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15.12.2025 à 22:37

Ukraine : À Kharkiv, on enterre aussi les écoles

Antoine Laurent
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Dans la deuxième ville du pays, proche du front et de la frontière russe, la municipalité développe des écoles souterraines pour protéger élèves et enseignants.

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Texte intégral (2790 mots)

Après plus d’un an et demi de fermeture, les écoles de la deuxième plus grande ville du pays, située non loin du front et de la frontière septentrionale de l’Ukraine avec la Russie, rouvrent progressivement leurs portes. Afin de protéger élèves et enseignants, la municipalité a mis en place un programme d’aménagement et de construction d’écoles souterraines. Visite de l’une d’elles à Saltivka, le plus vaste arrondissement de la ville.

Du béton gris sous un ciel gris. En cette mi-décembre, l’arrondissement de Saltivka, au nord-est de Kharkiv, aligne ses longs immeubles soviétiques et larges avenues sous une fine couche de neige. Les entrées se succèdent, toutes semblables, propres mais souvent vétustes, à la différence de l’une d’entre elles. Linteau et jambages aux arrêtes affutées, béton clair, une porte immaculée de couleur vive… Tout indique une construction récente. Passé cette porte, un hall d’entrée bien chauffé, fraîchement peint de nuances où prédomine le vert, vous mène à une cage d’escaliers qui diffère de ses consœurs : volées et paliers s’enfoncent sous terre, loin sous terre.

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Le logo du projet des écoles souterraines. En anglais, on peut lire « Kharkiv, école sûre ». Kharkiv, 10/12/2025. Antoine Laurent

À l’abri des drones, des bombes et des missiles

Bienvenue dans l’une des écoles souterraines de Kharkiv, où 1 430 élèves suivent leurs cours à l’abri des bombardements aveugles qui, nuit et jour, s’abattent sur l’ancienne capitale du pays. « Cette école a ouvert le 1erseptembre », indique Natalia Vorobiova, chargée de la communication au sein du département de l’éducation de la mairie de Kharkiv. Calme, précise dans ses réponses, Natalia maîtrise parfaitement son sujet. C’est elle qui nous guidera dans cet établissement qui semble faire la fierté du conseil municipal.

Les chiffres, il est vrai, sont impressionnants. Ce complexe de 1 700 m² se situe « à plus de sept mètres sous terre et a été construit en seulement neuf mois », indique Natalia, au détour d’un long couloir orné des guirlandes et autres décorations de Noël. Ces murs protecteurs accueillent « des élèves de la 1ère à la 11e section [du CP à la terminale dans le système français, NDLR], dans 16 salles de classe », poursuit-t-elle, avant de pousser une porte.

À notre entrée, une vingtaine de gamins réagissent comme il se doit par un long « bonjooour » et, politesse oblige, se lèvent de leur siège avec un grand sourire aux lèvres. Leur regard interrogateur cherche à percer la raison de cette soudaine intrusion. « C’est une leçon de mathématiques », indique l’enseignante, en désignant le tableau interactif, flambant neuf, tout comme le reste du mobilier. On ne s’impose pas plus longtemps.

Anticipation et organisation

Pour garantir une parfaite autonomie de l’école souterraine, rien n’a été négligé. Porte après porte, on découvre une infirmerie, un système de pompage d’eau, des citernes… Un groupe électrogène et une communication Internet autonome complètent cette organisation méthodique aux airs de ligne Maginot.

La construction de l’école a été rigoureusement encadrée par les services de l’État. « Ils contrôlent les sorties de secours, les systèmes de ventilation, le niveau de protection… La régulation impose aussi un certain nombre de mètres carrés par élève », explique Natalia, qui précise par ailleurs qu’il est « interdit d’enseigner dans les écoles qui ne disposent que d’abris élémentaires. »

Afin de garantir l’accès à l’établissement à tous les élèves du quartier, poursuit Serhiy Makeïev, le directeur de l’école qui nous rejoint en cours de visite, « le fonctionnement des cours est organisé en deux sessions quotidiennes : une partie des élèves fréquente l’école de 8 h 30 à 13 heures ; une autre de 13 heures à 16 heures. » Grâce à ce roulement, les enfants du quartier ont pu reprendre une partie de leur éducation en présentiel. Les locaux ne sont pas suffisamment vastes pour assurer un accès permanent à l’école pour chaque enfant du quartier.

2 Hall
Le hall d’entrée principal de l’école, à plus de 7 mètres sous terre. Kharkiv, 10/12/2025. Antoine Laurent

Retour en classe plébiscité

L’ouverture de l’école, indique Anna Yatsenko, professeure d’ukrainien que nous rencontrons dans le hall d’entrée, a été « bien accueillie » par les parents. De février 2022 à septembre 2023, rappelle sa collègue, Olga Skydan, professeure d’anglais et de français, l’enseignement se déroulait exclusivement en ligne. « Certains parents ne supportaient plus de voir leurs enfants passer leurs journées devant un écran », indique-t-elle, sur un ton compréhensif.

Pour cause, la pratique de l’enseignement en ligne, certes commode en cas de situation extrême, a montré ses limites ; en termes d’efficacité pédagogique mais aussi d’un point de vue social. « Certains élèves, à force de rester chez eux, ne savaient plus comment se comporter en société ; mais depuis la reprise des cours [en présentiel], nous voyons que la situation s’améliore », assure Olga, confiante dans ces progrès.

Le programme de la ville n’en est pas à son premier essai ; et la perspective d’envoyer ses enfants étudier sous terre serait désormais bien acceptée, à Saltivka comme ailleurs. Les premières écoles souterraines, rappelle Natalia, ont ouvert dès septembre 2023, dans des stations de métro fermées pour l’occasion. « Au cours des premiers jours, se souvient-elle, il a fallu rassurer les parents quant à la résistance de ces installations ; mais après une semaine, ils ont été convaincus. »

Interrogés sur les limites que pourrait imposer ce confinement souterrain, les deux enseignantes se montrent rassurantes. Ici, explique Anna, il est « possible de faire cours normalement ». Seul écueil, les activités de plein air demeurent impossibles. Comme l’explique le directeur, il est interdit aux instituteurs de se rendre à l’extérieur avec les élèves, sécurité oblige. Au bout du couloir, rires et petits pas.

4 Soutien
Des élèves d’une dizaine d’années suivent une session de relaxation avec une psychologue. Kharkiv, 10/12/2025. Antoine Laurent

Dissiper les brumes de guerre

La visite reprend. Natalia ouvre une autre porte. Quelques élèves d’une dizaine d’années se retournent ; les autres demeurent concentrés. « Ici, on propose aux élèves des séances de relaxation », indique-t-elle, en saluant la psychologue. À une vingtaine de kilomètres du front, un tel soutien s’avère précieux pour les enfants ; d’autant qu’en 2022, des combats ont eu lieu dans l’arrondissement même, avant que l’armée russe ne soit repoussée. « Kyïvsky [un arrondissement voisin, NDLR] et Saltivka ont été parmi les plus touchés au début de la guerre, souligne le directeur. Mais à présent, n’importe lequel des 9 arrondissements peut être bombardé. »

Ces mauvais souvenirs ne sont pas les seules causes de troubles psychologiques pour les élèves. Certains d’entre eux ont perdu des membres de leur famille ; d’autres ont dû fuir les combats ou les territoires occupés avec leur famille. « L’école compte plus de 200 élèves déplacés », poursuit le directeur. Selon lui, leur intégration se déroule sans encombre. Venus des oblasts de Kharkiv, Soumy, Donetsk, Louhansk et d’ailleurs, des milliers de réfugiés ont refait leur vie ici, à Kharkiv, malgré la proximité du front. Retour au hall d’entrée. La discussion se poursuit à la cafétéria.

Kharkiv manque encore d’écoles

En dehors de l’école que nous visitons, indique Natalia, six autres ont été construites sous terre. Les premières écoles souterraines, installées dans des stations de métro dès 2023, existent toujours et une nouvelle station a été convertie depuis. Enfants et adolescents sont également accueillis dans des locaux préexistants qui disposent d’abris en béton appropriés.

Sur les près de 105 000 élèves que comptent l’agglomération, « environ 18 000 » sont aujourd’hui en mesure de suivre « un programme de cours mixtes – en présentiel et à distance », précise notre interlocutrice. Bien d’autres structures protégées devront être construites pour permettre à chaque élève de suivre au moins une partie de ses cours en présentiel. « La construction de trois autres écoles souterraines est actuellement en cours et elles commenceront à fonctionner début 2026 », ajoute-t-elle avec assurance.

Le défi est de taille mais, souligne Natalia, « je n’ai pas l’impression que nous manquons de soutien ». La mairie, rappelle-t-elle, est assistée dans la conduite de son programme par différentes institutions. « En tant que région traversée par le front, poursuit-elle, nous recevons un soutien financier de la part de l’État qui permet de financer les repas des 5e 11e sections [les classes allant de la 6e à la terminale, NDLR]. » En dehors des aides de l’État, poursuit-t-elle, de nombreuses ONG et organisations internationales soutiennent le programme de la commune.

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De droite à gauche : Viktoria Popova (directrice adjointe du département de l’Éducation du district de Saltivsky), Serhiy Makeïev (directeur de l’école et d’autres établissements), Natalia Vorobiova (notre guide, du département de l’éducation de la mairie), Olga Skydan (professeur d’anglais et français) et Anna Yatsenko (professeur d’ukrainien) à la cafétéria de l’école. Kharkiv, 10/12/2025. Antoine Laurent

Un modèle bien doté         

Les marques de solidarité sont en effet nombreuses. L’association ukrainienne Initiative éclairée (Osvitchena Initsiatyva) et l’association allemande GIZ ont contribué à l’ameublement des classes, et l’Assistance de l’Église de Finlande (Finn Church Aid) au financement des sessions de soutien psychologique aux élèves ; le gouvernement japonais a financé l’acquisition de bus scolaires, tandis que la ville a signé un partenariat avec le Fonds des Nations Unies pour l’enfance et reçoit l’aide du Programme alimentaire mondial pour financer des repas des élèves. Grâce à ce soutien, affirme Natalia, « toutes les conditions sont réunies pour fournir une éducation inclusive aux enfants ».

Par ailleurs, ajoute la communicante, la coopération entre les villes de Kharkiv et de Lille se poursuit, dans le cadre du jumelage qui unit les deux métropoles depuis 1978. C’est ainsi, précise-t-elle, que quatre groupes d’enfants ont été envoyés dans la capitale des Hauts-de-France entre avril 2024 et août 2025, pour participer à ce que la mairie de la métropole française qualifie de « séjours de répit ».

Selon Natalia, le projet des écoles souterraines de la mairie de Kharkiv fait aujourd’hui figure de modèle en Ukraine. « On construit des écoles de ce genre à Zaporijjia et à Mykolaïv. Les maires des villes situées à proximité du front sont venus nous rencontrer, car la première école souterraine [d’Ukraine] a été ouverte à Kharkiv à l’initiative du maire, Ihor Terekhov. Nous avons partagé notre expérience avec eux. » Au cours de l’année à venir, conclut-elle, la mairie de la ville souhaite relever un nouveau défi : ouvrir « la première école maternelle souterraine d’Ukraine. »

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15.12.2025 à 22:37

Sur la « Stratégie de sécurité nationale » des États-Unis

Jean-Sylvestre Mongrenier
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La NSS-2025 ressemble à un manifeste MAGA, sans véritable contenu d’expertise stratégique et géopolitique. Elle n’en est pas moins significative et laisse redouter le pire.

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Texte intégral (4059 mots)

La publication par l’administration américaine d’une Stratégie de sécurité nationale (NSS-2025) est une obligation légale qui implique un lourd exercice bureaucratique et l’établissement de compromis entre les différents « departments » (les ministères) et agences des États-Unis. Il s’agit d’un document important qui donne des indications sur la vision du monde de l’équipe dirigeante et ses priorités stratégiques. L’auteur s’interroge sur l’attitude des Européens et les réponses à apporter à la stratégie américaine.

Présentée le 4 décembre, la Stratégie de sécurité nationale de la seconde administration Trump marque une rupture avec les documents antérieurs publiés au cours de la guerre froide et dans les trois décennies qui suivirent. Passons sur les vingt-sept références nominatives à Donald Trump, sur vingt-neuf pages, dont la personne semble mise au-dessus des États-Unis ; le fait est sans précédent et il en dit long sur la ruine de l’esprit public. Nonobstant le constant rappel que les États-Unis sont une superpuissance, la NSS-2025 confirme la volonté de l’administration Trump de renoncer au rôle de gardien du système international et de stabilisateur hégémonique. Le monde peut bien aller en enfer, les doctrinaires de l’administration Trump, en disciples inavoués d’Ayn Rand (libertarienne et non pas national-conservatrice) n’en ont cure : « Atlas shrugged! » [litt. « Atlas a haussé les épaules » ; c’est le titre du roman le plus influent d’Ayn Rand, traduit en français sous le titre La révolte d’Atlas, NDLR]. En dépit de multiples répétitions sur la force sans égale de l’Amérique, ils semblent faire leur l’illusion du « grand retranchement » et de la « Forteresse Amérique » qui prévalait dans l’entre-deux-guerres31, illusion qui s’évapora lors du bombardement japonais sur Pearl Harbor, le 7 décembre 1941.

Alors que la NSS publiée en 2017, lors du premier mandat de Donald Trump, qualifiait la Russie et la Chine de puissances révisionnistes qui faisaient vaciller la stabilité internationale, la première paraît n’être désormais qu’un problème européen, la seconde semblant constituer un rival géo-économique plus qu’une menace stratégique : adieu donc le grand théâtre Indo-Pacifique sur lequel il fallait pratiquer une version nouvelle et élargie de l’endiguement (le « containment ») ? Il est vrai que les références aux alliés européens sont nombreuses mais ils sont considérés comme des États-clients avec lesquels les relations seraient strictement bilatérales, monétarisées et réversibles à tout moment32. Sur le plan stratégique, l’importance de l’Europe vient, dans l’ordre, après celles de l’ « Hémisphère occidental » (ajout pompeux d’un « corollaire Trump » à la doctrine Monroe33) et de l’Asie-Pacifique, voire celle du Moyen-Orient !

Encore est-ce pour morigéner l’Europe, arguant à cette fin des rapports historiques et civilisationnels entre les deux rives de l’Atlantique Nord. Le continent européen, est-il écrit, sera « méconnaissable dans vingt ans ou moins », si les tendances actuelles se poursuivent. « [Son] déclin économique est éclipsé par la perspective réelle et plus abrupte d’un effacement civilisationnel. » Les symptômes mis en exergue par la NSS-2025 sont les suivants : la chute de la natalité, l’immigration et la perte des identités nationales, la répression des oppositions politiques, la censure de la liberté d’expression et « l’asphyxie réglementaire », celle-ci expliquant la part décroissante de l’Europe dans la production mondiale des richesses. « À long terme, il est plus que plausible qu’en quelques décennies au maximum, certains pays membres de l’OTAN seront à majorité non européenne », avance le document. Bref, l’Europe fait figure de « Wokistan » et d’annexe du Parti démocrate américain, considéré par Donald Trump comme un « ennemi du Peuple34 ».

En réponse aux maux de l’Europe, la NSS-2025 prône une sorte d’annexion idéologique, tout en expliquant que les États-Unis ne veulent plus s’engager dans la défense du Vieux Continent (les États-Unis sont posés en tiers et « honest broker » entre la Russie et l’OTAN, comme s’ils n’appartenaient déjà plus à cette dernière). À bien des égards, la NSS-2025 ressemble à un manifeste MAGA (Make America Great Again), sans véritable contenu en matière d’expertise stratégique et géopolitique, qui confirme plus qu’il ne révèle l’imago de la base trumpiste. Il n’en est pas moins significatif et laisse redouter le pire. Russes, Chinois, Iraniens et Nord-Coréens sont encouragés dans leurs ambitions géopolitiques, voire seront pressés de passer à l’acte avant que la « fenêtre de tir » ne se referme. L’histoire montre en effet que les Américains sont versatiles et peuvent entrer en guerre après avoir un certain temps laissé penser qu’ils étaient définitivement indifférents au sort du monde extérieur, mis en coupe par des tyrans et des despotes, d’où la nécessité de presser le pas.

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Le président Donald Trump et le prince héritier et Premier ministre Mohammed ben Salmane d’Arabie saoudite, à la Maison-Blanche, 18 novembre 2025 // Daniel Torok, Maison-Blanche

S’il ne sert à rien de s’indigner et de polémiquer, l’attitude des puissances européennes doit être ferme, d’abord et avant tout à propos de l’Ukraine, première ligne de défense du Vieux Continent face à la Russie-Eurasie. Quatre ans après l’ultimatum de Poutine à l’Occident et le lancement de son « opération militaire spéciale », le maître du Kremlin n’a renoncé à rien, en Ukraine, et dans toute l’Europe, qu’il voit au prisme de l’idéologie eurasiste, soit un petit cap de l’Asie à dominer par une combinaison de méthodes directes et indirectes. Pour ne pas se laisser marginaliser par le duo Trump-Poutine, une « coalition des volontaires » a vu le jour. Fondée sur une initiative du président tchèque Petr Pavel, le 1er mars 2025, elle regroupe trente-cinq pays opposés à l’agression militaire russe, qui veulent compenser le risque d’un désengagement américain35.

Le 10 avril 2025, la coalition des volontaires est officiellement constituée au siège de l’OTAN (Bruxelles). À cette occasion est proposée la création d’une « Force de réassurance » dans le but de maintenir la paix en Ukraine en cas de cessez-le-feu. Concrètement, la coalition des volontaires a pour objectif de faciliter les négociations de paix entre l’Ukraine et la Russie et d’obtenir de solides garanties de sécurité pour dissuader une nouvelle agression russe, après un hypothétique cessez-le-feu36. Ce dispositif, encore théorique, doit être repensé dans la perspective d’un lâchage de Kyïv par l’administration Trump et d’une nécessaire préservation de l’indépendance ukrainienne, au-delà du seul soutien financier, économique et militaro-industriel (la livraison d’armes et les coopérations entre industriels de l’armement). Si tel n’était pas le cas, les « volontaires » se révèleraient velléitaires et inconséquents.

Plus généralement, l’urgence de la situation exige que la réponse au désinvestissement américain de l’Europe soit préparée au plus vite. Il serait hasardeux de penser qu’un affaiblissement ou une éclipse de l’OTAN pourrait être compensés par l’ « Europe de la défense », c’est-à-dire la Politique de sécurité et de défense commune (PSDC) de l’Union européenne. De fait, la défense de l’Europe – de l’Atlantique au bassin du Don et de l’Arctique à la Méditerranée orientale –, excède les limites politico-institutionnelles et géographiques de l’Union européenne. Pour cette raison, le Royaume-Uni, la Norvège, l’Islande ainsi que la Turquie, sur le flanc sud-est et dans le bassin de la mer Noire, doivent être parties prenantes de la défense de l’Europe. Or, ces pays membres de l’OTAN ne le sont pas de l’Union européenne. Cette dernière a toute sa place pour mobiliser les financements nécessaires au réarmement des Européens, soutenir la modernisation des infrastructures essentielles et favoriser l’émergence d’un marché européen de l’armement, mais l’organisation de la défense de l’Europe et la coordination des efforts nationaux requièrent un cadre géostratégique élargi.

L’enjeu global réside dans l’européanisation de l’OTAN, dont les états-majors, les standards, l’interopérabilité et les savoir-faire constituent de précieux actifs géostratégiques37. Une telle entreprise nécessiterait une grande négociation transatlantique, qu’il faut tenter. Les États-Unis assureraient la fourniture des moyens faisant défaut aux États européens membres de l’OTAN, ces derniers comblant le retrait de forces et d’équipements américains aujourd’hui déployés sur le sol européen, notamment sur le front oriental de l’OTAN. Il faudra aussi qu’ils arment plus de postes de commandement dans la structure militaire de l’OTAN, avec à l’horizon la nomination d’un officier général européen comme SACEUR (Commandant suprême des forces alliées en Europe). À terme, les alliés européens devraient acquérir les moyens permettant d’accroître leur capacité à agir collectivement, ce qui rééquilibrerait les rapports entre les deux rives de l’Atlantique Nord38.

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Un opérateur de drone français lors de l’exercice Dacian Fall 25, organisé par l’OTAN en Roumanie du 20 octobre au 13 novembre 2025 // nato.int

Nous avons vu enfin que la défense de l’Europe dépasse les capacités politico-institutionnelles de l’Union européenne : outre l’Ukraine, sa première ligne de défense, elle requiert des pays hors de l’UE, tels que le Royaume-Uni, la Norvège et la Turquie. Par ailleurs, l’organisation modulaire de cette défense et les multiples coopérations régionales renforcées (cf. supra) posent le défi de l’unité et de la cohérence de l’ensemble. La situation nécessite une sorte de directoire informel : un G-4 (ou E-4) réunissant Paris, Londres, Berlin, Varsovie, ou encore un G-5 (les mêmes plus Rome), qui donnerait l’impulsion, faciliterait la décision au sein de l’Union européenne et d’une OTAN européanisée, et assurerait l’interface avec Washington pour les questions diplomatico-stratégiques et militaires. Cette fonction serait cruciale : les États-Unis, qui ne se veulent plus une « puissance européenne » mais une « puissance en Europe », sont susceptibles de se comporter en « spoliateur » ( « spoiler »), rompant avec leur rôle historique de « stabilisateur hégémonique ». Si ce regroupement de puissances parvenait à établir une symmachie, c’est-à-dire une alliance politico-militaire permanente et stable, il pourrait se transformer en un Conseil de sécurité paneuropéen dont la composition évoluerait selon les questions stratégiques et les espaces géopolitiques (des membres provisoires en sus des membres permanents). 

Enfin, la possibilité d’un retrait américain oblige à traiter de la dissuasion nucléaire élargie, toujours assurée à ce jour par les États-Unis39. En vérité, l’irrésolution de Donald Trump et son mépris proclamé pour l’Europe et l’OTAN ont entamé la crédibilité sur laquelle repose l’option nucléaire. Dans une telle perspective, la France et le Royaume-Uni devraient alors assurer une stratégie de dissuasion nucléaire élargie à l’échelle de l’Europe. D’ores et déjà, les dirigeants allemands, polonais, baltes et autres prennent très au sérieux cette question. Étroitement liés sur les plans militaire et nucléaire, Paris et Londres devraient penser et conceptualiser une doctrine de dissuasion d’envergure européenne, capable de contrecarrer les gesticulations nucléaires du Kremlin. Les deux capitales pourraient coordonner leurs patrouilles de SNLE (sous-marins nucléaires lance-engins), afin de renforcer le principe de permanence à la mer, gage d’invulnérabilité des moyens de la dissuasion. Le Royaume-Uni ne possédant plus de composante aérienne, il reviendrait à la France de déployer des avions Rafale, armés de missiles nucléaires aéroportés, sur le territoire de pays volontaires, cela dans le cadre d’accords bilatéraux40. Ces pays participeraient au « soutien logistique des opérations nucléaires » (ouverture de bases, défense aérienne et ravitaillement en vol). À terme, il devrait être envisagé une forme de « partage nucléaire », avec un système de double-clef. Bref, il faudrait répliquer les mécanismes de l’OTAN, mais sans les États-Unis, ce qui impliquerait la constitution d’un Groupe de planification nucléaire (GPN) européen41.

En guise de conclusion

L’essentiel dans un premier temps est de réarmer, pour disposer des moyens militaires qui élargiront le champ des possibles. Ce point crucial ouvre sur la question de la puissance. Celle-ci ne réside pas dans le lyrisme des songe-creux, le volontarisme ou dans la capacité à séduire (le très galvaudé « soft power », curieusement mentionné par la NSS-2025). La puissance se définit comme la capacité à agir avec force pour imposer sa volonté, ce qui suppose déjà que l’on possède les moyens d’action requis. Il importe enfin que l’on saisisse l’esprit du temps, ce que veut exprimer le concept de « moment machiavélien » : « moment » au sens de point de compression temporel et d’accumulation des énergies ; « machiavélien » pointant l’Italie du XVIe siècle, lorsque la furia francese fit s’effondrer les équilibres entre les cités et les principautés de la Péninsule. En vérité, la situation est bien plus grave et la convergence des lignes dramaturgiques fait songer aux batailles titanesques de la mythologie. L’Europe vit un moment épochal.

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15.12.2025 à 22:37

Olga Medvedkova sur Kandinsky : « Une naissance tardive apporte une liberté inattendue »

Anya Stroganova
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Cette nouvelle biographie du génie de l’avant-garde nous fait découvrir non seulement l’artiste, mais aussi l’homme.

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Texte intégral (4476 mots)

Propos recueillis par Anya Stroganova

Une biographie de Vassily Kandinsky (1866-1944), rédigée par l’historienne de l’art et écrivaine Olga Medvedkova, vient de paraître42. C’est le troisième livre qu’elle consacre au génie de l’avant-garde et la première vraie grande biographie de l’artiste, fondée sur des documents d’archives plurilingues. L’autrice nous fait découvrir non seulement l’artiste, mais aussi l’homme : hypersensible, ennemi de la violence, aimant le confort et la routine, mais choisissant immanquablement la liberté.

Depuis combien de temps travaillez-vous sur Kandinsky ?

Mon intérêt pour Kandinsky date de la première exposition consacrée à ce peintre à Moscou en 1989. Jusqu’à cette date il était quasiment interdit en Russie. Ensuite, en France, j’ai commencé à enseigner l’histoire de l’art : l’intérêt pour Kandinsky était immense. Le premier livre que je lui ai dédié, intitulé Kandinsky, le peintre de l’invisible, parut en 2009 chez Gallimard. Ensuite, j’ai traduit les textes de Kandinsky écrits en russe43, qui étaient pratiquement inconnus en France. Depuis longtemps j’avais envie d’écrire sa biographie. Je l’aime beaucoup, autant son art que l’homme qui se cache derrière. J’imagine que ça se sent dans mon livre.

Oui, en effet. Grâce à votre approche, ce n’est pas seulement un « grand artiste » qui « naquit, vécut, mourut » ; l’homme apparaît comme en trois dimensions, en relief.

C’était justement le but de ma biographe. Il y a eu jusque là deux petites biographies, en français et en russe. Les autres ouvrages dédiés à l’artiste sont des monographies traditionnelles en histoire de l’art. Or la biographie est un tout autre genre. À cause du fait qu’il existe déjà en français une biographie de Kandinsky, l’éditeur n’a pas écrit sur la 4e de la couverture, que mon livre est « la première biographie de Kandinsky ». Mais en réalité, elle l’est par son ampleur, à la fois recherche et synthèse, qui éclaire la vie de Kandinsky – homme, peintre, écrivain, savant, philosophe.

Comment avez-vous travaillé ? À quelles sources avez-vous fait appel ?

Dans ce livre, il n’y a peut-être pas de découvertes spectaculaires, fondées sur des sources totalement inconnues. Mais l’accumulation de nouveaux détails a produit, en premier lieu sur moi-même, un effet assez inattendu : un Kandinsky différent, bien plus humain et plus vivant, m’est apparu. Je suis heureuse de pouvoir offrir au lecteur français une biographie nourrie de sources qui n’étaient parfois connues que des russophones, et qui, même en langue russe, n’ont pas été vraiment lues et intégrées dans la compréhension de cet artiste. En tout premier lieu, cela concerne l’enfance et la jeunesse de Kandinsky. J’ai trouvé ces détails dans des archives qui ne sont publiées que partiellement. Cela m’a permis d’ajouter des informations que beaucoup d’auteurs ont négligées. Ainsi naquit une nouvelle image de Kandinsky-enfant et, ensuite, jeune homme et étudiant, ce qui est devenu possible grâce à la lecture attentive de sa correspondance avec son ami proche Nikolaï Kharouzine. Nikolaï était un homme exceptionnel, le premier ethnographe russe sérieux. Sa sœur Véra a conservé sa correspondance au sein d’une vaste archive familiale.

Que devons-nous retenir de l’enfance de Kandinsky ?

Certes, il n’est pas facile d’oublier l’image qu’on avait du petit Vassily, enfant triste à cause de sa mère qui quitta la famille, divorçant et semblant abandonner un petit garçon malheureux qui grandit avec des troubles psychiques. Les spécialistes en tirent même toute une interprétation de son œuvre. Mais nous savons maintenant que ses parents ont dû affronter un problème sans doute d’ordre physiologique. Son père est tombé malade, on l’a soigné en Italie, après quoi la famille a déménagé dans le sud, à Odessa. Était-ce une maladie des poumons, ou autre chose ? En tout cas, sa maladie fut l’une des causes du divorce. Ses parents obtinrent une autorisation de divorcer octroyée par l’Église, ce qui était rare, après quoi la mère s’est vite remariée avec un ami de la famille, avec lequel elle a eu quatre enfants. Quant au père, il ne s’est jamais remarié ; Vassily est resté son enfant unique. La nouvelle famille de la mère vivait près de Vassily et de son père. La mère et l’enfant se voyaient presque chaque jour. En vérité, Vassily avait deux familles. Le divorce des parents n’aboutit pas nécessairement à un drame pour l’enfant. Kandinsky-enfant n’a jamais été séparé de sa mère : il a été adoré aussi bien par elle que pas son père. Leur correspondance est conservée au centre Pompidou, à la bibliothèque Kandinsky. Chaque lettre de sa mère commence par des mots d’une tendresse infinie. Ses parents gâtaient l’enfant, mais intelligemment. Ils remarquèrent son penchant pour le dessin et lui donnèrent un professeur. Le père l’emmenait dans les musées. Personne ne l’a jamais abandonné. Son enfance est comparable à celle de Nabokov : c’était un enfant entouré d’amour, d’attention, de culture. Son hypersensibilité a été orientée dans la bonne direction ; grâce à cela, il a su la traduire en création.

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Vassili Kandinsky dans son enfance. © Fondation Kandinsky / Centre Pompidou

Devenir artiste lui a pris beaucoup de temps. N’est-ce pas rare à cette époque ?

Absolument ! Dans ce sens, la vie de Kandinsky est un phénomène unique. Il descendait d’une lignée de riches marchands. Dans la Russie du XIXe siècle, c’était une couche sociale très intéressante : ils avaient des moyens, des opportunités, des loisirs. Ce milieu a donné des collectionneurs et des mécènes, des Morozov et des Mamontov. C’étaient des gens éduqués dans l’esprit de la responsabilité sociale et historique, des gens des Lumières. Kandinsky avait aussi ce sens du devoir. Il cherchait à œuvrer dans une sphère qui serait juste pour lui : il avait beaucoup reçu à sa naissance et il se devait de le rendre. C’était un homme engagé à gauche. Nous le comprenons grâce à sa correspondance avec Kharouzine.

Cette orientation à gauche, est-elle due à la mode ou est-ce un vrai choix personnel ?

Je pense qu’elle est liée à son caractère, à cette hypersensibilité innée qu’il a décrite lui-même. Il partageait réellement la souffrance des gens. Kandinsky appartenait à la catégorie des gens qui ne peuvent pas vivre indifféremment, consommer les biens matériels et culturels, faisant fi de la misère, de l’asservissement des gens autour de lui. Il est important de se souvenir que Kandinsky est né en 1866. Les principaux artistes d’avant-garde sont nés bien plus tard, à partir de la fin des années 1870. Kandinsky est leur aîné d’au moins 15 ans. Il appartient à la génération des symbolistes. Dans certains de ses traits et manifestations, c’est un être paradoxal, constamment partagé. Il a passé 15 ans à faire des études approfondies en sciences humaines. C’est à la fois un brillant intellectuel et un artiste qui s’est lancé dans une création spontanée, anti-intellectuelle. À la faculté de droit de l’Université de Moscou (qui était à cette époque une sorte d’École des sciences de l’Homme), il se passionne pour une nouvelle science, l’ethnographie, et s’apprête à dédier sa vie à l’étude des minorités nationales de l’Empire russe : c’est bien entendu un choix politique. Ces peuples sont humiliés et dépouillés, leur condition est encore pire que celle de la majorité du peuple russe. Il est évident qu’il ne choisit pas ce domaine pour rien. Plus tard, il comprend qu’il faudrait y consacrer toute sa vie, or il ne peut pas abandonner l’art, la peinture. Alors il se met à étudier l’économie politique ; il a écrit un texte poignant sur les châtiments corporels infligés aux paysans russes. Il y constate que les punitions les plus couramment appliquées en Russie sont inhumaines dans leur cruauté, alors que la loi prévoit d’autres solutions. Après la révolution de 1905, il rentre pour la première fois en Russie de son exil volontaire à Munich et, de passage à Odessa, écrit à sa compagne Gabriele Münter : « Enfin, nous ne sommes plus des sujets, nous sommes des citoyens. » Mais aussitôt, il est horrifié par les pogroms. Nous comprenons que son départ pour Munich en 1896 n’était pas lié seulement à sa décision radicale d’abandonner la carrière académique et d’étudier les beaux-arts, mais aussi à son rejet de la vie russe. D’ailleurs, déjà durant ses années d’études, dès qu’il le peut, il quitte la Russie et se rend en Europe.

Il a les moyens pour cela. Il ne doit pas penser à son gagne-pain et peut se permettre de voyager.

Oui, c’est ce qui lui permet de chercher longtemps sa voie dans l’art. Il n’est pas obligé de gagner sa vie en vendant ses productions, n’est pas réduit à peindre des portraits ou des scènes de chasse, des cerfs dans la forêt dont il se moquera dans ses premiers articles critiques. Son père est un marchand de la première guilde. Le second mari de sa femme est directeur d’une banque et également marchand de la première guilde. Qui plus est, Vassily hérite de son oncle une fortune assez importante.

L’année 1908 est décisive pour Kandinsky. Il a 42 ans ; il vit à Munich avec sa compagne Gabriele Münter. « On a l’impression, écrivez-vous, qu’en 1908 Kandinsky – homme, amant, ami, artiste, est enfin né à la vraie vie, à sa véritable vocation. Il déborde d’énergie et de confiance. L’histoire de sa vie est une leçon de temporalité : les gens de génie (et peut-être les gens tout court) ne naissent pas nécessairement (et même rarement) le jour de leur naissance. Une naissance réelle peut se produire bien plus tard, à tout moment. L’homme s’émancipe alors de toutes les entraves ; une naissance tardive apporte une liberté inattendue. » L’année 1910 est celle de sa première aquarelle abstraite. Encore quelques années, et sa vie va radicalement changer à nouveau.

Dans la vie des gens, la normalité temporelle, comme bien d’autres « normalités », est une absurdité. C’est ce que j’ai compris en fréquentant Vassily Kandinsky. L’abandon de clichés temporels (à tel âge on doit déjà ou encore faire ceci ou cela), est une condition importante de l’émancipation de l’individu. La libération de l’Homme, la découverte de soi, de sa véritable vocation, peut se produire à tout moment. Kandinsky devient l’artiste le plus jeune, de plus audacieux, le plus à l’avant-garde, à l’âge de 40 ans. À son époque, un homme de 40 ans est un père de famille, il occupe une position stable dans la société. Et Vassily ? Il vit comme un jeune homme, entouré d’amis bien plus jeunes que lui. Seul quelqu’un de très indépendant peut se permettre de vivre ainsi. L’amour inconditionnel de ses parents, la tendresse de ses amis lui ont sans doute procuré cette liberté intérieure, ce courage d’avancer vers son idéal sans fléchir, sans s’ajuster, sans regarder les autres. Quand, en 1914, avec l’ensemble des Russes exilés, il est chassé d’Allemagne, il rentre à Moscou. Après la révolution de 1917, il observe le nouveau paysage culturel, mais ne cherche pas à s’y intégrer à tout prix. Néanmoins, quand on fait appel à lui, il commence à œuvrer pour la création des nouvelles institutions culturelles soviétiques.

Ceci dit, en 1917, il perd tout ce qu’il possédait auparavant.

Oui, avant 1917, c’est un grand bourgeois, un peintre qui n’est pas obligé de gagner sa vie. Après la révolution (il a plus de 50 ans), toute sa fortune est confisquée ; il n’a plus un kopeck. Le pouvoir soviétique introduit très vite le service du travail obligatoire pour tous les citoyens. En tant que juriste, Kandinsky commence à lutter pour les droits des artistes : pour qu’ils puissent être reconnus en tant que travailleurs et pour qu’ils aient par conséquence leur ration de pain et de pommes de terre. Mais il ne fait partie d’aucun groupe, ni des constructivistes, ni des artistes chantres du pouvoir soviétique. Quand il comprend le tournant que prend le régime, il quitte le pays dès qu’il peut

medvedkova nina
Portrait de Nina Kandinsky, Hugo Erfurth, 1927 // Centre Pompidou

Kandinsky a de la chance : on le laisse partir car on espère qu’il continuera de travailler pour le pouvoir soviétique en Allemagne, n’est-ce pas ?

J’ai puisé ces informations dans les mémoires de Nina, la seconde épouse officielle de Kandinsky. Il me semble que j’ai réussi à les lire, de même que quelques autres sources, de manière nouvelle. Cela concerne le récit, par Nina, des circonstances dans lesquelles Vassily et elle ont quitté la Russie. Nina raconte que son mari a été envoyé en Allemagne en mission par Karl Radek, qui était obsédé par l’idée de la révolution mondiale. Avant 1914, Kandinsky était parfaitement inscrit dans la vie culturelle allemande. Radek l’envoie donc pour qu’il établisse des liens entre les artistes russes et allemands. Mais Kandinsky profite de cette occasion pour littéralement fuir le pays. Dans les mémoires de Nina Kandinsky, qui parfois embellit certaines choses, il y a des détails qu’on ne peut inventer. Il s’agit d’un de ces témoignages involontaires dont les historiens connaissent le prix. Pour moi c’est par exemple son récit à propos des chaussures…

Vassily et Nina rentrent dans une boutique berlinoise bien chic, pour s’acheter de nouvelles chaussures, et pour les essayer, enlèvent leurs horribles godasses soviétiques, laissant apparaître les bas de Nina et les chaussettes de Vassily, mille fois trouées et raccommodées. Le propriétaire de la boutique est effaré par ce spectacle.

Pour quelqu’un comme Kandinsky, c’est une honte. Dandy, bourgeois, il se dit capable de peindre en smoking. Il aime les plats chauds, bien cuisinés, les hôtels confortables.

Il ne peut vivre sans une baignoire.

Kandinsky est le contraire de la bohème. L’artiste le plus radical, qui a décidé que ses tableaux ne vont pas copier le réel, qui a inventé ce geste révolutionnaire – le renoncement à la figuration en art –, mène une vie stable, équilibrée. Ces chaussures qu’il court s’acheter dès qu’il arrive à Berlin, des chaussures chaudes, confortables, convenables, est un détail parlant qui ouvre accès à l’univers secret de l’artiste. Avec son premier salaire au Bauhaus, il se précipitera pour acheter des boucles d’oreilles à Nina. Ce salaire leur permet à peine de se nourrir, mais il achète ces bijoux pour Nina, parce que sa femme doit avoir l’air digne. Il s’agit en fait de cela : de la dignité.

En 1928, Vassily et Nina obtiennent la nationalité allemande. C’est pour eux plus qu’un soulagement, un vrai bonheur ; ils peuvent enfin se débarrasser de leurs passeports soviétiques et ils organisent, pour le fêter, une belle réception. Mais ce n’est pour eux qu’une trêve : le nazisme monte en Allemagne. À l’arrivée d’Hitler au pouvoir, les Kandinsky quittent l’Allemagne et s’installent en France, où ils tentent d’obtenir la nationalité française.

C’est très intéressant qu’un homme tel que Kandinsky travaille au Bauhaus – école où, à cette époque, se crée et s’enseigne l’art le plus à gauche, le plus à l’avant-garde. Les gens y vivent de manière nouvelle : ils changent les codes sociaux, instaurent des nouvelles formes de communication, de relation entre les genres. Ils se baignent nus et organisent des fêtes endiablées. Tout autour, on les déteste. D’abord à Weimar, puis à Dessau, on en parle pour faire peur aux enfants : « Si tu n’es pas sage, on t’enverra au Bauhaus. » Les nazis haïssent et ferment le Bauhaus. Or, malgré les persécutions et les divergences avec les étudiants-communistes, Kandinsky enseigne au Bauhaus jusqu’au dernier jour. C’est seulement après la fermeture définitive de l’école que Vassily et Nina quittent Berlin et s’installent en France. À Paris, ils apprendront que les nazis enlèvent les œuvres de Kandinsky des musées allemands, les vendent ou les détruisent. Dans ses mémoires, Nina raconte comment ils ont perdu la nationalité allemande et obtenu la française. J’ai pu comparer son récit avec les documents d’archives, parce que le dossier de la naturalisation de Kandinsky a été conservé, mais jusqu’à présent personne ne s’y était intéressé. En fait, Kandinsky a été privé de la nationalité allemande parce que, lors du changement de passeport au consulat allemand, il a été prié, selon les lois raciales récemment revues et augmentées, de prouver ses racines aryennes sur trois générations. Ce qu’il ne pouvait évidemment pas faire, ne disposant pas des certificats de naissance de ses grands-parents sibériens. N’étant pas Juif, Kandinsky était quand-même en danger dans la France occupée, parce que les nazis l’avaient mis sur la liste des artistes « dégénérés ». Vassily a envoyé une partie de ses œuvres aux États-Unis, d’autres toiles ont été cachées chez leurs amis résistants en province. Jusqu’à la fin de la guerre, elles attendront leur heure au fond d’une étable. D’autres œuvres encore étaient dissimulées dans l’appartement de leur docteur, Serge Werboff qui, contre toute attente et malgré son nom russe, s’est avéré être Juif. Sa femme fut arrêtée, quant à lui, durant toute l’occupation, Vassily et Nina le cachèrent dans un appartement vide de leur immeuble. Chaque soir, le docteur montait chez eux pour dîner. Plus tard, Nina réussit même à lui procurer de faux papiers. C’est très étonnant, la façon dont Nina raconte cette histoire : d’un ton neutre, comme quelque chose de banal. Elle ne dit jamais : « Vous voyez, mon mari n’avait pas peur, pendant la guerre il a caché des Juifs. » C’est comme si pour elle, c’était une évidence. Mais pour nous, c’est un fait d’une grande importance. Ces détails sont essentiels pour la compréhension de la position politique de Kandinsky durant la dernière période de sa vie. C’est un homme qui ne fait pas de déclaration : il agit. Quand il arrive à Paris, le consulat allemand lui refuse de prolonger son passeport. Il réfléchit très vite et prend aussitôt une bonne décision. Il utilise ses relations en France pour obtenir la nationalité française : ce qui lui permet de ne pas finir sa vie dans un camp français pour les Allemands ni, ensuite, dans un camp allemand pour les « dégénérés ». Kandinsky survit, il protège sa femme. En vivant à Paris sous l’occupation, il travaille quotidiennement et dîne avec le docteur juif. La libération de Paris, quelques mois avant sa mort, est pour lui l’un des plus heureux moments de sa vie.

Quelle leçon pouvons-nous tirer aujourd’hui de la vie de Kandinsky ?

Je pense que sa vie est une véritable leçon pour nous tous. C’est une leçon de survie dans des conditions invraisemblables. Vassily a traversé les catastrophes du XXe siècle, en sachant, à chaque fois, organiser sa vie autrement, mais toujours avec dignité. Dans la manière dont il a vécu, il n’y a rien de mécanique, de fatal, de mort. Il ne se sent pas victime de l’histoire et, en même temps, il ne se cache pas. Aujourd’hui, on a l’impression d’être réduit à deux solutions : soit on est victime des circonstances dramatiques, soit on fait semblant que rien n’est grave, que tout va bien. Or ces attitudes face au monde sont toutes les deux dangereuses et empêchent d’agir. L’homme est un être souverain, à chaque instant de sa vie, il doit être capable de prendre des décisions. La capacité de disposer de soi est un don incroyable qui nous rend actifs, énergiques et, finalement, heureux. C’est la leçon que la vie de Kandinsky nous offre.

L’entretien a été enregistré en russe et diffusé par RFI.

Lire l’original ici

<p>Cet article Olga Medvedkova sur Kandinsky : « Une naissance tardive apporte une liberté inattendue » a été publié par desk russie.</p>

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