12.05.2025 à 11:47
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Walter Benjamin dit quelque part que le salut viendra des enfants. Mais si les enfants sont affamés, assassinés ?
Alors chaque enfance affamée, tuée, reviendra hanter ce monde pour le briser. Toutes désordonnées, elles accompliront quelque chose de grand, d'innocentant pour l'air, en se vengeant de la mort aux apparences de vie : l'humanité.
Qu'il vienne, qu'il vienne, le temps des assassins des assassins.
Cela commença sous les cris des enfants, cela finira plein de leurs rires.
Et ce seront Déluge et Cataracte, qui verront Israël tomber : du ciel à la terre. Quoique plus lent que l'éclair. Et toute la théologie enterrée, rendue au sol ! Et toutes les prophéties par cette dernière. Car seul qui tombe se fend. Et seul s'ouvre à la fugue qui se fend.
— Diable ! Qui l'eût cru, que la grâce : c'était la chute ?
Atelier Oncléo
12.05.2025 à 11:45
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À propos de L'imaginaire colonial au cinéma d'Alain Brossat Alain Naze
- 12 mai / Avec une grosse photo en haut, Littérature, 2Le nouveau livre d'Alain Brossat vise à faire émerger un genre cinématographique inédit, celui du « film colonial ». La spécificité de ce genre tient d'abord au fait qu'il emprunte à de multiples autres genres, déjà cartographiés, comme le film noir, le western, le film d'aventures, etc., ou, plutôt, qu'il a existé jusqu'ici de façon seulement masquée, non nommée. C'est donc à un travail de décryptage auquel nous invite l'auteur, en mettant en place un ensemble d'indices, de constantes, de critères permettant d'identifier ce genre cinématographique derrière les étiquetages classiques.
Pour ce faire, l'auteur s'appuie sur une riche filmographie, qui, nécessairement non exhaustive, invite chacun à prolonger ce travail, consistant à affiner son regard, et à détecter la présence du genre propre au film colonial, à travers des productions diversement étiquetées. Il s'agirait de détecter, dans ces films, la présence de « la Colonie », sous des aspects divers, mais présentant des traits caractéristiques bien précis. Si ce genre cinématographique est resté jusqu'ici non apparent, c'est que la colonie se trouvait comme naturalisée, du fait de nos habitudes de perception et de l'insuffisance de nos problématisations – l'émergence de la pensée décoloniale a rendu possible une modification du regard, un étonnement face à ce qui, jusqu'ici, semblait non problématique, ou plutôt hors de toute saisie systématique. C'est que le film colonial, s'il peut présenter des traits caricaturaux (sur lesquels, généralement, on ne s'attarde guère, les jugeant comme témoignant pour des temps révolus), peut aussi se détecter à travers des productions beaucoup plus subtiles, jusque dans des films aux intentions nettement anticolonialistes. C'est aussi en cela que ce livre est précieux, en fournissant tout un appareillage conceptuel permettant non seulement d'identifier les traits caractérisant des films relevant franchement du genre colonial, mais aussi d'identifier certaines survivances d'éléments propres au genre colonial, dans des films qui, semblant rompre avec ce genre, en conservent pourtant certaines caractéristiques.
L'analyse des films les plus grossièrement caractéristiques du genre colonial constitue un passage obligé dans le travail effectué par ce livre, car elle permet de mettre en évidence des tendances lourdes propres à ce genre, ce qui permettra, dans la suite de l'ouvrage, de cerner les survivances, parfois difficilement perceptibles a priori, dans des productions cinématographiques plus ambiguës quant à leurs emprunts à ce genre. Autrement dit, les films coloniaux produits entre 1930 et 1960 nous semblent si éloignés de notre sensibilité actuelle que nous tendons à leur attribuer une « valeur archivistique et documentaire », éprouvant « leur radicale incorrection normative » (p.18). Mais, précisément, concernant ces productions, nous tendons à en éluder l'étrangeté, les considérant comme ringardes et kitsch, alors que, comme le souligne l'auteur, « chacun de ces films devrait être, pour nous, une piqûre de rappel, tant est intacte leur puissance remémorative, indissociable de la criminelle candeur avec laquelle ils donnent corps à l'idéologie coloniale et perpétuent les formes et les images qui s'associent à celle-ci » (p.19). Ainsi, c'est parce que ces productions datées seraient porteuses d'invariants du cinéma colonial qu'il s'agirait de les prendre au sérieux, de façon à saisir en quoi elles ne sont pas étrangères à notre temps, loin de seulement témoigner pour un passé révolu.
Le premier critère du film colonial sera donc d'être généralement un film d'aventures, situé dans un cadre exotique : exotisme du paysage, d'abord, empreint à la fois de « merveilleux » et d'une « inquiétante étrangeté » (p.27), univers prompt à embarquer le spectateur dans une forme de divertissement onirique. Or, Alain Brossat montre bien que ce rêve est moins innocent qu'on pourrait le croire : « ce rêve, c'est celui de la Colonie, avec majuscule, la colonie générique en général » (p.28). Autrement dit, la colonie inscrite dans ces paysages n'est pas la colonie des historiens, mais plutôt une forme de colonie-substance, circulant au sein d'environnements assez arbitraires, mais s'inscrivant pourtant presque toujours « dans un espace réel qui est celui de la colonisation occidentale » (p.28). La fluidité de la colonie peut se percevoir à travers le caractère interchangeable des lieux (un film situé en Indochine faisant l'objet d'un remake en Afrique équatoriale, par exemple), mais aussi de « l'indigène » (de type « générique » lui-même), puisqu'on n'hésitera pas, à l'occasion, à faire incarner un personnage japonais par un acteur coréen, par exemple, puisqu'il s'agit de mettre en scène le « type » asiatique. À cet égard, la Colonie ne sera pas peuplée à proprement parler d'êtres humains, mais bien plutôt d' « espèces », parfaitement distinctes : les Blancs et les indigènes, ou les autochtones. Les premiers se caractérisent par leur accoutrement (l'inévitable casque colonial notamment), mais surtout leur langue (phrases complètes à la grammaire correcte), ou encore par le fait d'être identifiés au moyen de caractéristiques personnelles, individuelles, marquées. À ce titre, ils seront les maîtres du récit (critère essentiel du film colonial), leurs aventures constituant la trame de l'intrigue. Les seconds, eux, relèveront bien davantage du décor, presque à titre de paysage : ils sont l'image de la nature, ou plutôt de la sauvagerie (faisant écho aux animaux sauvages), avec leur individualité quasiment gommée (un peu moins pour ceux qui sont au contact des Blancs, c'est-à-dire à leur service), leur expression dans des sabirs incompréhensibles, accompagnée de mimiques souvent grotesques. C'est donc bien une frontière entre « espèces vivantes qui ne se mélangent pas », selon une « grammaire des corps » (p.30) que dessine la Colonie.
Il ne s'agirait pourtant pas de penser que le film colonial se présente, frontalement, comme un plaidoyer pour la défense du suprémacisme blanc. C'est seulement que « ce motif y est établi au centre du tableau », constituant ainsi « la matrice du film colonial » (p.34). C'est là que se situe sans doute le nœud de la difficulté consistant à chercher à « sortir de cette configuration, de cette topographie à la fois mentale et pratique » (Ibid.). Difficulté à laquelle se confronteront les films post-coloniaux, ou même anticolonialistes, et qui indique bien que le film colonial déborde infiniment les intentions du réalisateur : « les méchants du film colonial deviennent éventuellement les bons du film post-colonial ou anticolonialiste, mais ce qui demeure invariant, c'est la description d'un monde divisé non pas simplement entre gens de statut social différent, riches et pauvres [là est toute la différence avec l'œuvre d'un cinéaste comme Satyajit Ray], mais bien entre maîtres et serviteurs (voire esclaves) et le fait que cette division est placée sous le signe de la race » (Ibid.). L'analyse, par l'auteur, du film Soldier Blue, de Ralph Nelson (1970) indique clairement cette difficulté, quand celle d'Élise ou la vraie vie, de Michel Drach (1970), à l'inverse, met en évidence des procédés cinématographiques et de narration permettant de dessiner des lignes de fuite hors de la topographie coloniale. Dans les limites de ce texte, on ne peut reproduire la richesse d'analyse de ces deux films, et l'on se contentera donc d'indiquer ici quelques caractéristiques qui font toute la différence. Dans le cas du film de Ralph Nelson, il est fréquemment présenté comme un western « révisionniste », déjà en ce qu'il vise à redresser un tort : là où l'ouverture du film se présente comme le massacre d'une colonne de l'armée par des Cheyennes, on comprend rapidement que cette action violente constitue plutôt une riposte au harcèlement dont les Cheyennes sont l'objet, depuis bien des années. Cette révélation provient des paroles d'une jeune fille, « jadis enlevée par les Indiens » : « Elle n'est pas seulement la narratrice à laquelle revient la charge de présenter un récit de l'histoire de la conquête de l'Ouest redressé, mettant en exergue le tort irréparable subi par les Indiens, elle est aussi la médiatrice culturelle qui tente de rendre le Blanc sensible à la façon dont l'Indien perçoit le préjudice qui lui est infligé par la Conquête et dont il y réagit » (P.96). Cet effort pour aboutir à une position prenant en compte une perspective autre échoue dans le cadre de la narration, le film s'achevant sur le massacre des habitants du village indien où la jeune fille a vécu. Mais c'est au-delà de l'intrigue que le film échoue en sa tentative révisionniste : « véhémence protestataire et pamphlétaire ne suffisent pas à opérer le franchissement du color divide séparant l'habitant “premier” du colon, l'Indien du Blanc » (p.97). En effet, et ce n'est certes pas là l'essentiel, « la narratrice est une blanche aux yeux clairs », et surtout, le casting du film invisibilise l'autre partie (« dans sa réalité sensible »), en ce que les rôles d'Indiens, à une exception près, sont confiés à des Mexicains, « le look “latino” se substituant à la condition indienne » (Ibid.). À tous ces éléments, qui font obstacle à la sortie de l'espace de la Colonie, il faudrait ajouter la « transfiguration ornementale du bain de sang », lorsque les Indiens sont massacrés : « le massacre devient un spectacle de grand guignol, avec cet étalage de mutilations, de corps ensanglantés, de manifestations de bestialité blanche » (p.98). Au bout du compte, avec toutes les meilleures intentions du monde, Soldier Blue apparaît comme « une mise en spectacle esthétisante de la mauvaise conscience historique états-unienne » (Ibid.).
Concernant Éloïse ou la vraie vie, il semble que, cette fois, la frontière du color divide soit franchie, à quelques réserves près. C'est en cela que les enseignements relatifs à ce film sont d'importance, indiquant des manières d'échapper à l'espace de la Colonie. D'abord, ce film tranche avec l'essentiel des fictions traitant de la guerre d'Algérie du point de vue de la « matrice narrative » (p.102) : on n'est plus dans le djebel, mais dans un atelier de montage des usines Renault, mais, surtout, un contre champ effectif y est présent, en ce que « l'Algérien n'est pas seulement l'Autre dont la condition et le combat attirent la sympathie, il est aussi lui-même point de vue, perspective, acteur de la narration » (p.103). Élise, amoureuse d'Arezki, n'écrase donc jamais le point de vue de l'Autre, mieux, elle montre bien que « le passage à l'Autre est possible, fût-il perpétuellement contrarié, infiniment périlleux, fragile, éphémère, réversible, même » (Ibid.). Même si ce film, comme l'indique l'auteur, n'est pas exempt de défauts (ce film demeure « un film “blanc” – ce qui se traduit notamment par le fait que l'altérité des principaux personnages algériens […] est rabotée – ils sont “blanchis”, parlent un français trop châtié, leurs gestes et leurs conduites composent des figures de prolétaires algériens travaillant en France dans les années 1960 recevables par le public français progressiste […]. Ils sont, grâce à leurs bonnes manières, rendus fréquentables pour ce public bien disposé (humaniste de gauche, anticolonialiste…) ») (p.103-104), mais l'essentiel réside sans doute dans le fait que coïncident ici personnages et acteurs – les acteurs sont « des Arabes, des Algériens et non pas des Européens darkfaced » (p.104).
Le livre d'Alain Brossat a aussi le mérite d'inscrire son propos sur le cinéma colonial dans un rapport de résonance, mieux, de continuité, avec les formes politiques de colonialisme et de néo-colonialisme. En témoigne l'alternance entre chapitres consacrés spécifiquement au cinéma (ce qui n'exclut évidemment pas une portée politique, de fait), notamment avec des analyses détaillées de certains films, et chapitres traitant de questions directement politiques et géopolitiques. D'une part, ce cinéma, en nous faisant demeurer, volens nolens, dans l'espace de la Colonie, revêt une dimension politique, mais, d'autre part, c'est l'idéologie politique elle-même qui ne se défait pas de son inconscient colonial. Congruence, de fait, des perspectives cinématographiques et proprement politiques : la guerre des espèces, ainsi, peut être mise en scène par l'intermédiaire de la matrice du film colonial, mais ce qui est ici indiqué, c'est que cet « inconscient blanc de la démocratie occidentale » est aussi ce qui a irrigué tous ces films coloniaux. On peut, à cet égard, indiquer ici un autre critère du film colonial, qui est l'inversion des torts infligés. Les 55 jours de Pékin, de Nicholas Ray illustre bien ce pli, en reconfigurant une révolte (la révolte des Boxers), occasionnée, notamment, par un refus des humiliations infligées par les Occidentaux à l'encontre des Chinois, et plus largement par un anti-impérialisme, en « émeutes sanglantes et aveugles, conduites par des sectaires sauvages animés par une haine primitive des Blancs qui ne leur veulent pourtant que du bien » (p.87). Dès lors, les Occidentaux (incarnés exemplairement en cette occurrence par Charlton Heston, Ava Gardner, David Niven) sont présentés comme menant une « action de résistance héroïque conduite par une poignée de Blancs, issus de toutes les nations représentatives de cette espèce distinguée » contre « des hordes de rebelles asiates furieux, xénophobes et fanatisé » (Ibid.). On retrouve ici ce schéma de retournement qui a été si souvent à l'œuvre dans les westerns, où les Indiens d'Amérique apparaissent le plus souvent comme horde sauvage, assoiffée de sang, cruelle, et menaçant d'extermination les Blancs, installés dans leur bon droit. Historiquement, ce sont bien évidemment les Indiens qui ont été exterminés, et c'est bien en cela que le suprémacisme blanc s'inscrit dans l'histoire des États-Unis, originairement – Naissance d'une nation en témoigne exemplairement dans le partage qui s'y joue entre espèces.
Mutatis mutandis, les événements sanglants du 7 octobre portent la trace d'un tel retournement. Généralement, cette action ultra-violente est présentée comme l'acte fondateur de la guerre actuelle menée par l'armée israélienne, et visant à se défendre (officiellement), et en fait à exterminer le peuple palestinien, en même temps qu'à le nier par déportation. Les « méchants » (« ils ne comprennent que la force »), c'est le Hamas, et rien n'aurait justifié une telle action extrême de leur part. On gomme ainsi toutes ces décennies d'occupation israélienne, d'humiliation et d'attrition du peuple palestinien. Quelque réserve qu'on puisse entretenir à l'égard de cette organisation qu'est le Hamas, comment ignorer que cette action violente du 7 octobre s'inscrit dans une histoire de négation du peuple palestinien ? Je dis cela parce que le livre d'Alain Brossat me semble ouvrir à ce type d'élargissement (il en est question, d'ailleurs, aussi, dans le livre) : c'est encore la Colonie qui triomphe en ces temps, habillée, selon les besoins de l'époque, en « seule démocratie du Proche-Orient ». On retrouve, dans cette actualité tragique, des traits du cinéma colonial : les combattants du Hamas deviennent des bêtes sanguinaires (assimilation des Palestiniens à des animaux par un ministre israélien), les victimes israéliennes ont un visage et un nom, les victimes palestiniennes sont invisibilisées et anonymes, et le maître du récit est blanc, les journalistes palestiniens éliminés par l'armée israélienne étant considérés comme des propagandistes palestiniens, bref, des militants pro-Hamas, n'ayant de journalistes que le nom. Et, comme dans le cinéma colonial, les Occidentaux (l'image d'Israël comme rempart de l'Occident en milieu hostile) n'agissent que pour le bien de l'humanité : rendre possible l'affranchissement des Palestiniens de la tutelle dictatoriale du Hamas, leur rendre possible l'accès à une existence démocratique. Sans entrer dans une comptabilité morbide, on remarquera la disproportion entre morts israéliens et palestiniens, qui n'est pas sans rappeler la disproportion entre Indiens tués dans certains westerns (tombant de cheval, sans identité individuelle) et Blancs tués (avec la caméra s'attardant sur cette fin de vie, quelques mots éventuellement échangés avec les proches).
C'est peut-être dans les pages consacrées à « l'inconscient blanc de la démocratie occidentale » que le lien entre les dimensions cinématographique et politique, historique, se détecte de la manière la plus nette. Je voudrais en particulier évoquer cette notion d'« Universel boiteux » (p.141) dont parle l'auteur, à propos des révolutions américaine et française. En effet, ces révolutions s'autorisent d'une « présomption d'universalité », comme si elles s'adressaient à « l'humanité générique » (Ibid.), quand cet universel abstrait fonctionne en fait comme un trompe-l'œil : « Le genre humain ou bien l'Homme sans déterminations particulières au nom desquels les acteurs majeurs de ces révolutions parlent et agissent a bel et bien une couleur et leur intrinsèque blancheur est bel et bien leur impensé » (Ibid.). À cet égard, c'est la révolution haïtienne qui est en mesure de dessiner « une ligne de fuite hors de la captation de la figure de l'Universel associée à celle de l'Homme générique par un particulier – le Blanc européen ou d'origine européenne » (p.142). Là, enfin, l'esclave noir se trouvait en capacité d'exposer « sa pleine humanité et sa condition de majorité » (Ibid.), or, comme le montre Alain Brossat, la révolution haïtienne n'était pas prévue par « le Grand Narrateur blanc de la modernité politique » (Ibid.), raison pour laquelle le peuple haïtien a été continûment « puni pour avoir osé renverser le pouvoir blanc, vaincu les armées blanches, privé l'Europe des richesses extraites de la grande île » (p.143). C'est bien là qu'apparaît en toute évidence la question du narrateur, du point de vue selon lequel l'histoire est racontée. Une histoire des vaincus ne se gagne qu'à la condition de renverser les formes majeures du récit, c'est-à-dire qu'à la condition d'imposer un contre champ consistant – du cinéma au politique, la conséquence est bonne.
Alain Naze
12.05.2025 à 11:35
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À propos de la vague d'attaques contre le système pénitentiaire signée DDPF Alessandro Stella
- 12 mai / Avec une grosse photo en haut, Mouvement, 2Le mois dernier, une vague d'actions ciblait le système carcéral français. A chaque fois, le sigle DDPF pour Défense des Droits des Prisonniers Français était retrouvé sur les lieux. En parallèle, un canal Telegram revendiquait cette campagne et en explicitait les revendications, soit le respect des droits des prisonniers décrits comme systématiquement bafoués. L'historien Alessandro Stella revient sur cette « affaire » pour la recontextualiser à la fois dans le moment politique présent mais aussi plus généralement dans l'histoire du « narcotrafic » et de la politique pénale qui prétend le réprimer aux quatre coins du globe depuis les années 1960. Le chercheur souligne par ailleurs le peu de soutien reçu par les prisonniers alors que pendant des décennies, la question carcérale était reconnue comme une pierre angulaire de l'ordre établi.
Au cours du mois d'avril 2025, la presse locale relayée par la presse nationale rapportait une série d'épisodes d'incendies de voitures de gardiens de prisons, d'attaques contre leurs domiciles, de coups de feux tirés sur des portes de prisons. D'Agen à Lyon, de Toulouse à Toulon, de Grenoble à Lille, de Nanterre à Luynes, aux quatre coins de la France des groupes d'individus s'étaient attaqués non seulement à des prisons mais aussi à des agents de la Pénitentiaire, en poste ou en formation. Sur les lieux des attaques, les assaillants avaient tagué un sigle, DDPF, pour Défense des Droits des Prisonniers Français. Un sigle repris par un compte Telegram, rapidement fermé par les autorités, dans lequel on dénonçait les violences quotidiennes exercées par les surveillants sur les prisonniers. « Ce canal est un mouvement dédié à dénoncer les atteintes à nos droits fondamentaux auxquels le ministre Gérald Darmanin compte porter atteinte ». « Contactez-nous par message privé pour rejoindre le mouvement DDPF. Rejoignez le mouvement » [1].
Après avoir envisagé des actions de l'ultragauche ou des ingérences étrangères (des services secrets russes ou algériens), policiers et procureurs ont conclu que l'hypothèse la plus vraisemblable était la piste du narcotrafic. Ainsi, par une opération à l'échelle nationale, le 28 avril, la police interpellait 30 personnes, parmi lesquelles 21 étaient mises en examen le 2 mai, dont 7 qui étaient déjà détenus. Résumant les conclusions des enquêteurs, Le Monde daté du 4 mai titrait : « Derrière les attaques de prisons, l'ombre de la DZ Mafia et du narcotrafic ». Le journal français de référence reprenait donc les conclusions et les éléments de langage des ministères de l'Intérieur et de la Justice : Mafia, groupes criminels organisés. Tout en relevant que parmi les 21 suspects déférés à la Justice, dont deux femmes et deux mineurs, « pour beaucoup, ils présentent des profils d'exécutants, des petites mains du trafic de drogue ». Aussi, les interpelés vivaient dans la région où ils avaient commis leurs attaques. Le chef présumé du réseau, commanditaire et organisateur des attentats à partir de sa cellule de prison d'Avignon, serait un certain Imran A., âgé de 23 ans.
La vague d'attaques contre les prisons et les agents pénitentiaires auraient donc été commandité par des chefs de la Mafia, des barons de la drogue emprisonnés, et exécutées par des hommes de main, des sicaires, parfois recrutés sur les réseaux sociaux contre la promesse de quelques centaines d'euros. Une stratégie mafieuse visant à intimider l'administration pénitentiaire alors que le Ministère de la Justice s'apprête à mettre en place des prisons spéciales, ultra-sécurisées, destinées à regrouper les narcotrafiquants les plus dangereux.
Les interprétations des policiers, des juges et des journalistes mainstream sont convergentes. Comme pour la Mafia italienne, les Cartels colombiens ou mexicains, aussi en France l'économie souterraine des psychotropes interdits serait contrôlée et dirigée par des chefs, une coupole centralisée, un deus ex machina qui du haut de son organisation pyramidale tire les fils de toutes ses ramifications criminelles.
Le terme est parfaitement galvaudé. Il renvoie à un imaginaire peuplé de Pablo Escobar ou d'el Chapo Guzman et popularisé par les séries Netflix sur les narco. Des grands criminels qui se la coulent douce dans des villas tropicales ou dans des lofts à Dubaï. Beaucoup de cinéma, en effet. Si l'économie des drogues illégales ne diffère guère de l'économie capitaliste légale, la réalité de la production, du commerce et de la consommation des dites drogues est beaucoup plus complexe [2]. Si les gros exportateurs et importateurs sont évidemment des millionnaires (avec un capital risque élevé …) et si la vente en demi-gros permet à un certain nombre de personnes d'en vivre aisément, pour la masse des producteurs, transformateurs, livreurs et distributeurs au détail ce n'est qu'un gagne-pain. Un travail souvent pénible et toujours risqué. Les études de sociologues et anthropologues ont bien montré que la masse de paysans cultivant le cannabis au Maroc, la coca en Colombie ou le pavot en Afghanistan, sont des travailleurs agricoles pauvres, ne produisant ces plantes prohibées qu'en vertu d'un meilleur rapport comparé à d'autres cultures possibles dans leurs régions. Quant aux milliers et milliers de personnes qui assurent au jour le jour toutes les tâches du commerce au détail, on pourrait parler d'ouvriers tâcherons. Il y a ceux qui s'occupent du transport, du conditionnement, de la garde de la marchandise. Puis ceux qui, du matin au soir, du lundi au dimanche, par beau temps ou sous la pluie, tiennent un point de deal, et ceux qui font des livraisons à domicile. Outre les contraintes climatiques à tenir le mur de l'immeuble à longueur de journée, tous ces travailleurs du petit commerce de proximité de produits illégaux sont quotidiennement exposés à la répression. Tous les points fixes et durables de deal sont rapidement repérés par la police, qui y effectue des descentes régulières. Ils subissent au quotidien des fouilles, des brimades, des humiliations, parfois des garde-à-vue et finissent par être arrêtés et emprisonnés.
Il faudrait redimensionner le narcotrafic, trop souvent présenté comme un marché colossal aux profits gigantesques. Comparons le comparable. Les services de l'Etat font l'estimation que le chiffre d'affaires annuel des drogues illégales en France serait de l'ordre de 3 milliards d'euros. Soit autant que la Coca Cola, drogue légale et plus préjudiciable pour la santé que certaines drogues illégales. Autant que la Française des jeux, autre drogue légale redoutable pour la santé, aussi financière, des pauvres gens qui s'adonnent au rêve du gain. Un chiffre d'affaires bien inférieur à celui du tabac (20 milliards) et surtout du vin (90 milliards). Autrement dit, à la fin d'une journée de travail il y a beaucoup plus d'argent dans la caisse d'un bar-tabac-pmu que dans les poches des tenanciers d'un « four » de cité.
Cependant, la comparaison la plus pertinente serait avec le chiffre d'affaires des grandes entreprises pharmaceutiques, qui produisent et commercialisent les drogues légales. Le cas le plus emblématique est certainement celui de l'entreprise américaine Purdue Pharma, propriété de la famille Sackler. Au sommet de son ascension, en 2017, elle avait atteint un chiffre d'affaires annuel de 35 milliards de dollars. Engrangés notamment grâce à la vente d'opioïdes, dont l'OxiContin, en principe destiné aux malades de cancer en phase terminale. Sa forte promotion marketing a fait exploser les prescriptions médicales pour toute sorte de douleurs, provoquant aux USA, entre 1999 et 2022, quelques 700.000 morts par overdose. Poursuivie par des milliers de plaintes au pénal, en janvier 2025 la famille Sackler a conclu un accord avec le tribunal pour le versement de 7,4 milliards de dollars d'indemnisations aux familles des victimes.
Jusqu'aux années 1960, la consommation et le commerce du cannabis, de la coca, de l'opium et autres plantes psychotropes, faisaient partie des cultures locales, traditionnelles, coutumières, ancestrales. Comme pour le vin et l'alcool en Occident, cannabis, coca, opium, champignons psilocybes, peyotl, ayahuasca, betel, iboga, quât, amanite muscaire etc., étaient considérés comme des « aidants » dans la vie, comme des « chasseurs de soucis » (Freud), comme des médecines du corps et de son âme. Malgré la conscience des possibles dangers de la consommation de psychotropes, aux quatre coins du monde les populations s'étaient adaptées, avaient appris à vivre avec les drogues. La prohibition des drogues de l'Autre avait commencé par un édit de la Sainte Inquisition de Mexico en 1621, interdisant le peyotl et autres « plantes magiques ». Elle avait fait l'objet de décrets impériaux en Chine aux XVIIIe-XIXe siècle contre l'opium, sans grandes conséquences. Après lesdites « guerres de l'opium » (1839-1856), opposant les puissances occidentales à la Chine pour le contrôle du marché oriental, les Etats-Unis et la Chine lancèrent, au cheval de la première guerre mondiale, les lois de prohibition du commerce illégale de l'alcool (aux USA) et de l'opium (en Chine). Une prohibition du seul commerce considéré illégal, bien entendu, car aussi bien de l'alcool que de l'opium on en avait besoin dans les pharmacies.
En fait, jusqu'aux années 1970, à part les guerres commerciales, la prohibition de la consommation et des consommateurs ne faisait pas partie des priorités répressives des Etats. Les consommateurs problématiques se voyaient regardés avec une certaine bienveillance, parfois assistés par des associations charitables ou par des amis et parents. C'est à partir de la loi promulguée par le président américain Richard Nixon, le 31 décembre 1970, suivi aussitôt par les autres Nations occidentales, que la grande répression s'abat non seulement sur les commerçants mais aussi sur les consommateurs de « drogue ».
Pourquoi ? En déclarant « la drogue » comme le principal ennemi de la Nation et déclenchant la guerre aux trafiquants et aux consommateurs, le gouvernement américain déclarait la guerre à la fois aux minorités raciales (Noirs et Hispaniques) et à la génération hippie. Les uns et les autres considérés dangereux par l'esprit WASP, suprémaciste, viriliste. Avec toutes les conséquences effroyables de cette guerre. Depuis 50 ans, la « guerre à la drogue » a provoqué des centaines de milliers de morts de par le monde, en Amérique latine en particulier, dans des affrontements entre policiers, militaires, trafiquants et bandes rivales, sans compter les innocents tués au passage. Plus, beaucoup plus que les morts par overdose d'héroïne ou d'autres drogues illicites. Sans pour autant mettre fin au commerce ni tarir la demande, car, au contraire, la consommation de psychotropes illicites a explosé dans les dernières décennies.
La « guerre à la drogue » a aussi provoqué depuis 50 ans l'explosion des condamnations des « trafiquants ». Parfois des condamnations à mort sans procès ni sommation, comme dans les Philippines de Duterte ou dans les favelas de Rio, ou des condamnations par un tribunal à la peine capitale, comme en Chine, en Iran, en Arabie Saoudite, aux USA et ailleurs [3]. Mais surtout des incarcérations massives, par millions, presque incalculables. De qui ? D'affreux criminels mafieux responsables de meurtre et d'atrocités, outre que de trafic de drogue ? Bien sûr, mais ce n'est qu'une petite minorité des condamnés à la prison. La grande majorité ne sont que des travailleurs à risque dans cette économie souterraine, délinquants peut-être, mais pas criminels. Condamnés à des peines lourdes, souvent très lourdes par rapport à leurs délits.
Quelle est le profil des condamnés pour trafic de drogue ? L'étude menée par Michelle Alexander sur la population carcérale aux Etats-Unis a conclu que la guerre à la drogue est une guerre raciale et une guerre sociale [4]. Sur les 31 millions de personnes emprisonnées aux Etats-Unis, des années 1980 à la première décennie des années 2000, les afro-américains et les hispaniques représentent la grande majorité des condamnés. Qu'en est-il France, où les condamnés pour trafic de drogue constituent environ 20% des prisonniers ? En dépit de statistiques ethniques disponibles (interdites en France), les origines géographiques des prisonniers sont parlantes. Dans leur grande majorité ils sont issus des cités de Sevran, Aulnay, Nanterre, Champigny, Bagneux, Créteil, pour l'Île de France. Pour Marseille, Grenoble, Toulouse, Lyon c'est la même chose, à savoir qu'ils proviennent de cités habitées fondamentalement par des Noirs et des Arabes.
A la lumière de ces plates évidences, certes en contraste avec tant de phantasmes sur le monstre moderne appelé narcotrafic, nous pouvons réexaminer le phénomène des attaques contre l'administration pénitentiaire. Il apparaît que ceux qui s'en prennent aux matons sont des copains solidaires des personnes incarcérées. Porteurs d'un message simple : nos amis en prison ne sont pas seuls, des gens à l'extérieur les soutiennent et essayent de les aider.
Alors, comment expliquer le silence des réseaux sociaux qui normalement prennent position contre les violences d'Etat ? Pourquoi ni les sites de l'ultragauche, ni les comités contre les violences policières, ni les avocats et associations qui défendent les droits des prisonniers (OIP, LDH) ne sont-ils pas intervenus ? Parce que les dealers seraient indéfendables ? Parce que le vin est bon (bu modérément …) et le cannabis, la cocaïne et l'héroïne seraient du poison ?
C'est que même les proches des victimes des violences policières et d'Etat n'osent pas questionner le préjugé des flics : « défavorablement connu par les services de police pour trafic de stupéfiants », ce qui justifie à leurs yeux la répression la plus brutale, jusqu'au meurtre. Parce que dealer est considéré comme honteux, indéfendable. A partir du principe inculqué dans la tête des gens que « la drogue c'est de la merde, les dealers des vendeurs de poisons, sans scrupules, qui empoisonnent la jeunesse ». Bref, des criminels, contre lesquels on donne carte blanche aux forces de police pour les arrêter, coûte que coûte.
Défendre les « drogués », les « dealers », surtout quand ils se révoltent et font face aux pouvoirs étatiques, paraît encore aujourd'hui un combat inconcevable, tant la stigmatisation et la criminalisation ont imposé une pensée dominante et non questionnable. Les gens solidaires qui ont essayé de lancer un mouvement de défense des droits de leurs amis ou semblables reclus dans les prisons, ont osé ce défi. Sous un logo qui en dit long = DDPF (Défense des Droits des Prisonniers Français). Comme un appel un peu naïf à l'état de droit, au respect des prisonniers, soulignant que ces prisonniers sont Français, non étrangers. Il faut comprendre le message : comme le Comité Adama et autres collectifs de défense contre les violences policières, ils demandent à être traités comme des citoyens français, à part entière. Pas comme des personnes discriminées, racisées, infériorisées, criminalisées. Une question d'abord de dignité, de respect, simplement.
Finalement, comment ne pas voir dans cette vague d'attaques contre les gardiens de prison des actions d'auto-défense, auto-organisées par des groupes locaux, en lien avec leurs amis emprisonnés. Des actions claires, exemplaires, reproductibles autour de toutes les prisons. Disons-le, des actions politiques. Avec l'intention, comme ils le disaient dans leur premier communiqué, de créer un mouvement pour la défense des prisonniers.
Alessandro Stella
[1] Rapporté par Le Monde, 04/05/2025, p. 10.
[2] Je me permets de renvoyer à l'ouvrage collectif issu de mon séminaire (2015-2021) à l'EHESS : Alessandro Stella et Anne Coppel dir., Vivre avec les drogues, Paris, L'Harmattan, 2021 (édition anglaise : Living with Drugs, London, ISTE, 2020).
[3] D'après l'association Ensemble contre la peine de mort, probablement la moitié des justiciés de par le monde sont condamnés pour trafic de drogue.
[4] Michelle Alexander, La couleur de la justice. Incarcération de masse et nouvelle ségrégation raciale aux Etats-Unis, Paris, Syllepse, 2017 (première édition aux USA en 2010).
09.05.2025 à 09:43
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Autour la venue d'Ahmed al-Charaa à Paris Collectif Abounaddara
- 12 mai / Avec une grosse photo en haut, Histoire, 4Mercredi 7 mai, le président syrien par intérim Ahmed Al-Charaa a été reçu pour la première fois à l'Elysée. À cette occasion, le collectif de cinéastes syriens Abounaddara revient sur la figure du "syrien fanatique" incarnée par le squelette de Soliman al-Halabi (1777-1800), assassin du général Kleber conservé successivement dans plusieurs musées français. Son crâne a longtemps servi à l'université de médecine de Paris, où il était exposé aux étudiants « pour leur faire voir la bosse du crime et du fanatisme ».
La Syrie a pour ennemi son image. Elle apparaît à son corps défendant comme un rejeton dégénéré de la nation gréco-romaine dont elle a hérité du nom, et que l'on dit berceau de la civilisation. Elle a beau chercher à endosser un destin national propre en invoquant son passé arabo-musulman. Son existence paraît d'autant plus douteuse qu'elle ne cesse de défrayer la chronique pour des faits de fanatisme depuis son entrée dans le concert des nations modernes au sortir du Mandat français (1920-46).
Or l'ennemi est passé à l'offensive dans le sillage du changement de régime politique qui est survenu à Damas le 8 décembre 2024. Il cherche à tirer avantage du chaos en acculant la Syrie à son image de nation gangrénée par un fanatisme endémique. Et il argue pour cela de l'échec de l'ancien régime.
De fait, l'ancien régime a été fondé par une lignée de militaires à poigne qui ont pris le pouvoir au lendemain de l'indépendance en promettant de restaurer la grandeur de la Syrie. Pour ne parler que de Hafez al-Assad et son fils, Bachar, qui ont témoigné le plus de zèle en la matière, le premier s'est distingué après son putsch de 1970 en déclarant la guerre contre le fanatisme au nom du parti de la Résurrection (Baath, en arabe), tandis que le second a fait appel à plusieurs armées ou milices étrangères pour mener à bien la guerre déclarée par son père. Les Assad ont aussi mis en place un régime despotique de la pire espèce. Mais le despotisme a en l'occurrence été considéré comme un moindre mal, une sorte de remède de la dernière chance censé guérir la Syrie d'un plus grand mal.
Quant au nouveau régime, force est de constater qu'il est formé de barbus issus des rangs d'un islam jihadiste pour le moins sulfureux, et que son chef qui s'est proclamé président de la République fait l'objet de sanctions internationales pour des faits de terrorisme. Aussi et surtout, ce régime en était encore à ses premiers pas lorsqu'un massacre de grande échelle a été perpétré contre des Syriens issus de la minorité alaouite qui est vouée aux gémonies par ledit islam jihadiste.
Autant dire que le changement de régime offre un argument qui a force d'évidence aux yeux du monde. L'ennemi s'en prévaut pour soutenir que le fanatisme est endémique, étant donné que le despotisme n'a pas plus réussi à y remédier que le colonialisme qui s'y était essayé auparavant. La Syrie, quant à elle, se retrouve acculée et sommée de livrer une bataille qui engage sa survie même. Elle doit défaire son image afin d'endosser son destin national, faute de quoi la fin du despotisme pourrait bien annoncer sa propre fin.
La Syrie doit précisément défaire une image qui, confondue avec le corps d'un individu emblématique, la marque du sceau de l'infamie depuis bien avant son indépendance. Connu sous le nom de Soliman al-Halabi (1777-1800), cet individu n'était pas syrien à proprement parler. Originaire d'Alep, alors province ottomane, il a étudié à la mosquée-université du Caire avant de se lancer dans une carrière d'écrivain public. En 1800, il s'est fait connaître en assassinant le général Kléber, héros de la Grande Révolution et successeur de Bonaparte à la tête de l'Expédition d'Égypte et de Syrie (1798-1801). Il a ensuite été condamné à mort dans des circonstances barbares, et son cadavre expédié au Muséum national d'Histoire naturelle à Paris. Là, il a été exhibé en tant que spécimen de Syrien fanatique, d'abord au Jardin des plantes puis au musée de l'Homme, et cela jusqu'aux années 1980-90.
Or donc, le fanatique a été le premier Syrien identifié comme tel depuis la disparition de la Syrie gréco-romaine dont parle Hérodote et la Bible. Il a incarné une nation que l'Expédition des Bonaparte et Kléber promettaient de ressusciter après que les Lumières l'aient représentée sous les traits d'un berceau de la civilisation ruiné par le fanatisme. Après quoi, des scientifiques ont donné crédit à l'histoire du Syrien fanatique avant que les chancelleries européennes n'obtiennent la constitution d'une province ottomane sous le nom de Syrie, et cela au nom de la protection des Chrétiens d'Orient. L'empire ottoman ayant ensuite été défait, la France a obtenu la création d'une petite entité syrienne qu'elle se proposait de guérir du fanatisme, un projet dont devait finalement hériter les militaires de la lignée d'Assad. Pendant ce temps-là, la figure du Syrien n'en finissait pas d'enflammer l'imagination des honnêtes gens. Il faut dire qu'elle avait d'abord été mise en scène dans un film des frères Lumière sous les traits d'un barbu perfide qui poignarde dans le dos le général de la République.
Aujourd'hui, le cadavre du Syrien fanatique demeure dans le grand musée de la République. La Syrie, pour sa part, est toujours aux prises avec son image cautionnée par ledit cadavre, tandis que son nouveau chef est reçu par la France qui appelle à lutter contre le fanatisme.
De deux choses l'une, donc : soit on veut bien continuer à faire comme si de rien n'était en se racontant des histoires de barbus et de conflit de civilisations, soit on reconnaît une fois pour toutes que les barbus qui tuent ici comme ailleurs sont des criminels et non pas des fanatiques. Dans tous les cas, il ne semble pas judicieux de dénoncer le fanatisme et, en même temps, priver de sépulture un homme qu'on a érigé en spécimen de fanatique au mépris de la commune humanité.
Abounaddara, collectif de cinéastes syriens