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15.12.2025 à 22:38

La guerre totale, culmination du poutinisme

Françoise Thom
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L’Europe est confrontée à un pays conquérant sous l'emprise des doctrines du IIIe Reich, armé de surcroît des redoutables techniques de subversion politique bien rodées par les bolcheviks.

<p>Cet article La guerre totale, culmination du poutinisme a été publié par desk russie.</p>

Texte intégral (8869 mots)

Déshumanisation high tech et ensauvagement

Dans ce texte éclairant, l’historienne démontre que l’idéologie inspirée de théories en vogue dans l’Allemagne de l’après-guerre 14-18 et sous le IIIe Reich impulse discrètement la trajectoire du régime poutinien depuis ses débuts. Il s’agit bien entendu du concept de la guerre totale. Françoise Thom nous prévient du péril : l’Europe est confrontée à un pays conquérant sous l’emprise des doctrines du IIIe Reich, armé de surcroît des redoutables techniques de subversion politique bien rodées par les bolcheviks.

Le retour des formes de l’absolutisme, toutefois sans aristocratie – je veux dire sans les distances intérieures – rend possible des catastrophes dont l’ampleur échappe encore à notre imagination. Cependant on les pressent…

Ernst Jünger, 25 octobre 194113

Il est des forfaits qui atteignent le monde dans son ensemble, dans sa structure et dans sa raison d’être ; l’homme des Muses, à son tour, cesse alors de pouvoir se consacrer au beau, il lui faut se vouer à la liberté.

Ernst Jünger, 30 novembre 194114

La cruauté des temps modernes est unique dans la mesure où elle cesse de croire à quelque chose d’indestructible en l’homme.

Gerhardt Nebel, 2 février 194215

Un article paru le 11 février 2019, signé par Vladislav Sourkov, l’un des architectes du système poutinien, expert à mettre en musique les aspirations des dirigeants du Kremlin, mérite qu’on s’y arrête. Sourkov constate que « l’État de type nouveau » qui s’est construit en Russie n’en est qu’à ses débuts. La Russie « est revenue à son état naturel, le seul qui lui soit possible, de grande communauté des peuples en expansion qui rassemble des terres ». C’est un État ouvertement « militaro-policier » qui se place dans la continuité des trois modèles précédents d’État russe qui ont réussi : celui d’Ivan III, celui de Pierre le Grand, celui de Lénine. Cette « machine de pouvoir a permis l’ascension continue du monde russe pendant des siècles ». Grâce au discrédit de la politique, au chaos dans les têtes et dans les sociétés occidentales, le régime poutinien « a un potentiel d’exportation considérable », car c’est le règne de la force qui dit son nom. Quelque temps plus tard, Sourkov révélait une autre face des ambitions du Kremlin. Dans un article futuriste paru le 11 octobre 2021, intitulé « La démocratie déserte et autres merveilles politiques de 2121 », il affirme que la représentation parlementaire n’a désormais plus lieu d’être puisque les vœux de la population peuvent être communiqués en un instant par Internet. Bref, la représentation politique doit être jetée aux oubliettes et remplacée par des algorithmes. Seuls resteront aux commandes les informaticiens et les siloviki qui dirigeront en coulisse les géants de l’intelligence artificielle. « La numérisation et la robotisation du système politique aboutiront à la création d’un État high tech et d’une démocratie sans hommes […] dans lesquels la hiérarchie des machines et des algorithmes poursuivra des objectifs échappant à la compréhension des gens qui les servent. » Ainsi l’IA semble porter la promesse d’une liquidation définitive de la liberté, rêve du régime poutinien depuis le début.

Les deux faces de la « guerre totale »

Ces deux écrits résument un aspect paradoxal de l’idéologie en voie de cristallisation dans les cercles du Kremlin : un mélange d’archaïsme et de technicité futuriste, qui convergent dans un projet de déshumanisation. Ils illustrent aussi le renversement qui est en train de s’opérer autour du concept central de « guerre totale » dans l’idéologie poutinienne. Douguine, s’inspirant des théories de Carl Schmitt, un temps le juriste officiel du régime nazi, attribuait aux « globalistes » le projet d’un « nouvel ordre mondial » devant aboutir à une « guerre totale » et voyait dans la Russie  « un gigantesque empire de résistants, agissant en dehors de la loi, mais guidé par la grande intuition de la Terre, du Continent, de ce “Grand, Très Grand Espace” qui est le territoire historique de notre peuple. » Aujourd’hui, les Russes ne se pensent plus en résistants guerroyant contre l’ordre libéral des globalistes. Ils ont l’impression d’avoir gagné la bataille décisive, le renversement de l’hégémonie américaine. La conception de « guerre totale » qui émerge dans la Russie poutinienne ressemble de plus en plus à un calque de celle que Ludendorff exposa danDer Totale Krieg, bestseller publié en 1936. Le général allemand y exposait les leçons qu’il avait tirées de la défaite de 191816. Les idées développées par Ludendorff étaient dans l’air dans l’Allemagne des années 1920-1930. En 1930, Ernst Jünger publiait un essai, La Mobilisation totale, qui était une réflexion sur les implications de la guerre de 14-18. Jünger estimait que « l’alliance étroite » entre « le génie de la guerre et l’esprit de progrès » allait faire disparaître en l’homme « tout ce qui ne serait pas rouage de l’État » : y compris la liberté. Le destin de l’homme était d’être intégré dans la machinerie colossale de l’État travaillant pour la guerre17. Et, pour finir, « l’ordre militaire impose son modèle à l’ordre public de l’état de paix18 ».

Ludendorff qui, dès 1916, préconisait « l’enrôlement du peuple entier au service de l’économie de guerre », impute l’effondrement de novembre 1918 à la trahison des hommes politiques (la légende du « coup de poignard dans le dos ») [en réalité, l’armistice fut décidé par l’état-major allemand, NDLR]. Poutine et le KGB attribuent la défaite de l’URSS en 1991 à la trahison de certains dirigeants du PCUS et aux intrigues politiciennes au sein du Parti sous Gorbatchev. La convergence entre les idéologues russes comme Douguine et les penseurs de la révolution conservatrice allemande (1918-1932) s’explique par les conclusions similaires tirées d’une expérience commune, la défaite et le chaos qui l’a suivie. La révolution conservatrice allemande se veut anti-bourgeoise, anti-démocratique et anti-libérale. Elle rejette l’humanisme occidental et n’a que mépris pour le parlementarisme. L’important est la capacité de sacrifice de l’homme, notion que les idéologues eurasistes russes rendent par le terme « passionarnost ».

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Der Totale Krieg de Ludendorff, édité en Russie

L’idéologie inspirée de théories en vogue dans l’Allemagne de l’après-guerre et sous le IIIe Reich impulse discrètement la trajectoire du régime poutinien depuis ses débuts. L’obsession de l’unité incarnée par le chef, le rejet du pluralisme sous toutes ses formes, la détestation de l’individualisme, l’attirance pour « l’État total » dénotent l’influence des juristes de l’Allemagne nazie dont Douguine s’est fait le vulgarisateur. Ernst Forsthoff, juriste rallié au national-socialisme, oppose « l’État total » à « l’État libéral », auquel il reproche d’être « minimalisé et annihilé par sa fragmentation, à cause des garanties juridiques déterminées par des lois relevant d’intérêts particuliers19. » Pour lui, seul un État capable de contrôler tous les éléments de la société pouvait assurer le salut de la nation. Aux yeux de Carl Schmitt, un État véritablement total est un État fort qui « ne laisse surgir en lui aucune force qui lui soit hostile, qui l’entrave ou qui le divise20 » – exactement la conception poutinienne. Le creuset du régime poutinien est la guerre, ne l’oublions pas. C’est la deuxième guerre de Tchétchénie qui a porté Poutine au pouvoir, qui a permis de retourner l’opinion russe et de la canaliser vers les objectifs de grande puissance de la camarilla tchékiste installée au sommet de l’État par Poutine.

Depuis cette impulsion première, le régime poutinien se dépouille peu à peu des ornements démocratiques qu’il avait tolérés à ses débuts et son tropisme militariste s’affirme toujours plus. La Russie va de guerre en guerre, la Tchétchénie d’abord, la Géorgie ensuite, puis l’Ukraine, l’« Occident collectif », l’Europe enfin. À partir de 2012, Poutine rompt le contrat implicite passé avec les Russes au début de son règne : « Vous ne vous mêlez pas de politique, j’améliore votre niveau de vie. » Sous le choc des manifestations de l’hiver 2011-2012, il entreprend de ruiner la classe moyenne russe, trop frondeuse à son gré. Il s’oriente vers le grand affrontement avec les Occidentaux, dans lequel il voit désormais sa mission. D’énormes sommes sont affectées au réarmement. Poutine commence à thésauriser en prévision de la guerre future : autant d’investissements dont est privée l’économie civile du pays. Comme l’a fait remarquer le politologue Kirill Rogov, « on chercherait en vain un autre dirigeant capable de porter à son pays les dommages que Poutine a réussi à infliger en aussi peu de temps à l’économie russe (qui allait plutôt bien) ». On a l’impression que le président russe suit à la lettre les recommandations de Ludendorff : « La politique totale doit déjà en temps de paix se préparer à soutenir cette lutte vitale du temps de guerre. » L’économie doit être militarisée dès le temps de paix. La banque, l’industrie et l’agriculture ne doivent avoir qu’un seul but : l’autarcie et la production de matériel de guerre. L’État doit avoir la mainmise absolue pour garantir que l’armée ne manque de rien. Comme Ludendorff, Poutine considère comme essentielle l’unité spirituelle du peuple (seelische Geschlossenheit, « cohésion des âmes » chez Ludendorff). Comme lui, il s’inquiète de ce que la « puissance militaire » puisse être compromise par le « déclin des naissances ». Comme lui, il croit à l’influence de « puissances occultes » malfaisantes (les Juifs et l’Église romaine pour Ludendorff). Imprégné de darwinisme social comme Ludendorff, Poutine est incapable d’imaginer une paix de compromis. Il est persuadé que la guerre, ce « tremblement de terre mettant à l’épreuve les fondations de tous les édifices » (Jünger), donne automatiquement la victoire aux régimes autoritaires sur les régimes libéraux : acculer les démocraties à la guerre revient à les forcer à abandonner leurs libertés ou à périr.

Poutine lance donc en 2012 une politique d’appauvrissement programmé des Russes (oligarques exceptés). Dans sa pensée, la dégringolade du niveau de vie de ses sujets ne peut que leur profiter car elle les détachera de l’influence délétère de l’Occident. Lénine l’avait déjà compris : une réalité alternative est plus facile à plaquer sur une population misérable obsédée de survie que sur un peuple de citoyens prospères capables de demander des comptes au pouvoir. Cerise sur le gâteau, les députés de la Douma avancent l’idée que l’appauvrissement de la population peut permettre de résoudre le problème démographique. Car il est bien connu que « plus le niveau de vie est élevé, moins les gens font d’enfants ».

Le 10 mars 2020, la Douma déclare annuler les mandats précédents de Poutine pour lui permettre de se faire réélire jusqu’en 2036. Le viol de la constitution annonce celui de l’Ukraine. La propagande commence à trompeter qu’un grand clash avec l’Occident est inévitable. Poutine a perdu toute légitimité et il ne lui reste plus qu’à se transformer en chef de guerre s’il veut justifier son pouvoir absolu à vie. Car en cas de guerre, « le peuple doit être prêt à suivre son chef, peu importe où il va, et à tout faire pour mener la guerre à une fin victorieuse » (Ludendorff). Poutine se voit très bien en Feldherr, en chef de guerre à la Ludendorff, bien différent des politiciens bavards, ne devant rendre de comptes à personne, cumulant les pleins pouvoirs politiques et militaires pour assurer l’unité de commandement, ayant le droit de sacrifier une armée entière ou une province sans avoir à se justifier devant un parlement.

Un ensauvagement planifié

Bernanos l’avait vu : « La guerre moderne, la guerre totale, travaille pour l’État totalitaire, elle lui fournit son matériel humain. Elle forme une nouvelle espèce d’hommes, assouplis et brisés par l’épreuve, résignés à ne pas comprendre, à “ne pas chercher à comprendre”, selon leur mot fameux, raisonneurs et sceptiques en apparence, mais terriblement mal à l’aise dans les libertés de la vie civile qu’ils ont désappris une fois pour toutes, qu’ils ne réapprendront plus jamais21. » Le 24 février 2022, quand il lance son offensive contre l’Ukraine, Poutine ne pensait certainement pas à une guerre longue. La résistance inattendue des Ukrainiens, leurs succès en 2022, sont fort humiliants pour l’armée russe. Mais, comme toujours, Poutine se reprend et s’oriente vers une guerre d’usure. La Russie dérive tout doucement vers les pratiques du communisme de guerre. Certes, Poutine n’a pas oublié que c’est la débâcle économique qui a perdu l’URSS. Son soutien aux technocrates qui essaient de sauver l’économie russe, comme Elvira Nabioullina, la directrice de la Banque centrale, montre qu’il ne souhaite nullement revenir à l’inflation des années 1990. Mais il se laisse happer dans la dynamique de la guerre totale  parce qu’il y voit le moyen d’assurer son pouvoir à vie, même s’il fait irrésistiblement refluer la Russie vers les méthodes bolchéviques. Spoliations et redistribution des actifs se multiplient depuis 2022. Les cartes de rationnement refont leur apparition ; les entraves à la liberté des prix se multiplient. L’administration de l’effort de guerre se substitue insidieusement aux structures civiles.

Poutine a compris que dans la durée, la guerre agit sur les esprits exactement dans la même direction que sa propagande, elle insuffle le dégoût de la démocratie et du parlementarisme, le mépris de la raison, le cynisme, le soupçon, le sentiment d’impuissance, la passivité et la préoccupation obsessionnelle des nécessités immédiates de l’existence – la nourriture et le sommeil. Elle atrophie le sens moral, rétrécie l’intelligence. La guerre est une opération d’ensauvagement planifié, à la fois en Russie et en Ukraine22. Les Ukrainiens se battent pour la dignité humaine. L’armée russe est l’un des instruments grâce auxquels le régime russe élimine au fer rouge ce sentiment chez ceux qui ont affaire à elle. Les derniers vestiges de morale sont balayés, y compris le sens de la famille que le régime prétend défendre contre les mœurs décadentes de l’Occident. On paie rubis sur l’ongle ceux qui s’engagent pour tuer des gens que la propagande présente par ailleurs comme des Russes. 99 % des soldats se battent pour de l’argent23. Les mères poussent leurs fils à signer un contrat avec le ministère de la Défense et se pavanent à la télévision devant la voiture que les généreuses indemnités de décès leur ont permis d’acquérir (les familles des soldats tombés au front reçoivent une compensation de 7 millions de roubles, environ 75 000 euros). Certains incitent leurs amis à signer un contrat afin de toucher les 500 000 roubles de prime de parrainage. Des start-ups de « veuves noires » surgissent ça et là. Les maquereaux entreprenants écument les zones fréquentées par les SDF, séduisent un poivrot avec une bouteille de vodka, l’entraînent au commissariat militaire où il signe un contrat, puis le marient à une dame de leur réseau. Notre homme s’étant fait promptement tuer dans un « assaut de boucherie », l’heureuse épouse partage avec son comparse les millions de l’indemnité de décès. Les soldats du front de Pokrovsk sont livrés à eux-mêmes, abandonnés par leurs officiers, sans eau et sans nourriture, sans vêtements chauds. Les officiers se livrent au racket de leurs hommes, obligés de leur verser des sommes faramineuses pour échapper à ces assauts de boucherie. Ceux qui viennent de signer un contrat se font plumer dès le premier jour. « Si tu ne paies pas, tu crèves », leur dit l’officier. Les officiers battent les soldats, s’emparent des cartes de crédit des morts et vident leur compte. Ils extorquent des pots-de-vin aux blessés en les menaçant de les renvoyer au front. Les blessés légers peuvent recevoir des certificats de blessés graves moyennant finance24. L’homme est capable de tout pour de l’argent : tel est le principal message de l’évangile poutinien. À l’étranger, c’est l’administration Trump qui se charge d’en administrer la preuve.

La déseuropéanisation

En 1863, au moment de la répression par le tsar de l’insurrection polonaise, quand les tensions avec l’Europe menaçaient de dégénérer en conflit armé, le slavophile Ivan Aksakov nourrissait l’espoir que la guerre rendrait possible le retour de la vieille Russie, en la débarrassant des scories d’européanisation accumulées depuis Pierre le Grand. La guerre est vue par les slavophiles comme un moyen de russifier le pouvoir impérial. Dans la Russie d’aujourd’hui, la guerre remplit le même rôle. Le journaliste nationaliste Mikhaïl Demourine se fait l’écho de préoccupations des slavophiles d’autrefois lorsqu’il pointe le lien entre la guerre d’expansion, l’ambition autarcique qui travaille les idéologues proches du Kremlin depuis des années, et la soif d’une épuration interne : « L’opération militaire que notre pays mène contre le régime fasciste qui s’est emparé de Kiev en 2014 prend de plus en plus le caractère d’une opération politique d’épuration interne. Elle crève un à un les abcès qui se sont formés sur le corps de la Russie grâce aux efforts de l’Occident dans les années 1990 et qui n’ont pas été nettoyés dans les années 2000. »

Poutine et les « turbopatriotes » se félicitent de ce que la guerre permet la purge à grande échelle : « Chaque peuple, le peuple russe tout particulièrement, pourra toujours reconnaître la racaille et les traîtres, les recracher comme on recracherait une mouche entrée dans la bouche… Je suis sûr qu’une telle auto-purification réelle et nécessaire de la société ne fera que renforcer notre pays, notre solidarité, notre cohésion et notre capacité à relever tous les défis », déclarait Poutine le 15 mars 2022. Le député Alexandre Borodaï va dans le même sens. Au total, l’important n’est pas d’avoir conquis quelques territoires : « L’essentiel est que notre société s’est secouée et s’est purifiée. » La guerre élimine par l’émigration les populations européanisées de la Russie et forme une élite nouvelle plus au goût de Poutine, choisie parmi les vétérans de la guerre en Ukraine – des hommes endurcis par les crimes impunis, prêts à tout.

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Inauguration de l’exposition « L’industrie légère russe », 10 décembre 2025 // Douma d’état

Le retour de la terreur

Ludendorff énumère les mesures à prendre pour garantir la cohésion nationale en temps de guerre : « La censure la plus rigoureuse de la presse, les lois les plus dures contre la trahison des secrets militaires, l’interdiction des réunions, l’arrestation au moins des chefs des “mécontents”, la surveillance du trafic ferroviaire et de la radio. » Les dirigeants du Kremlin disposent d’instruments de surveillance et de contrôle dont notre général n’aurait pu rêver. Grâce aux progrès de la technique, l’État peut resserrer son emprise sur tous les domaines de la vie publique et ériger un Goulag numérique. Les soi-disant « diffusions de fausses nouvelles » et « discréditations » des forces armées sont désormais passibles de poursuites. Les textes ciblant les « agents de l’étranger » sont durcis. La recherche sur Internet de soi-disant « contenus extrémistes » est aussi passible de poursuites. Depuis décembre 2022, toutes les entreprises qui collectent les données biométriques des citoyens sont tenues de les transférer au Système biométrique unifié de l’État (EBS). La loi n’interdit pas aux forces de l’ordre de consulter ces données. Ainsi se crée une base technologique permettant une utilisation généralisée des systèmes de reconnaissance faciale, déjà activement employés pour identifier puis arrêter les participants à des actions de protestation et les « ennemis de l’État ». Entre 2025 et 2026, le ministère du Développement numérique de la Fédération de Russie prévoit de dépenser 2 milliards de roubles (plus de 20 millions d’euros) pour la création d’une plateforme unifiée dotée d’une IA destinée à traiter les vidéos des caméras de surveillance dans toute la Russie. Un autre système électronique, le registre des personnes soumises aux obligations militaires, agrège les données personnelles provenant d’autres bases de données gouvernementales et est enrichi par les informations fournies par les employeurs et par les banques. Un appelé se voit automatiquement interdire de quitter le pays et subit d’autres restrictions, notamment l’interdiction de conduire un véhicule, jusqu’à ce qu’il se présente au commissariat militaire. En août 2025, au moment où était lancée la messagerie d’État, MAX, à laquelle les forces de l’ordre ont un accès total, Roskomnadzor (l’agence russe chargée de la censure sur Internet) a bloqué la possibilité de passer des appels audio et vidéo via Telegram et WhatsApp. Depuis 2024, le FSB multiplie les arrestations de notables du régime et, depuis 2025, il a même le droit d’avoir ses propres prisons, échappant à la supervision du ministère de la Justice.

« La guerre effacera tout » (proverbe russe)

Poutine semble penser comme madame Roland que « c’est par l’accumulation des crimes que s’assure l’impunité[13]25 ». La guerre permet de se livrer à des expériences d’ingénierie sociale impossibles en temps de paix. Par exemple, celle de se débarrasser du ballast humain. Notons là encore le parallélisme avec l’idéologie et les pratiques du IIIe Reich. En octobre 1939, Adolf Hitler signa un document, antidaté du 1er septembre 1939, libellé en ces termes : « Le Reichsleiter Bouhler et le docteur en médecine Brandt sont chargés, sous leur responsabilité, d’élargir les attributions de certains médecins à désigner nominativement. Ceux-ci pourront accorder une mort miséricordieuse aux malades qui auront été jugés incurables selon une appréciation aussi rigoureuse que possible. » Environ 300 000 malades et handicapés mentaux ont été assassinés sous couvert d’« euthanasie » dans le Reich allemand et dans les territoires occupés. Il s’agissait de « purifier l’organisme du peuple de ceux qui ne représentent qu’un poids mort », de le débarrasser des « vies indignes d’être vécues ». Poutine, lui, expédie dans « les troupes d’assaut un ramassis d’alcooliques, de toxicomanes, de criminels, des handicapés… Ces gens sont envoyés dans le hachoir26 ». Il partage avec les idéologues nazis leur conception imprégnée de darwinisme social : en témoignent par exemple les sidérants propos qu’il tient lors de sa rencontre avec les mères de soldats, lorsqu’il leur explique que sans la guerre, leurs fils seraient, selon toute probabilité, morts d’alcoolisme ou dans un accident de la route, alors que ceux qui étaient tombés sur le champ de bataille en Ukraine n’avaient pas péri en vain. Bref, le président russe laisse entendre qu’il leur a rendu service en les libérant de leurs « vies indignes d’être vécues », selon la formule des propagandistes nazis. Belle conception du peuple russe chez cet homme qui ne cesse d’accuser les Européens d’être « russophobes » ! L’idée d’augmenter de 10 ans l’âge du départ à la retraite va dans le même sens : moins de bouches inutiles à nourrir. Mieux encore, le propagandiste Mardan propose de supprimer les retraites : « Ceux qui ont fait des enfants auront de quoi vivre quand ils seront vieux. Les autres n’ont qu’à crever. » Dans l’Allemagne nazie, note Johann Chapoutot, « la procréation d’enfants devient un impératif politique, un Dienst am Führer encouragé par l’État et la propagande27. » Il en va de même dans la Russie poutinienne.

Poutine se montre aussi soucieux de ce que les nazis appelaient « l’hygiène raciale », puisque le pouvoir cible en priorité et de manière disproportionnée les minorités ethniques et les populations des régions les plus pauvres.  80 % des ordres de mobilisation distribués en Crimée en septembre 2022 étaient adressés à des Tatars [qui ne représentent pourtant que 20 % de la population régionale, NDLR]. « En Bouriatie, il n’est pas question de mobilisation “partielle”. C’est à une mobilisation totale qu’on assiste », observe une militante locale. Selon des analyses indépendantes, les hommes appartenant à des groupes minoritaires en Russie sont quatre fois plus exposés au risque d’être tués en Ukraine que les hommes d’origine ethnique russe, et cent fois plus que les Moscovites.

Le calcul darwinien apparaît aussi dans la guerre d’usure contre l’Ukraine. Il s’agit à terme d’échanger le ballast de la population russe contre la main-mise sur la population ukrainienne, jugée plus entreprenante, plus travailleuse et plus combative que la russe. Les prisonniers de guerre ukrainiens racontent que les Russes leur ont proposé de changer de camp et de rejoindre les forces russes pour ensuite « occuper ensemble l’Europe ». Mais pour cela, il faut éradiquer l’esprit national en Ukraine. Ludendorff faisait remarquer que la guerre de 14-18 « n’était pas seulement menée par les puissances militaires des États belligérants, qui cherchaient leur destruction mutuelle ; les peuples eux-mêmes étaient mis au service de la guerre, la guerre était aussi dirigée contre eux et les entraînait eux-mêmes dans les souffrances les plus profondes […]. À la lutte contre les forces armées de l’ennemi […] s’ajoutait la lutte contre le moral et la vitalité des peuples ennemis, dans le but de les désintégrer et de les paralyser. » Il recommandait de terroriser la population civile par des bombardements pour qu’elle supplie son gouvernement d’arrêter la guerre : « C’est une guerre d’anéantissement. Si nous ne comprenons pas cela, nous pourrons battre l’ennemi aujourd’hui, mais trente ans plus tard, nous devrons à nouveau le combattre. » C’est exactement ce que font les Russes en Ukraine. Leurs propagandistes rejoignent Ludendorff : il ne s’agit plus de vaincre l’armée adverse, mais de briser la volonté de vivre de la nation ennemie. La guerre d’usure a pour but d’éliminer les élites nationales ukrainiennes, de manière à ce qu’il ne reste plus dans le pays que des corrompus, des lâches et des opportunistes intégrables dans le « monde russe ». 

On comprend pourquoi Poutine cherche à prolonger la guerre : celle-ci est une bombe à retardement sous le jeune État ukrainien. Elle est un incubateur de collabos, comme le montrent les cas français, tchétchène, géorgien. En France, la haine du parlementarisme éclose dans les tranchées a alimenté les partis extrêmes, l’extrême droite comme l’Action française et la gauche de plus en plus tentée par le communisme. Il faut lire le Voyage au bout de la nuit de Céline pour nous représenter l’état d’esprit des soldats ukrainiens au fond de leurs tranchées glaciales, essayant de survivre d’un jour sur l’autre pendant des semaines et des mois. Certes, la guerre pour eux est loin d’être absurde comme elle pouvait le paraître aux yeux des combattants de la Première Guerre mondiale, puisqu’il s’agit de la survie de la nation. Mais sous le feu nourri de l’artillerie ennemie, voyant se resserrer autour d’eux l’étau des hordes russes, eux aussi peuvent en arriver à ce « nihilisme généralement résigné » constaté chez les poilus par un médecin militaire français28. Eux aussi peuvent mépriser et haïr les planqués de l’arrière, les politiciens et leurs beaux discours, leur vénalité. Eux aussi peuvent soupçonner des trahisons. La guerre d’usure, renforcée par le feu roulant de la guerre psychologique, prépare le terrain à la russification forcée de l’Ukraine exsangue.

L’accoutumance à la guerre

Si la majorité de la population russe semble de plus en plus fatiguée de « l’opération militaire spéciale » et refuse opiniâtrement de s’embarquer dans la « guerre totale », on a l’impression qu’une partie des élites russes ne conçoivent plus leur existence nationale en dehors de la guerre. Elles rêvent d’installer la Russie dans la guerre. Piotr Tolstoï, le vice-président de la Douma, ne peut cacher son exaltation devant les perspectives riantes des sacrifices à venir :  « Chacun doit réaliser qu’une mobilisation et une guerre mondiale à mort nous attendent. Certains perdront leur emploi, certains perdront leur entreprise, beaucoup seront mutilés, et encore plus de nos compatriotes seront emportés par la mort. La guerre est notre idéologie nationale ! » Ludendorff préconisait de soutenir massivement les familles nombreuses pour garantir les “bataillons de 1950”. Alexandre Douguine voit aussi loin. Pour lui, les soldats qui se sacrifieront pour la Russie dans 20 ans doivent naître aujourd’hui. Déplorant que les femmes russes aient leur premier enfant à 30 ans, il s’exclame : « C’est trop tard. Bien trop tard ! Je ne me lasse jamais de le répéter : la Russie sera en guerre pendant au moins 40 ans, peut-être 50 ou 60 ans. Les soldats qui iront se battre pour la Russie dans 20 ans devraient naître maintenant. Cette année, l’année prochaine, l’année suivante. Nous devons commencer à faire naître nos héros dès maintenant… » La guerre n’est plus un phénomène limité dans le temps, elle devient le mode de fonctionnement normal de la Russie. Par la guerre, le régime de Poutine semble près de réaliser sa fin ultime : la liquidation complète de la liberté humaine, conformément au concept de « mobilisation totale » défini par Ernst Jünger : une « réquisition radicale », qui « nécessite qu’on réorganise dans cette perspective jusqu’au marché le plus intérieur et jusqu’au nerf d’activité le plus ténu ». Elle implique des « restrictions croissantes de la liberté individuelle […] dont le but est de faire disparaître tout ce qui ne serait pas rouage de l’État ». Les dirigeants russes voudraient pouvoir dire de leurs compatriotes ce que constatait Ernst Jünger dans La Mobilisation totale : « Nous voyons ici le spectacle étonnant de millions d’hommes qui, renonçant à toute liberté personnelle, se précipitent avec enthousiasme dans la fournaise, comme s’ils obéissaient à un appel magnétique. » Mais rien n’y fait, l’argent reste la motivation principale en Russie. La propagande poutinienne tue jusqu’au fanatisme.

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Célébration patriotique à Moscou le 8 décembre 2025 // Site du parti Russie unie

La « guerre du peuple tout entier »

On se demande par quelles toxines idéologiques le régime de Poutine est parvenu à paralyser la population russe au point de lui faire accepter sans sourciller une hécatombe sans précédent depuis la Deuxième Guerre mondiale. L’arsenal répressif n’explique pas tout. La corrosion de l’intelligence, l’étiolement de la morale induites par la politique d’abrutissement des masses menée par le régime de Poutine depuis le début portent leurs fruits.

L’invocation de l’union sacrée camoufle l’intention des autorités russes de « mouiller » tout le peuple russe dans les crimes commis en Ukraine. Cela a commencé par le haut. On se souvient que le 21 février 2022, Vladimir Poutine a réuni un Conseil de sécurité qui, chose sans précédent, a été filmé puis diffusé à la télévision russe et sur Internet. Il s’agissait de mettre en scène l’unanimité des hauts dignitaires russes sommés d’approuver la décision de leur chef de reconnaître les républiques autoproclamées de Donetsk et de Louhansk, en réalité de donner leur assentiment à l’entrée en guerre de la Russie contre l’Ukraine. On se rappelle les hésitations de Sergueï Narychkine, le patron du Renseignement extérieur, qui, visiblement tétanisé, a bafouillé, évoquant l’éventualité de laisser une « dernière chance » à l’Ukraine de suivre le processus de paix, tandis que Vladimir Poutine le rabrouait comme un cancre pris en défaut. Désormais, c’est à tout le peuple russe qu’on fait comprendre qu’il n’y a plus moyen de reculer, qu’il doit suivre Poutine jusque dans l’abîme : tel est le rôle des massacres de Boutcha, un peu comme à l’automne 1943 le régime hitlérien avait fait fuiter dans la Wehrmacht des informations sur la Shoah pour signifier aux militaires que les ponts étaient coupés avec les Occidentaux. « Nous avons tant de choses sur la conscience que nous devons vaincre, sinon tout notre peuple sera effacé », écrit Goebbels dans son Journal (16 juin 1941). Margarita Simonian, l’un des fleurons de la propagande poutinienne, reprend l’argument de Goebbels et s’évertue à convaincre ses compatriotes que tous les Russes, du grand au petit, sont dans le même bateau, tous seront considérés comme coupables par les Occidentaux si la Russie perd la guerre :  « La Haye s’en prendra même au balayeur qui nettoie les pavés derrière le Kremlin. »

À partir du 21 septembre 2022, la propagande reçoit l’ordre de lancer le slogan de « la guerre du peuple tout entier ». Nous revenons à une idée-force de Ludendorff. La guerre totale est la « lutte du peuple pour sa vie ». Elle a pour enjeu la survie du peuple tout entier. « Dans la conduite de la guerre, il convenait de déployer et de maintenir à l’extrême les forces intrinsèques et matérielles de la patrie (et aujourd’hui, j’ajoute tout spécialement, les forces spirituelles)[17]29. » Kirienko, le directeur adjoint de l’administration présidentielle, formule la nouvelle ligne : « La Russie a toujours gagné ses guerres à condition que celles-ci fussent menées par le peuple tout entier. Il en a toujours été ainsi. Nous allons gagner cette guerre : la guerre chaude, la guerre économique et la guerre psychologique et informationnelle qui est menée contre nous. Mais pour cela il faut que chacun s’implique dans la guerre. » On insuffle aux Russes l’idée que leur survie en tant qu’État et civilisation dépend de l’issue de la guerre : « Le but de cette guerre, déjà assez ouverte, est une tentative d’élimination de la Russie en tant qu’État souverain indépendant », martèle Kirienko. On glisse insensiblement dans une guerre de religion. Un fonctionnaire du ministère de la Justice explique gravement que celui qui n’a pas conscience de la « spiritualité » de ce qui se produit [la guerre contre l’Ukraine] n’a pas sa place en Russie. Les Ukrainiens frayent la voie à l’Antéchrist, serinent les propagandistes. Le rôle de la Russie est de sauver l’humanité et pour cela elle doit vaincre, dût-elle avoir recours à l’arme atomique, explique le politologue Sergueï Karaganov. « Notre mission est de lutter contre Satan », s’exclame le propagandiste Vladimir Soloviov. Le thème d’une guerre menée contre « l’Occident collectif » prend de l’ampleur. Et c’est d’un affrontement multiséculaire qu’il s’agit, puisque l’Europe a toujours voulu détruire la Russie. L’analogie avec la propagande du IIIe Reich est frappante : « L’affrontement avec l’URSS est présenté et vécu par les nazis comme l’épisode final d’une gigantomachie raciale qui traverse l’histoire depuis des siècles, un combat de Titans qui oppose la race aryenne à son ennemi juif et à ses séides », note Johann Chapoutot30.  

Les théories de Ludendorff, si populaires dans l’Allemagne nazie, ont finalement puissamment contribué à la défaite du Reich. En effet, le mépris de la politique qu’exprime Ludendorff a été l’une des causes de la défaite de l’Allemagne en URSS. Si Hitler comme Staline avait joué la carte de la subversion dès le début de son offensive, en proclamant par exemple un État ukrainien indépendant et en dissolvant les kolkhozes, au lieu de s’en remettre à la force brutale, les choses auraient pu tourner autrement. Aujourd’hui, nous affrontons une Russie qui a adopté les méthodes de la guerre totale, mais en se gardant bien de négliger l’instrument politique, grâce auquel le Kremlin a réussi à faire basculer l’administration Trump dans son camp. En Europe, sa propagande grossit les rangs des partis de la droite nationaliste, qui n’ont toujours pas compris qu’ils sont manipulés et téléguidés de Moscou vers le sabordage de leur nation, comme les États-Unis de Donald Trump. Car la Russie vers laquelle ils s’orientent conteste le droit des nations à l’existence réelle, et non folklorique, comme le montre sa guerre acharnée contre l’Ukraine. Elle se projette en puissance hégémonique sur le continent européen, régnant à la manière des empires, à travers des élites corrompues cooptées qu’elle contrôle. C’est ce péril que nous affrontons : un pays conquérant sous l’emprise des doctrines du IIIe Reich, armé de surcroît des redoutables techniques de subversion politique bien rodées par les bolcheviks.

Information importante : dans les premiers jours de janvier 2026, Françoise Thom publie un nouveau livre, La Guerre totale de Vladimir Poutine, aux éditions À l’Est de Brest-Litovsk. Vous pouvez déjà le précommander sur le site de l’éditeur.

<p>Cet article La guerre totale, culmination du poutinisme a été publié par desk russie.</p>

15.12.2025 à 22:38

« Et pourquoi donc avez-vous décidé que vous pouviez vivre mieux que nous ? »

Natalia Morozova
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Memorial publie un rapport détaillé intitulé « Ukraine : crimes de guerre des agresseurs russes ».

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Texte intégral (1644 mots)

Cette année, pour la première fois depuis le début de l’invasion à grande échelle, des défenseurs des droits humains russes ont pu se rendre en Ukraine en mission de monitoring et documenter officiellement des témoignages sur les crimes commis par l’armée russe. La délégation – Oleg Orlov, Natalia Morozova et Vladimir Malykhine, du Centre Memorial – s’est rendue dans plusieurs régions pour recueillir des données sur les violations, rencontrer des victimes d’occupation, d’enlèvements, de tortures et de détention secrète, et interroger d’anciens prisonniers de guerre ukrainiens. À l’issue de cette mission, Memorial publie un rapport détaillé intitulé « Ukraine : crimes de guerre des agresseurs russes ». L’une de ses auteurs, Natalia Morozova, présente ce texte saisissant.  

À l’heure où l’on discute de plans de paix, d’amnisties et de la levée de diverses sanctions, il est très important de savoir et de se rappeler ce que fait la Russie dans les territoires occupés.

Par exemple, les Russes ont crevé l’œil d’un homme parce qu’ils ont trouvé dans son portefeuille une carte de réduction bleu et jaune du supermarché « Ukraine » : cette carte est interprétée comme une marque de sympathie pour le nazisme.

D’autres Russes ont simulé de manière moqueuse l’exécution de plusieurs dizaines de personnes à la veille de leur retrait de Kherson.

D’autres Russes encore n’ont pas imité l’exécution, mais ont réellement fusillé trois frères, simplement parce que l’aîné avait autrefois participé à l’opération antiterroriste, nom donné à la tentative de l’Ukraine de défendre son intégrité territoriale entre 2014 et 2018. Le cadet des frères a miraculeusement survécu : la balle l’a touché à la mâchoire, il s’est extirpé de ce qui était littéralement une fosse commune, a regagné son village par des chemins de campagne et a tout raconté.

Les Russes se livrent également à des vols de voitures et à d’autres actes de pillage. Et à des tortures, encore et encore… autant que leur imagination le leur permet. Avec des slogans sur la « racaille fasciste et bandériste » et des phrases telles que : « Pourquoi avez-vous décidé que vous pouviez vivre mieux que nous ? » Exigeant de désigner des cachettes d’armes, même s’il n’y en a pas, d’avouer avoir collaboré avec le parti Pravy Sektor (Secteur droit) et de reconnaître « des liens avec Yaroch24 », même si la victime ne sait pas de quoi il s’agissait.

Tel est le terrorisme que la Russie pratique dans les territoires occupés.

Il est important que tous les prisonniers – militaires, civils, tous sans exception – soient rendus à l’Ukraine. Qu’ils soient échangés contre n’importe qui, pourvu qu’aucun Ukrainien ne reste en otage en Russie.

Car aucune convention de Genève ne s’applique aux prisonniers ukrainiens : ce n’est pas une guerre, mais une « opération militaire spéciale », ce qui signifie que les prisonniers ne sont pas des prisonniers, mais des terroristes. Les militaires ukraniens ont, selon les Russes, suivi une formation dans le but de mener des activités terroristes. Ils ont été faits prisonniers dans la région de Koursk : ils ont illégalement franchi la frontière.

Je vais m’éloigner un instant du sujet des prisonniers et vous raconter rapidement comment les membres des bataillons Azov et Aidar26 ont été condamnés à des peines pour participation à une « association terroriste », car ces pirouettes juridiques doivent être portées à la connaissance du public.

Ainsi, en 2015, Lioubov Selina, une femme de trente ans originaire de la région de Louhansk, a travaillé pendant cinq mois et demi comme secrétaire dans le bataillon Aidar. Plus précisément, dans l’ancien bataillon Aidar, car en 2015, il a été officiellement dissous et réorganisé en 24e bataillon d’assaut des forces terrestres de l’armée ukrainienne.

Mais huit (!) ans plus tard, pour cet « acte », le tribunal militaire de la région Sud a condamné Selina à cinq ans d’emprisonnement – près d’un an pour chaque mois – en vertu de l’article 205.4, partie 2, du Code pénal de la Fédération de Russie ( « Participation à une association terroriste »). Le verdict est entré en vigueur le 22 novembre 2023. Il n’a toujours pas été publié mais, sur cette base, le bataillon Aidar a été ajouté à la liste des organisations terroristes en décembre 2023.

Tout est clair, n’est-ce pas ? Ils ont trouvé une personne au hasard dont le lien avec Aidar pouvait être confirmé, et au cours du « procès », on ne sait comment, ils sont arrivés à la conclusion qu’Aidar était une organisation terroriste, ils ont condamné cette pauvre femme pour participation à une organisation terroriste sans raison apparente, puis cette condamnation a servi de base pour inscrire Aidar sur la liste des organisations terroristes. Et gardons à l’esprit qu’Aidar n’existe plus officiellement !

Mais il y a mieux encore – suivez bien ! Les 15 anciens membres d’Aidar ont récemment été condamnés à des peines allant de 15 à 21 ans pour participation à une organisation terroriste. Ces gens ont été faits prisonniers au printemps 2022, un an et demi avant l’ajout du bataillon Aidar, qui n’existait plus sur la liste des organisations terroristes !

Au moins, on sait où se trouvent ces gens d’Aidar, ils ont des avocats, reçoivent des colis, etc. Des centaines d’autres prisonniers ukrainiens sont détenus au secret – le ministère russe de la Défense répond qu’ils sont « détenus pour avoir opposé une résistance à une opération militaire spéciale », et c’est tout. On peut leur faire tout ce qu’on veut.

Imaginez que de six heures du matin à huit heures du soir, vous deviez rester immobile, sans changer de pied, sans vous appuyer sur quoi que ce soit. Si vous bougez, vous êtes battu. Et cela pendant des mois. Jusqu’à ce que vous ayez des varices, des ulcères et la gangrène. C’est ainsi que l’on torture dans le tristement célèbre Camp n° 10 en Mordovie, en plus de lâcher des chiens, de battre les détenus et de leur faire apprendre la Katioucha27 et l’hymne russe.

« Nos ancêtres nous ont transmis cette sagesse populaire29 », sans aucun doute.

Et d’ailleurs, ce sont vraiment les ancêtres, car le Camp n° 10 de Mordovie n’a pas été choisi au hasard : il a une longue histoire. Dans les années 1960, c’était l’un des rares endroits où étaient détenus les prisonniers politiques et les étrangers, puis, plus tard, les membres de la résistance armée du Caucase du Nord. Le village où se trouve ce camp porte le nom symbolique d’Oudarnoïe30. Et les centres de filtration ne sont pas apparus par hasard, mais à l’image de ceux qui avaient été créés pendant les guerres de Tchétchénie, et dont Memorial a parlé à plusieurs reprises.

Ainsi, nous pouvons nous permettre de dire : « On vous avait prévenus ! » Car, même s’il est inutile rechercher une logique dans les agissements du régime, le système est indéniablement traçable, de la Tchétchénie à l’Ukraine en passant par la Géorgie et la Syrie.

Traduit du russe par Desk Russie 

Lire la version originale 

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15.12.2025 à 22:37

L’Europe peut-elle faire cavalier seul ?

Andreas Umland
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La « coalition des volontaires » offre un modèle d'action commune pour les gouvernements libéraux à travers le monde.

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Texte intégral (1966 mots)

La « coalition des volontaires » liée à l’Ukraine et la nécessité d’une coopération inter-démocratique mondiale

Compte tenu de l’intensification du conflit international entre démocraties et autocraties, la « coalition des volontaires » (CdV) formée en 2025 autour de la question ukrainienne offre un modèle d’action commune plus générale pour les gouvernements libéraux à travers le monde. Selon le chercheur allemand, cette coalition fournit un plan directeur – et peut-être même un noyau – pour une future collaboration multilatérale entre pays démocratiques de différents continents et cultures divergentes. 

Introduction

Sous sa nouvelle administration, entrée en fonction en janvier 2025, les États-Unis ont manifestement tourné le dos à la promotion de la démocratie internationale, à la coordination euro-atlantique étroite et au soutien matériel direct à l’Ukraine. En conséquence, on discute de plus en plus du nouveau rôle de l’Europe, non seulement dans la défense de l’Ukraine, mais aussi dans la gestion des autocraties et d’autres défis internationaux. Les partenaires européens de l’OTAN doivent désormais non seulement assumer une plus grande responsabilité pour leur propre sécurité, mais aussi s’attaquer à d’autres questions mondiales fondamentales – de la protection de l’environnement et des droits de l’Homme au développement politique et socio-économique – avec peu ou pas de soutien des États-Unis.

Cependant, le concept d’ « Europe » est diffus lorsqu’il s’agit de politique étrangère, de sécurité et de défense. Malgré leurs liens étroits et leur proximité géographique, les nations européennes ont des cultures stratégiques et des perspectives géopolitiques différentes. Dans de nombreux pays européens, la montée des partis politiques radicaux de droite et de gauche a conduit à une polarisation extrême de l’opinion publique, non seulement sur les questions intérieures, mais aussi, en partie, sur les affaires étrangères.

Le pluralisme géostratégique du continent conduit à des formulations incohérentes des intérêts nationaux et à des points de vue divergents sur les questions transfrontalières et planétaires importantes dans les capitales européennes. Les divisions idéologiques ne séparent pas seulement l’UE des États européens illibéraux extérieurs à l’Union, tels que le Bélarus ou la Serbie. La diversité normative actuelle de l’Europe a également conduit à des désaccords internes sur les priorités et les objectifs de la politique étrangère de l’UE.

Comment les démocraties peuvent-elles se défendre ?

Parallèlement, les défis et les risques pour la démocratie et la liberté dans le monde ne font que s’accroître. Aujourd’hui plus que jamais, l’UE est nécessaire en tant qu’agrégateur, façonneur et exécutant d’une politique étrangère européenne commune, de la même manière qu’elle détermine les politiques commerciales européennes. Pour remplir cette mission, les États membres de l’UE devraient soit revenir à leur ancien consensus normatif relatif, soit adopter un nouveau traité sur l’Union européenne conférant des pouvoirs supranationaux plus importants à Bruxelles, soit, dans le meilleur des cas, faire les deux. Rien de tout cela n’est susceptible de se produire dans un avenir proche.

En l’absence d’accord géostratégique entre les États membres de l’UE et/ou d’un nouveau traité sur l’Union, d’autres solutions institutionnelles sont nécessaires. Une solution consisterait à créer des alliances ad hoc en matière de politique étrangère et de sécurité entre les États membres de l’UE partageant les mêmes idées, qui uniront leurs forces pour atteindre certains objectifs. Le traité de Lisbonne permet une coopération partielle au sein de l’Union et donc une action conjointe de groupes de gouvernements européens partageant les mêmes idées. Cependant, le principe du consensus et le droit de veto national sur les décisions fondamentales de l’UE limitent le rôle potentiel du Conseil, de la Commission et du Service d’action extérieure en tant que vecteurs institutionnels d’une politique étrangère consolidée des démocraties européennes engagées.

Quoi qu’il en soit, la coopération intra-européenne ne peut être efficace que dans une mesure limitée. À elles seules, les démocraties européennes sont trop faibles pour s’imposer dans les conflits géopolitiques, économiques ou militaires mondiaux. Pour la coopération mondiale, un modèle de planification et de coordination interdémocratique est actuellement en train de voir le jour avec la coalition des volontaires (CdV) liée à l’Ukraine, qui est en préparation depuis le printemps 2025.

Cette alliance informelle et souple de démocraties rassemble 33 pays dont les gouvernements s’accordent largement sur les valeurs générales, les intérêts nationaux et les objectifs de politique étrangère. L’OTAN et l’UE participent également aux réunions de la coalition. La CdV comprend également des pays européens qui ne sont pas membres de l’UE, tels que le Royaume-Uni et la Norvège, ainsi que des pays éloignés de l’Europe, tels que l’Australie et le Japon. Si la CdV ne s’occupe actuellement que de l’Ukraine, elle pourrait élargir son champ d’action à d’autres questions importantes pour l’avenir de la démocratie à travers le monde.

Nouvelles guerres froides et chaudes

Selon le professeur Michael McFaul de Stanford, le conflit mondial actuel oppose davantage les autocraties aux démocraties qu’il ne s’agit d’un « choc des civilisations », comme l’avait formulé il y a plus de trente ans le professeur Samuel Huntington de Harvard. La célèbre thèse de Huntington n’explique pas la coopération actuelle entre la Russie chrétienne orthodoxe, l’Iran islamiste fondamentaliste et la Corée du Nord paléo-communiste dans la guerre menée par la Russie contre l’Ukraine chrétienne orthodoxe. La composition de l’Organisation de coopération de Shanghai ou du groupe BRICS ne correspond pas au schéma de Huntington, qui repose sur des collaborations et des conflits internationaux déterminés par la culture. En revanche, le titre du livre que McFaul vient de publier, Autocrats vs Democrats: China, Russia, America, and the New Global Disorder (« Autocrates contre démocrates : la Chine, la Russie, l’Amérique et le nouveau désordre mondial »), rend mieux compte de la dimension clé de la coopération et de la confrontation interétatiques futures.

L’effort conjoint des États membres et non membres de l’UE pour aider l’Ukraine dans le cadre de la CdV n’est donc pas une coïncidence, mais un symptôme. Il s’inscrit dans un redécoupage mondial des lignes de conflit résultant de l’opposition croissante entre, d’une part, les ordres ouverts et, d’autre part, les ordres limités ou fermés. Cela devrait avoir des implications institutionnelles pour les relations entre les démocraties européennes et non européennes qui souhaitent défendre et promouvoir les valeurs et les règles libérales.

Aujourd’hui, les autocrates et leurs diplomates, ainsi que des idéologues tels que le fasciste russe Alexandre Douguine, s’emploient à établir et à étendre des réseaux et des alliances internationaux, étatiques et non étatiques. Les gouvernements, les partis et les intellectuels antilibéraux d’Asie, d’Europe, d’Amérique et d’Afrique se soutiennent et se coordonnent de plus en plus entre eux. Pour des raisons d’autoprotection, les États, partis et ONG pro-démocratiques européens et non européens devraient faire de même. Les gouvernements et les sociétés civiles des démocraties libérales doivent mettre en place des coalitions et des institutions mondiales plus efficaces et plus globales, au-delà des frontières géographiques et culturelles.

Le G7 et l’OTAN, en tant que pôles potentiels de coopération interdémocratique mondiale, sont actuellement entravés par des impulsions antilibérales, un amateurisme administratif et la confusion stratégique de la nouvelle administration américaine. L’UE reste en proie à des contradictions nationales entre ses États membres et à des complications structurelles dans son processus décisionnel. Dans ce contexte, la CdV, jusqu’ici informelle, pourrait offrir une solution. Aux côtés d’autres réseaux, la CdV peut servir d’exemple, voire de noyau, pour une future coopération internationale générale entre les gouvernements et les groupes libéraux-démocratiques.

Conclusions politiques et recommandations stratégiques

Les responsables politiques, journalistes et intellectuels pro-démocratiques devraient reconnaître que la CdV n’a pas seulement le potentiel d’être pertinente pour fournir un soutien ad hoc à l’Ukraine dans sa défense contre la Russie. La CdV devrait également être considérée comme une vitrine innovante et/ou un cadre possible pour une large coopération inter-démocratique sur d’autres objectifs communs. La reconceptualisation de la CdV qui en résulterait s’inscrirait dans le contexte de la confrontation mondiale croissante entre démocraties et autocraties, ainsi que de la collaboration croissante entre les dirigeants autoritaires et leurs idéologues au-delà des frontières, des cultures et des continents. Une action conjointe purement européenne en faveur de la démocratie sera insuffisante, même dans le cas (souvent improbable) d’une participation totale de tous les États membres, candidats et associés de l’UE.

Les organes gouvernementaux, les partis politiques, les groupes de réflexion et autres organisations nationales et internationales des 33 pays participants à la CdV devraient :

  • Discuter de la manière de développer davantage la CdV pour en faire un cadre de coopération interdémocratique générique et permanent, ou de l’utiliser comme modèle pour la création d’une telle organisation ;
  • Élargir la coalition pour en faire une association internationale institutionnalisée de démocraties ayant des objectifs à long terme et mondiaux, ainsi que des membres supplémentaires ;
  • Inviter d’autres démocraties, qui ne font pas encore partie de la CdV, d’Europe, d’Amérique, d’Afrique et d’Asie, à rejoindre une large alliance multiculturelle de démocraties ;
  • Déterminer comment une telle association peut s’articuler, s’ajouter et s’attacher à divers cadres de coopération existants entre démocraties, tels que l’OTAN, l’UE, le Quad, le G7, le Conseil de l’Europe, l’AUKUS, etc.

Traduit de l’anglais par Desk Russie

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15.12.2025 à 22:37

Ukraine : À Kharkiv, on enterre aussi les écoles

Antoine Laurent
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Dans la deuxième ville du pays, proche du front et de la frontière russe, la municipalité développe des écoles souterraines pour protéger élèves et enseignants.

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Texte intégral (2790 mots)

Après plus d’un an et demi de fermeture, les écoles de la deuxième plus grande ville du pays, située non loin du front et de la frontière septentrionale de l’Ukraine avec la Russie, rouvrent progressivement leurs portes. Afin de protéger élèves et enseignants, la municipalité a mis en place un programme d’aménagement et de construction d’écoles souterraines. Visite de l’une d’elles à Saltivka, le plus vaste arrondissement de la ville.

Du béton gris sous un ciel gris. En cette mi-décembre, l’arrondissement de Saltivka, au nord-est de Kharkiv, aligne ses longs immeubles soviétiques et larges avenues sous une fine couche de neige. Les entrées se succèdent, toutes semblables, propres mais souvent vétustes, à la différence de l’une d’entre elles. Linteau et jambages aux arrêtes affutées, béton clair, une porte immaculée de couleur vive… Tout indique une construction récente. Passé cette porte, un hall d’entrée bien chauffé, fraîchement peint de nuances où prédomine le vert, vous mène à une cage d’escaliers qui diffère de ses consœurs : volées et paliers s’enfoncent sous terre, loin sous terre.

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Le logo du projet des écoles souterraines. En anglais, on peut lire « Kharkiv, école sûre ». Kharkiv, 10/12/2025. Antoine Laurent

À l’abri des drones, des bombes et des missiles

Bienvenue dans l’une des écoles souterraines de Kharkiv, où 1 430 élèves suivent leurs cours à l’abri des bombardements aveugles qui, nuit et jour, s’abattent sur l’ancienne capitale du pays. « Cette école a ouvert le 1erseptembre », indique Natalia Vorobiova, chargée de la communication au sein du département de l’éducation de la mairie de Kharkiv. Calme, précise dans ses réponses, Natalia maîtrise parfaitement son sujet. C’est elle qui nous guidera dans cet établissement qui semble faire la fierté du conseil municipal.

Les chiffres, il est vrai, sont impressionnants. Ce complexe de 1 700 m² se situe « à plus de sept mètres sous terre et a été construit en seulement neuf mois », indique Natalia, au détour d’un long couloir orné des guirlandes et autres décorations de Noël. Ces murs protecteurs accueillent « des élèves de la 1ère à la 11e section [du CP à la terminale dans le système français, NDLR], dans 16 salles de classe », poursuit-t-elle, avant de pousser une porte.

À notre entrée, une vingtaine de gamins réagissent comme il se doit par un long « bonjooour » et, politesse oblige, se lèvent de leur siège avec un grand sourire aux lèvres. Leur regard interrogateur cherche à percer la raison de cette soudaine intrusion. « C’est une leçon de mathématiques », indique l’enseignante, en désignant le tableau interactif, flambant neuf, tout comme le reste du mobilier. On ne s’impose pas plus longtemps.

Anticipation et organisation

Pour garantir une parfaite autonomie de l’école souterraine, rien n’a été négligé. Porte après porte, on découvre une infirmerie, un système de pompage d’eau, des citernes… Un groupe électrogène et une communication Internet autonome complètent cette organisation méthodique aux airs de ligne Maginot.

La construction de l’école a été rigoureusement encadrée par les services de l’État. « Ils contrôlent les sorties de secours, les systèmes de ventilation, le niveau de protection… La régulation impose aussi un certain nombre de mètres carrés par élève », explique Natalia, qui précise par ailleurs qu’il est « interdit d’enseigner dans les écoles qui ne disposent que d’abris élémentaires. »

Afin de garantir l’accès à l’établissement à tous les élèves du quartier, poursuit Serhiy Makeïev, le directeur de l’école qui nous rejoint en cours de visite, « le fonctionnement des cours est organisé en deux sessions quotidiennes : une partie des élèves fréquente l’école de 8 h 30 à 13 heures ; une autre de 13 heures à 16 heures. » Grâce à ce roulement, les enfants du quartier ont pu reprendre une partie de leur éducation en présentiel. Les locaux ne sont pas suffisamment vastes pour assurer un accès permanent à l’école pour chaque enfant du quartier.

2 Hall
Le hall d’entrée principal de l’école, à plus de 7 mètres sous terre. Kharkiv, 10/12/2025. Antoine Laurent

Retour en classe plébiscité

L’ouverture de l’école, indique Anna Yatsenko, professeure d’ukrainien que nous rencontrons dans le hall d’entrée, a été « bien accueillie » par les parents. De février 2022 à septembre 2023, rappelle sa collègue, Olga Skydan, professeure d’anglais et de français, l’enseignement se déroulait exclusivement en ligne. « Certains parents ne supportaient plus de voir leurs enfants passer leurs journées devant un écran », indique-t-elle, sur un ton compréhensif.

Pour cause, la pratique de l’enseignement en ligne, certes commode en cas de situation extrême, a montré ses limites ; en termes d’efficacité pédagogique mais aussi d’un point de vue social. « Certains élèves, à force de rester chez eux, ne savaient plus comment se comporter en société ; mais depuis la reprise des cours [en présentiel], nous voyons que la situation s’améliore », assure Olga, confiante dans ces progrès.

Le programme de la ville n’en est pas à son premier essai ; et la perspective d’envoyer ses enfants étudier sous terre serait désormais bien acceptée, à Saltivka comme ailleurs. Les premières écoles souterraines, rappelle Natalia, ont ouvert dès septembre 2023, dans des stations de métro fermées pour l’occasion. « Au cours des premiers jours, se souvient-elle, il a fallu rassurer les parents quant à la résistance de ces installations ; mais après une semaine, ils ont été convaincus. »

Interrogés sur les limites que pourrait imposer ce confinement souterrain, les deux enseignantes se montrent rassurantes. Ici, explique Anna, il est « possible de faire cours normalement ». Seul écueil, les activités de plein air demeurent impossibles. Comme l’explique le directeur, il est interdit aux instituteurs de se rendre à l’extérieur avec les élèves, sécurité oblige. Au bout du couloir, rires et petits pas.

4 Soutien
Des élèves d’une dizaine d’années suivent une session de relaxation avec une psychologue. Kharkiv, 10/12/2025. Antoine Laurent

Dissiper les brumes de guerre

La visite reprend. Natalia ouvre une autre porte. Quelques élèves d’une dizaine d’années se retournent ; les autres demeurent concentrés. « Ici, on propose aux élèves des séances de relaxation », indique-t-elle, en saluant la psychologue. À une vingtaine de kilomètres du front, un tel soutien s’avère précieux pour les enfants ; d’autant qu’en 2022, des combats ont eu lieu dans l’arrondissement même, avant que l’armée russe ne soit repoussée. « Kyïvsky [un arrondissement voisin, NDLR] et Saltivka ont été parmi les plus touchés au début de la guerre, souligne le directeur. Mais à présent, n’importe lequel des 9 arrondissements peut être bombardé. »

Ces mauvais souvenirs ne sont pas les seules causes de troubles psychologiques pour les élèves. Certains d’entre eux ont perdu des membres de leur famille ; d’autres ont dû fuir les combats ou les territoires occupés avec leur famille. « L’école compte plus de 200 élèves déplacés », poursuit le directeur. Selon lui, leur intégration se déroule sans encombre. Venus des oblasts de Kharkiv, Soumy, Donetsk, Louhansk et d’ailleurs, des milliers de réfugiés ont refait leur vie ici, à Kharkiv, malgré la proximité du front. Retour au hall d’entrée. La discussion se poursuit à la cafétéria.

Kharkiv manque encore d’écoles

En dehors de l’école que nous visitons, indique Natalia, six autres ont été construites sous terre. Les premières écoles souterraines, installées dans des stations de métro dès 2023, existent toujours et une nouvelle station a été convertie depuis. Enfants et adolescents sont également accueillis dans des locaux préexistants qui disposent d’abris en béton appropriés.

Sur les près de 105 000 élèves que comptent l’agglomération, « environ 18 000 » sont aujourd’hui en mesure de suivre « un programme de cours mixtes – en présentiel et à distance », précise notre interlocutrice. Bien d’autres structures protégées devront être construites pour permettre à chaque élève de suivre au moins une partie de ses cours en présentiel. « La construction de trois autres écoles souterraines est actuellement en cours et elles commenceront à fonctionner début 2026 », ajoute-t-elle avec assurance.

Le défi est de taille mais, souligne Natalia, « je n’ai pas l’impression que nous manquons de soutien ». La mairie, rappelle-t-elle, est assistée dans la conduite de son programme par différentes institutions. « En tant que région traversée par le front, poursuit-elle, nous recevons un soutien financier de la part de l’État qui permet de financer les repas des 5e 11e sections [les classes allant de la 6e à la terminale, NDLR]. » En dehors des aides de l’État, poursuit-t-elle, de nombreuses ONG et organisations internationales soutiennent le programme de la commune.

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De droite à gauche : Viktoria Popova (directrice adjointe du département de l’Éducation du district de Saltivsky), Serhiy Makeïev (directeur de l’école et d’autres établissements), Natalia Vorobiova (notre guide, du département de l’éducation de la mairie), Olga Skydan (professeur d’anglais et français) et Anna Yatsenko (professeur d’ukrainien) à la cafétéria de l’école. Kharkiv, 10/12/2025. Antoine Laurent

Un modèle bien doté         

Les marques de solidarité sont en effet nombreuses. L’association ukrainienne Initiative éclairée (Osvitchena Initsiatyva) et l’association allemande GIZ ont contribué à l’ameublement des classes, et l’Assistance de l’Église de Finlande (Finn Church Aid) au financement des sessions de soutien psychologique aux élèves ; le gouvernement japonais a financé l’acquisition de bus scolaires, tandis que la ville a signé un partenariat avec le Fonds des Nations Unies pour l’enfance et reçoit l’aide du Programme alimentaire mondial pour financer des repas des élèves. Grâce à ce soutien, affirme Natalia, « toutes les conditions sont réunies pour fournir une éducation inclusive aux enfants ».

Par ailleurs, ajoute la communicante, la coopération entre les villes de Kharkiv et de Lille se poursuit, dans le cadre du jumelage qui unit les deux métropoles depuis 1978. C’est ainsi, précise-t-elle, que quatre groupes d’enfants ont été envoyés dans la capitale des Hauts-de-France entre avril 2024 et août 2025, pour participer à ce que la mairie de la métropole française qualifie de « séjours de répit ».

Selon Natalia, le projet des écoles souterraines de la mairie de Kharkiv fait aujourd’hui figure de modèle en Ukraine. « On construit des écoles de ce genre à Zaporijjia et à Mykolaïv. Les maires des villes situées à proximité du front sont venus nous rencontrer, car la première école souterraine [d’Ukraine] a été ouverte à Kharkiv à l’initiative du maire, Ihor Terekhov. Nous avons partagé notre expérience avec eux. » Au cours de l’année à venir, conclut-elle, la mairie de la ville souhaite relever un nouveau défi : ouvrir « la première école maternelle souterraine d’Ukraine. »

<p>Cet article Ukraine : À Kharkiv, on enterre aussi les écoles a été publié par desk russie.</p>

15.12.2025 à 22:37

Sur la « Stratégie de sécurité nationale » des États-Unis

Jean-Sylvestre Mongrenier
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La NSS-2025 ressemble à un manifeste MAGA, sans véritable contenu d’expertise stratégique et géopolitique. Elle n’en est pas moins significative et laisse redouter le pire.

<p>Cet article Sur la « Stratégie de sécurité nationale » des États-Unis a été publié par desk russie.</p>

Texte intégral (4059 mots)

La publication par l’administration américaine d’une Stratégie de sécurité nationale (NSS-2025) est une obligation légale qui implique un lourd exercice bureaucratique et l’établissement de compromis entre les différents « departments » (les ministères) et agences des États-Unis. Il s’agit d’un document important qui donne des indications sur la vision du monde de l’équipe dirigeante et ses priorités stratégiques. L’auteur s’interroge sur l’attitude des Européens et les réponses à apporter à la stratégie américaine.

Présentée le 4 décembre, la Stratégie de sécurité nationale de la seconde administration Trump marque une rupture avec les documents antérieurs publiés au cours de la guerre froide et dans les trois décennies qui suivirent. Passons sur les vingt-sept références nominatives à Donald Trump, sur vingt-neuf pages, dont la personne semble mise au-dessus des États-Unis ; le fait est sans précédent et il en dit long sur la ruine de l’esprit public. Nonobstant le constant rappel que les États-Unis sont une superpuissance, la NSS-2025 confirme la volonté de l’administration Trump de renoncer au rôle de gardien du système international et de stabilisateur hégémonique. Le monde peut bien aller en enfer, les doctrinaires de l’administration Trump, en disciples inavoués d’Ayn Rand (libertarienne et non pas national-conservatrice) n’en ont cure : « Atlas shrugged! » [litt. « Atlas a haussé les épaules » ; c’est le titre du roman le plus influent d’Ayn Rand, traduit en français sous le titre La révolte d’Atlas, NDLR]. En dépit de multiples répétitions sur la force sans égale de l’Amérique, ils semblent faire leur l’illusion du « grand retranchement » et de la « Forteresse Amérique » qui prévalait dans l’entre-deux-guerres31, illusion qui s’évapora lors du bombardement japonais sur Pearl Harbor, le 7 décembre 1941.

Alors que la NSS publiée en 2017, lors du premier mandat de Donald Trump, qualifiait la Russie et la Chine de puissances révisionnistes qui faisaient vaciller la stabilité internationale, la première paraît n’être désormais qu’un problème européen, la seconde semblant constituer un rival géo-économique plus qu’une menace stratégique : adieu donc le grand théâtre Indo-Pacifique sur lequel il fallait pratiquer une version nouvelle et élargie de l’endiguement (le « containment ») ? Il est vrai que les références aux alliés européens sont nombreuses mais ils sont considérés comme des États-clients avec lesquels les relations seraient strictement bilatérales, monétarisées et réversibles à tout moment32. Sur le plan stratégique, l’importance de l’Europe vient, dans l’ordre, après celles de l’ « Hémisphère occidental » (ajout pompeux d’un « corollaire Trump » à la doctrine Monroe33) et de l’Asie-Pacifique, voire celle du Moyen-Orient !

Encore est-ce pour morigéner l’Europe, arguant à cette fin des rapports historiques et civilisationnels entre les deux rives de l’Atlantique Nord. Le continent européen, est-il écrit, sera « méconnaissable dans vingt ans ou moins », si les tendances actuelles se poursuivent. « [Son] déclin économique est éclipsé par la perspective réelle et plus abrupte d’un effacement civilisationnel. » Les symptômes mis en exergue par la NSS-2025 sont les suivants : la chute de la natalité, l’immigration et la perte des identités nationales, la répression des oppositions politiques, la censure de la liberté d’expression et « l’asphyxie réglementaire », celle-ci expliquant la part décroissante de l’Europe dans la production mondiale des richesses. « À long terme, il est plus que plausible qu’en quelques décennies au maximum, certains pays membres de l’OTAN seront à majorité non européenne », avance le document. Bref, l’Europe fait figure de « Wokistan » et d’annexe du Parti démocrate américain, considéré par Donald Trump comme un « ennemi du Peuple34 ».

En réponse aux maux de l’Europe, la NSS-2025 prône une sorte d’annexion idéologique, tout en expliquant que les États-Unis ne veulent plus s’engager dans la défense du Vieux Continent (les États-Unis sont posés en tiers et « honest broker » entre la Russie et l’OTAN, comme s’ils n’appartenaient déjà plus à cette dernière). À bien des égards, la NSS-2025 ressemble à un manifeste MAGA (Make America Great Again), sans véritable contenu en matière d’expertise stratégique et géopolitique, qui confirme plus qu’il ne révèle l’imago de la base trumpiste. Il n’en est pas moins significatif et laisse redouter le pire. Russes, Chinois, Iraniens et Nord-Coréens sont encouragés dans leurs ambitions géopolitiques, voire seront pressés de passer à l’acte avant que la « fenêtre de tir » ne se referme. L’histoire montre en effet que les Américains sont versatiles et peuvent entrer en guerre après avoir un certain temps laissé penser qu’ils étaient définitivement indifférents au sort du monde extérieur, mis en coupe par des tyrans et des despotes, d’où la nécessité de presser le pas.

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Le président Donald Trump et le prince héritier et Premier ministre Mohammed ben Salmane d’Arabie saoudite, à la Maison-Blanche, 18 novembre 2025 // Daniel Torok, Maison-Blanche

S’il ne sert à rien de s’indigner et de polémiquer, l’attitude des puissances européennes doit être ferme, d’abord et avant tout à propos de l’Ukraine, première ligne de défense du Vieux Continent face à la Russie-Eurasie. Quatre ans après l’ultimatum de Poutine à l’Occident et le lancement de son « opération militaire spéciale », le maître du Kremlin n’a renoncé à rien, en Ukraine, et dans toute l’Europe, qu’il voit au prisme de l’idéologie eurasiste, soit un petit cap de l’Asie à dominer par une combinaison de méthodes directes et indirectes. Pour ne pas se laisser marginaliser par le duo Trump-Poutine, une « coalition des volontaires » a vu le jour. Fondée sur une initiative du président tchèque Petr Pavel, le 1er mars 2025, elle regroupe trente-cinq pays opposés à l’agression militaire russe, qui veulent compenser le risque d’un désengagement américain35.

Le 10 avril 2025, la coalition des volontaires est officiellement constituée au siège de l’OTAN (Bruxelles). À cette occasion est proposée la création d’une « Force de réassurance » dans le but de maintenir la paix en Ukraine en cas de cessez-le-feu. Concrètement, la coalition des volontaires a pour objectif de faciliter les négociations de paix entre l’Ukraine et la Russie et d’obtenir de solides garanties de sécurité pour dissuader une nouvelle agression russe, après un hypothétique cessez-le-feu36. Ce dispositif, encore théorique, doit être repensé dans la perspective d’un lâchage de Kyïv par l’administration Trump et d’une nécessaire préservation de l’indépendance ukrainienne, au-delà du seul soutien financier, économique et militaro-industriel (la livraison d’armes et les coopérations entre industriels de l’armement). Si tel n’était pas le cas, les « volontaires » se révèleraient velléitaires et inconséquents.

Plus généralement, l’urgence de la situation exige que la réponse au désinvestissement américain de l’Europe soit préparée au plus vite. Il serait hasardeux de penser qu’un affaiblissement ou une éclipse de l’OTAN pourrait être compensés par l’ « Europe de la défense », c’est-à-dire la Politique de sécurité et de défense commune (PSDC) de l’Union européenne. De fait, la défense de l’Europe – de l’Atlantique au bassin du Don et de l’Arctique à la Méditerranée orientale –, excède les limites politico-institutionnelles et géographiques de l’Union européenne. Pour cette raison, le Royaume-Uni, la Norvège, l’Islande ainsi que la Turquie, sur le flanc sud-est et dans le bassin de la mer Noire, doivent être parties prenantes de la défense de l’Europe. Or, ces pays membres de l’OTAN ne le sont pas de l’Union européenne. Cette dernière a toute sa place pour mobiliser les financements nécessaires au réarmement des Européens, soutenir la modernisation des infrastructures essentielles et favoriser l’émergence d’un marché européen de l’armement, mais l’organisation de la défense de l’Europe et la coordination des efforts nationaux requièrent un cadre géostratégique élargi.

L’enjeu global réside dans l’européanisation de l’OTAN, dont les états-majors, les standards, l’interopérabilité et les savoir-faire constituent de précieux actifs géostratégiques37. Une telle entreprise nécessiterait une grande négociation transatlantique, qu’il faut tenter. Les États-Unis assureraient la fourniture des moyens faisant défaut aux États européens membres de l’OTAN, ces derniers comblant le retrait de forces et d’équipements américains aujourd’hui déployés sur le sol européen, notamment sur le front oriental de l’OTAN. Il faudra aussi qu’ils arment plus de postes de commandement dans la structure militaire de l’OTAN, avec à l’horizon la nomination d’un officier général européen comme SACEUR (Commandant suprême des forces alliées en Europe). À terme, les alliés européens devraient acquérir les moyens permettant d’accroître leur capacité à agir collectivement, ce qui rééquilibrerait les rapports entre les deux rives de l’Atlantique Nord38.

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Un opérateur de drone français lors de l’exercice Dacian Fall 25, organisé par l’OTAN en Roumanie du 20 octobre au 13 novembre 2025 // nato.int

Nous avons vu enfin que la défense de l’Europe dépasse les capacités politico-institutionnelles de l’Union européenne : outre l’Ukraine, sa première ligne de défense, elle requiert des pays hors de l’UE, tels que le Royaume-Uni, la Norvège et la Turquie. Par ailleurs, l’organisation modulaire de cette défense et les multiples coopérations régionales renforcées (cf. supra) posent le défi de l’unité et de la cohérence de l’ensemble. La situation nécessite une sorte de directoire informel : un G-4 (ou E-4) réunissant Paris, Londres, Berlin, Varsovie, ou encore un G-5 (les mêmes plus Rome), qui donnerait l’impulsion, faciliterait la décision au sein de l’Union européenne et d’une OTAN européanisée, et assurerait l’interface avec Washington pour les questions diplomatico-stratégiques et militaires. Cette fonction serait cruciale : les États-Unis, qui ne se veulent plus une « puissance européenne » mais une « puissance en Europe », sont susceptibles de se comporter en « spoliateur » ( « spoiler »), rompant avec leur rôle historique de « stabilisateur hégémonique ». Si ce regroupement de puissances parvenait à établir une symmachie, c’est-à-dire une alliance politico-militaire permanente et stable, il pourrait se transformer en un Conseil de sécurité paneuropéen dont la composition évoluerait selon les questions stratégiques et les espaces géopolitiques (des membres provisoires en sus des membres permanents). 

Enfin, la possibilité d’un retrait américain oblige à traiter de la dissuasion nucléaire élargie, toujours assurée à ce jour par les États-Unis39. En vérité, l’irrésolution de Donald Trump et son mépris proclamé pour l’Europe et l’OTAN ont entamé la crédibilité sur laquelle repose l’option nucléaire. Dans une telle perspective, la France et le Royaume-Uni devraient alors assurer une stratégie de dissuasion nucléaire élargie à l’échelle de l’Europe. D’ores et déjà, les dirigeants allemands, polonais, baltes et autres prennent très au sérieux cette question. Étroitement liés sur les plans militaire et nucléaire, Paris et Londres devraient penser et conceptualiser une doctrine de dissuasion d’envergure européenne, capable de contrecarrer les gesticulations nucléaires du Kremlin. Les deux capitales pourraient coordonner leurs patrouilles de SNLE (sous-marins nucléaires lance-engins), afin de renforcer le principe de permanence à la mer, gage d’invulnérabilité des moyens de la dissuasion. Le Royaume-Uni ne possédant plus de composante aérienne, il reviendrait à la France de déployer des avions Rafale, armés de missiles nucléaires aéroportés, sur le territoire de pays volontaires, cela dans le cadre d’accords bilatéraux40. Ces pays participeraient au « soutien logistique des opérations nucléaires » (ouverture de bases, défense aérienne et ravitaillement en vol). À terme, il devrait être envisagé une forme de « partage nucléaire », avec un système de double-clef. Bref, il faudrait répliquer les mécanismes de l’OTAN, mais sans les États-Unis, ce qui impliquerait la constitution d’un Groupe de planification nucléaire (GPN) européen41.

En guise de conclusion

L’essentiel dans un premier temps est de réarmer, pour disposer des moyens militaires qui élargiront le champ des possibles. Ce point crucial ouvre sur la question de la puissance. Celle-ci ne réside pas dans le lyrisme des songe-creux, le volontarisme ou dans la capacité à séduire (le très galvaudé « soft power », curieusement mentionné par la NSS-2025). La puissance se définit comme la capacité à agir avec force pour imposer sa volonté, ce qui suppose déjà que l’on possède les moyens d’action requis. Il importe enfin que l’on saisisse l’esprit du temps, ce que veut exprimer le concept de « moment machiavélien » : « moment » au sens de point de compression temporel et d’accumulation des énergies ; « machiavélien » pointant l’Italie du XVIe siècle, lorsque la furia francese fit s’effondrer les équilibres entre les cités et les principautés de la Péninsule. En vérité, la situation est bien plus grave et la convergence des lignes dramaturgiques fait songer aux batailles titanesques de la mythologie. L’Europe vit un moment épochal.

<p>Cet article Sur la « Stratégie de sécurité nationale » des États-Unis a été publié par desk russie.</p>

15.12.2025 à 22:37

Olga Medvedkova sur Kandinsky : « Une naissance tardive apporte une liberté inattendue »

Anya Stroganova
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Cette nouvelle biographie du génie de l’avant-garde nous fait découvrir non seulement l’artiste, mais aussi l’homme.

<p>Cet article Olga Medvedkova sur Kandinsky : « Une naissance tardive apporte une liberté inattendue » a été publié par desk russie.</p>

Texte intégral (4476 mots)

Propos recueillis par Anya Stroganova

Une biographie de Vassily Kandinsky (1866-1944), rédigée par l’historienne de l’art et écrivaine Olga Medvedkova, vient de paraître42. C’est le troisième livre qu’elle consacre au génie de l’avant-garde et la première vraie grande biographie de l’artiste, fondée sur des documents d’archives plurilingues. L’autrice nous fait découvrir non seulement l’artiste, mais aussi l’homme : hypersensible, ennemi de la violence, aimant le confort et la routine, mais choisissant immanquablement la liberté.

Depuis combien de temps travaillez-vous sur Kandinsky ?

Mon intérêt pour Kandinsky date de la première exposition consacrée à ce peintre à Moscou en 1989. Jusqu’à cette date il était quasiment interdit en Russie. Ensuite, en France, j’ai commencé à enseigner l’histoire de l’art : l’intérêt pour Kandinsky était immense. Le premier livre que je lui ai dédié, intitulé Kandinsky, le peintre de l’invisible, parut en 2009 chez Gallimard. Ensuite, j’ai traduit les textes de Kandinsky écrits en russe43, qui étaient pratiquement inconnus en France. Depuis longtemps j’avais envie d’écrire sa biographie. Je l’aime beaucoup, autant son art que l’homme qui se cache derrière. J’imagine que ça se sent dans mon livre.

Oui, en effet. Grâce à votre approche, ce n’est pas seulement un « grand artiste » qui « naquit, vécut, mourut » ; l’homme apparaît comme en trois dimensions, en relief.

C’était justement le but de ma biographe. Il y a eu jusque là deux petites biographies, en français et en russe. Les autres ouvrages dédiés à l’artiste sont des monographies traditionnelles en histoire de l’art. Or la biographie est un tout autre genre. À cause du fait qu’il existe déjà en français une biographie de Kandinsky, l’éditeur n’a pas écrit sur la 4e de la couverture, que mon livre est « la première biographie de Kandinsky ». Mais en réalité, elle l’est par son ampleur, à la fois recherche et synthèse, qui éclaire la vie de Kandinsky – homme, peintre, écrivain, savant, philosophe.

Comment avez-vous travaillé ? À quelles sources avez-vous fait appel ?

Dans ce livre, il n’y a peut-être pas de découvertes spectaculaires, fondées sur des sources totalement inconnues. Mais l’accumulation de nouveaux détails a produit, en premier lieu sur moi-même, un effet assez inattendu : un Kandinsky différent, bien plus humain et plus vivant, m’est apparu. Je suis heureuse de pouvoir offrir au lecteur français une biographie nourrie de sources qui n’étaient parfois connues que des russophones, et qui, même en langue russe, n’ont pas été vraiment lues et intégrées dans la compréhension de cet artiste. En tout premier lieu, cela concerne l’enfance et la jeunesse de Kandinsky. J’ai trouvé ces détails dans des archives qui ne sont publiées que partiellement. Cela m’a permis d’ajouter des informations que beaucoup d’auteurs ont négligées. Ainsi naquit une nouvelle image de Kandinsky-enfant et, ensuite, jeune homme et étudiant, ce qui est devenu possible grâce à la lecture attentive de sa correspondance avec son ami proche Nikolaï Kharouzine. Nikolaï était un homme exceptionnel, le premier ethnographe russe sérieux. Sa sœur Véra a conservé sa correspondance au sein d’une vaste archive familiale.

Que devons-nous retenir de l’enfance de Kandinsky ?

Certes, il n’est pas facile d’oublier l’image qu’on avait du petit Vassily, enfant triste à cause de sa mère qui quitta la famille, divorçant et semblant abandonner un petit garçon malheureux qui grandit avec des troubles psychiques. Les spécialistes en tirent même toute une interprétation de son œuvre. Mais nous savons maintenant que ses parents ont dû affronter un problème sans doute d’ordre physiologique. Son père est tombé malade, on l’a soigné en Italie, après quoi la famille a déménagé dans le sud, à Odessa. Était-ce une maladie des poumons, ou autre chose ? En tout cas, sa maladie fut l’une des causes du divorce. Ses parents obtinrent une autorisation de divorcer octroyée par l’Église, ce qui était rare, après quoi la mère s’est vite remariée avec un ami de la famille, avec lequel elle a eu quatre enfants. Quant au père, il ne s’est jamais remarié ; Vassily est resté son enfant unique. La nouvelle famille de la mère vivait près de Vassily et de son père. La mère et l’enfant se voyaient presque chaque jour. En vérité, Vassily avait deux familles. Le divorce des parents n’aboutit pas nécessairement à un drame pour l’enfant. Kandinsky-enfant n’a jamais été séparé de sa mère : il a été adoré aussi bien par elle que pas son père. Leur correspondance est conservée au centre Pompidou, à la bibliothèque Kandinsky. Chaque lettre de sa mère commence par des mots d’une tendresse infinie. Ses parents gâtaient l’enfant, mais intelligemment. Ils remarquèrent son penchant pour le dessin et lui donnèrent un professeur. Le père l’emmenait dans les musées. Personne ne l’a jamais abandonné. Son enfance est comparable à celle de Nabokov : c’était un enfant entouré d’amour, d’attention, de culture. Son hypersensibilité a été orientée dans la bonne direction ; grâce à cela, il a su la traduire en création.

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Vassili Kandinsky dans son enfance. © Fondation Kandinsky / Centre Pompidou

Devenir artiste lui a pris beaucoup de temps. N’est-ce pas rare à cette époque ?

Absolument ! Dans ce sens, la vie de Kandinsky est un phénomène unique. Il descendait d’une lignée de riches marchands. Dans la Russie du XIXe siècle, c’était une couche sociale très intéressante : ils avaient des moyens, des opportunités, des loisirs. Ce milieu a donné des collectionneurs et des mécènes, des Morozov et des Mamontov. C’étaient des gens éduqués dans l’esprit de la responsabilité sociale et historique, des gens des Lumières. Kandinsky avait aussi ce sens du devoir. Il cherchait à œuvrer dans une sphère qui serait juste pour lui : il avait beaucoup reçu à sa naissance et il se devait de le rendre. C’était un homme engagé à gauche. Nous le comprenons grâce à sa correspondance avec Kharouzine.

Cette orientation à gauche, est-elle due à la mode ou est-ce un vrai choix personnel ?

Je pense qu’elle est liée à son caractère, à cette hypersensibilité innée qu’il a décrite lui-même. Il partageait réellement la souffrance des gens. Kandinsky appartenait à la catégorie des gens qui ne peuvent pas vivre indifféremment, consommer les biens matériels et culturels, faisant fi de la misère, de l’asservissement des gens autour de lui. Il est important de se souvenir que Kandinsky est né en 1866. Les principaux artistes d’avant-garde sont nés bien plus tard, à partir de la fin des années 1870. Kandinsky est leur aîné d’au moins 15 ans. Il appartient à la génération des symbolistes. Dans certains de ses traits et manifestations, c’est un être paradoxal, constamment partagé. Il a passé 15 ans à faire des études approfondies en sciences humaines. C’est à la fois un brillant intellectuel et un artiste qui s’est lancé dans une création spontanée, anti-intellectuelle. À la faculté de droit de l’Université de Moscou (qui était à cette époque une sorte d’École des sciences de l’Homme), il se passionne pour une nouvelle science, l’ethnographie, et s’apprête à dédier sa vie à l’étude des minorités nationales de l’Empire russe : c’est bien entendu un choix politique. Ces peuples sont humiliés et dépouillés, leur condition est encore pire que celle de la majorité du peuple russe. Il est évident qu’il ne choisit pas ce domaine pour rien. Plus tard, il comprend qu’il faudrait y consacrer toute sa vie, or il ne peut pas abandonner l’art, la peinture. Alors il se met à étudier l’économie politique ; il a écrit un texte poignant sur les châtiments corporels infligés aux paysans russes. Il y constate que les punitions les plus couramment appliquées en Russie sont inhumaines dans leur cruauté, alors que la loi prévoit d’autres solutions. Après la révolution de 1905, il rentre pour la première fois en Russie de son exil volontaire à Munich et, de passage à Odessa, écrit à sa compagne Gabriele Münter : « Enfin, nous ne sommes plus des sujets, nous sommes des citoyens. » Mais aussitôt, il est horrifié par les pogroms. Nous comprenons que son départ pour Munich en 1896 n’était pas lié seulement à sa décision radicale d’abandonner la carrière académique et d’étudier les beaux-arts, mais aussi à son rejet de la vie russe. D’ailleurs, déjà durant ses années d’études, dès qu’il le peut, il quitte la Russie et se rend en Europe.

Il a les moyens pour cela. Il ne doit pas penser à son gagne-pain et peut se permettre de voyager.

Oui, c’est ce qui lui permet de chercher longtemps sa voie dans l’art. Il n’est pas obligé de gagner sa vie en vendant ses productions, n’est pas réduit à peindre des portraits ou des scènes de chasse, des cerfs dans la forêt dont il se moquera dans ses premiers articles critiques. Son père est un marchand de la première guilde. Le second mari de sa femme est directeur d’une banque et également marchand de la première guilde. Qui plus est, Vassily hérite de son oncle une fortune assez importante.

L’année 1908 est décisive pour Kandinsky. Il a 42 ans ; il vit à Munich avec sa compagne Gabriele Münter. « On a l’impression, écrivez-vous, qu’en 1908 Kandinsky – homme, amant, ami, artiste, est enfin né à la vraie vie, à sa véritable vocation. Il déborde d’énergie et de confiance. L’histoire de sa vie est une leçon de temporalité : les gens de génie (et peut-être les gens tout court) ne naissent pas nécessairement (et même rarement) le jour de leur naissance. Une naissance réelle peut se produire bien plus tard, à tout moment. L’homme s’émancipe alors de toutes les entraves ; une naissance tardive apporte une liberté inattendue. » L’année 1910 est celle de sa première aquarelle abstraite. Encore quelques années, et sa vie va radicalement changer à nouveau.

Dans la vie des gens, la normalité temporelle, comme bien d’autres « normalités », est une absurdité. C’est ce que j’ai compris en fréquentant Vassily Kandinsky. L’abandon de clichés temporels (à tel âge on doit déjà ou encore faire ceci ou cela), est une condition importante de l’émancipation de l’individu. La libération de l’Homme, la découverte de soi, de sa véritable vocation, peut se produire à tout moment. Kandinsky devient l’artiste le plus jeune, de plus audacieux, le plus à l’avant-garde, à l’âge de 40 ans. À son époque, un homme de 40 ans est un père de famille, il occupe une position stable dans la société. Et Vassily ? Il vit comme un jeune homme, entouré d’amis bien plus jeunes que lui. Seul quelqu’un de très indépendant peut se permettre de vivre ainsi. L’amour inconditionnel de ses parents, la tendresse de ses amis lui ont sans doute procuré cette liberté intérieure, ce courage d’avancer vers son idéal sans fléchir, sans s’ajuster, sans regarder les autres. Quand, en 1914, avec l’ensemble des Russes exilés, il est chassé d’Allemagne, il rentre à Moscou. Après la révolution de 1917, il observe le nouveau paysage culturel, mais ne cherche pas à s’y intégrer à tout prix. Néanmoins, quand on fait appel à lui, il commence à œuvrer pour la création des nouvelles institutions culturelles soviétiques.

Ceci dit, en 1917, il perd tout ce qu’il possédait auparavant.

Oui, avant 1917, c’est un grand bourgeois, un peintre qui n’est pas obligé de gagner sa vie. Après la révolution (il a plus de 50 ans), toute sa fortune est confisquée ; il n’a plus un kopeck. Le pouvoir soviétique introduit très vite le service du travail obligatoire pour tous les citoyens. En tant que juriste, Kandinsky commence à lutter pour les droits des artistes : pour qu’ils puissent être reconnus en tant que travailleurs et pour qu’ils aient par conséquence leur ration de pain et de pommes de terre. Mais il ne fait partie d’aucun groupe, ni des constructivistes, ni des artistes chantres du pouvoir soviétique. Quand il comprend le tournant que prend le régime, il quitte le pays dès qu’il peut

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Portrait de Nina Kandinsky, Hugo Erfurth, 1927 // Centre Pompidou

Kandinsky a de la chance : on le laisse partir car on espère qu’il continuera de travailler pour le pouvoir soviétique en Allemagne, n’est-ce pas ?

J’ai puisé ces informations dans les mémoires de Nina, la seconde épouse officielle de Kandinsky. Il me semble que j’ai réussi à les lire, de même que quelques autres sources, de manière nouvelle. Cela concerne le récit, par Nina, des circonstances dans lesquelles Vassily et elle ont quitté la Russie. Nina raconte que son mari a été envoyé en Allemagne en mission par Karl Radek, qui était obsédé par l’idée de la révolution mondiale. Avant 1914, Kandinsky était parfaitement inscrit dans la vie culturelle allemande. Radek l’envoie donc pour qu’il établisse des liens entre les artistes russes et allemands. Mais Kandinsky profite de cette occasion pour littéralement fuir le pays. Dans les mémoires de Nina Kandinsky, qui parfois embellit certaines choses, il y a des détails qu’on ne peut inventer. Il s’agit d’un de ces témoignages involontaires dont les historiens connaissent le prix. Pour moi c’est par exemple son récit à propos des chaussures…

Vassily et Nina rentrent dans une boutique berlinoise bien chic, pour s’acheter de nouvelles chaussures, et pour les essayer, enlèvent leurs horribles godasses soviétiques, laissant apparaître les bas de Nina et les chaussettes de Vassily, mille fois trouées et raccommodées. Le propriétaire de la boutique est effaré par ce spectacle.

Pour quelqu’un comme Kandinsky, c’est une honte. Dandy, bourgeois, il se dit capable de peindre en smoking. Il aime les plats chauds, bien cuisinés, les hôtels confortables.

Il ne peut vivre sans une baignoire.

Kandinsky est le contraire de la bohème. L’artiste le plus radical, qui a décidé que ses tableaux ne vont pas copier le réel, qui a inventé ce geste révolutionnaire – le renoncement à la figuration en art –, mène une vie stable, équilibrée. Ces chaussures qu’il court s’acheter dès qu’il arrive à Berlin, des chaussures chaudes, confortables, convenables, est un détail parlant qui ouvre accès à l’univers secret de l’artiste. Avec son premier salaire au Bauhaus, il se précipitera pour acheter des boucles d’oreilles à Nina. Ce salaire leur permet à peine de se nourrir, mais il achète ces bijoux pour Nina, parce que sa femme doit avoir l’air digne. Il s’agit en fait de cela : de la dignité.

En 1928, Vassily et Nina obtiennent la nationalité allemande. C’est pour eux plus qu’un soulagement, un vrai bonheur ; ils peuvent enfin se débarrasser de leurs passeports soviétiques et ils organisent, pour le fêter, une belle réception. Mais ce n’est pour eux qu’une trêve : le nazisme monte en Allemagne. À l’arrivée d’Hitler au pouvoir, les Kandinsky quittent l’Allemagne et s’installent en France, où ils tentent d’obtenir la nationalité française.

C’est très intéressant qu’un homme tel que Kandinsky travaille au Bauhaus – école où, à cette époque, se crée et s’enseigne l’art le plus à gauche, le plus à l’avant-garde. Les gens y vivent de manière nouvelle : ils changent les codes sociaux, instaurent des nouvelles formes de communication, de relation entre les genres. Ils se baignent nus et organisent des fêtes endiablées. Tout autour, on les déteste. D’abord à Weimar, puis à Dessau, on en parle pour faire peur aux enfants : « Si tu n’es pas sage, on t’enverra au Bauhaus. » Les nazis haïssent et ferment le Bauhaus. Or, malgré les persécutions et les divergences avec les étudiants-communistes, Kandinsky enseigne au Bauhaus jusqu’au dernier jour. C’est seulement après la fermeture définitive de l’école que Vassily et Nina quittent Berlin et s’installent en France. À Paris, ils apprendront que les nazis enlèvent les œuvres de Kandinsky des musées allemands, les vendent ou les détruisent. Dans ses mémoires, Nina raconte comment ils ont perdu la nationalité allemande et obtenu la française. J’ai pu comparer son récit avec les documents d’archives, parce que le dossier de la naturalisation de Kandinsky a été conservé, mais jusqu’à présent personne ne s’y était intéressé. En fait, Kandinsky a été privé de la nationalité allemande parce que, lors du changement de passeport au consulat allemand, il a été prié, selon les lois raciales récemment revues et augmentées, de prouver ses racines aryennes sur trois générations. Ce qu’il ne pouvait évidemment pas faire, ne disposant pas des certificats de naissance de ses grands-parents sibériens. N’étant pas Juif, Kandinsky était quand-même en danger dans la France occupée, parce que les nazis l’avaient mis sur la liste des artistes « dégénérés ». Vassily a envoyé une partie de ses œuvres aux États-Unis, d’autres toiles ont été cachées chez leurs amis résistants en province. Jusqu’à la fin de la guerre, elles attendront leur heure au fond d’une étable. D’autres œuvres encore étaient dissimulées dans l’appartement de leur docteur, Serge Werboff qui, contre toute attente et malgré son nom russe, s’est avéré être Juif. Sa femme fut arrêtée, quant à lui, durant toute l’occupation, Vassily et Nina le cachèrent dans un appartement vide de leur immeuble. Chaque soir, le docteur montait chez eux pour dîner. Plus tard, Nina réussit même à lui procurer de faux papiers. C’est très étonnant, la façon dont Nina raconte cette histoire : d’un ton neutre, comme quelque chose de banal. Elle ne dit jamais : « Vous voyez, mon mari n’avait pas peur, pendant la guerre il a caché des Juifs. » C’est comme si pour elle, c’était une évidence. Mais pour nous, c’est un fait d’une grande importance. Ces détails sont essentiels pour la compréhension de la position politique de Kandinsky durant la dernière période de sa vie. C’est un homme qui ne fait pas de déclaration : il agit. Quand il arrive à Paris, le consulat allemand lui refuse de prolonger son passeport. Il réfléchit très vite et prend aussitôt une bonne décision. Il utilise ses relations en France pour obtenir la nationalité française : ce qui lui permet de ne pas finir sa vie dans un camp français pour les Allemands ni, ensuite, dans un camp allemand pour les « dégénérés ». Kandinsky survit, il protège sa femme. En vivant à Paris sous l’occupation, il travaille quotidiennement et dîne avec le docteur juif. La libération de Paris, quelques mois avant sa mort, est pour lui l’un des plus heureux moments de sa vie.

Quelle leçon pouvons-nous tirer aujourd’hui de la vie de Kandinsky ?

Je pense que sa vie est une véritable leçon pour nous tous. C’est une leçon de survie dans des conditions invraisemblables. Vassily a traversé les catastrophes du XXe siècle, en sachant, à chaque fois, organiser sa vie autrement, mais toujours avec dignité. Dans la manière dont il a vécu, il n’y a rien de mécanique, de fatal, de mort. Il ne se sent pas victime de l’histoire et, en même temps, il ne se cache pas. Aujourd’hui, on a l’impression d’être réduit à deux solutions : soit on est victime des circonstances dramatiques, soit on fait semblant que rien n’est grave, que tout va bien. Or ces attitudes face au monde sont toutes les deux dangereuses et empêchent d’agir. L’homme est un être souverain, à chaque instant de sa vie, il doit être capable de prendre des décisions. La capacité de disposer de soi est un don incroyable qui nous rend actifs, énergiques et, finalement, heureux. C’est la leçon que la vie de Kandinsky nous offre.

L’entretien a été enregistré en russe et diffusé par RFI.

Lire l’original ici

<p>Cet article Olga Medvedkova sur Kandinsky : « Une naissance tardive apporte une liberté inattendue » a été publié par desk russie.</p>

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