11.07.2022 à 22:00
Nicolas Prouillac
Uber Files 15 mars 2015, 25 policiers font irruption dans les bureaux parisiens de la société Uber. Depuis quelques temps, l’entreprise est confrontée à la Direction générale de la concurrence, de la consommation et de la répression de fraude. Pourtant personne ne semble paniquer. Quelques clics sur un ordinateur et magie, tout est effacé. Le […]
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15 mars 2015, 25 policiers font irruption dans les bureaux parisiens de la société Uber. Depuis quelques temps, l’entreprise est confrontée à la Direction générale de la concurrence, de la consommation et de la répression de fraude. Pourtant personne ne semble paniquer. Quelques clics sur un ordinateur et magie, tout est effacé. Le « kill switch » : impossible désormais d’accéder au serveur de l’entreprise. Du moins c’est ce qu’elle croyait.
Le 10 juillet 2022, les Uber Files sont publiés. 124 000 documents internes dont les révélations font froid dans le dos. Influence politique, régime de terreur et dissimulation juridique, Uber s’est imposé en force souvent au dépit des lois. D’anciens présidents au commissaire de la Cour Européenne en passant par les oligarques, nombreux sont ceux incriminés dans cette affaire.
Uber a su au fil des années se construire une armée d’alliés avec une influence planétaire. On peut notamment citer Jeff Bezos mais aussi Xavier Niel, le patron de Free ou encore Bernard Arnault, PDG du groupe LVMH. Pour eux, cela ressemblait à un placement financier banal, mais pour Uber, il s’agissait de véritables pièces sur leur échiquier de la conquête mondiale. « Nous n’avons pas besoin de leur argent en soi. Mais ils pourraient être des alliés utiles pour gagner la France », écrit à l’époque Pierre-Dimitri Gore-Coty, directeur général d’Uber en Europe de l’Ouest.
Et le pari s’est avéré gagnant. Lorsque Uber cherche à s’implanter en France en 2011, la société se voit confrontée à de nombreuses lois françaises. Les manifestations des chauffeurs de taxis sont violentes mais Uber se trouve un allié de taille, le ministre de l’Économie de l’époque, Emmanuel Macron. Un « deal » a alors été mis en place, intégrant des dispositions favorables à l’entreprise de VTC en échange de la suspension d’UberPop, un service de transport permettant de devenir chauffeur sans aucune licence.
Se heurtant à de nombreuses lois françaises, Uber détient une arme redoutable : le « kill switch ». Un dispositif qui permet, lors de son activation, de déconnecter un ordinateur des serveurs de l’entreprise. Ainsi, grâce à cela, Uber réussit à échapper aux inspecteurs de la Direction général de la concurrence, de la consommation et de la répression des fraudes.
« L’accès aux outils informatiques a été coupé immédiatement, donc la police ne pourra pas obtenir grand-chose, voire rien », a écrit en 2015 Mark MacGann, un lobbyiste du groupe. L’homme a également donné un conseil pour le moins surprenant à Thibaud Simphal, responsable du groupe en France. « Avait l’air confus, lorsque vous ne pouvez pas obtenir l’accès. Dites que l’équipe informatique est à San Francisco et dort profondément ».
Sous la statue de Johannes Gutenberg, au milieu de la place du même nom, quatre étudiantes strasbourgeoises patientent. L’imprimeur tient dans sa main un parchemin où il est écrit : « Et la lumière fut. » Mais la lumière est ce dimanche 17 novembre 2019, à 3 h 40, entre les doigts des jeunes femmes, plus précisément sur leur téléphone. Elles viennent de lancer l’application Uber pour rentrer chez elles en évitant les ruelles sombres.
Les phares d’une berline approchent. Son conducteur sympathise, les dépose une à une devant leur porte, et poursuit la discussion avec la dernière passagère. Ses questions se font alors personnelles voire indiscrètes. Sonia est d’autant plus gênée qu’elle est à l’avant. « Il a entrelacé ses doigts avec les miens, les a posés sur ma cuisse, puis sur la sienne », raconte-t-elle. « J’étais tétanisée, je me sentais prise en otage. » Et la lumière fuit.
Après avoir esquivé un baiser à l’arrivée, la femme de 22 ans s’extirpe du véhicule, rentre chez elle en tremblant et s’effondre sur son lit. Elle contacte immédiatement Uber. On lui assure que le conducteur va être suspendu séance tenante. Pour éviter ce genre de mésaventure à d’autres, Sonia partage sa photo sur Twitter. L’homme est reconnu par Noémie. Elle l’a déjà signalé pour des faits similaires. Pourtant, il continue de sévir.
Les deux femmes prennent alors contact avec Anna Toumazoff, internaute féministe qui anime la newsletter Les Glorieuses. De là, le mardi 19 novembre, peu avant minuit, naît le hashtag #Ubercestover où les mauvaises expériences d’utilisatrices d’Uber s’accumulent. « Nous sommes nombreuses à prendre des Uber non pas par confort, mais pour des raisons de sécurité », s’indigne Anna Toumazoff. « Quand il est tard, ça m’arrive même d’en commander un juste pour faire 500 mètres. Si nous ne sommes plus en sécurité nulle part, c’est un réel problème ! »
Ces cas ne font pas exception. Dans une vidéo publiée le 2 décembre, Konbini donne la parole à Anaïs, une femme « victime de viol » dans la nuit du 22 au 23 septembre 2016. La gorge nouée, elle raconte être arrivée chez elle après un trajet de 1 h 30 qui n’aurait dû durer que 15 minutes, « la culotte descendue ». Quelques souvenirs embués par l’alcool lui rappellent « ce moteur qui se coupe, ces portières qui se ferment et ces bruits de cuir de siège de voiture ». Ce témoignage glaçant s’ajoute à beaucoup d’autres sur Twitter.
"Je rentre chez moi la culotte descendue… "
Après une soirée, Anaïs commande un Uber pour rentrer en sécurité. Sur le trajet, son chauffeur va la violer.Aujourd'hui avec d'autres victimes, elles témoignent avec #UberCestOver pic.twitter.com/imNgNhyETV
— Konbini news (@konbininews) December 2, 2019
« En cas d’incident lié à une agression physique ou sexuelle, le compte du passager ou du chauffeur qui aurait commis les faits est alors immédiatement suspendu, et ce, à titre préventif », répond Uber. « En cas de dépôt de plainte, les forces de l’ordre peuvent se mettre directement en contact avec nous pour que nous leur fournissions les informations nécessaires à l’enquête judiciaire. Nous pouvons décider de la suspension permanente de l’accès à l’application Uber. »
Si le volume de témoignages rendu public est inégalé en France, il y a un moment que le problème existe. En 2016, le site BuzzFeed s’était procuré des captures d’écran du logiciel client d’Uber où 6 160 signalements apparaissaient associés au terme « agression sexuelle » et 5 827 au mot « viol ». La société s’était défendue en disant avoir reçu cinq allégations de viol et moins de 170 d’agression sexuelle entre décembre 2012 et août 2015. Ses ennuis ne faisaient que commencer.
Le 22 février 2017, le New York Times a mise en cause l’inaction du PDG, Travis Kalanick, face à des agressions sexuelles au sein de l’entreprise dont il était pourtant au courant. Six jours plus tard, les employés d’Uber ont reçu dans leur boîte de réception un email signé par Travis Kalanick, « profondément désolé » d’avoir traité avec mépris un chauffeur Uber du nom de Fawzi Kamel. Ou plus précisément, d’avoir été filmé en train d’asséner au chauffeur qu’il devait ses ennuis financiers à ses mauvais calculs plutôt qu’à des mesures prises par la firme, qui l’auraient enchaîné à sa dette.
Face au tollé qui a suivi, le PDG d’Uber a été contraint de reconnaître que ses actes ne pouvaient être excusés et que l’entreprise avait besoin d’un ajustement de son leadership. Le 7 mars 2017, il a été annoncé qu’Uber était à la recherche d’un nouveau directeur des opérations pour le seconder dans sa tâche de diriger le groupe. En France, le directeur de la communication de l’époque, Grégoire Kopp, reconnaissait que les nombreux problèmes de l’entreprise n’étaient pas étrangers à son fondateur.
« Nous avons un problème lié à la personnalité de Travis Kalanick et à notre réputation globale », disait-il. Selon lui, les affaires ne s’en portaient pas plus mal. Sans tous ces ennuis, « peut-être que la croissance serait supérieure, mais l’utilisation du service ne cesse pas d’augmenter ». Un paradoxe auquel le porte-parole avait une explication : « Il faut vraiment dissocier le consommateur du citoyen. » Mais le consommateur et le citoyen ayant de plus en plus tendance à se rejoindre, Travis Kalanick a fini par démissionner en juin 2017. Il a ainsi été emporté par la vague #DeleteUber, annonciatrice du raz-de-marée #UberCestOver qui secoue aujourd’hui le géant du VTC.
Le vendredi 27 janvier 2017, assis derrière le Bureau ovale depuis tout juste une semaine, le président Trump a suspendu le programme américain d’admission et de réinstallation des réfugiés de pays en guerre pour une durée de quatre mois. Les familles en provenance de Syrie, elles, se sont vues interdire l’accès au territoire américain jusqu’à nouvel ordre. Dans la foulée, Donald Trump a promulgué un décret visant à « protéger la nation de l’entrée de terroristes étrangers aux États-Unis » et bloqué pour trois mois l’arrivée dans le pays des ressortissants de sept pays à majorité musulmane.
Dans la bouche des citoyens américains, choqués par une mesure aussi soudaine qu’ignominieuse, le décret a été immédiatement rebaptisé « Muslim Ban ». Quelques heures plus tard, on a annoncé que deux ressortissants irakiens étaient détenus à l’aéroport de New York-JFK par les douanes américaines. La nouvelle a mis le feu aux poudres. Des milliers de New-Yorkais ont déferlé dans l’aéroport et l’ont encerclé, protestant pour mettre un terme à la situation. En fin d’après-midi, un syndicat de chauffeurs de taxi de la ville, la New York Taxi Workers Alliance, a appelé unanimement à la mobilisation de ses chauffeurs.
Ils étaient nombreux à se joindre aux manifestants rassemblés devant le Terminal 4. « En tant qu’organisation dont les membres sont pour beaucoup de confession musulmane, dont l’effectif est presque exclusivement constitué d’immigrés venus de partout dans le monde, et dont les racines viennent de la défense des opprimés, nous disons non à cette interdiction inhumaine et anticonstitutionnelle », a écrit le syndicat dans un communiqué, tandis que ses chauffeurs avaient interrompu leur travail par solidarité avec leurs concitoyens.
Chez Uber, les choses sont allées autrement. À 19 h 36, une trentaine de minutes après la déclaration du syndicat des taxis, le compte new-yorkais de la plateforme a tweeté que la hausse des tarifs avait été désactivée à l’aéroport JFK. Habituellement, lorsque les algorithmes de l’application de transport à la demande détectent une forte affluence dans une zone, les tarifs augmentent automatiquement – plus il y a de demande, plus l’offre est coûteuse. Mais lorsque les techniciens du groupe réalisent que cette affluence est due à un événement grave, tel que des attentats ou des manifestations, ils peuvent choisir de désactiver la fluctuation des prix. C’est ce qu’il s’est passé ce jour-là. Mais une heure après l’avoir signalé, sans un mot vis-à-vis de la situation qui occupait les manifestants, certains utilisateurs les ont accusés de tenter de « briser la grève » et de profiter du sort des réfugiés pour s’enrichir.
« Cet exemple est marquant car notre intention a été mal comprise », commentait Grégoire Kopp. D’après lui, l’idée était justement pour Uber d’éviter un nouveau « bad buzz » en ne laissant pas les prix s’envoler comme un soir de Nouvel An. (Lors de précédentes flambées des tarifs durant des situations de crise, la plateforme a été épinglée pour avoir facturé certains trajets plusieurs centaines de dollars aux usagers.) Mais le mal était fait et la situation a vite empiré. Le hashtag #DeleteUber (« supprime Uber ») a pris comme un feu de paille, conduisant plus de 200 000 usagers à supprimer leur compte en représailles au cours du week-end, selon le New York Times. Le fait que Travis Kalanick ait rejoint un mois plus tôt le comité d’entrepreneurs formé par Trump pour le conseiller est venu alimenter les critiques.
Entre l’incident de JFK et le nouveau statut de conseiller de Kalanick, il était clair pour beaucoup qu’Uber se positionnait du mauvais côté du manche. La semaine suivante, le PDG a annoncé qu’il quittait le comité. « Rejoindre le groupe n’était pas le signe d’une approbation du Président ou de son programme, mais cela a malheureusement été interprété exactement de cette manière », s’est-il justifié dans un autre email adressé à ses employés. « Il arrive qu’on soit perçu négativement ab initio », renchérissait Grégoire Kopp.
Au vu du passif de la société, ce n’est pas étonnant. Uber a été impliqué dans un nombre insensé de scandales dont une bonne partie a atterri devant les tribunaux. En août 2016 rien qu’aux États-Unis, il y avait 70 procès en attente de jugement impliquant la compagnie. Uber France n’était pas en reste puisque la branche locale du groupe y affrontait pêle-mêle organes gouvernementaux, chauffeurs de taxis et chauffeurs de VTC depuis son lancement en France, fin 2011. Avec la propagation du hashtag #UberCestOver, elle est en plus mauvaise posture encore. Alors, le géant sortira-t-il indemne de cette série noire ou est-ce le début de la fin ? La réponse se trouve dans son modèle, terriblement efficace économiquement, mais finalement si dangereux : en refusant de salarier ses conducteurs, Uber rend non seulement le travail plus précaire, mais il s’expose à associer sa marque à des prédateurs.
La légende raconte qu’Uber est né à Paris, par une soirée de décembre 2008 où il neigeait. Travis Kalanick et son futur associé Garrett Camp participaient à LeWeb, la conférence lancée par Loïc et Géraldine Le Meur, qui rassemble chaque année startupeurs, patrons du Web et investisseurs le temps d’un week-end. À l’époque, Kalanick avait 32 ans et il était déjà un serial entrepreneur. Il avait vendu sa précédente entreprise, Red Swoosh – une plateforme voisine de Napster –, pour 19 millions de dollars en 2007. Voilà près de deux ans qu’il cherchait à se lancer dans un nouveau business. Camp, de son côté, avait négocié l’acquisition de sa société StumbleUpon par eBay pour 75 millions de dollars l’année d’avant. C’est de lui que vient l’idée d’Uber, de l’aveu même de Travis Kalanick.
« Quand tu ouvres l’app et que tu te sens genre : “Je vis dans le futur ! J’appuie sur un bouton et une voiture apparaît, je suis un putain de pimp !” C’est Garrett le type qui a inventé cette merde », exultait le PDG lors d’une petite célébration il y a six ans, alors qu’Uber s’appelait encore UberCab. À la sortie de la conférence, qui se tenait au 104 dans le quartier parisien de Stalingrad, les deux entrepreneurs auraient eu un mal fou à trouver un taxi pour aller dîner en centre-ville. Dans la version racontée par Grégoire Kopp, c’est en voyant les berlines noires avec chauffeur stationnées à Saint-Germain-des-Prés et sur la place Vendôme que les deux hommes ont eu l’idée de mettre à profit leur temps d’arrêt en permettant aux gens de leur commander une course via une application plateforme. Cette version de l’histoire, qui concorde avec la volonté affichée d’Uber d’offrir une alternative abordable et chic au taxi pour le plus grand nombre, n’est pas celle qui se racontait dans les premiers temps de leur activité. Garrett Camp aurait plutôt gardé un mauvais souvenir d’une nuit de Nouvel An durant laquelle il avait loué les services d’un chauffeur privé, payé 800 dollars au petit matin.
Cette addition salée lui est restée en travers de la gorge et il s’est creusé la tête pour trouver un moyen de casser les prix du transport de luxe – histoire d’en profiter sans éroder sa fortune. Il a fini par se dire que diviser le coût entre un maximum de personnes serait un bon moyen d’y parvenir. L’idée faisait sens à San Francisco, où Camp et Kalanick étaient entourés par les glorieux entrepreneurs de la Silicon Valley. Aussi, lorsque les deux hommes ont lancé UberCab en juin 2010, le service se destinait essentiellement à une élite désireuse d’éviter les taxis – qui se font rares à SF – tout en payant moins cher pour un chauffeur privé. À cette époque, une course Uber coûtait 1,5 fois plus cher que de prendre le taxi.
Deux ans plus tard, en mai 2012, deux autres entrepreneurs de San Francisco, Logan Green et John Zimmer, ont annoncé la sortie de Lyft, un service similaire à Uber mais en moyenne 30 % moins cher que les taxis. Kalanick et ses associés ont alors brutalement pris conscience que le véritable marché n’était pas dans la niche du luxe mais auprès du grand public. Ils ont lancé UberX (UberPOP en France, interdit en 2015) en juillet de la même année, qui permet à pratiquement n’importe quel conducteur de travailler avec Uber. Naturellement, ça ne s’est pas fait sans heurts. Dès le lancement de la société, Travis Kalanick a pris au pied de la lettre l’ancienne devise de Facebook, « Move fast and break things ». Mais avancer le plus vite possible sans avoir peur de la casse a un prix, qui se paye devant les tribunaux.
Dès le mois d’octobre 2010, UberCab a eu affaire aux autorités de la ville de San Francisco, qui la sommaient de suspendre ses activités. L’incident a poussé UberCab à se rebaptiser Uber : une volonté de la part de la start-up de montrer qu’elle n’était pas un service concurrentiel des taxis, mais une plateforme de mise en relation d’usagers à la recherche d’un chauffeur, et de chauffeurs de voitures de luxe en quête de clientèle. La recette a pris rapidement.
« Uber était une des premières entreprises de transport partagé à faire les choses bien, ou du moins de façon satisfaisante », explique Harry Campbell, chauffeur devenu blogueur populaire aux États-Unis. « Quand ils ont commencé, leur application n’était pas aussi aboutie qu’aujourd’hui, mais ils étaient déjà très forts en marketing. » En particulier auprès des chauffeurs privés américains, qui bénéficiaient alors d’un système de parrainage lucratif qui a grandement contribué à populariser le service au sein de la profession.
« Une fois que l’offre a été à la hauteur de la demande, ils ont à nouveau investi dans le marketing pour faire découvrir leur service aux usagers des transports », poursuit-il. Toutes les villes ne se sont pas dressées d’emblée contre l’arrivée d’Uber. « Certaines municipalités ne s’occupent de ce qui ne va pas que quand les choses deviennent vraiment problématiques », dit Harry Campbell.
Face aux problèmes, il y a deux sortes de législateurs : les plus laxistes, qui tentent de trouver des ajustements pour permettre la cohabitation des plateformes de transport à la demande avec les services existants comme les taxis, et ceux qui établissent des réglementations plus exigeantes. « C’est ce qu’il s’est passé à Austin, et ça a causé le départ d’Uber en mai 2016 », raconte-t-il. La société est revenue dans la ville texane en juin 2017, avant d’être interdite à Barcelone en janvier 2019.
Les bras de fer judiciaires entre Uber et les législateurs locaux sont de coutume chaque fois qu’elle arrive dans une nouvelle ville. Les choses ne se sont pas arrangées quand la firme a décidé de s’implanter à l’étranger. Comme pour faire écho au récit de sa création, la première ville dans laquelle le service américain a décidé de s’installer hors de ses frontières était Paris.
Les premières berlines noires d’Uber ont commencé à arpenter les rues de la capitale en décembre 2011. Une décision plus pragmatique que romantique de la part de l’entreprise, qui a surfé sur une nouvelle législation : la création des VTC, en juillet 2009. Présentée par le secrétaire d’État Hervé Novelli sous la supervision du gouvernement Fillon, la loi n°2009-888 prévoyait la remise à plat du système des voitures de remise hérité du XVIIe siècle, transformées en Voitures de Transport avec Chauffeur. Au cœur de cette loi, une dérégulation considérable de la profession qui a déroulé le tapis rouge aux plateformes telles qu’Uber, qui de l’avis du gouvernement représentaient une opportunité rêvée pour créer de l’emploi chez les jeunes.
Mais tout le monde n’était pas de cet avis et les taxis parisiens ont été les premiers à protester contre les nouvelles réglementations. « Notre relation avec Uber ? Elle est au palais de justice », résumait début 2017 Karim Asnoun, secrétaire général de la CGT Taxis. « Même leurs chauffeurs régularisés, on estime qu’ils sont en irrégularité parce qu’ils maraudent. »
Le maraudage, ou le fait d’attendre la clientèle sur la voie publique, est le propre du taxi. Karim Asnoun et ses collègues considèraient que les chauffeurs travaillant avec Uber et les autres plateformes de transport sur demande (Chauffeur Privé, LeCab…) ne devaient se trouver sur la voie publique qu’en cas de réservation. Pour appuyer ses propos, il citait un rapport du préfet Pierre Chassigneux datant de 2007, qui constatait déjà les limites de l’offre et de la disponibilité des taxis parisiens, « en partie liées aux conditions spécifiques de circulation dans la capitale ». « L’idée “qu’on ne prend pas de taxi parce qu’on n’en trouve pas” se trouve démentie par le constat de la surcapacité en heures creuses : l’offre de taxi y est abondante, mais elle ne génère pas, ou très marginalement, de demande supplémentaire malgré une modulation tarifaire ad hoc », dit le rapport.
Aussi, pour Karim Asnoun, plutôt que d’offrir de réelles possibilités d’insertion et de reprise professionnelle, Uber et ses pairs précarisaient le secteur au détriment des taxis comme des chauffeurs qui travaillent avec eux, en tirant les prix vers le bas tout en augmentant leur commission. « Uber ne le fait pas pour ses chauffeurs, elle le fait pour son profit », disait sans détour Karim Asnoun. Sayah Baaroun allait dans son sens.
Malgré tous les différends qui opposaient chauffeurs de taxis et chauffeurs de VTC dans la capitale, avec des débordements parfois violents, le secrétaire général du Syndicat des Chauffeurs Privés-VTC, tombait d’accord avec son homologue sur ce point. Il menait la bataille contre la situation qui les affligeait, lui et ses collègues. « Ce n’est pas tenable actuellement », disait-il. En octobre 2015, Uber avait baissé ses prix de 20 % tout en augmentant sa commission de 20 à 25 % sur le prix de la course.
Si l’entreprise a accepté en décembre 2016 de revoir ses tarifs à la hausse « de 10 à 15 % », elle est restée pour le moment inflexible sur la question de la commission. Pour Sayah Baaroun, le quotidien des chauffeurs reste par conséquent invivable. « C’est la raison pour laquelle on demande l’établissement d’un seuil minimum dignité aligné sur le tarif C des taxis », indiquait-il. Le 10 mars 2017, le syndicat a demandé, dans une lettre intitulée « Proposition officielle pour la sortie de crise » adressée à Uber, l’établissement d’un prix plancher à 12 euros net, pour les petits trajets.
Avant l’apparition des plateformes type Uber, il gagnait mieux sa vie.
« Uber a attiré les professionnels avec une offre alléchante au départ. Mais maintenant qu’ils sont connus de tous les usagers, ils font ce qu’ils veulent des professionnels », déplorait Sayah Baaroun. « En ce qui nous concerne, ils peuvent bien mettre la commission qu’ils veulent mais pas au détriment du chauffeur. » À l’époque, selon lui, deux tiers des chauffeurs VTC ne déclaraient plus leurs revenus pour tenir le coup. Du côté d’Uber, Grégoire Kopp affirmait que 17 000 chauffeurs de VTC travaillaient avec eux : « Si c’était une arnaque et qu’ils ne pouvaient pas gagner leur vie avec, ils ne sont pas bêtes, ils se passeraient le mot ».
Pour lui, les tarifs ou la commission de la plateforme de mise en relation des chauffeurs avec leurs clients étaient hors de cause. « Certaines personnes se sont un peu enflammées et ont acheté des voitures beaucoup trop chères », disait-il, faisant écho à l’argument employé par Travis Kalanick face à Fawzi Kamel. « Et en location aujourd’hui, les premiers prix sont à 750 € par mois la voiture avec assurance. Sans compter qu’il faut qu’elles soient aux normes VTC. Le lobbying des taxis a réussi à faire passer une certaine taille requise pour les VTC (4,50 m et 1,70 m), ce qui augmente encore les coûts. » Grégoire Kopp maintenait pourtant que « les VTC indépendants qui connaissent le métier s’en sortent très bien aujourd’hui ».
Des indépendants à l’image de Sayah Baaroun, qui s’inscrivait en faux vis-à-vis de cette affirmation. Avant l’apparition des plateformes d’intermédiaire du transport type Uber, il était formel sur le fait qu’il gagnait mieux sa vie. « Avant Uber, un Paris-Roissy c’était 120 euros », donne-t-il comme exemple. « Aujourd’hui, c’est 45. Vous faites le calcul. »
Inflexible sur la commission, Uber a néanmoins accepté d’offrir un semblant d’assurance à ses conducteurs en octobre 2017. En cas d’accident, ils peuvent prétendre à une allocation forfaitaire de 1 000 euros pour l’hospitalisation, ainsi qu’à une indemnité journalière de 40 euros par jour pendant un mois au maximum. Ceux qui ont effectué plus de 150 courses sur les deux derniers mois avant de tomber malade bénéficient d’une compensation journalière de 40 euros par jour durant deux semaines. La naissance d’un enfant donne droit à 1 000 euros.
Depuis janvier 2018, la loi « Grandguillaume » requiert une carte professionnelle pour être chauffeur de VTC. Elle a été complétée en juin 2019 par la loi « mobilité », qui introduit un droit à la déconnexion, le droit de connaître le prix d’une course au préalable et le droit de refuser un client. Les plateformes sont simplement invitées à rédiger une charte « précisant les contours de leur responsabilité sociale ». Pour Saya Baaroun, c’est au mieux insuffisant, au pire pervers : « Avec ces chartes facultatives et unilatérales, les plates-formes vont définir leurs propres règles », dénonce-t-il. « Cela va par ailleurs faire échouer l’action devant les prud’hommes des chauffeurs qui réclament un statut de salarié. »
Alors que la Cour d’appel de Paris a requalifié un chauffeur en salarié en janvier 2019, Uber s’est tout de suite pourvu en cassation pour contester cette décision. Aux États-Unis, la Californie a approuvé une loi imposant aux plateformes de donner aux chauffeurs de VTC le statut de salariés à partir de janvier 2020. Pour l’heure, Uber a annoncé qu’il n’entendait pas changer de modèle.
Sept ans après son lancement à Paris, Uber est présent dans 700 villes, et la compagnie était valorisée à hauteur de 82 milliards de dollars en mai 2019. Elle a réalisé 5,2 milliards de trajets dans 63 pays en 2018 et revendique 91 millions d’utilisateurs actifs, soit l’équivalent de la population du Vietnam. Son chiffre d’affaire est ainsi passé de 495 millions de dollars en 2014 à 11,3 milliards de dollars en 2018. Mais comment expliquer que les multiples scandales qui entachent l’histoire d’Uber ne nuisent pas davantage à ses affaires ? Selon Judith Rochfeld, professeure de droit privé et directrice du master droit du commerce électronique et de l’économie numérique à la Sorbonne, cela s’explique du fait de l’apparition d’un nouveau paradigme. « Ça montre une chose extrêmement importante : aujourd’hui, le pouvoir est aux algorithmes et aux données. Uber ne possède rien en propre, ni voitures, ni chauffeurs », explique-t-elle. « Elle met en relation des personnes grâce à ses algorithmes et aux données qu’elle emmagasine, qui permettent de créer un réseau. C’est là sa puissance. L’intermédiation est devenue une puissance en soi. » Un phénomène né avec l’apparition des GAFA, l’acronyme qui désigne les « géants du Web » comme Google, Amazon, Facebook et Apple.
Malgré leurs différences, ces compagnies incarnent toutes l’avènement d’un modèle spécifique, celui d’entreprises plateformes qui parviennent à concentrer une vaste clientèle dispersée sur un service unique. C’est cette capacité à concentrer l’audience et à la redistribuer qui fait la puissance de l’entreprise. « Uber est parvenue à devenir l’intermédiaire central d’un marché », poursuit Judith Rochfeld. Pour cela, elle joue sur ce qu’on appelle l’ « effet de réseau », une logique qui veut que plus un service a de clients, plus son attrait grandit auprès du grand public. Cela expliquerait en partie la politique ultra-offensive d’Uber, qui ne craint pas de se placer dans l’illégalité pour faire changer le droit : dans l’intervalle, l’attrait et la notoriété galopante du service aspirent clients et travailleurs comme un gigantesque trou noir.
Uber a cependant atteint une période charnière. L’euphorie des débuts a laissé la place à la réalité d’un modèle dont les bénéficiaires ne sont apparemment pas les travailleurs, et peut-être pas davantage les usagers. « De prime abord, le consommateur est gagnant, car les prix sont moins élevés. Mais si Uber capte de la richesse sur le territoire français sans participer à la redistribution par l’impôt, le citoyen est perdant car c’est à lui de payer », explique Judith Rochfeld.
« Pour une entreprise de la taille d’Uber, il est statistiquement impossible d’éviter les problèmes », ajoute Josh Steimle, entrepreneur et contributeur régulier de Forbes. « La probabilité que ces problèmes adviennent augmente lorsque vous vous appuyez sur de nombreux travailleurs indépendants, car il est impossible de contrôler la qualité de leur service de la même façon qu’avec des employés. »
Pour résoudre une partie de ces problèmes, Uber travaille activement à éliminer un facteur gênant de l’équation : celui des chauffeurs humains. Dans un futur pas si lointain, la plateforme pourrait ne mettre sa clientèle en relation qu’avec sa propre flotte de véhicules autonomes. Une telle évolution éviterait de facto à l’entreprise des démêlés judiciaires avec les chauffeurs eux-mêmes, mais également avec les usagers victimes des chauffeurs travaillant avec Uber…
Dans la soirée du 20 février 2016, à Kalamazoo, une série de fusillades apparemment sans lien ont éclaté, faisant six morts et deux blessés. Il était près de 18 heures dans cette ville du Michigan et l’obscurité avait déjà recouvert le ciel quand des coups de feu ont été tirés sur un parking du nord-ouest de la ville. La cible était une femme accompagnée de ses trois enfants. Plus de dix coups de feu ont été tirés. La malheureuse a été blessée mais a survécu, les enfants n’ont pas été touchés. Quatre heures et demie plus tard, un père et son fils n’ont pas eu la même chance et ont été froidement abattus devant l’entrée d’un concessionnaire Kia.
Et quinze minutes plus tard, la mort est venue s’abattre sur le parking d’un restaurant : deux véhicules ont été pris pour cible, quatre personnes sont mortes et une autre a été blessée. Les victimes des trois scènes de crime ne se connaissaient pas. L’unique lien entre elles était le tireur, Jason Brian Dalton, un chauffeur Uber de 45 ans. Il était près d’une heure du matin cette nuit-là quand la police a arrêté Dalton. Lors de son interrogatoire, le meurtrier a confessé ses crimes et expliqué que c’était l’application qui l’avait poussé à tuer. Il voyait en Uber un symbole diabolique.
Ce récit macabre n’a eu ni précédent, ni successeur pour le faire oublier. Mais on rapporte de nombreux cas de violences et d’abus perpétrés par des chauffeurs travaillant avec Uber dans le monde. Aux États-Unis, un chauffeur a renversé et tué une fillette de six ans à San Francisco, en janvier 2014 ; un autre a agressé un passager avec un marteau en septembre de la même année, dans la même ville ; en décembre 2012, une jeune femme de 20 ans résidant à Washington, D.C. a accusé un chauffeur de l’avoir molestée et violée ; et un an plus tard, un chauffeur aurait tenté d’étrangler une passagère, toujours à Washington.
Ces quatre récits émergent à peine des dizaines d’autres rapportés par la presse américaine au fil des ans. En octobre 2015, c’est en Inde qu’une femme a été violée par un chauffeur qui l’avait kidnappée. Une tragédie similaire aurait eu lieu au Mexique en mai 2016. Le même mois, la presse anglaise a révélé que 32 accusations d’agression sexuelle lors de trajets commandés avec Uber auraient été prononcées à Londres au cours des 12 mois précédents, soit une tous les 11 jours. Malgré un manque de sécurité évident, Uber demeure intraitable quant au fait que l’entreprise ne peut en aucun cas être tenue responsable de ce qu’il se passe dans l’habitacle des voitures que les utilisateurs commandent via son application.
Il a pourtant été maintes fois reproché à Uber (et ses concurrents) de ne pas faire de vérification des antécédents approfondie des chauffeurs autorisés par le service. C’est la raison pour laquelle la firme a quitté Austin en mai 2016. Les autorités de la ville exigeaient de pouvoir relever les empreintes digitales des chauffeurs comme condition sine qua non de leur exercice : Uber s’y est fermement opposée, mais n’a pas réussi à faire plier la mairie.
Cet empilement de problèmes vis-à-vis des chauffeurs travaillant avec l’application est sans aucun doute un moteur pour les recherches d’Uber en matière de voitures autonomes. En août 2016, l’entreprise a fait l’acquisition d’Otto, une start-up américaine spécialisée dans la conception de technologie d’automatisation automobile. Leurs ingénieurs conçoivent des camions capables de conduire seuls et d’effectuer à terme des livraisons sur de longues distances.
Quant à Uber, elle a déployé en septembre 2016 une flotte de voitures autonomes à l’essai à Pittsburgh. Après un faux départ illégal à San Francisco en décembre, l’État de Californie a finalement décidé le 8 mars d’accorder à Uber la licence lui permettant de mettre à l’essai ses véhicules autonomes. En dépit du coût imposé par une flotte possédée en propre, il n’est pas difficile d’imaginer que le groupe trouverait un avantage certain à remplacer ses chauffeurs humains par des intelligences artificielles inoffensives et peu regardantes sur les conditions économiques et sociales de leur travail. Cela dans l’hypothèse où Uber parvient effectivement à développer sa technologie de véhicules autonomes.
Cette stratégie a été paralysée par un drame mortel. En mars 2018, un prototype à l’essai dans l’Arizona a tué une piétonne dans la ville de Tempe, à l’est de Phoenix. Dans un rapport rendu le 5 novembre 2019, le National Transport Safety Board (NTSB) explique que le logiciel a confondu la malheureuse avec un objet. Comme il l’a détectée 5,6 secondes avant l’impact, il a décidé de ne pas freiner. Pendant ce temps, l’employée d’Uber censée reprendre le contrôle du véhicule en cas d’urgence regardait l’émission The Voice sur son portable.
En décembre 2018, la compagnie a été autorisée à reprendre les tests de voitures autonomes en Pennsylvanie. Et en juin 2019, elle a présenté un nouveau modèle : « Ce véhicule de série prêt pour la conduite autonome de Volvo Cars se dote notamment de systèmes de secours pour les fonctions de direction et de freinage ainsi que d’une alimentation de secours par batterie », peut-on lire dans le communiqué de son partenaire, Volvo. « En cas de défaillance –pour quelque raison que ce soit– des systèmes primaires, les systèmes de secours sont conçus pour stopper immédiatement le véhicule. »
Mais d’autres écueils ont entre-temps apparu. Le 23 février 2017, une société appelée Waymo a intenté un procès contre Uber. Le nom de Waymo ne vous dit peut-être rien, mais il s’agit de la filiale de Google consacrée au développement de la conduite autonome. D’après elle, Uber utilise une technologie qui lui aurait été volée par un certain Anthony Levandowski. Ce dernier travaillait pour Google avant de quitter la firme à la fin de l’année 2015 et de fonder Otto. Un mois avant son départ, il aurait téléchargé 14 000 documents appartenant à Google, sur lesquels il se serait appuyé pour développer sa propre technologie. Passé à la tête de la division d’Uber en charge des projets de véhicules autonomes, après le rachat de sa société en août pour 680 millions de dollars, Levandowski s’est retrouvé dans l’œil dans la justice. Il a été renvoyé par Uber en mai 2017 puis inculpé pour vol de secret industriel en août 2019.
Un porte-parole d’Uber a déclaré que le procès de Waymo était « une basse tentative de ralentir un concurrent », mais l’entreprise a de sérieuses raisons de s’inquiéter après que Waymo a demandé au tribunal de prononcer une interdiction provisoire à l’encontre d’Otto et d’Uber, afin que leurs expériences de véhicules autonomes soient immédiatement suspendues. En février 2018, les deux groupes ont surpris tout le monde en trouvant un accord. En échange d’un abandon des poursuites, Uber a accepté de céder 0,34 % de ses parts à Waymo. Un expert mandaté à cette occasion a conclu, jeudi 7 novembre 2019, que le géant du VTC a bien utilisé la technologie de conduite autonome de Waymo sans autorisation. Il pourrait donc devoir lui payer une licence. Pour Judith Rochfeld, il y a peu de chance que cette histoire écorne l’image d’Uber. « Mais c’est un coup très dur financièrement car les sommes en jeu sont dans ces cas-là considérables », dit-elle.
Alphabet, le conglomérat de sociétés auquel appartiennent Google et Waymo, était un des premiers investisseurs d’Uber, après avoir réalisé en 2013 un investissement de 250 millions de dollars dans la compagnie. Mais ils sont désormais engagés dans une concurrence féroce, alors qu’Uber a cessé d’utiliser Google Maps pour développer sa propre technologie de géolocalisation et que David Drummond, haut responsable d’Alphabet, a quitté le conseil d’administration d’Uber en août 2016, choisissant son camp.
Alors qu’Uber est attaquée sur tous les fronts, son issue de secours la plus prometteuse vient de se changer au moins provisoirement en impasse. « Qu’importe les différentes causes des problèmes que traverse Uber », conclue Josh Steimle. « Il n’y a qu’une seule solution pour les résoudre : un meilleur leadership. » La démission de Travis Kalanick était censée régler ce problème, mais elle n’a pas suffi à impulser le changement de modèle profond dont avait besoin Uber. Peut-être que le législateur, ou à défaut le juge, s’en chargera.
Couverture : Travis Kalanick et les voitures autonomes d’Uber. (Ulyces.co)
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03.02.2022 à 00:00
Amanda Lewis
Marrant l’état dans lequel on se trouve lorsqu’on a une arme pointée sur soi. Et quand c’est une rock star mégalomane qui tient le calibre ? On se sent encore moins bien. Surtout quand ladite rock star vient de passer trois mois en prison, soit tout le printemps 1995, et commence à délirer sous vos yeux. C’est qu’il […]
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Marrant l’état dans lequel on se trouve lorsqu’on a une arme pointée sur soi. Et quand c’est une rock star mégalomane qui tient le calibre ? On se sent encore moins bien. Surtout quand ladite rock star vient de passer trois mois en prison, soit tout le printemps 1995, et commence à délirer sous vos yeux. C’est qu’il enquille des martinis et fume des joints depuis 11 heures du matin avec sa nouvelle épouse, une actrice blonde qui fait fantasmer un milliard de personnes dans le monde chaque semaine dès qu’elle enfile son bikini rouge et trottine sur une plage californienne. Surtout quand on n’a pas arrêté de dérouler des câbles, de défoncer des murs et de les repeindre encore et encore, parce que la rock star, qui voulait l’interrupteur à cet endroit-ci, le veut désormais à cet endroit-là.
Le jour où Tommy Lee et Pamela Anderson virèrent brutalement les ouvriers chargés de rénover leur propriété de Malibu et refusèrent de payer pour des travaux qu’ils trouvaient bâclés, Rand Gauthier, l’électricien, était tellement excédé par les demandes délirantes du couple qu’il était prêt à effacer leur ardoise de 20 000 dollars simplement pour avoir la paix. Mais quand il revint chez eux, à Mulholland Highway, pour récupérer ses outils accompagné d’un maçon, et que Tommy Lee les braqua avec un fusil à pompe en hurlant « Foutez le camp de chez moi ! », Gauthier commença sérieusement à s’énerver.
Lee traita Gauthier comme un moins que rien ce jour-là, lui qui avait passé sa vie entière à être traité comme un moins que rien. On parle d’un homme qui, le jour de ses 18 ans, perdit sa virginité avec une prostituée de Las Vegas. Un type de L.A. qui eut bien du mal à vivre autrement que dans l’ombre de son père, célèbre pour avoir été une des vedettes de Bye Bye Birdie à Broadway, et qui interprétait Hymie le Robot dans Get Smart, une série américaine des années 1960. Arrivé dans les années 1990, Gauthier avait les muscles gonflés, la peau bronzée, les épaules larges, le sourire d’un agent immobilier et une voix de surfeur décontracté. La plupart des gens le prenaient pour un naze, un amateur de théories du complot qui aimait piloter des bolides et se taper des actrices de X. Il tourna même dans quelques films, et il avait pour habitude de traîner sur les tournages, montant les décors et draguant les starlettes. Le troll des studios, c’est ainsi qu’on l’appelait. « J’ai jamais été très populaire », dit-il. « Mais on ne m’avait jamais braqué avec une arme. Ça m’a niqué la tête. »
Gauthier voulait sa vengeance. Il voulait que le batteur se sente vulnérable, qu’il se rappelle qu’il était un être humain comme les autres et pas une sorte de roc inébranlable, bien qu’il ait vendu vingt millions d’albums avant son 33e anniversaire. Gauthier décida donc de voler le coffre-fort planqué dans le garage de Tommy Lee, celui où la rock star rangeait ses armes et Anderson ses bijoux. On verrait s’ils riraient toujours. Il ne se doutait pas une seconde que le coffre renfermait une cassette faite maison qui promettait de le rendre riche, mais qui foutrait sa vie en l’air. Plutôt que de faire descendre Lee de son piédestal, Gauthier allait contribuer à faire de lui une légende, révélant au monde entier qu’il était l’un des plus ardents étalons de l’histoire du rock ‘n’ roll. « J’en ai fait une star, voilà ce que j’ai fait », résume Gauthier, aujourd’hui âgé de 57 ans. L’homme est toujours électricien et cultive de la marijuana dans le garage de sa maison de Santa Rosa, en Californie. Lee ne voit pas les choses sous cet angle. Il y a deux ans, Gauthier a reçu un message Facebook de la part d’une page portant le nom de Tommy Lee. Un message court : « Pauvre merde. » La sex tape de Pam et Tommy Lee est l’une des reliques les plus célèbres de la planète, pour qui s’intéresse à la jet-set et aux paillettes. Lorsqu’elle fut rendue publique, ce n’était pas la première fois que circulait une bande vidéo donnant à voir les ébats de célébrités – et ce ne serait pas la dernière. Mais c’était du porno qui intéressait aussi ceux qui n’avaient aucun goût pour le genre, une plongée en apnée dans l’intimité de deux têtes de gondole des tabloïds américains : Anderson, l’éternelle Playmate et star d’Alerte à Malibu, et Lee, le batteur fêtard de Mötley Crüe.
Au printemps 1996, lorsqu’on découvrit le contenu de la bande, tout le monde voulait la voir, soit pour se rincer l’œil et découvrir les mœurs de deux starlettes débauchées, soit pour se moquer de deux narcisses sans cervelle accros au sexe, qui avaient dû orchestrer la fuite eux-mêmes, en mal de sensations fortes. Le couple était déjà connu pour ses mœurs charnelles et pharmacologiques hors du commun. Mais l’idée de les voir ensemble au lit allait permettre au monde de franchir un nouveau cap dans le domaine du voyeurisme, au-delà des dérapages classiques, des posters centraux de Playboy et des photos volées par des paparazzi convaincus que les stars n’avaient plus aucun secret pour eux. Et pourtant, la vidéo – il n’y a aucun doute là-dessus –, avait été obtenue illégalement, volée dans la maison de Lee et Anderson. Lorsque le couple se filmait, au cours du printemps et de l’été 1995, il ne se doutait absolument pas qu’un jour, quelqu’un d’autre aurait accès à la bande. Nous étions loin de la tentative graveleuse de faire un coup publicitaire, à une époque où télé-réalité et réseaux sociaux n’existaient pas encore. Jamais vous ne verrez une célébrité sourire aussi simplement et avec un total désintérêt que Tommy Lee après qu’il a atteint l’orgasme avec sa femme.
Avant Kim Kardashian, avant TMZ, avant RedTube, avant le Fappening, il y a eu Pam et Tommy.
On est loin du gonzo : la vidéo dure 54 minutes, dont 8 seulement sont consacrées à l’acte sexuel, consommé entre deux personnes mariées et amoureuses. « C’est la meilleure vidéo que j’ai vue de ma vie », déclarait Howard Stern en 1997. « Ce qui est cool avec cette bande, c’est qu’on est avec eux, on vit leur vie avec eux. » Mais ce que cette sex tape nous a appris, c’est qu’un individu mal intentionné peut se procurer une vidéo privée, la diffuser sur Internet, et voir le contenu lui échapper totalement et rebondir d’un pays à l’autre. Le voyage de ces images, d’un coffre fermé aux écrans de millions d’internautes – et sur les étagères de magasins de vidéo peu scrupuleux – était annonciateur des bouleversements technologiques et culturels qui allaient suivre. Avant Kim Kardashian, avant TMZ, avant RedTube, avant le Fappening, il y a eu Pam et Tommy. Après être passée de mains en mains sous le manteau pendant deux ans, la vidéo est devenue virale. La vente des copies a alors rapporté 77 millions de dollars en moins d’un an – et ce n’est qu’une estimation. Comment la personne qui a dérobé la cassette en parvenant à filer entre les doigts de la police, des avocats, des médias et des gangs de motards a-t-elle pu ne pas gagner un centime dans l’affaire ? Voici l’histoire d’un homme qui a tout misé sur une vidéo, certain d’y trouver sa rédemption. Au lieu de cela, il a assisté à l’effondrement de sa vie et vu son avarice détruire presque tous les moments de bonheur qu’il était parvenu à construire au cours de sa vie d’adulte.
Gauthier raconte qu’il passa l’intégralité de l’été 1995 à préparer le braquage, se rendant plusieurs nuits par semaine au domicile de Tommy Lee pour surveiller la propriété, posté dehors jusqu’à trois ou quatre heures du matin. Manigançant. Réfléchissant. « J’ai pris mon temps », se souvient-il. « J’ai cerné l’endroit. » Son plan était simple : balancer un tapis en poils de yak tibétain sur son dos et ramper jusqu’au garage au milieu de la nuit. Les caméras de sécurité, que Gauthier avait installées lui-même, le prendraient pour le chien que le couple possédait à l’époque. Lee et Anderson vivaient dans une maison de trois étages, au style espagnol, avec un garage que le batteur avait transformé en studio d’enregistrement, situé au rez-de-chaussée.
Des camions, des voitures et des vans étaient souvent garés à l’extérieur de la maison, si bien que personne ne se douta de rien lorsque Gauthier y laissa son véhicule au milieu de la nuit. La propriété était adjacente à un espace public, et les paparazzis avaient pour habitude de s’y planquer – il n’était pas rare de voir un micro télescopique tenu à bout de bras par un reporter courageux planer au-dessus du jardin. Un jour, Tommy Lee fut arrêté pour avoir pointé son fusil à canon scié vers l’objectif d’un appareil photo qui avait surpris le couple en train de s’embrasser. Leurs photos se vendaient cher, tant le public était fasciné par ce couple sulfureux, qui s’était marié au Mexique en février de la même année après quatre jours de cour intensive de la part du batteur – quatre jours qu’il passa totalement défoncé à l’ecstasy. Le précédent mariage de Tommy Lee s’était terminé peu de temps auparavant, après qu’Heather Locklear l’eut accusé de violences conjugales, d’infidélité et d’abus de drogue et d’alcool. Anderson, avec ses robes en cuir et son bonnet D dopé à la silicone, semblait mieux correspondre au style du musicien – on parle tout de même d’un homme qui montrait son cul au public à chaque concert de Mötley Crüe. En avril 1995, des Polaroïds volés montrant le couple au lit étaient parus dans les éditions hollandaise et française de Penthouse, et du magazine américain Screw. Anderson, d’abord agacée, décida d’en rire lorsqu’elle déclara à Movieline, plus tard dans l’année : « Quand j’ai vu le premier Polaroïd, je me suis dit : “Wahou, on devrait l’encadrer, bébé…” Finalement, on s’en fout, non ? »
Au cours de la rénovation de leur maison, qui prit plusieurs années, les deux tourtereaux sollicitèrent plusieurs entreprises de maçonnerie et divers architectes qu’ils trouvèrent tous indignes de leur confiance. Ils s’apprêtaient alors à dépenser une gigantesque somme d’argent en vue de la construction de ce qui allait devenir un véritable paradis hédoniste, avec miroirs en forme de cœur, portes en fer forgé, chambre remplie de coussins, bassin de poissons, fresque murale représentant le Ciel et l’Enfer de plus de cinq mètres dans la cage de l’ascenseur, et balançoire de dix mètres suspendue au-dessus d’un piano blanc. « En réalité, c’était une salle de jeu pour adultes », écrit Tommy Lee dans son autobiographie, Tommyland.
« Ils se faisaient livrer des morceaux de marbre épais de dix centimètres directement de France ou d’Italie », explique Guerin Swing, un architecte d’intérieur qui fit beaucoup la fête avec les Lee cette année-là, et participa aux travaux extravagants exigés par le couple (il apparaît dans la vidéo, courant dans le couloir d’un hôtel, un seau sur la tête). « Ils balançaient tellement d’argent qu’on avait l’impression qu’ils détestaient ça. » Pendant ce temps-là, Gauthier patientait. Au début du mois d’octobre, pour le 33e anniversaire de son époux, Anderson organisa une fête placée sous le thème du cirque dans un ranch en aval de leur propriété, avec des tigres, des avaleurs de sabre, un groupe de death metal suédois et 5 000 dollars de drogues. Cinq jours avant Halloween, Gauthier se décida à passer à l’action. La manière dont se déroula le cambriolage reste floue, car Gauthier tient à se présenter comme un casse-cou intrépide, omettant certains détails qui laissent penser qu’il a pu avoir recours à des complices. S’il admet qu’une personne de son entourage était au courant de son plan, il insiste sur le fait qu’il a commis le vol tout seul. Selon ses dires, tout commença à 3 heures du matin, alors que les Lee dormaient paisiblement à l’étage. Il escalada le portail et jeta son déguisement de chien sur son dos, traînant un diable derrière lui. Une fois les caméras de surveillance neutralisées, Gauthier prétend même être monté à l’étage et entré dans la chambre du couple.
Puis, une fois dans le garage, il dit avoir patiemment déplacé tout le matériel d’enregistrement de Tommy Lee dissimulant le mur de moquette qui cachait le coffre, dont ce que Lee décrivait lui-même comme « une énorme console d’enregistrement Neve qui pesait des centaines de kilos, ainsi que du matos de concert, de deux mètres de haut, pas facilement manipulable… et lourd ». Puis, il bascula le coffre Browning de 2 m par 1,30 m par 1 m sur son diable, le fixa avec des lanières, remit tout en place et transporta le tout dans l’allée principale, en direction de la rue. À la surprise de Gauthier, le métal présent dans le coffre déclencha l’ouverture du portail, le bruit des portes qui s’ouvraient rompant le silence de la nuit. « J’ai failli chier dans mon froc », dit-il. Une fois sorti de la propriété, pour charger le coffre dans son camion, il prétend avoir « posé le coffre et le diable contre le hayon, rampé au sol pour glisser mes jambes en dessous et poussé le tout à l’intérieur – plus de 250 kilos que j’ai soulevés à la force de mes jambes. Ça a été dur. » Des amis de Gauthier déclarent qu’en 1995, l’électricien présentait une toute autre version de l’histoire. Lee, dans son livre, estime que celui qui a fait le coup « a probablement utilisé une grue pour arracher le coffre du mur ». Une source pense que Troy Tompkins, le chef d’entreprise qui s’était retrouvé avec le flingue de Lee pointé sur le crâne le jour où Gauthier avait voulu récupérer ses outils, aida ce dernier à planifier son coup et l’attendait dans le camion ce soir-là. La femme de Tompkins à l’époque, une Française du nom de Dominique Sardell, avait aussi travaillé dans l’appartement d’Anderson, et fut virée en même temps que son mari et que Gauthier. Quelques mois plus tard, quand les Lee se rendirent compte que leur coffre avait disparu, Tompkins et Sardell furent les premiers suspects du couple – Tompkins fantasmait sur les flingues de Lee, et Sardell avait conseillé à Anderson de garder ses bijoux dans un coffre (ni Tompkins ni Sardell n’ont souhaité répondre à mes questions).
Ce qu’il se passa une fois le coffre-fort extrait de la maison des Lee est bien plus clair. Gauthier le mit en lieu sûr et, armé d’une scie sauteuse, découpa le dos du Browning avec une lame en diamant. Bien qu’il dément avoir trouvé un AK-47, un fusil d’assaut FNC, des fusils de calibre .45 et .70 et un pompe de marque Mossberg en acier – autant d’armes qui figurent dans le rapport de police –, il avoue y avoir découvert tout le reste des objets que Pam et Tommy ont déclaré volé, à savoir des photos de famille, une Rolex, une montre Cartier en or et en diamant, des menottes en or et en émeraude, une croix en rubis et en diamant, le bikini blanc qu’Anderson portait le jour de leur mariage, ainsi qu’une cassette Hi8, le format des cassettes qu’on insérait dans les caméscopes vendus dans le commerce. La cassette en poche, il se rendit à North Hollywood dans un studio de tournage de films porno, et regarda la vidéo avec le propriétaire des lieux. « On a mis la cassette, on a vu ce que c’était, et là on s’est dit “jackpot”. On avait des $ dans les yeux », se souvient-il. « Puis on s’est dit que c’était le genre de trucs pour lesquels les gens se prennent une balle… »
Au milieu des années 1990, le porno vivait son âge d’or. Tous les foyers américains pouvaient s’offrir un magnétoscope, et un relâchement des mœurs – et des lois – avait permis à cette industrie de peser jusqu’à cinq milliards de dollars, et de produire plusieurs centaines de films par an. Gauthier atterrit dans la San Fernando Valley à la fin des années 1980, après un rendez-vous à l’aveugle avec la star du X Erica Boyer (née Amanda Gantt), une fille du sud qui savait cuisiner les gombos frits et dont le père fut, au sommet de sa carrière, l’assistant du procureur général de l’Alabama. Ils emménagèrent ensemble au bout de six semaines, et elle parvint à convaincre une poignée de producteurs que son nouveau mec avait déjà fait du porno. Ainsi, Gauthier, qui avait eu une courte carrière de strip-teaser à la fac mais n’avait jamais fait de X, pouvait bien lui donner la réplique dans un film.
« Apprendre à jouir à la demande n’est pas simple », avoue Gauthier. « Ils te disent : “Allez, on y va maintenant. Tout le monde veut aller déjeuner.” Du coup, t’es tout de suite sous pression… » Au cours de la décennie suivante, sous le pseudonyme d’Austin Moore, Gauthier apparut dans 75 films, dont Big Boob Bikini Bash (1995), Miracle on 69th Street (1992) et Willie Wankers and the Fun Factory (1994). « J’aurais aimé avoir un plus gros matériel pour correspondre aux standards de l’industrie », dit Gauthier. « Beaucoup de filles voulaient faire de l’anal avec moi parce que je n’avais pas un sexe très large. » Une fois son mariage avec Boyer terminé, il sortit avec des actrices telles que Wendy Whoppers, dont le bonnet H avait été en partie financé par Gauthier, et Stacey Valentine, avec qui il a couché dans le parking d’un Jerry’s Famous Deli pendant qu’une douzaines de jeunes les encourageaient. « J’ai eu une vie de fou », dit-il. « Je crois en la réincarnation, et je pense que dans cette vie, c’est les vacances. La prochaine fois, j’ai plutôt intérêt à me tenir à carreaux. »
Gauthier passa son enfance à Toluca Lake, en face de chez Dick Van Dyke. Ses parents étaient divorcés et il n’avait aucun moyen d’avoir accès à de la pornographie. Quand il était petit garçon, sa mère devint Témoin de Jéhova, l’obligeant à l’accompagner lorsqu’elle partait faire du porte-à-porte, et lui transmettant son obsession de la religion, des cultes et des sociétés secrètes. Gauthier est le genre de personnage qui croit qu’il existe une connexion mystique entre le nombre de lettres dans l’alphabet hébreu, les os dans le crâne humain et le nombre d’années que compte le cycle magnétique du soleil (tous au nombre de 22). Sur le dos d’une de ses mains, il s’est fait tatouer le symbole des Francs-Maçons – il prétend en avoir rencontrés, et s’être vu proposer une mitraillette et un entraînement pour devenir un soldat. Même s’il taxe aujourd’hui les Témoins de Jéhovah de « débiles mentaux », Gauthier était bien plus heureux en compagnie de sa mère qu’avec son père, Dick Gautier. L’acteur avait une fâcheuse tendance à perdre son sang-froid rapidement, et il les utilisait lui et ses sœurs pour vanter ses qualités de père devant ses collègues. Une fois, alors que Gauthier était encore très jeune, son père le força à porter ses chaussons au cours d’un dîner en ville – le gamin avait oublié ses chaussures du dimanche chez sa mère.
« Je me souviens qu’il figurait sur la liste des dix hommes les mieux habillés dans les années 1970, alors il était un peu embarrassé, lui, le beau gosse, de traîner son fils comme un boulet », se souvient Gauthier. Une fois adulte, il modifia l’orthographe de son nom de famille pour échapper à l’emprise paternelle. « Je crois que mon père n’a jamais cru en moi. » Évoluer dans le porno lui donna la confiance en lui qu’il avait essayée d’acquérir pendant ses jeunes années. Il se mit tout de même à fumer de la marijuana, « pour oublier qu’il y avait tout un tas de mecs qui me mataient et que c’était un peu bizarre ». Il préférait travailler hors-champ quand c’était possible. À l’époque, le porno était un petit milieu. Gauthier fit la connaissance de Milton Ingley, un patron de studio obèse surnommé « Oncle Miltie », fumeur de pipe et radin, qui adorait la musique country et Chambord.
Les Peraino devinrent les Medicis du X en finançant et distribuant Deep Throat.
Après que Gauthier eut réparé plusieurs appareils d’enregistrement chez Ingley, ils devinrent les meilleurs amis du monde. Le réalisateur prolifique Ernest Greene (né Ira Levine), qui tournait souvent dans le studio d’Oncle Miltie, appelle encore Gauthier « le chien-chien idiot de Milton », justifiant le surnom en expliquant qu’Ingley engueulait toujours Gauthier pour le bordel qu’il foutait, simplement parce « le mec avait une cervelle de lézard ». Alors quand Gauthier apporta la vidéo de Pam et Tommy à Ingley, ce dernier, qui est mort en 2006, prit les choses en main. Tout d’abord, après en avoir fait quelques copies, ils détruisirent la cassette Hi8 originale, faisant fondre le boîtier de plastique et découpant la bande en plusieurs morceaux qu’ils dispersèrent sur un terrain vague qui jouxtait le Six Flags Magic Mountain, un parc d’attraction californien. Une fois débarrassés des preuves, l’étape suivante consista à trouver un distributeur. « Milton était le roi du business », se souvient Gauthier. « Il pouvait transformer 5 cents en 2 dollars, rien qu’avec son bagout. » L’une des premières personnes qu’Ingley approcha était l’acteur-réalisateur Ron Jeremy, un de ses proches amis depuis la fin des années 1970, quand Ingley enchaînait les cachets sous le nom de Michael Morrison. Jeremy venait de sortir un « porno-réalité », c’est-à-dire interprété par des personnes de la vraie vie. Le premier qu’il tourna avait pour vedette John Wayne Bobbitt, connu pour s’être fait rattacher le pénis après que sa femme le lui eut coupé. « J’ai une star pour toi dont tu ne vas pas revenir », lui annonça Ingley.
Mais Jeremy et son producteur se rendirent rapidement compte que la cassette qu’ils avaient entre les mains pouvait leur attirer des ennuis, et que Pamela et Tommy Lee n’avait jamais signé quoi que ce soit autorisant la diffusion de cette dernière. « On a passé notre tour », se souvient Jeremy. « Le porno était quand même très réglementé à l’époque. Si tu faisais baiser des gens face caméra, t’avais plutôt intérêt à ce qu’ils t’aient signé une autorisation. » Ingley rencontra d’autres partenaires potentiels, mais personne ne voulut prendre le risque de diffuser une telle vidéo. Selon Gauthier, un richissime étranger leur proposa un million de dollars pour une copie, mais Ingley répétait que leur trésor valait bien davantage. Enfin, il se rapprocha de Louis « Butchie » Peraino, le fils d’un capo d’une des familles mafieuses de New York, les Colombo. Quand la pornographie était illégale pratiquement partout aux États-Unis, les Peraino devinrent les Medicis du X en finançant et distribuant Deep Throat, devenu très vite un classique, en 1972. En 1995, Butchie était à la tête d’un circuit de distribution vidéo, Arrow Productions, et fréquentait tout le gratin du monde du film pour adultes. Mais même lui sentait que la fameuse cassette ne pouvait lui attirer que des ennuis. Au lieu de cela, il prêta 50 000 dollars à Ingley, une somme qui allait couvrir les coups de production et de distribution de la bande sur Internet, pensant qu’il pourrait récupérer sa mise en empochant une partie des gains. À l’époque, seulement 25 millions d’Américains et 40 millions de personnes dans le monde avaient accès à Internet. La plupart des sites étaient horribles, et le streaming n’existait pas encore. Mais le web et sa réputation d’anonymat garanti était le nouveau marché noir : l’endroit idéal pour que des consommateurs se procurent la vidéo sans se faire prendre. Gauthier et Ingley se voyaient enfin riches. « Je commençais à regarder les annonces de châteaux en Espagne », confie Gauthier.
Ingley utilisa un quart de la somme prêtée par Peraino pour effectuer des milliers de copies de leur cassette et embaucher une personne qui mit en place plusieurs sites web : pamsex.com, pamlee.com et pamsextape.com. Les sites ne proposaient pas la vidéo. Ils présentaient simplement la marche à suivre pour la recevoir : envoyer de l’argent à la succursale new-yorkaise d’une compagnie qui manufacturait des T-shirts au Canada, qui transférait ensuite l’argent vers un compte bancaire située à Amsterdam. Le prix de vente des VHS de Pamela’s Hardcore Sex Video s’élevant à 59,95 dollars, Ingley se voyait déjà crouler sous le cash. Laissant Gauthier à la manœuvre pour gérer tout ce qui concernait l’expédition desdites vidéos – il conduisait dans Los Angeles avec un van rempli de VHS pirates – Ingley s’envola pour New York pour claquer le reste de l’argent de Peraino en bouteilles de champagne à 500 dollars, prostituées, suites au Plaza et cocaïne. Autre vassal d’Ingley, Steve Fasanella (à sa demande, son nom de famille a été modifié) travaillait pour l’obèse depuis peu lorsque le manège se mit en place. Quand il se rendit compte qu’il ne verrait jamais un dollar de tout l’argent récolté par le duo, il décida de produire ses propres copies. Rapidement, il se mit à vendre des VHS à 175 dollars, directement depuis le coffre de sa voiture (il prétend avoir vendu 500 copies, et avoir ainsi encaissé 75 000 dollars). Fasanella conseilla à Gauthier de faire pareil, de s’assurer un matelas au cas où Ingley le baisait, mais Gauthier décida de rester loyal.
À la fin du mois de décembre 1995, quand l’édition du dimanche du Daily Mail publia une rétrospective des frasques de Pamela Anderson et Tommy Lee, le journaliste en charge du dossier évoqua l’existence d’une vidéo mettant en scène les deux starlettes en train de faire l’amour sur un yacht, qui se vendait sous le manteau à Los Angeles. C’était deux mois après le braquage. Anderson et Lee ne s’étaient même pas rendus compte que leur coffre avait disparu… Au milieu du mois de janvier 1996, ils réalisèrent que leur Browning s’était envolé. Terrifiés, ils sollicitèrent la police et engagèrent la star des détectives privés d’Hollywood, Anthony Pellicano, pour qu’il tirât au clair toute cette affaire. Pellicano expliqua à l’avocat du couple qu’il avait remonté la piste jusqu’à Ingley, qui admettait posséder une copie de la vidéo mais prétendait se l’être procurée auprès de Guerin Swing, l’architecte d’intérieur. Swing et un ami à lui se détendaient dans sa garçonnière de 800 mètres carrés quand Pellicano sonna à la porte, portant un costume blanc. Il plaqua Swing au sol. « Qu’est-ce qui se passe mec ! » demanda l’architecte, effrayé. « T’es qui putain ! » « Avoue », répondit Pellicano. « On sait que c’est toi ! On sait que t’as pris la cassette ! » Après un court interrogatoire, Pellicano se rendit compte que Swing n’avait rien à voir avec le vol du coffre (Pellicano est actuellement en prison, où il purge une peine de 15 ans pour fraude et usurpation d’identité).
Fasanella se trouvait dans les studios d’Ingley, où il bossait avec le colocataire Ron Jeremy, un réalisateur du nom de Bobby Bouschard, lorsqu’ils entendirent cinq ou six motos débouler sur le parking et virent autant de bikers se ruer dans leur bureau. « Toi – où est cette putain de cassette ! » hurla l’un d’entre eux à Fasanella, tandis qu’un de ses camarades pointait un fusil à pompe sur ses parties intimes. Le biker avait dans les mains la VHS d’un porno que Gauthier avait tourné plusieurs années auparavant.
« Je sais qui vous cherchez, mais ce n’est pas moi », répondit Fasanella. « C’est toi ! » cracha le biker. Il montra la boite usée à Fasanella. Fasanella et Gauthier avaient des traits vaguement similaires – ils étaient tous les deux Italiens et plutôt musclés. Les bikers discutèrent entre eux pour savoir si Fasanella était la bonne personne ou pas. « Bon », conclut le mec au fusil à pompe, « tu dis à cet enculé qu’on va revenir exploser des couilles au canon scié si cette vidéo disparaît pas. » Le chef de la sécurité de Mötley Crüe était un ancien membre des Hell’s Angels, et plusieurs sources confirment que Lee lui-même les avait dirigés vers Gauthier et Ingley afin qu’ils récupèrent la cassette (Gauthier pense pour sa part que ces bikers faisaient parti des Bandidos, un gang de motards mexicains). Les bikers commencèrent à venir au studio tous les jours, parfois deux fois par jour, à la recherche de Gauthier et Ingley. Si Gauthier était présent lors d’une de leurs visites impromptues, Fasanella et lui grimpaient sur le toit du studio et sautaient sur celui du garage mitoyen de leur bureau. Fasanella habitait à deux pas : une fois la baie vitrée passée, ils étaient en sécurité. Selon Gauthier, Lee aurait même envoyé un pote à lui – acteur porno également –, Candy Vegas et un de ses amis jusque chez lui pour tenter de le convaincre de rendre la cassette. Mais vu le nombre de copies existantes, ces efforts furent vains. Avec tant de monde à ses trousses et à la recherche de la cassette volée, Gauthier commença à devenir paranoïaque et perdit peu à peu le sommeil. Il finit par squatter le canapé de Fred Piantadosi, un réalisateur de pornos qui officiait sous le nom de Fred Lincoln et gérait le cinéma pour adulte appelé le Plato’s Retreat, à San Francisco – qui appartenait aux Peraino. La fille de Piantadosi, Angelica, aujourd’hui âgée de 22 ans, se souvient d’avoir vécu avec Gauthier pendant près d’un an. « Tonton Rand » couchait dans le lit superposé rouge qui se trouvait dans sa chambre, avec une couverture du Bossu de Notre-Dame, tandis qu’elle dormait dans la chambre de son père. Elle porte toujours une large cicatrice sur sa jambe, souvenir du jour où le pot d’échappement brûlant de la Corvette ’69 de Gauthier lui embrassa le mollet alors qu’il la déposait à son cours de karaté.
Alors que Lee et Anderson commençaient à mesurer l’ampleur du phénomène, ils apprirent que Penthouse avait mis la main sur une copie de leurs ébats. Un avocat de la revue jura que jamais son client n’en publierait la moindre image, mais le couple commença à paniquer. Le 29 mars 1996, ils portèrent plainte au civil et réclamèrent 10 millions de dollars à quiconque possédait une copie de leur cassette, Penthouse, Gauthier, Ingley, Tompkins, Sardell et Swing inclus. Le lendemain, les vans des chaînes de TV se garèrent devant le studio d’Ingley et devant la maison des parents de Swing. Une sex tape avait été volée chez le couple le plus célèbre du monde. Tout le monde mourait d’envie d’en savoir plus.
Anderson et Lee réclamèrent l’interdiction de Penthouse, ce qu’un juge leur refusa. Le numéro de juin sortit normalement, Pamela en couverture, avec une description détaillée du contenu de la cassette – dont quelques citations – à l’intérieur. Le magazine ne possédant pas l’autorisation de publier les images, ils illustrèrent l’article avec les Polaroïds volés, déjà publiés par la presse étrangère. En août, un autre juge de Los Angeles refusa aux Lee une injonction permanente contre Penthouse, en majeure partie parce qu’il était impossible d’interdire à un média de publier quelque chose avant que celui-ci ne l’eût fait. Plus grave encore pour le couple : compte tenu du fait qu’Anderson avait déjà posé nue plusieurs fois et qu’ils discutaient ouvertement de leur vie sexuelle au cours de nombreuses interviews, les avocats de Penthouse estimèrent que les Lee avaient abandonné de facto leur droit à la vie privée au regard du contenu de la vidéo. Et puisque Penthouse avait obtenu la vidéo d’une « source » et qu’aucun employé du magazine n’avait participé au vol de celle-ci, décrire son contenu était une pratique acceptable. De plus, étant donné que la bande montrait Pamela en train de rouler un joint alors que celle-ci avait affirmé à Star l’année précédente qu’elle ne se droguait pas, la cassette devenait une information digne d’être publiée.
En octobre 1997, la cour de Los Angeles ordonna à Ingley d’arrêter de copier et de vendre la vidéo – ce qu’Ingley ne fit pas.
Cependant, vu qu’Anderson et Lee avaient tourné la vidéo eux-mêmes, le couple en possédait toujours le copyright – un argument juridique brandi devant Ingley par tous les producteurs à qui il avait proposé une copie de la vidéo. Penthouse se garda ainsi de publier des images de la vidéo, ou même de la revendre, bien qu’ils eussent gagné le procès. En parallèle, aucune des personnes citées au procès n’admit posséder une copie de la cassette volée. Tompkins et Sardell répondirent aux accusations des Lee, qui comptait également un volet « fraude », en les attaquant à leur tour. Ils prétendirent que le couple leur devait 120 000 dollars en outils et main-d’œuvre (l’affaire fut classée en 1997). Tout au long du printemps et de l’été 1996, des injonctions à comparaître arrivèrent au bureau d’Ingley et Gauthier, sans qu’aucun d’eux ne prit la peine d’engager un avocat. Avec les représentants des Lee d’un côté, le gang de bikers de l’autre et Peraino qui se demandait quand est-ce qu’il allait voir un retour sur investissement, Ingley décida de se tirer de New York. Il se rendit aux Pays-Bas, se tapant encore plus de prostituées et de coke et montant encore plus de sites web, postant des milliers de pubs pour ses copies dans des forums pour adultes. « Le FBI, Interpol et la CIA n’arrivaient déjà pas à choper un pornographe amateur retranché dans une grande usine », s’esclaffe Ron Jeremy. « Comment auraient-ils pu mettre la main sur un margoulin qui faisait son business en changeant tous les jours de cyber-café, au beau milieu d’Amsterdam ? » Quand les sites de vente des copies ne crashaient pas, ils géraient un nombre incalculable de commandes. Mais une fois le stock de copies écoulé, et en attendant un éventuel réassort, une question germa dans l’esprit de certains internautes : si Ingley et Gauthier avaient pu voler une cassette et en vendre des copies sur le web sans aucune autorisation et sans réseau de distribution conventionnel, pourquoi quelqu’un d’autre ne pourrait-il pas le faire ?
Une vague de sites imitant ceux d’Ingley vit ainsi le jour à la fin de l’année 1996, dont naked-celebs.com, pamwatch.com et bobsnudecelebs.com. Les profits diminuèrent, et Ingley commença à prendre peur. Gauthier surveillait les chiffres pour son studio, et sa fille faisait des aller-retours entre le Texas et L.A. pour vendre ses biens. Afin de couper toutes les têtes de l’hydre qu’il avait indirectement créée, à la fin du printemps 1997, il arrêta d’envoyer des copies et annonça que les commandes en cours ne seraient honorées qu’à compter du 27 septembre 1997. Mais Peraino voulait toujours voir la couleur de son argent. Gauthier dit aujourd’hui qu’Ingley était parvenu à lui rembourser la somme initialement empruntée, mais qu’il lui devait toujours les intérêts. Ingley savait que Peraino était atteint d’un cancer, et il pensait que s’il restait terré en Europe suffisamment longtemps, Peraino mourrait et sa dette disparaîtrait par la même occasion. Quant à Peraino, il était convaincu qu’Ingley planquait du fric quelque part, mais il ignorait si Gauthier en voyait la couleur, voire si Gauthier, qui envoyait chaque jour des centaines de cassettes par la poste, avait jamais été payé. Alors une nuit, Peraino l’invita à dîner. Après une assiette de linguine et quelques huîtres, discrètement, il mit quelques cuillerées de sherry dans le Merlot de Gauthier. Puis, après le dîner, il lui ramena des cerises qui avaient mariné dans de l’Evergreen. Rapidement, Gauthier se retrouva saoul, et Peraino commença son interrogatoire.
« Où est l’argent ? » lui demanda-t-il. « Où est-ce que Milton et toi cachez mon fric ? » Heureusement pour Gauthier, Peraino le crut quand il lui annonça ne pas en avoir la moindre idée. Malheureusement pour Gauthier, Peraino décida que ce dernier allait bosser pour lui afin de rembourser une partie de la dette d’Ingley. Plus précisément, il l’aiderait à envoyer un message à d’autres personnes qui lui devaient de l’argent. Après quoi Gauthier se retrouva à collecter des dettes pour la mafia, afin de rembourser la sienne. « Contrairement à ce qu’on pourrait penser, c’est difficile de casser des genoux, alors j’ai trouvé une autre méthode », raconte Gauthier. Il se laissa pousser la barbe, enfila une casquette de baseball et des lunettes de soleil, et s’approchait de ses proies en tenant ce qui, au premier abord ressemblait à une tasse de café. Mais c’était de l’ammoniaque. Tout d’un coup, Gauthier jetait le liquide aux visages de sa victime, prenait la partie en métal d’un manche à balai, cassait la clavicule du type, s’enfuyait et, après quelques pâtés de maison, rejoignait son van Dodge sans plaque d’immatriculation et disparaissait.
En octobre 1997, la cour de Los Angeles ordonna à Ingley d’arrêter de copier et de vendre la vidéo – ce qu’Ingley ne fit pas. Mais il était déjà trop tard : la date du 27 septembre était passée, et Los Angeles croulait sous les copies pirates de la sex tape des Lee. Comme l’écrivit Stephanie Savage, future créatrice de Gossip Girl, dans le Journal of Film and Television de l’université de Californie du Sud, « les professionnels de la télévision se réunissaient et encourageaient, sifflaient, mataient et spéculaient ». Variety publia même une critique de la vidéo. C’est à ce moment-là qu’une copie de la vidéo tomba entre les mains de Seth Warshavsky, un prodige de 25 ans qui mourait d’envie de devenir célèbre, à tel point qu’il allait faire encore monter la pression d’un cran. En plus de travailler sur les premières versions des publicités pay-per-click, du streaming et du paiement par carte de crédit en ligne, Warshavsky prétendait qu’une flotte de femmes nues pouvaient répondre aux demandes des internautes du monde entier, en direct et en vidéo, sur le site qui devint rapidement son chef-d’œuvre : Club Love.
Pourtant, tout le monde, dans le porno comme dans l’informatique, méprisait ce gamin, qui devait du fric à tout le monde et signait des chèques en blanc. Un de ses employés, un ancien mannequin et joueur professionnel de golf du nom de Cort St. George, traînait à l’époque dans les couloirs d’un grand studio de télévision californien. Un jour, il se mit à regarder une des copies qui avait trouvé son chemin à Hollywood. Il l’amena à son boss à Seattle. Warshavsky lui donna quelques milliers de dollars et, le 3 novembre 1997, annonça par voie de presse qu’il allait diffuser la vidéo en ligne. Cependant, comme le confirmèrent plusieurs de ses employés, Warshavsky pensait qu’il n’aurait pas à montrer la vidéo. Il désirait juste se faire de la pub, ce qui allait forcément arriver une fois les avocats des Lee au courant de ses plans. Mais le 6 novembre, un juge refusa d’émettre une injonction contre lui, et le lendemain, Warshansky mit en ligne la vidéo sur Club Love, mettant en place une boucle de cinq heures. « On était à l’arrière d’une voiture », se souvient St. George, « et Tommy était sur haut-parleur. Il hurlait : “Seth, je vais venir botter ton sale petit cul !” » Les Lee n’en pouvaient plus. Tout le monde à Los Angeles, semblait-il, avait déjà vu la vidéo, et l’interminable suite de procès et de dépôts de plaintes, en plus de devenir stressante, n’avait aucun effet sur la distribution ou la production des copies. Aussi, ils décidèrent de s’entendre avec Warshavsky.
Lee et Anderson pensaient qu’ils pourraient autoriser le jeune prodige à diffuser leur vidéo en ligne tout en interdisant sa vente dans les vidéo-clubs. Ils avaient clairement sous-estimé la puissance de l’Internet. Derek Newman, qui venait d’obtenir son diplôme d’avocat à la Pepperdine Law School, représentait Warshavsky. Il rédigea la demande d’autorisation de diffusion la plus large possible, espérant que le couple renoncerait à son copyright sur la vidéo. « Tout en négociant, je me disais : “Ils ne signeront jamais ça.” », se souvient Newman. Et pourtant, le 25 novembre 1997, ils signèrent.
En quelques jours, tous ceux qui avaient souscrit à un abonnement à Club Love obtinrent un accès illimité à la vidéo. « Nos serveurs n’ont pas tenu le coup. C’était de la folie. On a vendu des milliers d’abonnements par jour, tous les jours, pendant des mois », se souvient Jonathan Silverstein, qui travaillait comme directeur des ventes et du marketing chez Club Love à l’époque. Très vite, Warshavsky s’entendit avec Steven Hirsch, propriétaire de la société d’édition de films pour adultes Vivid Entertainment. Hirsch produirait des VHS, des DVD et des CD-ROM de la vidéo. En février 1998, tout Américain un tant soit peu excité ou curieux pouvait entrer dans un sex shop et se procurer une copie des ébats de Tommy Lee et Pamela Anderson en toute légalité. Dans les années qui suivirent, il se vendit des dizaines de milliers d’exemplaires de la vidéo. « C’était un phénomène, et ça a permis à ma compagnie de franchir un cap », admet Hirsch. « On faisait notre business dans notre coin, et ça nous est tombé dessus. » Warshavsky alla même jusqu’à poursuivre ceux qui violaient son copyright sur le web, les convaincant de lui acheter une licence pour avoir le droit de streamer la vidéo. En 2000, le Guinness Book des records inscrivit Pamela Anderson à son Panthéon comme « célébrité la plus téléchargée ». Des millions de sites web qui n’avaient aucun rapport avec elle incluaient son nom dans leurs meta-données afin de rediriger le trafic vers eux. À Amsterdam, Ingley devenait fou. Comment Warshavsky et Hirsch avaient pu oser se faire de l’argent sur sa vidéo ? Mais c’était déjà trop tard : il avait perdu tout contrôle. Et chaque fois que Gauthier entendait parler de la vidéo, se souvient Fasanella, il fondait en larmes. « J’étais au plus bas de l’échelle », dit Gauthier. « Et je me donnais du mal pour que ça fonctionne. » Quand Pam et Tommy virent que des copies physiques de leur cassette pouvaient être louées ou achetées dans des sex shops, ils entrèrent dans une colère noire. Ou plutôt, ils firent de leur mieux pour faire croire qu’ils étaient furieux – se plaignant d’avoir été dupés par Warshavsky, qu’ils poursuivirent devant une cour fédérale. Mais plusieurs analystes virent la signature de l’accord entre Warshavsky et le couple comme la preuve irréfutable qu’un partage des profits avait été organisé en amont du deal. Une allégation confirmée par un ancien employé de Vivid Entertainment. Ron Jeremy raconte avoir demandé à Anderson si la cassette lui avait rapporté de l’argent, ce à quoi elle répondit, « eh bien, tu le sais ». (Anderson et Lee ont publiquement nié avoir tiré le moindre profit de cette affaire, et ils ont tous les deux refusé de répondre à mes questions.)
« Il y a un mauvais karma autour de cette vidéo. » — St. George
En 2002, quand la cour fédérale se réunit enfin, Warshavsky avait déménagé à Bangkok, à la suite d’une enquête du FBI et du ministère de la justice sur ses agissements commerciaux. Personne ne vint le représenter. Un juge condamna l’ancienne société du wunderkid à payer 740 000 dollars de dommages et intérêts aux Lee – le couple ne vit jamais un centime de cette somme. Même si Anderson et Lee avait conclu un deal avec Hirsch et Warshavsky, qui pourrait leur en vouloir ? À force d’entendre les juges et les avocats leur dire que rien ne pouvait être fait, de voir des sites pulluler et utiliser les images de leurs ébats sans autorisation, prendre un peu de cash au passage semblait être la moins pire des options. Bizarrement, St. George, qui livra le premier la cassette à Warshavsky, finit par récupérer les droits web et pay-per-view des images en 2003. En 2011, il ne les renouvela pas. « Il y a un mauvais karma autour de cette vidéo », dit-il, expliquant qu’après avoir amené la cassette à Seattle, son couple commença à battre de l’aile. « Je m’inquiète à mon sujet parfois. Qu’est-ce que j’ai déclenché ce jour-là ? »
Les états d’âme de St. George sont la preuve que ceux qui ont transformé le web en une jungle sans foi ni loi commencent à avoir du recul sur leur action. Tout le monde se moquait de la rock star ringarde et de sa bimbo blonde quand la cassette a commencé à fuiter, mais nous avons tous connu une expérience similaire au cours des deux décennies suivant l’affaire de la sex tape. Le chemin tortueux qu’a suivi cette cassette, du coffre-fort de ses propriétaires à la place publique, est le produit malheureux d’une période au carrefour de deux ères, soit avant et après que l’Internet ne commence à dominer le commerce et la communication. La popularité de ce nouveau média a peut-être esquissé les règles dont notre monde hyper-connecté a besoin. Si nous avons appris à nos dépens que tout ce qu’on enregistre peut finir sur les écrans d’une agence gouvernementale, le web ne ressemble plus au Far West qu’il a pu être.
« Pendant trop longtemps, le web a été vu comme différent des médias traditionnels du point de vue éthique, comme une créature possédant ses propres lois », estime l’avocat Doug Mirell, basé à Hollywood et spécialiste du Premier Amendement, qui a pour clients de nombreuses célébrités qui ont eu à se défendre dans des affaires de violation de la vie privée. Hulk Hogan est actuellement en procès contre Gawker pour une histoire de sex tape. « Les cours commencent à se rendre compte qu’Internet a le pouvoir d’envahir votre vie privée plus facilement qu’il n’y paraît. » En effet, treize États ont voté des lois anti-revenge porn, afin d’empêcher des ex rancuniers de poster en ligne des photographies ou des vidéos à caractère sexuel mettant en scène leur ancien-ne compagn-e-on. L’Europe et l’Argentine expérimentent un système permettant de retirer du web toute information portant atteinte à la réputation d’un individu, appelé « droit à l’oubli ». Et de nos jours, les pirates sont plus à même de revendre aux célébrités les photos dénudées qu’elles leur ont dérobées, plutôt que de les rendre publiques. Anderson et Lee n’ont jamais réussi à se débarrasser de cette histoire, mais ils s’en sont sortis la tête haute, réussissant même à se moquer d’eux-mêmes. L’autobiographie de Lee s’ouvre sur un dialogue entre lui et son pénis, et Anderson ne prend plus ombrage lorsqu’on évoque son hyper-sexualité : elle continue de poser nue, plus récemment pour soutenir l’association PETA, qui vient en aide aux animaux. Ils ont divorcé en 1998, se sont remariés en 2008 pour à nouveau divorcer en 2010. Étrangement, Anderson a été mariée deux fois à Rick Salomon, l’homme qui partage l’affiche de la sex tape de Paris Hilton… Si la vidéo a fait de Tommy Lee une sorte de dieu dans le monde du rock ‘n’ roll, et un corsaire bien monté aux yeux du public, Anderson a été prise pour cible. Aucun blog ou site parlant de sexe ou de chirurgie esthétique ne se prive de l’attaquer. Et tous dissèquent la question de savoir si une femme qui accepte de poser nue pour certains photographes fait par là-même de son corps un objet du domaine publique, renonçant ainsi au droit de se plaindre que des images d’elle dans des scènes encore plus compromettantes soient vendues, postées et partagées à plus vaste échelle.
Ingley et Gauthier ont abandonné le monde du porno une fois la débâcle de la cassette terminée. Une fois Peraino mort et enterré, en 1999, Ingley est revenu en Californie, ruiné et humilié. Il a emménagé avec sa fille, chez qui il est resté jusqu’à sa mort.
« J’adore Milton, mais il nous a tous arnaqués », dit aujourd’hui Gauthier. Fatigué d’entendre ses amis de l’industrie du X lui demander où il cachait la fortune accumulée à l’époque où il envoyait des centaines de vidéos par la poste par jour, Gauthier a pris du recul et s’est recentré sur son métier d’électricien. Il y a sept ans, il a déménagé sur la côté, où il vit encore, seul. Il a grossi. Quand je suis allé le voir au cours de l’été 2014, il venait de se faire larguer par une femme avec qui il sortait depuis deux ans, une ancienne stip-teaseuse qui refusait de l’embrasser pendant qu’ils faisaient l’amour. Une fois de temps en temps, il raconte qu’il est celui qui a volé la cassette de Pamela Anderson et Tommy Lee. Personne ne le croit. Mais il aime l’idée d’avoir participé à cette folle histoire, et il apprécie toujours de regarder la cassette. « C’est mignon. Ils sont amoureux, c’est un couple qui s’amuse, je trouve ça génial », dit-il. « Je les envie. J’aimerais bien avoir quelque chose comme ça, moi aussi. »
Traduit de l’anglais par Benoit Marchisio d’après l’article « Pam and Tommy: The Untold Story of the World’s Most Infamous Sex Tape », paru dans Rolling Stone. Couverture : Pam et Tommy. Création graphique par Ulyces.
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18.01.2022 à 02:42
Ulyces
Petite mise en situation : en plein coït avec le/la partenaire de vos rêves, alors que l’excitation sexuelle et le plaisir atteignent leur paroxysme, l’orgasme pointe le bout de son nez. Mais alors que l’orgasme est généralement considéré comme un des objectifs du rapport sexuel, vous décidez de vous arrêtez là, un scénario qui pourrait […]
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Petite mise en situation : en plein coït avec le/la partenaire de vos rêves, alors que l’excitation sexuelle et le plaisir atteignent leur paroxysme, l’orgasme pointe le bout de son nez. Mais alors que l’orgasme est généralement considéré comme un des objectifs du rapport sexuel, vous décidez de vous arrêtez là, un scénario qui pourrait être vécu comme frustrant pour une grande partie des hommes.
C’est pourtant le quotidien d’une certaine frange de la population masculine qui pratique ce qu’ils nomment généralement la « rétention de sperme ». Un choix délibéré qui consiste à retenir l’éjaculation à l’issue de la masturbation ou du rapport sexuel. Récemment, de plus en plus de personnalités dont les rappeurs Joey Bada$$ ou Kodak Black prônent cette pratique dont ils vantent les bienfaits sur le corps et l’esprit, parmi lesquels une baisse de l’anxiété, de meilleurs rapports sexuels et un meilleur contrôle sur eux-mêmes. Un mouvement qui se démocratise également sur les réseaux comme Reddit avec une communauté grandissante d’internautes qui croient en ses mérites et partagent leurs techniques pour interrompre la jouissance et vivre sans orgasme. La montée en popularité du challenge NNN, ou No nut november (« novembre sans éjac »), est également un des nombreux exemples qui traduisent la volonté de certains hommes de reprendre une forme de contrôle sur leurs pulsions sexuelles.
Cette pratique est pourtant loin d’être nouvelle, on en trouve des traces dans des écrits spirituels datant de l’antiquité et durant toute l’histoire de l’humanité. Mais est-elle vraiment fondée médicalement ? Pour mieux vivre leur sexualité, les hommes devraient-ils donc arrêter d’éjaculer ?
Ces dernières années, de plus en plus de rappeurs américains se vantent de pratiquer la rétention de sperme, se positionnant parfois en évangélistes de la pratique. Parmi ceux-là, le rappeur de La Nouvelle-Orléans Kevin Gates. En octobre dernier, lors d’une interview dans le podcast Million Dollaz Worth of Game, le rappeur a détaillé son parcours de santé et de fitness comprenant yoga et méditation. Le natif de Louisiane avait alors encouragé les hommes à adopter la rétention de sperme durant l’acte sexuel. « Il y a un autre truc excellent pour votre corps et qui va vous sembler fou, c’est la rétention de sperme », avait-il déclaré. « Votre intention doit être de faire plaisir à votre partenaire. Ne libérez pas de sperme. »
Des propos qui avaient entraînés de nombreuses personnalités du milieu du rap à s’exprimer également sur leur pratique, notamment Kodak Black, qui avait annoncé sur Twitter sa participation au challenge du No nut november, qui consiste à bannir toute éjaculation durant le mois de novembre, sans pour autant s’interdire la stimulation. De son côté, Joey Bada$$ s’est confié en janvier sur les points positifs ressentis depuis qu’il a arrêté l’éjaculation.
« Je préfère préserver ma force vitale », a-t-il déclaré fièrement, avant de préciser : « Je fais ça depuis deux ans. Je ne m’arrête pas, je me retiens. Le truc, c’est qu’une fois que tu n’as pas relâché cette grosse éjaculation, tu jouis plusieurs fois. Tu as des orgasmes multiples et des trucs comme ça. Je peux tenir toute la nuit. »
Une promesse alléchante qui n’a pas manqué de trouver des adeptes sur Internet, notamment sur Reddit, où une communauté se développe au sein du sub r/semenretention où des hommes du monde entier se retrouvent pour discuter autour de la pratique et de ses supposés mérites. « Vers la fin de l’été dernier, j’étais très déprimé. J’avais perdu tout sens de l’autodiscipline et du respect de soi. C’est à ce moment-là que j’ai découvert la rétention de sperme », raconte un redditeur anonyme de 22 ans qui décrit avoir « mûri davantage au cours des six derniers mois qu’au cours des six dernières années » depuis qu’il n’éjacule plus. « Voici les plus grands changements que j’ai pu constater : mes sentiments d’anxiété et de dépression ont disparu ; mon niveau d’énergie général a atteint des sommets ; je suis nettement plus calme dans les conflits ou lorsque je reçois des critiques », conclut-il.
Parmi les techniques utilisées pour empêcher l’éjaculation, on retrouve souvent évoquée la pratique du « squeezing », qui consiste à pincer le gland au moment où l’éjaculation est sur le point d’arriver jusqu’à ce que l’envie passe avant de reprendre le rapport pour le faire durer aussi longtemps que possible. Une technique « de bourrin » pour le Dr Marc Galiano, chirurgien urologue et andrologue à Paris.
« Une fois qu’on a pincé le gland on va descendre l’excitation par la douleur, c’est juste ça. Les conséquences sont toujours les mêmes : c’est la prostatodynie, c’est des algies périnéales chroniques. Il peut avoir des crampes des crémasters (les muscles des testicules), il peut avoir mal au bas ventre et au périnée. » Le médecin n’est d’ailleurs pas de ceux qui pensent que cette pratique a réellement les vertus qu’on lui prête.
Pour le Dr Galiano, également auteur de Tout savoir sur le sexe des hommes, l’idée-même de la rétention de sperme part d’un constat erroné. « De tout temps, l’homme a voulu contrôler. Pour le taoïsme et le tantrisme, le liquide séminal c’est de l’énergie positive, donc il faut la garder pour pouvoir la magnifier », explique-t-il. « Physiologiquement, c’est de la flûte. On fabrique en permanence des spermatozoïdes et donc ils sont autodétruits, notamment par les pollutions nocturnes. À un moment donné, il faut que ça sorte. »
Selon lui, les bienfaits de la rétention de sperme décrits par les enthousiastes de la pratique auraient plutôt des allures de placebo. « On est complètement dans l’imaginaire. Pour eux, si l’on maîtrise sa puissance sexuelle, on maîtrise sa création. Donc avec des gourous ou quelques rappeurs, bien sûr vous pouvez enrôler des mecs un peu simples d’esprits. Forcément vous aurez des mecs qui vont vous dire : c’est génial, je suis dans le contrôle, je me sens vachement mieux. »
Et tous ne sont pas dupes. « Cela fait plus de 40 jours que je me retiens », écrit un membre du sub r/semenretention. « Ma capacité à gérer le stress a considérablement diminué et j’ai du mal à dormir. L’anxiété est plus élevée que la normale. Je n’ai que peu ou pas de désir sexuel et ma confiance en moi est inchangée. Je suis souvent de mauvaise humeur et je ressens une tension constante dans ma tête. » Un témoignage qui n’étonne pas Marc Galiano : « Chacun a un rythme et des besoins qui lui sont propres, mais s’empêcher toute éjaculation c’est le meilleur chemin vers la frustration. »
Le fait de ne pas éjaculer fait pourtant depuis longtemps l’objet de discussions dans le monde des sportifs, dont certains comme Mohammed Ali ou Mike Tyson qui déclaraient pratiquer l’abstinence avant leurs combats sur une période pouvant aller jusqu’à deux mois. Une idée qui ne serait pas complètement dépourvue de sens, bien que largement exagérée selon le Dr Galiano.
« Oui, éjaculer juste avant une compétition sportive, ça coupe les pattes évidemment. Mais ça dure quelques heures. Vous pouvez avoir un rapport sexuel la veille ou l’avant veille sans problème », estime le spécialiste. Pour les intéressés qui voudraient malgré tout tenter de contrôler leur éjaculation, « ce qui marche le mieux, c’est ce que prône le tantrisme : c’est la respiration. C’est de caler ses mouvements respiratoires à ses mouvements du bassin et de jouer avec l’excitation, il faut s’entraîner. »
Les origines de la rétention de sperme étant donc plutôt du domaine philosophique et spirituel, libre à chacun de s’y adonner en son âme et conscience. En soit, la volonté d’apprendre à mieux connaître son corps et de reprendre un certain contrôle sur son éjaculation est d’ailleurs saine si l’on ne tombe pas dans l’excès.
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01.12.2021 à 01:18
Ulyces
Le 18 février 2021, à 21 h 59 heure française, le rover Perseverance se posait sur la surface de la planète rouge après plus de sept mois de voyage dans l’espace. Dans la salle de contrôle du Jet Propulsion Laboratory de la NASA, à Pasadena en Californie, les équipes de l’agence spatiale américaine ont explosé […]
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Le 18 février 2021, à 21 h 59 heure française, le rover Perseverance se posait sur la surface de la planète rouge après plus de sept mois de voyage dans l’espace. Dans la salle de contrôle du Jet Propulsion Laboratory de la NASA, à Pasadena en Californie, les équipes de l’agence spatiale américaine ont explosé de joie. Elles venaient de réaliser un nouvel exploit : c’est seulement le sixième rover à réussir à se poser à la surface de Mars, en attendant la tentative du modèle chinois Tianwen-1 en avril prochain.
L’intérêt de la communauté internationale envers la planète rouge n’a jamais été aussi fort. En plus des missions américaines et chinoises, l’Europe, la Russie ou l’Inde participent activement à son exploration. Le dernier État à être entré dans la danse sont les Émirats arabes unis, dont la sonde Hope est arrivée à destination dans l’orbite martienne le 9 février dernier. Et ce n’est pas le seul coup d’éclat du pays. Une semaine avant la réussite de la mission, le Centre financier international de Dubaï a annoncé la création du premier « tribunal spatial », une institution vouée à régler les litiges commerciaux au-delà de l’atmosphère terrestre. Les Émirats arabes unis se positionnent ainsi en tant que future puissance active dans l’exploration du système solaire.
Actuellement, les règles à suivre restent fixées par les traités internationaux comme le Traité de l’espace de 1967, mais il pourrait être éclipsé d’ici peu par les accords Artémis, proposés l’année dernière par les Américains, qui ouvrent grand la porte de l’exploration spatiale a secteur privé. Ils prévoient que chaque État est responsable des activités nationales dans l’espace, qu’elles soient menées par le gouvernement ou par une entreprise. Et chaque mission répond aux lois du pays d’où elle provient. Un astronaute qui se rendrait hors-la-loi dans l’espace serait donc jugé par la justice de son pays.
Cela paraît simple. Pourtant, l’idée de suivre les lois terrestres une fois sur le sol martien ne va pas de soi pour tout le monde, et notamment pour Elon Musk. SpaceX, qui ambitionne d’envoyer la première mission habitée vers la planète rouge dès 2026, compte à terme établir ses propres lois, que ce soit à bord de ses vaisseaux ou une fois sur place. Et qui pourrait l’en empêcher ?
Cachée au milieu des conditions de service de l’internet par satellite Starlink, la déclaration est sans équivoque. « Pour les services fournis sur Mars, ou en transit vers Mars via un vaisseau Starship ou tout autre vaisseau de colonisation, les parties reconnaissent que Mars est une planète libre et qu’aucun gouvernement basé sur Terre n’a d’autorité ou de souveraineté sur les activités martiennes », indique la section sur le droit applicable. « En conséquence, les différends seront réglés par des principes d’autonomie, établis de bonne foi, au moment du règlement martien. » SpaceX compte donc bel et bien gérer les choses à sa façon sur Mars.
Après tout, pourquoi pas ? Une fois à 56 millions de kilomètres de la Terre, lors du passage le plus proche de la planète rouge, il semble compliqué de garder une surveillance étroite sur les activités martiennes. « S’ils ne respectent pas les règles, personne n’ira les chercher », reconnaît le Pr Armel Kerrest, vice-directeur du Centre européen de droit spatial de l’ESA et membre de la délégation française aux Nations Unies concernant les questions spatiales. En effet, un aller vers Mars nécessite actuellement sept mois de voyage minimum, avec une fenêtre de tir de quelques semaines une fois tous les deux ans. Cela dit, les autorités terrestres disposeront de leviers importants, au moins dans un premier temps.
Car décider de ses propres lois impliquerait une indépendance de la part de la colonie martienne, et l’autarcie n’est pas une mince affaire sur une autre planète à l’environnement hostile. De très nombreux ravitaillements seront nécessaires pour apporter les ressources manquantes aux premiers colons. « Il ne faut pas oublier qu’ils conserveront un cordon ombilical extrêmement fort, et ce pour des dizaines d’années, peut-être même des centaines », souligne le Pr Kerrest.
Même Elon Musk, dont les estimations sont sûrement les plus optimistes, estime qu’il faudra au moins 20 ans et 1000 vaisseaux Starship pour voir la première colonie durable émerger sur la planète rouge. Cette dépendance envers la Terre pourrait donc empêcher pour un temps considérable l’indépendance martienne. En attendant de pouvoir établir sa propre justice, la colonie – dont les membres seront sans aucun doute issus de plusieurs nations – devra donc se conformer au droit prévu par les accords internationaux en vigueur, comme c’est par exemple le cas sur la Station spatiale internationale.
Mais les leaders incontestés dans ce domaine sont toujours les États-Unis. Les Américains sont à l’origine de la majorité des projets spatiaux de grande ampleur, et possèdent de ce fait la plus grande influence dans les traités internationaux. Par exemple, pour participer au programme Artémis, qui prévoit le retour de l’humanité sur la Lune en 2024, les différents pays doivent obligatoirement signer les accords Artémis. Ces derniers sont pourtant critiqués sur la question de l’appropriation des ressources extraterrestres. Et si le Traité sur l’espace interdisait aux nations de revendiquer des droits sur un autre corps planétaire, l’interprétation américaine est que les pays et les entreprises pourront désormais posséder les matériaux qu’ils extraient d’autres mondes. « Vous devriez pouvoir extraire des ressources de la Lune. Posséder les ressources, mais pas posséder la Lune », avait déclaré Jim Bridenstine, administrateur de la NASA, au moment de la signature des accords.
C’est d’ailleurs la position américaine officielle depuis 2015. Barack Obama, alors président, avait ratifié une loi affirmant le droit des citoyens américains de posséder les ressources spatiales qu’ils obtiennent. « Le droit à la propriété est inscrit dans la déclaration universelle des droits de l’Homme », explique Michelle Hanlon, co-directrice du Centre de droit aérien et spatial de la faculté de droit de l’université du Mississippi. « Je pense donc que nous emmènerons le concept de propriété avec nous dans l’espace. » Pour elle, les récents accords ne vont pas à l’encontre des anciens traités spatiaux mais dans le sens d’une discussion internationale, dont la plus importante composante reste la transparence entre les différents acteurs. « Nous devons garder les lignes de communication ouvertes entre les pays, qu’ils prennent part ou non aux accords Artémis », ajoute-t-elle.
Le spécialiste du droit spatial de l’ESA ne voit pas les mêmes intentions chez nos alliés outre-Atlantique. « La théorie américaine, c’est ça : la domination spatiale. » Le reste repose sur le droit international. Dans le cas de désaccords entre deux nations, c’est à la Cour internationale de justice de délivrer les sanctions. Mais la juridiction n’a pas de pouvoir contraignant sur les différents pays, explique Armel Kerrest. Et si l’un d’eux souhaite quitter les accords en place, il peut le faire à tout moment. La question de l’application de la loi dans l’espace est donc primordiale pour parvenir à une collaboration efficace entre nations.
Un moyen simple de gérer les conflits sur la surface de la planète rouge serait d’appliquer la même règle qu’à bord des navires dans les eaux internationales, où le capitaine dispose du pouvoir disciplinaire. La même solution pourrait être envisagée avec le capitaine d’expédition. Il tiendrait la place de représentant de l’ordre, en tant qu’officier d’état civil (OEC) et de police judiciaire (OPJ). De nombreux rapprochements ont souvent été faits entre les traités concernant le droit international en haute mer et celui appliqué à l’espace. Par exemple, l’article 5 du Traité de l’espace oblige les missions envoyées dans l’espace à prêter assistance aux astronautes, quelle que soit leur nationalité, à la manière du devoir d’assistance en mer. Le droit appliqué à bord du navire est celui de son pavillon, et c’est aussi le cas pour les vaisseaux.
D’autres clauses sont liées au contexte historique du traité de 1967. L’interdiction d’installer des bases militaires ou des fortifications sur la Lune, ou tout autre corps céleste, ainsi que d’envoyer des armes de destruction massive dans l’espace, est par exemple dû au climat qui régnait entre les blocs soviétique et américain pendant la guerre froide. Une fondation s’est d’ailleurs donnée pour mission de compiler l’ensemble des textes légaux concernant l’espace, dans le but de créer une bibliothèque juridique de la Cour spatiale. Cette base de données exhaustive doit permettre aux étudiants et chercheurs en droit spatial de s’appuyer sur des bases solides pour créer les systèmes juridiques du futur, d’après Christopher Hearsey, cofondateur de la Space Court Foundation.
Fondé en 2018, l’organisme propose également une série transmédia nommée Stellar Decisis, qui examine l’avenir possible de la pratique du droit et de l’administration de la justice dans l’espace. « La loi n’est pas seulement la règle de droit, c’est aussi l’environnement dans lequel vous administrez la loi », explique Christopher Hearsey, qui a par ailleurs travaillé au sein du Bureau de l’air et de l’espace du département d’État américain. « Le problème avec l’espace, c’est que l’environnement est totalement différent. » De cette constatation découle la nécessité d’adopter des lois adaptées au mode de vie d’une colonie extraterrestre, comme sur Mars. Dans la perspective où Elon Musk réussirait son pari de fonder une ville martienne autonome, cela impliquerait une gouvernance locale de la justice.
Car à mesure que sa population grandira, ses besoins dans l’application de la justice augmenteront avec elle. « S’il y a beaucoup d’habitants, et je parle de cent, peut-être mille personnes, vous aurez finalement besoin de systèmes judiciaires locaux », détaille Christopher Hearsey. Il deviendra alors nécessaire d’organiser la justice martienne pour ne pas sombrer dans l’anarchie. Il est donc probable qu’à terme, une telle colonie verra la création d’une constitution martienne, adaptée au quotidien et aux problèmes locaux des colons martiens. C’est pour préparer cette possibilité que la Earthlight Foundation a publié une déclaration des droits et responsabilités de l’humanité dans l’univers. Celle-ci proclame un univers libre pour tout être humain, tant qu’il n’interfère pas avec les droits d’autres êtres humains ou sentients.
Cette hypothétique constitution martienne devra notamment répondre à différentes questions concernant la gestion et la propriété des ressources spatiales, la criminalité, le droit des conflits armés, les débris spatiaux, la souveraineté ou encore l’immigration. Dans cette perspective, Edward Snowden interrogeait Twitter avec humour : « Pensez-vous qu’ils vérifient les passeports à la frontière ? C’est pour un ami. »
Rester à savoir à quel point la constitution martienne serait différente de celles existant sur Terre. Pour Michelle Hanlon, du Centre de droit aérien et spatial de l’université du Mississippi, c’est l’opportunité pour l’humanité d’apprendre de ses erreurs, et de s’améliorer. Mais le risque de retomber dans nos travers reste bien présent. « La seule chose que nous ne voulons pas faire, c’est répéter le colonialisme », plaide la chercheuse. Ce qui s’apparente à un vœu pieux pour une colonie.
Couverture : Max Rymsha/Behance
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17.11.2021 à 22:00
Servan Le Janne
Young Dolph est mort. Le rappeur de 36 ans, de son vrai nom Adolph Robert Thornton Jr., a été assassiné ce mercredi 17 novembre dans sa ville de Memphis. Il achetait des gâteaux dans une boutique quand, d’après le témoignage du propriétaire, un homme à bord d’une voiture a ouvert le feu sur le rappeur. […]
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Young Dolph est mort. Le rappeur de 36 ans, de son vrai nom Adolph Robert Thornton Jr., a été assassiné ce mercredi 17 novembre dans sa ville de Memphis. Il achetait des gâteaux dans une boutique quand, d’après le témoignage du propriétaire, un homme à bord d’une voiture a ouvert le feu sur le rappeur. Les policiers ont constaté son décès sur les lieux.
Ce n’était pas la première fois que Young Dolph était la cible de tirs. Il avait même bâti une partie de sa réputation après avoir survécu à une fusillade : en 2017, des tireurs l’avaient pris pour cible 100 fois dans la ville de Charlotte, en Caroline du Nord. Après avoir survécu à l’assaut, il avait intitulé son deuxième album Bullettproof. Ce mercredi malheureusement, Young Dolph ne se relèvera pas.
Alors qu’une enquête pour homicide va s’ouvrir, nous avions écrit cet article en 2017 pour tenter de comprendre qui en avait après le rappeur.
Une silhouette longiligne contourne l’enseigne du Loews Hollywood Hotel pour se diriger vers l’entrée. Depuis le parvis, ce mardi 26 septembre 2017, le rappeur américain Young Dolph voit les palmiers bordant la Highland Avenue de Los Angeles se refléter dans l’immense tour de verre qui lui fait face. À côté d’eux, l’ombre laissée par son mètre quatre-vingt dix sous le soleil de 13 heures apparaît minuscule. Mais enfin, Young Dolph est le « King of Memphis ». La veille, l’artiste du Tennessee né Adolph Thornton Jr était en concert à Austin, au Texas, aux côtés de 2 Chainz. Pour chauffer la salle, il a dégainé les morceaux de son deuxième album Bulletproof, sorti le 1er avril 2017 et classé 36e au classement Billboard. Le dauphin qu’il arborait au bout d’un pendentif s’est alors balancé sur les beats de grands producteurs comme Zaytoven, Metro Boomin ou DJ Squeeky. Et les dorures de son t-shirt Gucci blanc brillaient comme en clin d’œil à Gucci Mane, auteur d’un featuring sur le morceau « That’s How I feel ». Les deux hommes sont amis.
À Los Angeles, Young Dolph porte un t-shirt Gucci noir, un pantalon vert et un bandana rouge et jaune au moment de rentrer à l’hôtel. Dans deux jours, il doit jouer au Marke, une boîte de la ville californienne. Mais devant l’édifice, trois hommes lui coupent la route. Une rixe dont les origines restent mystérieuses éclate. Envoyé au sol, le rappeur reçoit plusieurs balles. Tandis qu’il se traîne vers la boutique Shoe Palace située juste à côté du Loews, ses agresseurs décampent en laissant derrière eux leur Cadillac Escalade dorée. Dans un état critique mais stable lorsqu’il arrive à l’hôpital, Adolph Thornton Jr s’en sortira. Son pronostic vital n’est pas engagé. Quant à ceux qui lui ont tiré de dessus, il est encore trop tôt pour savoir s’ils courent toujours. Dans les heures qui suivent les coups de feu, des témoins mettent la police de Los Angeles sur la trace de « deux hommes noirs et un Hispanique », selon l’inspecteur du Los Angeles Police Department Meghan Aguilar. Sur les trois hommes arrêtés dans les environs, deux sont rapidement relâchés. Le t-shirt blanc du dernier pourrait correspondre à cette « couleur vive » décrite par des passants. Mais c’est bien peu. La police a une autre piste. D’après des sources proches du dossier, un rappeur venant lui aussi de Memphis, Yo Gotti, avait une chambre au Loews. Or leur relation n’est que conflit depuis 2014. Lui en voulait-il suffisamment pour tirer ? En sondant le passé de Young Dolph, les enquêteurs découvrent qu’un de ses amis, Bankroll Fresh, a été tué par balles devant leur studio commun d’Atlanta, Street Execs, en mars 2016.
Ils se rappellent aussi que Tupac, 50Cent et Rick Ross se sont auparavant fait tirer dessus. L’histoire bégaye. « C’est très rare, mais quand ça arrive c’est habituellement parce que les rappeurs intègrent vraiment le monde criminel », analyse l’écrivain et journaliste américain Seth Ferranti. Une autre fusillade à laquelle Young Dolph a échappé il y a six mois peut donc peut-être aider la police à y voir plus clair.
Quelques heures avant son arrivée à Los Angeles, Young Dolph s’assoit sur un trône en or devant le public de l’Emo’s Austin, une salle de concert de la ville texane. Puis, levant le micro qu’il tient dans sa main gauche au niveau de sa bouche, il entonne « In Charlotte », le deuxième morceau de l’album Bulletproof, nommé ainsi d’après le nom de la ville de Caroline du Nord. « Ce type a tiré toute ses putains de balles, il n’a rien touché », éructe-t-il. Une référence non dissimulée aux tirs qui ont ciblé sa voiture six mois plus tôt, justement à Charlotte. Le vendredi 24 février, le roi de Memphis autoproclamé débarque dans un club de cette ville de 800 000 habitants, le Cameo, avec 21 Savage et Migos.
C’est le lendemain, alors qu’il s’apprête à remonter sur scène à l’occasion d’une compétition d’athlétisme, que son SUV noir reçoit une rafale d’une centaine de balles sur la North Caldwell Street où il est garé, à 18 h 39. Constatant que personne n’est blessé, le rappeur donne le concert avant de tweeter « Perdu » le lendemain. À qui s’adresse-t-il ? Tous les regards se tournent vers Yo Gotti, son rival de Memphis qui vient de sortir un titre en forme d’avertissement deux semaines plus tôt, intitulé « Don’t Beef With Me (Young Dolph Diss) ». L’enquête écarte néanmoins son profil pour privilégier celui d’un de ses proches, Blac Youngsta, moins connu mais plus impliqué dans leur duel à distance, démarré en 2014. À cette période, Young Dolph a déjà sorti une dizaine de mixtapes dont une, l’année précédente avec Gucci Mane. C’est la seule à ne pas être signée sur le label qu’il a fondé en commençant la musique, Paper Route Empire, en 2008. Né en 1985 à Chicago, Adolph Thornton Jr. grandit à Memphis à partir de l’âge de deux ans avec deux sœurs, autant de frères et un manque : le duo parental fait défaut. « Maman étant toujours dans la rue, devine qui m’a éduqué », rappe-t-il dans le tube « Preach ». L’album Rich Crack Baby revient plus tard pudiquement sur l’addiction du couple à la drogue. À la mort de sa grand-mère, en 2008, le jeune homme décide de « raconter [s]on histoire ».
Ses amis et lui estiment que, contrairement à beaucoup de rappeurs, il connaît d’expérience les thèmes de prédilection du genre. « Un de mes amis qui n’arrêtait pas de me dire de faire de la musique m’a conseillé d’aller voir DJ Squezzy pour acheter des beats », raconte le rappeur. « Il m’a envoyé dans la bonne direction parce que Squezzy et moi avons fait l’histoire. » Très vite, les sollicitations qui arrivent montrent à Young Dolph qu’il a du talent. D’autant que Gucci Mane, rencontré par l’intermédiaire du producteur Drumma Boy, veut bien poser avec lui. Pour la sortie de sa mixtape High Class Street Music 4, en juillet 2014, il reçoit une invitation du journaliste de MTV Sway Calloway à participer à l’émission de radio « Sway in the Morning ». Rétif à signer avec un label, il explique avoir refusé de signer un contrat avec Yo Gotti. Les embrouilles commencent.
Pendant près de deux ans, la déclaration de Young Dolph est restée sans réaction publique. Plus âgé et plus expérimenté, Yo Gotti peut passer pour le grand frère. Aussi goûte-t-il visiblement mal le nom de l’album que sort son cadet en février 2016 : King of Memphis. C’est par ce titre qu’il se fait appeler. « Alors que mon frère était mon fan numéro 1 et voulait me signer, c’est devenu un GROS JALOUX », commente soudain Dolph sur Twitter. Blac Youngsta s’adjuge alors le rôle de porte-flingue – sur Internet du moins, puisqu’il récuse tout lien avec les balles qui ont terminé dans la voiture de Young Dolph.
Dans une vidéo postée sur Instagram, la rappeur du label de Gotti interpelle son nouvel ennemi le 2 mars 2016 : « Dolph t’es une sa¤¤¤¤, t’es une petite nature, si t’as un problème, dis que tu as un problème. Tu n’es pas le roi de Memphis, tu n’est même pas d’ici, sa¤¤¤¤. » En légende, il se lâche carrément en lettres capitales : « QUAND JE VERRAI CE TYPE @YOUNGDOLPH JE JURE QUE JE VAIS LE DÉFONCER. » Gotti n’approuve pas. Il rappelle même son « frère » à la raison dix jours plus tard au cours d’une interview donnée au journaliste Tim Westwood. Ne fait-il que soigner les apparences ? Young Dolph est persuadé de sa duplicité. « Tout le monde sait que c’est toi Gotti qui envoie ton artiste dire ces conneries », écrit-il sur Instagram le 16 mars. « J’ai l’impression que tu es encore énervé parce que je n’ai pas signé chez toi. À moins que tu regrettes encore d’avoir échoué avec Gucci Mane alors que j’ai continué à envoyer du lourd avec lui. » Le lendemain, Blac Younsta sort un morceau dans lequel il lui conteste encore le titre de roi de Memphis et le renvoie à ses origines de Chicago. Vu de l’extérieur, on se perd dans ces disputes tant leurs fondements paraissent fragiles. « Les rappeurs s’embrouillent en général sur des bêtises », souffle Seth Ferranti. « Prenez le beef de NWA. Il ne s’est jamais traduit par des violences et il sont maintenant de nouveau tous amis. » Dolph, d’ailleurs, déclare n’avoir de problème avec personne. En dépit de ces tensions, Yo Gotti l’aime bien, confie Blac Youngsta après avoir laissé six mois s’écouler. Tout porte à croire que la querelle est terminée.
Mais le plus jeune des rois de Memphis n’en a pourtant pas fini. Sur la mixtape Gelato, parue début février 2017, il reprend la critique qui a mis le feu aux poudres dans le morceau « Play wit yo bitch » : « Tu es passé de fan à jaloux. » Le morceau est accompagné d’un clip de huit minutes dans lequel est reproduit le moment pendant lequel Gotti aurait proposé à Dolph de signer sur son label. Non content de refuser sèchement, ce dernier se permet de lui piquer sa copine dans la vidéo. La réplique musicale, « Don’t Beef With Me (Young Dolph Diss) » sort quelques jours plus tard. Et la voiture de Dolph est retrouvée criblée de balles le 25 février. Adolph Thornton Jr a puisé dans sa jeunesse heurtée pour percer dans le rap. Il ne faut donc pas s’étonner qu’il s’inspire de cet épisode malheureux pour écrire l’album Bulletproof, sorti en avril. Mais la dure réalité dont il se joue grâce aux mots l’a rattrapé le 26 septembre 2017, devant le Loews Hollywood Hotel. « La plupart du temps, les démêlés sont verbaux et non physiques », observe Seth Ferranti. « Les rappeurs ne sont pas des gangsters, mais j’ai l’impression que certains ont tendance à l’oublier ces derniers temps. Ils veulent faire les vrais plutôt que le show. » Young Dolph, lui, était seulement venu à Los Angeles pour donner un concert.
Couverture : Young Dolph. (Billboard/Ulyces.co)
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11.09.2021 à 08:15
Malaurie Chokoualé Datou
par Malaurie Chokoualé | 8 min | 11/05/2014 1463 marches Les gens applaudissent autour de Michael. Il sent des formes le frôler, qui grimpent quatre à quatre. Il sert un peu plus fort le harnais de Roselle dans sa main. Ce sont des pompiers. Il tape sur une épaule qu’il sent passer non loin de lui,…
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Les gens applaudissent autour de Michael. Il sent des formes le frôler, qui grimpent quatre à quatre. Il sert un peu plus fort le harnais de Roselle dans sa main. Ce sont des pompiers. Il tape sur une épaule qu’il sent passer non loin de lui, un geste qu’il espère encourageant. Il ne sait pas où ils vont, mais ce ne peut être qu’en enfer. La file avance pas à pas, marche après marche. Michael sue à grosses gouttes sous son costume un peu trop large pour lui et ses cheveux éparses collent sur son crâne. Une insistante odeur de carburant flotte dans l’air du couloir surchauffé, brûlant les yeux des marcheurs. Alors qu’ils passent le 50e étage, un bruit effroyable les saisit tous. C’est le vol 175 d’United Airlines qui vient de percuter la tour Sud, mais ils ne l’apprendront que plus tard.
Roselle halète, cherchant elle aussi un peu d’air pour avancer. Étage après étage, sa respiration se fait plus rauque, difficile, la gorge abîmée par l’odeur du fuel et de la fumée. Son pelage jaune à l’origine, est terni par un mélange grisâtre de suie et de débris. Michael s’inquiète pour elle, creusant les rides qui barrent son front.
Roselle avec un autre chien
héros du 11 septembre 2001, Salty
Après 50 minutes de descente, ils atteignent enfin le hall de l’immeuble. Le sol est inondé à cause des nombreux tuyaux brisés. Roselle lape les flaques ici et là pour étancher sa soif dévorante. Il leur faut encore dix minutes pour sortir du bâtiment. « Courez, ne regardez pas en haut, ne regardez pas en arrière ! » crient des policiers à la foule qui défile devant eux. Soudain, leurs voix sont noyées par un bruit monstrueux. C’est la tour Nord qui s’effondre.
Autour de Michael, les gens hurlent et les pas battent encore plus rapidement le bitume. « À la bouche de métro ! » hurle quelqu’un. Tout le monde se met à courir. Roselle guide son maître à travers les débris, toujours devant lui dans cette course effrénée. Elle reste concentrée et balaie de son regard clair l’apocalypse qui les entoure. Ils atteignent le métro et y attendent l’accalmie. En sortant à l’air libre peu de temps après, la tour Sud a disparu du ciel de New York. La tour Nord, est toujours là, vaillante mais fumante. Une trentaine de minutes plus tard, elle part rejoindre sa jumelle, emportant dans sa chute 2 605 vies. Tout le monde est couvert de suie. Et dans ce paysage de désolation, Roselle et Michael avancent toujours ensemble.
Lorsqu’elle ne travaille pas, Roselle est allongée de tout son long sous le bureau de Michael. En ce tranquille matin du 11 septembre 2001, sa respiration laisse échapper un léger sifflement rassurant qui atteste de sa présence. Michael a su dès leur rencontre qu’ils seraient parfaitement assortis. La première fois qu’ils se sont rencontrés le 22 mai 1999, Roselle a traversé la pièce et lui a donné un coup de langue affectueux en guise d’alliance éternelle.
« Quand elle porte son harnais, elle devient moins agitée, plus concentrée »
Roselle est née le 12 mars 1998 dans l’unité de mise à bas de l’association Guide dogs for the blind, qui élève, entraîne et donne des chiens guides d’aveugles à ceux qui en font la demande. À huit semaines, ce chiot Labrador retriever jaune est amené dans une famille d’adoption à Santa Barbara qui l’élèvera pendant plusieurs mois. Elle est ensuite renvoyée chez Guide dogs for the blinds pour y compléter sa formation de chien guide d’aveugle. En novembre 1999, Roselle rencontre Michael et devient son cinquième chien guide.
Michael Hingson a eu son premier chien guide à l’âge de 14 ans, Squire. L’Américain est né à Palmdale, en Californie, en 1950. À cette époque, il existait une procédure médicale standard pour aider les nouveau-nés prématurés à respirer. Cette pratique consistait à placer le bébé dans un incubateur scellé de manière à lui fournir de l’oxygène pur jusqu’à ce qu’il soit prêt à respirer seul. Cette pratique a entraîné une épidémie de cécité chez des enfants prématurés. Entre 1941 et 1953, aux États-Unis, plus de 10 000 bébés prématurés sont devenus aveugles, comme c’est le cas du chanteur Stevie Wonder, ou de lui-même. Michael a toujours été encouragé par ses parents à être indépendant. Ils ne l’ont jamais traité différemment de son frère aîné de deux ans, Ellery.
Après Squire, Michael a été mis en binôme avec Holland, qui l’a guidé à travers ses années d’études supérieures, conclues par un master en physique. Il était également à ses côtés durant ses premières années d’emploi. Klondike a guidé Michael pendant une grande partie de sa vie professionnelle, avant d’être remplacé par Linnie, dont la carrière s’est brusquement terminée quand elle a contracté la maladie de Lyme. Fin 1999, c’est au tour de Roselle de guider Michael.
Roselle se révèle rapidement amusante, énergique et calme à la fois, comme la plupart des chiens guides. Joueuse quand elle le peut, mais travailleuse quand elle le doit. Le harnais, pour elle, est comme un uniforme. Lorsque Michael parle de sa vieille coéquipière, il ne tarit pas d’éloge à son sujet. « Quand elle porte son harnais, son comportement change », explique-t-il. « Elle devient moins agitée, plus concentrée, elle prend toujours son travail au sérieux. Elle exige que je fasse mon travail aussi. Et elle aime faire partie d’une équipe. »
Six mois après les attentats, Michael a laissé derrière lui 27 ans de carrière dans le domaine de la vente pour devenir le directeur des relations humaines de Guide dogs for the blinds. Toujours précédé par Roselle. Toute sa famille est repartie sur la côte Ouest, tirant un trait sur six ans de vie dans le New Jersey. En juin 2008, Michael a quitté Guide dogs pour créer le Michael Hingson Group afin de se consacrer essentiellement à sa carrière de conférencier et de conseiller les entreprises en matière de formation inclusive et de diversité. Il a également créé la Roselle’s Dream Foundation qui a pour objectif « d’aider la société en général et les aveugles en particulier à comprendre que la cécité ne doit pas empêcher qui que ce soit d’accomplir ce qu’il souhaite. » En 2009, rougissant légèrement de fierté, il est devenu l’ambassadeur national pour la campagne d’alphabétisation Braille, toujours accompagné de sa fidèle Roselle et de ses successeurs.
Avoir survécu aux attentats du 11 septembre 2001 a inévitablement rapproché Roselle et Michael. « Nos vies ont été menacées et évidemment notre relation en est ressortie plus forte », explique Michael. Depuis près de 17 ans, il parcourt le monde pour raconter inlassablement son histoire. Il vole de conférence en conférence, d’allocutions en discours d’inauguration, pour parler de confiance, de persévérance, de handicap et d’esprit d’équipe.
Le matin du 11 septembre 2011, Michael s’était rendu au World Trade Center pour une journée de formation. À cette époque, il était directeur régional des ventes pour une société qui fournit des systèmes de protection des données et de stockage réseau. Quand la tour Nord a été percutée, Michael s’est astreint à ne s’affoler sous aucun prétexte. En effet, il avait un atout que n’importe quel voyant n’avait pas : Roselle. La chienne était là, à ses côtés, toujours aussi calme. Sa tranquillité présageait d’une absence de danger immédiat et Michael a choisi de suivre son jugement et de ne pas céder à la panique. « Roselle et moi, nous sommes une équipe », s’est-il dit au moment d’empoigner le harnais et de descendre les 1463 marches jusqu’à la sortie.
Selon Michael, la confiance inconditionnelle d’un chien pour un humain n’existe pas. Un chien veut de l’amour, mais n’accordera pas nécessairement sa confiance. Pour qu’elle soit forte, il faut qu’elle se développe avec le temps et que le maître arrive à imposer des règles. « Les chiens aiment les règles », affirme Michael. « Ils ont besoin de savoir qui est le patron, qui est le leader. Ils respectent quelqu’un qui les guide, avec amour et confiance. » C’est précisément ce lien profond qui a sauvé Michael. Il n’a fait que se consolider, jusqu’au décès de Roselle en 2011.
Le 24 juin 2011, Roselle est emmenée chez son vétérinaire, qui soupçonne un ulcère à l’estomac. Son état empire rapidement. Le médecin et la famille Hingson décident douloureusement de mettre fin à ses souffrances. Roselle s’éteint deux jours plus tard, en héroïne nationale. Après sa mort, elle est élue « chien héros » de l’année 2011 par American Humane Society. Les interventions de Michael à la télévision, ses conférences et surtout les deux livres qu’il a écrits en son honneur n’y sont pas étrangers.
Sorti en 2012, Thunder Dog devient rapidement un best-seller. « Je voulais que les gens comprennent que quand quelque chose d’horrible leur arrive, ils peuvent aller de l’avant. Je voulais que les gens sachent ce qu’est un chien guide, ce qu’est un aveugle ou une personne avec des déficiences visuelles », expliquait-il à l’époque. Thunder Dog est une histoire de persévérance, de compréhension de soi et de confiance en ses propres capacités. Malgré sa peur du tonnerre, Roselle a pu guider son maître à travers 78 étages d’une tour frappée par la foudre. « C’est pour cela que l’éditeur a choisi ce titre, Thunder Dog. Elle était nerveuse bien sûre, mais quand j’ai eu besoin d’elle, elle a fait exactement ce que je voulais qu’elle fasse. »
Près de sept ans après son décès, Michael garde un souvenir ému de Roselle. À ses côtés aujourd’hui, un Labrador noir au regard placide, tout aussi calme que ses prédécesseurs. C’est Alamo, son huitième chien guide, avec qui il travaille depuis plusieurs mois, apparemment avec succès. Les techniques d’entraînements de l’association Guide dogs for the Blinds ont évolué. Les chiens que Michael reçoit sont de plus en plus réactifs et il admet de bon cœur qu’Alamo est peut-être le meilleur qu’il ait jamais eu. « Mais Roselle était tout ce que j’aurais pu attendre d’un chien guide. »
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