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14.04.2025 à 20:30

En périphérie de Gaza « Une zone de mise à mort », disent les soldats…

dev

« Quiconque franchit cette zone, est considéré comme une menace et condamné à mort. » Philippe Tancelin

- 14 avril / , , ,
Lire + (422 mots)

Lorsqu'une telle zone définie par l'armée d'occupation, représente 35% des terres agricoles de Gaza, la symbolique n'est plus une « zone tampon » mais la préfiguration d'un faire disparaître tout ce qui est vie mais plus encore source de vie, de mémoire, au-delà de la zone, aux seules fins de l'immanquable remplacement imaginé par un délire criminel.

Détruire des maisons, des installations d'infrastructures, réduire à l'état de ruines des villes entières avec les atrocités que cela implique contre les populations concernées, c'est encore produire une image de la guerre…

Mais…

Raser la terre jusqu'à la réduire à un paysage lunaire, avec interdiction qu'elle laisse pousser d'elle-même la moindre herbe, le plus infime végétal, ce n'est autre que la dénaturer, ne plus la reconnaître comme terre-nature pour les Hommes et avec eux, par eux. L'interdit d'ensemencement est un véritable « Terricide » dont on ne peut ignorer que pour tout terrien et en particulier Palestinien, il représente à cet instant, l'infini de la cruauté, ce qui ne peut être racheté par quelque dessein serait-il impénétrable.

En ces temps de prétendus retours-recours à la nature naturante, au respect de ce qui enveloppe naturellement l'Homme sur la terre, en la végétalisation des zones urbaines, la protection des arbres…quel tissu d'insanités ne voit-on pas se lever en étendard de la civilisation et sa protection de la planète !

Quand il n'y aura plus d'ombre pour s'allonger d'arbre en arbre
Quand il n'y aura plus de silhouette pour rejoindre l'horizon
Quand le vent ne soufflera plus que le silence de l'immobile
Quand le désert ne sera plus qu'un parvis sans âme
Quel oiseau passera d'ici ses nids effacés, à ailleurs que rien n'appelle ?
Quelle présence évadée rejoindra son indéchiffrable ?
Quel ciel verra sa chute dans l'en-de-çà de son mystère ?
Lors, on saura humblement que lève toujours une main palestinienne
pour semer le fond rêvé de sa terre.

Philippe Tancelin
Poète-philosophe/ 8 avril 2025

14.04.2025 à 19:18

Fanon, Glissant, Reptiliens

dev

« La raison n'a pas de coeur, contrairement à la spirale. »

- 14 avril / , ,
Texte intégral (1522 mots)

Franz Fanon est mort, et enterré. Les vers ont mangé sa chair.
Si sa mémoire est encore vive, réjouissons-nous.
Ayons une pensée pour ces vers, en ce printemps qui voit tout le vivant reverdir.

Fanon a exploré les profondeurs. En tant que psychiatre bien sûr, il a sondé les tréfonds des traumas d'une époque qui niait les ravages de la colonisation. Une époque qui, elle, ne semble pas vouloir mourir.
Edouard Glissant était un camarade de lutte de Fanon à Paris. Avec Aimé Césaire, ces trois martiniquais ont révolutionné le monde des idées. Ils sont le triangle des Bermudes d'une nouvelle géographie du monde.
Si Edouard Glissant a été un acteur majeur de la mémoire coloniale et le penseur de la « créolisation », il est par le tremblement de sa pensée volcanique, d'une plus brûlante actualité encore, car sa philosophie animiste est en phase avec les enjeux écologiques.

A la suite de Deleuze et Guattari – encore un psy – il a développé l'idée d'une pensée-rhizome : alors que la racine unique se développe aux dépends des autres, le rhizome coexiste pacifiquement avec le reste du biotope. Polymorphe, il ne connaît ni centre, ni hiérarchie.

La spirale est aussi un signe important pour Glissant – il en dessinait de partout - comme pour Baudrillard, qui l'associe à la pensée même.
Dans la tradition mésopotamienne, les intestins représentaient le labyrinthe qui symbolise aussi bien l'ordre que les circonvolutions de la nature et le monde de l'inconscient.

Edouard Glissant nous dit que « l'utopie est ce qui manque dans le monde ». Lui a toujours été passionné par le surréalisme et la poésie, nous questionne aujourd'hui : comment réenchanter ce monde ? Où est la poésie ?

Nietzsche, que Glissant admirait tant, dirait qu'il nous manque certainement un grain de folie, un peu de Dionysos.
Tandis qu'Apollon butait le Python, Dionysos a longtemps présidé aux rites de fertilité dans les cultes à mystères, comme Isis, Déméter et Orphée.
Les animaux sacrés de Déméter sont le serpent et la truie : si l'on sait qu'il vaut mieux être un cochon qu'un fasciste, que penser du serpent ?

Longtemps associé à la figure du démon – et donc à la femme - par notre culture judéo-chrétienne, on voit qu'il n'en va pas de même dans la plupart des autres mythologies, où s'il est souvent considéré comme ambivalent, il est largement respecté comme une force essentielle à l'équilibre.
Le Grand roi Serpent-Roi du monde souterrain personnifiait, dans la mythologie indienne, l'énergie de la vie, les puissances de la terre et des eaux.

Chez Nietzsche, comme dans Hunger Games, il est opposé à l'aigle. Dans Harry Potter, c'est le Phoenix qui fait face au basilic.
Si, comme Jim Morrison, fanatique de Nietzsche et incarnation de Dionysos, on se proclame le Lizard King, on sent que ça va mal se terminer.

Ce qui est certain, c'est que s'il doit y avoir opposition entre forces aériennes et chtoniennes, de nos jours le combat n'est pas équilibré. Les dieux olympiens dominent et Zeus, ce violeur en série pathologique, donne toute légitimité à Christophe Colomb pour aller piller les Antilles.

Parmi les autres inspirations de Glissant est Raymond Lulle, un poète franciscain mystique condamné par le Vatican, qui célébrait l'esprit chevaleresque des troubadours et s'opposait au rationalisme d'Averroès

La raison n'a pas de coeur, contrairement à la spirale.

Le dieu Hermès se charge d'initier les héros à la catabase, la descente aux Enfers. Harry Potter, Aragorn, Ulysse, Enée, Hercule, Dionysos, Orphée, Alice : tous ont fait le voyage initiatique.

On reconnaît Hermès à son caducée, qu'il a emprunté à une déesse-mère. Le caducée est formé par la métis, le bâton ailé, et les deux serpents enroulés autour.
C'est le symbole ultra-moderne de la pensée rhizome.

Pour Edouard Glissant, le métissage est prévisible, pas la créolisation, qui est une MUE que même Goethe, fondateur de la « philosophie de la nature » et auteur du conte alchimique « Le serpent vert », n'aurait pas imaginé.

Dans la tradition des mystères orphiques, on représente l'œuf cosmique enlacé par le serpent. C'est donc lui qui peut faire corps avec le Tout-Monde, le concept phare de Glissant.

Hermès, par diverses transmutations, deviendra un maître en alchimie, qui est la première philosophie de la relation. En tant que dieu voyageur, il n'a cure des frontières : Hermès est à l'image d'Edouard Glissant, un messager nomade.

Mais ces deux-là sont aussi les messagers de ce que je nomme « philosophie des profondeurs », qui s'intéresse à l'étude de l'inconscient et de l'art poétique comme moteurs d'une pensée du vivant.Car Hermès est un agent double. Il n'est pas seulement messager des dieux, mais aussi du vivant ! Si le caducée est aussi l'emblème de la médecine – et de la psychiatrie - alors nous pouvons l'utiliser comme baguette magique pour soigner l'homme et la planète.

Edouard Glissant est un prophète parmi les reptiliens.
Si la « pensée du tremblement », c'est refuser les systèmes rigides, alors le serpent, qui est lui, fondamentalement fluide, en est la concrétisation.
S'il évoque tant le volcan, c'est parce qu'il symbolise l'énergie de la terre. Son soulèvement.

Le bouillonnant Eric Cantona n'est pas allé jouer à Manchester, ville minière, sans raison. Les Industrial Workers of the World, ce syndicat anarchiste né parmi les esclaves noirs de charbon, sont liés au monde souterrain, comme les frênes et les chênes sont unis au réseau micellaire.

On entend l'arbre qui tombe, pas la forêt qui pousse, et le film sur Fanon ne fera pas les gros titres.
On préfèrera parler du danger que sont les islamo-gauchistes-éco-terroristes…
Ils peuvent nous appeler cathares, gnostiques ou hérétiques…
Nous sommes les reptiliens.

Fanon a montré qu'on utilisait un vocabulaire zoologique pour parler des colonisés.
Si cela est aussi vrai pour la femme, peut-on, dans la perspective d'un écoféministe décolonial, se demander : y a t-il une honte à être un animal ?

Nous sommes les reptiliens.
Les damnés de la terre. Les refoulés.
Et nous fanons, et nous glissons, pour mieux renaître.

Salamèche

P.S : Une pensée pour mon grand-père qui a glissé il y a quelques jours, se cassant quatre dents, et qui galère dans un désert médical.

14.04.2025 à 11:59

Halte à la crucifixion !

dev

« Ces bons samaritains doivent être défendus contre cette graine de terroristes que sont les juges "rouges" »

- 14 avril / , ,
Texte intégral (1068 mots)

Quoi ? Qu'est-ce qu'on veut nous faire croire ? Notre championne du combat contre les pourris du système serait elle-même un peu véreuse ? Notre pourfendeuse de magouilleurs aurait magouillé, elle aussi ? Et son parti nettoyeur de racailles, lui aussi pratiquerait des techniques crapoteuses ? Ces blanchisseurs seraient eux mêmes tout crottés ? Et tous leurs concurrents du palais bourbeux en profiteraient pour leur barrer le chemin du trône et de sa foire trépidante ?

Non, même s'ils ont reconnu quelques légères entorses à la loi, ces prêcheurs de la tolérance zéro ont bien raison de se plaindre qu'on leur fasse subir la règle dont ils exigent la ferme application... pour les autres. Où ira t'on si les élus de la république se trouvent obligés de respecter les lois qu'ils décrètent ; s'ils ne peuvent plus prendre de libertés avec les contraintes qu'ils imposent à leurs administrés ? Ce serait la fin de la démocratie de droit divin et de sa morale tacite : faites ce que je dis et pas ce que je fais. Ce serait l'anarchie !

Dans notre société affaiblie par le laxisme de ses gérants, il aurait été logique que ces pourfendeurs habituels de la « culture de l'excuse » bénéficient à leur tour d'un regard bienveillant pour leur excuse, au lieu de subir la sévère punition dont ils exigent l'application pour tous les cas où ils ne sont pas impliqués.

On le sait : ça coûte cher tous ces outils pour baratiner le veautant. On a beau être aidés par des milliardaires, il faut savoir user de toutes les ressources, et attraper aussi l'argent là où il est facile à prendre : dans les tirelires de « l'intérêt général ». Se débrouiller de cette manière n'est pas un crime, c'est de la saine politique. Tous les professionnels en « représentation » du peuple, le font. C'est la condition d'une pratique efficace du métier.

On le sait, car on n'arrête pas de nous le dire : S'il y a, dans la société actuelle, des voyous qui méritent de rudes punitions, et qui justifieraient même qu'on rétablisse la peine de mort, ce sont les métèques qui pillent les poubelles des français de souche (pas louche) et braillent dans leurs cages d'escaliers, ou les fainéants qui se gavent d'aumônes sociales d'une révoltante générosité. Mais pas les patriotes qui se décarcassent pour parvenir aux fauteuils d'où ils pourront confortablement pourvoir aux besoins du peuple, dont ils ont une idée très précise et absolument pas contestable : un papa, une maman, un martinet, une église, des enfants de chœur, un patron, pas de syndicat, un président, un 49,3, des gendarmes, des CRS, des Bac, des Gign, des barbelés, des prisons, des expulsions, des drones, des chars d'assaut, des missiles, des porte avions, des sous marins, des bombes atomiques.

Ces bons samaritains doivent, au contraire, être défendus contre cette graine de terroristes que sont les juges « rouges ». Ces subversifs infiltrés dans l'institution profitent de l'imperfection des verrous de la démocratie pour la saboter sous prétexte d'en faire respecter un principe vital quoique beaucoup passé de mode : celui qui permettrait d'empêcher que des gens élus pour servir le peuple n'abusent du pouvoir qui leur est ainsi confié et s'élèvent en despotes au dessus de lui. Ce principe de l'égalité de tous devant la loi, y compris ceux qui en sont les skippers, est le caillou dans la botte de tous les candidats « décideurs » se disputant les manettes du gouvernement. C'est le « scrupule » qu'ils sont contraints de chausser et qui gêne régulièrement leur possibilité de faire tout ce qu'ils veulent, les obligeant à toute une gymnastique de tricheries pour y parvenir tout de même. Bien que la bureaucratie judiciaire, théoriquement indépendante de leur emprise mais néanmoins composée en majorité de gens du « même monde », s'efforce souvent de ne pas trop voir les aspects néfastes de ce qu'ils font, il s'y trouve tout de même des trublions pour leur mettre des bâtons dans les roues en leur faisant subir une pénible inquisition.

Il est donc grand temps d'en finir avec cette fiction égalitaire, produite par l'obscurantisme des « lumières » et qui, depuis la prise de la Bastille donne à ceux qui ne sont rien que les serfs de la saigneurie régnante l'idée malsaine de pouvoir devenir maîtres de leurs vies.

Le gouvernement du peuple doit être exercé par ceux qui savent ce qui est bon pour lui, tout autant que ce qui est bon pour eux et qui n'est pas tout à fait la même chose. Que chacun se tienne à sa place, les Musk dans leurs fusées et les sans-dents dans leur bauge, et la civilisation continuera à courir sur la voie du progrès qui la rend si belle, de Bhopal à Fukushima, des tranchées d'Ukraine aux ruines de Gaza.

Les ennemis de la démocratie martiale essaient d'entraver la croisade pour la renaissance d'un monde droit dans ses bottes et ses bunkers. Unissons nous derrière les chefs qui sauront imposer les valeurs de cette reconquête, sans se laisser freiner par des codes moraux obsolètes et pernicieux. Voyez comme ça marche bien aux USA, en Russie, en Chine, en Hongrie, en Israël, en Afghanistan, en Iran, en Turquie, etc. !

Pour contribuer à cette splendide offensive planétaire, il est temps que les libérateurs de la vraie France puissent dire aux parasites de la ruche publique : putschez vous de là qu'on s'y mette ! Que l'invocation de la démocratie serve, enfin complètement, au retour d'un absolutisme adapté à notre temps. Et que les sujets de ce paradis triomphant puissent jouir, comme tant d'autres dans le monde, du bonheur d'y être totalement et fermement sécurisés.

Conjuration des moussaillons nationaux.
12 avril 2025.

14.04.2025 à 10:57

Géopolitique du gallinacé

dev

Texte intégral (1390 mots)

Après son exceptionnel Le Chomor qui avait ravi la critique, Martin Mongin revient avec Le Livre des comptes, toujours aux éditions Tusitala. Nous en publions ici un extrait en guise de bonnes feuilles.

Si le numérique est un formidable outil pour espionner et pister ceux qui en font usage, s'il permet ce « flicage généralisé » que dénoncent ses détracteurs, il a un défaut majeur et constitutif : sa réversibilité. Si vous utilisez les nouvelles technologies pour épier vos adversaires, connaître leurs préoccupations, devancer les coups qu'ils préparent ; soyez certains que, au même moment, ils vous observent par l'autre bout de la lunette. Le numérique est une technologie symétrique : l'information passe dans les deux sens.

Le rêve des États – rêve fou et insensé – serait au contraire d'en faire une technologie asymétrique. D'où les crédits toujours plus indécents accordés aux acteurs de la cybersécurité. Les États, comme les industriels du reste, voudraient pouvoir espionner toujours sans être espionnés jamais. Mais c'est là un vœu vain, qui ne changera rien au fait que le numérique est symétrique par nature.

Pour toutes ces raisons, et sans renoncer pour autant à œuvrer secrètement à cette asymétrie rêvée, les États, les armées et les industriels s'étaient résignés – du moins provisoirement. En effet, toutes choses étant égales par ailleurs, il fallait bien admettre que la seule manière de conserver quelques coups d'avance dans cette grande partie d'échecs à mort qu'était la mondialisation, sans renoncer pour autant à son autonomie stratégique, était de ne pas recourir au numérique. Ainsi, alors qu'ils continuaient à faire l'apologie des nouvelles technologies, les mêmes États, armées et industriels, à des fins de supériorité opérationnelle, furent contraints de dénumériser leurs services de renseignement et d'intelligence économique.

Il y a une histoire parallèle à celle du développement des nouvelles technologies : celle de leur mise au ban. Ainsi, au début des années 70, alors que les premiers ordinateurs pénètrent dans les foyers, les acteurs étatiques, conscient du problème, renouent en toute discrétion avec des systèmes de communication et de surveillance à l'ancienne : pigeons voyageurs, chats-espions, dauphins détecteurs. Mais, dans le domaine de la prospective stratégique, c'est surtout le grand retour des pratiques divinatoires.

Ce sont les stratèges militaires qui, les premiers, dans un contexte de guerre froide prolongée, ont mis en place ces fameux O.D. (Omen Departments) ou « Auguratoires », visant à percer de manière asymétrique les intentions de leurs adversaires. Chaque nation avait sa spécialité. Certes, les Chinois n'avaient jamais cessé de pratiquer l'achilléomancie (divination par les baguettes d'achillée) et de remettre leurs décisions aux obscurs présages du Yi King ; mais les hérauts de la nouvelle économie, croyant trouver là une occasion de maximiser encore leurs avantages, en firent un usage intensifié. De même, dans les pays africains, les décideurs avaient toujours, quelle que soit l'occasion, consulté sorciers et marabouts ; il ne fallut que quelques années, toutefois, pour que leurs services, jusque-là bon marché, se négocient à prix d'or. Les États-Unis, comme on peut le supposer, s'engouffrèrent dans la brèche avec des budgets inégalés et expérimentèrent toutes les techniques existantes, avant de se souvenir qu'ils possédaient leurs propres pratiques vernaculaires, en l'occurrence l'oniromancie, pratiquée depuis toujours par les peuples autochtones (notamment

Sénécas, Navajos, Pawnees et Iroquois), et la capnomancie (divination par la fumée). Les petits suivirent les grands, si tant est que, dans une économie globalisée, un pays qui n'aurait pas accepté de se plier à ces nouvelles règles se fût mis de lui-même en position de hors-jeu. Aujourd'hui comme hier, il était désormais inenvisageable de partir à la guerre, de choisir l'emplacement d'une mine de lithium ou de désigner un homme ou une femme pour une fonction régalienne sans consulter les augures.

*

En France, Alain Minc avait été l'un des plus fervents zélateurs de ces pratiques, dont la célèbre fondation Saint-Simon s'était très rapidement et très secrètement faite le relais. Les astrologues avaient été les premiers à profiter de cette forte demande en prospective « non conventionnelle », avant de perdre des parts de marché au profit d'autres pratiques mantiques comme la météoromancie, la cubomancie (divination par les jets de dés), la taromancie et surtout l'ornithomancie, dont Alain Minc n'avait jamais manqué de louer les avantages. « C'est triste à dire, répétait-il à tout-va, mais c'est encore ce qui marche le mieux ! »

Dans la Grèce antique, la classe des oiseaux oraculaires ou oiseaux à présage comptait de nombreuses espèces. Les résultats étaient plus ou moins probants. Les Romains, par souci d'efficacité, firent les comptes. En matière de fiabilité auguratoire, les gallinacés caracolaient loin devant les autres volatiles, oiseaux de proie inclus. De là l'essor fulgurant, dès le ve siècle, de la pratique du tripudium, qui consistait à observer la prise de nourriture des poulets sacrés.

Il paraît difficile de croire aujourd'hui que, comme le supposaient les devins de l'Antiquité, les poulets sont les messagers des dieux, dont ils comprendraient plus rapidement la volonté silencieuse, étant avec eux dans une intimité plus étroite. Aussi bien, il n'a échappé à personne que les poulets ne savaient même pas voler et donc qu'ils étaient presque aussi loin du soleil que les taupes et les lombrics. Et pourtant... Pourtant, les Romains avaient raison. La statistique moderne, confirmant les calculs des anciens, a rapidement établi que c'était bel et bien ça qui marchait – et qui marchait même du feu de dieu ! Bien avant le début des années 80, les spécialistes étaient déjà catégoriques sur ce point. Des poulets avaient été observés, disséqués, vivisséqués. Cocorico ! Les chercheurs du CNRS, du DTR7, de la PALS-TM et du JNFSCT étaient unanimes : aucune entité divinatoire n'arrivait à la cheville du poulet. En d'autres termes, la France avait tous les atouts en main pour se hisser loin au-dessus de la mêlée.

Ainsi, on sait peu que, dans les années 80 et 90, les sous-sols de l'Élysée et de Matignon abritèrent de véritables et industriels élevages de poulets. Des dizaines, des centaines d'augures, de devins, de prêtresses et d'haruspices y conseillaient la Présidence, d'un côté, et les membres du gouvernement, de l'autre. Une fois par semaine, Alain Minc venait leur donner du bon grain en personne. Si les poulets l'acceptaient, le présage était bon ; s'ils le refusaient, il était néfaste. Ces années-là, en France, l'art de lire dans les entrailles des poulets retrouva presque son niveau de la Rome antique.

Au moment où le gouvernement faisait la promotion du Minitel auprès des ménages, des cohortes de poulets étaient transférées dans les sous-sols de la place Beauvau. Le département avait été créé au début des années 90, sous l'impulsion conjointe de Claude Allègre et Lionel Jospin, grands chantres du numérique par ailleurs. On pouvait résumer les choses de la manière suivante : toute la politique française des années 90, puis des années 2000, s'était fondée sur les bons ou mauvais caprices des poulets.

14.04.2025 à 10:44

Contre la certitude, sauver l'attente

dev

Walter Benjamin vs la Silicon Valley

- 14 avril / , ,
Texte intégral (6175 mots)

L'« utopie de la certitude » consiste en ceci : tout sécuriser, puis assurer la sempiternelle répétition de tout ce qui a été sécurisé.

Difficile de nier que le développement des technologies numériques instaure un nouvel ordre économique, qui s'ajoute aux capitalismes industriels et financiers dont hérite le début de ce siècle. Faut-il y voir une continuation du capitalisme par d'autres moyens ou dans d'autres domaines ? Un « capitalisme de surveillance » [1] ? Ou encore une sortie du capitalisme, supplanté par le « techno-féodalisme » [2] ? Quelle que soit la classification dans laquelle nous rangeons cette nouvelle configuration, une approche philosophique de celle-ci consiste à en identifier l'idéologie propre et les valeurs cardinales. Quelle conception de l'existence individuelle et collective est charriée par la promotion du tout-numérique ? Quelles sont les convictions axiologiques des entreprises qui en vendent les services ? Deux valeurs principales y sont posées comme moralement souhaitables et justifiant a priori toutes les actions menées en leur nom : l'omniscience et la certitude. Il s'agit de promouvoir, envers et contre tout, un savoir quantitatif et, corrélativement, une capacité prédictive infaillible.

À cette conception mutilée de l'existence humaine et dans un contexte politique qui peut entraîner une forme de tétanie, le texte qui suit propose d'opposer une disposition existentielle et politique dont la modestie et l'inactualité apparentes n'altèrent pas la pertinence, celle de l'attente, dont la pensée de W. Benjamin et, inspirée de celles d'André Breton et Auguste Blanqui, propose une conception dynamique.

Omniscience & certitude

Le modèle de rentabilité des plus grandes entreprises de la tech repose sur l'extraction de données personnelles, sur leur analyse, et sur l'élaboration de modèles de prédiction des comportements, vendus à des entreprises privées pour cibler leur contenu publicitaire. Ce modèle de fructification des données, qui a assuré la pérennité de Google dans le contexte de la crise de la tech du début des années 2000, a peu à peu été adopté par les autres firmes du secteur, et déployé par Google au moyen de multiples outils (moteur de recherche, Maps, Gmail). C'est celui des réseaux de Meta ou de TikTok. D'abord réservé à l'usage d'internet sur ordinateur ou téléphone, il s'exporte désormais dans la production des « objets connectés ».

L'extorsion des données à l'insu de celleux qui les fournissent – que ne compense pas le bricolage juridique de « l'acceptation des conditions d'utilisation » que personne ne lit – pourrait être interprétée comme une preuve supplémentaire du cynisme capitaliste, qui ne recule devant aucun scrupule moral tant que reste ouverte la perspective de bénéfices. Mais postuler un nihilisme du capitalisme est une approche insuffisante, qui ne permet pas d'en comprendre les ressorts. En fait, les capitalistes sont eux aussi mus par une conception du bien et par des valeurs qu'ils sont prêts à défendre. Lesquelles sont-elles ?

L'extorsion des données, de leur point de vue, peut se justifier pour deux raisons : en premier lieu, elle garantit un accès gratuit aux plateformes qui y procèdent, en second lieu, en fournissant des outils de prédiction appropriés, elles parviennent à proposer au consommateur ce qu'il désire, avant même qu'il sache le désirer. Lorsque ces modèles de prédiction sont vendus non à des fins publicitaires, mais à des fins de contrôle social, lorsqu'elles sont mises au service de forces de police municipales ou d'États, elles permettent de garantir la sécurité de tous.

En somme, il s'agit de promouvoir, pour le bien commun de l'ensemble de l'humanité, l'extension du savoir humain, jusqu'à s'insinuer dans la vie privée de chacun, pour atteindre une forme d'omniscience. En même temps qu'elle révèle l'ambition de rivaliser avec Dieu, celle de tout savoir, cette démarche dénote une certaine interprétation de la connaissance, que l'on peut juger d'une pauvreté affligeante. Elle y est conçue comme une accumulation d'informations analysées par des algorithmes, dont l'entrainement même tend à réduire les humains qui y participent à de simples machines [3]. Au nom de l'extension du savoir à tout ce qui est, l'aspiration à l'omniscience concerne certes tout ce qui a trait au comportement humain, dont l'analyse et la prédiction charrie des enjeux de rentabilité, mais aussi la Terre même [4].

Or à quoi sert l'ambition de tout voir, si ce n'est à celle de tout prédire ?

Corrélativement à l'ambition de l'omniscience, et pour la justifier sur le plan moral et politique, la valeur de la certitude est brandie. En assurant une connaissance exhaustive de tout ce qui est, les modèles de prédiction des comportements sont renforcés, ce qui devrait permettre de réduire, pour chaque individu, mais aussi à l'échelle de l'organisation sociale, le risque de l'incertitude, de l'imprévu, de l'incontrôlable. Cette association traditionnelle (connaître pour prédire) appliquée à l'existence humaine pour aborder à la fois le déroulement de l'existence quotidienne et l'échelle sociale, peut sembler innocente. Elle charrie pourtant une conception anthropologique et politique qui n'a rien d'anodin.

La certitude appliquée aux comportements

Le mot-clef, ici, est celui de comportement. Comme le montre S. Zuboff dans L'Âge du capitalisme de surveillance [5], la conception de l'existence humaine et des rapports sociaux que projette ce qu'elle nomme le « capitalisme de surveillance » converge avec la psychologie comportementale du chercheur états-unien en psychologie B. F. Skinner. À partir de la fin des années 1950, Skinner promeut une conception de l'être humain qui réfute l'attribution de qualités comme l'intériorité ou le libre-arbitre, pour avancer que la manière la plus exacte d'aborder les phénomènes humains relève de l'observation extérieure des comportements, et de la manière dont ceux-ci se propagent d'individus en individus, par imitation. Liberté, intériorité et dignité [6] seraient des abstractions révélant un défaut de connaissance de la « nature humaine », celle-ci se réduisant en fait au résultat d'un ensemble de déterminismes. Zuboff montre comment la conception sous-jacente de l'être humain promue par des entreprises comme Google ou Meta reconduit une telle conception. Or de même que la psychologie comportementaliste de Skinner aboutit à une projection politique imaginant un monde où la science des comportements humains permettrait un parfait contrôle des dynamiques sociales, politiques et économiques [7], de même les projections des géants de la tech quant à l'avenir – Zuboff s'arrête notamment sur le cas de Alex Pentland, professeur au MIT et promoteur de la « physique sociale », dont le nom est éloquent – culminent dans une « utopie de la certitude », substituant au postulat de la liberté une idéologie de l'automatisation des décisions prises jusqu'alors par des humains. Un modèle socio-politique qui repose donc sur la conviction qu'il est bon de se débarrasser de la croyance à la liberté, quel que soit le contenu qu'on lui attribue [8].

Or une telle conception conduit à une double confiscation.

Confiscation de la politique, entendue comme espace dans lequel tout consensus, accord ou contrat consiste précisément à prendre le risque que l'une ou l'ensemble des parties qui contractent enfreignent le contenu de ce consensus, de cet accord, de ce contrat.

Confiscation du futur, à l'horizon duquel peuvent surgir le hasard et l'imprévu, qui échappent quant à eux aux projets, suppositions ou plans élaborés à partir du présent. Cette confiscation du futur conduit à l'obsolescence de la promesse, qui est elle aussi toujours un risque, et où se joue la construction d'une réalité solide et structurante sur le plan subjectif, dans les rapports amicaux, amoureux, dans les rapports de camaraderie politique, ou dans le rapport à soi.

L'utopie de la certitude consiste en ceci : tout sécuriser, puis assurer la sempiternelle répétition de tout ce qui a été sécurisé. Au nom de la prévention du tumulte, du désordre, de l'insécurité, c'est la possibilité même de l'événement qui est résorbé.

À l'échelle individuelle de l'usage des outils comme ceux de Google ou Meta, cette résorption du futur est aussi à l'œuvre. Quels que soient les outils numériques que nous utilisons le plus à titre individuel, et même lorsque nous nous efforçons de limiter l'usage des réseaux sociaux, nous ne pouvons nier sans mauvaise foi que leur consultation relève le plus souvent de la compulsion. On consulte sans même y passer, par automatisme, et on finit souvent par se retrouver piégée sur une plateforme ou une autre pendant un temps que l'on n'avait ni prévu, ni souhaité. Ici se révèle la présence de puissances qui, selon une expression de Zuboff, « s'efforcent d'écraser le temps dans une éternité où l'on martèlerait dans le vide un maintenant, maintenant, maintenant réitéré à l'envi » [9], dont les scrollings de shorts sur Tiktok, Insta ou Youtube offrent un exemple accablant. Le futur se dérobe à mesure que nous nous laissons engloutir dans les abîmes de nos écrans.

Cette incessante répétition d'un maintenant à court terme est corrélatif des vies menées sous l'emprise d'une frénésie de consommation des biens, des produits culturels, et parfois même des rencontres, notamment sexuelles. Des vies d'où l'ennui tend à être évacué, mais où les joies authentiques s'amenuisent au profit de décharges éphémères de satisfaction. Car nombreuxses sont celleux à être prisees d'une forme de nausée, après avoir passé des heures à scroller, qui tient à la fois à la très fréquente médiocrité des contenus, et à la disposition physique et psychique morbide dans laquelle un long visionnage place les usagers.

Les malaises sont donc d'ordre à la fois intime et politique. Et en ces temps où nous assistons, sidérées, à la fois à la montée des fascismes, à la dégradation des efforts pour endiguer l'accélération du dérèglement climatique, et à des aberrations qui heurtent en chacun de nous le sens d'une humanité partagée – par exemple les propos infâmes de Trump sur Gaza, il n'est pas inutile d'assumer un geste résolument à contre-courant, en essayant de penser une attitude qui s'oppose à la promotion de la certitude en prétexte universel de toutes les infamies.

Pour sauver le futur, attendre

Face aux prétentions d'ingérence des entreprises de la tech, la tendance peut être d'envisager des oppositions d'ordre institutionnelles. Ainsi, Zuboff oppose-t-elle à « l'utopie de la certitude » le parti suivant :

Nous choisissons la faillibilité des promesses partagées et de la résolution des problèmes, plutôt que la tyrannie particulière imposée par un pouvoir ou par un plan dominant, parce que c'est le prix que nous payons pour la liberté de vouloir – pierre sur laquelle est bâti notre droit au temps futur. En l'absence de cette liberté, le futur s'effondre en un présent infini de pur comportement, dans lequel il ne peut y avoir ni sujet, ni projet, mais seulement des objets.

Zuboff attend du droit qu'il garantisse le maintien d'un futur pour chacun d'entre nous. Dans un élan nostalgique qui lui a été souvent reproché [10], elle prône le retour à une organisation sociale, politique et économique dans laquelle capitalisme et démocratie étaient compatibles.

Dans son livre récemment traduit en français, dans lequel il annonce la fin du capitalisme au profit du techno-féodalisme, c'est aussi en termes de réforme institutionnelle et de mobilisation citoyenne que Yanis Varoufakis envisage la résistance. Or le marxisme libertaire dont il se réclame, qui promeut une commune propriété des moyens de production, inscrit les existences dans le cadre d'un univers techonologisé [11], qui ne remet pas en cause l'omniprésence des outils technologiques, mais seulement l'excès de pouvoir qu'ils fournissent à leurs détenteurs, les super-riches partons de l'économie de la tech. Comme s'il y avait une incapacité à se demander : ces outils nous servent-ils vraiment à quelque chose, ou gagnerions-nous à nous en passer ? Outre les enjeux écologiques que soulèvent la production et l'usage de ces outils technologiques – mais pouvons-nous encore parler d'outils, si ce sont eux qui nous utilisent ? – très gourmands en énergies [12], se pose la question du type d'existence dont nous voulons, et de la part que nous voulons y accorder à la technologie.

En guise de piste de résistance, pourrait être envisagée une ambition qui n'a pas pour modèle la référence à des valeurs phares de la philosophie politique et morale moderne, mais plutôt une exigence poétique, soucieuse du surgissement de la beauté et de la joie, et politique en un sens que ne suffit pas à épuiser le cadre institutionnel. En dernière instance, le scandale que représentent ces projets réside dans la conception mutilante de la vie qu'ils véhiculent, sur les plans inextricablement politique et existentiel, réduisant la croyance en la liberté à une défaillance de connaissance, réduisant la politique à une affaire de réglage des comportements. Face à cette représentation, on peut commencer par opposer un geste dérisoire, affirmer une haute idée de la vie et de son déploiement temporel, qui passe par l'adoption d'une modalité existentielle apparemment modeste, celle de l'attente.

Les outils du consumérisme, en même temps qu'ils favorisent l'évacuation de l'attente et rendent, comme contrecoup de leur promotion de l'immédiateté, toute attente de plus en plus insupportable, contribuent à la représenter comme une expérience passive, frustrante, expérience de l'insupportable immaîtrise de ce qui peut arriver. L'attente n'est qu'un temps vide qu'on aimerait voir tué. Mais on peut opposer à cette vision réductrice une conception active de l'attente, selon laquelle attendre, c'est ne pas se résigner à l'insuffisance du présent et assumer l'aspiration à une réalité autre. Selon laquelle attendre, c'est par définition ne pas admettre que le temps de la vie puisse se résumer à la réitération à l'envi d'un « maintenant, maintenant, maintenant ».

Attendre, c'est peut-être sauver le futur.

La saveur du hasard

L'attente est un état de latence, habité si ce n'est par la certitude du moins par l'espoir d'un événement futur. Attendre, c'est être exposé à une situation inconfortable, mais aussi accorder du crédit à l'aspiration à autre chose qui n'est pas encore là, quelle que soit cette autre chose. À cet égard, l'attente apparaît comme une disposition où se mêlent lucidité et espoir, comme la préparation tendue vers le but escompté. Autrement dit, il s'agit de faire place au hasard.

Or la promotion de la certitude au moyen de l'omniscience tend à évacuer cette dimension de l'existence qui est ferment d'inquiétude, parfois d'injustice, mais qui est aussi au cœur des plus grandes joies. Le hasard est l'acmé de la contingence de ce qui a lieu. Et lorsque ce qui a lieu est heureux, au sens large que peut recouvrir cet adjectif, la joie que cet avènement procure est augmentée par la conscience vertigineuse que cela aurait tout aussi bien pu ne pas être. Ainsi de la joie qui accompagne le fait de penser d'un être, d'un lieu que l'on aime : nous aurions tout aussi bien pu ne jamais nous rencontrer ; rien ne me destinait à être à cet endroit ce jour-là , et que j'y sois changea tout. De songer : que ma vie soit ce qu'elle est, cela aura tenu à si peu de choses, à des facteurs qui ne dépendaient pas de moi, et au hasard.

À y regarder de près, et lucidement, force est de constater que – ne serait-ce que d'un point de vue historique et sociologique – peu des facteurs déterminants de nos vies tiennent à notre libre-arbitre, à des décisions mûrement réfléchies et résolument accomplies. Lorsque nous invoquons le hasard, ce n'est pourtant le plus souvent que pour savourer dans un frisson la perspective que ce qu'il y a d'heureux aurait pu ne pas être. Il renvoie à une rencontre si réussie qu'elle donne l'illusion de la nécessité. Cette sensation, c'est ce que André Breton, dans un texte hommage à sa rencontre avec l'artiste Jacqueline Lamba, L'amour fou (1937), nomme « hasard objectif », ou encore ce qu'il circonscrit dans le motif de la « trouvaille » : la joie d'avoir trouvé ce que l'on ne savait pas chercher, ou chercher sous cette forme.

Dans ce texte, Breton postule la possibilité fortuite d'une profonde entente avec le monde, d'une clarté dans la lecture des signes qu'il recèle. Il y avance que dans l'exploration, qu'elle soit géographique, scientifique, artistique ou amoureuse, la découverte se fait toujours à l'improviste et par hasard ; elle est irréductible au travail progressif et à l'effort consciencieux et se donne à voir en « un éclair unique ». Or elle suppose une disposition particulière, celle de l'attente. Il écrit :

Aujourd'hui encore je n'attends rien que de ma seule disponibilité, que de cette soif d'errer à la rencontre de tout, dont je m'assure qu'elle me maintient en communication mystérieuse avec les autres êtres disponibles, comme si nous étions appelés à nous réunir soudain. J'aimerais que ma vie ne laissât après elle d'autre murmure que celui d'une chanson de guetteur, d'une chanson pour tromper l'attente. Indépendamment de ce qui arrive, n'arrive pas, c'est l'attente qui est magnifique [13].

Définis en ce sens, attendre et être disponible ne reviennent pas à se laisser aller à la passivité, mais à faire le guet, c'est-à-dire à être à l'affût des signes. Cependant si l'attente est propice à ce que l'événement soit perçu et que l'on puisse y prendre part, elle n'implique nulle nécessité. En définitive, comme l'indique la fin du texte, l'essentiel n'est d'ailleurs pas que l'événement ait lieu, mais qu'on l'ait attendu. Ainsi l'attente, qu'elle soit ou non dotée d'objet, que cet objet la satisfasse ou pas, est souhaitée pour elle-même. Ici, elle est érigée en valeur suprême d'une éthique de vie.

Breton considère qu'assumer de faire l'épreuve du temps, de la lourdeur de son passage, est condition d'événement. Attendre c'est ainsi mêler patience et attention ; se placer dans cette disposition plutôt que de fuir le temps dans le divertissement offre l'opportunité d'assister à l'événement et d'y participer. En ce sens se dessine une conception politique de l'attente.

L'ennui au seuil des grandes actions

Dans le contexte moderne, l'attente renvoie, tout comme l'ennui, à une expérience désagréable, où pèsent les poids de l'incertitude, du manque et de la passivité. Le temps d'attente est le plus souvent décrit et éprouvé comme entraînant une perte de temps ; il suscite de l'impatience, parfois une certaine nervosité ; il est un temps mort qu'on s'efforce de combler. Du même coup, il est le lieu propice à un ennui dont on se passerait volontiers. En ce début de xxie siècle, la consultation compulsive de nos appareils vise à dissiper l'ennui près d'advenir dès qu'une attente s'impose. Du même coup, parce que nous prenons l'habitude de les utiliser dans ce but, elle est un facteur d'intolérance grandissante à l'ennui. Mais outre le rapport moderne à l'attente, qui s'inscrit dans un contexte général soumis à l'impératif de faire de son temps une donnée rentable, l'attente est un état essentiellement inconfortable. Même heureuse, elle place le sujet dans une position de fragilité, où il est exposé à l'incertitude. Tant que l'on attend, il se pourrait toujours que rien n'arrive, ou que rien n'arrive de ce que l'on attend, ou qu'arrive tout ce que l'on craignait précisément de voir arriver.

Dans son grand livre sur la modernité abordée au prisme de Paris au xixe siècle, Benjamin consacre une liasse à l'ennui et à l'éternel retour, où il lie attente et ennui :

Nous éprouvons de l'ennui lorsque nous ne savons pas ce que nous attendons. Si nous le savons ou croyons le savoir, ce n'est presque toujours rien d'autre que l'expression de notre médiocrité ou de la confusion de notre esprit. L'ennui est le seuil des grandes actions [14].

Selon Benjamin, l'ennui, ennemi juré de la promotion du divertissement, est propice aux grandes actions. L'ignorance qu'il recèle, ennemie jurée de l'idéologie de la certitude, loin d'être un frein à l'action, est garante de son déclenchement. Le motif du seuil est récurrent, dans la prose imagée et imprégnée de métaphores architecturales de Benjamin. Or qu'est-ce qu'un seuil ? C'est un non-lieu, point de bascule entre deux espaces hétérogènes, dehors et dedans, intérieur et extérieur, mais aussi certain et incertain, présent et futur. Le franchir revient à passer une limite au-delà de laquelle de nouvelles conditions s'instaurent.

Ainsi se dégage, dans la pensée de Benjamin, une conception originale de l'action. Car penser l'ennui comme seuil des grandes actions, cela revient à considérer que l'action se nourrit de la latence et de l'ignorance. L'inaction et l'indétermination à l'œuvre dans l'attente ennuyée sont considérées comme des conditions nécessaires à l'accomplissement de grandes actions, ce qui revient à envisager l'action moins comme le résultat d'un processus progressif, conséquence d'une évolution qui accumule petit à petit ses propres conditions, que comme un événement qui tranche radicalement avec ce qui a eu lieu auparavant. L'ennui de l'attente n'est donc pas le corrélat d'accomplissements permis par un progrès, mais il procède du jaillissement à l'improviste de l'événement, comme modification radicale du cours de l'histoire, individuelle ou collective. Du même coup, cet ennui accompagne une attente fragile : il ne sait pas ce qui arrivera, si cela arrivera, quand cela arrivera. Mais cette intranquillité est plus féconde que la tranquillité fallacieuse attachée à la croyance au progrès, dont le technosolutionnisme ou la confiance aveugle dans le bien-fondé des institutions de la démocratie représentative sont aujourd'hui les avatars.

L'intérêt de Benjamin pour le Paris du xixe siècle tenait à l'imprévisibilité de son développement économique, social et politique. Dans le contexte de bouleversement du régime de production économique, du rapport au temps, de l'expérience de la ville, Paris était alors une ville où se déployaient avec vitalité des oppositions politiques insurrectionnelles et révolutionnaires. Ainsi l'ennui moderne diagnostiqué par de nombreux acteurs politiques et littéraires de l'époque est-il interprété par Benjamin comme l'indice de « grandes actions » politiques à venir. Dans ce cadre, un personnage le fascine particulièrement, qui érige l'inconnu futur en doctrine révolutionnaire. Loin d'affirmer que l'objet de l'attente pourrait être défini à l'avance ou planifié, comme le défendent les tenants de la doctrine scientifique du marxisme. Dans la liasse a, consacrée au « Mouvement social », il préfère citer Blanqui :

Doctrine de Blanqui : « Non ! Personne ne sait ni ne détient le secret de l'avenir. À peine des pressentiments, des échappées de vue, un coup d'œil fugitif et vague, sont-ils possibles au plus clairvoyant. La Révolution seule, en déblayant le terrain, éclaircira l'horizon, lèvera peu à peu les voiles, ouvrira les routes ou plutôt les sentiers multiples qui conduisent vers l'ordre nouveau. Ceux qui prétendent avoir, dans leur poche, le plan complet de cette terre inconnue, ceux-là sont des insensés ». [15]

Blanqui fait valoir une dimension irréductiblement imprévisible de l'action révolutionnaire, en même temps que la nécessité de l'entreprendre. À sa suite, la conception benjaminienne de l'action s'ancre dans la perspective de l'imprévisibilité de l'action des individus et des groupes sociaux. Ainsi le fait que l'objet de l'attente soit inconnu n'est pas un argument contre l'action, mais le révélateur de la juste compréhension de ce en quoi il consiste. Il faut franchir le seuil avant d'établir le plan, parce qu'il n'existe rien de tel qu'un plan du déroulement historique. Dans la conception d'une affinité de l'ennui et de l'attente comme condition de l'action, se dessinent donc les traits d'une éthique révolutionnaire qui allie au rejet de la pusillanimité l'éloge d'une certaine patience. Du point de vue de l'action individuelle, cette conception vaut aussi : qui conditionnerait toute action à la connaissance exacte de son plan d'accomplissement exclurait toute intervention imprévisible et risquerait par là-même de se condamner à l'inaction. En somme, le futur peut être sauvé dans la mesure où il reste imprévisible, la politique peut être sauvée dans la mesure où, incertaine, elle demeure toujours à faire.

« Pessimisme sur toute la ligne »

Au sens bretonien, attendre revient à guetter, à se tenir prêt à participer à ce qui se présente ; l'attente est préparation de l'action, ce qui rejoint la conception positive de l'ennui chez Benjamin comme seuil des grandes actions. Breton comme Benjamin conjuguent donc un éloge de l'attente à une pensée de l'impromptu. Cependant tandis que pour Breton l'attente est pensée essentiellement comme une opportunité de communion, chez Benjamin, la conception de l'imprévisibilité de l'événement est imprégnée d'un certain pessimisme : à l'improviste peuvent avoir lieu des événements qui aggravent encore le cours actuel du monde.

L'attente pourrait donc s'appuyer sur un mot d'ordre, que l'on peut établir en revenant à une formulation surréaliste, que l'on attribue parfois à Benjamin : celle selon laquelle il faudrait « organiser le pessimisme ».

La formule, reprise par Benjamin dans un article consacré au surréalisme, vient en fait d'un texte de Pierre Naville de 1927 [16], Mieux et moins bien, qui fait du « désespoir des pessimistes » face aux « nullités et déconvenues d'une époque de compromis » l'indice d'une vitalité de désir. Pessimisme ne signifie pas alors se résoudre à l'existence comme elle est, à la société comme elle s'impose. Pessimisme signifie : partout où c'est possible, lucides, entretenir les liens propices au hasard, gagner en autonomie, partager, se laisser surprendre. C'est cette disposition qui permet de rendre dès aujourd'hui nos vies vivables, et qui conditionne la possibilité, le moment venu, et en préparation de celui-ci, d'une alliance de nos forces. Pour qu'adviennent des existences où puissent survenir les hasards.

G. Nera


[1] L'âge du capitalisme de surveillance condense trente années de recherches menées par Shoshana Zuboff sur les conséquences du développement du numérique, notamment dans le monde du travail, et plus généralement sur l'organisation sociale et le sort de la politique. Sa conclusion est qu'il a conduit à ce que le capitalisme passe à un nouveau stade, dans lequel la production de richesse ne consiste plus dans l'alliance entre capital et travail (ou dans l'exploitation du second par le premier), mais dans l'extraction et la restitution de données, personnelles et publiques. Ces modèles prédictifs de comportements sont lucratifs dans la mesure où ils sont vendus à des fins publicitaires ou de contrôle social et politique. Le capitalisme de surveillance consiste donc à tirer des profits de l'opération suivante : la réduction de l'expérience humaine à une somme de données extractibles et restituables en modèles prédictifs de comportements. Dans cette gigantesque entreprise de fructification des datas, Google a été et reste à l'avant-garde. Shoshana Zuboff, L'Âge du capitalisme de surveillance, 2019, trad. Bee Formentelli et Anne-Sylvie Homassel, Zulma, 2020.

[2] Yanis Varoufakis, Les nouveaux serfs de l'économie, 2023, trad. Morgane Iserte, Les Liens qui Libèrent, 2024.

[3] Sur les conditions de travail des dataworkers, voir par exemple le reportage « Les sacrifiés de l'IA », réalisé par Henri Poulain, et disponible à cette adresse : https://www.france.tv/documentaires/documentaires-societe/6888928-les-sacrifies-de-l-ia.html#about-section

[4] Comment ne pas réprimer un frisson d'effroi en apprenant, à la lecture du livre de Zuboff, que Google Maps, par Street View, ambitionne de photographier non seulement chaque parcelle d'espace public traversé par des humains, des villes aux campagnes plus reculées, mais aussi toutes les contrées auxquelles ne peuvent accéder les Streetcars : « La flotille Street View des outils de surveillance augmenta jusqu'à inclure un sac à dos, un pousse-pousse, une motoneige et un chariot, tous destinés à capter des endroits que les voitures de Street View ne peuvent pas traverser. Les offices de tourisme et les associations à but non lucratif se virent offrir l'usage de l'équipement Trekker de l'entreprise (la caméra sac à dos) pour “collecter des vues d'endroits éloignés et uniques” qui étaient, au sens littéral et au sens figuratif, “hors réseau” ». p. 210-211.

[5] Pour un compte-rendu critique de l'ouvrage, voir l'article d'Ivan Bouchardeau : https://lundi.am/Un-capitalisme-de-surveillance

[6] Le titre de l'un des best-sellers de Skinner est révélateur : Par-delà la liberté et la dignité, 1971.

[7] Voir son roman Walden two, 1948.

[8] À ce titre, la « physique sociale » devrait représenter une sorte de planification rebutante pour les partisans du libéralisme économique classique. Sauf que dans ce modèle, ce n'est plus l'État qui a la main sur le contrôle social, mais les grandes entreprises de la Silicon Valley.

[9] L'Âge du capitalisme de surveillance, op. cit., p. 446.

[10] Certaines pages relatant le modèle fordiste d'équilibre entre production et consommation de masse semblant même dénoter une certaine nostalgie.

[11] Voir en particulier le chapitre « Le cloud et la terre comme communs », p. 276-281.

[12] Sur ce point, voir notamment le premier chapitre, « La Terre », in Kate Crawford, Contre-atlas de l'intelligence artificielle, 2021, trad. Laurent Bury, Zulma, 2023.

[13] Breton, L'Amour fou, Gallimard, Folio, p. 40-41.

[14] Walter Benjamin, Paris, capitale du xixe siècle, Cerf, [D 2, 7]. Traduction légèrement modifiée.

[15] Ibid., [a 20a, 5], p. 743-744. On peut noter que dans la liasse D, intitulée « Ennui, éternel retour », c'est la théorie de l'éternel retour de Blanqui, bien plus que celle de Nietzsche, qui occupe une place centrale.

[16] Sur la généalogie de cette expression, voir l'article de Dietrich Hoss, https://lundi.am/Contre-la-tetanie-le-pessimisme-revolutionnaire

14.04.2025 à 10:26

« Résister à l'hiver, reprendre le printemps »

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Retour sur le festival italien de littérature de la classe ouvrière dans l'usine occupée GKN

- 14 avril / , , , ,
Texte intégral (3939 mots)

Les 4-5-6 avril s'est déroulé à Campi Bisenzio, près de Florence la troisième édition du Festival di letteratura working class, comme on dit en italien [1]. Créé par les ouvriers d'une usine occupée depuis trois ans, GKN, avec l'aide du collègue et ami Alberto Prunetti, c'est devenu un point de référence en Italie et ailleurs, un espace de fête, de rencontre des luttes et des pensées, comparable à ce que fut Notre-Dame des Landes ou à ce qu'est toujours la lutte No-Tav dans la vallée de Suse.

L'éléphant dans la pièce

Les mouvements sociaux italiens en quête de convergence se sont manifestés sous forme d'intervention dans les débats littéraires, baptisés « L'éléphant dans la pièce ». L'Italie sous Meloni bouge encore, bouge peut-être plus que jamais, comme l'ont montré Quarticillo Ribello, un comité de quartier romain qui lutte contre la dégradation des immeubles populaire, Non una di meno, « mouvement féministe et transféministe qui se bat contre le patriarcat et toute forme de violence de genre », l' Assemblée précaire universitaire de Turin, les organisateurs des Etats généraux pour la justice climatique et sociale de Bologne, les syndicalistes de base de Sudd Cobas, les rédacteurs freelance en lutte du dictionnaire en ligne Redacta… Les ouvrières de la célèbre marque de lingerie La Perla nous ont offert, à Wu Ming 3 et moi-même, une superbe occasion de donner de la profondeur à notre débat sur « la littérature working class et la littérature de genre », en venant, belles éléphantes dans notre petite pièce, raconter leur combat contre les mêmes ennemis que celui de la GKN, les fonds spéculatifs dépeceurs d'entreprise et délocalisateurs. L'opposition au génocide en cours était là aussi, avec la retransmission en direct par les haut-parleurs d'un appel depuis Gaza : « Pour nous, il est vital que vous ne nous oubliez pas ». Une première réponse apparut dès le lendemain avec un immense drapeau palestinien déployé sur la façade de l'usine.

Pour rendre l'ampleur de cet événement où nous avons eu tant de plaisir à plonger, on citera abondammentl'un de ses animateurs, Giulio Calella, directeur de la maison d'édition coopérative Allegre et rédacteur à Jacobin Italia, site sur lequel il rend compte de l'événement.

Un détachement de panneaux solaires emmenés par une Vénus biomécanique

Sur le parking de l'usine ex-GKN de Campi Bisenzio, la Vénus Biomécanique s'est présentée avec ponctualité pour le début du festival (…). Il s'agit d'une sculpture monumentale de cinq mètres de haut, construite en 2003 avec des matériaux industriels de récupération par le réseau « Odyssée dans les espaces », né à Florence dans les années du mouvement des Forum sociaux. Un réseau qui participa à une série d'occupations temporaires et qui construisit ce symbole d'autogestion et de créativité collective. Restée endormie pendant vingt ans dans le vide de l'usine abandonnée de l'ex Meccanotessile dans la zone Rifredi, la Vénus a été réveillée (…) par les collectifs du réseau Wish Parade jusqu'à apparaître au Festival de littérature de la classe ouvrière, attirée par ses pratiques de convergences et par le titre de cette édition : « Nous serons tout ».

L'apparition dans notre pays du Festival di letteratura working class en 2023 a été lui aussi un petit miracle (…)

Un festival unique en son genre au niveau international, au point de susciter beaucoup de curiosité à l'étranger : cette année, il a reçu le soutien du Rosa Luxembourg Stiftung de Berlin pour la traduction simultanée à l'intention de la centaine de personnes provenant des divers pays, parmi lesquelles un groupe de jeunes Allemands qui a tourné un documentaire durant le Festival (…)

La première année, les contributeurs, à travers la piattaforma produzioni dal basso [« plate-forme productions à partir du terrain » NdT] furent 300, en 2024, ils sont devenus 400, cette année, ils ont été plus de 500. Le nombre des bénévoles occupés aux tâches pratiques du Festival a grandi dans les mêmes proportions, passant de 100 en 2023 à presque 300 dans l'édition de 2025. Les participants de cette année, sur les trois jours, et en comptant le cortège de samedi, ont atteint le nombre incroyable de 7000 personnes.

A ces présences solidaires, on pourrait ajouter celle de ces jeunes Allemands accourus l'année dernière quand, au début de la deuxième édition du festival, l'électricité de l'usine, qui devait alimenter le festival, a été « mystérieusement » sabotée par des « inconnus » : ces cousins germains juvéniles amenaient avec eux des panneaux solaires qui, avec quelques groupes électrogènex, ont cette année encore, permis d'électrifier le festival. En 2023, la veille de la première édition du Festival, les ouvriers avaient eu droit à une autre sorte d'intimidation : leurs lettres de licenciements, deuxième salve après celle qui avait déclenché la lutte en 2021. Mais ils ont à chaque fois gagné devant la Justice l'annulation de ces procédures pour « conduite antisyndicale. Sans se décourager la veille de ce troisième festival, la direction a renouvelé pour la troisième fois l'opération. Mais il semble que cette fois, à la différence l'année précdente, on n'ait pas eu droit à la surveillance par drones.

(…)Ce festival est en somme vraiment un petit miracle, rendu possible par un grand miracle de la classe ouvrière : les 1367 jours d'occupation ouvrière permanente de l'ex-GKN.

[L'acharnement patronal] trahit l'importance que ces messieurs attribuent à l'arme de la narration dans le conflit de classes. Dans les dernières décenies en fait, la victoire des classes dominantes s'est mesurée non seulement à la réduction des droits et des salaires mais aussi par l'expulsion hors de la narration mainstream du concept de classes, et plus encore du conflit des classes.

Du reste, « les exploiteurs parlent de mille choses différentes, mais les exploités parlent d'exploitation », a dit le directeur du Festival Alberto Prunetti.(…) Il s'agit d'une littérature qui fournit une arme à la lutte, mais qui sans la lutte n'a pas la force de se faire entendre.

Samedi 5 avril, à 18h, le programme prévoyait un cortège jusqu'au centre de Campi Bisenzio (.…) 5000 personnes se sont mises en marche en chantant derrière les tambours et les banderoles des ouvriers de GKN, donnant vie au cortège à la plus haute densité de personnes ayant un livre en main de l'histoire du mouvement ouvrier.

Le roman noir de la lutte prolétarienne

Sur l'estrade, l'écrivain libertaire et best seller Maurizio Magianni a lancé « les travailleurs de l'industrie du livre doivent apprendre de vous. Mes collègues écrivains n'ont pas bougé pour soutenir la grève de la Grafica Veneta qui imprimait nos livres, l'un deux m'a dit qu'il ne voulait pas mettre son éditeur dans l'embarras. C'est comme si les ouvriers de GKN disaient ne pas vouloir mettre leur patron dans l'embarras ! C'est pourquoi, si je suis ici, c'est, non pas pour ne pas vous laisser seuls, mais pour ne pas rester seul moi-même ». L'écoutant, je pensais à la réaction furieuse, il y a quelques années, d'un organisateur de festival de polar breton à qui j'annonçais que, finalement, je préférais aller à une manif à Notre-Dame des Landes, ou à celle, amusée, des collègues à qui j'annonçais que je ne serais pas aux Quais du Polar pour cause de Festival de littérature Working Class.

Contre le sens commun, peu critiqué dans les salons, qui voudrait que marcher dans la boue pour le climat, c'est pour les jeunes, et que la « classe ouvrière », ça fait has been, je vous assure, chères et chers collègues, que l'expérience existentielle du combat collectif a beaucoup à apporter aux raconteurs d'histoire. Après tout , suivant une théorie que vous n'ignorez certainement pas, et dont l'énoncé a paru intéresser mon auditoire de quelques centaines de personnes passionnées de narration ouvrière, le roman noir se distingue de l'énigme à la Agatha Christie (whodunnit) en ce qu'il s'intéresse moins à qui a commis le crime qu'à ce pourquoi le crime a été commis : quand on sait que les passions qui l'inspirent presque toujours, ce sont des maux, misère affective, goût du lucre ou du pouvoir, qu'encourage vivement le système capitaliste, celles et ceux qui le combattent ont forcément beaucoup à vous enseigner.

« Le Festival s'est conclu au 1367 ème jour d'une occupation permanente, et si cette lutte a réussi à résister si longtemps, sans salaires versés ni chômage depuis 15 mois, c'est parce qu'elle a su entrer comme aucune autre dans l'imaginaire collectif. « Nous raconter est la thérapie nécessaire pour tenir tête à ce temps, à votre temps, au fait de ne plus avoir le temps », a dit Dario Salvetti dans le dernier débat. »

En somme, à ce festival, on a pu constater que la working class bouge encore, quand bien même elle n'assumerait pas forcément la figure de l'ouvrier d'usine. Serveur italien émigré à Vienne (Luigi Chiarella, Risto Reich ), femme de chambre polonaise immigrée en Suède (Daria Bogdanska, Nero vita ), Janek Gorczyca, sans-logis aux mille boulots, ( Storia della mia vita ), en ont présenté leurs propres incarnations, tandis qu'une chercheuse chinoise évoquait les figures asiatiques et leurs productions autonomes quoique placées sous le régime de la censure, de la Chine à Singapour. Tous ces récits et aussi ceux d'Anne Pauly et d'Alberto Prunetti sur leurs pères respectifs, concourent à la prise de conscience d'une condition commune à toutes celles et tous ceux qu'on peut sans barguigner désigner comme des « travailleurs ».

« Aux côtés de qui lutte », « Santé et assistance doivent être publiques. La santé n'est pas une marchandise », « La répression avance, renforçons la solidarité unitaire », « Des écoles, pas des casernes. Mutualisme, paix, soin et rébellion. Pas de commandement OTAN. Ni à Florence, ni ailleurs » : les banderoles qui avançaient dans le cortège du samedi soir attestaient la capacité des individus ouvriers à exister comme classe quand par leurs luttes, ils agrègent celles de tous les exploités. Une condition ouvrière commune, une capacité de mobilisation politique commune : il ne fait pas de doute que ce festival a restitué de manière éclatante une substance à la notion de « classe ouvrière ». Autour de GKN, il ne fait pas de doute que, sur le parking de l'usine GKN occupée, une puissance multiforme s'affirme. Mais pour faire quoi ?

La lettre de Ken Loach et le rugissement de l'avenir

Dans une lettre ouverte au festival, Ken Loach avance un programme réellement socialiste. C'est à dire issu du rêve qui habita jusque vers les années 80 du siècle dernier, le corps et le cœur de centaines de millions d'ouvrières et d'ouvriers, qu'on appellera ici le rêve social-démocrate : emploi sûr avec un juste salaire, un toit, de bons systèmes de santé et d'éducation, des retraites correctes et l'aide aux personnes en difficulté. « Des demandes », dit le cinéaste, « qui paraissent simples, et pourtant elles ne peuvent être satisfaites dans le système actuel. (…) La mauvaise nouvelle est qu'il n'y a pas d'autre solution. Nous ne pourrons jamais contrôler le capitalisme, nous ne pourrons pas l'obliger à travailler pour nous : l'Histoire est couronnée par les échecs de cette idée. Mais la bonne nouvelle, c'est celle-ci : la classe travailleuse a la force de s'en sortir. Le géant endormi peut être réveillé. (…) Shelley nous exhortait à ‘nous soulever comme les lions après le sommeil ! ' . Il est temps que les lions se soulèvent et commencent à rugir ! »

Pour que l'avenir rugisse suffirait-il d'obtenir, comme le réclamait le cortège, « la reconnaissance de l'utilité publique de l'usine et le lancement de la procédure pour rendre opératoire le plan de réindustrialisation écologique par le bas proposé par les ouvriers et financé par l'actionnariat populaire. » ? On ne peut que souhaiter aux ouvriers de GKN, de sortir collectivement de la précarité où ils sont plongés depuis trois ans. Mais quand viendra l'heure d'appliquer cette idée de « réindustrialisation écologique » on espère bien que les GKN nous offriront la possibilité d'en discuter, ne fût-ce que parce que fabriquer des panneaux solaires, comme le prévoit le plan de reprise, signifie notamment l'utilisation de métaux rares provenant de la surexploitation de la working class de l'Asie ou de l'Afrique. L'immense tourbillon de réflexions qu'est ce Festival ne devrait pas s'arrêter devant l'impossibilité de « faire travailler le capitalisme pour nous », mais tenter de comprendre quelles sont les limites à franchir pour le dépasser.

Deux pistes me semblent à explorer dans ce but, l'une temporelle, l'autre spatiale. La première consisterait à reconstruire un récit sur la manière dont nous en sommes arrivés là, à cette condition ouvrière morcelée, divisée, écrasée, si bien décrite dans plusieurs tables rondes. Un récit qui sortirait des cercles étroits des courants radicaux ou des circuits universitaires, pour être partagé par tous. Cet exigence a été pointée du doigt, avec une force extraordinaire, par un homme cloué sur un fauteuil roulant, gravement affecté dans sa motricité et sa communication, qui a pourtant réussi, à travers un accompagnant, à rappeler une réalité historique essentielle. Comme un intervenant sur l'estrade disait que la victoire du patronat dans sa bataille pour la restructuration et l'émiettement de l'usine, remontait à la marche des 40 000 à Turin, cette manifestation de cadres réclamant « le droit de travailler » contre les piquets d'usine, Luca Pampaloni a rétabli les faits : à savoir que c'est la répression du mouvement des luttes autonomes d'usine, conduite principalement par la P.C.I. en alliance avec la Démocratie Chrétienne, qui a signé la défaite du rêve socialiste. Son intervention, jusque-là très applaudie, l'a moins été à ce moment-là. Une baisse d'intensité à creuser, sur cette terre toscane.

La piste spatiale nous était fournie par la présence, de l'autre côté de la route, face au festival, d'un gigantesque centre commercial. Une errance entre deux débats, dans ce monstrueux tunnel de marchandises ; la conscience de la disproportion entre les deux populations, celle des milliers de gens du Festival, et celle, sans doute dix, vingt, trente fois supérieure, des masses de consommateurs ; une évaluation à la louche des tonnes et des tonnes de CO2 ici produites, tout cela donnait le sentiment d'un déséquilibre monstrueux. Celui qui s'accentue un peu plus chaque jour, entre l'exigence éthique magnifiquement exprimée pour toute l'humanité, du côté de GKN, et le monstrueux poids existentiel de la civilisation qui triomphe en face. D'un côté, avec une vigueur splendide, s'élève un cri de ralliement pour un monde plus juste. De l'autre, la positivité tranquille du monde réellement existant. Il faudra bien qu'un jour, la puissance qui s'affirme avec la working class traverse la route et assume sa part de négatif.

Serge Quadruppani


[1] Pour mémoire, les vocables anglo-américains sont toujours plus fréquents en italien : une familiarité entre les deux langues, très éloignée des prétentions de la francophonie, s'est d'autant plus nouée que les Italiens peuvent avoir le sentiment que, de Hollywood à la Mafia, ils ont beaucoup contribué à la formation de la civilisation étasunienne.

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