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18.11.2024 à 13:08

Contre l'ordinateur et son monde

dev

L'Internationale Destructionniste, 2024

- 18 novembre / , , ,
Texte intégral (4988 mots)

Alors que leur nouveau film Breached : A Chronicle of Cargo Theft commence à être projeté, Andrew Culp et Thomas Dekeyser de l'“Internationale Destructionniste” se sont entretenus avec Ian Alan Paul pour discuter de leur critique de la technologie et de la politique, de leur approche du documentaire contemporain, et de leur façon d'embrasser la négativité comme concept opérant. [1]

Ian Alan Paul : Je voulais commencer notre conversation par Machines in Flames (2022), votre film expérimental qui s'attaque à l'histoire du groupe militant français CLODO [Comité Liquidant Ou Détournant les Ordinateurs], un collectif qui incendiait des entreprises technologiques au début des années 1980. Le projet articule une critique de l'internet en tant qu'archive mondiale, au service des intérêts de la cybernétique et du contrôle, et dont nous apprenons dans le film que votre propre processus de recherche en devient partie prenante. À un moment, le narrateur réfléchit au fait que rechercher des traces virtuelles des attaques du CLODO risque de reproduire la “logique policière du numérique”, et il finit par se demander : une attaque contre une archive peut-elle “jamais être documentée ou représentée sans en réitérer la logique ?” Reprenant cette préoccupation exprimée dans le film, permettez-moi de vous poser la question : aujourd'hui, nous voyons des révoltes militantes explicitement dirigées contre le développement et le déploiement de diverses technologies numériques — beaucoup d'entre elles étant organisées dans une certaine mesure sur internet et finissant même par y circuler sous forme de contenu — mais elles semblent ne pas être parvenues à échapper entièrement à la logique informatique des systèmes qu'elles s'efforcent de démanteler. En quoi le CLODO nous offre-t-il une autre façon de penser l'histoire d'internet, et qu'est-ce que cela signifie de résister à sa fonction archivale et répressive dans une société capitaliste ?
Andrew Culp : L'attrait de la technologie est puissant. Elle promet, avec douceur, de rendre la vie à la fois plus facile et plus puissante. Le CLODO est apparu à un tournant : le micro-ordinateur arrivait tout juste sur le marché grand public. Regardez la couverture du numéro du magazine alternatif Terminal qui a republié pour la première fois les communiqués du CLODO. La couverture mettait en garde : “Les petits encerclent les gros” — avertissant que les ordinateurs centraux étaient rapidement remplacés par des ordinateurs de bureau. Et comme nous le savons maintenant, même les ordinateurs de bureau seraient finalement remplacés par des nano-ordinateurs suffisamment petits pour être transportés dans la poche et intégrés dans le paysage via des capteurs, des caméras et des dispositifs “intelligents”. Le CLODO propose une alternative stimulante à l'histoire dominante, selon laquelle cette transition était une aventure à la Jetsons de confort et de pouvoir : celle où des visionnaires technologiques développaient des appareils de plus en plus utiles, adoptés avec enthousiasme par une classe de consommateurs en plein essor, désireuse d'atteindre une nouvelle vie luxueuse.

Pendant un temps, la critique de la technologie par le CLODO a été assimilée à celle des Luddites. Il y a certainement une affinité ; cependant, la critique des Luddites était une opposition ouvriériste aux fausses promesses de loisir. Comme Marx l'écrira plus tard, les capitalistes introduisent des technologies toujours plus performantes pour obtenir un superprofit à court terme et discipliner le travail — si la vie de quelqu'un est rendue plus facile, c'est celle du manager qui utilise le mot “efficacité” comme un euphémisme pour l'accroissement du nombre de travailleureuses qu'il surveille et commande.

La critique du CLODO était plus prophétique. Au début des années 1980, iels voyaient déjà la trajectoire que prenait l'informatique. D'un côté, l'ordinateur ne s'écarterait pas du nexus de son émergence, le dispositif prototypique du complexe militaro-industriel de l'après-guerre. Son utilisation initiale était liée aux relevés de bombardements, aux calculs d'artillerie antiaérienne et à la conception de la bombe atomique. En tant que groupe d'action directe, le CLODO ciblait les entreprises informatiques liées au secteur militaire, à l'État sécuritaire, à la police et aux industries de grande envergure. D'un autre côté, le CLODO avait un sens remarquablement prémonitoire de ce que les développements futurs de l'informatique allaient impliquer, à savoir qu'elle deviendrait essentielle pour réguler tous les aspects de la vie sociale par une logique proche de celle de la police. “Informa-flic”, comme iels l'ont écrit dans un graffiti, forgeant un terme pour désigner la surveillance informationnelle.

Les premières salves de cette campagne policière se trouvent dans la biographie piquante de Tom Vague sur la Faction Armée Rouge, Televisionaries. On y apprend qu'en 1971, lorsque Herold Horst prit la direction du Bundeskriminalamt (l'équivalent allemand du FBI en Allemagne de l'Ouest), il put mettre en œuvre les “Principes Organisationnels du Traitement Électronique des Données dans le Maintien de l'Ordre Public” qu'il avait élaborés quelques années plus tôt. La version officielle est que Herold dirigea une chasse à l'homme systématique qui aboutit à la liquidation de la Faction Armée Rouge. Mais, selon Vague, Herold devint “si obsédé par son ordinateur qu'il emménagea dans le complexe pour être avec lui en permanence”. Le résultat de cette obsession fut une base de données contenant près de cinq millions de noms, 3100 organisations, et plus de deux millions d'empreintes digitales et de photographies dès 1979. En bref, les expériences qui ont servi à développer la surveillance informationnelle moderne ont commencé avec la chasse aux militantes politiques.

Thomas Dekeyser : Cette histoire particulière de l'informatique a soulevé une série de questions sur notre propre fascination, en tant que chercheurs et cinéastes, pour le CLODO. Les documentaristes considèrent souvent qu'il est de leur devoir de mettre en lumière des affaires oubliées, d'établir des liens jusqu'alors négligés. Mais cet objectif semble étrangement proche de celui des “informa-flics” que le CLODO cherchait à condamner. C'est pourquoi nous consacrons une large partie de notre film à nous interroger : étendions-nous les pratiques d'identification, de cartographie et de corrélation que la police avait initiées dans les années 1980, lorsqu'elle dressait des profils du CLODO et s'installait dans des véhicules près de ce qu'elle pensait être les prochaines cibles nocturnes du CLODO ? Nous avons estimé qu'il était de notre devoir d'au moins essayer de résister à l'envie de “combler les lacunes de l'histoire” et, au contraire, de les élargir par l'usage stratégique du secret et de la mystification.

Au-delà de la sphère de la recherche ou du cinéma, la question du “mal d'archive” — le terme judicieux de Derrida pour désigner l'attrait de l'archivage — est, selon nous, une problématique que la politique technologique doit prendre plus au sérieux. Comme vous le notez, Ian, même les actions les plus radicales finissent souvent par alimenter l'archive numérique, associant des images à un appel à la participation et une liste de revendications claires. Nous trouvons une alternative dans la trajectoire du CLODO, que nous décrivons dans le film comme une instance de l'“an-archival” : la dérision ludique au cœur de leurs trois communiqués, leur refus des “stratégies de recrutement” et leur auto-annihilation après trois ans d'activité. À l'instar du Groupe Volcan (Vulkangruppe) qui, en 2024, a incendié les sources d'électricité de la Gigafactory de Tesla à Berlin, le CLODO esquisse les contours d'une politique technologique qui ne se laisse plus séduire par l'idée d'alimenter le réseau avec de nouvelles ressources, préférant plutôt l'affamer. Iels savent bien que parler avec des mots, des images et des idées familières se convertit trop facilement en une solidification, voire une expansion, de notre présent technologique.

Machines in Flames évoque l'ontologie entropique de l'information, qui menace les archives numériques et analogiques de la même manière. Comme le souligne le narrateur du film, la pellicule est hautement inflammable et les centres de données risquent toujours la surchauffe, l'incendie et la fonte en des mares toxiques de silicium. Au niveau logiciel, le film suggère également que les virus et le chiffrement constituent des moyens de destruction déjà logiquement intégrés dans les moyens de production et de contrôle computationnels, des armes qui peuvent retourner les machines algorithmiques de manière irrémédiable contre elles-mêmes.

Dans d'autres sections du film, une caméra anonyme erre de nuit entre certaines cibles du CLODO à Toulouse, dérivant à travers les contours technogéographiques de la ville. Tout semble imposant, sécurisé et contrôlé, mais paraît également totalement exposé et vulnérable aux conspirations obscures que le film laisse entendre comme se cachant un peu partout autour. En le regardant, on ne peut s'empêcher de se demander si les explosions passées du CLODO vont de nouveau éclater sur nos écrans dans le présent.

Dans ces choix formels, la possibilité d'une attaque semble émerger de l'intérieur pour finalement se retourner contre les technologies qui administrent la société. L'informatique n'est pas présentée comme une industrie parmi d'autres nécessitant une régulation ou une réforme, mais plutôt comme l'infrastructure actuelle de la domination sociale, ainsi qu'un réservoir de potentiel destructeur prêt à être déclenché. Pourriez-vous en dire plus sur ce diagramme que le film trace entre l'informatique et sa destruction ?

TD : Vous avez raison de faire le lien entre la violence de l'informatique et celle du CLODO. Chacun, à sa manière, attise les flammes de la destruction : l'informatique par son incorporation dans la construction, la gestion et le pilotage des machines de guerre ; le CLODO, avec les allumettes, explosifs et flammes qu'il utilise pour les détruire. La volonté du CLODO de suivre l'informatique sur le chemin de la destruction est ce qui les distingue d'autres groupes actifs à la même époque et la raison pour laquelle iels ont suscité tant d'indignation. Le Parti Communiste Français [PCF] fut si scandalisé par l'insistance du CLODO sur l'abolition plutôt que sur la réforme qu'il publia des tribunes dans les journaux, affirmant sa propre foi dans le potentiel de l'informatique dans la lutte pour l'émancipation des travailleureuses. Par exemple, iels écrivent : “Rien ne justifie de briser les outils de travail. [Nous] soulignons, au contraire, les immenses possibilités offertes par l'informatique et la micro-électronique pour libérer les gens de toutes formes d'exploitation et d'oppression”. Tout comme les briseurs de machines du XIXe siècle avant eux, le CLODO considérait la prétention de libération par l'informatique comme une nouvelle forme de contrôle, quelle que soit la personne qui en détient les rênes. La destruction est si profondément inscrite dans l'informatique, estimait le CLODO, que ses origines sont irrémédiablement teintées de sang (rappelons que le premier ordinateur — l'ENIAC — a été conçu pour calculer les tables de tir balistique de la Seconde Guerre mondiale), si bien qu'il n'y avait qu'une réponse adéquate : le réduire en cendres.

Il serait cependant erroné de lire le CLODO comme reflétant simplement le goût pour la destruction qu'il trouve dans l'informatique. Sa relation n'est pas celle d'une dialectique où lae militante copie le modèle, la définition et les structures de ce qu'il cherche à démanteler. Le CLODO a pris les étincelles de destruction inhérentes à l'informatique et les a poussées à leur conclusion extrême. Les industries de l'informatique ont bien fait attention de garder tout ce qui soutient ou alimente l'État et le capital — les formes de propriété, les relations de travail, les marges de profit — en dehors de leur champ de tir. Entre les mains du groupe militant, la destruction s'est détachée des freins qui la contiennent, devenant presque toute-englobante en cours de route. Le CLODO semblait aspirer à saper, à toutes les étapes, les formes organisationnelles, les programmes rigides, et le désir de reconnaissance et de recrutement qui caractérisent autant les industries de l'informatique que les techno-réformistes cherchant à les transformer. Un coup d'œil à leurs communiqués ludiques et à leur “auto-interview” en témoigne amplement. Au final, le CLODO est allé jusqu'à s'abolir lui-même, après trois ans, pour ne plus jamais être entendu. À l'inverse d'un maintien d'une négation dialectique, le CLODO a cherché à attaquer la logique même de la relation, y compris la relation constitutive à lui-même. C'est cette intransigeance qui nous attire en partie vers le CLODO, et c'est pourquoi nous pensons qu'il possède une dimension cosmique. L'abolitionnisme du CLODO se manifeste dans la modalité d'une entropie cosmique qui engloutit des mondes entiers, accélérant ses chemins de destruction.

AC : Vous touchez tous deux à ce qui distingue le CLODO de tant d'autres — aussi bien de leurs ennemis, le complexe militaro-informatique-industriel, que de leurs camarades de la gauche militante anti-impérialiste — à savoir, leur métaphysique (ou, pour le dire plus simplement : leur “vision du monde”). Ils avaient pressenti que l'informatique pèserait encore plus lourdement sur notre conscience collective que tout le reste. Autrement dit, au-delà du rôle que les ordinateurs jouent dans le réchauffement mortel de la planète, la plus grande tragédie de l'omniprésence de l'informatique est la manière dont elle colonise l'esprit.

L'une des histoires qui nous aide à cadrer le film est celle de la “recherche opérationnelle”. C'est le nom que l'armée a donné à sa “science” de la prise de décision, qui a contribué à transformer la guerre en un processus industriel. Le management a pris le modèle de l'usine et l'a appliqué à l'art de tuer. La quantification régnait en maître. La logistique est devenue la clé pour remporter des batailles, et la microéconomie a permis de faire fonctionner la guerre comme une entreprise. La grande ironie : ce coup de maître en gestion fut un succès idéologique, mais conduisit souvent à des échecs sur le champ de bataille.

Prenons l'exemple d'un film officiel du ministère américain de la guerre sorti en 1944, intitulé “The Case of the Tremendous Trifle”. Il s'agit d'un récit fictif de la planification des bombardements stratégiques américains de 1943 sur l'industrie allemande des roulements à billes. Ce récit affirme que des éléments insignifiants, comme les roulements à billes, sont des points d'étranglement stratégiques ignorés par celleux qui ne prêtent pas attention aux rouages techniques de la nouvelle approche industrielle de la guerre. Raisonnant comme des ingénieurs électriciens examinant un schéma de circuit, les planificateurs de guerre engagèrent des ressources précieuses dans un raid risqué qui leur coûtèrent des avions et des vies humaines. Le film présente cela comme un succès. Mais en réalité, les roulements à billes étaient si insignifiants à produire que l'Allemagne en avait déjà amassé bien plus qu'elle n'en aurait jamais besoin. L'approche scientifique prétendument efficace de la guerre s'est avérée être un exercice futile de morts inutiles.

Pourquoi est-ce que j'en parle ? Parce que cela démontre comment la conséquence psychique de l'informatique est un mode de pensée techno-stratégique myope. Notre culture a été dévorée par l'imaginaire de solutions techniques aux problèmes sociaux, issue d'une croyance quasi mystique dans la puissance du calcul — une surestimation de l'importance de concepts tels que l'efficacité, la simulation, la prise de décision automatique, l'analyse basée sur les données, et plus généralement, les méthodes économétriques. La foi en cela est si forte que la vie sociale semble désormais dirigée par ces “visionnaires” qui suscitent l'enthousiasme pour des capacités computationnelles qui n'existent pas encore, et qui n'existeront peut-être jamais. Cela révèle quelque chose de grave : même si tous les semi-conducteurs du monde brûlaient demain dans une gigantesque tempête solaire, la manière dominante de penser ne changerait pas d'un iota.

Une bien trop grande partie de la gauche a été complice de cela. De nombreuxses camarades avaient à la fois partiellement raison et totalement tort. La Faction Armée Rouge et d'autres groupes militants ont correctement identifié l'informatique industrielle comme un maillon de la grande chaîne capitaliste de l'informatique. Mais, même en bombardant ces dispositifs, la plupart d'entre elleux s'enfonçaient davantage dans l'analyse techno-stratégique de la géopolitique mondiale de leurs ennemis.

Ce qui est le plus stimulant chez le CLODO, c'est leur rejet de cette pensée techno-stratégique. Contrairement à la guerilla, iels n'ont pas exprimé leurs actions dans le langage paramilitaire des campagnes stratégiques. En s'exprimant principalement à travers des graffitis, iels ont agi de manière décisive contre l'informatique plutôt que de débattre de ses mérites. Et dans les rares écrits qu'iels ont publiés, iels n'ont pas tant condamné les ordinateurs en eux-mêmes que le monde de l'ordinateur. Leur message : nous ne vaincrons pas l'autoritarisme des ordinateurs avec des dispositifs plus intelligents ou une gestion plus éclairée (par exemple, par un contrôle socialiste ou communiste) ; la seule issue est de trouver et de sortir de l'esprit computationnel.

Il y a une distinction intéressante entre la logique de l'informatique, qui aspire à calculer et orchestrer chaque activité et relation à l'échelle de la planète entière, et le CLODO, qui cherche à attaquer ces formes computationnelles d'une manière qui ne sera ni absorbée par leur logique, ni en reproduira le schéma. Pourriez-vous détailler comment le CLODO s'oriente vers une forme de résistance à la domination algorithmique, tentant de dépasser la pensée stratégique et la logique totalisante de l'informatique, sans se confiner à des points de résistance isolés que le pouvoir a, d'une certaine façon, déjà modélisés, anticipés et intégrés ?
AC : C'est une question qui revient souvent lors des questions-réponses après le film. Les spectateurices demandent : est-ce que le CLODO fournit une stratégie applicable aujourd'hui ? Nous devons toujours les décevoir. Il semble que le CLODO n'avait pas d'objectifs “stratégiques”. Dans le film, nous établissons une analogie entre elleux et l'embrasement spontané des vieilles pellicules en nitrate. D'une certaine manière, leurs actions ressemblent davantage à une émeute en prison qu'à une grève en usine. Paul Virilio a introduit le concept de “l'accident originel”, selon lequel l'invention du train a simultanément inventé le déraillement. Nous transposons cela sur le plan social : lorsqu'on a commencé à fabriquer des ordinateurs pour la conception de la bombe à hydrogène, on a également commencé à fabriquer le CLODO.

Généralement, les militantes se crispent quand nous disons cela. Ils ne peuvent tolérer une résistance “locale” et demandent qu'elle devienne “globale”. Mais comment cela pourrait-il même se faire ici ? Selon nous, le CLODO n'a réussi que parce qu'iels connaissaient suffisamment bien la ville pour penser et agir comme des cambrioleureuses. Se fondre dans des foules amicales est ce qui les a empêchées d'être identifiées ou arrêtées. Il existe des moyens pour d'autres d'agir en solidarité ou même de s'inspirer de leur exemple, mais uniquement si cela est abordé du point de vue des cellules clandestines ou des réseaux autonomes. L'absence de centre est ce qui rend ces approches les plus efficaces : sans leadership, les forces de répression doivent s'attaquer à tout le réseau, une par une.

Machines in Flames est sorti comme le premier projet de l'“Internationale Destructionniste” (ID), un groupe dont les idées sont exposées dans le ”Manifeste pour le film destructionniste”, également paru en 2022. Rejetant le documentaire informatif et son obsession de la visibilité, le documentaire de divertissement et sa catharsis à la manière des conférences TED, ainsi que l'engagement obsolète de l'avant-garde historique envers l'étrangeté, l'ID embrasse plutôt “le négatif sous toutes ses formes” et aspire à déployer des “armes visuo-conceptuelles” contre le monde comme totalité. En relisant le manifeste récemment, cela m'a rappelé la thèse de Guy Debord selon laquelle ce dont on avait besoin n'était pas une négation du style, mais un style de la négation, une approche que l'ID semble avoir adoptée. À un moment où la culture se consacre davantage à la production et la circulation de visualisations de données, de plateformes participatives et de vérités forensiques soigneusement raffinées, comment le virage de l'ID vers le négatif nous permet-il de repenser ce que le film peut faire (et défaire), offrant peut-être non pas de nouveaux commencements, mais une orientation vers la fin ?
AC : Il y a bien plus d'enjeu avec les noms qu'on pourrait le penser au premier abord. Selon une idée derridienne, nommer quelque chose, c'est l'immobiliser, le préparer à la mort. À l'inverse, les noms propres nous permettent de saisir ce qui rend quelque chose unique.

Le nom “Internationale Destructionniste” ne nous est venu qu'après une immersion profonde dans le projet du CLODO. Nous nous sommes posés une question similaire à celle que vous soulevez à propos des noms : quelle est “l'existence” d'une entité qui ne peut exister que dans des conditions particulières ? Ce que nous avons découvert, c'est qu'il existe de rares subjectivités qui apparaissent dans la chaleur d'un moment, mais qui ne subsistent pas dans le monde froid et brutal de la vie quotidienne.

Il existe une longue tradition de tourner en dérision des petites éruptions comme celles provoquées par le CLODO. Les léninistes accusent les insurgés de spontanéité aventuriste infantile, tandis que les techno-solutionnistes rejettent d'emblée tout ce qui résiste à la “reproduction à grande échelle”. Mais nous sommes convaincus que le véritable changement n'est pas impulsé par les politiciens et les bureaucrates. Ce n'est pas l'infrastructure organisationnelle, mais les événements interventionnistes qui sont la différence qui créé une différence.

Nous n'avons guère de patience pour le défilé nauséabond de reportages qui se présentent sous le nom de “documentaire”. Leur seul ruse est la pitié libérale : dresser le profil de la victime parfaite dont l'histoire d'injustice mérite l'indignation dude la téléspectateurice. Iels prétendent être mues par l'empathie. Mais ce n'est pas ce qui se passe réellement. C'est un élan voyeuriste et pornographique d'appropriation de ce qui peut être vu.

Les forces révolutionnaires qui renverseront le patriarcat, subvertiront le capitalisme et démantèleront la domination raciale n'ont pas besoin de notre pitié. Elles sont puissantes, dangereuses et intrinsèquement menaçantes. Ce serait une grave erreur de les dépeindre comme faibles ou pathétiques. C'est pourquoi nous refusons de raconter des histoires où les systèmes de pouvoir sont le moteur principal. Nous plaçons notre sort entre les mains de ces forces de destruction.

Pour être un peu didactique, ce sont les forces de destruction elles-mêmes qui composent l'“Internationale Destructionniste”. C'est une internationale sans charte, dont les membres de base sont rarement des adhérentes officielles. Thomas, Dana, d'autres et moi-même formons une fraction mineure de l'internationale, constituant un comité de cinéma temporaire, un organe littéraire ou autre - continuant nos contributions tant que nous estimons qu'il y a du travail à faire.

Suite à Machines in Flames et au manifeste, l'“Internationale Destructionniste” s'apprête à sortir un nouveau projet cinématographique intitulé Breached : A Chronicle of Cargo Theft, qui aborde les flux logistiques et les tendons du capital global du point de vue d'un travailleur désabusé. Qu'est-ce qui vous a poussé à poursuivre ce nouveau projet ? Comment le situez-vous par rapport à vos travaux précédents ? Que pouvez-vous nous en dire de plus, maintenant qu'il commence à être projeté ?
TD : Comme Machines in Flames, Breached suit les traces d'un collectif auquel on refuse habituellement le statut de “sujet politique”. Plutôt que des poseureuses de bombes informatiques, les protagonistes de Breached sont des pilleureuses. À Los Angeles en 2021, ces personnes ont identifié un goulot d'étranglement crucial dans les réseaux du capital mondial, là où les trains de marchandises étaient forcés de s'arrêter. L'information s'est vite répandue. Des réseaux organisés ont commencé à visiter les voies ferrées presque chaque nuit, ouvrant les conteneurs et vidant leur contenu en masse. Peu après, des images de voies jonchées de cartons sont devenues virales. Les représentantes de l'État, des médias et du capital se ruèrent vers Lincoln Heights en qualifiant ces scènes de scandale, le genre de choses qu'on verrait “dans un pays du tiers-monde”, pour reprendre les mots du gouverneur californien Gavin Newsom, et qui, par extension, devaient être immédiatement stoppées par toute la force nécessaire.

Dans le film, nous posons la question : qu'est-ce qui rend le conteneur si sacré, et sa violation si scandaleuse ? Pourquoi les Américaines ont-ils une fascination pour les bandits de grands chemin, les cow-boys braqueurs de trains, tout en méprisant leurs héritiers contemporains ? Pour examiner ces questions, nous voyageons à travers les paysages de la logistique, de l'infrastructure et de la surveillance, à la fois violents et fragiles, guidés par un travailleur voisin racontant ses rencontres avec les pilleureuses et l'attirance dangereuse que suscitent leurs actes.

Les premieres spectateurices à voir le film étaient celleux qui avaient été les plus directement affectées par les vols de marchandises : ces acheteureuses en ligne dont les colis ne sont jamais arrivés. Nous avions trouvé leurs adresses sur les boîtes déchirées d'Amazon et UPS en filmant sur les voies ferrées, et les avons dirigés vers la “Hotline Internationale Destructionniste pour le vol de marchandises” où iels ont reçu un lien privé vers le film. Nous ignorons ce qu'iels ont pensé du film, ou même s'iels l'ont regardé en entier. Les lecteurices de cette interview pourraient être un public plus approprié. À celleux qui sentent que cela pourrait être le cas, et qui aimeraient peut-être organiser une projection, nous vous encourageons à nous contacter.

Cet entretien a d'abord été publié par nos amis américains de IllWill, traduction par MLAV.LAND.


[1] Sur la cybernétique, le CLODO [Comité Liquidant Ou Détournant les Ordinateurs] et le film Machines en flammes, vous pouvez lire cet article de 2022.

18.11.2024 à 12:34

Réponse à QLF depuis Tolbiac

dev

« Le dégoût du monde tel qu'il est construit jusque dans ses murs est la chose la plus partagée à Tolbiac, avec l'ennui et les singeries. »

- 18 novembre / , , ,
Texte intégral (2475 mots)

Il y a quelques semaines, nous publiions QLF : nouveau parti pris étudiant, une proposition stratégique pour réinvestir politiquement les universités à distance de la morosité et de l'ennui qui caractérisent les organisations « de gauche ». Au programme : banquets, feux d'artifices et chasses au trésor. Nous recevons et publions cette réponse en forme de prolongement théorico-tactique depuis le campus de Tolbiac.

La QLFite se répand vite dans les facs parisiennes et ailleurs. Après les ronds-points étudiants de rentrée et l'appel QLF international en plein regain de ferveur pro-palestinienne, l'article « le nouveau parti pris étudiant » a bien tourné : voici une brève réponse aux senteurs de tabac à rouler depuis la fosse de Tolbiac, aka Le Volcan, au mouvement qui vient au sein et par-delà les universités.

T'ENTENDS C'EST QLF À LA SONORITÉ

Tolbiac compte 12000 étudiants au total sur les 45000 que compte Paris 1 Panthéon-Sorbonne. Le centre dispose d'UNE entrée (rue Baudricourt) et d'UNE sortie (rue de Tolbiac). Les salles de TD et CM, la fosse, les deux CROUS (un au rez-de-chaussée et un au neuvième étage), la BU, les amphis d'été et la rue tout devant sont des espaces de passage privilégiés par les étudiants. Les tables en pierre dans un coin de la fosse et le large trottoir à la sortie de la fac peuvent parfaitement devenir des zones QLF, des espaces de rencontre basés sur la gratuité, la fête, l'entraide.

À la fac, acquérir une large audience est facile pour les organisations molles ou rouges. Leur influence quotidienne est forgée à la sueur de leur base militante d'automates fatigués. Alliez la monopolisation des canaux de communication intra-universitaires, les accointances très légales (financières) avec l'admin mais aussi les distributions « solidaires » et autres revendications quotidiennes : leur discours creux est rendu persuasif par la charité, à peine condescendante, que les réformistes affichent envers les étudiants. L'intervention QLF dans la fosse de Tolbiac clarifie en actes cet état de fait fumeux par la négation intransigeante, concrète et joyeuse des rapports marchands et bureaucratiques qui aliènent les étudiants. Cultiver son bonheur indépendamment de la morosité de la « vie étudiante », libérer la puissance contenue dans la spontanéité affective des plus jeunes étudiants, c'est rendre possible l'auto-organisation de formes-de-vie séparées du règne du capital dont l'université n'est que vassale. Parce que c'est de rond-point étudiant en soirée gratuite, de crêpe chocolatée en banderole renforcée que résonne la grinta du mouvement QLF : faire le communisme moins que le dire.

La phrase « La constitution de la classe hors du capital n'est pas le dépassement du parti, mais la condition de sa fondation. » peut se traduire à la fac par : « La constitution des étudiants contre l'université n'est pas le dépassement de leur subjectivité mais la condition de son affirmation. »

ZGA ET JOIE DANS LE VOLCAN

Les gens à Tolbiac sont jeunes et plutôt politisés car le campus concentre les L1 et L2 de beaucoup de licences dites « littéraires ». L'avantage stratégique majeur est que ces étudiants sont pour la plupart curieux politiquement et, évidemment, récemment extraits du lycée. Enrayer l'emprise sociale des BDE, « assos » de licence et réformistes sur les étudiants implique d'esquisser à la fac une forme de sociabilité séparée des rapports marchands dans la continuité existentielle de ce qui est possible au lycée. C'est là le pari massificateur le plus réaliste. Par exemple : lycéen, on a tous séché les cours avec sa bande de potes ou traîné dans les alentours de « son » établissement ; à la fac, la justesse de l'intervention séditieuse correspond à sa capacité à réaliser la spontanéité affective des étudiants, à capter la survivance de débris d'indiscipline là où c'est possible. La fosse est le lieu privilégié de ce type d'interactions authentiques et de tissage d'une solidarité. Tous les recoins sont bons pour s'amuser, extraire momentanément puis durablement les étudiants des flux qui les aliènent et la tristesse du quotidien, ouvrir une brèche désirable et esquisser les autonomies.

Le dégoût du monde tel qu'il est construit jusque dans ses murs est la chose la plus partagée à Tolbiac, avec l'ennui et les singeries. De la clope fumée avec l'inconnu dans la fosse au brouhaha entre amis du fond de l'amphi, du retard en cours après le taff aux leçons révisées pendant l'AG, des cookies quotidiennement volés au CROUS jusqu'à la profusion de tags contestataires dans les escaliers : le dégoût du présent a la clarté de l'évidence pour les plus jeunes étudiants de la fac. Ce dégoût leur est aussi familier que l'hypocrisie crasse d'un manager, le mépris débridé d'une proprio ou l'arrogance assumée d'un contrôleur RATP. Et même pour la plupart d'entre eux, plutôt matériellement privilégiés, les étudiants sont frustrés ou dépressifs parce qu'encore nombreux à être précaires, soumis à la peine du travail. Ce fait, ajouté au temps accordé par leur emploi du temps universitaire, fait d'eux une force de travail peu ou pas vraiment intégrée au salariat formel et, par conséquent, une main d'œuvre distraite et peu expérimentée, remplaçable et maltraitable à souhait par le capital, ce qui la prédestine à la mutinerie.

Les étudiants de Tolbiac sont bavards, bruyants, peu disciplinés et cyniques quand ils ne sont pas déjà indifférents à l'académie. Cette fac a été construite pour eux, sur-mesure pour la profanation quotidienne du Saint-Savoir que représente, pour la Sorbonne millénaire, les rires entre ses murs d'enfants de prolos ou l'offense audacieuse de la bonne morale libérale quand ces post-adolescents turbulents ne se laissent pas faire. Contrairement à ce que ne comprendront jamais les trotskistes et autres arrière-gardistes, les jeunes générations agglomérées à Tolbiac n'ont pas besoin qu'on leur explique la lutte des classes ou le changement climatique : ils ont grandi avec des images de la catastrophe et sont les premiers témoins de l'exploitation de leurs aînés. Comment voulez-vous qu'à Tolbiac ces jeunes-là n'aient pas la subversion plein le corps et le commun dans le cœur ? Toutes les fois où la classe a de bonnes raisons de rendre coup pour coup, c'est à Tolbiac que la réponse se fait la plus rapide et la plus forte. Parce que c'est chaque jour, de soupir en soulèvement, que les étudiants sentent, pour certains jusque dans leur chair, la reprise de l'offensive prolétarienne.

Cela a valu audit Centre Pierre-Mendès-France la qualification ironique par Georges Haddad (ancien dirlo de la fac) de « volcan qui est prêt à entrer en éruption à tout moment ». Il avait avancé dans le documentaire « Tolbiac Poésie militante - Histoire de la vie militante de l'amphi N », produit par Paris 1 moins d'un an avant la Commune de Tolbiac : « Il y a une vibration particulière à Tolbiac. Il y a une sorte de force sismique. On sent cette vibration. » N'organisons pas le souffle du volcan : devenons le bouillonnement-surgissement de son feu intérieur. Deux occupations déterminées en deux mois et à plusieurs centaines d'humains pendant les retraites, ça ne s'invente pas !

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Il était inconcevable que Tolbiac puisse concentrer entre ses murs autant de « perturbateurs » sans en changer la forme de ses dispositifs : les grilles acculant la fosse n'ont été installées que dans les années 1990, le contrôle systématique à l'entrée des sacs et cartes Paris 1 a été généralisé par l'état d'urgence après les attentats de 2015 et le verrouillage systématique des campus universitaires par la police en cas de « débordement » a été rendu possible par la politique de lock-down et l'institutionnalisation du distanciel après l'occupation de la Sorbonne en 2022 (comme si, dans l'après-COVID, c'était la sédition qui est contagieuse à l'université). Par conséquent, sauf en la haute tension caractéristique d'un conflit (planifié ou non) appelant la déstabilisation directe du cadre universitaire, il ne faut pas négliger de penser que s'approprier l'université, contre son optimisation-pacification continue depuis l'après-68, veut aussi dire se localiser, situer sa présence au monde dans le quartier qui entoure la fac. Parce qu'étendre la reprise de la fac aux réformistes et vigiles à la redécouverte quotidienne de l'usage du territoire, aux côtés de tous ceux qui galèrent ou sont dégoûtés par le présent, c'est souligner la continuité existentielle de la lutte à mener. Non pas dans une dichotomie intérieur-extérieur mais à travers la fac, dans tous les aspects de la vie.

Prendre au sérieux les conditions d'une telle lutte existentielle – sans quoi nous serions semblables en tous points à n'importe quel groupuscule d'ultragauche – nous engage, par exemple, à investir le large trottoir rue de Tolbiac avec des évènements goleri et de la bonne zik mais aussi à se lier avec les bandes de jeunes et habitants du quartier des Olympiades de l'autre côté de la rue et (ce qui a déjà été fait) s'organiser avec les lycéens de Claude Monet. Pour transposer (saisir) l'antagonisme en dehors de la fac, il suffit de traverser la rue en comprenant que le règne du capital, avec les flux de « personnels et étudiants », ne fait que traverser l'université. Les étudiants de Tolbiac passent par la station Olympiades de la ligne 14, fréquentent pour certains la bibliothèque municipale en face ou se posent au bar-café d'à côté, consomment au Franprix sur la dalle et sont férus des sandwichs vietnamiens qui se vendent comme des petits pains dans tout le quartier, quand ce ne sont pas, plus malheureusement, les menus à emporter du McDonald's du coin qui sont convoités : si la marchandise ou l'académisme amènent les étudiants en dehors de la fac, alors pourquoi pas nous ?

Par ailleurs, l'arrivée de la Sorbonne millénaire à Porte de la Chapelle doit à cet égard nous pousser à réinventer (encore) nos formes-de-vie dans un quartier que la mairie de Paris et ses investisseurs imaginent à la pointe du front de gentrification d'un 18e encore populaire. Que dire de ce nouveau campus pour L1 et L2 « littéraires » avec « espaces de coworking » aux poufs sous les caméras, la Gare du Nord, Paris 4, Paris 8 et Condorcet à portée de Velib' ainsi que les lieux de passage des futurs exclus par la « métropole du Grand Paris » et l'Adidas Arena juste en face ? Ce cocktail nord-parisien explosif n'est sûrement pas sans présager de hautes luttes pour la défense de la répulsivité d'un quartier aux yeux du capital, après septembre 2025 et le deuil de Tolbiac.

Tenir une sensibilité irréconciliée avec le pouvoir en tant « qu'étudiants » implique de s'approprier l'espace pour réaliser immédiatement les désirs animant le plus grand nombre : « prendre au mot » les promesses de la publicité et en pirater les trésors, détourner de leur fonction idéologique des éléments de la « culture populaire » comme le foot, le rap, les mèmes, le tag, l'argot, le ciné… Tout (ou presque) devient possible avec la forme-rond-point QLF, sorte de commune éphémère et nomade, véritable générateur d'affects et liens incontrôlables par le pouvoir, parce qu'autonomes des rapports marchands et ciment de la politique, du mouvement QLF qui vient au sein et par-delà les universités. Si la forme-rond-point QLF est directement inspirée de celle esquissée par les Gilets jaunes, il est primordial que nous comprenions que c'est par la grogne sur les réseaux sociaux, l'affichage du gilet jaune sous le pare-brise avant l'occupation virale de l'espace puis des blocages, les « opérations péages gratuits » face au silence de Macron que s'est façonné le devenir-révolutionnaire du mouvement. Le haut potentiel agrégatif et sensible de l'investissement des ronds-points et la solidarité tissée par la chaleur humaine induite par leur occupation quotidienne, partout n'a été que la condition existentielle nécessaire du surgissement insurrectionnel des GJ dans l'Ouest parisien, après que Macron ait envoyé les gendarmes mobiles expulser leurs innombrables communes établies sur les routes.

« Devenir révolutionnaire, c'est s'assigner un bonheur difficile, mais immédiat. »

Les étudiants sont socialement de la dynamite, l'éclatement de la Sorbonne millénaire en de multiples campus est contemporaine (coordonnée) avec la fragmentation-précarisation du prolétariat dans les pays capitalistes les plus avancés : défaire quotidiennement l'isolement géographique et existentiel des étudiants, c'est se redonner une puissance, la force de relever la tête du long égarement depuis le dernier souffle des « années 68 » à l'aune de l'année 2025. Qu'est-ce qui est le plus massificateur, en termes de capacité agrégative et sensible contre le capital, entre un tractage jargonneux en noir sur blanc qui laisse le tout-venant indifférent ou une enceinte avec du bon son qui distrait et rassemble durablement des centaines de passants à Châtelet ?

QLF TBK

LEXIQUE QLF :

  • QLF : Que La Fac, mouvement pirate dans et par-delà les facs qui exploite les failles du système capitaliste pour en détourner frauduleusement les trésors, en saboter joyeusement les fondements dans tous les aspects de la vie. Le mouvement QLF est basé sur la gratuité, la fête, l'entraide. Est QLF tout individu ou bande qui extrait son gagne-pain et ses plaisirs, se tient en sécession du règne du capital.
  • Rond-point étudiant, forme-rond-point QLF, zone QLF : Des crêpes sur une table, une enceinte JBL, un ballon de foot et des sourires ; forme éphémère et nomade génératrice d'affects et liens incontrôlables par le pouvoir parce que politiquement séparés du capital et matériellement autonomes des rapports marchands.

18.11.2024 à 12:05

Lettre au camarade Rodrigue Petitot et à tous les Martiniquais.e.s qui luttent pour leur dignité et leur émancipation

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« Votre lutte nous inspire, nous éclaire, et surtout nous oblige »

- 18 novembre / , ,
Texte intégral (6614 mots)

Le 11 novembre dernier, Rodrigue Petitot meneur du RPPRAC [1], a rendu visite à Jean-Christophe Bouvier, préfet de Martinique. Si la discussion semble avoir tourné au malentendu, il était interpellé dès le lendemain et poursuivi pour violation de domicile, menaces, intimidation et violences sur des personnes dépositaires de l'autorité publique. Après une tentative avortée de le juger en comparution immédiate, il a été remis en liberté dans l'attente d'un procès en janvier. Un ami guadeloupéen nous a transmis cette longue lettre d'analyse et de soutien à M. Petitot ainsi qu'à toutes celles et ceux qui en Martinique résistent et s'organisent.

Salut Camarade, on ne se connaît pas encore, mais depuis la Guadeloupe où je suis avec un mélange de fierté, d'admiration, d'envie et de frustration (je ne peux pas me résoudre à ce que le peuple guadeloupéen que nous sommes soit aussi anesthésié et tarde trop à joindre une lutte qui ne pourra se gagner qu'ansamm ansamm) votre belle et juste révolution, je tenais à t'écrire ces quelques lignes. Afin de t'apporter tout mon soutien, si cela peut t'aider à supporter cette épreuve. C'est donc simplement comme cela a toujours été le cas dans la lutte des opprimés, un de ces gestes de solidarité et d'amitié sincère sans lesquels les luttes ne peuvent pas aboutir. En 1967, lors d'une glorieuse grève à Saint-Nazaire, les enfants de des métallurgistes des chantiers navaux sont accueillis par les mineurs de Decazeville, qui avaient eux mêmes envoyé leurs enfants à Saint Nazaire pour tenir une longue grève quelques années plus tôt, afin de soulager leurs parents de la charge parentale, et qu'ils puissent se concentrer tout entier sur la mobilisation. Nous avons besoin aujourd'hui d'une solidarité analogue, voire idéalement plus nouée encore que celle-là, plus forte et plus à même de résister à la violence nouvelle qui s'abat sur tout le globe contre ceux qui luttent et refusent de se laisser marcher dessus. Solidarités qui avaient été patiemment tissées par l'éducation populaire, les soirs de réunions syndicales, les combats menés en commun, les moments de fête aussi ; de vraies fêtes qui célèbrent les luttes et le plaisir d'être grands ensemble. Ces liens que des décennies d'agression capitalistes et patronales ont violemment incendié. Si tu as le temps de lire cette lettre, considère-là comme celle d'un camarade inconnu comme il y en a, sois-en certain, d'innombrables ici et ailleurs qui s'accordent avec toi et avec toutes les Martiniquaises et les Martiniquais qui luttent pour leur dignité dans cette période que j'imagine, pour toi en particulier être très, très difficile.

Et comment en serait-il autrement ? Pour quelles raisons est-ce que les pouvoirs économiques békés, et leurs relais politiques préfectoraux et étatiques te laisseraient-ils tranquilles ? Tu dois bien évidemment le savoir puisque tu en as fait l'expérience ces derniers jours : ils essaieront de te briser, physiquement comme cela a déjà été le cas lors de ton arrestation, moralement comme cela sera le cas lorsqu'ils vont — sois-en sûr — trouver des moyens de s'attaquer à toi et à tes proches, pour te salir, d'humilier, te faire passer pour un criminel, ou plutôt un terroriste puisque chaque mobilisation sociale et tout désir politique d'émancipation est a priori présentée par les chiens de garde des médias dominants aux ordres du complexe néolibéral comme un attentat. Attentat à quoi ? À l'engrangement des profits ? À la destruction des sols, des terres, des ressources, du futur de nos enfants et de nos pays ? À la perpétuation d'injustices intolérables et de systèmes impérialistes qui prennent trop de temps à crever ? À la domination économique, politique, symbolique, linguistique, territoriale, de tout un peuple ? Ni BFMTV ni France Antilles ni Martinique la première ne peuvent avoir ni l'intérêt ni la possibilité de dire cela.

En tant que camarade je te le dis : nous ne pouvons pas gagner la bataille des médias dominants, l'espace politique est médiatique et vice-versa, et c'est une chasse gardée : moitié détenue par les milliardaires logiquement intéressés à la défense du statu quo de l'exploitation, moitié aux ordres des responsables politiques, et ne peuvent donc produire que du journalisme de préfecture ou de la désinformation plus ou moins grotesque, toujours dans l'intérêt de l'ordre social et politique dominant. Il faut donc être fort mentalement et affectivement. Parvenir à résister au concert des opprobres, des désinformations et des présentations biaisés qui inondent le champ médiatique. Brouhaha réactionnaire du rappel à l'ordre qui vise bien à imprimer de force dans nos esprits, par matraquage, répétition, chambre d'écho et boucles de reprise, la voix des maîtres. Il faut que tu ailles puiser, et ce que tu as d'ores et déjà fait montre que tu en es capable, des ressources de courage et de dignité et de générosité de coeur et de tête que rien dans le monde social dans lequel nous vivons ne nous pousse à acquérir, à cultiver, voire à seulement envisager être possible. Il n'y a pas j'en suis certain, un seul agent de l'émancipation qui n'ait pas été sali publiquement ou persécuté, c'est logiquement et mécaniquement impossible. Dans ces cas-là, tous les soutiens sont bons : famille, amis, collègues, camarades de luttes, même ceux que tu ne connais pas. Kimbè rèd, pa lagè ayen, sé coq doubout ki ka gannyé komba. Dans les inévitables moments de doute, sache que tu n'es pas seul, et qu'en Hexagone dans une usine Michelin, là sur un barrage au Mont-Dore, ailleurs dans une réserve autochtone à Standing Rock, et à tant d'autres endroits, des camarades comme toi se soulèvent aussi contre l'oppression. Ils et elles sont avec toi, ne l'oublie pas, nos luttes mutuelles sont une seule et même lutte, qui nous honore, nous oblige, nous relie, et nous élève. Face à cela, ce que les chiens de garde médiatique disent de toi et de la révolution du peuple martiniquais n'est pas très original : ouaf, ouaf, ouaf. Rien à voir avec la musique que tu entendras si tu tends l'oreille vers tous ces camarades qui luttent partout dans le monde, et qui te soutiennent, au son du Ka, de la conque à lambi, des tambours prolétaires, ou des chants de lutte qui illuminent nos cœurs. Ils vont te salir, c'est un passage obligé de tout engagement dans la lutte, ne te laisse pas parasiter par ces calomnies, c'est du tout réchauffé, du tristement déjà-vu : un simple ouaf, ouaf, ouaf qui se réverbère.

Je tiens tout de même du fond du cœur à te, à vous dire à tous et toutes merci. La séquence où tu te dresses face au préfet, tout vêtu d'un beau costume blanc mi-colon de l'AOF, mi-amiral de frégate (et c'est sans doute ce qu'il pense être ce monsieur, un capitaine tout puissant qui peut envoyer aux fers les matelots désobéissants qu'il considère comme appartenant à une humanité inférieure à son aristocratisme de droit divin), mi-personnage de sitcom de la croisière s'amuse (pendant que les matelots et les femmes de chambre et les serveurs et les mécanos triment en silence) pour exiger de lui qu'il t'accorde un entretien, et bien ce geste il est magnifique.

Il m'a redonné espoir à un moment où, je pense ne pas être le seul, l'accumulation des oppressions, des vexations, des génocides, des fascismes triomphants, me plonge dans un climat étouffant où nulle résistance ne semble plus possible. Où partout où je regarde il n'y a que profits faramineux sur le dos de la planète et des travailleurs.ses brisés, exactions, oppression politique des peuples, destruction des quelques îlots de solidarité et de mécanismes de défense contre le chacun-pour-soi, criminalisation des manifestants, arrestation des opposants, fascisme, fascisme, fascisme partout. Alors que nos luttes sont souvent d'arrière-garde, des manœuvres défensives ou des baroud d'honneur, à l'heure ou parce que la stratégie du choc et des cibles mouvantes nous laissent catatoniques et sidérés par la violence des agressions contre nos droits et notre dignité, et qu'il semble que nous avons perdu l'envie de MONTER A L'ASSAUT DU CIEL BORDEL !, merci pour ce geste. Geste qui rappelle comme disait Montaigne qu'aussi haut soit le trône que l'on occupe, on y est jamais assi que sur son cul. Derrière tous les autocrates, tous les policiers qui fanfaronnent derrière leurs 30 kg d'équipement, leurs armes létales et leur impunité systématique, derrière les monarques jupitériens qui humilient tout un peuple chaque jour un peu plus, il y a, mais nous l'avions oublié, des hommes qui ont peur. Qui se pissent dessus quand ils font face à des hommes et des femmes libres, déterminés à lutter pour la justice et la liberté.

Alors que toute révolte semble fatalement devoir ou bien se murer dans des actions symboliques inefficaces, ou bien affronter une répression féroce : flashball, LBD, grenades de désencerclement, lacrymo, crânes brisées par les tonfas de la BRI et de la BAC, répression judiciaire d'une violence inouïe, servie par des lois scélérates qui désormais criminalisent l'intention de participer à une manifestation en vue de commettre des dégradations, il faut que la peur change de camp. Juger l'intention, et prétendre percer à jour des projets non-encore réalisés, la France est en avance sur Minority Report il semblerait. L'État de droit, comme l'a récemment soutenu publiquement un ministre de l'intérieur fasciste et xénophobe nommé arbitrairement par un autocrate à la dérive à la suite d'un vol parlementaire jamais vu l'a opportunément rappelé : l'état de droit est déjà mort quand on dit publiquement qu'il n'est pas intangible.

La répression donc s'abat déjà sur vous, et il est rigoureusement inconcevable qu'elle ne s'abatte pas avec une violence d'autant plus féroce que le rapport de force dans la rue, sur les ronds-points, dans les cours, dans les immeubles, dans les maisons, dans les salles de réunion, sur les chantiers, dans les arrières-boutiques, sur les parkings, dans les discussions entre travailleurs, sera à votre avantage : sois fort, soyez forts, c'est à dire non seulement solidaires, tactiquement impitoyables, et convaincus que vous luttez pour la justice : pas de martyrs cependant, s'offrir en patûre à une justice muselée par les ministères et les consignes politiques n'amènera pas d'avantage tactique décisif, et ne pourra que décourager les camarades. Parce que nous, nous sommes humains et donc ne pouvons pas assister impassibles à la destruction d'une vie humaine par l'institution judiciaire, c'est pour cela que nous ne sommes pas comme eux et ne le serons jamais : la souffrance des autres humains ne peut pas nous laisser indifférents, JAMAIS ! elle nous révolte, nous insulte parce qu'elle nous touche nous en touchant les autres, elle nous requiert et nous oblige, son abolition nous appelle impérieusement. Et peut-être ne s'agit-il que de cela au fond : de la capacité à voir des enfants déchiquetés par des bombes, des anciens qui font les poubelles avec des retraites de misère, des pays ravagés par le chlordécone, des cultures et des dignités humaines piétinées au sol et de pouvoir ou non se dire que, au fond, tout va bien, ou que tout ne va pas si mal puisqu'on a acheté un appareil à panini en promo à Carrefour la veille.

En revanche, et c'est un conseil d'expérience : ce n'est jamais le même rendu de jugement que va prononcer le magistrat lorsque la salle d'audience est bondée par tous les manifestants, sympathisants, amis, famille, collègues, connaissances qui viennent faire pression pour que la justice soit rendue au nom du peuple, et non des intérêts privés et des exploiteurs : solidarité donc, ce qui veut dire qu'à tous les jugements, toutes les arrestations, il faut être le maximum possible. Et pas seulement pour produire un effet de nombre et de masse (tout de même un peu), mais pour rappeler ce qui est en jeu : à la personnalisation ou à l'hyperindividualisation de la peine et du jugement, il faut opposer le caractère politique donc collectif de ce que vous faîtes, et de ce pour quoi vous luttez : c'est de l'avenir de votre peuple, du peuple martiniquais qu'il est question, et pas d'untel ou untel qui va servir de victime expiatoire au glaive néo-colonial.

Sois fort donc, ne te laisse pas miner par le doute : parce que le doute va t'assaillir c'est certain, tu vas songer et ruminer, on te poussera à songer et ruminer et à remettre en cause ce pourquoi tu luttes : ici encore, rien d'autre que de la mécanique et du quantitatif : quand dans tous les journaux et médias dominants on va te présenter comme un criminel, un incendiaire, un agitateur, il n'est pas humainement possible de ne pas douter devant autant de fausses évidences matraquées jour et nuit. Cela a toujours été comme cela dans la lutte, et tous les camarades honnêtes, de nouvelle-Calédonie, de Guyane, d'Hexagone, du Chiapas, de Standing Rocks et d'ailleurs te diront la même chose : ce que tu fais est juste. Le combat pour l'émancipation est le seul qui vaille, et le seul qui donne sa valeur à la vie humaine. Tu ne te bats pas pour t'enrichir, ni pour des intérêts privés financiers (ce que tes adversaires font), ni pour imposer à autrui une domination sans partage qui t'arrangerait. Alors ce que tu fais est juste, et notre rôle à tous et toutes est de participer à notre mesure à ce combat pour la justice et l'émancipation, pour la dignité et la liberté.

J'admire vraiment ce que vous faîtes : lorsque vous avez quitté la table des négociations qui actait un accord, un protocole, un papier, bref un document de promesses abstraites non-contraignantes qui n'acte rien d'autre que la prise de conscience par nos adversaires de leur intérêt à lâcher aujourd'hui tactiquement du lest, de peur de perdre bien plus que ce qu'ils peuvent, sans trop d'effort abandonner, vous leur avez opposé l'autre objectif de cette lutte : bread and roses disaient les camarades du siècle dernier : oui, il faut se battre toujours pour le pain, pour pouvoir se loger décemment, pour pas prendre d'infections pulmonaires à cause de murs humides au travail, pour ne pas passer sa vie à obéir à une machine ou à un contremaître dans un entrepôt, pour avoir des tickets resto, avoir plus de pauses, pouvoir organiser son poste de travail, gagner des jours de congés en plus, avoir des paniers repas payés par les employeurs qui se payent sur la valeur ajoutée que nous produisons et qu'ils nous volent, augmenter les salaires, bien sûr. Bien sûr. Mais il y a toujours plus. Toujours un horizon qui polarise toutes ces victoires partielles dont nous avons cruellement besoin, pour éviter par exemple, que des salariées de 63 ans fassent des AVC sur leur lieu de travail (je te parle du Crédit Agricole des Abymes) parce qu'elle a été harcelée depuis 8 ans par sa hiérarchie : c'est ça qui nous différencie d'eux : comment est-ce qu'on peut décemment accepter un monde où une femme de 63 ans crève à son taf parce qu'elle est harcelée par un tortionnaire de manager ? Et où est-ce qu'il faut regarder pour faire comme si ce n'était pas un scandale absolu ? Et jusqu'à quand il faut regarder ses pompes en courbant la tête ? Bread and roses, et pas l'un ou l'autre, les deux toujours ensemble. Et cela les capitalistes le savent, et ils ont compris qu'on peut amputer un mouvement de lutte d'une bonne partie de ses éléments les moins combattifs et les plus précaires en accordant des miettes ici et là. Et il est tout aussi nécessaire de faire comprendre aux dirigeants qu'en Martinique et en Guadeloupe particulièrement, les miettes ne suffisent plus, n'ont jamais suffit et ne suffiront plus jamais.

J'ai pour ce pays que j'aime, bien que je n'y sois pas né (mais « son pays » je crois c'est celui où l'on sent au fond de soi que l'on est devenu un vrai humain au delà de l'enfance, et là où on est prêt à souffrir et lutter jusqu'au bout pour ceux avec lesquels on partage au quotidien sa vie, ses galères, ses espoirs et son amour, au fond) un amour profond, et de deux choses l'une : ou bien il est possible, en Guadeloupe, en Martinique, en Nouvelle Calédonie, en Guyane, en Polynésie de former et d'instituer des sociétés libres, ou bien je ne vois pas vraiment où cela sera possible : les conditions objectives sont là : nous sommes 400 000 environ, soit la population d'une agglomération moyenne d'Hexagone. Nos îles sont des villes potentielles, avec tout ce que cela peut augurer d'un municipalisme libertaire : à 400 000 il est plus facile de se mettre d'accord qu'à 70 millions, et l'insularité est notre chance politique. Tout à rebours des sujétions à l'État central, il faut que nous nous réapproprions tactiquement et politiquement la possibilité de décider ensemble de ce que nous voulons pour notre avenir et celui de nos enfants, en fonction de nos avantages tactiques, naturels, maritimes, agricoles, traditionnels, humains : poussent chez nous dans la terre polluée pour les 800 années à venir au chlordécone tout ou presque. En grec on dit poison et remède avec un même concept : pharmakon. Et ce qui distingue entre poison et remède c'est le simple dosage. Le taux de cancer de la prostate qui tue nos anciens en silence (dans le silence des non-lieux des tribunaux et l'indifférence massive au caractère politique du problème), dérègle le fonctionnement hormonal de nos enfants et leur impose des pubertés précoces, empoisonne la mer et la terre de nos îles est là pour rappeler qu'il ne sera pas simple de faire de ce poison un potentiel remède.

Mais c'est possible. La Guadeloupe et la Martinique forment des ingénieurs agronomes, ou plutôt il faut se réapproprier collectivement les moyens politiques de former des agriculteurs qui soient toutes et tous des ingénieurs agronomes pour faire de cette violence du chlordécone une occasion de réorienter la production. Il faut arracher les moyens financiers et politiques de former ici des chimistes, des ingénieurs, des agronomes et des écologues pour dépolluer les sols. Les dépolluer et les rendre à leur vocation vivrière première, aux antipodes de leur accaparement pour des cultures d'exportation : comment peut-on contester que les cultures d'exportation bananières et cannières ne soient pas le symbole d'une sujétion agro-industrialo-alimentaire au système des importations cadenassées par les groupes capitalistes békés ? Les traditions d'autosuffisance alimentaire de Guadeloupe et de Martinique, constituées et affinées dans la douleur et la famine bien sûr, doivent devenir le pilier de notre émancipation future, et se substituer au consumérisme asservissant qui sévit depuis 40 ans : pas de liberté le ventre vide, et surtout pas de désir d'émancipation politique et de liberté le ventre vide, la grande distribution l'a bien compris qui exerce ce gastro-pouvoir sur tout un peuple.

Ce que vous faîtes est grand, ce que vous faîtes est ardu, et peut-être n'aboutira pas immédiatement au résultat désiré. Qu'à cela ne tienne ! Quand je te vois ramener le préfet à ce qu'il est, à savoir un ensemble de tendons, de muscles, de chair, qui mange, pisse et chie comme n'importe quel autre être humain, quand je te vois toi et tes camarades désamorcer totalement l'effet escompté de son décorum de costume d'officier colonial britannique sorti d'un mauvais livre, je me dis que vous avez déjà gagné quelque chose : vous avez gagné, psychiquement et affectivement, la liberté de ne plus être médusé par l'autorité, de ne plus sentir comme une entrave insurmontable cette obéissance qui cogne dans nos têtes et dans nos ventres lorsqu'on relève la tête, cette entrave qu'on nous a inculqué dès le berceau.

Tu sais Bourdieu disait que la soumission et la domination symbolique c'est quelque chose que l'on a intériorisé depuis la prime socialisation, et que c'est bien à notre corps défendant qu'on sent notre coeur palpiter lorsqu'on défie l'autorité, que notre transpiration se fait plus abondante, que notre système hormonal s'affole pour nous contraindre chimiquement, de l'intérieur de notre corps dressé, à une obéissance bien moins coûteuse psychiquement que la révolte. Et oui, nous avons été des gamins obéissants avant d'être des adultes, oui on a pris des calottes de nos papas et de nos mamans, des coups de ceinture et des engueulades, oui on a subit les exclusions de cours, et puis la litanie de tous les châtiments que les figures d'autorité qui se sont succédés dans ce beau continuum autoritaire et carcéral qu'est la vie nous ont imposé. Mais s'émanciper c'est cela : Fanon, dont il faudrait que tout le monde chez nous au moins une fois dans sa vie lise peaux noires masques blancs et aussi l'an V de la révolution algérienne le disait déjà : c'est dans la lutte que l'on s'émancipe, que l'on se rééduque collectivement à n'être plus les esclaves, à notre corps défendant de ce système d'oppression. Qu'on se rééduque librement à ne plus l'aimer, cette obéissance aveugle et peureuse qu'on nous a fait aimer depuis qu'on est gosse. Il faut tuer en nous au plus profondément ce désir de servilité et d'obséquiosité, et bannir l'idée que ce sont les seules récompenses vraiment désirables dans notre vie. Pas de miettes. Pas de soumission.

Quelque chose pour moi de décisif est donc arrivé grâce à vous ce mois de novembre : des humains libres, des citoyens martiniquais ont tenu tête et corps à l'autorité incarnée dans tout ce décorum fantoche, mi-grotesque mi-grand guignol. Sérieusement ? Un préfet se pensant de droit divin un verre à cocktail à la main va sérieusement éconduire en 2024 des humains libres qui savent qu'il n'y a pas sur terre d'inférieur ni de supérieurs de nature comme on congédie des mendiants inopportuns ? Ces gens-là vivent en 1635, et pensent qu'ils ont un sang d'une autre couleur que le nôtre. Tout bleu à l'intérieur, tout vêtus de blancs à l'extérieur, ils ont la bureaucratie patriote et la vanité facile. Mais les baudruches préfectorales ça se dégonfle rapidement quand on les pique, et là le bougre a été piqué. Il a fait un saut dans le temps et a dû se rendre compte qu'il n'était pas l'envoyé de Dieu sur terre, et qu'il était juste un ensemble de tendons, de muscles, de chair, qui mange, pisse et chie comme n'importe quel autre être humain. Toujours assis sur son cul bonhomme, aussi haut que tu penses être ! Et c'est dommage qu'une cohorte de domestiques et de laquais te confortent dans cette pensée fallacieuse. Il t'a traité comme un laquais et tu lui as répondu en homme libre, et à voir la manière dont il s'est emporté, crois-moi il n'était pas préparé à cela, et là il a eu peur.

Et c'est ça l'émancipation : la peur change de camp, les maîtres se chient dessus, et se rendent compte dans un tressaillement d'effroi que derrière leur costume leur médaille et leur pouvoir, ils sont des corps qui chient, pas plus fort que des autres corps. Avec un sentiment de vertige, il a du se rendre compte que tout son pouvoir (mais c'est la nature de tout pouvoir que de ne pouvoir fonctionner qu'avec l'approbation extorquée de celui sur lequel il s'exerce, c'est un fondement bien versatile) ne tient que sur la domination psychique du peuple. Sur du vent en fait. Sur des contraintes psychiques et grâce à beaucoup de peur produite et entretenue, depuis décembre 1959 et mai 1967 et tant d'autres dates, beaucoup d'idéologie et d'abstractions, une bonne dose de complicité coupable, mais au fond, vraiment pas grand chose. Pascal déjà le disait : toute cette pompe, toute cette autorité, c'est de l'arbitraire pur qu'on a revêtu des habits dorés de la justice, mais le jour où le peuple s'en rend compte, et ben voilà, le roi est nu. Là, le préfet était tout nu, malgré son joli petit costume sorti du pressing. Tout nu dans sa corporéité, et laid, comme seuls sont laids les oppresseurs qui ont peur et qui commencent à comprendre que leur règne s'effrite.

Cela personne ne pourra vous l'enlever, et je te le redis : c'est pour ça que le vie vaut d'être vécue : « — Ô gentilshommes, la vie est courte ; — mais, employés lâchement, ses courts moments seraient encore trop longs, — quand même, à cheval sur l'aiguille d'une horloge, — la vie s'arrêterait au bout d'une heure. — Si nous vivons, nous vivons pour marcher sur la tête des rois ; — si nous mourons, il est beau de mourir, quand des princes meurent avec nous ! — et quant à notre conscience, toute prise d'armes est légitime — quand le but en est équitable ! » Shakespeare l'écrivait déjà, et bien sûr ! À quoi bon vivre si ce n'est pas pour marcher en chantant et en dansant sur la tête des rois ?

Pour quoi d'autre sinon ? Il y a plus de joie et de beauté dans ce que vous avez fait que dans tout ce qu'une vie de consumérisme stérile pourra jamais nous procurer : franchement, qu'est-ce que pourrons jamais nous apporter des grilles-pains bas de gamme, des voitures connectées et des écrans plasma de plus en terme de jouissance et de sentiment de respect de soi que cela ? Est-ce qu'au soir de notre vie on repensera à toutes ces bonnes promos qu'on a chiné dans le catalogue Hayot ou Despointes ? Non. Certainement pas. Ce qui restera ce sera les moments de lutte, les instants où notre liberté et de dignité on été plus que des mots. Ça c'est la joie, sentir que les entraves qu'on a accumulé au cours des ans et des résignations craquent sous la poussée de quelque chose de plus fort, de plus juste, de plus beau. Vouloir libère, et se libérer c'est avant tout vouloir en acte être libre. Bravo à vous et merci pour ce rappel. On a beau essayé de s'abrutir collectivement (et pour le coup, on est généreusement aidé à le faire), il y a des sentiments qui ne trompent pas, qui ne peuvent pas tromper et qui ne tromperont jamais même le plus aliénés des obséquieux aliénés : il n'y a rien de plus beau que la dignité humaine en acte, et rien qui vaille la peine de vivre sinon que de lutter pour la justice et la liberté. Cela vous l'avez montré, raccrochez-vous-y dans les moments difficiles, et soyez convaincus que si vous l'avez fait, d'autres peuvent le faire.

Alors c'est certain, ça prendra du temps. Beaucoup, beaucoup, beaucoup de temps et énormément d'efforts, d'éducation, de discussions, de critiques, d'emportements, d'échecs aussi. Comme il a fallu — encore une fois ce n'est qu'une question de mécanique — beaucoup, beaucoup de violence, de cruauté, de vexations, de viols, de spoliations, de coups de fouet, de châtiments, pour briser le corps et les esprits de peuples entiers réduits à l'esclavage afin de les démouner aussi radicalement, aussi inhumainement. Tu sais quand je relis Peaux noires masques blancs, ou je te le conseille également si tu ne l'as pas lu, le livre d'Albert Memmi sur le double portrait du colonisé et du colonisateur, je me dis que les luttes des anciens n'ont pas été menées à leur terme : trop d'obséquiosité, trop de respect ou d'amour du chef encore, trop de servitude volontaire, trop d'amour pour la consommation et l'ostentation, trop peu de conscience politique chez nous. Pour plein de raisons. Qu'il faut assez urgemment à mon avis mettre au clair pour se regarder en face et arrêter de se mentir collectivement. Pour arrêter de servir des maîtres au détriment de nous-mêmes et de nos enfants. Pour arrêter de troquer des miettes et des susucres contre notre dignité.

Et encore une fois, il ne faut pas culpabiliser, loin s'en faut : il ne peut pas en être autrement avec l'histoire que l'impérialisme, le colonialisme et l'esclavagisme ont imposé. Mais on peut, c'est cela la liberté, même depuis les tréfonds de l'oppression mentale et politique, se soulever. Et c'est parce que les dominants le savent qu'ils déploient autant d'efforts pour étouffer la moindre étincelle, le moindre brasier de dignité en nous : cette année tu sais on commémore les 70 ans du début officiel de la guerre d'Algérie. Décidément l'histoire officielle française est bien sélective : l'Emir Abdelkhader avait combattu l'impérialisme français presque un siècle auparavant, avant d'être maltraité et brisé, déporté par les autorités coloniales. Quelques temps avant que notre camarade Tein soit déporté à Mulhouse loin de sa terre ancestrale spoliée c'était — la gestion coloniale des autochtones est vraiment d'une continuité exemplaire — les Algériens révoltés qu'on déportait en Nouvelle-Calédonie. Et bien, j'ai écouté récemment dans une émission de radio les voix des Fellagahs qui racontent comment ils ont rejoint le maquis : ce sont des anciens maintenant et ils disent tous le Maquis, car oui, l'armée française à l'époque agissait très strictement en Algérie comme les Nazis même que les résistants et les troupes coloniales avaient vaincu en France en sacrifiant leurs vies : camps d'internement, largage de napalm que le général Aussaresses avait dans une note ordonné d'appeler « bidons spéciaux », tirs à vue sur des enfants depuis des avions, exactions, viols, tortures systématiques, exécutions de Larbi ben M'hidi déguisé en suicide. Et ben ces voix, elles viennent d'ailleurs et pourtant je n'ai pas pu m'empêcher de penser que ces gens là étaient de ma famille, et qu'avec une dignité qui vraiment m'a mis les larmes aux yeux, ce qu'ils disent me rend fier d'être humain. Et c'est pas tous les jours qu'on entend des voix qui rendent fiers d'être humain. Prends le temps de les écouter, si jamais tu as un coup de mou, c'est l'émission LSD de France culture de la semaine dernière, ça chauffe le coeur comme seul peut le faire un autre humain digne qui se bat pour le respect de sa valeur et pour la liberté de son peuple.

Je ne crois pas qu'il y ait de raisons de penser, en tout cas ce ne peut pas être une hypothèse tactique qui fonctionne, que les dirigeants capitalistes et néo-coloniaux français se comportent d'une autre manière que leurs aïeux à eux : la réalité du continuum colonial du maintien de l'ordre est établi scientifiquement, par Laurent Bonnelli, Muchielli et tant d'autres études précises et détaillées. La BAC qu'on vous envoie, c'est celle-là même que le préfet de sinistre mémoire Bolotte avait créé, lorsqu'après avoir orchestré les massacres de mai 1967 et désigné Jacques Nestor à un tireur embusqué pour qu'il l'abatte, il avait été nommé préfet en Seine saint-Denis, pour poursuivre son oeuvre de dressage des populations immigrées issues de la colonisation, cette fois-ci dans l'Hexagone. Face aux forces de l'ordre, il existe un certain nombre de techniques, de tactiques qui permettent de déjouer, en partie, leurs tentatives, leurs violences, les mutilations qu'elles n'hésiteront pas à vous infliger, en sachant pouvoir jouir de l'impunité totale qui caractérise leur exactions : ni Adama Traoré, ni Zihed et Bouna, ni Angelo, ni Steve, ni tous les autres Gilets jaunes n'obtiendront justice, puisque c'est la police qui les a tué, et que la justice d'un régime autoritaire et policier ne peut qu'avaliser les actes d'une police dont elle est strictement dépendante.

Protège-toi, Protégez-vous, pas de martyrs. Parce que le rapport de force technique est inégal : inégal et asymétrique ne voulant pas dire impossible à renverser, ou à exploiter stratégiquement : des tactiques existent, que des camarades d'ici ou d'ailleurs vous en avez déjà éprouvées certaines, qui pourraient fonctionner.

Camarade, la liste de ce que je souhaiterais t'écrire est trop longue pour une simple lettre, alors je te le redis : de Guadeloupe, un camarade que tu ne connais pas t'apporte tout son soutien moral et toute son amitié, et te remercie pour ce que tu et vous avez déjà fait, avec tous les camarades du RPPRAC, pour notre dignité : rien de plus beau que des femmes et des hommes qui luttent debout contre l'injustice, le mépris, l'autoritarisme, l'oppression et l'exploitation. Rien de plus à même d'allumer en chacun et chacune de nous, derrière les vomissures médiatiques des médias d'État réactionnaires et des gueules fascistes puantes au garde-à-vous, une étincelle de dignité que nous n'aurions jamais du laisser s'éteindre. Le passé immédiat n'est pas riche en victoires, c'est donc vers l'avenir qu'il faut nous tourner, et prendre collectivement notre revanche sur les défaites passées : la pression du totalitarisme sanitaire pendant le Covid, la violence judiciaire et la brutalité policière pendant les Gilets jaunes, la loi Travail, la réforme des retraites et BORDEL ! Et toutes ces luttes que nous n'avons pas su gagner. Pas encore. Simplement, pas encore. Mais bientôt parce que c'est une question de vie ou de mort.

Je pense qu'on passe à côté de l'essentiel si on ne comprend pas que nous sommes à un point de bascule décisif, littéralement une crise pendant laquelle ou bien l'organisme survit ou bien périt : de Gaza à Nouméa, de Fort-de-France au Chiapas, de Pointe-à-pitre jusqu'à Notre-Dame-des Landes, il faut inventer des solidarités nouvelles à même de faire face aux alliances objectives de tous les oppresseurs qui, eux, ne connaissent pas de frontières ni de limites. Steve Bannon conseille Trump et vient donner des leçons tactiques au FN, les groupes békés sont autant à l'aise chez eux à Jarry qu'à l'Elysée, Bolloré exploite les ressources de l'Afrique et pollue l'esprit des français : il faut que nous posions urgemment la question : comment faire pour résister à ce complexe capitalisto- autoritaire sans frontières, sans vergogne, sans honneur, sans respect pour l'humanité ?

Je te quitte avec ce poème de Brecht que j'aime beaucoup, qu'avec mes amis et camarades nous avions découvert pendant notre première lutte sérieuse, il y a déjà un petit bout de temps de cela. Et où nous avions commencé à comprendre que rien, strictement rien de beau, de libre, d'exaltant ou de désirable dans cette vie et ce monde ne nous sera octroyé gentiment de la part de nos maîtres. Où, grandes ornières de gens ensembles passés sous silence, nous avons compris qu'il faudra se battre, faire des sacrifices, prendre des coups, prendre des peines en correctionnelle, se faire gazer, se faire intimider chez soi par des RG, se faire insulter par des ministres corrompus, se faire traiter de preneurs d'otages, d'incendiaires, de quasi-criminels pour espérer pouvoir l'arracher, cette liberté qui seule vaut la peine. Je te l'offre avec toute mon amitié comme un viatique qui m'a soutenu pendant des moments difficiles, pendant des luttes que j'ai perdu, comme j'espère qu'il saura te soutenir et vous soutenir tous dans ces rudes mais beaux moments qui vous et nous attendent. Ne lâchez rien, continuez d'être aussi forts et dignes que vous l'avez été, votre lutte nous inspire, nous éclaire, et surtout nous oblige :

« Quand ceux qui luttent contre l'injustice Montrent leurs visages meurtris Grande est l'impatience de ceux Qui vivent en sécurité.

De quoi vous plaignez-vous ? demandent-ils Vous avez lutté contre l'injustice ! C'est elle qui a eu le dessus, Alors taisez-vous

Qui lutte doit savoir perdre ! Qui cherche querelle s'expose au danger ! Qui professe la violence N'a pas le droit d'accuser la violence !

Ah ! Mes amis Vous qui êtes à l'abri Pourquoi cette hostilité ? Sommes-nous Vos ennemis, nous qui sommes les ennemis de l'injustice ?

Quand ceux qui luttent contre l'injustice sont vaincus L'injustice passera-t-elle pour justice ? Nos défaites, voyez-vous, Ne prouvent rien, sinon

Que nous sommes trop peu nombreux À lutter contre l'infamie,

Et nous attendons de ceux qui regardent Qu'ils éprouvent au moins quelque honte »

Bien à toi,

Un camarade Guadeloupéen


[1] Rassemblement pour la protection des peuples et des ressources afro-caribéens.

18.11.2024 à 11:26

Naufragère

dev

« Nous archivons en masse et les jours se dissolvent. » Natanaële Chatelain

- 18 novembre / , ,
Texte intégral (799 mots)

Comme elle est devenue rare la nuit de notre imagination,
rare l'évasion à tue-tête de la pensée.
Nous archivons en masse et les jours se dissolvent.
Le souvenir de ce qui a été détruit décline – point aveugle
au beau milieu du savoir. Au beau milieu du savoir
le temps décompté.

La nature est encore verte, mais le paysage
un fossé qui ne parvient plus à contenir les morts.
La vie muette nous regarde –
rétine irradiée où le monde se pose… cendre naufragère
sur le bitume brûlant.
L'hiver ne revient pas. La nuit avorte.
Nous vivons au rendement, par élimination :
une mémoire après l'autre.
Dans le hangar à bestiaux, l'œil du veau gonfle,
déborde ce qu'il voit
puis fixe l'infini dans l'étendue des camps.

Et voilà que le destin nous lâche, que les normes nous remplacent –
cataracte de notre humanité augmentée – les images
réduites à des stéréotypes auxquels nous adhérons avec fureur.
Nous bousillons nos forces à force de renoncements,
langue morte à nos portes, à nos lèvres.
L'ombre des corps tombe en poussière… l'âme flanche
contre la transparence des mots.
Difficile d'y voir clair dans ce monde aux enchères,
propre, muséal. Difficile d'y voir clair
dans ces empilements de soi dématérialisés – mur de l'oubli
où l'ego prend toute la place, avec
ses tics domestiques, son amour domestique.

Je regarde dans le passé, mais la flaque est trop petite
pour retrouver la nuit au fond.
L'histoire commémore ses morts jusqu'à désintégration.
La conscience – un nom ancien ridiculisé.
L'argent devient la mesure de nos rêves, la règle
qui règle nos échanges… on n'a même plus le courage
de dire ce que l'on pense.
Je regarde dans le présent et je vois l'agitation s'agiter
et je vois l'humain s'auto-suffire dans le miroir vide
d'une intelligence artificielle : objectivité, bonté glaciale,
pensée unique. Ici, l'altérité n'existe pas !
Mise à jour quotidienne de notre effacement… Résister,
c'est s'adapter ! Le tour est déjà joué.
Être reconnu – dans quel monde
si pour cela on achète le regard de l'autre ?

Face aux plans d'urgence, aux situations de crise,
j'exerce mon droit à la naïveté de penser
que le monde existe,
que la vie n'est pas une abstraction.
J'exerce ma seule force, ma miette de force
celle de déménager l'ordre des phrases, l'ordre des choses,
l'ordre des mots dans la phrase. L'anarchie
est une solitude qui n'a pas peur d'inventer son langage,
une connaissance climatique de bouleversements silencieux.
L'appel d'air est son ouvrage. Elle se mêle au vivant –
cendre naufragère sur le bitume brûlant.

Encore j'entre dans les mots.
Encore j'exerce mon droit à la naïveté de penser
que la parole n'est pas une promesse hors du temps –
elle fraye dans une fidélité à reconduire.
Je m'efforce d'en trouver la pente raide !
Et ce n'est pas une explication qui vient, mais
une incomplétude. Ce n'est pas la formulation d'un espoir,
mais une preuve de vie.
Tenir dans l'intranquillité d'une beauté vulnérable,
sans garant, sans rachat de l'âme.
Juste la matière insolente où je puise ma forme.
Non pas, je pense donc je suis, mais
j'y suis donc je pense.

À Paris, novembre 2024
Natanaële Chatelain

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