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25.02.2025 à 09:00

Nasser Abu Srour : une plume libre dans les geôles israéliennes

Prisonnier du béton carcéral de l’État d’Israël depuis 1993, condamné à la réclusion à perpétuité parce qu’il aurait participé au meurtre d’un agent de renseignement israélien, l’écrivain palestinien Nasser Abu Srour tisse des espaces de résistance et d’émancipation dans Je suis ma liberté , récit où il livre son témoignage sur l’injustice historique qu’on continue d’infliger au peuple palestinien : la dépossession coloniale, matérielle et symbolique. Avec une ironie ravageuse, l’auteur s’invente une langue et soumet tout son parcours, aussi bien politique qu’existentiel, à une critique sans concession, radicale, passant au crible les limites du mouvement national palestinien, le rapport au divin et aux dogmes religieux, la domination masculine et les manières d’aimer. L’« Histoire d’un mur » – c’est le titre original de ce récit publié à Beyrouth en 2022 – bouscule le dictionnaire de la lutte anticoloniale en Palestine. Dans un style intense, touffu, parsemé d’éclats poétiques et de réflexions philosophiques, il trace la voie à un universalisme émancipateur aspirant à la réhabilitation de la dignité humaine, par-delà l’arbitraire de la raison d’État en contexte colonial. Entretien avec sa traductrice Stéphanie Dujols.   Nonfiction : Pour vous, traductrice de littératures arabes, que représente ce récit palestinien composé à l'intérieur des geôles israéliennes et sorti d'elles par des moyens clandestins ? Stéphanie Dujols : L’une des choses qui m’ont marquées à la lecture du récit de Nasser, c’est sa capacité à déconstruire. On a devant soi un texte foisonnant, ramifié, expansif et, peu à peu, insensiblement, on le voit se dépouiller de ses multiples couches pour atteindre l’ascétisme – j’ignore sur combien d’années s’est étalé ce processus de composition et quels procédés mentaux et supports matériaux l’ont étayé. J’ai aussi été très impressionnée par la façon dont la personnalité de Nasser transparaît dans son livre. Son extrême lucidité, son intransigeance, son côté frondeur et iconoclaste, sa façon de se distancier du réel par l’ironie, voire le sarcasme, autant de traits qui, pour moi, ne sont pas sans rappeler la figure de Rimbaud . Dans ses mémoires carcérales, l’écrivain invente sa propre langue, une expression bien singulière, concise, intense et stoïque. Dénuée de tout pathos littéraire, cette langue habite le lecteur dès les premières pages du livre. Avez-vous rencontré des difficultés dans la traduction de Je suis ma liberté ? Je n’ai jamais travaillé sur un texte aussi difficile à traduire. Je ne saurais dire comment j’ai procédé. Je crois qu’au bout d’un moment, inconsciemment, je me suis laissée contaminer par la grande liberté formelle du récit, comme emportée par le torrent, et j’ai dû « lâcher » une part de mes angoisses de traductrice . L’auteur navigue en effet sans carcans entre de longues, denses et profondes réflexions philosophiques, historiques, politiques, existentielles, ou métaphysiques, des passages narratifs vifs et saisissants, souvent poignants, des poèmes. En outre, le livre est composé de deux parties assez dissemblables. Dans la seconde, qui relate l’histoire d’amour qu’il a vécue avec son avocate, il lâche ses « défenses », son sarcasme, et se livre avec une candeur surprenante. Cette partie est rythmée par des échanges épistolaires, des dialogues, et aussi des poèmes. Il s’agissait de rendre en français toute cette polymorphie, ce relief, ces multiples contrastes, sans rien écraser, tout en faisant sonner clairement la voix de l’auteur de bout en bout. Nasser Abu Srour explore en toute sincérité ses faiblesses et ses vulnérabilités affectives. Son histoire d’amour avec son avocate Nanna donne à voir un homme qui ne cesse de remettre en question les structures patriarcales de la société palestinienne. Est-ce nouveau dans la littérature arabe écrite par des hommes ? J’oserais dire que, de nos jours, ce n’est pas fréquent dans la littérature masculine tout court… Nasser se met carrément à nu et passe à la loupe tout ce qui se transforme en lui, et dans son corps, avec une rare sensibilité . Au fil des années, cahin-caha, il croyait s’être construit une sorte d’équilibre basée sur l’acceptation de sa condition, voire l’adoration du mur qui l’enferme. Brusquement, avec l’avènement de l’amour et la présence/absence de l’être aimé, il voit sa routine et ses certitudes s’effondrer comme un château de cartes, et nouvelle forme de douleur s’emparer de lui, face à laquelle, cette fois, il se sent désarmé comme un enfant. Commence alors pour lui un autre « chemin de croix », qu’il décrit avec autant de lucidité que de sincérité. Que voulait faire l'auteur en érigeant le mur colonial en héros et partenaire de son récit, en l’appréhendant comme son corps et sa voix littéraire ? Je crois qu’on peut interpréter son entreprise de multiples manières. Personnellement, je la vois comme une façon assez inouïe de détourner et de s’approprier un instrument de torture aussi commun, trivial et tangible que celui du mur. Dans les centres d’interrogatoire israéliens, la torture « de base » est celle qu’on appelle le chabeh , un ensemble de positions forcées, douloureuses et prolongées, dont l’une consiste à attacher le prisonnier au mur par les poignets, les bras tendus au-dessus de la tête, à une hauteur souvent trop haute pour qu’il puisse reposer sur la plante des pieds, et ce pendant des heures. Il existe en Israël bien d’autres formes de torture, mais rares sont les prisonniers palestiniens qui ne sont pas soumis à un stade de leur interrogatoire à celle du chabeh contre le mur. Nasser s’en empare et, par le miracle de la métaphore, en fait un personnage, un complice, un acte littéraire et l’instrument de sa liberté. « J'étais pris de honte chaque fois que l'interrogateur exprimait le dégoût que ma puanteur et moi lui inspirions ». « Pendant l'interrogatoire, tu es l'odeur de ta sueur, le goût de ta défaite, la proie de tes doutes. Tu es une vieille copie d'un document au bas duquel est griffonnée ta signature tremblotante. Pendant l'interrogatoire, tu es tout, et rien n'est toi ». Nasser Abu Srour semble accorder une place centrale à la torture dans son livre. Qu’en pensez-vous ? Quelle place occupe la violence dans le système carcéral israélien ? Je trouve au contraire qu’il aborde l’usage de la torture avec discrétion. Certes, il y consacre une partie d’un chapitre, mais il ne s’attarde pas sur les méthodes de torture en tant que telles, il en parle avec une certaine pudeur – le chapitre porte avant tout sur la finalité de la torture : l’extorsion des aveux. Cette discrétion est assez caractéristique de la posture des prisonniers politiques palestiniens. Il est rare qu’ils s’étendent sur cette question. Quant à la place de la violence dans la machine carcérale israélienne, c’est un vaste sujet. Israël n’a jamais caché son usage de la torture envers les prisonniers palestiniens (ou sud-libanais par exemple, ou syriens du Golan occupé) sous interrogatoire. En 1999, une loi émise par la Cour suprême israélienne a encadré juridiquement l’usage des « pressions physiques modérées » – comprendre les méthodes de torture qui ne laissent pas de trace visible sur le corps des détenus. Durant la seconde Intifada, cependant, l’usage des tortures physiques « non modérées » s’est intensifié, et depuis le 7 octobre 2023, il est systématique et sans précédent. En quinze mois, plus de cinquante prisonniers de Gaza sont morts sous la torture dans les camps de détention israéliens. À noter que celle-ci ne se limite plus à la phase de l’interrogatoire, elle se poursuit durant toute la détention. En dépit de l’atrocité du colonialisme qui annihile les Palestiniens, Nasser Abu Srour critique ce système d’exploitation et de domination inhumaine de façon froide, clinique, distante et ironique. Aucune trace de judéophobie n’émane de ses écrits et le geôlier auquel il fait face n’est aucunement déshumanisé. Quelle est votre interprétation de cet élévation éthique et esthétique ? En cela, Nasser n’est pas une exception. À l’époque où je visitais les prisons israéliennes avec le CICR – en tant qu’interprète –, les prisonniers politiques palestiniens que j’y ai rencontrés n’ont jamais exprimé la moindre judéophobie dans nos entretiens. Il ne s’agissait pas de cela. (D’ailleurs, si l’on veut rentrer dans les détails, une partie des prisons israéliennes est gérée par des geôliers druzes de Galilée – de confession non juive, donc –, et quelques prisonniers politiques sont des juifs samaritains de la région de Naplouse en Cisjordanie occupée). Comme vous le rappelez, et comme Nasser l’illustre avec acuité dans ce texte, le problème des Palestiniens n’est pas avec une religion, mais avec un État colonial, suprémaciste et expansionniste.
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