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10.05.2024 à 12:00

“Jusqu’au bout du monde” : le western féministe de Viggo Mortensen

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“Jusqu’au bout du monde” : le western féministe de Viggo Mortensen nfoiry

En mettant en scène à hauteur d'homme et de femme la lutte pour l'égalité des sexes, Jusqu’au bout du monde, le nouveau film de et avec Viggo Mortensen ainsi que l'actrice Vicky Krieps, redonne une nouvelle jeunesse au western, genre hautement politique.

“Jusqu’au bout du monde” : les colts sur la table

10.05.2024 à 08:00

“Symbiogénèse”, une autre histoire de la vie

hschlegel

“Symbiogénèse”, une autre histoire de la vie hschlegel

Une algue et une bactérie ont fusionné pour former un nouvel organisme : c’est ce que révèle une étude récente menée par une équipe du Berkeley Lab. L’occasion d’interroger la notion de symbiogénèse, qui connaît depuis quelques décennies un fort regain d’intérêt.

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À la frontière entre les règnes, c’est une nouvelle forme de vie qu’a découvert, il y a peu, une équipe du Berkeley Lab, aux États-Unis : un nouvel être, résultat de la fusion de deux organismes, une algue d’une part (Braarudosphaera bigelowii) et une bactérie de l’autre (la cyanobactérie UCYN-A). Entrelacés l’un à l’autres, les deux forment une entité inextricable. Plus précisément, la petite bactérie est devenue, pour la plante, un organite pérenne – un élément cellulaire assurant une fonction déterminée. En l’occurrence, l’organite d’origine bactérienne permet d’extraire l’azote de l’environnement et de le convertir en une forme utilisable pour le métabolisme de l’organisme. Beaucoup de végétaux ont besoin de fixer l’azote et hébergent, à cet effet, diverses bactéries qui remplissent ce rôle à leur place. Mais dans le cas de Braarudosphaera bigelowii, on ne peut parler simplement d’hébergement : la fonction bactérienne est fondue dans son être

Degré extrême de collaboration

La découverte de cet étrange organisme est un nouvel exemple flagrant de ce qu’il est convenu d’appeler la symbiogénèse, du grec syn (σύν), « avec, ensemble », bios (βίος), « vie », et genesis (γένεσις), « origine, genèse ». Pablo Servigne et Gauthier Chapelle définissent la notion en ces termes dans L’Entraide. L’autre loi de la jungle (2017) : « Deux organismes peuvent fusionner pour former un nouvel être. » Il ne s’agit pas d’une simple symbiose. Les cas de coexistence symbiotique sont innombrables dans le monde vivant ; mais les entités ainsi associés restent, en général, individuelles et séparables (quand bien même la séparation pourrait conduire à la mort d’un ou des deux organismes). Or dans le cas de la symbiogénèse, l’association fond jusqu’à rendre indissociables les deux êtres pour former un nouvel organisme. La symbiose est inextricable et permanente : elle est reconduite d’emblée dans les nouvelles générations issues de la reproduction ou de la division.

Les exemples ne manquent pas. Le lichen, par exemple, est le fruit de la fusion entre un végétal et un champignon. Les coraux, des cnidaires, sont le produit de la fusion entre des polypes (petites méduses coloniaires) et des algues unicellulaires. La frontière entre symbiose et symbiogénèse n’est sans doute pas toujours très nette. Jusqu’où les êtres sont-ils séparables ? L’idée de symbiogénèse suggère surtout un degré extrêmement étroit de collaboration.

Une notion vieille d’un siècle

Le terme, remis au goût du jour dans les années 1960 par la microbiologiste Lynn Margulis, est vieux de plus d’un siècle. On le doit au scientifique russe Constantin Merejkovski qui l’utilise sans doute pour la première fois en 1905 dans son article « Über Natur und Ursprung der Chromatophoren im Pflanzenreiche » (en allemand, « De la nature et de l’origine des chromatophores dans le règne végétal ») et développe l’idée en 1910 dans « Theorie der zwei Plasmaarten als Grundlage der Symbiogenesis, einer neuen Lehre von der Entstehung der Organismen » (« Théorie des deux types de plasma en tant que fondement de la symbiogénèse, une nouvelle approche de l’émergence des organismes »). Merejkovski s’inspire des recherches du botaniste Andreas Schimper, qui observait dès 1883 que les chloroplastes, organites responsables de la photosynthèse dans les cellules végétales, se comportaient de manière semblable aux cyanobactéries, des bactéries photosynthétiques. Il notait, dans « Über die Entwicklung der Chlorophyllkörner und Farbkörper » (« Du développement des chloroplastes et pigments photosynthétiques »), que les chloroplastes « n’émergent pas par création à partir du plasma cellulaire », mais les uns des autres « par division », suivant une dynamique générative propre. Schimper en déduit que « leur relation avec l’organisme qui les contient suggère une symbiose ».

C’est cette hypothèse, tout juste esquissée en note, que Merejkovski va développer. Il envisagera, en plus de l’incorporation des cyanobactéries, que la formation des noyaux cellulaires est elle aussi le résultat de l’incorporation de bactéries endosymbiotiques. Quelques années plus tard, le biologiste Paul Jules Portier proposera également, dans Les Symbiotes (1918), une théorie symbiogénétique des mitochondries, les organites responsables de la production de l’énergie dans les cellules eucaryotes (dotées de noyaux). Les mitochondries, en effet, présentent un certain nombre de caractéristiques des organismes unicellulaires eucaryotes. L’idée est reprise par l’Américain Ivan Wallin dans « The Mitochondria Problem » (1923). Ces événements symbiotiques ont joué un rôle décisif dans l’évolution de la vie. « Tout ce qui est plus compliqué qu’une cellule bactérienne doit son existence à » des événements de ce genre, résume Tyler Coale du Berkeley Lab.

Virus et symbiogénèse

À ces exemples d’endosymbiose primaire, où un organisme incorpore en lui un autre qui acquiert une fonction décisive, on peut en ajouter d’autres moins évidents. Servigne et Chapelle listent notamment, au titre des « “réussites” de la symbiogénèse », « l’émergence des mammifères placentaires grâce à un virus permettant la formation du syncytium (cellule à plusieurs noyaux) ». Cette hypothèse d’un rôle actif des virus dans le développement des mammifères a bien des arguments à faire valoir. En dehors de la période gestative où se constitue le tissu placentaire, la formation d’un syncytium est l’effet de certains virus possédant une protéine de fusion induisant la génération d’une cellule multinucléée. Le placenta – caractéristique essentielle des mammifères – serait-il le résultat d’une telle incorporation durable d’ADN viral ? Probablement. Une chose est certaine : notre ADN contient, dans des proportions non négligeables, des séquences génétiques d’origine virale (8 à 10% chez l’homme).

Ce qui vaut pour l’être humain vaut pour l’essentiel des vivants. Une étude récente sur les algues du lac Yellowstone, aux États-Unis, présente vingt-cinq types d’ADN viral. Mathilde Fontez, rédactrice en chef du magazine Epsiloon, commente la découverte en ces termes : « Ces virus se reproduisent en infectant les algues rouges, et ils s’insèrent dans leurs gènes. […] Les virus sont particulièrement plastiques génétiquement », ce qui leur a permis de survivre dans les conditions souvent très hostiles de Yellowstone, qui ressemblent aux « conditions dans lesquelles la vie s’est développée » à l’origine. « Ils auraient donné aux algues les bons gènes pour résister, pour se développer. Ils les auraient aidées à s’adapter. Bref, avant de nous donner des rhumes, ou le Covid, les virus ont travaillé au développement de la vie. »

Néanmoins, peut-on vraiment parler de symbiogénèse dans ce cas ? Après tout, ce n’est pas l’organisme viral intégral qui s’insère dans un autre, mais seulement une partie de son matériau génétique. Y a-t-il vraiment fusion de deux êtres ? Il faudrait ici rappeler qu’un virus constitue essentiellement en un brin d’ADN ou d’ARN. Le virus n’est pas une cellule [au point où la question si un virus est un être vivant ou pas reste ouverte] ; il est formé presque exclusivement d’un « simple » matériau génétique qui s’efforce de se répliquer en infectant des cellules – c’est-à-dire en détournant le fonctionnement de l’usine cellulaire que représentent les organites de ces cellules, afin que celles-ci produisent et libèrent des virions. Bien souvent, le virus demeure, avec la cellule qu’il exploite, dans un rapport antagoniste. Il finit par tuer la cellule qu’il contamine avant d’en infiltrer d’autres. 

Pathogènes… et partenaires

Dans certain cas toutefois, le virus s’installe durablement dans la cellule en s’insérant dans le génome de la cellule hôte. On parle alors de rétrovirus. La cellule travaille d’une manière singulière pour le virus. Elle produit les protéines et l’ARN nécessaires à la formation de nouvelles copies du virus, ce qui peut engendrer différents dysfonctionnements ; mais elle participe également à la propagation de celui-ci lorsqu’elle se divise. La nouvelle cellule formée porte en son sein le génome viral. Lorsque les cellules germinales sont infectées, toutes les cellules du nouvel organisme qui en naît – et non seulement les cellules accidentellement infectées – présentent ce même ADN viral. On parle dans ce dernier cas d’endorétrovirus.

Différents mécanismes activés dès l’embryogenèse permettent d’inhiber en grande partie l’expression de ces gènes, donc de supprimer leur dangerosité potentielle pour l’organisme. Les cellules ne produisent plus de nouveaux virions. L’évolution, qui conduit à la mutation de l’ADN viral, contribue également à rendre l’endorétrovirus défectif. Cela n’empêche pas, parfois, l’expression de certaines séquences de son génome. Les effets peuvent être pathologiques, mais pas toujours. Au contraire, ces gènes peuvent procurer à l’hôte des outils précieux pour s’adapter à son environnement. Sans le « vouloir », ils aident parfois des organismes de plus grande taille à évoluer plus rapidement qu’ils ne le feraient tout seuls.

Vu sous l’angle de la symbiogénèse, le virus n’apparaît pas seulement comme un pathogène dangereux : il l’est souvent, mais il peut également devenir, au hasard des rencontres, un partenaire. Emanuele Coccia le formule avec enthousiasme dans Métamorphoses (idéalisant certes un peu l’influence « positive » des virus et minorant le risque inhérent à sa propagation) : « Un virus [...] est comme le mécanisme chimique, matériel, dynamique de développement et de reproduction de tous les êtres vivants [...] Le virus est la force qui permet à chaque corps de développer sa propre forme, comme s’il existait désincarné du corps, libéré, flottant, la pure puissance de métamorphose. Voilà ce qu’est l’avenir, une force de développement et de reproduction de la vie qui ne nous appartient pas, qui n’est pas une propriété exclusive d’un individu ni même commune et partagée, mais plutôt un pouvoir flottant à la surface de tous les autres corps. »

09.05.2024 à 08:00

L’Univers se jette à l’eau. La chronique d’Étienne Klein

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L’Univers se jette à l’eau. La chronique d’Étienne Klein nfoiry

L’origine de l’eau découle du grand récit de la formation de l’Univers, affirme Étienne Klein dans sa chronique « Vertiges » issue de notre nouveau numéro. Raison de plus pour se désaltérer sans l’altérer.

07.05.2024 à 18:05

En Azerbaïdjan, la rhétorique anticolonialiste mobilisée par le pouvoir autoritaire contre la France

hschlegel

En Azerbaïdjan, la rhétorique anticolonialiste mobilisée par le pouvoir autoritaire contre la France hschlegel

Si la Russie déploie des arguments anticolonialistes contre le camp occidental pour justifier sa guerre en Ukraine, l’Azerbaïdjan n’est pas en reste. La pétro-dictature déploie un arsenal intellectuel pour tenter d’affaiblir la politique pro-arménienne de la France.

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Mais à quoi joue Bakou ? Le 16 avril dernier, lambassadrice française en Azerbaïdjan a été rappelée à Paris pour « consultation » ; deux jours plus tard, l’élue indépendantiste kanake Omayra Naisseline signait un mémorandum officialisant une coopération entre le Parlement dAzerbaïdjan et le Congrès de la Nouvelle-Calédonie, instance délibérative de ce territoire français aux velléités indépendantistes. Laccord prévoit des partenariats culturels et sportifs, ainsi que la formation de parlementaires, sur fond de promotion du mouvement indépendantiste kanak par le pouvoir azerbaïdjanais.

La politique pro-arménienne de la France dans le viseur

Comprendre cet étrange partenariat entre la pétro-dictature du président Ilham Aliyev « réélu » en février dernier avec 92% des suffrages et les indépendantistes kanaks exige un petit retour en arrière. La dernière guerre entre lAzerbaïdjan et lArménie, à l’automne 2023, s’est soldée par l’annexion de lenclave indépendantiste arménienne du Haut-Karabagh par l’Azerbaïdjan, provoquant au passage lexode de près de 120 000 Arméniens. Alliée et supposée protectrice dErevan contre les velléités guerrières de Bakou, Moscou na pas levé le petit doigt lors de ce dernier affrontement. En renforçant sa proximité avec lAzerbaïdjan, elle conserve des troupes en Arménie, dont le premier ministre Nikol Pachinian tente alors des rapprochements avec lOccident, à travers des exercices militaires avec les États-Unis en septembre et un partenariat militaire avec la France établi en octobre. 

Bakou na pourtant pas attendu cet accord militaire pour se livrer à un assaut diplomatique et médiatique en règle contre la France. Barhuz Samadov, chercheur en science politique spécialiste de lAzerbaïdjan, nous l’assure : « Il sagit bien dune réponse idéologique à la position française pro-arménienne. » Cette réponse provient plus largement « du discours officiel de lAzerbaïdjan après la victoire de 2020 [seconde guerre du Haut-Karabagh, au terme de laquelle lenclave indépendantiste est amputée de près de la moitié de sa surface], présentant l’État lui-même comme un acteur “anticolonial”, “recherchant la justice”. » En sopposant à une France supposément « coloniale », lAzerbaïdjan se donne le beau rôle, en légitimant son propre discours « libérateur » à lencontre dune Arménie prétendument « occupatrice ». Ceci pour mieux pouvoir justifier pressions et attaques sur lArménie voisine, dénommée « Azerbaïdjan occidental ». 

Jeux dinfluence anticoloniale

Laccord avec le Congrès de la Nouvelle-Calédonie nest pas un cas isolé, loin de là. Le pouvoir azerbaïdjanais est également à linitiative du « Groupe dinitiative de Bakou contre le colonialisme français », organisation réunissant des figures politiques françaises indépendantistes, de la Guyane à Mayotte en passant par la Corse. Lors de sa session inaugurale en juillet 2023, le président Aliyev lui-même s’est livré à un discours présentant la France comme un État colonial. Pour rappel, la Nouvelle-Calédonie, placée sous la souveraineté de la France depuis 1853, a le statut hybride de collectivité Sui Generis lui accordant un fort degré d’autonomie – en 2021, les habitants avaient rejeté un référendum sur l’indépendance de l’archipel.

Selon Bahruz Samadov, « le fait de présenter la France comme un ennemi marginalise l’idée de démocratie ainsi que les droits humains, en les présentant comme “étrangers” ». Outre les victoires militaires ou même le jeu diplomatique, il y a une récupération par Aliyev du mouvement anticolonialiste afin de discréditer la démocratie. Une pratique qui résonne avec les différents putschs ayant frappé les démocraties dAfrique de lOuest, sur fond de rhétorique anti-française sponsorisée par la Russie… voire avec la Russie elle-même, présentant son agression de lUkraine comme une réaction à limpérialisme occidental tentant de ravir de son giron des territoires supposément russes.

Le rapprochement de lAzerbaïdjan et de la Russie autorise ainsi à dresser un arc idéologique reprenant les mêmes codes : un anti-occidentalisme adossé à un anticolonialisme pour mieux servir les régimes politiques autoritaires. Une vision politique qui dépasse les seuls cénacles feutrés de la diplomatie pour tenter de simposer dans le débat public. En témoignent, entre autres, les « fermes à trolls » russes visant à industrialiser la propagande d’État sur les réseaux sociaux ainsi que la récente campagne virtuelle menée par lAzerbaïdjan en vue de décrédibiliser la capacité de la France à accueillir les Jeux olympiques. 

L’“anticolonialisme”, dernier paravent d’une dictature

La récupération de la cause anticolonialiste à des fins impérialistes opère un renversement complet de situation. Et ce ne sont pas seulement les indépendantistes français membres du « groupe de Bakou » qui sont aveugles sur ce retournement, mais aussi certains chercheurs français qui ont accepté de venir discuter une après-midi entière sur « le cas français » dans le cadre dune « conférence internationale sur lislamophobie » qui se tenait à Bakou en mars 2023.

Le penseur Edward Saïd notait précisément, dans la postface de son livre LOrientalisme (1978), que la pensée de la déconstruction coloniale devait résister à tomber dans « le patriotisme, lultra-nationalisme xénophobe et un chauvinisme absolument déplaisant ». Il avait conscience que cela pouvait constituer des « réponses habituelles » à la découverte par la connaissance que « la réalité humaine est constamment modifiable et modifiée et que tout ce qui paraît de nature stable est constamment menacé ». Dans un Caucase en pleine reconfiguration géopolitique comme ailleurs, lanticolonialisme na sans doute pas fini d’être mobilisé pour servir des objectifs qui lui sont étrangers. 

07.05.2024 à 17:13

Vivons-nous dans une simulation, comme l’imagine Pierre Niney dans cette vidéo ?

hschlegel

Vivons-nous dans une simulation, comme l’imagine Pierre Niney dans cette vidéo ? hschlegel

Une récente vidéo de Pierre Niney et du vidéaste Loris Giuliano a été vue plus de 3 millions de fois en quatre jours. Questionné sur son éventuelle croyance en Dieu, à la fin de leur entretien, l’acteur a fait une réponse singulière : « Je pense plus volontiers que nous vivons dans une simulation ». D’où vient cette idée ? 

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Vivons-nous dans une simulation ? L’hypothèse est à la fois très ancienne et très moderne. Tout dépend ce que l’on entend par « vivre dans une simulation ». Si l’idée, mise en lumière par la trilogie Matrix, d’une simulation informatique à laquelle nos esprits seraient connectés n’a pu voir le jour avant l’avènement du numérique, elle s’enracine dans une interrogation millénaire : le monde tel que nous le percevons est-il une illusion ? Existe-t-il « vraiment », ou n’est-il rien d’autre qu’un simulacre, une chimère sans existence en dehors de notre conscience ? La vie est-elle, comme le dira Calderón dans un passage célèbre, « un songe » ?

Les théoriciens de la simulation font en général remonter cette idée jusqu’à Platon. La célèbre « Caverne », dont le philosophe raconte l’allégorie dans La République, n’est-elle pas un genre de simulation ? Les hommes enchaînés y vivent dans l’illusion : ils prennent les ombres des objets projetés sur les murs pour ces objets eux-mêmes. L’image sert à Platon pour opposer deux ordres : le monde sensible, où nous n’avons affaire qu’à l’ombre évanescente, éphémères, des choses ; et le monde intelligible, celui des Idées, des formes, dont les « choses » sensibles ne sont que des images imparfaites et fugaces. Tout l’enjeu, pour Platon, c’est à l’instar des êtres humains « pris dans la matrice », de « mourir au sensible » pour entrer dans le monde intelligible. On voit bien, cependant, la différence avec Matrix : la trilogie n’oppose pas illusion du sensible et réalité de l’intelligible ; le monde réel est lui aussi un monde sensible, mais un monde où les choses sensibles existent « réellement », où leur apparaître s’adosse à un soubassement subsistant par soi. Les choses sensibles réelles ne sont pas de simples images fabriquées par la machine. D’autre part, ce qui sert de fondement réel à l’illusion pour Platon, c’est une forme idéale qui « ressemble » tout de même à l’illusion, puisque celle-ci est un genre de copie qui « participe » à l’Idée de la chose. Dans Matrix, le fondement réel n’a rien à voir avec le simulacre : les humains branchés n’ont évidemment pas affaire à l’apparaître de la machine, mais à un flot d’images produit arbitrairement par l’interface – des apparences sans aucune inhérence avec la « chose en soi ».

L’autre grand jalon historique de l’hypothèse de la simulation est un autre sommet de la tradition philosophique : Descartes. Dans ses Méditations métaphysiques (1641), il montre qu’à bien y réfléchir, nous aurions de bonnes raisons de penser que nous vivons dans une illusion totale. Nos sens nous trompent bien souvent. L’apparence des objets est fréquemment trompeuse. Elle change selon notre état, selon la lumière, etc. L’expérience du rêve, d’autre part, nous montre l’incroyable capacité de notre esprit à produire de toutes pièces une autre réalité. Pourquoi le monde que nous expérimentons dans la veille ne serait-il pas lui aussi un rêve produit par notre psychisme ? Le doute pointait déjà, des siècles plus tôt, à l’autre bout du monde, sous la plume de Tchouang Tseu : rêvé-je que je suis un papillon, ou suis-je un papillon qui rêve que je suis un homme ? Je pourrais enfin, ajoute Descartes, être systématiquement trompé par un « mauvais génie », qui offre à ma perception des simulacres n’ayant aucune réalité substantielle. On pourrait facilement en venir à douter que quoi que ce soit existe : que rien n’ait finalement la substantialité du réel. Ce sera, dans une certaine mesure, la thèse radicalement idéaliste et « immatérialiste » de Berkeley, pour qui il n’est aucune réalité en dehors de la perception. Descartes, depuis cette position de doute, retrouvera au contraire une forme de réalisme. Si tout cogitatum, tout contenu de conscience est douteux, le fait que « je pense » (cogito), lui, n’est pas douteux. Condition de la pensée, le cogito est une évidence, une certitude indubitable de ce qu’au moins une chose existe « en soi », réellement, indépendamment du fait d’être pensée ou perçue. Ce qui ne règle cependant pas le problème de la réalité de mes perceptions. Je pourrais bien exister, mais vivre dans un fantasme continu. Il faudra alors à Descartes un autre argument – fouillant en moi, je trouve quelque chose que je n’ai pu moi-même engendrer, quelque chose qui par conséquent doit me venir d’une extériorité : l’idée d’infini. Cette idée me confère la certitude de Dieu, d’un Dieu infini, donc infiniment bon. Il est impensable que ce Dieu infiniment bon m’est fait de telle sorte que je fantasme sans arrêt le monde, ou qu’il ne cesse de me tromper en présentant à mon esprit des illusions. Par conséquent, les choses que je perçois doivent exister elles aussi.

L’argument est fort. Mais les progrès de la technique font prendre au problème une autre tournure. Au fond, Descartes n’envisage que deux cas d’illusion totale : soit celui d’un Moi qui produirait d’emblée, en vertu de sa constitution propre, une réalité fantasmatique ; soit celui d’un être tout-puissant qui serait l’auteur de l’illusion. Le développement rapide de l’informatique ouvre une autre possibilité : celle que d’autres êtres (d’autres hommes, ou d’autres espèces avancées techniquement) créent eux-même un dispositif de simulation emprisonnant une multitude de consciences dans un univers parallèle, fictif. Descartes ne pouvait évidemment pas avoir cette idée. Elle connaît aujourd’hui un intérêt croissant, portée par certaines figures emblématiques comme le physicien Nick Bostrom. La position de Bostrom, en réalité, est moins tranchée qu’on le dit souvent. Il l’exprime notamment dans « The Simulation Argument » (2003) [lire notre article]. Le propos s’articule autour d’une alternative. Parmi ces trois propositions, l’une d’entre elles seulement est vraie : 1) Aucune civilisation ne peut atteindre un niveau technologique permettant de créer une réalité simulée. 2) Aucune civilisation ayant atteint la capacité de créer une réalité simulée n’en a effectivement produit (par souci éthique, pour utiliser autrement la puissance de calcul, etc.). 3) Il est quasi certain que des entités telles que nous vivent dans une simulation. Pour Bostrom, ni 1) ni 2), ni même l’alternative 1) ou 2) n’a une probabilité de 100%, loin de là. Donc, la proposition 3) est loin d’être impossible, et il est bien possible que nous vivions dans une simulation. Ne pas admettre cette hypothèse, c’est ne pas admettre que nous pourrions nous-mêmes un jour mettre en œuvre des réalités simulées. Difficile à entendre, vu les progrès extrêmement rapides, en matière de réalisme mimétique, des univers virtuels. La chose est particulièrement flagrante dans le jeu vidéo : la petite taille des univers numériques contrebalance la puissance de calcul nécessaire à la génération d’un monde de plus en plus réaliste. Le métavers est encore à la traîne sur ce point. Mais nous identifions son manque de réalisme par comparaison avec la réalité ; serions-nous capable de douter de la réalité si nous y avions toujours vécu et que nous n’avions aucun élément de comparaison ? L’argument de la simulation, en tout cas, a suscité et suscite toujours de vifs débats. Si l’on ne peut exclure cette hypothèse, demeure ouverte la question de savoir comment, potentiellement immergés en son sein sans avoir jamais rien connu d’autre, nous pourrions la prouver ou l’infirmer !

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