettre leurs armes aux casques bleus. Général français De la Presle visite en janvier 95 Srebrenica avant de transmettre son commandement au général Janvier. Lors de l’audience par la commission parlementaire, il décrit Naser Orić, qui a souhaité le rencontrer, extrêmement inquiet en plus d’être en colère. Il exigeait que De la Presle l’emmène à Sarajevo pour une réunion d’urgence avec Izetbegovic. Les Casques Bleus vont organiser ce déplacement quelques mois après. Naser Orić ne savait pas au moment de son départ vers Sarajevo qu’il ne retournerait plus jamais à Srebrenica.

En printemps 95, derrière Orić il reste quelques 40 000 civiles et environ 200 combattants bosniaques armés. Radovan Karadzic déclenche la directive 7 au mois d’avril qui consiste avant tout à un blocus total de l’enclave où tout manquait déjà. Le 6 juillet les forces de Mladic, composées d’environ 1800 soldats lourdement armés, des blindés et de l’artillerie mobile, avancent vers la ville. Il faut savoir, et je renvois encore une fois vers les audiences de la commissions parlementaire qui recense de nombreux témoignages militaires comme civiles, que les forces de Republika Srpska étaient d’excellents tueurs, violeurs et voleurs mais piètres combattants. Les défenses de la ville, environ 200 combattants sous-armés, tiennent pendant plusieurs jours les forces serbes au respect et provoquent même la déroute des unités qui devaient attaquer l’enclave de l’autre coté de Drina, c’est à dire directement de Serbie. Pendant ce temps là, les civiles partent en retrait vers Potočari, à quelques kilomètres du centre de Srebrenica, où sont basés les « hollandais ». Une colonne d’environ 10 à 15 000 hommes et adolescents prend la route, via des forêts, en direction de la région de Tuzla, sous l’autorité bosniaque, située à plus de 100 km de là. L’officier hollandais, dont les soldats refusent de participer aux combats, demande à 6 reprises un soutien aérien. Le général Janvier répondra 5 fois par négatif. Le 11 juillet, il enverrai 4 avions à deux reprises dont seul un F-16 hollandais frappe un char. C’était vers midi. C’était trop peu et déjà trop tard. Les défenses de la ville craquent. Les forces de Mladic entrent à Srebrenica.
« Maintenant, tous vers Potočari. Le temps est venu de nous venger des Turcs », Ratko Mladic donne l’ordre à ses soldats d’aller directement vers la base des casques bleus où se trouvent tous les refugiés. Le vrai horreur commence.
Danilo Bursać, politologue, professeur de philosophie et journaliste, a écrit énormément sur les éventements en Bosnie et Herzégovine. Je crois que l’article qui m’a le plus touché est celui qui fut sûrement le plus court. Il s’agit de témoignage d’une mère de Srebrenica.

« Je lui ai emballé un morceau de pain de maïs, un peu de sucre et de sel, et un change de vêtements… Va mon fils, je lui dis, on se retrouvera peut-être à Tuzla… Je pleure, je le regarde s’éloigner en contrebas de la maison. Le lendemain je suis partie avec d’autres à Potočari. Je pensais qu’il était parti, et soudain il est de nouveau devant moi. Mon fils, d’où viens-tu, je lui demande, et il se précipite, me serre dans ses bras, m’embrasse, et dit : “Je ne t’avais pas embrassée, maman, alors je suis revenu pour ça.”… J’ai encore sur ma joue le souffle de son baiser… Il est resté un peu avec moi, puis est reparti vers la forêt, pour rejoindre la colonne… »
Des années durant, après la chute de Srebrenica, elle a gardé l’espoir qu’Azmir réapparaisse quelque part…
L’espoir, dit-elle, s’est éteint le jour où on lui a annoncé que ses restes mortels avaient été identifiés, et qu’il serait enterré à la prochaine commémoration à Potočari…
« J’ai survécu à cela aussi, mais… Longtemps après, une nuit, j’avais rangé après la prière du soir, je m’apprêtais à dormir, quand aux informations, ils parlent de quelque chose à La Haye. J’entends le présentateur dire qu’une mère va reconnaître son fils, je ne me souviens plus très bien… Je me retourne, et à l’écran je vois les Tchetniks fusiller un groupe d’hommes, et parmi eux, mon Azmir. Je regarde, je ne crois pas mes yeux, mon cœur s’est arrêté, mes mâchoires se sont figées, c’était bien mon Azmir, on lui tirait dans le dos… Mon enfant est tombé, pieds nus… Il n’avait même pas dix-sept ans… », nous raconte-t-elle encore une fois, tout ce qu’elle nous a déjà dit à plusieurs reprises.
Nura Alispahić a perdu son mari Alija, tué en 1994 à Srebrenica.
Son fils Admir a été tué par les agresseurs serbes lors du massacre de la Kapija à Tuzla, le 25 mai 1995.
Son fils Azmir a été assassiné lors du génocide de Srebrenica, fusillé par les Scorpions, comme l’atteste une célèbre vidéo.
Le 3 octobre 2020, Nura Alispahić est décédée à son tour.

La colonne sera harcelée pendant des jours, des semaines. Seul un tiers va arriver jusqu’à Tuzla. Les autres seront tués pendant la marche ou capturés et exécutes plus tard. Pour les réfugiés regroupés autour de la base des casques bleus, les choses s’accélèrent à partir de 12 juillet. Ratko Mladic invite les cameras le 11 juillet pour présenter son « action humanitaire » : il assure à tout le monde devant les caméras qu’ils seraient bien traités, tout en distribuant des sucreries aux enfants. Dès le lendemain, une partie de ces enfants sera retirée à leurs mères, ainsi que tous les hommes. La réponse officielle pour l’ONU : c’est impératif afin de les interroger sur les crimes de guerre commis par les forces bosniaques. En réalité, tous les hommes et les adolescents seront enfermés et ensuite sommairement exécutes pendant des jours.

Les soldats néerlandais laissent faire les séparations. Pendant plusieurs jours, les mêmes scènes. Les femmes sont embarquées d’un côté, les hommes de l’autre. Celle ou celui qui ose résister est abattu·e sur place. Personne n’intervient. L’Europe assiste au massacre — en direct. Les casques bleus préfèrent se rendre aux forces serbes plutôt que repartir « libres ». Ils craignent la vengeance des bosniaques pour ne pas avoir réagi. Silencieux, ils seront « libérés » plusieurs jours après en Serbie. Il fallait attendre le mois d’août, et leur retour en Hollande, avant d’avoir leurs témoignages.

Mais la vérité a été déjà connue. Les renseignements américains ont filmé les fausses communes. Puis les fausses communes après les premières fausses communes où les corps ont été déplacés. Et ainsi de suite. Même 30 ans après, il manque encore environ 1000 corps sur 8372 victimes de ce génocide. Un génocide dans lequel les musulmans ont été tués parce que musulmans certes, mais aussi parce que le monde occidental les a concentrés dans un endroit, les a désarmés et les a livrés aux bourreaux. Et en plus, il l’a acté à tout jamais. Parce qu’il s’agissait des musulmans.

La paix de Dayton : fixer le crime dans le droit

Quelques mois plus tard, les accords de Dayton mettent fin à la guerre. Mais à quel prix ? La Republika Srpska, entité créée par la violence, le nettoyage ethnique et le génocide, est officialisée. Aucune reconnaissance du crime n’est exigée. Aucune condition de justice. L’Europe stabilise les conséquences du génocide — au lieu de les réparer.
Comme l’écrit Zijad Šehić (Genocid u Srebrenici – krvava mrlja na savjesti čovječanstva, 2006):
« L’Accord de Dayton n’a pas pacifié la Bosnie, il l’a gelée dans les contours de l’épuration. »
La Constitution bosnienne, annexée à l’accord, institutionnalise la représentation ethnique, accorde des droits de veto par groupe, et bloque toute tentative d’unification politique ou mémorielle. Résultat : les négationnistes du génocide gouvernent légalement une entité née du génocide, dans un système politique qui empêche structurellement l’avènement d’un État démocratique post-conflit. Aujourd’hui encore, le mot “génocide” est interdit dans les écoles de la Republika Srpska, les monuments aux bourreaux sont légion.

Pourquoi un tel abandon ? Pourquoi une telle impunité ? Parce qu’à Sarajevo comme à Gaza aujourd’hui, les victimes sont musulmanes.

L’islamophobie dont il est question ici n’est pas seulement sociale ou culturelle. Elle est diplomatique. Structurelle. Organisée. Elle permet de justifier tous les blocages et silences. Elle explique pourquoi les Bosniaques n’ont jamais été véritablement soutenus, pourquoi leur existence politique a été perçue comme une menace, pourquoi leur extermination n’a pas déclenché d’intervention sérieuse. Je ne parle pas de Srebrenica en 95. Je parle de Bjelinja, Prijedor, Višegrad, Goražde, Sarajevo et tant d’autres villes et régions depuis le début de 92 dont le monde a été parfaitement au courant. Dont les services de la CEE, à Paris, comme de l’ONU à New York, cachaient les preuves jusqu’à ce que Muhamed Šaćirbegović en reçoit une copie de ses sources à Zagreb et qui n’ont été dévoilées que vers la fin de 92.
Dès 1993, devant Contact-Group, Joseph Biden déclarait :
« La politique Européenne est basée sur une indifférence culturelle et religieuse, voire une haine ouverte. Je pense que nous savons tous que la situation serait totalement différente si les musulmans faisaient ce que les Serbes font, si cette agression était musulmane et non serbe. »
Il complétera son plaidoyer accusatoire contre l’Europe deux ans plus tard, en 95 devant le Sénat américain :
« S’il ne s’agissait pas des musulmans, le monde aurait réagi. Comme il aurait réagi dès 1930 s’il ne s’agissait pas des Juifs. »
Ce schéma se répète ailleurs : en Palestine, en Irak, en Afghanistan, à Gaza. Des civils musulmans sont bombardés, affamés, enfermés — et le monde trouve toujours une bonne raison de détourner les yeux.
Aujourd’hui, on commémore Srebrenica dans les institutions européennes. On déclare « plus jamais ça ». Mais en même temps, on laisse Gaza brûler. On interdit les manifestations de soutien à la Palestine. On criminalise les solidarités. On enterre les vérités sous des discours lisses sur la paix.

« Plus jamais ça », Même Macron le dira. Le même Macron qui déguste le cognac et le vin français avec celui qui disait en 95 « pour un serbe tué, nous tuerons 100 musulmans » et qui, aujourd’hui, prend en cible les étudiants musulmans de Serbie parce qu’ils osent défendre la mémoire de Srebrenica dans une Serbie toujours tiraillée entre la vérité et le récit nationaliste. Le même Macron qui accusa, sans aucune preuve juste sur une base islamophobe parce qu’il s’agit d’un pays musulman, la Bosnie-Herzégovine d’être un nid d’islamisme alors que proportionnellement il y a 3 fois plus de personnes de nationalité française qui ont rejoint les rangs de l’Etat Islamique que des Bosniaques.

La mémoire de Srebrenica ne peut pas être un monument vide que même un personnage comme Emmanuel Macron peut utilisé. Elle doit être une lutte. Une mémoire politique, active, solidaire. Une mémoire qui relie, qui accuse, qui exige. Parce qu’un génocide, ce n’est pas seulement un massacre. C’est une hiérarchie mondiale qui décide qui a le droit à une expression politique et qui n’en a pas. Qui a le droit de prendre des armes et se défendre, et à qui cela est interdit. Quelles vies méritent d’être défendues — et lesquelles peuvent être effacées.

A la place d’une conclusion, désobéir au silence

Il est devenu commun, dans les discours officiels, de dire que Srebrenica fut « une tragédie », « un échec de la communauté internationale », ou encore « une leçon pour l’avenir ». Mais ces formules, morale et abstraite, n’interrogent jamais ce qui a réellement été mis en place pour que le génocide advienne, ni ce qui le prolonge aujourd’hui sous d’autres formes. Elles fonctionnent comme des paravents.
Le génocide de Srebrenica a été planifié et commis par les forces de Republika Srpska. Mais il a été rendu possible par un ordre politique international fondé sur l’exclusion, le racisme structurel et l’islamophobie géopolitique. Il fut le point culminant d’une volonté non formulée mais active et présente: que l’Europe post-guerre froide demeure un espace où l’existence politique musulmane reste marginale, voire inconcevable.
Cette volonté n’a jamais été officiellement énoncée. Mais elle s’est traduite par des décisions concrètes : refus d’intervenir, de protéger, d’armer ; reconnaissance d’entités issues de la purification ethnique ; acceptation de la négation du génocide ; réintégration diplomatique de ses auteurs. L’architecture de Dayton a figé ce consensus.
Aujourd’hui, à Gaza, les mêmes mécanismes opèrent à visage découvert. L’impunité n’est plus dissimulée, elle est affirmée. Le droit international est neutralisé. Les victimes sont criminalisées. Le silence devient stratégie. La mémoire de Srebrenica est peut-être célébrée mais elle reste désarmée et inopérante si elle n’est pas reliée à ce présent.
Nous devons donc refuser une mémoire neutralisée, purement compassionnelle. Penser Srebrenica, ce n’est pas simplement pleurer les morts. C’est désigner les responsables, nommer les structures de création de génocide et dénoncer les complicités. C’est articuler la mémoire au politique, l’histoire au présent, la vérité à la lutte.
Contre la logique d’abandon, il faut une politique de la mémoire insoumise. Contre l’impunité, une justice internationale réellement universelle. Et contre l’effacement, une parole collective, transnationale et sans absolument aucune concession envers qui que ce soit.

Le monde de Srebrenica n’est pas derrière nous. Il est encore le nôtre.

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02.07.2025 à 13:39

Ni post-sociétale, ni social-démocrate : Le PS comme symptôme d’une gauche anti-populaire et hors sol

Kurteas

Alors que les analyses sur le naufrage de la gauche française et européenne s’accumulent, entre aggiornamento conservateur et progressisme d’apparat, le fossé avec les classes populaires n’a jamais été aussi profond. Le dernier rapport de la Fondation Jean-Jaurès, qui promeut une “troisième gauche, post-sociétale”, et la tribune de Chloé Ridel en réaction, qui tente d’en sauver “l’honneur”, en sont les symptômes : deux réponses en apparence opposées, mais qui s’enferment dans les mêmes impasses. Derrière leurs différences de strict vocabulaire, elles reconduisent toutes deux un cadre technocratique, centralisé, souvent aveugle à ses propres biais — notamment ce suprématisme occidental qui persiste à désigner les normes dominantes comme neutres, et les identités subalternes comme problèmes à intégrer. Dans une période où la méfiance envers le politique atteint un niveau historique, en particulier chez les minorités les plus exposées aux injustices, ces approches ne font qu’alimenter le désaveu. Quelques ajustements idéologiques n’y changent grand-chose. Peut-on encore croire que la gauche pourra se reconstruire sans remettre en cause ses propres angles morts, sans affronter la défiance dont elle est l’objet, et sans se défaire de sa prétention à incarner à elle seule – par ses think-tank, “ses personnalités”, et ses appareils – le progrès, quel qu’il soit ? Face à ces impasses, il ne s’agit plus d’attendre des partis, mais de peser sur eux. Ce sont les expériences collectives, les solidarités concrètes et l’autonomie des mouvements sociaux qui peuvent dessiner un horizon qui rime avec autre chose qu’un énième échec. Bien plus que…
Texte intégral (3013 mots)

Alors que les analyses sur le naufrage de la gauche française et européenne s’accumulent, entre aggiornamento conservateur et progressisme d’apparat, le fossé avec les classes populaires n’a jamais été aussi profond. Le dernier rapport de la Fondation Jean-Jaurès, qui promeut une “troisième gauche, post-sociétale”, et la tribune de Chloé Ridel en réaction, qui tente d’en sauver “l’honneur”, en sont les symptômes : deux réponses en apparence opposées, mais qui s’enferment dans les mêmes impasses. Derrière leurs différences de strict vocabulaire, elles reconduisent toutes deux un cadre technocratique, centralisé, souvent aveugle à ses propres biais — notamment ce suprématisme occidental qui persiste à désigner les normes dominantes comme neutres, et les identités subalternes comme problèmes à intégrer.

Dans une période où la méfiance envers le politique atteint un niveau historique, en particulier chez les minorités les plus exposées aux injustices, ces approches ne font qu’alimenter le désaveu. Quelques ajustements idéologiques n’y changent grand-chose. Peut-on encore croire que la gauche pourra se reconstruire sans remettre en cause ses propres angles morts, sans affronter la défiance dont elle est l’objet, et sans se défaire de sa prétention à incarner à elle seule – par ses think-tank, “ses personnalités”, et ses appareils – le progrès, quel qu’il soit ?

Face à ces impasses, il ne s’agit plus d’attendre des partis, mais de peser sur eux. Ce sont les expériences collectives, les solidarités concrètes et l’autonomie des mouvements sociaux qui peuvent dessiner un horizon qui rime avec autre chose qu’un énième échec. Bien plus que les états-majors et leurs cénacles.  

Il n’y a aucune solution prête à l’emploi, mais une question: Que faire ?

Le rapport de la Fondation Jean-Jaurès : Un aggiornamento conservateur qui acte la défaite

Les auteurs du nouveau rapport “La troisième gauche” de la Fondation Jean Jaurès voulaient lui donner un air de Manifeste. D’ailleurs il commence par “Un spectre hante l’Europe…” et est parsemé par les citations de Marx et d’Engels. Mais la comparaison s’arrêtera à ces quelques mots. L’analyse de classe n’est utilisée, dans l’abus, que pour contrer les analyses basées sur la racialisation, le genre ou bien l’écologie.

Le rapport sur l’émergence d’une gauche post-sociétale, dirigé par Renaud Large, dresse un constat pourtant lucide : la gauche européenne a perdu, volontairement et consciemment ou pas, son lien avec les classes populaires, a déserté les territoires et a échoué à articuler le social, la souveraineté et la sécurité, ce qui aurait, selon la Fondation, dû être sa stratégie. C’est justement là le leitmotiv de ce rapport qui, au fil de la lecture, perd lui-même tout lien avec la pensée émancipatrice. Plutôt que d’en tirer une leçon d’écoute et de transformation, le rapport propose une adaptation stratégique aux tendances droitières de l’opinion. Sous couvert de « post-sociétal », il propose une gauche qui assume un patriotisme culturel, une ligne migratoire dure, une laïcité répressive et un retour à l’ordre, tout en conservant un socle social minimal.

Ce constat n’est pas un tournant et surtout pour le PS qui a signé la reddition il y a bien longtemps. Mais, il devient très dangereux dès lors qu’ il se présente comme un outil stratégique qui légitime les thèses de la droite dure et de l’extrême-droite au lieu de les combattre, et naturalise les paniques morales et sécuritaires au lieu d’en dévoiler les logiques de pouvoir. Il acte le renoncement à toute visée transformatrice, au profit d’une gestion modérée de l’inacceptable.

En d’autres termes, le rapport propose de coller au “réel” tel qu’il est perçu par les sondeurs : c’est-à-dire à une opinion publique présentée comme en attente d’ordre, d’autorité, de régulation migratoire et de souveraineté. Ils abandonnent même la stratégie classique de cette gauche paternaliste qui consiste à “expliquer, à convaincre ou à structurer un camp social”, en niant son autonomie. Ils proposent, en partant du constat que la population est réactionnaire, tout simplement d’accompagner les peurs, d’habiller de mots de gauche des idées de droite, et de sacrifier les luttes émancipatrices jugées trop “bourgeoises”.

Les luttes et les mouvements sociaux ne sont que ébranlés dans le rapport. Ils n’intéressent les auteurs seulement dans la limite permettant de constater leur échec. Les combats antiracistes et féministes sont ainsi “dépassés”. Les luttes écologiques sont “bourgeoises”. Et les mouvements sociaux comme celui de “Gilets Jaunes” a échoué seulement parce que la “gauche”, entendre le PS, n’en est pas tenu compte. On en est donc à nier la capacité de stratégie et l’autonomie d’un mouvement jusqu’à la responsabilité de son échec : “rien n’est possible sans la Gauche”.

Pour conclure, ce que propose le rapport d’une manière très crue, c’est en réalité un aggiornamento gestionnaire, un ajustement marketing aux tendances droitières de l’opinion publique. Pour le dire très crûment, le problème pour la gauche, ce n’est pas la montée de l’extrême-droite : c’est le fait de ne pas se donner assez de moyens pour  lui ressembler, lacune que la “troisième gauche post-coloniale” devrait, selon les auteurs, balayer.

Chloé Ridel : un nouveau visage de l’opposition du PS trompeuse

Dans une tribune, dans Nouvel Obs, publiée en réaction, Chloé Ridel, eurodéputée et porte-parole du PS, s’oppose à cette orientation “conservatrice”. Elle défend une gauche plus fidèle à ses valeurs – sociale, féministe, antiraciste, écologiste – bien que cette fidélité en ce qui concerne le PS est plus que discutable. Elle appelle, d’ailleurs, à assumer une politique de sécurité et d’immigration “républicaine”, à réinvestir les services publics et à articuler l’écologie à la lutte contre les inégalités.

Sur le papier, Chloé Ridel considère que cette position semble plus acceptable. Mais là encore, le vernis progressiste ne doit pas faire oublier la réalité politique.

Chloé Ridel appartient à un Parti socialiste qui a trahi à de multiples reprises les classes populaires, en menant des politiques d’austérité, en précarisant les services publics, en criminalisant les quartiers populaires, en adoptant des lois sécuritaires, en se ralliant au consensus néolibéral européen. Nous ne sommes pas obligés d’aller jusqu’aux trahisons de 1983. On ne peut pas oublier le quinquennat Hollande, pas si lointain que ça. On ne peut pas cacher sous le tapis la loi Travail, l’état d’urgence permanent, toutes les autres mesures liberticides et autoritaires, jusqu’au permis de tuer accordé à la Police par Bernard Cazeneuve ce qui a triplé le nombre de tués par les policiers ces dernières années, comme la mort de jeune Nahel dont on vient de marquer le triste deuxième anniversaire … Tout cela ne peut être effacé par quelques mots bien choisis et posés dans une tribune.

Et pourtant, beaucoup, même sans être au PS, voudraient bien les effacer. Ce n’est pas sans me rappeler les mots écrits récemment par un camarade dans son texte “La France n’est pas de droite, ce sont les partis qui ne voient plus la gauche !” sur Lignes de Crêtes : “…les « unionistes », attachés à l’union coûte-que-coûte au sein du NFP, assènent depuis la victoire du gouvernement Bayrou à ceux qui à gauche critiquent la énième trahison du PS que « la France étant à droite, on a besoin de toutes les gauches, y compris du PS ». Qu’il faudrait surtout ne pas en tenir rigueur aux socialistes, et que la priorité serait de ne pas « se » diviser, c’est-à-dire ne pas opposer les partis entre eux. Faire consensus, être raisonnable, et accepter la dérive droitière d’une composante du NFP.

Parce que cette dérive droitière ne fait pas seulement partie du passé mais aussi du présent. Le discours du PS qui revient sur l’engagement programmatique du NFP de revenir sur la retraite à 62 ans ainsi que le refus de censurer le gouvernement Bayrou en sont les symptômes. Pendant que Chloé Ridel parle dans sa tribune de l’importance de “la démocratie et du pouvoir de peuple”, en réalité sa formation politique vote dans l’hémicycle avec la macronie et l’extrême-droite une loi de simplification du droit de l’urbanisme et du logement qui limite tous les recours des tiers, suspend de fait les règles juridiques et laissent aux Maires et surtout aux Préfets le pouvoir décisionnel par dérogation. Un véritable appel aux dérives et à la corruption.

Plus encore, la prétendue “nuance” de Chloé Ridel sur les questions migratoires ou de sécurité révèle en creux un glissement assumé vers une rhétorique identitaire, masquée par des références à la République. Elle parle d’assumer le “patriotisme”, de “maîtrise des frontières”, de “cohésion nationale”. Mais ce vocabulaire, dans le contexte actuel, alimente plus qu’il ne déconstruit le récit de l’extrême droite. D’ailleurs, la porte-parole du Parti Socialiste censée présenter un nouveau visage du parti, tronque la célèbre citation de Rocard en ne gardant que la partie “Nous ne pouvons accueillir toute la misère du monde”, comme n’importe quel élu de Droite extrême ou de l’Extrême-Droite le ferait. Ce n’est pas une alternative : c’est une autre forme d’adaptation, plus douce peut-être, mais tout aussi dangereuse.

La critique de multiculturalisme en leitmotiv de Suprématisme occidental et Angle mort postcolonial

Ce qui relie, en profondeur, la critique du multiculturalisme dans le rapport de la Fondation Jean-Jaurès et la défense républicaine de Chloé Ridel, c’est une même vision occidentalo-centrée : l’universalisme abstrait forgé par des siècles de domination occidentale, l’histoire coloniale, et qui continue de structurer les imaginaires politiques, même à gauche. Qu’ils en soient conscients ou non, leurs positions s’inscrivent dans un cadre suprématiste qui valorise les normes occidentales — blanches, bourgeoises, européennes, laïques — comme seuls repères.

Le rapport dénonce, par des exemples qui ne prouvent pas grand chose, le “multiculturalisme” comme une dérive communautariste, source de divisions, incapable de garantir la cohésion sociale. Chloé Ridel, sans utiliser le terme, s’inscrit dans la même logique lorsqu’elle appelle à “réussir l’intégration” à travers l’apprentissage de la langue, des valeurs républicaines, et le démantèlement des ghettos. Dans les deux cas, la norme implicite est claire : c’est à “l’autre” de s’ajuster à une identité nationale homogène, imaginée comme neutre, rationnelle et universelle — mais qui est en réalité un héritage racial, culturel et colonial.

Or, cette fiction d’un espace politique vierge, dans lequel chacun pourrait simplement « entrer » à condition d’en accepter les règles, est profondément mensongère. Elle nie l’histoire coloniale de la République, les discriminations systémiques, la racialisation des rapports sociaux, les asymétries économiques et symboliques héritées. Elle invisibilise les rapports de pouvoir dans les institutions, les récits médiatiques, l’école, la police, la justice, l’accès au logement, à la santé, au travail. Elle transforme la violence historique de l’État en exigence de loyauté.

En cela, le “post-sociétal” comme le “républicain” s’inscrivent dans une même matrice suprématiste occidentale, qui continue de dicter les cadres d’analyse et les stratégies. Ce biais est d’autant plus dangereux qu’il se déguise en bon sens, en modération ou en pragmatisme. Il empêche de comprendre pourquoi une partie croissante des classes populaires racisées ne se reconnaît plus du tout dans la gauche dite universaliste, et le vit comme une négation de leur vécu.

Loin de créer l’unité, cet universalisme abstrait alimente le ressentiment, creuse les fractures, et nourrit la défiance. Il empêche aussi d’articuler une véritable stratégie populaire inclusive, capable de penser l’égalité sans assimilation, la justice sans effacement, la République sans hiérarchie culturelle. Bref, il rend impossible tout projet politique réellement antiraciste, populaire et émancipateur.

Il serait très malhonnête de ma part de garder un semblant de lien exclusif entre ce fond suprématiste et le seul Parti Socialiste et son think tank. En réalité, on trouvera les résidus de ce fond idéologique chez des hommes politiques comme Roussel ou Ruffin comme Clémentine Autain ou Raphaël Gluksmann, quand bien même dans un registre plus européiste.

Finalement, L’Après ne veut dire autre chose que continuer comme avant et “Debout” tient tant qu’on reste à genoux. La fondation Jean Jaurès l’a bien compris et joue la carte de la refondation d’une alliance politique sur cette nouvelle Place Publique ouvertement autoritaire, identitaire et économiquement souverainiste. Le PS et le PCF de Roussel sont idéalement situés pour jouer à ce jeu.

Et maintenant, que faire ?

Au fond, qui croit encore que les débats internes à la gauche institutionnelle — entre aile sécuritaire et aile républicaine, entre “post-sociétal” et “progressisme intégré” — intéressent vraiment celles et ceux qui en subissent les conséquences ? Qui imagine encore que la réponse aux crises démocratiques, sociales, climatiques et raciales passera par un subtil réajustement idéologique dans un think tank, ou un repositionnement stratégique à gauche de la gauche ? En réalité, bien que les militant·es doivent en être conscient·es et adapter leurs stratégie et tactiques, dans la population elle-même, ces débats de couloirs n’intéressent déjà plus grand monde.

Les chiffres sont là, et ils sont brutaux. Selon une enquête, qui comme toutes les enquêtes vaut ce qu’elle vaut, Cevipof pour Public Sénat (février 2025), 74 % des Français pensent que les élus agissent pour leurs propres intérêts et sont corrompus. 78 % les jugent illégitimes. Et seulement 24 %  font confiance au Parlement. Comment ignorer ce séisme démocratique ? Et surtout : qui peut croire qu’on pourra reconstruire quelque chose sur ces ruines avec les mêmes logiques, les mêmes appareils, les mêmes récits ?

La question se pose alors avec plus d’acuité encore pour les minorités — racisées, exilées, précarisées, sur-policiées, invisibilisées. Par exemple, la population qui est la plus ciblée actuellement : les musulman·es, que lui reste-t-il à attendre d’une gauche qui ne sait plus qu’invoquer des “valeurs républicaines” en guise de projet, quand ces valeurs leur ont si souvent servi de bâillon ? Que peuvent-elles espérer d’une classe politique qui les convoque comme symbole, tout en votant les lois qui les contrôlent, les expulsent ou les discriminent ?

Mais aussi — et surtout — quelles voies pourraient-elles tracer elles-mêmes ?
Quel rôle peuvent jouer les communautés, dont la communauté musulmane, les collectifs antiracistes, les mouvements féministes populaires, les luttes territoriales, les formes d’auto-organisation qui fleurissent en dehors des cadres classiques ?
Peut-on encore croire qu’une “recomposition de la gauche” suffira à répondre à l’exigence d’égalité réelle ?
Ou faut-il aller plus loin : penser une autonomie politique qui ne se contente plus d’attendre l’inclusion, mais qui invente ses propres conditions de légitimité, ses propres langages, ses propres outils de pouvoir ?

La gauche peut-elle encore être un espace d’émancipation si elle refuse d’entendre ceux qu’elle prétend défendre ?
Peut-elle encore parler de démocratie sans reconnaître l’ampleur de la défiance, ni remettre en cause les structures qui l’alimentent ?

Et nous, les militant·es de terrain, encarté·es ou pas — que voulons-nous faire de cette marque de défiance qui nous concerne, nous aussi ? Continuer à défendre nos “maisons” et “couleurs” et la laisser se retourner en désespoir ou en repli ? Ou en faire le point de départ d’autre chose : un autre type d’espace politique, plus lent peut-être, mais plus enraciné, plus horizontal, plus honnête, bien plus en contact avec le quotidien des gens qu’à l’écoute des centrales et directions et avec la stratégie électoraliste comme seul horizon?

Rien ne garantit que ces chemins aboutiront. Mais ce qui est sûr, c’est qu’aucun renouveau ne pourra advenir sans poser ces questions. Et surtout : sans cesser de croire qu’il faut à tout prix reconquérir le pouvoir tel qu’il est, voir oser en imaginer d’autres.

 

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25.06.2025 à 18:56

Macronie : l’impasse analytique et politique de la criminalisation des “Frères Musulmans” d’Hassan al Banna

François Burgat

Le problème de ceux qui veulent dénoncer la supercherie sectaire du rapport sur “Les Frères Musulmans en France” est que, en acceptant d’y répondre point par point, ils en confortent malencontreusement la logique. C’est particulièrement le cas de tous ceux, non musulmans ou musulmans, qui pensent devoir accepter le postulat criminalisant la Confrérie des Frères Musulmans d’Hassan al-Banna dans les termes mêmes imposés par les colonisateurs britanniques ou par le pouvoir de Gamal Abdelnasser, puis de ses successeurs, que chacun en leur temps, en Egypte ou ailleurs dans la région, la popularité des Frères menaçait. Il y a quelques semaines, une universitaire médiéviste s’en est pris – très légitimement – aux stupides accusations de “frérisme” que, sous couvert de son appartenance au CNRS, une “groupie” bien connue d’ Eric Zemmour. lançait – à son programme ERC sur “Le Coran européen”. Hélas! la réponse (en substance) : “Nous nous sommes toujours tenus éloignés de cette engeance détestable que l’on combat autant que vous”, non seulement ne contredit en rien le raccourci sectaire, mais elle procède d’une posture de rejet émotionnel et de prudence oratoire parfaitement étrangère au registre scientifique. S’il est essentiel de combattre l’usage injurieux que, à des fins de criminalisation de tels ou tels de nos concitoyens, font du qualificatif “Frères Musulmans” la cohorte des adeptes d’Eric Zemmour, il est tout aussi essentiel de se tenir à l’écart du registre “les Frères, je connais pas”, “il n’y en a plus”, ou “je ne les aime pas plus que vous”.…
Texte intégral (1549 mots)

Le problème de ceux qui veulent dénoncer la supercherie sectaire du rapport sur “Les Frères Musulmans en France” est que, en acceptant d’y répondre point par point, ils en confortent malencontreusement la logique.

C’est particulièrement le cas de tous ceux, non musulmans ou musulmans, qui pensent devoir accepter le postulat criminalisant la Confrérie des Frères Musulmans d’Hassan al-Banna dans les termes mêmes imposés par les colonisateurs britanniques ou par le pouvoir de Gamal Abdelnasser, puis de ses successeurs, que chacun en leur temps, en Egypte ou ailleurs dans la région, la popularité des Frères menaçait.

Il y a quelques semaines, une universitaire médiéviste s’en est pris – très légitimement – aux stupides accusations de “frérisme” que, sous couvert de son appartenance au CNRS, une “groupie” bien connue d’ Eric Zemmour. lançait – à son programme ERC sur “Le Coran européen”. Hélas! la réponse (en substance) : “Nous nous sommes toujours tenus éloignés de cette engeance détestable que l’on combat autant que vous”, non seulement ne contredit en rien le raccourci sectaire, mais elle procède d’une posture de rejet émotionnel et de prudence oratoire parfaitement étrangère au registre scientifique.

S’il est essentiel de combattre l’usage injurieux que, à des fins de criminalisation de tels ou tels de nos concitoyens, font du qualificatif “Frères Musulmans” la cohorte des adeptes d’Eric Zemmour, il est tout aussi essentiel de se tenir à l’écart du registre “les Frères, je connais pas”, “il n’y en a plus”, ou “je ne les aime pas plus que vous”. Cette posture argumentative est en effet particulièrement préjudiciable au rétablissement d’une réalité bien plus complexe, qu’il faut asseoir sur des fondations analytiques bien plus exigeantes. Pour ce faire, il convient tout d’abord d’identifier les acteurs nationaux ou internationaux et les ressorts, banalement politiques, de cette trop consensuelle criminalisation. Ce raccourci ne procède pas seulement de la peur postcoloniale des Occidentaux devant un lexique qui entend avant tout se démarquer de celui que, sous couvert d’universalisme, ils croyaient avoir réussi à imposer au monde. Outre par ces peurs occidentales post-coloniales, la criminalisation réductrice des Frères Musulmans est puissamment relayée, depuis Nasser, par tous les régimes autoritaires arabes dont les opposants islamistes constituent la principale menace. Il l’est, enfin et par-dessus tout, par la très puissante machine de communication d’Israël qu entend dépolitiser ainsi la résistance des Palestiniens qu’il martyrise. Pour tous, Israël, ses partenaires occidentaux ou arabes, il s’agit ainsi de nourrir l’idée que ceux des musulmans qui leur résistent à Gaza ou qui, dans la banlieue parisienne ou cairote, adoptent des postures revendicatives, ne le font aucunement pour combattre les éventuels dysfonctionnements des mécanismes de la représentation politique qui les privent de leurs droits mais seulement parce que … ils sont “trop” musulmans.

La minimisation ou la caricature des Frères est ensuite contre-productive pour une raison aussi essentielle qu’elle est complexe.

S’il est vrai que l’organisation historique des FM est très affaiblie aussi bien en Europe que dans le monde arabe, il est tout aussi vrai que l’essence de ce qui est reproché aux Frères – à savoir leur volonté de penser le politique sans se départir de leur appartenance religieuse et donc dans une relation modernisée voire postmodernisée de leur héritage islamique – est en revanche présente dans de très larges segments de la population musulmane, non seulement en “Orient” que, fût-ce dans des contextes et des raisons différentes, au sein des sociétés occidentales.

Il convient donc d’expurger de notre pensée dominante ces raccourcis que le large spectre des forces politiques arabes, occidentales ou israéliennes est parvenu à imposer au détriment de l’image fondatrice d’Hassan al-Banna. Pour rouvrir sans passion la porte de la pensée, la conclusion de l’un des meilleurs spécialistes mondiaux de la question, le Norvégien Brinjar Lia (1) , est d’un puissant appui. A la trajectoire de ces “Frères” si mal aimés et pourtant, sous une forme ou sous une autre, encore si présents, elle redonne notamment sa portée sociale, essentielle, trop systématiquement occultée, autant par les Occidentaux que par les gauches arabes.

“Plus que toute autre chose, la confrérie à réussi à redonner à ses membres un sentiment de propriété. Pour la première fois dans l’histoire de l’Egypte, une alternative politico religieuse viable voit le jour, dirigée par les “masses” , les awamâ et non les élites, les khassa et échappant à la propriété de ces élites. Pour l’auteur de ces lignes” poursuit Lia, “ce sont les mots de Gamal al-Banna (frère de Hassan) qui semblent les plus justes”. Mis au défi de résumer l’essentiel de ce que la naissance de la Confrérie avait représenté, Gamal al-Banna avait déclaré: «Elle a ébranlé l’establishment politique parce qu’elle a permis aux menuisiers de gouverner les pachas.” (…/…)

“Hassan al Banna et la fondation des Frères Musulmans” in Histoire des mobilisations islamistes XIX – XXI ème siècle D’Afghani à Baghdadi. François Burgat et Matthieu Rey (dir) CNRS Editions 2022 – p.93-106.

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Brynjar Lia (Univ d’Oslo) : Hasan al-Banna: le père fondateur de l’islamisme contemporain

“La naissance et la montée en puissance du mouvement des Frères musulmans en Égypte entre la fin des années 20 et le début des années 50 représentent l’un des plus importants tournants de l’histoire de l’islam politique. Pour la première fois, l’idée de faire de l’islam le fondement de l’activisme politique moderne s’est concrétisée sous la forme d’un mouvement politique de masse moderne, qui non seulement remettait en cause le statu quo dans le domaine politique et le champ religieux traditionnel, mais mobilisait également des segments entièrement nouveaux de la population dans des types d’activisme tout à fait inédits. La Société dirigée par Hasan al-Banna a défié toute classification simple; il ne correspondait ni au modèle traditionnel de société de bienfaisance islamique, ni à l’étiquette de parti politique. Elle procédait plutôt de la fusion de nombreux éléments organisationnels traditionnels déjà connus. L’action de Banna les a tous intégrés en un mouvement politico-religieux nouveau et tout à fait moderne. La mobilisation de masse et l’expansion rapide du mouvement ne peuvent être pleinement expliqués et compris qu’en dépassant les facteurs circonstanciels externes, tels que le colonialisme, les blocages politiques et le dysfonctionnement de la politique égyptienne, ou encore les difficultés économiques, les conflits de classe et la crise culturelle et religieuse qui sévissaient dans l’Égypte pré-révolutionnaire. La capacité des Frères musulmans à exploiter ces facteurs externes à leur avantage et à offrir aux jeunes bourgeois impatients de la classe moyenne inférieure, une alternative et un débouché à leurs énergies ne peut s’expliquer que par l’examen de facteurs internes : l’institutionnalisation par la confrérie de l’ascenseur professionnel de ses membres, sa méritocratie, l’ accent qu’elle a mis sur l’engagement individuel et l’ attention qu’elle a portée aux périphéries égyptiennes au double sens politique et géographique du mot. Plus que toute autre chose, la Société des Frères a réussi à donner à ses membres un sentiment de propriété. Pour la première fois dans l’histoire moderne de l’Égypte, une alternative politico-religieuse viable avait vu le jour, dirigée par les masses, par les “‘awama”, et non par les élites, les “khassa” et échappant à la propriété de ces élites.

Après la mort de Hasan al-Banna, au terme de son assassinat politique en février 1949 et après la répression totale du mouvement par le régime militaire de Nasser en 1954, l’islamisme moderne s’est diversifié en un univers composé de mouvements et de groupes multiples. Mais l’héritage des premiers Frères musulmans et de leur leader charismatique, Hasan al-Banna, n’en est pas moins demeuré très présent dans la plupart des recoins du paysage islamiste, de nombreux acteurs très différents tentant de le récupérer pour leurs propres besoins. Il est donc d’autant plus important de revenir à l’histoire de la Confrérie et d’étudier sans passion ce que le mouvement représente réellement. Pour l’auteur de ces lignes, ce sont les mots de Gamal al-Banna qui semblent les plus justes. Mis au défi de résumer l’essentiel de ce que la Confrérie représentait, Gamal a déclaré: «La Confrérie a ébranlé l’establishment politique parce qu’elle a permis aux menuisiers de gouverner les pachas.”

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02.06.2025 à 18:42

Assassinat d’Hichem Miraoui : terreur islamophobe et mobilisation antiraciste

Lignes de Crêtes

Une victoire de la mobilisation pour Aboubakar Cissé : la saisine du parquet anti-terroriste dans l’affaire de l’assassinat raciste d’un jeune homme tunisien, Hichem Meraoui et des blessures graves infligées à un jeune homme turc par un tueur qui a revendiqué l’attaque dans des vidéos est le résultat du rapport de forces. Le 11 mai nous étions des centaines de milliers en France à manifester contre l’islamophobie d’état, le racisme et la négrophobie, à l’initiative de la communauté musulmane. Cette mobilisation a été très durement réprimée, par des perquisitions touchant des membres du CCIE. Néanmoins elle a permis de sortir les crimes islamophobes de la rubrique fait divers dans laquelle ils sont cantonnés : en effet, l’assassinat de trois personnes en décembre 2022, comme l’attaque armée de la mosquée de Bayonne en 2019 ont toujours été traitées comme des crimes individuels et sans signification politique majeure par le pouvoir. Aujourd’hui le ministère de l’Intérieur est contraint de réagir différemment : sans doute aussi parce que le tueur mis en examen pour association de malfaiteurs, en possession d’armes lourdes est lié à d’autres tueurs potentiels. De nombreux médias communautaires ont mis à jour ces dernières années des groupes armés suprémacistes blancs qui allaient passer à l’action contre des musulmans, par exemple le groupe FrDeter, qui avait établi une liste précise de personnalités. De nombreux suprémacistes blancs extrêmement violents ont été jugés de manière laxiste et sans susciter un réel débat public : dans les plus récentes, on peut citer la simple…
Texte intégral (791 mots)

Une victoire de la mobilisation pour Aboubakar Cissé : la saisine du parquet anti-terroriste dans l’affaire de l’assassinat raciste d’un jeune homme tunisien, Hichem Meraoui et des blessures graves infligées à un jeune homme turc par un tueur qui a revendiqué l’attaque dans des vidéos est le résultat du rapport de forces.

Le 11 mai nous étions des centaines de milliers en France à manifester contre l’islamophobie d’état, le racisme et la négrophobie, à l’initiative de la communauté musulmane. Cette mobilisation a été très durement réprimée, par des perquisitions touchant des membres du CCIE.
Néanmoins elle a permis de sortir les crimes islamophobes de la rubrique fait divers dans laquelle ils sont cantonnés : en effet, l’assassinat de trois personnes en décembre 2022, comme l’attaque armée de la mosquée de Bayonne en 2019 ont toujours été traitées comme des crimes individuels et sans signification politique majeure par le pouvoir.

Aujourd’hui le ministère de l’Intérieur est contraint de réagir différemment : sans doute aussi parce que le tueur mis en examen pour association de malfaiteurs, en possession d’armes lourdes est lié à d’autres tueurs potentiels. De nombreux médias communautaires ont mis à jour ces dernières années des groupes armés suprémacistes blancs qui allaient passer à l’action contre des musulmans, par exemple le groupe FrDeter, qui avait établi une liste précise de personnalités.
De nombreux suprémacistes blancs extrêmement violents ont été jugés de manière laxiste et sans susciter un réel débat public : dans les plus récentes, on peut citer la simple condamnation à du sursis pour une personne ayant posé une grenade devant la mosquée de Saint Omer en février 2025 ou les relaxes et peines extrêmement légères pour le groupe « Les Barjols » qui avaient été arrêtés alors qu’ils comptaient passer à l’acte contre Emmanuel Macron.

Si cette inculpation du tueur du Var rassurera sans doute une partie des musulmans, en soi, elle ne préjuge rien de la suite : par exemple, la seule cible d’extrême-droite de l’état d’urgence en 2015, Christophe Lavigne, ex sergent de l’armée de l’air arrêté chez lui avec un énorme arsenal, qui avait déjà fait de la prison pour avoir projeté une attaque au fusil automatique contre les fidèles de la mosquée de Vénissieux, a finalement vu la qualification de « terrorisme » abandonnée pendant l’enquête. Il est aujourd’hui libre et écrit des romans barrésiens.

De plus cette inculpation du tueur du Var traduit sans doute une volonté du Ministère de l’intérieur de se couvrir face à un scénario bien connu des spécialistes du suprémacisme blanc armé : les répliques après un meurtre particulièrement réjouissant et emblématique pour les islamophobes. Cela avait été le cas dans toute l’Europe, aux Etats Unis et au Canada après l’attaque de Brenton Tarrant à la mosquée de Christchurch : de nombreux jeunes hommes s’en étaient réclamés pour commettre des tueries négrophobes, islamophobes ou racistes.

Malheureusement le meurtre d’Aboubakar Cissé, poignardé 57 fois et en prières peut provoquer le même effet d’émulation, surtout dans le contexte politique français : les déclarations bellicistes du Ministre de l’Intérieur appelant à s’en prendre au voile ont entraîné de nombreuses agressions violentes contre des femmes portant le hijab. Le rapport contre les Frères Musulmans a immédiatement entraîné des intrusions islamophobes dans des mosquées.
A force d’appeler les électeurs d’extrême-droite, ceux-ci répondent aux macronistes mais pas forcément dans les urnes. Le sentiment d’impunité peut entraîner une vague de ratonnades, voire des tueries de masse, on le sait au plus haut niveau de l’état.

En réalité, ce n’est pas la classification des tueurs d’extrême-droite en « terroristes » qui peut changer la donne : la réponse est d’abord l’abrogation des dispositions islamophobes liberticides, prises notamment au nom de l’anti-terrorisme qui affaiblissent l’antiracisme. Par exemple, celles qui permettent perquisitions et dissolutions contre les associations antifascistes qui luttent contre le génocide en Palestine et contre l’islamophobie ici, l’arrêt du harcèlement contre les personnalités musulmanes, activistes, imams, présidents de mosquées qui s’expriment contre l’islamophobie d’état.

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07.05.2025 à 12:49

Alger 1957: racines françaises de la guerre contre le terrorisme, entretien avec Fabrice Riceputi

Kurteas

Nadia Meziane pour Lignes de Crètes : Bonsoir Fabrice, merci de nous accorder cet entretien. On va peut-être commencer par ta présentation, que tu nous racontes, peut-être, comment tu as choisi ce sujet précis qu’est la guerre d’Algérie, ce qui peut paraître évident à des jeunes étudiants aujourd’hui avec les études décoloniales et toute cette profusion de travaux qu’on peut avoir en Europe, mais aussi ailleurs, sur le sujet mais qui ne l’était pas forcément il y a encore quelques temps. Fabrice Riceputi : Alors c’est une question qu’on me pose souvent mais à laquelle j’ai un peu de mal à répondre simplement. Alors d’abord, moi, je ne suis pas un universitaire : j’ai fait pas mal de choses avant de me remettre à la recherche historique. J’ai été prof dans le second degré ; j’ai été militant syndicaliste et puis il se trouve que j’ai été l’étudiant de Pierre Vidal-Naquet qui est l’historien français qui a vraiment fait un énorme travail sur la guerre d’Algérie. Je n’ai pas pu poursuivre la recherche à ses côtés en particulier, je suis devenu prof parce qu’il fallait manger et  je me suis remis sur le tard à tout ça , il y a une grosse dizaine d’années par le fait d’un certain nombre de rencontres, un peu de hasard, mais aussi parce qu’en tant que militant antiraciste et historien j’ai toujours bien perçu la connexion entre la problématique de l’histoire coloniale et l’héritage du racisme aujourd’hui. Je me suis plongé d’abord dans cette histoire de…
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Nadia Meziane pour Lignes de Crètes : Bonsoir Fabrice, merci de nous accorder cet entretien. On va peut-être commencer par ta présentation, que tu nous racontes, peut-être, comment tu as choisi ce sujet précis qu’est la guerre d’Algérie, ce qui peut paraître évident à des jeunes étudiants aujourd’hui avec les études décoloniales et toute cette profusion de travaux qu’on peut avoir en Europe, mais aussi ailleurs, sur le sujet mais qui ne l’était pas forcément il y a encore quelques temps.

Fabrice Riceputi : Alors c’est une question qu’on me pose souvent mais à laquelle j’ai un peu de mal à répondre simplement. Alors d’abord, moi, je ne suis pas un universitaire : j’ai fait pas mal de choses avant de me remettre à la recherche historique. J’ai été prof dans le second degré ; j’ai été militant syndicaliste et puis il se trouve que j’ai été l’étudiant de Pierre Vidal-Naquet qui est l’historien français qui a vraiment fait un énorme travail sur la guerre d’Algérie. Je n’ai pas pu poursuivre la recherche à ses côtés en particulier, je suis devenu prof parce qu’il fallait manger et  je me suis remis sur le tard à tout ça , il y a une grosse dizaine d’années par le fait d’un certain nombre de rencontres, un peu de hasard, mais aussi parce qu’en tant que militant antiraciste et historien j’ai toujours bien perçu la connexion entre la problématique de l’histoire coloniale et l’héritage du racisme aujourd’hui. Je me suis plongé d’abord dans cette histoire de retour à la mémoire du 17 octobre 61 par un biais un peu particulier, dont je parlerai peut-être tout à l’heure, et puis voilà, c’est parti comme ça et il se trouve que je participe aussi à une équipe qui anime un site internet qui s’appelle histoirecoloniale.net qui connait un regain de connexion là depuis l’affaire « Aphatie », c’est assez extraordinaire, et puis  aussi j’ai fait une découverte d’archives dont je ne m’attendais pas à ce qu’elle produise autant d’effets, en 2018, à propos de ce qu’on appelle « les disparus de la bataille d’Alger » qui a donné une naissance à un projet qui prend pas mal d’ampleur, qui fait que je vais faire des missions en Algérie et justement je rentre d’une de ces missions de d’enquête.

NM : Justement, entrons dans le cœur de l’actualité, avec cette affaire, finalement assez étrange si on les voyait avec les lunettes d’il y a encore quelques années, qui est : un chroniqueur disons plutôt centriste, enfin, qui n’a rien d’extraordinairement gauchiste ou décolonial ou islamiste et qui compare, ce qui peut apparaître aussi comme une banalité, ce qu’il s’est passé en Algérie, et notamment la destruction et le massacre de villages par dizaines, à ce qu’il s’est passé à Oradour sur Glane, c’est-à-dire une opération punitive, mais faite par les nazis. Alors, que la comparaison fasse polémique, tu nous diras ce que tu en penses, mais il se passe cette chose qui rappelle d’autres décennies : immédiatement se pose la question de la censure. Je voulais savoir ce que toi t’a inspiré cette affaire, au regard de la manière dont on parle et dont on traite l’histoire de la guerre d’Algérie en France depuis le début.

FR : Oui alors il se trouve que j’ai découvert moi cette polémique autour des propos d’Aphatie en rentrant précisément d’une enquête sur un massacre qu’a commis l’armée française en 1956, dans trois villages de Kabylie. J’étais parti avec une journaliste belge et algérienne qui s’appelle Safia Kessas pour interroger des témoins sur un massacre prémédité : les militaires avaient une liste de gens à assassiner en représailles collectives, parce que les villageois étaient soupçonnés d’aider, de soutenir ou de ne pas dénoncer les maquisards de l’ALN qui étaient très nombreux à ce moment-là dans ces montagnes de Kabylie. Et donc, à peine rentré d’avoir baigné dans cette histoire, je découvre que de dire que la France a commis des crimes comparables à ceux d’Oradour sur Glane en Algérie faisait scandale chez certains. Alors bon, pour un historien, cette comparaison elle est, enfin en tout cas pour moi, elle est absolument fondée, évidemment, et ce qui est le plus remarquable, bien sûr, ce sont les réactions d’indignation, plus ou moins sincères, qui sont peut-être encore plus graves si elles sont sincères puisqu’elles dénotent d’une ignorance et un mépris pour cette histoire qu’on ne découvre pas aujourd’hui, en tout cas pas moi, mais qui éclate au grand jour. Et puis là, je viens d’apprendre qu’un film, auquel un ami historien a participé, qui révèle vraiment au grand public un autre crime de guerre de l’armée française en Algérie, qui est l’utilisation de gaz toxiques, comparables à ceux qu’on utilisait dans les tranchées pendant la Première Guerre mondiale, ont été utilisé à très grande échelle, de 1959 à 1962, à des milliers de reprises, pour asphyxier des maquisards et aussi des civils, des villageois qui s’étaient réfugiés dans les très nombreuses grottes qu’on trouve, par exemple, en en Kabylie ou dans les Aurès et que ce film, qui était programmé pour le 16 mars à venir par France 5, on a appris aujourd’hui qu’il était déprogrammé. C’est aussi assez amusant, pour un historien, alors que le film est déjà passé en Suisse, puisqu’il était aussi coproduit par la télé Suisse, ce qui rappelle l’époque où un éditeur de Lausanne, Nils Andersson, éditait les livres interdits en France aux éditions de Minuit. Il se trouve que la justification de France Télévision est qu’ils remanient leur soirée pour parler de l’Ukraine. Admettons. Le problème, c’est qu’il n’y a pas de date de reprogrammation, ce qui est quand même assez problématique. Il y a tout un contexte. Alors, effectivement, je pense que aujourd’hui, on est à l’apogée -c’est ce que ce que ce que nous dit cette flambée médiatique autour d’Apathie – d’une régression sur cette question qui a commencé au début des années 2000, et qui s’est en particulier installée avec Sarkozy, avec l’invention du concept de repentance pour bloquer un mouvement pour une exigence de vérité, de faire jour dans les années 80 et 90 en France autour notamment de l’histoire du 17 octobre 61 du massacre des manifestants algériens et de la torture. Et on voit bien qu’aujourd’hui, avec l’extrême-droitisation, la montée du racisme et de l’islamophobie, on est moins capable qu’à l’époque d’avancer sur ces questions. Voilà, je ne vais pas faire un long tunnel là-dessus, je pourrais en parler longtemps.

NM :  Justement on va peut-être revenir sur le début, parce que je crois qu’il y a une idée toute faite, mais qui traverse beaucoup de générations quand on découvre notre histoire, ou quand  des gens la découvrent, c’est qu’on a l’impression que c’est la première fois que la vérité éclate au grand jour au sujet de la torture de de Jean-Marie Le Pen (puisque c’est le sujet de ton livre) alors qu’en fait, cette histoire-là, elle est, comme tu le montres dans ton ouvrage, affaire d’amnésie provoquée, puis de retour de la mémoire, puis de nouvelles amnésies provoquées. J’aimerais bien qu’on revienne finalement sur le début, c’est-à-dire pendant et juste après la guerre d’Algérie, comment un jeune militaire d’extrême-droite, Jean-Marie Le Pen,  ne va pas forcément cacher qu’il a torturé, va appeler ça d’une manière ou d’une autre, et va le décrire et comment, finalement, il va finir par lui-même attaquer des gens qui reprennent ses propres propos. Et au-delà de Jean-Marie Le Pen, quelle est l’ambiance à la fin de la guerre d’Algérie, donc, quand l’Algérie obtient son indépendance et puis dans les années qui suivent.

FR : oui alors Jean-Marie Le Pen. Il a torturé durant les trois premiers mois de 1957 à Alger et il faut bien répéter et insister sur le fait qu’il n’est qu’un tortionnaire parmi beaucoup d’autres et qu’il est même un petit tortionnaire puisqu’il est resté 2 mois et demi, qu’il a pas joué un rôle important dans la guerre, dans le déroulement de ce qu’on appelle la bataille d’Alger, mais il est déjà député du 5e arrondissement de Paris dans le mouvement poujadiste. Il est farouchement anticommuniste, colonialiste, nationaliste et avec d’autres de ses copains du même acabit, il s’est déjà engagé auparavant dans une autre guerre coloniale en Indochine, qui, comme on le sait, a été perdue sèchement par la France et en fin 56, il décide de remettre ça, en allant faire cet espèce de tourisme sous l’uniforme,  qui consiste à aller s’engager, signer un contrat de 6 mois, avec un régiment d’élite comme on qualifiait le premier régiment étranger parachutiste.Et alors il se trouve qu’il arrive, probablement par hasard, quelques jours avant que le gouvernement socialiste de l’époque, et le gouvernement de Guy Mollet, ne donne tous les pouvoirs à l’armée, parce que l’armée lui a promis cette chose folle d’arriver à éradiquer complètement le nationalisme dans la ville vitrine de l’Algérie française et que ce pouvoir socialiste est prêt à abandonner tout contrôle légal sur les activités de l’armée. Donc on donne ce qu’on appelle les pouvoirs de police au général Massu et Le Pen se trouve, après quelques jours de présence en Algérie, impliqué dans ce que les historiens préfèrent appeler, plutôt que bataille d’Alger, la grande répression d’Alger. Et là, il y a des témoignages nombreux et très circonstanciés qui le disent, et pas seulement des témoignages d’algériens, il torture, donc, en utilisant une des méthodes qui sont déjà normées dans l’armée française, essentiellement la torture à l’électricité et à l’eau. Il torture pour avoir l’adresse de quelqu’un, pour savoir où se trouve untel, il torture même à domicile. Je ne rentre pas dans le détail des témoignages tout de suite, mais voilà. Et dès son retour en France, il fait constamment l’apologie de la torture comme on la faisait fréquemment à cette époque-là, en expliquant que c’était le seul moyen. C’est tout le scénario de la bombe à retardement, c’est une fable qu’on a inventé pour justifier la première guerre contre le terrorisme, finalement, c’est-à-dire que torturer, ce n’était pas bien, mais c’était indispensable pour éviter que des bombes prêtes à exploser ne le fassent, ce qui ne s’est jamais produit en réalité, ils n’ont jamais été capable de citer le moindre exemple où ça s’est produit. Bref, la torture, en réalité, c’est un élément dans tout un système de terreur, qui est basé d’ailleurs d’abord sur la disparition forcée : on enlève les gens. Le droit qu’ont obtenu les militaires du gouvernement français c’est de déclarer suspects des gens, de les enlever, de les interroger sans témoin dans des lieux qui ne sont même pas déclarés comme des centres d’interrogatoire, et d’en faire ce qu’ils veulent, y compris, donc, les torturer, y compris pratiquer les exécutions sommaires, parce qu’ils estiment qu’ils doivent faire ce qu’ils appellent « une justice parallèle » parce que la justice, qui condamne pourtant à tour de bras à mort à ce moment-là, à leurs yeux, n’est pas assez féroce. Voilà, alors, il fait cette apologie en maintenant l’ambiguïté sur sa participation personnelle, parce que à ce moment-là, il faut savoir que selon la loi française, la torture, même si elle est couverte par le gouvernement, reste un crime et que rien ne dit qu’un jour, le pouvoir politique pouvant changer, ces militaires qui ont participé à cette terreur ne soient pas devant un tribunal. Alors ça ne se produira pas, puisque de Gaulle va voter l’amnistie. On en reparlera mais c’est une fois l’amnistie votée en 62 qu’il déclare au journal Combat, en juin 62 me semble-t-il ou quelques semaines après l’amnistie, qu’il a lui-même torturé. Il l’a avoué, il l’a même revendiqué. D’ailleurs, la première accusation portée contre lui vient du FLN. Elle vient d’une publication clandestine qui s’appelait Résistance algérienne, dès la fin de 57 ou l’été 57. Le FLN a bien enregistré que ce type-là était député et elle publie un premier article dans Résistance algérienne où elle décrit des tortures abominables subies par un Algérien, dont le nom m’échappe à l’instant, mais dans la villa où Le Pen cantonnait à Alger : la Villa des Roses à El Biar et c’est ce texte qui est repris à Lausanne par l’éditeur dont je parlais tout à l’heure, Nils Andersson, dans un bouquin qui s’appelle « La Pacification ». Voilà donc les premiers écrits arrivent vite. Et puis, parmi les autres documents accablants, on trouve en 62 Pierre Vidal-Naquet, notamment, le comité Odin publie une des plaintes, un rapport de police du commissaire principal d’Alger qui a enregistré, chose peu commune, des plaintes d’Algériens contre Jean-Marie Le Pen. Il y en a deux : il y en a un qui a été torturé parce qu’il refusait d’ouvrir le bar de l’hôtel Albert 1er à Alger à 3h du matin, il l’a emmené à la villa Susini pour le torturer et l’autre qui était censé lui donner une information qu’il ne lui a pas donné. Alors ça, c’est ce qu’on a en 62. Et à ce moment-là, Jean-Marie Le Pen, c’est personne. Il est encore un peu député de temps en temps, mais c’est pas du tout le personnage qu’il va devenir à partir des années 80. Et puis, en France, tout est fait pour qu’on ne parle plus de la guerre d’indépendance algérienne, avec, notamment, cette amnistie qui interdit à la justice française de revenir sur quelque crime ou délit commis par un agent de l’État français en relation avec ce qu’on appelait « les événements d’Algérie ». Donc, ça c’est un facteur d’oubli actif particulièrement fort, puisque les procès de ce type, par exemple quand il concerne le procès Papon, le procès Touvier etc… ont été des vecteurs d’information énormes dans l’opinion, ça ne se produira quasiment jamais à propos de l’Algérie, du fait de cette amnistie. Puis, deuxième verrou qu’on impose très vite, c’est qu’on rend les archives, notamment de l’armée, mais pas seulement de l’armée, à peu près incommunicables aux citoyens et aux chercheurs pendant très longtemps. Et puis, il y a une volonté, un consensus, dans tous les principaux partis politiques français, pas seulement à l’extrême-droite, sur ces temps-ci chez les gaullistes, pour ne plus revenir sur cette affaire dans laquelle ils ont tous trempé à des titres divers, mais ils ont tous trempé et aucun n’a intérêt à ce qu’on revienne là-dessus. Et alors, pour faire le pont avec ce que je disais tout à l’heure, c’est dans les années 80, les premiers mouvements antiracistes autonomes, au moment de la Marche pour l’Egalité contre le racisme, qu’il y a des retours à la mémoire, comme ça, de la sale guerre, à part à propos du 17 octobre 61, puis après pour la torture. Mais pour ce qui concerne Le Pen, ça commence à peu près en même temps, c’est quand même assez troublant c’est-à-dire que c’est quand il est candidat aux européennes en 84 que des journalistes de gauche Français, inquiets de la montée du Front National, se mettent à aller fouiller son passé. C’est la rançon de sa gloire. Pour les autres tortionnaires, ils sont tous morts dans leur lit sans avoir jamais eu aucun problème. On a rarement rappelé leurs crimes parce qu’ils ne sont pas devenus Jean-Marie Le Pen. Mais Jean-Marie Le Pen, lui, il prétend aux plus hautes fonctions et donc, on va à Alger et on rencontre sans peine des gens qu’on aurait pu rencontrer bien avant, qui ont été souvent les victimes directes de Le Pen, ou des témoins, et ça commence à sortir dans la presse dans le Canard Enchaîné, dans Libération… Et là, Le Pen se met à attaquer systématiquement en diffamation avec la quasi-certitude de gagner. Alors ça paraît incroyable, mais il faut savoir que les faits étant amnistiés. Là il sait que la justice n’aura jamais à se prononcer sur les faits dont il est question, ce qu’on va juger, c’est la bonne foi, la modération, le sérieux de ceux qui l’accusent. Alors, c’est très ambigu, ça ne veut pas dire grand-chose, mais c’est comme ça. Et de fait, il gagne ses premiers procès en grand nombre, contre toutes sortes de médias, de personnalités, jusqu’à la fin des années 90. Pendant cette période-là, la justice entend, reçoit ses arguties sur le fait que ce dont on parle, ce n’est pas vraiment de la torture, ce sont des interrogatoires un peu brusques, un peu forcés, un peu durs, mais ça ne mérite pas le nom de torture. Alors ça, la justice va arrêter de l’entendre à la fin des années 90 et il va perdre sèchement trois procès en diffamation contre Pierre Vidal-Naquet, justement, l’autre contre Michel Rocard et le 3è contre le journal Le Monde qui est à ce moment-là, avec Florence Beaugé, en pleine campagne d’enquête sur le phénomène de la torture.

NM : moi je voudrais revenir sur un petit point. Tu as parlé de première guerre contre le terrorisme et c’est un sujet qui est assez rarement évoqué en France, celui de Guantanamo. Est-ce que tu penses qu’il y a, malgré tout, une filiation française dans l’inspiration qu’il va y avoir plus tard aux États-Unis, par rapport, notamment, à ce qu’il s’est passé en Afghanistan. Est-ce que tu penses que dans la construction de la légitimation de la torture et de ses méthodes, la France a pu jouer un rôle auprès d’autres puissances plus grandes qu’elle ?

FR : elle en a joué un qui est même très bien documenté, puisque si on lit, par exemple, le bouquin de Marie-Monique Robin qui s’appelle « Escadron de la mort, l’école française », on découvre que nombre des officiers qui étaient autour du général Massu, qui étaient des officiers idéologues qui avaient conçu ce qu’ils appelaient la doctrine de la guerre révolutionnaire – comprendre contre insurrectionnelle- sont allés physiquement donner des cours pour enseigner la méthode, d’abord dans les dictatures d’Amérique latine, en Argentine, au Brésil, à Fort Bragg aux États-Unis, auprès de l’armée américaine et qu’ensuite la légende parachutiste de la bataille d’Alger a essaimé dans le monde entier, alors par des vecteurs assez étonnants, par exemple : il y a un type qui écrivait des romans de gare à la gloire des parachutistes, dont un qui s’appelle « les Centurions » qui s’appelait Jean Lartéguy, qui était lui-même un ancien parachutiste. Ces romans-là ont été vendus par millions, ils ont été traduits dans toutes les langues ils étaient même la bible, il y a un chercheur qui s’appelle Jérémy Rubenstein qui l’a établi, ce bouquin et d’autres romans du même genre, qui mettent en scène bizarre sous un pseudo etc… sont devenues les bibles des militaires argentins par exemple. Et puis, le scénario de la bombe à retardement, cette fable perverse de justification de la torture, on la retrouve exactement dans les débats autour de la torture à Abou-Ghraib ou à Guantanamo.  Voilà, c’est bien une matrice. Alors, est-ce que c’est une invention française, il faudrait étendre les recherches là-dessus, mais, en tout cas, sans aucun doute c’est une matrice d’un phénomène mondial de la justification de la torture dans la « guerre contre le terrorisme » qui a fait la fortune qu’on sait.

NM : alors on va revenir sur Jean-Marie Le Pen, et justement, sur le débat français et le débat international au temps de la victoire de toutes les extrêmes-droites, je me souviens parfaitement, bien que j’aie été jeune, du scandale qu’ont pu être ce qui n’était pas des révélations, mais, ce moment où on apprend quand même des choses très précises sur le rôle physique qu’a joué un dirigeant d’extrême-droite. Quel a été ton sentiment quand Jean-Marie Le Pen est mort et qu’on ne peut pas dire que le débat ait eu lieu dans les mêmes termes, ni même que cette question-là ait été finalement très contredite ou abordée, quand il y a eu des hommages qui venaient d’un peu partout, finalement.

FR : oui c’est même un aspect des choses qui a été très souvent complètement occulté. Alors ça, c’est le résultat de de 20 années de « lepénisation » généralisée en France, que certains appellent la dédiabolisation du FN devenu RN, mais en réalité, moi, je parle de lepénisation, qui est tellement étendue qu’elle en a produit, par exemple, ce qui m’a poussé à écrire ce bouquin. Je connais pas ton âge, mais moi, je suis de la génération qui a lu et connu les révélations dans la presse dans les années 80, dans les années 2000. Et pour moi, jusqu’à ce que j’entende une émission de France-Inter produite par Philippe Collin sur Le Pen, l’idée de passer du temps à travailler sur le Pen et la torture ne serait jamais venue. Or, on a pu entendre dans une émission à très grande audience que Jean-Marie Le Pen n’avait sans doute pas torturé en Algérie dans la bouche de Philippe Collin, qui, ensuite, malgré le mea-culpa de Benjamin Stora qui avait fait une erreur factuelle à l’origine de ça, a continué à s’empêtrer là-dedans en disant “Ah mais on n’a pas de preuve.”. C’est-à-dire, « on n’a pas de preuve », ça veut dire les témoignages des Algériens, à la poubelle, c’est exactement ça que ça veut dire. Alors non, on n’a pas effectivement de film montrant Jean-Marie Le Pen en train de d’actionner la gégène, c’est peut-être la seule preuve qui lui suffirait. D’ailleurs, pour continuer sur Philippe Collin, il a fini par corriger correctement son podcast, par dire que Le Pen avait torturé mais pas du tout en prenant en compte mes modestes travaux ou bien les témoignages des Algériens, mais par le fait que Le Pen a déclaré au Monde en 2019 (on ne l’a appris qu’après sa mort), il a nouveau dit “J’ai torturé”. C’est donc c’est la parole de Le Pen qui a paru suffisante et nécessaire à Philippe Collin pour finir, au bout de 3 ans, par, dans la 3è correction de son podcast, dire qu’il avait torturé. C’est très révélateur d’une difficulté extrême, qui est loin d’être seulement celle de Philippe Collin, de prendre au sérieux la parole des Algériens dans l’histoire de la guerre d’indépendance ou de la colonisation. C’est toujours aujourd’hui quelque chose considéré comme une sorte d’intelligence avec l’ennemi pour certains, alors que, quand on fait l’histoire d’autres crimes qui ont été niés, dissimulés par des États on a recours toujours aux témoignages des victimes pour reconstituer les faits, parce que dans les archives de ces états, par définition, on ne trouve quasiment rien. Donc, quand on fait l’histoire du génocide des Arméniens, pour prendre un exemple, on n’a pas beaucoup de choses dans les archives turques. En revanche, on a des récits qui ont permis aux historiens de reconstituer les faits. Quand il s’agit de l’Algérie, la parole algérienne est, chez beaucoup, disqualifiée à priori comme étant affabulation, propagande etc… Bon, et ça c’est quelque chose qui me tient particulièrement à cœur, moi je travaille avec Malika Rahal à un projet donc qu’on appelle « 1000 autres » sur les disparus, qui a un site internet https://1000autres.org/ qui consiste, justement, à lancer un appel à témoignage de gens, pour qu’ils nous disent ce que sont devenus un certain nombre de personnes, de leur famille, dont on a trouvé la preuve dans les archives qu’ils ont été enlevés par l’armée française. Et là, on s’aperçoit, alors c’est tard, on aurait dû faire ce travail bien avant, malheureusement, y compris chez les historiens ça n’a pas été fait pendant très longtemps, que d’aller recueillir la parole des gens, je ne parle pas de la parole officielle gouvernementale, qui peut être effectivement propagandiste. Quand on va en Algérie, dans toutes les maisons on entend des récits de gens qui ont vécu, beaucoup sont encore vivants, mais pas tous, voilà il commence à être tard, donc c’est ça faire l’histoire du temps présent, c’est aller voir les gens qui ont vécu des événements quand ils sont encore vivants.  Bref, à propos de Le Pen quand j’ai entendu ça, je me suis dit « Mais bon sang ! Voilà le résultat final de la lepénisation », on en vient à effacer des choses qui étaient considérées, entre autres, par Pierre Vidal-Naquet, qui n’est pas n’importe qui, qui passait son temps à dire ce serait diffamer Jean-Marie Le Pen que de ne pas le traiter de tortionnaire. En dehors de la fachosphère, il n’y avait plus grand monde qui niait ces choses-là. Il y a une époque, et on revient toujours au thème de la régression. Aujourd’hui, il a fallu batailler. Et mon bouquin dans lequel je réunis quand même pour la première fois l’ensemble du dossier, jusque-là il y avait des choses éparses dans les archives de la presse, dans les archives tout court, c’est la première fois que tout ça est rassemblé et contextualisé, parce que je connais bien les événements d’Alger en 57. Il a eu un écho, j’aurais pu faire d’avance la liste des médias qui allaient en parler, c’est toujours les mêmes, c’est en général ceux qui, quand ils existaient, condamnaient déjà la torture pendant la guerre d’indépendance, ça n’a guère changé, à part quelques petites surprises.

NM : oui j’ai été assez marquée par ce silence, alors que Jean-Marie Le Pen est quand même une personnalité médiatique et politique qui fascine toutes les générations, même celles qui n’ont pas connu sa triste et grande heure de gloire, ça s’inscrit dans le contexte de nos années. J’aimerais bien qu’on revienne à un contexte différent mais une période, justement, de croisement des mémoires, c’est-à-dire à la fois plein de choses qui explosent, par rapport à la mémoire de la Shoah et du rôle joué par la France dans l’extermination des Juifs d’Europe et puis en même temps, la mémoire du 17 octobre qui revient, et au milieu de tout ça, des grands procès et notamment le procès Papon, dont beaucoup de gens ne savent pas pourquoi il va être, justement à cause de l’amnistie, une des occasions où, enfin, le sujet du massacre du 17 octobre va pouvoir être évoqué, à côté de ce que le préfet a fait pendant la Seconde Guerre mondiale. Donc, si tu peux revenir sur ce moment où les mémoires se croisent assez naturellement, finalement, sans provoquer les polémiques qu’elles provoquent immédiatement aujourd’hui…

FR : oui en effet j’ai écrit un petit peu là-dessus dans « Ici on noya les Algériens ». Alors le procès Papon est un moment tout à fait extraordinaire, de ce point de vue-là, puisque on a un type qui est jugé pour sa complicité  dans la déportation de 1600 et quelques juifs de Gironde à Drancy, puis à Auschwitz, pas du tout pour des histoires d’Algérie alors qu’il a été donc préfet de police, enfin « préfet iam » comme on disait, c’est-à-dire super préfet de la région de Constantine en Algérie, puis préfet de police de Paris pendant la guerre d’Algérie également. E là, l’Algérie fait irruption littéralement dans ce procès, puisqu’on voit arriver à la barre, au moment où le tribunal étudie ce qu’on appelle le curriculum vitae de l’accusé, donc sa vie, sa carrière, un type qui s’appelle Jean-Luc Einaudi qui est éducateur à la PJJ de son métier, mais qui a écrit, quelques années auparavant, un livre dans lequel il a, pour la première fois, reconstitué le massacre des manifestants et manifestantes algériens et algériennes à Paris le 17 octobre 1961 et les jours suivants. Et alors qu’est-ce qu’il fait là Jean-Luc Einaudi ? Il est là, c’est très intéressant, parce qu’une partie civile juive, qui s’appelait Levinski me semble-t-il, excusez-moi j’ai un trou, et puis l’avocat du MRAP, dont j’ai oublié le nom également, sont allés le voir en lui disant : voilà, les Algériens ne doivent pas être oubliés dans la carrière de Papon, il faut que les deux faces de Papon soient réunies, même s’il ne pourra pas être condamné pour ce qu’il a fait, du fait de l’amnistie, notamment en Algérie ou à Paris. Il faut absolument que les Algériens ne soient pas oubliés, donc on a une déposition qui est le premier événement du procès Papon (je rappelle que c’est un procès qui est en mondovision, c’est un procès vraiment avec un écho considérable), qui, pendant 2 heures, raconte les massacres du 17 octobre 61 à Paris. Ca a un effet de « savoir » puisque Jean-Luc Einaudi dépose le 16 octobre 1997 à la cour d’assise de Bordeaux et c’est donc la veille du 17 octobre et le 17 octobre, tous les médias en font des tartines sur ce crime oublié, occulté etc… C’est donc comme ça que c’est vraiment parti dans l’opinion (publique). Il y a donc, effectivement, un lien très fort. Ce n’est pas moi qui l’ai dit le premier, ça. Par exemple, le discours de Chirac sur la complicité de Vichy dans la Shoah, cette chose qui a mis si longtemps à être avouable, le discours de 95 de Chirac a un effet de stimulation sur d’autres exigences de vérité sur l’histoire de France, et notamment sur celle-là (le 17 octobre 1961). Dans les années 80 et 90, ce sont vraiment des années où on voit émerger, dans certains secteurs de la société française, et aussi et en particulier dans la jeunesse immigrée ou d’origine immigrée, mais au-delà également, dans les mouvements antiracistes, on voit pointer une exigence de vérité sur la guerre coloniale d’Algérie. Et puis il y a un deuxième moment, juste après, c’est le début des années 2000, avec le travail considérable que fait le Monde, dont à ce moment-là c’est Edwy Plenel le directeur de la rédaction, avec la journaliste Florence Beaugé, qui publie une série où elle va enquêter pendant 5 ans sur cette affaire de torture. Elle va multiplier les enquêtes, les scoops, et en allant, elle aussi, faire le travail d’aller voir les témoins en Algérie, et ça c’est très important. J’indique d’ailleurs que son livre formidable, qui s’appelle « Algérie, une guerre sans gloire » reparaît, puisqu’il était épuisé et que son éditeur refusait de le rééditer, au Passager clandestin, avec une préface de Malika Rahal et de moi-même. Alors, l’analyse que je fais, c’est qu’ensuite il y a un backlash, c’est-à-dire que le fond nationaliste, qu’il soit d’extrême-droite, de droite ou même de gauche, avec Chevènement par exemple à l’époque, provoque un retour de bâton et tente de refermer toutes les portes. Et c’est le moment où des essayistes d’extrême-droite inventent le concept de repentance, qui est censé stigmatiser toute tentative d’histoire critique de l’histoire de France, pas seulement de l’histoire coloniale. Il ne faut pas faire de repentance et ça devient une doctrine d’État. Sarkozy en fait une doctrine d’État. Et, aujourd’hui encore, quand on lit les communiqués de Macron, qui a pris un certain nombre d’initiatives mémorielles relatives à l’Algérie, ça commence toujours par « nous n’allons pas faire de repentance » et donc avec ça, on détourne complètement la problématique, parce que, en réalité, personne en Algérie ou en France ne demande de repentance. Ce qu’on demande simplement, c’est que la France reconnaisse enfin la vérité, pas seulement de la torture, ou de telle ou telle chose, mais la vérité du colonialisme, ce qu’elle n’a toujours pas fait et qu’elle semble moins capable de faire aujourd’hui que jamais – voir la polémique « Aphatie ». C’est très simple en réalité : par exemple, récemment, Macron, comme pour s’excuser de son rapprochement avec le Maroc sur le Sahara occidental, a pris une initiative concernant le grand chef du FLN Larbi Ben M’hidi. Quand on lit son communiqué avec attention, il reconnaît quelque chose que tout le monde sait, que Paul Aussaresses a avoué depuis longtemps, c’est à dire que c’est lui qui l’a pendu et qu’il ne s’est pas suicidé, comme on l’a prétendu, alors d’une part, c’est le seul coupable, c’est le méchant Paul Aussaresses, qui est effectivement très méchant, qui a avoué des crimes, qui a été condamné pour apologie de ces crimes et non pas pour les avoir commis, du fait de l’amnistie, on lit « que Ben M’hidi ait été coupable ou innocent nous reconnaissons qu’il a été assassiné ». Qu’il a été coupable ou innocent, ça veut dire qu’on ne sait toujours pas dire si oui ou non, quelque chose de vraiment très simple oui ou non, ceux qui se sont battus pour se libérer de la colonisation étaient dans leur droit ou pas. C’est quand même quelque chose d’assez évident. Et bien, ça, c’est toujours quelque chose d’impossible à dire, et, je répète, de moins en moins possible à dire en France actuellement, contrairement, semble-t-il, à ce que disait Pierre Vidal-Naquet en 2000 : “Ça y est les temps sont mûrs a on va enfin pouvoir dire les choses.” Et en fait depuis, on a régressé.

NM : oui on régresse tous les jours, mais ça, c’est une illusion qu’on a eue et en pensant que les contestations parce qu’il y a toujours eu des contestations notamment d’anciens militaires qui sont très actifs et qui ont toujours tenté d’interdire des colloques, des commémorations… Mais effectivement on ne s’attendait pas à ce qu’il s’est passé, par exemple l’an dernier, où la commémoration parisienne du 17 octobre a été interdite par le préfet de police, en même temps que les manifestations « Palestine ». On a été vraiment dans ce moment-là où les deux ont été liés et où, je pense, tous les issus de l’immigration algérienne qui n’avaient jamais pensé revivre ce qu’avaient vécu leurs grands-parents, l’état d’urgence, les interdictions de manif etc. se sont posés des drôles de questions. Moi je voudrais qu’on revienne sur le lien entre la deuxième Guerre Mondiale, le rôle de la France, et la période coloniale ensuite, parce que ça m’a fait « sourire », parce qu’on en est à sourire de toute cette histoire sur « Aphatie », qui compare à Oradour sur Glane, à cause d’un objet qui est un objet symbole : le poignard qui a servi de preuve pour montrer l’implication de Jean-Marie Le Pen dans la torture de certaines personnes précises, et ce poignard qui est souvent appelé « le poignard nazi » qui montre que dans l’armée française il y avait apparemment plein de gens qui revendiquaient ouvertement l’affiliation avec Vichy, et évidemment, avec le nazisme. Alors d’abord que tu nous parles de cet objet qui a l’air romanesque et un peu invraisemblable tellement c’est caricatural et puis aussi que tu nous dises si tu penses que l’épuration, qui n’aurait pas été faite à la fin de la seconde Guerre Mondiale, a conduit finalement en Algérie, et ailleurs, à ce que l’histoire de Vichy en tout cas dans l’usage de la torture et dans les crimes de guerre et même les crimes contre l’humanité, puissent se perpétuer dans les années 50 et 60.

FR :  Alors il y a beaucoup de questions. Pour tout savoir sur l’histoire de ce poignard, il faut lire vraiment le bouquin de Florence Beaugé dont je parlais tout à l’heure, parce qu’elle raconte (même s’il avait été déjà vu par Lionel Duroi de Libération dans les années 84) mais elle non seulement elle le refait connaître dans le monde plus largement, mais, ensuite, elle l’amène en France et il est produit dans un procès en diffamation que perd Le Pen contre elle. A la stupéfaction du Tribunal, elle a réussi à lui faire traverser la Méditerranée. Ce n’était pas simple, elle raconte tout ça de façon tout à fait passionnante et émouvante. Alors, ce poignard. Le Pen a dit « mais enfin, qu’est-ce que je pourrais faire avec un poignard nazi ? ». Ce poignard des jeunesses hitlériennes, il peut très bien lui avoir été offert par l’un de ses hommes, parce que dans la Légion française, en 45, on incorpore, de force ou pas, des milliers d’anciens soldats allemands et d’anciens Waffen SS. Et dans le premier régiment étranger parachutiste, il y avait une très forte proportion, je ne sais pas laquelle exactement, mais c’est sûr qu’elle était très forte, d’anciens Waffen SS, dont certains se sont fait connaître à la Villa Sésini, où l’homme à tout faire, le bourreau principal de la villa Sésini c’était un ancien nazi. Il y en a d’autres qui sont mentionnés par des victimes. C’est l’origine du poignard, elle est simple. Mais pour en revenir à cette histoire de colonialisme et de nazisme, Aphatie, dans l’émission, dit quand même quelque chose d’assez fort et juste. Quelqu’un lui dit : “Comment ? On a fait comme les nazis en Algérie ?” et il dit “Mais on n’a pas fait » il parle de la conquête de l’Algérie. Il répond : “Mais les nazis pendant la conquête ils n’existaient pas, c’est les nazis qui ont fait comme nous.”. Alors c’est évidemment dit sommairement, mais il y a des travaux qui montrent bien que, dans un certain nombre de pratiques nazies, je crois que c’est Hannah Arendt qui a été une des premières à écrire là-dessus, les nazis, je sais pas quel mot utiliser, se sont inspirés des pratiques qui avaient cours dans les colonies allemandes, notamment lors du génocide des Héréros et des Namas et donc, il se trouve que, quand, pendant la guerre d’indépendance algérienne, on va découvrir que l’armée française torture, on va dire “Ah là là il y a une gestapo française.”. Mais en réalité, la torture dans les colonies, elle existait depuis 1830 en Algérie. Dans les années 50 il y a deux rapports qui sont officiels, qui n’ont jamais été publiés, enfin, qui ont été publiés par Pierre Vidal-Naquet après, mais deux rapports officiels qui sont remis au gouvernement qui démontrent, qui documentent très largement le fait que la torture des suspects est routinière dans les commissariats d’Algérie. C’est une routine et les flics disent “Mais on ne peut pas utiliser d’autre méthode avec les Arabes etc… ». C’est vraiment une coutume. Ce qu’il se passe pendant la guerre de l’indépendance algérienne, à partir de 57, il y a un papier que je vais sortir dans Médiapart jeudi c’est qu’on passe à l’échelle industrielle. Ça devient prôné, ça devient le cœur de l’action militaro-policière, la recherche du renseignement. Et les militaires ont carte blanche et ils vont en faire un système qui va faire des dizaines de milliers de victimes entre 57 et 62. On a sorti, à juste titre, un beau document sur les réseaux sociaux : on a trouvé une publication de Franc-tireur partisan de 1945 qui titre « des Oradour sur Glane en Algérie ». C’est la seule référence qu’ont les gens qui découvrent les réalités coloniales à ce moment-là, c’est le Nazisme. Et c’était une comparaison qui était fréquente, pas courante, mais que beaucoup ont fait, même avant la guerre d’indépendance algérienne. Claude Bourdet en 51, je crois, écrit un article en disant “Y a-t-il une gestapo française en Algérie ?”. Voilà je ne sais pas si j’ai répondu à ta question que j’ai un peu oubliée là.

NM : si ça y répond. C’est comme toujours, c’est-à-dire que c’était une évidence et ça ne l’est plus aujourd’hui : la filiation elle est à la fois antérieure au nazisme de la même manière que l’histoire du fascisme est là aussi des prémisses en France au niveau théorique au 19e siècle. Donc il y a une filiation française des autres fascismes européens, et il y a aussi une filiation très pratique et matérielle dans ce qui a pu se passer, notamment au sein de l’armée française, où, même aujourd’hui j’ai découvert à propos de madame Florence Bergeaud-Blackler la « grande chercheuse » quand elle a été décorée de la Légion d’honneur, je suis allée voir qui était le général à ses côtés : c’est un général qui dit, lui-même, que sa référence c’est son oncle, para en Algérie et qui a malheureusement péri dans un incendie déclenché par la résistance. Encore aujourd’hui, des grands militaires comme ça peuvent très bien assumer. C’est un monsieur qui a été commandant des armées, il peut très bien assumer de dire « ma référence c’est l’Algérie et c’est la destruction du FLN. ». Et après, c’est ce moment où justement les deux histoires sont totalement disjointes par le discours actuel et la théorie du nouvel antisémitisme qui bloque immédiatement tout ce qui peut se passer sur l’histoire européenne, à la fois dans son rôle sur l’extermination des juifs d’Europe, et sur ce qu’il s’est passé ensuite en Algérie et ailleurs. Et justement, je voulais t’interroger là-dessus : qu’est-ce que tu as rencontré par le passé, en termes de censure et de blocage, dans ton travail de chercheur et qu’est-ce qu’il se passe aujourd’hui,  notamment pour de jeunes chercheurs qui travaillent sur ces questions, parce que finalement Aphatie, c’est ce qu’on voit, mais, j’imagine que si on en est là dans les grands médias, évidemment, sur le terrain de la recherche, la censure ou les blocages doivent être aussi très importants ?

FR : Et bien écoute, personnellement, je n’ai jamais eu à subir véritablement ce genre de choses. Alors bon, quand j’étais encore sur X (ex Twitter) j’avais droit à ma ration quotidienne d’injures, « traître à ta race » ; « soumis » ; « dhimmi » ; et autres trucs qui ont cours chez ces gens-là. Bon,  cela dit, mes travaux je les ai menés. Pour ce qui est de la recherche sur le colonialisme en général le problème, c’est peut-être plutôt le le peu de part qui est donnée à cette recherche-là dans les universités françaises, à ma connaissance. Je ne suis pas dans le sérail, donc je ne peux pas en parler avec beaucoup d’expertise, mais,  je sais qu’on parle beaucoup des archives et des archives de l’armée française ou des archives de la guerre d’Algérie, beaucoup aujourd’hui sont ouvertes,  pas toutes, mais il y a une énorme quantité d’archives et il n’y a pas beaucoup d’historiens pour les consulter, malheureusement. Alors c’est évidemment, aussi, un problème politique, mais  voilà…

NM :  c’est-à-dire qu’aujourd’hui, il y a toute une partie de l’Histoire qui ne se fait pas, parce qu’il n’y a pas de crédit pour…

FR : écoute oui, je pense que ce n’est pas une priorité, c’est pas les carrières les plus profitables sur la question coloniale.

NM : Par rapport à l’éventuelle censure et par rapport à ce qui va suivre…

FR : c’est plutôt au niveau des médias que ça se passe, c’est-à-dire qu’on a vraiment un blocage. Il m’est arrivé quelque chose d’assez rigolo en 2022, c’était l’année du 60e anniversaire de l’indépendance algérienne, France 2 m’a contacté pour faire un sujet, au journal télévisé de 20h, sur les disparues d’Alger en 57. Formidable ! Donc on m’envoie avec une équipe de un caméraman, un preneur de son et une journaliste à Aix en Provence aux archives nationales d’Outremer. Je fais ouvrir les archives nationales d’Outremer tout un après-midi d’un jour férié pour que le tournage puisse se produire tranquillement, les journalistes rentrent à Paris, moi chez moi à Besançon et le soir dit, ça devait être le 19 mars 2022, anniversaire des accords d’Evian, le sujet qui est passé c’est un sujet sur les pieds noirs. Et le sujet sur les disparus a été fait, payé, monté mais il n’a jamais été diffusé. Alors, c’est une petite anecdote, mais il y a vraiment un blocage. Alors, il y a quand même des petites avancées ici là, on a pu voir quelques très bons documentaires, celui qui a été dirigé par Raphaëlle Branche, qui était passé sur Arté (voir ici). Mais on entend beaucoup d’âneries dans la classe politique et médiatique. C’est dans nos « élites », on entend une quantité d’âneries astronomique avec le truc qui tue les historiens : c’est la théorie des torts partagés. L’armée française a fait des choses pas belles, mais le FLN aussi, donc voilà. C’est aussi le sens de ce que fait Macron, avec son goutte-à-goutte mémoriel, là, un truc de temps en temps : c’est de dépolitiser, de refroidir complètement cette Histoire. On est au niveau de la compassion. Parce que c’est vrai que la souffrance des Algériens, des pieds noirs, des Harkis, c’est de la souffrance humaine, et donc, ça mérite de la compassion. Sauf que, là, on est au niveau historico-politique, on est complètement à côté quoi. Et donc, on vous dit “Oui mais bon il y a eu des violences des deux côtés » comme si on ne pouvait pas faire comprendre que les deux violences ne sont pas du tout équivalentes, ni moralement, ni politiquement, qu’il y a d’un côté un état surpuissant qui mène une guerre pour empêcher un peuple de se libérer, et de l’autre, une violence d’un peuple à qui on n’a pas laissé d’autre choix que cette violence,  pour aller vite.

NM : par rapport au discours, parce que tu as beaucoup parlé du FLN, on a beaucoup travaillé  contre les négationnistes du génocide commis par les nazis et par Vichy, il y a eu toutes ces questions de ce qu’on appelle la pénalisation du négationnisme, pas que en France d’ailleurs, dans d’autres pays aussi, et de ces infractions qui, de fait, se fondent sur un délit d’opinion. Je voudrais ton opinion sur un délit qui est très utilisé, qui a été créé soi-disant pour lutter contre les propos de Dieudonné (le premier procès emblématique pour apologie du terrorisme  quand ça a été sorti des délits de presse, ça a été celui de Dieudonné) qu’on pouvait très bien poursuivre pour incitation à la haine. Je voudrais ton opinion sur ce délit-là, parce qu’actuellement il s’applique de manière de plus en plus large en France, à propos de la Palestine c’est-à-dire que, contrairement à ce qui se passe au niveau des jurisprudences de la Cour européenne des Droits de l’Homme aujourd’hui, ce n’est plus simplement le fait de parler de manière positive ou vaguement positive de mouvements qui sont qualifiés en France de terroristes, de leurs actes, mais c’est aussi simplement le fait de parler de manière positive d’un personnage, qui, par ailleurs, est accusé de terrorisme. Ce qu’il s’est passé pour le procès d’Abdouramane Ridouane, qui a eu lieu hier, ce qui a été dit  très clairement, c’était que le simple fait de retweeter une bio d’un dirigeant du Hamas, puisque c’était ce dont il était question, c’était comme applaudir tous les actes à caractère terroriste (et non pas à caractère politique) de ce dirigeant-là. Je voulais te demander ton sentiment d’historien là-dessus, parce que, finalement, on finit par se demander dans le contexte où en plus on lie Algérie et Palestine, ce qui va nous arriver dans un ou deux ans, si on ose dire ce qu’on dit à toutes les commémorations du 17 octobre : « vive le FLN ». Donc, je voulais avoir un peu ton sentiment sur ces délits-là qui finissent aussi par impacter plus seulement la parole publique, mais aussi plus largement la recherche, l’expression des chercheurs.

FR : Oui, j’ai constaté moi aussi, sans être aussi impliqué que toi, sans connaître aussi bien les choses que toi, ce que certains appellent un néo Maccartisme à la française sur la question, notamment, palestinienne, jusque dans l’université. Là, on vient de voir des étudiants de Sciences-po virés de leur école parce qu’ils ont osé soutenir la Palestine et contesté un partenariat avec, si j’ai bien compris, une université israélienne. Il y a pléthore de gens qui ont été convoqués par les flics sur la plainte de cette association ultrasioniste dont j’ai oublié le nom …

NM : oui l’OJF et l’OJE et deux ou trois autres…

FR : voilà donc : intimidation, condamnation, interdiction professionnelle, c’est particulièrement inquiétant et grave. On n’en est pas encore là. Il faut quand même remettre à sa place l’importance de cette fachosphère qu’on entend quand même beaucoup dans beaucoup de médias mainstream, maintenant, c’est ça la grande nouveauté de ces dernières années. Mais sur les réseaux sociaux, il y a en France, dans la société française, des forces, même si elles n’ont pas forcément de débouché politique, qui sont sur des positions, on va dire, décoloniales. On a pu le constater, par exemple, au moment de ce qu’on a appelé la génération Adama en 2021. On a quand même vu des masses de gens, de jeunes en particulier, descendre dans la rue et en faisant des liens très explicitement entre l’héritage colonial, le racisme systémique aujourd’hui, l’islamophobie etc… Bon alors maintenant s’il n’y a plus non seulement Retailleau mais aussi Julien Odoul et je ne sais qui d’autre encore dans le gouvernement, on peut s’attendre à tout, c’est clair. C’est un des risques qu’on court si le RN arrive lui-même au pouvoir, et je dis « lui-même » parce qu’il est déjà présent dans certains ministères, mais bien sûr que c’est quelque chose qui peut se produire, c’est-à-dire qu’on criminalise dans un régime – là je veux dire ce qui se passe aux États-Unis avec Trump nous nous a ouvert le l’esprit

NM : …et nous montre que ça peut aller très vite …

FR : nous fait comprendre que tout peut aller à une vitesse complètement folle et on peut penser qu’il y ait une criminalisation du décolonialisme, alors il y en a déjà une en particulier, il y a déjà du harcèlement judiciaire, il y a déjà des résolutions votées, des projets de résolution proposés à l’Assemblée ou au Sénat, qui sont déjà des choses de ce type-là. Oui c’est quelque chose qu’on peut craindre effectivement. Et alors, pour ce qui est du lien entre le déni colonial français et le refus d’envisager de regarder en face la situation coloniale qui est celle des Palestiniens, ou celle des Kanaks, c’est clair : ceux qui nient les réalités coloniales en Algérie, les réalités passées, ce sont les mêmes qui refusent de les voir aujourd’hui en Palestine ou en Kanakie, on est dans la même logique.

NM : Alors, pour finir peut-être sur une perspective plus positive, admettons que la gauche gagne les élections, il faut qu’elle ait un programme avant. Il se trouve que dans l’histoire de la mémoire des génocides et des crimes contre l’humanité, il a été possible, malgré des législations nationales au départ très restrictives, et puis avec, par exemple en Allemagne, tout ce qui a été fait pour que d’anciens SS ne soient pas jugés. Malgré tout, même encore aujourd’hui, on réussit à juger des nazis, notamment des gardiens de camp d’extermination, est-ce que tu penses que, en tant qu’historien, ce serait possible, à un moment, de revendiquer que cette loi d’amnistie saute, au moins pour des faits extrêmement graves, et qu’enfin, ne serait-ce que pour la vérité, c’est pas la question que les gens aillent en prison à 95 ans ou ce genre de choses, on n’est pas comme eux, mais de revendiquer qu’il y ait ces procès tant que ces personnes sont encore vivantes, parce que ça va au-delà du crime de guerre, et que c’est aussi du crime contre l’humanité.

FR : on est bien d’accord alors tu disais « dans l’hypothèse où la gauche arrive au pouvoir », le problème c’est que la gauche, toute la gauche, est loin d’être prête à faire ce genre de choses. C’est-à-dire qu’il faudrait déjà, par exemple, que tout le courant issu du Parti socialiste, mais aussi dans une certaine mesure, enfin, dans une moindre, beaucoup moindre mesure, du Parti communiste, ait fait l’inventaire de sa propre histoire colonialiste. La SFIO, l’ancêtre du parti socialiste, est la force politique qui a la plus lourde responsabilité dans, par exemple, l’intensification de la terreur en Algérie, pour ne parler que de l’Algérie. Elle n’a jamais fait l’inventaire de tout ça, donc il n’y a pas de réflexion -et on le voit sur le positionnement par rapport aux situations coloniales présentes d’un grand nombre de socialistes-. Donc, ça ne serait pas suffisant qu’elle arrive au pouvoir. Alors ensuite, il y a eu des tentatives de faire sauter, enfin de contourner l’amnistie en essayant d’attaquer sur le terrain justement du crime contre l’humanité. Le problème, c’est que ce qu’a signé la France dans les… -alors écoute j’ai pas révisé donc j’ai oublié les dates- mais ce qu’a signé la France, c’est l’idée que les crimes coloniaux de la France sont exclus du champ du crime contre l’humanité. Et ça, c’est très compliqué. J’essaie d’avoir un texte… Il se trouve qu’il y a eu un truc en Belgique qui est peut-être une brèche. Il y a quelques mois, des plaignantes qui avaient subi, je crois que ça se passait au Congo belge, les horreurs de la part de l’autorité coloniale belge, ont fait reconnaître qu’elles étaient des victimes d’un crime contre l’humanité. C’est la première fois en Europe qu’un Etat est condamné, y compris à des réparations, pour crime contre l’humanité en situation coloniale. Alors, je ne suis pas juriste et je ne suis pas capable de voir quelle portée ça peut avoir, ce qui est sûr, c’est que l’abrogation des quatre ou cinq décrets d’amnistie, le premier a été pris deux jours après la fin de la guerre par De Gaulle, il était exigé par les militaires français qui avaient peur de ce qu’il pourrait éventuellement leur arriver, le vent ayant tourné après la fin de la guerre, donc, tout de suite, on leur a accordé une impunité judiciaire perpétuelle. Mais ensuite, on a multiplié les amnisties complémentaires, jusqu’à amnistier, sous Mitterrand, les anciens criminels de l’OAS en les réintégrant dans les grades, fonctions et pensions qui étaient les leurs avant etc.. Tout ça est très complexe. En théorie, c’est toujours possible d’abroger tout ça, ou de faire une loi qui remplace tout ça, mais ça paraît extrêmement peu probable et, malheureusement, je pense que, à considérer qu’on engage ça aujourd’hui, le temps que ça prendra, fera que tous ces gens-là seront morts et enterrés depuis longtemps. Il n’y a plus beaucoup de protagonistes qui sont en vie. Il y en a un, qui n’est pas des moindres, qui s’appelle Maurice Schmitt, qui est accusé par des témoignages extrêmement circonstanciés d’avoir torturé dans une école qui servait de centre de torture en bordure de la casbah d’Alger, l’école Sarrouy à l’été 1957 et Maurice Schmitt est devenu ensuite chef d’état-major de François Mitterrand, et lui comme Papon ou comme Le Pen, il attaquait en diffamation ceux qui relayaient ces accusations. Il a gagné, plusieurs fois, en vertu de l’amnistie et il coule des jours heureux en Provence. Il doit être très âgé maintenant.

NM : Je crois que c’est bien de faire ressortir des noms comme ça, finalement, parce que tout le monde pense que tout le monde est mort, mais ça ne l’est pas et il y a aussi toutes les associations de leur mémoire à eux qui font vivre cette mémoire de la torture en toute impunité et puis qu’après, ça peut aussi faire partie du rêve, on peut demander n’importe quoi aujourd’hui dans la situation où on est, une éventuelle victoire de la gauche n’étant pas acquise et  peut-être que ça sera un moyen de mettre fin à ce concept de la concurrence des mémoires, qui a été développée par l’extrême-droite et de montrer qu’encore une fois, on peut, comme au temps du procès Papon, faire qu’une victoire pour les uns puisse aboutir au moins dans le débat parce que je pense que par exemple si on parle de ce monsieur Maurice Schmitt très précisément il y a forcément de ses amis sur X qui vont hurler qu’on oserait évoquer ce dossier mais si peut-être que si des politiques et des historiens sont relayés par les politiques on pourra avoir au moins ce débat parce que moi je suis née à la conscience politique avec cette histoire de loi d’amnistie et je crois que ça a beaucoup compté pour ma génération parce que nous-même on était amnésiques, nos grands-parents, mon grand-père n’en parlait pas de ce qu’il a vécu le 17 octobre et notamment de ses amis qui sont morts et ensuite on découvre qu’il y a cette amnistie légale qui de fait a empêché toute une génération de savoir ce qu’il s’était réellement passé d’avoir aussi enfin les procès du nazisme, c’est aussi l’occasion d’écouter la parole des bourreaux et dont certains disent enfin la vérité.

FR : je suis bien d’accord.

NM : et ben écoute merci beaucoup, en tout cas, donc « Le Pen et la torture » si tu peux nous rappeler la maison d’édition parce que j’oublie tout le temps.

FR : alors c’est publié en France au PassagerClandestin et en Algérie par les éditions Barzac.

NM : d’accord et est-ce que tu peux nous redire donc l’initiative sur la mémoire des disparus il y a déjà un site avec Malika Rahal que je suis aussi sur les réseaux

FR : c’est un site qui s’appelle 1000autres.org. Et  vous verrez maintenant après toutes ces années donc de recueil de témoignages,  la home page du site ressemble à un mémorial on a  des dizaines et des dizaines de photos que nous envoient les familles de leurs disparus alors tous n’ont pas… Alors notre demande elle est pas seulement ne concerne pas seulement ceux qui ne sont jamais réapparus après leur arrestation par leur enlèvement par l’armée française, elle concerne tous ceux que j’ai trouvé dans un fichier dont certains ont réapparu après des mois ou des années de camp de concentration, et donc on rassemble avec Malika des matériaux considérables grâce à ça qui nous permettront d’écrire prochainement une autre histoire de la bataille d’Alger, comme on dit, parce que ce qu’on lit encore bien souvent, y compris sur des sites sérieux c’est vraiment tiré des mémoires du général Massu, et ça c’est assez insupportable.

NM :  merci beaucoup pour le temps que tu nous as consacré puis pour la richesse de l’entretien et puis à très vite.

FR : merci à vous !

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