
26.10.2025 à 16:57
Pendant la montée en puissance du programme révisionniste russe, le Venezuela a fait figure de « nouveau Cuba ».
<p>Cet article Sur la portée des liens entre la Russie poutinienne et le Venezuela chaviste : la possibilité d’un « front secondaire » ? a été publié par desk russie.</p>
Alors que Donald Trump semble tergiverser en Ukraine où il se heurte à l’impérialisme grand-russe et à un eurasisme conquérant, rebelle à tout « deal », les tensions montent autour du Venezuela chaviste. Au premier abord, une telle situation cadre avec la vision que l’on prête au président des États-Unis, celle d’une géopolitique centrée sur l’Hémisphère occidental. Cependant, ne négligeons pas l’importance des liens russo-vénézuéliens, leur dimension stratégique et le pouvoir de nuisance qu’ils confèrent au Kremlin.
Voilà un quart de siècle que sévit le régime établi par Hugo Chavez, caudillo léniniste-justicialiste du Venezuela de 1999 à 2013, système de domination perpétué par Nicolas Maduro29. Il réprime les opposants et ruine l’un des pays les mieux dotés au monde en ressources naturelles (pétrole, or, bauxite, nickel, fer, terres rares, etc.). Huit millions de Vénézuéliens, soit près des trois dixièmes de la population, ont fui à l’étranger, ce qui a provoqué une crise migratoire dans les pays voisins, avec des répercussions jusqu’aux États-Unis. Pour renforcer leur pouvoir et accroître leur richesse, Maduro et les siens ont mis en place un système de contournement des sanctions internationales et transformé le pays en plateforme du trafic de drogue42. Pilier du chavisme, l’armée dispose de son propre cartel (Los Soles), tandis que les services de sécurité du régime collaborent avec d’autres organisations criminelles (Tren de Aragua). Leurs hommes de main pourchassent les opposants politiques réfugiés à l’étranger. Dans le voisinage immédiat, Maduro conteste la frontière avec Guyana, riche en hydrocarbures, et menace de passer à l’acte. À l’échelle du sous-continent, Hugo Chavez fut à l’origine de l’Alliance bolivarienne des Amériques (ALBA), dont les positions en faveur d’un « monde multipolaire » recoupent les discours et représentations géopolitiques du Kremlin43.
Longtemps, la diplomatie des États-Unis aura misé sur un jeu de sanctions positives et négatives (le bâton et la carotte), la condamnation internationale des pratiques chavistes (manipulation des élections et répression des opposants), et les bons offices de Lula da Silva – trotskiste non repenti et président du Brésil –, pour obtenir une certaine libéralisation du régime. Sur le fond, nombre de dirigeants aux États-Unis, convaincus des attraits de la démocratie de marché, pensaient que le pouvoir de séduction et de persuasion de leur modèle finirait par l’emporter. Las ! Au Venezuela comme sous d’autres cieux, la très surfaite théorie du soft power a éprouvé ses limites. Lors du premier mandat de Donald Trump, la politique américaine, sous l’impulsion de John Bolton, Conseiller à la sécurité nationale, aura un bref temps songé à provoquer un changement de régime (le fameux « regime change »), sans véritablement préparer l’affaire ni persévérer dans cette direction. Par la suite, la situation en Ukraine et ses conséquences énergétiques amenèrent Joe Biden, nouveau président des États-Unis, à assouplir les sanctions sur le pétrole vénézuélien44.
Au début de son second mandat présidentiel, Donald Trump veut marquer la différence avec son prédécesseur, en autorisant le groupe énergétique américain Chevron à importer du pétrole vénézuélien. Il prend ensuite conscience du fait que le Venezuela est la plaque tournante de flux migratoires latino-américains que son Administration entend endiguer, et que le régime chaviste tient une place notable dans le narco-trafic et l’économie criminelle des cartels, qui maîtrisent et alimentent le marché de la drogue aux États-Unis. C’est pourquoi l’embargo pétrolier est rétabli et les cartels, vénézuéliens ou autres, sont désormais considérés comme des organisations terroristes, susceptibles d’un traitement militaire. Au cours de l’année 2025, dix mille soldats américains sont déployés à Porto Rico ainsi qu’une flotte de guerre (sept bâtiments et un sous-marin nucléaire d’attaque) et des avions F-35 ; le porte-avions USS Gerald-Ford est en route vers les Caraïbes ; le régime chaviste subit une forte pression militaire américaine, plusieurs navires soupçonnés de participer au narco-trafic ont été bombardés (huit frappes à ce jour) et le spectre d’une intervention militaire directe rôde ; la CIA est autorisée à mener des actions sur le territoire du Venezuela.
On ne sait pas encore jusqu’où Donald Trump est prêt à engager les États-Unis dans cette affaire. S’agit-il de mener une opération de police internationale, contre les cartels de la drogue et le trafic d’êtres humains, ou envisage-t-il le recours à la force armée pour chasser Maduro du pouvoir et faire tomber le régime chaviste ? À l’intérieur de l’administration Trump comme dans l’électorat républicain, « faucons » interventionnistes et « MAGA » isolationnistes s’opposent sur la question. Dans l’un ou l’autre cas, cette politique de la canonnière entre en résonance avec les thèmes classiques de la doctrine Monroe, de la « Méditerranée américaine » (l’ensemble spatial Caraïbes-golfe du Mexique), et de l’Hémisphère occidental, comme ce fut le cas au détour des XIXe et XXe siècles45. Si le secrétaire d’État Marco Rubio, conseiller à la Sécurité nationale, semble avoir une vision plus large des enjeux, l’administration Trump n’a pas énoncé de stratégie claire concernant le Venezuela et l’ « arrière-cour » des États-Unis (Amérique centrale/Méditerranée américaine). À tous égards, l’approche réductrice qui semble dominer les esprits à Washington diffère de celle des années 1980, lorsque l’enjeu était de contenir le communisme, l’influence soviétique et les agissements de Cuba dans la région. On ne saurait pourtant ignorer la réalité des liens russo-vénézuéliens et le rôle des services castristes auprès de Maduro.
Il faut ici rappeler l’étroitesse de l’alliance historique entre l’URSS et le régime communiste de Cuba, dirigé par les frères Fidel et Raul Castro. La « crise des fusées » (octobre 1962) aura été un temps fort de l’affrontement Est-Ouest, passé à deux doigts d’un conflit armé, au péril d’une guerre nucléaire46. Certes, les liens tissés à l’époque de la guerre froide furent mis à mal avant la dislocation de l’URSS, Moscou ne disposant plus des moyens de subvenir aux besoins de cette île, base avancée du communisme à 150 kilomètres des côtes de la Floride, mais économie naufragée. La détérioration des rapports entre la Russie et l’Occident, notamment après l’attaque contre l’Ukraine (2014), et l’isolement international qui en résulta entraînèrent un rapprochement avec l’allié d’hier. Quelques semaines après l’annexion manu militari de la Crimée, le maître du Kremlin se rendait à La Havane pour y rencontrer Raul Castro. En signe de bonne volonté, les neuf-dixièmes de la dette cubaine contractée à l’époque soviétique furent annulés.
Depuis, d’importants progrès ont été réalisés dans le développement des relations économiques, commerciales et financières, avec des projets communs importants dans les domaines de l’énergie, le transport, en particulier le ferroviaire, l’industrie – y compris le secteur médical et pharmaceutique –, l’agriculture, la science et la technologie, ainsi que la promotion des exportations cubaines sur le marché russe. Présidée par les vice-présidents des deux gouvernements, la Commission intergouvernementale pour la coopération économique, commerciale, scientifique et technique entre la République de Cuba et la Fédération de Russie se réunit régulièrement. Sur le territoire cubain, de grandes entreprises russes comme les Chemins de fer russes, Rosneft (pétrole), les entreprises d’automobiles Autovaz, Kamaz, Gaz et Uaz mènent des projets. En 2017, Rosneft livrait du pétrole à Cuba, prenant en partie le relais du Vénézuela, plongé dans une grave crise47 (le Venezuela assurait normalement 70 % des besoins pétroliers de Cuba). On peut parler d’un axe géopolitique Moscou-La Havane-Caracas, Cuba fournissant au régime chaviste ses services en matière de sécurité, en bonne intelligence avec la Russie qui mobilise aussi le groupe Wagner48.
En vérité, le Venezuela, au cours de ces années de montée en puissance du programme géopolitique révisionniste russe, fait figure de « nouveau Cuba » aux yeux de Moscou. Dans les années 2000, le grand comparse local de Poutine est Chavez. La coopération militaire se traduit par des ventes d’armes russes (Kalachnikov, avions de chasse et chars), financées par la rente pétrolière. Des manœuvres communes, avec des flottes d’avions et de bâtiments russes, sont organisées dans les Caraïbes. La coopération est surtout énergétique, les deux pays tentant de former un consortium pétrolier. Dans des communiqués communs, Moscou et Caracas affirment vouloir constituer un « contrepoids solide à l’influence américaine ». Sur la scène internationale, le Venezuela est l’un des rares pays à reconnaître l’indépendance de l’Abkhazie et de l’Ossétie du Sud, ôtées à la Géorgie en août 2008. Intime de Poutine et dirigeant de Rosneft, Igor Setchine aurait tenu un rôle important dans cette reconnaissance49, moyennant prêts, subsides et prises de participation dans la firme énergétique PDVSA (Petróleos de Venezuela SA).
Bientôt, pour faire face aux graves problèmes financiers que le régime chaviste a provoqués, celui-ci se tourne plus encore vers la Russie, ainsi que vers la Chine populaire, qui octroie d’importants prêts ; en contrepartie, ces deux pays deviennent propriétaires de raffineries vénézuéliennes. Successeur de Chavez, Maduro entretient une relation privilégiée avec Moscou. Évalué à un total de dix-sept milliards de dollars à la fin de la décennie 2010, le soutien russe (investissements dans l’industrie pétrolière et dans les mines, livraisons de blé) va de pair avec une coopération militaire qui se resserre. Parfois, des avions de guerre russes atterrissent sur des aérodromes vénézuéliens et participent à des entraînements : le 10 décembre 2018, deux bombardiers TU-160, accompagnés d’un AN-24 et d’un Il-62, défraient la chronique stratégique durant le temps de leur présence (ils repartent après cinq jours d’exercice). C’est un soutien évident à un président confronté à l’opposition parlementaire et à une large part de la population (une autre part vote avec ses pieds et s’enfuit dans les pays voisins). Qui plus est, Moscou aurait dépêché auprès du président en titre un groupe de quatre-cents mercenaires chargés de sa protection rapprochée50 (Reuters, 25 janvier 2019). Un âge d’or dans les relations russo-vénézuéliennes ?
On objectera que la Russie poutinienne, mise en échec en Ukraine, a d’autres chats à fouetter, qu’elle n’a plus les moyens de mener une politique dispendieuse sur un théâtre périphérique, moins encore la possibilité d’impulser un nouvel ordre international en Amérique latine, fort éloignée de l’Eurasie dont le sort concentre l’attention et les appétits du Kremlin. Certes, mais nul besoin de mobiliser d’énormes ressources pour acquérir un pouvoir de nuisance, affaiblir les États-Unis en favorisant l’ouverture d’un « front secondaire » (un concept-clef dans la pensée stratégique soviétique), avec des répercussions en Ukraine et sur les alliances américaines en Europe. En matière de stratégie oblique et de guerre asymétrique, soyons assurés du fait que les Russes savent faire beaucoup avec peu de choses : la hargne, l’esprit de suite et l’obstination pallient le manque de moyens ; ils n’hésiteront pas à encourager en sous-main une politique du pire, pour « fixer » les États-Unis. À l’arrière-plan se tient la Chine populaire, principal partenaire de nombreux pays latino-américains et parrain du « Sud global ».
Aussi Donald Trump devrait-il peser avec soin ses options stratégiques, au Venezuela comme dans l’ensemble de la région, et circonscrire avec précision ses objectifs politiques. Potentiellement écartelés entre l’Europe, le Moyen-Orient et l’Asie-Pacifique, les États-Unis s’exposeraient grandement en prétendant aller au-delà d’une opération de police internationale qui viserait à tenir en respect et affaiblir le régime chaviste. Surtout, il importe de développer une vision géopolitique d’ensemble qui tienne compte des interconnexions entre les différents théâtres mondiaux et des contrecoups d’un point du globe à un autre. À l’égard de la « Russie-Eurasie », de la Chine populaire, de l’Iran islamique et d’autres systèmes meurtriers, tels que le régime-bunker de Pyongyang et celui des chavistes, le destin des démocraties occidentales appelle une « grande stratégie » qui combine unité d’esprit, convergence des vues et partage des responsabilités. Par essais, erreurs et ajustements réciproques, ce schéma géopolitique pourrait prendre forme. Si les États-Unis y sont disposés.
La notion d’ « Hémisphère occidental » ( « Western Hemisphere ») renvoie à l’ensemble interaméricain, de l’Alaska à la Terre de Feu, ainsi qu’aux Caraïbes. L’usage de cette notion dépasse la seule dénomination d’un ensemble spatial : elle est le véhicule de représentations géopolitiques centrées sur les États-Unis et le rôle censé leur revenir dans cette partie du monde. Il s’agit en fait d’une projection du « système américain », de ses principes et valeurs, tel qu’ils ont été pensés et conçus par les Pères fondateurs des États-Unis, à l’échelle de la totalité du continent. Cette conception élargie du « système américain » se retrouve dès les années 1820, dans la pensée de John Quincy Adams (le sixième président des États-Unis) et Henry Clay (secrétaire d’État dans l’administration Adams). Pour Henry Clay, un tel système permettrait non pas de fonder un empire mais d’établir l’hégémonie des États-Unis aux Amériques et, au-delà d’y contrecarrer la Sainte-Alliance, de rivaliser avec l’Angleterre sur les plans économique, commercial et monétaire. Sur le plan institutionnel, l’Organisation des États américains (OEA), fondée sur le panaméricanisme, en est l’expression (mais les États-Unis s’y heurtent à beaucoup de résistances). Il reste que la traduction économique de ce panaméricanisme, c’est-à-dire le projet d’une zone de libre-échange des Amériques, de l’Alaska à la Terre de Feu, promue par Washington dans les années 1990-2000, n’a pu voir le jour. Désormais, la Chine populaire est le grand partenaire économique et commercial des pays latino-américains, demain peut-être leur principal partenaire financier (voir les projets chinois de « dé-dollarisation » et de Yuan numérique).
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26.10.2025 à 16:56
À quand la fermeture du Centre culturel et spirituel russe du quai Branly, ce bastion d’espionnage et de propagande ?
<p>Cet article Le Courrier des lecteurs a été publié par desk russie.</p>
Bonjour chères amies, chers amis,
Ces derniers jours, nous avons reçu plusieurs courriers intéressants. Jean-Damien T. nous écrit : « Je viens de prendre connaissance de l’édito de la lettre d’infos de Desk Russie, que je lis le plus souvent avec beaucoup d’intérêt. Cette fois, c’est avec de l’agacement que je termine l’édito. Était-il bien utile de faire la réclame, deux fois de suite, pour le site d’Amazon?
Les libraires de France ne méritent-t-ils pas davantage de reconnaissance, eux qui ont organisé maints débats sur la situation en Ukraine et mis en avant vos livres bien davantage que cette multinationale tentaculaire ? C’est franchement désolant. »
J’ai répondu à Jean-Damien qui a compris mes arguments, mais il est utile que j’explique mieux la politique éditoriale de notre toute nouvelle maison d’édition. Si nous investissons dans l’impression à grand tirage, ce qui nécessite l’adhésion à une société de diffusion, également onéreuse, n’importe quel insuccès peut nous être fatal. Par conséquent, nous avons adopté un autre système : petits tirages à peu de frais, et diffusion par nos propres forces. En absence de publicité payante et sans avoir à notre service la distribution dans des librairies, nous publions en premier lieu pour les lecteurs de Desk, et nous informons de nos parutions sur les réseaux sociaux. Quelques dizaines de libraires nous ont découvert et nous commandent des exemplaires, mais cela plus les ventes directes via notre site n’est pas suffisant. C’est pourquoi, comme tous les éditeurs, nous avons commencé également à vendre sur Amazon. Ce qui est le plus intéressant pour nous, ce sont les commandes directement sur notre site AEBL. C’est le meilleur moyen de nous soutenir. En deuxième position se trouve la vente aux libraires, qui jouissent d’une remise de 35 %, et en troisième position, Amazon, qui expédie lui-même, mais nous rembourse moins encore que les libraires. En fait, je ne peux vraiment recommander Amazon qu’à nos lecteurs hors de France, car l’envoi postal à l’étranger nous coûte très cher. Cependant, il faut donner aux gens le choix ! C’est ce que nous faisons.
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Je suis une habituée des insultes sur X, mais là, nous avons reçu une menace voilée. Quelqu’un qui a créé une adresse postale sous le nom de Nazda Rovie, ce qui veut dire en russe « À votre santé ! », nous écrit cette phrase : « Un conseil. Prenez une bonne assurance vie. » Je suppose qu’il s’agit d’une menace adressée à l’équipe de Desk. Une menace qui vient après une série d’attaques de hackers sur notre site et qui n’est pas à prendre à la légère. En même temps, cette menace n’est pas suffisante pour demander une protection policière. « Même pas peur ! », comme disent les enfants.
Nous n’allons pas fermer Desk Russie, ni notre université ou notre maison d’édition. Nous allons continuer comme avant, tout en sachant que le FSB, le GRU et leurs antennes sont capables du pire, comme leurs prédécesseurs soviétiques. Plusieurs opposants ont été tués, empoisonnés, molestés, kidnappés, emprisonnés. C’est le prix à payer pour un certain courage.
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Ella M. nous écrit : « Dans votre Courrier des lecteurs, vous dites que l’ambassade russe jouit d’une protection de la police française, car tel est l’usage diplomatique. Mais quid du Centre culturel et spirituel russe du quai Branly ? Pourquoi, alors que la France condamne l’agression russe, ce centre reste ouvert et continue sa propagande comme si de rien était ? Jusqu’à quand allons-nous tolérer cette hideuse construction en plein centre de Paris ? »
Chère Ella, nous partageons votre indignation. J’ai été peut-être la première à s’insurger, en 2013, contre la construction de ce centre dans une tribune publiée dans Libération. Malheureusement, la décision de vendre le terrain à l’État russe afin d’y construire une église a été prise en pleine lune de miel franco-russe, lorsque Dmitri Medvedev était président (dans ce jeu de chaises musicales) et que la direction française était persuadée qu’une nouvelle ère plus libérale s’ouvrait en Russie. Malgré la guerre russo-géorgienne de 2008 qui a privé la Géorgie de 20 % de son territoire, le discours soi-disant moderniste de Medvedev et les convictions pro-russes de François Fillon, alors Premier ministre, ont fait pencher la balance en faveur du Kremlin.
Ce qui n’était pas connu à l’époque, c’est que cette église serait entourée de plusieurs bâtiments et que cela formerait un « compound ». Lorsque je suis allée voir de mes yeux ce complexe à l’ouverture de l’église, l’accès à ces bâtiments était déjà barré. À ma question adressée à deux molosses russes sur la destination de ces bâtiments, ils m’ont répondu sur un ton peu amène : « C’est pour les pèlerins. » Bien sûr, il n’y a pas de pèlerinage religieux russe à Paris, car il n’y a pas de lieux saints russes ici. En revanche, ce territoire a été proclamé territoire diplomatique en vertu d’un précédent juridique français vieux de 100 ans, qui reconnaissait que le lieu du culte desservant une ambassade pouvait être considéré comme un territoire jouissant d’une immunité diplomatique.
C’est ainsi que cet horrible complexe fait officiellement partie de l’ambassade russe du boulevard Lannes, et malgré des soupçons que les coupoles de l’église cachent des antennes permettant d’espionner plusieurs bâtiments gouvernementaux, comme le quai d’Orsay ou Matignon, il n’y a rien à faire. Honnêtement, je ne sais pas si l’État français peut ordonner la fermeture de ce centre. En tout cas, après la menace que nous avons reçue, nous n’allons pas nous promener dans cet enclos !
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Enfin, nous commençons à recevoir des avis sur le livre de Constantin Sigov Musiques en résistance : Arvo Pärt et Constantin Sigov que nous avons récemment publié. Voici ce qu’écrit Olivier Costa de Beauregard, directeur général du Groupe Industriel Marcel Dassault : « Je viens de finir le livre de Constantin Sigov. Je ne suis pas assez musicien pour tout comprendre mais j’ai admiré la noblesse de ces deux hommes et la beauté précieuse de ces deux vies. L’esprit transcende la matière, lui permet de prendre sa vraie forme, voilà la leçon que j’en ai retirée. Une leçon donnée dans des circonstances adverses d’un matérialisme triomphant, soi-disant historique, en fait englué dans la médiocrité et la laideur du cynisme de l’époque de Brejnev qui les a incarnées. Et de cette gangue a surgi une beauté qui nous touche encore, alors que cet homme cruel mais au fond pitoyable est si justement oublié. Ce qui donne peut-être une perspective et une espérance pour aujourd’hui dans la grande épreuve que vit le peuple ukrainien. »
Merci pour vos avis ! C’est une belle récompense de nos efforts.
<p>Cet article Le Courrier des lecteurs a été publié par desk russie.</p>
26.10.2025 à 16:56
L’historien américain, lauréat du prix Vassyl Stous, s’est entretenu avec le philosophe ukrainien, à l’occasion de la remise du prix, sur les bonnes et les mauvaises manières de comprendre l’histoire.
<p>Cet article Notre passé reste toujours à découvrir a été publié par desk russie.</p>
En septembre 2025, à Kyïv, l’historien américain Timothy Snyder a reçu le prix Vassyl Stous, une distinction ukrainienne rendant hommage à l’un des plus grands poètes et dissidents ukrainien du XXe siècle, assassiné par le régime soviétique en 1985. Créé en 1989 par Yevhen Sverstiouk, autre dissident ukrainien, ce prix est désormais décerné par le PEN Club Ukraine, la maison d’édition Dukh i Litera et la Kyiv Mihailov Business School. Avant la cérémonie de remise des prix, le philosophe ukrainien Volodymyr Yermolenko s’est entretenu publiquement avec Snyder sur les bonnes et les mauvaises façons d’appréhender l’histoire.
Volodymyr Yermolenko. Je commencerai par une question très nietzschéenne. Vous critiquez vivement la manière dont l’histoire est utilisée à la fois par la propagande russe, par les MAGA, par l’extrême droite et par d’autres. Alors, quelle est la bonne manière d’utiliser l’histoire pour comprendre qui nous sommes, et quelle est la mauvaise manière ?
Timothy Snyder. Je vais m’arrêter d’abord sur le mot « histoire », car je pense que c’est un mot essentiel. Nous devons faire attention à ce mot, car dès lors que nous qualifions la politique de la mémoire d’ « histoire », ou que nous qualifions les mythes nationaux d’ « histoire », ou que nous qualifions notre propre perception du passé d’« histoire », nous perdons le sens du mot « histoire ». Cela devient quelque chose qui occupe la place de l’histoire, qui lui enlève son oxygène.
La bonne façon d’utiliser le passé est de reconnaître que tout ce qui s’est passé avant nous fait partie de nous, de reconnaître que nous n’avons en fait qu’une très petite idée de la façon dont cela s’est passé, de reconnaître que plus nous en apprenons sur le passé, plus nous nous donnons du pouvoir, et de reconnaître que l’imprévisibilité du passé est libératrice.
Je suis un historien professionnel. Je ne suis probablement pas mauvais dans ce domaine. Chaque fois que je mène une recherche sérieuse, non seulement je découvre des choses que je ne savais pas, mais je me rends compte que j’avais posé les mauvaises questions. Et l’histoire est comme une science, en ce sens.
Vous posez une question, vous faites des recherches, vous vous rendez compte que vous avez posé la mauvaise question. Tout comme un scientifique qui formule une hypothèse, fait des expériences en laboratoire, puis se rend compte que son hypothèse était stupide et en essaie une autre. C’est ainsi que nous sommes censés travailler.
Donc, si vous achetez un livre qui se prétend historique, que vous le lisez et qu’il vous apprend tout ce que vous vouliez savoir, ce n’est pas de l’histoire. Ce que vous voulez savoir n’est pas de l’histoire. Les choses sur lesquelles vous ne saviez même pas comment vous interroger sont de l’histoire. Les choses qui vous surprennent sont de l’histoire.
C’est la connaissance que quelqu’un a générée à l’aide de méthodes scientifiques, et qui vous est transmise par une utilisation artistique du langage. C’est ça, l’histoire. Donc, ce qui ne va pas avec la version de Poutine ou celle de Trump, c’est que c’est toujours la même chose. Il n’y a pas d’incertitude. Il n’y a pas de place pour la surprise. Il n’y a pas de richesse. Il n’y a pas de profondeur. Au contraire, il y a une certitude à propos d’une ligne d’événements, et cette ligne d’événements nous emprisonne, car s’il est toujours vrai que l’Amérique est grande, alors quoi que nous fassions, elle est grande, et tout le monde doit l’admettre, et nous ne pouvons pas remettre cela en question. Et si nous ne pouvons pas remettre cela en question, alors nous ne sommes pas libres.
Ou, si l’Ukraine a toujours fait partie de la Russie, alors il n’y a rien de mal à ce que la Russie envahisse l’Ukraine. Ce qui ne va pas, ce n’est pas seulement que ce n’est pas vrai. Je peux passer beaucoup de temps à expliquer pourquoi l’Amérique n’était pas si grande dans les années 1950 ou 1920, je peux aussi passer beaucoup de temps à expliquer pourquoi la Russie et l’Ukraine n’étaient pas réunies en 862 après J.-C. Je peux l’expliquer. Le récit de Poutine est faux d’un point de vue factuel, mais ce qui ne va pas, c’est que ce n’est pas du tout de l’histoire.
V.Y. J’ai récemment eu une conversation avec Yaroslav Hrytsak, et j’ai utilisé le mot « toujours » en tant que philosophe. Il m’a répondu qu’il y avait deux mots interdits chez les historiens: « toujours » et « jamais ». Mais si nous disons que l’histoire est imprévisible, comment pouvons-nous en tirer des leçons ?
T.S. C’est une bonne question. Je pense toutefois que cette tension est plus apparente que réelle, car l’imprévisibilité comporte deux aspects.
Le premier est que même lorsqu’il y a de bonnes raisons de croire qu’une tendance va dans une certaine direction, les affaires humaines ou notre interaction avec le monde sont si complexes que des événements imprévus peuvent survenir et ils changent tout. Ainsi, si nous sommes le 10 septembre 2001 et que les employés de l’aéroport Logan de Boston sont un peu plus vigilants lors du contrôle des bagages, alors il n’y aura pas d’attentat terroriste majeur aux États-Unis le lendemain. Nous n’envahirons pas l’Irak, et le monde dans lequel nous vivrons sera très différent.
On pourrait multiplier les exemples. Hitler a failli être assassiné en novembre 1939. S’il avait été tué en 1939, l’Allemagne serait probablement restée d’extrême droite, nationaliste, fasciste, peu importe. Mais il est extrêmement improbable que le gouvernement allemand suivant aurait entrepris la Seconde Guerre mondiale sous la forme que nous avons connue. Alors toute l’histoire de l’Ukraine, par exemple, aurait été très différente.
Il existe donc des contingences qui dépassent notre capacité de prédiction. Je pense également qu’elles dépassent la capacité de prédiction des machines. C’est un aspect de la question.
Mais l’autre aspect est que nous-mêmes sommes, ou du moins pouvons être, imprévisibles. Notre capacité à être imprévisibles dépend, je pense, en partie de notre capacité à voir les lacunes. Notre capacité à voir ce qui est possible et ce qui ne l’est pas.
Je me tourne donc vers votre question et je réponds qu’il existe des moyens d’appliquer l’histoire. Si nous avons une idée de ce qui est plus probable et moins probable. Si nous pouvons reconnaître les schémas du passé, alors nous sommes plus susceptibles d’être en mesure d’exercer notre propre volonté.
Si vous pensez que rien dans le passé n’a d’importance, alors tout ce qui se passe est nouveau, surprenant et choquant. Et donc, lorsque cela se produit, vous vous dites : « C’est nouveau, je suis surpris et choqué, et donc impuissant. » Et non seulement je suis impuissant, mais j’ai une excuse pour mon impuissance, car bien sûr, rien de tel ne s’était jamais produit auparavant.
Mais si vous en savez plus sur l’histoire, alors quand des choses choquantes ou surprenantes se produisent, vous êtes bien sûr un peu surpris ou un peu choqué, mais vous pouvez les reconnaître. En fait, vous pouvez même reconnaître votre propre choc et votre propre surprise comme faisant partie d’un processus historique.
L’histoire nous libère de cette manière en rendant l’inconnu du présent toujours un peu plus familier. Et de cette manière, elle nous aide à devenir plus libres.
Ce qui ne va pas dans la façon dont un dictateur utilise le passé, c’est qu’il affirme qu’il n’y a qu’une seule ligne d’événements et que, par conséquent, vous devez vous situer sur cette ligne, vous ne pouvez être ailleurs. Alors que si nous savons que l’histoire comporte de nombreuses lignes différentes, de nombreuses possibilités différentes, mais que certains ensembles, certaines combinaisons sont plus probables que d’autres, alors nous pouvons nous y préparer. Par exemple, un assassinat politique assez important vient de se produire aux États-Unis. Si vous connaissez un peu l’histoire, vous savez qu’il est très probable que cet événement sera exploité politiquement d’une certaine manière. Et si vous savez qu’il va être exploité politiquement, vous pouvez en parler à l’avance et ainsi réduire les chances que ceux qui veulent l’exploiter politiquement y parviennent.

V.Y. On peut se demander comment différentes époques perçoivent le passé. Je vais vous donner un exemple très simplifié. Je pense que l’une des révolutions clés du XIXe siècle, celle du romantisme, est de dire que les gens du passé, c’est nous. Nous sommes fondamentalement identiques aux gens du passé. Mais ensuite vient le XXe siècle, où de nombreuses écoles disent que non, l’histoire est comme un pays étranger. Comme l’École des Annales en France qui abordait le Moyen Âge comme si ces gens étaient des extraterrestres. Pour ces historiens, les gens du Moyen Âge pensaient, se comportaient et agissaient de manière complètement différente, et nous devons appliquer cette idée de différence totale, car c’est seulement ainsi que nous pourrons les comprendre. Je considère fondamentalement que ces deux approches sont erronées. Quelle est votre opinion à ce sujet ?
T.S. C’est une excellente question. Chez les romantiques ou au XIXe siècle, on pensait que les gens du passé étaient comme nous, sauf que nous sommes confrontés à ce processus de modernisation compliqué, qui nous contamine et nous dilue, et nous devons résister à la modernisation et à la complication. Nous devons nous souvenir de qui nous sommes vraiment.
Et de là découle la nécessité d’entreprendre des rituels, comme écrire de la poésie ou interpréter les rêves, ou quoi que ce soit d’autre, afin de renouer avec qui nous sommes vraiment. Et qui nous sommes vraiment, dans l’imaginaire romantique, ce n’est pas un moi historique. C’est un moi national ou folklorique immuable et sans tache.
Il s’agit donc d’une vision du passé, mais pas d’une vision historique du passé. Et puis, je comprends votre point de vue sur l’aliénation par rapport aux peuples du passé. Le passé est un autre pays, mais… Je suis maintenant dans un autre pays, et je peux communiquer avec vous, bien qu’imparfaitement. Les gens du passé ne sont pas là pour être maltraités, mais pour être compris. Cela peut sembler très simple, mais en essayant de comprendre les gens du passé, vous vous comprenez mieux vous-même. Tout comme lorsque vous essayez de comprendre un autre pays, vous vous comprenez mieux vous-même.
Certes, les gens du passé étaient différents, mais l’historien dira qu’ils ne l’étaient pas au point d’être incompréhensibles. Et un bon historien, je pense, dira qu’il faut essayer de rencontrer les gens du passé encore et encore, à l’aide de toutes les sources disponibles. Autrement dit, même lorsque nous lisons dans une autre langue des textes sur un peuple qui n’existe plus, la façon dont nous entrons en contact avec eux, dont nous les imaginons, est humaine. Et si nous y parvenons, c’est parce que nous trouvons le pouls, l’harmonie, le rythme, d’une manière ou d’une autre, de ces autres personnes. L’histoire n’est possible, et là je ne fais que répéter Isaiah Berlin, non parce que nous avons les sources, mais aussi parce que nous avons cette capacité humaine-là – que nous appellerons empathie.
Nous avons cette capacité humaine à tendre la main et à trouver quelque chose qui nous revient, qui est humain et qui est vrai. Donc oui, les gens du passé sont différents, et j’ajouterais que la différence des gens du passé est l’un des éléments libérateurs de l’histoire.
Car lorsque vous reconnaissez que les gens du passé étaient différents, vous reconnaissez qu’il existe différentes façons d’organiser la vie des êtres humains. Et nous, dans le présent, je pense que nous sommes extrêmement arrogants quant aux formes d’organisation sociale et politique que nous avons. Nous avons tendance à imaginer qu’elles sont meilleures à tous égards que toutes les autres formes d’organisation sociale et politique.
Or nous sommes tout simplement incapables d’imaginer des formes d’organisation sociale et politique très différentes. Il y a là une arrogance inhérente au présent. Dans 50 ans, nous penserons également que les formes d’organisation politique et sociale que nous avons sont meilleures. Tout comme il y a 50 ans, les gens pensaient la même chose.
Mais lorsque vous vous intéressez sérieusement au passé, vous vous rendez compte qu’à certains égards, leur façon de faire était meilleure. Et vous en venez souvent à penser, ce qui est difficile à accepter, que les gens du passé étaient probablement à bien des égards plus compétents et plus intelligents que nous. Ce qui renverse un peu la situation. Je trouve que ce genre de réflexions est très libérateur.
V.Y. Vous faites beaucoup pour que le monde comprenne mieux l’histoire de l’Ukraine, mais aussi pour que nous, les Ukrainiens, nous comprenions mieux nous-mêmes. Les gens ont tendance à penser à l’histoire de l’Ukraine à partir du Moyen Âge. La Rus’, la christianisation, etc. Mais vous proposez une vision beaucoup plus profonde de l’histoire de l’Ukraine. Vous parlez du lien avec la Grèce. Vous parlez des Scythes. Cependant, lorsque nous abordons cette partie de l’histoire, que pouvons-nous apprendre concrètement, faute de sources écrites ?
T.S. À mon avis, l’histoire de la nation ukrainienne et la réflexion consciente sur celle-ci devraient remonter à la période comprise entre l’Union de Lublin et le soulèvement de Khmelnytsky. Donc il y a environ 450 ans.
Mais ce serait une erreur de dire que nous allons fixer une limite à l’histoire et que cette limite est la modernité. La modernité n’est pas la limite de votre histoire. Logiquement parlant, ce que vous êtes devenu au dernier quart du XIXe siècle ou ce que vous êtes aujourd’hui dépend de tout ce qui s’est passé avant.
La modernité ne peut exister qu’en raison des événements qui l’ont précédée. Hier est très important pour nous. Et ce qui se passera demain dépendra de ce qui s’est passé aujourd’hui. Nous interagissons avec l’actualité au jour le jour.
Nous vivons dans un présent très étroit, mais en réalité, la façon dont vous vivrez demain dépend beaucoup plus des cinq premières années de votre vie que d’aujourd’hui. Or vous ne vous souvenez pas des cinq premières années de votre vie. Et l’histoire, le passé sont un peu comme ça.
Le fait que nous ne nous en souvenions pas et que nous n’ayons même pas de sources écrites ne signifie pas que ce n’était pas extrêmement important. Donc oui, l’histoire de la nation est importante pour les Ukrainiens. Mais ce n’est pas la seule chose qui doit compter pour eux.
Quelle que soit la date à laquelle l’histoire nationale a commencé, il y avait quelque chose avant. Et ce qui a précédé est très important pour le type de politique nationale que vous avez. Ce que je veux dire, c’est que le passé lointain est très important. Pour revenir à l’analogie avec votre enfance, nous n’allons pas faire une séance de thérapie freudienne où j’essaierais de vous faire raconter ce qui s’est passé dans votre petite enfance. Mais nous avons de meilleures méthodes que les méthodes freudiennes pour aborder le passé.
Ceux d’entre vous qui ont lu mes travaux savent que je ne suis pas nécessairement un ami de la technologie lorsqu’elle est appliquée au présent et à l’avenir. Nous avons beaucoup de choses à craindre, notamment le changement climatique et la colonisation de nos capacités cognitives par les réseaux sociaux.
Je suis très préoccupé par ces questions. Ironiquement, ce n’est pas dans le futur que la haute technologie, la véritable haute technologie, joue un rôle important pour nous rendre plus intelligents. Ce n’est même pas le cas dans le présent.
J’ai une mauvaise nouvelle concernant le présent : nous sommes beaucoup plus stupides qu’avant. À un certain moment, vous franchissez la ligne où vous ne réalisez plus ce qui est vrai. C’est dans le passé, et en particulier dans le passé lointain, que la technologie nous rend plus intelligents, beaucoup plus intelligents.
Je travaille encore principalement avec des sources écrites. Mais j’apprécie beaucoup la façon dont certaines technologies ont donné vie au passé et rendu visibles des choses qui ne l’étaient pas auparavant. Et ce sont des choses extrêmement intéressantes qui ont un lien direct avec l’histoire de l’Ukraine.
Je vais d’abord vous donner un exemple concernant les Amazones. Tout au long du XXe siècle, l’interprétation dominante de la représentation des Amazones dans l’art grec était freudienne. Leurs propres femmes étant cantonnées aux tâches domestiques conventionnelles, ils fantasmaient donc sur des femmes capables de monter à cheval et de combattre.
Comment savons-nous que ce n’est pas vrai ? Parce que les archéologues ukrainiens ont découvert, lors de fouilles en Ukraine, des dizaines et des dizaines de sites dans lesquels on trouve de très nombreux restes de femmes accompagnés d’armes et d’armures. Environ un cinquième des êtres humains armés dans les sépultures de l’époque scythe sont des femmes.
Alors toute la tradition dans laquelle Hercule, Thésée, Persée et Achille affrontent les Amazones commence à prendre un autre sens. La tradition dans laquelle les Amazones apparaissent dans la guerre de Troie, le fait que les Amazones soient le motif le plus populaire dans la céramique grecque, tout cela prend un autre sens quand on se rend compte qu’en réalité, ils affrontaient régulièrement des archères à cheval qui les tuaient.
Une fois que l’on sait cela, tout semble différent. Plaçons-nous dans la préhistoire profonde de l’Ukraine : les habitants de Trypillia autour d’Ouman, il y a environ 6 000 ans, ont construit des colonies qui étaient à l’époque les plus grandes agglomérations urbaines du monde.
Et non seulement grandes, mais aussi intéressantes, car construites selon un modèle très différent de celui des villes de Mésopotamie. Il s’agit donc d’un modèle spécifique de villes anciennes. Un modèle européen, ukrainien, car nulle part ailleurs en Europe il n’existe de villes aussi grandes.
Il existe donc ce modèle européen, qui comporte des rangées de maisons en demi-cercle et quelques maisons plus grandes, appelées « lodges », ainsi qu’une grande zone de rassemblement au centre. Cette topographie urbaine est très différente du modèle mésopotamien, qui est construit en pierre avec des murs et des concentrations de pouvoir visibles. Il n’y a pas de concentrations de pouvoir visibles dans la culture de Trypillia.
Nous ne pouvons pas dire avec certitude comment cela fonctionnait, mais cela fonctionnait certainement différemment de la Mésopotamie, et cela stimule l’imagination. Pour en revenir à la question précédente, cela nous rappelle qu’il existe plusieurs lignes historiques. Il existe différentes façons pour les humains de s’organiser.

Comment savons-nous tout cela ? Les villes dont je parle sont aujourd’hui des terres agricoles. Elles sont labourées. On ne peut pas les voir à l’œil nu. Elles ont d’abord été repérées vues d’avion, puis on a commencé à creuser, pour ainsi dire, avec le LIDAR, une forme de technologie radar. Ces villes n’étaient pas construites en pierre. Elles étaient construites avec des matériaux organiques. On peut désormais les dater grâce à la datation isotopique du carbone, et avec l’aide de la technologie moderne, on peut se faire une très bonne idée de leur apparence, de leur construction, de leur aspect, puis commencer à réfléchir sur leur mode de vie.
Prenons la question de l’apparition des langues indo-européennes. Tout comme la question des premières villes, celle des langues indo-européennes est une question historique de premier ordre, peut-être l’une des plus importantes.
La patrie indo-européenne, c’est le lieu d’origine des langues que vous parlez, toutes les langues slaves, toutes les langues germaniques, les langues romanes, les langues indiennes, les langues iraniennes, les langues parlées par près de la moitié de la population mondiale actuelle. Depuis le XIXe siècle, il est clair qu’il existe une patrie pour ces langues, car nous pouvons établir des similitudes dans l’utilisation des mots, et je ne vais pas vous ennuyer avec les détails techniques, mais il est clair qu’elles proviennent toutes d’un seul et même endroit, même s’il est difficile de déterminer lequel. Et, là encore, comme pour les Amazones et leurs ossements, on peut avancer des arguments.
Il existe des preuves archéologiques assez solides, non seulement concernant les humains, mais aussi les animaux domestiques, qui pointent vers l’Ukraine. Il existe également des preuves linguistiques assez solides qui pointent vers l’Ukraine, mais cela restait discutable, tant que l’on ne disposait pas de la technologie de l’ADN ancien. Mais une fois que l’on dispose de cette technologie, on peut commencer à cartographier d’où venaient les gens, où ils se sont déplacés et comment ils ont propagé leurs gènes.
Dernièrement, de nombreux articles basés sur des preuves d’ADN ancien ont conclu que l’origine des langues indo-européennes se trouve dans la steppe ukrainienne. Encore une fois, je dois nuancer mes propos. Bien sûr, le débat reste ouvert, mais la technologie moderne nous oriente clairement vers des conclusions assez claires sur des questions très fondamentales. Et ces questions très fondamentales ont souvent un rapport avec l’Ukraine. Pour conclure, si nous en savons plus sur les grandes villes, si nous en savons plus sur la langue, si vous savez que l’ukrainien est une langue qui descend d’une langue vieille de 6 000 ans et qui a vu le jour ici même, ou probablement plus près de Dnipro, si vous savez que quelque part ici se trouve la source non seulement de votre langue, mais aussi de la langue parlée par la moitié du monde, cela fait de votre langue, de son usage quotidien, quelque chose de différent, peut-être, de ce qu’ils étaient auparavant.
Et n’est que le début. Les Yamna, qui sont probablement le peuple qui a fait sortir les langues indo-européennes d’Ukraine, la civilisation de Trypilia, ne sont que le début. Chaque couche suivante, les Scythes, les Goths, les Rus, apporte des informations factuelles extrêmement intéressantes sur ces terres et sur leur lien avec le monde.
V.Y. Voyez-vous des gens, des auteurs, des historiens, des philosophes, des écrivains, qui ont un sens très profond de l’histoire, non pas du passé, mais de l’histoire qui se déroule aujourd’hui ? Dans le contexte ukrainien, je pense à Lessia Oukraïnka, que nous aimons tous les deux, ainsi que beaucoup de personnes dans cette salle, j’en suis sûr. Dans le contexte européen, je pense à des gens comme Nietzsche, Stefan Zweig, ou d’autres. Voyez-vous revenir ce genre de personnes, qui avaient vraiment le sentiment que l’histoire n’appartient pas au passé, que l’histoire traverse nos corps ?
C’est très stimulant de parler de technologie et d’archéologie, et ce que je viens de décrire est tout à fait vrai. Mais je ne veux pas donner l’impression que tout est facile, car cela dépend de l’accès et surtout de l’accès à la terre.
Or le patrimoine que vous possédez, que vous le considériez comme un patrimoine national ou non, est sans cesse volé par les Russes. Certains des plus beaux et des plus importants ornements scythes, des reliques que nous possédons, ont été volés à Kherson. Et partout où les Russes occupent, les Ukrainiens ne peuvent pas fouiller.
D’une manière plus générale, le fait que nous vivions dans un monde en guerre signifie que les gens ont souvent du mal à comprendre pourquoi le passé est si important, pourquoi il est important d’avoir des musées ou des fouilles, pourquoi nous pensons au passé, pourquoi nous devons penser au passé à propos du présent. Et cela me ramène à votre première question. Lorsque les gens pensent au passé, ils n’ont pas besoin d’avoir une vision cohérente et complète. J’ai rendu visite à de nombreux soldats au front et discuté avec eux, et un mot que j’entends souvent, peut-être de manière surprenante, est le mot kultura. Et par kultura, ils ne veulent pas tous dire la même chose.
Ce qu’ils veulent dire, c’est plutôt : « Je veux en savoir plus sur tel morceau de musique, ou je veux en savoir plus sur tel costume, ou je veux en savoir plus sur les Cosaques, je veux apprendre quelque chose qui soit beau et vrai. Pas nécessairement tout, mais une partie. » Je trouve cela tout à fait compréhensible, car même si vous êtes un historien professionnel, vos œuvres peuvent être importantes, elles peuvent être un livre, mais elles ne sont toujours qu’une partie, n’est-ce pas ? Ce sont des œuvres que vous essayez de rendre belles et vraies. Nous devrions donc essayer de faire en sorte que les gens aient accès à des fragments, même si nous ne pouvons pas leur donner l’ensemble.
Cela nous ramène à la question sur la reconnaissance des schémas. La reconnaissance d’un schéma consiste à voir un morceau d’histoire d’une manière qui soit vraie et instructive. Votre question mène donc, bien sûr, à la guerre. Non que cette guerre répète d’autres guerres. Elle est malheureusement similaire à bien des égards à la Première Guerre mondiale. Elle est malheureusement similaire à bien des égards à la Seconde Guerre mondiale, mais elle ne les répète pas.
Il y a des aspects que vous pouvez mieux comprendre grâce à ces analogies. Je pense à ces moments de reconnaissance où vous vous dites : « Ah, quelqu’un s’est trouvé dans une situation similaire. » Il y a un exemple très clair dans l’essai de Victoria Amelina, Nothing Bad Has Ever Happened Here où, à un certain moment, elle a vu les choses d’une manière qu’elle n’avait jamais vue auparavant, et elle a soudainement réalisé qu’ici, à Lviv, toutes sortes de choses terribles se sont produites. Voici comment elle pense. Ces choses s’alignent maintenant de telle sorte que je les comprends, et je me trouve non seulement dans la ville que j’ai toujours cru connaître, mais aussi dans une ville qui m’est soudainement devenue inconnue, mais donc plus réelle. Si le passé se répète, alors aucun d’entre nous n’est responsable. Si les choses se répètent simplement d’elles-mêmes, nous ne pouvons pas être tenus pour responsables, mais si le passé nous aide à comprendre comment quelque chose fonctionne, alors nous ne pouvons pas nous empêcher de penser que nous sommes à l’intérieur de ce quelque chose maintenant, et le fait que nous l’ayons vu signifie que nous en sommes en quelque sorte responsable.
Transcrit depuis un podcast et traduit de l’anglais par Desk Russie
Le texte est édité. Nous remercions le Pen Club Ukraine et UkraineWorld pour leur autorisation de publication.
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<p>Cet article Notre passé reste toujours à découvrir a été publié par desk russie.</p>