21.11.2024 à 17:17
hschlegel
« Depuis quelques jours, j’ai replongé. Une énigme, qui traîne dans un recoin de mon esprit et ressurgit de temps en temps, me travaille à nouveau. Son nom : le manuscrit de Voynich.
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Rédigé dans la première moitié du XVIe siècle (d’après sa datation au carbone 14), le manuscrit qui porte le nom de l’un de ses propriétaires successifs, Wilfrid Michael Voynich, demeure indéchiffrable. Certains ont prétendu avoir percé son mystère. Leo Levitov, dans Solution of the Voynich Manuscript (1987), propose par exemple une traduction de ce qu’il considère comme un rituel cathare d’assistance au suicide, le rite d’endura. Mais ces résultats peinent à convaincre. Le texte est écrit dans un alphabet unique qui désespère les cryptographes.
De quoi parle donc ce drôle d’ouvrage de 234 pages (262 à l’origine, une partie ayant hélas été perdue) ? Les étranges illustrations, belles de leur imperfection tâtonnante, autour desquelles s’agence le texte, donnent quelques indices. Le début du livre a l’allure d’un herbier. On croit reconnaitre, ici un tournesol, là une mandragore ou une fougère. Au bas d’une page, un petit personnage esquissé gît sur le sol, la panse manifestement bien remplie. Suivent quelques pages astronomiques, constellées d’étoiles. On devine un zodiac, où figurent quelques-uns des très rares mots écrits en alphabet latin : des noms de mois, abril, may, octebre, novebre, etc. Est-ce du catalan ? De l’occitan ? Certains le pensent, mais la langue dans laquelle le manuscrit est rédigé demeure inconnue (s’agit-il même d’une seule langue, ou d’une langue tout court ?). Les choses se corsent dans la partie suivante. Page après page, une cohorte de femmes nues barbotent dans des bains et manipulent une étrange tuyauterie aux allures organiques. Qu’est-ce à dire ?
➤ À lire aussi : La lettre de Charles Quint, ou la passion du (dé)cryptage
Je vous passe la suite. Le vrai mystère, c’est bien celui du texte, et ses bizarreries sont légion. Les mêmes termes se répètent à l’excès, variant souvent d’un seul signe. Je m’arrête, parcourant au hasard les pages, sur un mot singulier qui commence par deux symboles identiques. Je cherche, avec les moyens du bord, des mots qui pourraient correspondre à cette drôle de particularité. Le latin eeis ? Le pronom génitif oore (“de nous”), attesté dans le dialecte yola, disparu d’Irlande au XIXe siècle ? Dérivant à travers de vieux dictionnaires numérisés, je divague. Rien ne certifie, à vrai dire, que l’alphabet de Voynich fonctionne comme le nôtre. Certains symboles pourraient bien représenter des syllabes, ou des mots entiers. Il est également probable que le texte comprenne de nombreuses abréviations – comme c’est le cas dans le latin de l’époque –, ce qui pourrait expliquer les apparentes répétitions. Peut-être les voyelles ont-elles été supprimées pour compliquer le codage ?
Je ne me rappelle plus bien quand je suis tombé pour la première fois sur cette œuvre déconcertante. Je n’aime vraiment pas les casse-tête, d’ordinaire. Mais les énigmes de ce genre me fascinent. L’enjeu est différent. Il ne s’agit pas (simplement) de trouver la clef – de résoudre le problème. Plus que la solution compte ici ce à quoi elle donne accès : une parole perdue, du moins enfouie sous le cryptage. Le contenu ne m’intéresse pas vraiment (j’imagine qu’il s’agit d’une sorte de traité ésotérique, ou peut-être même seulement d’une farce sophistiquée). Mais la minutie avec laquelle cette parole s’est encodée exerce sur moi un attrait indéniable. Pourquoi se donner tant de mal ? Le cryptage a ceci de paradoxal que, contrairement au caché qui se terre entièrement dans l’invisible, il exhibe ce dont il réserve l’accès à quelques initiés. Derrida fait cette distinction :
“Le cryptique en est venu à élargir le champ du secret au-delà du non-visible vers tout ce qui résiste au décryptage : le secret comme illisible ou indéchiffrable plutôt que comme invisible. […] Une écriture, par exemple, si je ne sais pas la décrypter (une lettre écrite en chinois ou en hébreu, ou tout simplement d’une écriture manuelle indéchiffrable) est parfaitement visible mais scellée pour la plupart. Elle n’est pas cachée.”
Jacques Derrida, Donner la mort, 1999
Le sceau suscite tous les désirs d’ouverture. Il met au défi le décryptage. Si vous souhaitez vraiment dissimuler un message, autant ne pas laisser de traces ! Ainsi, les sociétés secrètes privilégient la transmission orale. La parole de Voynich, elle, ne refuse pas absolument son dévoilement – mais elle la destine à quelques élus. Elle attend. Les adeptes du secret, sans doute, ne peuvent toujours s’en remettre aux seules chaînes orales… Les livres voyagent mieux que les hommes, et ils leur survivent souvent beaucoup plus longtemps. Ils peuvent passer dans des mains non initiées sans éventer leurs secrets. Pourquoi donc, me direz-vous, conserver un codex que l’on ne comprend pas ? Précisément, je suppose, parce que cette parole se signale, se distingue des autres par son inintelligibilité. Il y a, c’est évident, quelque chose à comprendre qui ne se donne pas immédiatement mais se mérite.
J’aimerais percer ce mystère, mais je ne me fais aucune illusion : je n’ai ni les moyens ni les connaissances pour y parvenir. Je feuillette les pages sans ordre, sans méthode, et me perds sur des sites obscurs où tout un chacun, le texte étant désormais accessible en ligne, propose ses interprétations. Bref, je me regarde me prendre au jeu. »
novembre 202421.11.2024 à 17:00
hschlegel
La notion de « pervers narcissique » a eu tellement de succès qu’on considère souvent qu’elle n’est qu’un effet de mode sans réalité. Faux, répond Marc Joly, qui l’a étudiée en sociologue. Pour lui, la perversion narcissique est une réaction, proprement masculine, au processus d’égalisation et d’autonomisation des femmes. Entretien.
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Six ans d’enquête ont conduit le sociologue Marc Joly à prendre très au sérieux la catégorie des pervers narcissiques, non comme simple phénomène médiatique, mais comme le signe d’une transformation de l’exercice de la violence et de la domination masculine. En résulte l’imposant La Perversion narcissique. Étude sociologique (CNRS Éditions, 2024), ainsi que La Pensée perverse au pouvoir (Anamosa, 2024), dans lequel Marc Joly s’intéresse plus précisément à la personnalité d’Emmanuel Macron. Si le pervers narcissique prolifère selon lui, et s’il inspire à ce point les productions culturelles de ces dix dernières années, c’est en raison de l’acquiescement, difficile pour les hommes, d’une plus grande égalité entre les genres, notamment au sein du couple. Pourquoi une telle résistance, et pourquoi sous la forme d’une pathologie psychiatrique bel et bien recensée ? Ce sont les questions que nous lui avons posées.
Qu’est-ce qui vous a mené sur la piste du pervers narcissique non pas comme “effet de mode” mais comme phénomène social ?
Marc Joly : C’est précisément l’idée que ce qu’on qualifie ou plutôt ce qu’on disqualifie comme « effet de mode » met en jeu des luttes de classement et, donc, des processus sociaux, des transformations significatives des rapports sociaux. Je n’avais en fait aucune opinion préconçue sur la catégorie quand je l’ai découverte.
Qu’est-ce qui vous a le plus frappé dans les témoignages que vous avez pu lire et recueillir ?
Si je fais l’effort de me remettre dans l’état d’esprit dans lequel j’étais lorsque je commençais mes recherches, par exemple en consultant des forums de discussion et en élaborant des corpus de textes, c’est le caractère libérateur et je dirais producteur de lien (entre victimes) de la catégorie qui m’a vraiment impressionné : le sentiment qu’elle aide à mettre des mots sur des souffrances vécues (sur des maux, comme il est souvent dit), à partager des expériences, et à agir en conséquence. L’exemple classique, c’est : « D’accord, j’ai compris que mon conjoint, ou mon ex-conjoint qui continue à me harceler après la séparation, fonctionne d’une manière telle qu’il ne changera pas, et je dois en tirer les conséquences : fuir et me protéger après la fuite. » Cette caractéristique, la catégorie de « perversion narcissique » la partage avec bien d’autres catégories « psy ».
“Le ‘pervers narcissique’ se défend contre des conflits internes ou d’autres processus psychiques”
Que désigne précisément le terme “pervers narcissique” ?
Il désigne un mécanisme interactif qui place une personne sous la dépendance d’une autre, d’une manière particulière, via des attaques sournoises répétées contre son propre narcissisme. Le « pervers narcissique » se défend ainsi contre des conflits internes ou d’autres processus psychiques, comme le deuil. Cette approche très subtile, son créateur, Paul-Claude Racamier, l’expose pour la première fois lors d’une conférence prononcée en 1978 (d’où est issu son livre Les Schizophrènes, publié en 1980). Il utilise alors déjà l’expression de « perversion narcissique », mais sans définir précisément le concept. C’est chose faite dans un article paru en 1987 sous le titre « De la perversion narcissique » (repris partiellement en 1992 dans son maître-ouvrage, Le Génie des origines). Par « perversion narcissique », Racamier définit ainsi « une organisation durable ou transitoire caractérisée par le besoin, la capacité et le plaisir de se mettre à l’abri des conflits internes et en particulier du deuil, en se faisant valoir au détriment d’un objet manipulé comme un ustensile et un faire-valoir ».
Vous décrivez un phénomène de galvaudage de la notion : est-ce l’effet du discrédit, ou d’une large circulation de la notion, qui fonctionne aussi comme signal d’alerte entre femmes ?
Comme sociologue, j’avais deux problèmes à résoudre. Premièrement : comment un psychiatre et psychanalyste français, né en 1924, décédé en 1996, a-t-il été amené à conceptualiser la « perversion narcissique » ? C’est d’abord lié à sa trajectoire à l’intersection du champ médical et du champ de la psychanalyse, à ses pratiques (en institution), au profil de ses patientes et patients (en majorité de jeunes psychotiques), à l’intérêt qu’il a précocement porté aux psychoses et plus précisément aux schizophrénies, etc. Deuxièmement : comment expliquer – dès lors que l’analyse textuelle puis une enquête approfondie dans une association de lutte contre la violence morale intrafamiliale, l’association AJC, ont permis d’établir ce fait – que la catégorie de « perversion narcissique » ait aidé à dénoncer et à pointer structurellement une violence masculine en couple, des formes relativement nouvelles de violence masculine en couple, fondées sur la « désagentivité » ? Comment expliquer, autrement dit, qu’elle ait servi à pointer du doigt des dynamiques intimes interpsychiques d’attaques répétées contre l’autonomie d’action et de pensée de la partenaire ? Pour répondre à ce problème, je me suis efforcé de montrer comment ces dynamiques s’articulent, réactivement, avec des dynamiques sociales d’autonomisation des femmes sur tous les plans de l’existence.
“Je me suis efforcé de montrer comment ces dynamiques s’articulent, réactivement, avec des dynamiques sociales d’autonomisation des femmes sur tous les plans de l’existence”
Qu’en avez-vous conclu ?
C’est un fait social en soi : parlez de « pervers narcissique », et on vous répondra : « c’est une catégorie galvaudée », « c’est totalement galvaudé » ! C’est amusant à observer. Ce que je dis, c’est que Racamier, évidemment, n’avait pas prévu que sa catégorie ferait l’objet d’usages aussi précisément situés dans l’espace des rapports sociaux de genre. Mais je note quand même que l’article dans lequel pour l’une des premières fois il raisonne en termes de « structure psychotique perversifiée », ce qui annonce la « perversion narcissique », traite du cas d’un homme qui ne supporte pas que sa femme, qui demande le divorce, lui échappe. Nous sommes en 1966 – à une époque où le taux de divorces est encore faible. Ce cas évoque furieusement quelque chose qui s’est fortement répandu, quelque chose désormais de l’ordre de la sociopathologie (avec, dirais-je, la multiplication des cas). Je la définis ainsi : un syndrome de l’appropriation corporelle illégitime mais irrépressible, une sociopathologie qui consiste dans le fait de vouloir s’approprier coûte que coûte, à vouloir contrôler absolument, un objet – une partenaire ou une ex-partenaire – non disposé à se laisser approprier, contrôler ; et cela dans une configuration sociale qui tend à délégitimer tout rapport asymétrique. Pour le dire autrement : on peut objectiver sociologiquement la structuration d’un narcissisme pathologique masculin, ou masculiniste, qui fait beaucoup de mal au narcissisme normal féminin.
Comment expliquer le fait que la perversion narcissique, qui est pourtant bien une catégorie psychiatrique recensée et décrite par un psychiatre, soit aujourd’hui régulièrement qualifiée de chimère ?
Cela fait justement partie du phénomène que je viens de décrire. Dire que la « perversion narcissique » ou les « pervers narcissiques » n’existent pas, c’est une façon de dire : aucun problème de narcissisme pathologique masculin, face au mouvement en cours d’égalisation, de symétrisation des relations conjugales ou intimes – aucun problème avec les hommes ! Or il y a un problème, et il est massif ! Un problème d’adaptation. Cela relève d’une sorte de défense inconsciente, très sensible, très sourcilleuse, et prompte à la persécution, vis-à-vis de toute menace qui pointe le bout de son nez. C’est donc une manière de se voiler la face. Il faut aussi attirer l’attention sur le fait que Racamier était psychiatre mais surtout psychanalyste – et un psychanalyste d’un genre particulier, intéressé par les mécanismes et les relations plus que par les entités nosologiques. Beaucoup d’esprits forts revendiquent une conception dogmatique de « la » science pour discréditer la catégorie de « pervers narcissique » et la psychanalyse. Souvent, ce sont des idéologues ou des militants masculinistes, incroyablement péremptoires, intimidants voire terrorisants, pas gênés le moins du monde par la faiblesse de leur culture épistémologique ou le fait que leur connaissance de la psychanalyse se réduise à deux ou trois clichés éculés, alors que son histoire est d’une grande complexité.
“Dire que la perversion narcissique n’existe pas relève d’une sorte de défense inconsciente, très sensible, très sourcilleuse, et prompte à la persécution, vis-à-vis de toute menace qui pointe le bout de son nez. C’est une manière de se voiler la face”
Pourquoi selon vous le pervers narcissique au féminin n’existe-t-elle pas ?
En fait, j’essaye de déplacer le problème. D’abord, je vois dans la féminisation de la catégorie une manière de réagir à la fonction sociale de « pervers narcissique » comme catégorie d’alerte contre un narcissisme pathologique structurellement masculin, dans le cadre des relations de couple, des relations intimes hétérosexuelles. Ensuite, cette féminisation peut être vue comme le signe d’une évolution générale des sensibilités, qui concerne toutes les configurations de relation. Mais il faut être très prudent sur ce point. Le discours qui consiste à dire « il y a autant de femmes perverses narcissiques que d’hommes pervers narcissique » est non seulement faux, mais confusionnant, délibérément ou non. Admettre le caractère structurel d’un narcissisme pathologique masculin ou plus exactement marital (je parle aussi dans mon travail de « rage narcissique maritale ») ne revient pas à nier les souffrances que peuvent vivre certains hommes dans leur couple ou leur famille. Cela ne leur enlève rien.
À votre avis, cette mutation de la violence masculine est-elle résiduelle, est-elle une sorte de chant du cygne de la violence patriarcale ? ou au contraire témoigne-t-elle de sa force, de sa vitalité ?
D’un point de vue sociologique processuel, c’est quelque chose de défensif, de réactif. Et cela, on peut le documenter, l’objectiver abondamment. Il est un peu difficile d’en dire davantage. Le processus d’égalisation, d’autonomisation des femmes sur tous les plans de l’existence, ce processus il est vrai paraît très fort. Mais le prix que de nombreuses femmes doivent payer en retour n’en est pas moins exorbitant. J’étais récemment à l’AJC et je discutais avec la fondatrice et directrice de cette association – Chantal Paoli-Texier, une femme extraordinaire – d’un cas sensible : une mère en cours de séparation qui a été victime de plusieurs AVC et que le mari s’emploie à détruire, littéralement à faire mourir, en essayant de l’arnaquer financièrement par tous les moyens et en parvenant pour le moment à monter contre elle leurs enfants, de jeunes ados. C’est l’horreur absolue. Il n’a pas fallu plus d’une conversation avec cet homme pour que la propre avocate de la victime se fasse berner : « C’est pas possible que les deux versions soient aussi opposées »… Cet homme est un redoutable manipulateur dans la mesure où son cas est typique de cette sociopathologie de l’appropriation corporelle illégitime, mais irrépressible, qui force à activer la face la plus destructrice du patriarcat. Quand on me raconte ce genre d’histoire, j’ai du mal à être optimiste… Tout se passe comme si, pour sortir du patriarcat, il fallait subir le pire du patriarcat.
“Tout se passe comme si, pour sortir du patriarcat, il fallait subir le pire du patriarcat”
Dans les témoignages que vous citez, la seule option est la fuite, “sauver sa peau”, rompre les liens, sous peine d’être détruite psychologiquement, voire physiquement. Cela signifie-t-il que le couple, la relation conjugale, demeure l’un des pièges les plus retords du patriarcat pour les femmes, et l’un des derniers lieux où la domination peut s’exercer en toute impunité, alors que les relations tendent à se normaliser dans le monde du travail par exemple ?
Dans le monde du travail, je dirais qu’il demeure peut-être plus facile d’imposer aux femmes des mécanismes visant à les réduire au silence ou à réduire leurs ambitions et leurs possibles. Le couple, lui, est la configuration de relations où l’égalité est censée s’imposer de la manière la plus pure. C’est tout ou rien, en quelque sorte. Pour les hommes incapables de regarder en face la symétrisation tendancielle des rapports sociaux de sexe, et de faire en pratique une place au narcissisme de leur partenaire aussi grande ou aussi respectable que leur narcissisme propre, c’est donc « rien » ! Ils doivent réduire à néant. Dès lors, ils sont dans un double déni : dans le déni de leur incapacité, et dans le déni du processus destructif que produit cette incapacité. Et c’est après la séparation, surtout quand il y a des enfants, que ce double déni est peut-être à la source des pires dégâts, des dégâts encore mal appréciés par les institutions de travail social, de justice et de police, malgré de plus en plus d’enquêtes sociologiques sur les « pères séparés » (je pense aux travaux importants d’Aurélie Fillod-Chabaud, d’Édouard Leport ou de Pierre-Guillaume Prigent).
Comment interprétez-vous les appels récents à délaisser la conjugalité pour plutôt miser sur les relations amicales, voire à cultiver une forme de romantisme en amitié ?
Comme sociologue, j’observe ces produits culturels – par exemple les essais de Geoffroy de Lagasnerie, Une aspiration au dehors et celui d’Aline Laurent-Mayard, Post-romantique –, ainsi que les débats qu’ils suscitent, avec beaucoup d’intérêt. On constate une diversification des pratiques – par exemple s’agissant de la sexualité – parallèlement au déclin relatif non pas seulement de la norme hétérosexuelle, mais de toute norme qui viserait à « ranger » les gens et les groupes dans des cases intangibles, selon une logique de hiérarchisation. Donc la conjugalité elle-même change. C’est frappant. Et les appels à la délaisser ne peuvent avoir qu’un caractère d’utopie, d’incitation à élargir l’espace des possibles, non pas d’exhortation à s’affilier à une nouvelle norme unique, impérative. Ils participent autant d’une diversification des pratiques et des valeurs qu’à l’installation non autoritaire – mais combattue par les anciens groupes dominants – de la symétrisation réflexive comme norme de référence.
“Chez Macron, c’est exactement le même processus, la même stratégie, la même violence qui est à l’œuvre que chez les pervers narcissiques. Tout concorde”
Vous étudiez la perversion narcissique dans le registre de l’intime, et les dégâts qu’elle peut faire dans la sphère du foyer. Mais vous identifiez également cette pathologie chez le président de la République. Qu’est-ce qui vous a mis la puce à l’oreille ?
Dans les deux premiers chapitres de La Pensée perverse au pouvoir, j’essaye d’expliquer la logique de recherche qui m’a conduit à déplacer des résultats et des outils, liés en effet à une enquête sur les relations conjugales, vers l’analyse des rapports entre la classe dirigeante et la population. Que la pratique du pouvoir qui est celle du président de la République Emmanuel Macron depuis 2017 heurte les sensibilités est un fait social qu’il m’a paru intéressant d’analyser. Pour cela, je suis parti des catégories utilisées par les gens. Ce qui m’a mis précisément la puce à l’oreille, comme vous dites, ce sont les mobilisations contre la réforme des retraites, au début de l’année 2023. J’ai été frappé par la proximité entre le champ sémantique des femmes victimes de violence morale conjugale et celui des personnalités et organisations opposées à cette réforme. Je me suis intéressé plus particulièrement au face-à-face entre Emmanuel Macron et Laurent Berger, le leader de l’intersyndicale, alors à la tête de la CFDT. C’était fascinant à observer. D’un côté, un agresseur, un manipulateur, à la mauvaise foi évidente, multipliant les mensonges ; de l’autre, si je puis dire, une victime – mais une victime à même de contre-manipuler, faisant preuve d’un grand sens des responsabilités. Le caractère anachronique de Macron et de sa conception d’une parole souveraine, son fantasme de toute-puissance sont alors apparus au grand jour. Or non seulement Macron a agi avec une brutalité inédite, comme aucun de ses prédécesseurs n’en avait jamais fait preuve ; mais, en plus, il agit dans une période historique, dans une configuration sociale où ce type de comportement, autoritaire, qui se veut sans appel, n’est tout simplement plus toléré. On retrouve le double déni dont je parlais tout à l’heure : Macron, déniant sa propre inadaptation aux mœurs démocratiques, sa propre faillibilité, ne peut qu’aller toujours plus loin dans le déni des qualités et de la valeur non pas seulement de ses adversaires politiques, mais du peuple français dans son ensemble.
Si le pervers narcissique séduit d’abord sa victime en étant le plus adorable et attentionné des compagnons, peut-on dire que Macron a adopté cette stratégie avec les Français ?
Oui, on retrouve exactement le même processus, la même stratégie, la même violence : donner l’illusion d’une compréhension parfaite, d’une empathie sincère, puis retirer brutalement tous ces signes de reconnaissance par une agression verbale inattendue, par une provocation insupportable, par un comportement sidérant. Vous n’imaginez pas le nombre de femmes victimes, à l’AJC ou ailleurs, qui m’ont dit avoir reconnu leur bourreau dans la personne du président de la République : dans son regard, dans sa manière de parler et d’énoncer des verdicts sans appel, dans sa démarche ou sa posture, dans son usage décervelant de la parole, dans sa tendance à se dégager de toute responsabilité et à discréditer, toujours et encore, etc.
“Macron symbolise l’incapacité des groupes dominants en déclin à faire le deuil de leur domination. Il souffre bel et bien de ce syndrome de la domination souveraine masculine illégitime mais irrépressible”
Qu’est-ce qui vous empêche de croire qu’il ne s’agit pas d’une simple tactique politique ? D’une sorte de personnage qu’il jouerait ?
Justement ce que je viens de préciser : à savoir son anachronisme, son caractère totalement déphasé, désynchronisé – autant de traits psychopathologique que j’essaye d’expliquer (notamment dans le chapitre que je consacre à son couple avec Brigitte Macron). Certes, depuis 1958, il s’est toujours trouvé des pamphlétaires ou des âmes justicières pour blâmer le président en place, son goût compulsif du pouvoir, ses mensonges ou ses revirements, ses manipulations, l’hubris qui le gagne, etc. Certes, avant Macron, un ex-banquier de Rothschild avait déjà été accusé de trahir pour mieux prendre sa place le président de la République dont il avait été le collaborateur : je pense bien sûr à Georges Pompidou, pris pour cible en 1969 par Louis Vallon, député gaulliste de gauche, dans un pamphlet retentissant intitulé L’Anti De Gaulle. Concernant Macron, il n’empêche, l’essentiel reste encore à éclaircir : un besoin de couper les liens, d’évacuer les origines, d’effacer la moindre dette, de se mettre sans cesse en avant, de rendre illisible la frontière entre le vrai et le non-vrai, un besoin, ou une nécessité, qui explique qu’il ne puisse s’épanouir que dans la séduction et la disqualification, et qu’il paraisse voué à entretenir le chaos. Depuis la dissolution du 9 juin dernier, cela ne fait plus beaucoup de doute… Il serait toutefois trop commode de pointer une simple folie individuelle, une sorte d’aberration personnelle mystérieuse, inexplicable, en passant par pertes et profits sa dimension sociopathologique, liée au fantasme masculin d’une réinvention du pouvoir absolu, souverain, dans l’ordre politique (c’est le fantasme monarchique et patriarcal) et dans l’ordre économique (c’est le fantasme du tycoon sans foi ni loi qui tue la concurrence et rafle la mise). Macron symbolise l’incapacité des groupes dominants en déclin à faire le deuil de leur domination, et d’une domination légitime, privant les dominés de tout droit à la parole. De là, son adoration infantile de « la bagnole », l’admiration de Gérard Depardieu qu’il dit éprouver, etc. Il souffre bel et bien de ce syndrome de la domination souveraine masculine illégitime mais irrépressible, dont le syndrome d’appropriation corporelle, dans la famille, est une variante. Le problème est, que pour se « soigner », il a plongé tout un pays, toute une classe politique, dans le chaos. À l’Assemblée nationale, c’est l’anomie. Plus rien n’a de sens. Les conséquences pour la démocratie française pourraient être dramatiques...
En quoi les institutions de la Ve République seraient-elles le terrain de jeu idéal du pervers narcissique ?
Un éditorialiste notait dès 1972, à propos de ces institutions : « Tout est suspendu à une source unique : la pensée du chef de l’État. Dès lors, que se passe-t-il si le chef de l’État n’a pas de pensée ? Ou s’il en a deux qui s’excluent mutuellement ? » Nous y sommes ! Un chef de l’État qui ne connaît que la pensée perverse et qui manie en permanence la paradoxalité, c’est-à-dire le nouage de propositions inconciliables, ce qui sidère la pensée d’autrui, ce qui attaque la possibilité même de la pensée, l’intelligence. On a maintenant la preuve de la nocivité irrémédiable des institutions de la Ve République, qui organisent l’irresponsabilité du président. On a vu ce que cela donnait avec une personnalité comme Macron… Je ne vois pas comment il sera possible de faire l’impasse sur ce problème lors de la prochaine élection présidentielle.
novembre 202421.11.2024 à 15:11
hschlegel
Les premières neiges sont tombées sur une large partie de la France, aujourd’hui. Ce qui ne manque pas de susciter beaucoup d’enthousiasme, surtout en Île-de-France et parmi les habitants des grandes villes. Mais pourquoi la neige nous rend-elle heureux ?
La réponse des philosophes et des poètes, par Octave Larmagnac-Matheron, dans cette archive de 2022… toujours d’actualité !
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novembre 202421.11.2024 à 12:48
hschlegel
Le nouveau bras droit de Donald Trump inquiète. Pour comprendre la vision du monde de ce grand lecteur de science-fiction, Sven Ortoli décrypte ses ouvrages préférés, qui évoquent la peur du déclin et le projet d’une nouvelle élite cosmique. Prémonitoire ?
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Musk n’est ni le premier ni le dernier inventeur-entrepreneur de génie à être influencé par des romans de science-fiction. C’est même la règle, plus que l’exception, chez la plupart des pionniers de la conquête spatiale : la lecture de Herbert Georges Wells ou de Jules Verne a été déterminante – c’est bien documenté – dans les vocations des précurseurs de l’astronautique Robert Hutchings Goddard (aux États-Unis) et de Constantin Tsiolkovski en Russie, ou encore de Neil Armstrong. Elon Musk, quant à lui, cite trois auteurs qui l’ont particulièrement marqué : le cycle Fondation d’Isaac Asimov, Le Guide du voyageur galactique de Douglas Adams et le Cycle de la Culture de Iain Banks. Il a rendu hommage au premier et au second en février 2018 lors du vol inaugural de la fusée Falcon Heavy de SpaceX. Ceci lui a permis de placer en orbite sa Tesla personnelle, un roadster rouge cerise emportant dans la boîte à gants un micro disque de cristal de quartz encodant la trilogie d’Asimov, plus un exemplaire du guide best-seller de Douglas Adams. Avec en prime un clin d’œil à l’une des phrases cultes du livre, un panneau « Don’t panic » sur le tableau de bord.
Quant au Cycle de la Culture, Musk l’a célébré en affirmant à plusieurs reprises que « si vous voulez le savoir, je suis un anarcho-utopiste comme ceux décrits par Iain Banks ». Il l’a en tout cas suffisamment admiré pour avoir baptisé ses ASDS, acronyme de Autonomous Spaceport Drone Ship – autrement dit ses barges autonomes destinées à récupérer les premiers étages de ses fusées – de noms empruntés aux vaisseaux superintelligents (et pince-sans-rire) de l’univers de Banks : Just Read the Instructions, ou Of Course I Still Love You, pour n’en citer que deux.
Pourquoi ces trois ouvrages en particulier ?Quel est le point commun de ces trois ouvrages ? Commençons par examiner leur contenu :
Fondation raconte comment un homme de génie invente une science, la psychohistoire – savant mélange de statistiques, de psychologie des masses et d’histoire – qui lui permet de prévoir la chute de l’empire galactique dont il est l’un des administrateurs. La psychohistoire concilie déterminisme et libre arbitre, comme dans un gaz moléculaire : « On ne peut pas prédire les déplacements d’une molécule isolée mais on peut dire avec précision ce que feraient des quintillions de molécules ». Asimov commence à écrire son cycle au début de la Seconde Guerre mondiale après avoir lu Le Déclin et la Chute de l’empire romain de Gibbon. Il imagine comment, pour traverser les âges barbares qui s’annoncent, quelques hommes de génie préservent les savoirs humains sur une planète refuge, cachée comme un monastère à l’autre bout de la galaxie.Le Cycle de la culture de Banks est écrit un demi-siècle plus tard. L’Écossais décrit une utopie techno-anarchiste dans laquelle des intelligences artificielles bienveillantes surveillent une société de l’abondance. Dans cette société galactique, nul n’a besoin de travailler – sauf des volontaires, mi James-Bond, mi-hippies, qui accompagnent certains vaisseaux IA monstrueusement équipés en armes de destruction massives pour assurer les relations diplomatiques avec des civilisations galactiques belliqueuses.Catalogue d’humour potache et absurde composé à partir d’une série d’émissions radio de la BBC, le Guide du voyageur galactique raconte les tribulations d’un des deux survivants d’une Terre atomisée, parce que malheureusement placée sur le tracé d’une autoroute hyperspatiale. Il embarque à bord du Cœur en or, premier et unique vaisseau propulsé par un « générateur d’improbabilité infinie » qui lui permet d’atteindre une vitesse infinie. L’un des plus fameux passages du livre raconte comment Pensées profondes, le deuxième ordinateur le plus puissant de l’Univers parvient, après 7,5 millions d’années, à affirmer à ceux qui l’interrogent au sujet de la question ultime sur la vie, l’Univers et tout le reste, que la réponse est « 42 ». C’est l’une des grandes références de l’humour tech (pensons par exemple à Xavier Niel, qui a baptisé son école École 42).Que disent ces trois livres de Musk ?D’abord que la science-fiction joue un rôle déterminant dans sa vision du monde. Lui-même raconte comment vers 14 ans, après avoir lu Nietzsche et Schopenhauer – « Déprimants, très négatifs » –, il s’est tourné vers la SF. Le souvenir de son grand-père maternel, mort dans un accident d’avion quand il avait trois ans, n’y est probablement pas pour rien : Joshua Haldeman, aventurier en quête d’une cité perdue dans les sables du Kalahari, avait de quoi inspirer ses descendants. Flamboyant, complotiste, extrémiste, raciste, l’homme qui a conduit la famille Musk en Afrique du Sud était dans les années quarante l’un des chefs du mouvement technocratique créé dans le sillage de l’utopiste (et lui-même auteur de science-fiction) Edward Bellamy et de l’économiste et sociologue Thornstein Veblen qui aspirait à la création d’un « soviet des techniciens » pour diriger le monde.
Ensuite, qu’il aspire comme son aïeul – il le tweetait en 2019 – à bâtir une « technocratie martienne » lorsque la planète rouge sera conquise et terraformée. Sa vision politique oscille entre un anarchisme cool et une oligarchie technicienne dirigée par des ingénieurs, ou à la rigueur par des IA bienveillantes.
Enfin, qu’il croit au déclin et à la chute inévitable de notre civilisation. Musk, contrairement à la plupart des trumpistes, est très au fait du réchauffement climatique et se prépare au coup d’après. Anticipant la catastrophe, il se rêve en homme providentiel préservant la culture en attendant une renaissance.
Il y a dans le journal d’Ayn Rand, la prophétesse du mouvement libertarien, que Musk apprécie tout en lui reprochant de manquer d’empathie, un portrait qui lui convient plutôt bien :
“Impérieux. Impatient. Intransigeant. Indomptable. Intolérant. Inadaptable. Passionné. Intensément fier. Supérieur à la foule et intensément, presque douloureusement conscient de cela. Agité, à bout de nerfs. Extrêmement ‘extrémiste’. Un esprit clair, fort et brillant. Un égoïste, dans le meilleur sens du terme”
Notre avenir lui appartient ?
novembre 202421.11.2024 à 08:00
hschlegel
Avoir conscience de la mort, une affaire exclusivement humaine ? C’est cette croyance que la philosophe Susana Monsó réfute dans son récent ouvrage, Playing Possum: How Animals Understand Death (« Faire l’opossum. La conscience de la mort chez les animaux », non traduit). Selon elle, les animaux ont bien une compréhension de la mort, quoique très différente de la nôtre. Explications.
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Susana Monsó, philosophe espagnole spécialisée dans la théorie de la conscience animale, cherche à décrire l’expérience de créatures non humaines. Qu’est-ce que cela fait d’être une chauve-souris, une grenouille, un coléoptère ? Son dernier livre, Playing Possum : How Animals Understand Death (Faire l’opossum : la conscience de la mort chez les animaux, non traduit) paru en octobre, s’inscrit dans cette démarche. Monsó se demande si d’autres espèces que la nôtre possèdent, comme nous, une conscience de la mort. La démarche pourrait sembler étrange, surtout venant d’une philosophe. L’histoire de la philosophie, des éthiques de l’Antiquité jusqu’aux pensées existentielles, semble avoir établi que la conscience de la mort est une réalité strictement humaine. Le caractère éminemment abstrait et complexe du concept devrait exclure a priori les êtres qui ne disposent pas de capacités cognitives aussi développées que les nôtres. Que l’on croie ou non en l’au-delà, il faudrait, pour penser la mort, distinguer le corps de l’âme, la matière de la conscience, et explorer des notions comme l’éternité, l’inéluctabilité, l’universalité, etc. Beaucoup doutent encore du fait que les animaux disposent d’une « théorie de l’esprit », c’est-à-dire d’une faculté de se représenter autrui comme disposant, lui aussi, d’une conscience faite d’affects, de pensées, etc. Comment, dans ce cas, les animaux pourraient-ils concevoir l’interruption, inéluctable et irréversible, de la conscience d’un être – ou une éventuelle vie de l’âme séparée du corps ?
Le problème de l’anthropocentrisme intellectuelSusana Monsó nous invite à nous prémunir de ce qu’elle nomme l’« anthropocentrisme intellectuel ». L’anthropocentrisme en général est la tendance à considérer toute chose selon notre propre point de vue ou nos intérêts humains, comme si le monde était fait pour nous et à notre image. Mais cet anthropocentrisme est plus « intellectuel », affirme Monsó, lorsque nous pensons qu’un concept particulier (l’idée de la mort) a pour seule forme celle que les êtres humains lui donnent. Cette position, commune, a le défaut de faire de la mort un concept rigide. L’autrice cherche au contraire à montrer que ce concept se décline selon différents degrés de complexité, sans pouvoir être réduit au nôtre, lui-même par ailleurs imparfait et inexact. Si connaître la mort était nécessaire pour en avoir le concept, nous en serions en effet privés au même titre que les animaux, incapables que nous sommes de nous figurer notre propre inexistence ou de savoir ce qu’est l’au-delà. Il faut donc accepter que, ne la connaissant jamais, nous puissons la comprendre avec plus ou moins de précision, et s’ouvrir à d’autres manières de la concevoir. La démarche de Monsó est intéressante en cela qu’elle décorrèle le concept de mort de sa vocation dite épistémique : on peut concevoir quelque chose sans la connaître. Même si le concept de la mort est imprécis, il n’en est pas moins une tentative de compréhension intellectuelle, et mérite à ce titre qu’on s’y intéresse.
Le “concept minimal” de mortC’est dans ce cadre que Monsó développe l’idée d’un « concept minimal de mort », à savoir les critères nécessaires et suffisants qui permettent d’affirmer qu’un être saisit la mort d’une manière intellectuelle, et non seulement à partir de réactions physiologiques. Ce concept minimal suppose trois élements. Il doit, d’une part, permettre à l’animal qui le possède de distinguer « avec un minimum de précision » les sujets décédés des autres (endormis, absents, etc.). Il doit, ensuite, comprendre « un contenu sémantique fondamental », à savoir « la non-fonctionnalité et l’irréversibilité » : l’animal doit considérer qu’un cadavre ne pourra plus jamais réaliser ce dont il juge les êtres vivants capables. Le prédateur, par exemple, a un concept de mort s’il se dit après avoir tué sa proie : celui-là ne fuira plus. Enfin, un concept n’est pas inné, mais le résultat d’un apprentissage ; en cela son contenu peut varier en fonction des individus, et rendre possible une multiplicité de comportements qu’on ne peut pas prévoir à l’avance. Le même prédateur peut apprendre, à force de chasser, à se méfier des cadavres et de leur tendance à la putréfaction, mais il peut aussi ne jamais faire d’association de ce type.
Sont exclus, de ce point de vue, les êtres comme les fourmis qui ont, d’après Monsó, un rapport simplement physiologique à la mort. Elles sont dotées d’une faculté olfactive qui leur permet d’identifier leurs congénères défuntes via l’acide généré par leur cadavre, afin de les évacuer de la fourmilière. Cette faculté ne leur permet cependant pas de distinguer les fourmis mortes de celles qu’on a enduites d’acide dans le cadre d’une expérimentation, et qui sont mécaniquement expulsées de la fourmilière. Le rapport des fourmis à la mort n’est pas le fruit d’un processus cognitif d’apprentissage capable de faire évoluer leurs comportements et d’affiner leur lecture du réel ; c’est une réaction instinctive.
“Faire l’opossum” et feindre la mortTout autre est le cas des animaux dotés d’une structure cognitive plus complexe et dont Monsó multiplie les exemples au cours de son enquête. On retient ici celui de l’opossum, petit mammifère (et seul marsupial d’Amérique du Nord) qui donne son titre à l’ouvrage. Ce dernier est capable de feindre la mort en simulant ses marqueurs : réduction de la température corporelle, exhalaisons putrides, bleuissement de la langue : « La thanatose [le fait de feindre la mort] est la dernière pièce du puzzle parce qu’elle est un mécanisme dont l’existence même suggère fortement que le concept de mort est omniprésent dans la nature. Ce n’est pas – et on n’insistera jamais assez sur ce point – parce que l’opossum lui-même comprend qu’il feint la mort, ou le fait à dessein, mais parce que pour expliquer la thanatose du point de vue de l’évolution, il faut postuler que les prédateurs trompés ont un concept de mort. »
Monsó conclut que nous faisons du concept de mort quelque chose d’éminemment abstrait parce que nous n’y sommes, du moins dans les zones géographiques qui en ont le privilège, précise-t-elle, rarement confrontés. L’idée n’est bien sûr pas de le déplorer, mais de se rendre compte de la contingence de notre notion du trépas, si différente de celles développées dans des espaces naturels où le décès représente une réalité des plus quotidiennes et banales.
novembre 2024