La politique britannique semble être à un tournant. La première année du gouvernement de Keir Starmer a montré à quel point le Parti travailliste est revenu à un programme blairiste, dont les politiques néolibérales et répressives sont de plus en plus rejetées. Dans le même temps, le Reform Party de Nigel Farage a fait un bond dans les sondages et semble en passe de remporter les prochaines élections. Mais les choses bougent enfin à gauche, avec le renouveau des Verts depuis l’élection de Zack Polanski à sa tête et le lancement de « Your Party » par Jeremy Corbyn et Zahra Sultana.
Pour James Schneider, ancien conseiller de Jeremy Corbyn et auteur de Our Bloc : How we win (Verso, 2022), qui travaille désormais pour la Progressive International, les leçons de l’ère Corbyn doivent être tirées : pour que la gauche réussisse en Grande-Bretagne, elle ne doit pas se contenter de participer aux élections, mais aussi reconstruire un parti de masse, liés à des clubs sociaux locaux, des syndicats et d’autres organisations. Selon lui, cette voie difficile vers un parti de masse est la seule option pour éviter les divisions culturelles encouragées par la classe dirigeante afin de fracturer la majorité populaire, comme elle l’a fait avec le Brexit.
LVSL – L’année dernière, le Parti travailliste a remporté une large majorité de sièges à Westminster, mais il a également perdu un demi-million de voix par rapport aux élections précédentes de 2019. Depuis lors, Keir Starmer a continué à appliquer des mesures d’austérité et est de plus en plus impopulaire. Comment résumeriez-vous cette première année du gouvernement travailliste ? Et quelles sont vos perspectives pour son avenir jusqu’aux prochaines élections ?
James Schneider – Comme on pouvait s’y attendre, cela a été catastrophique. Quiconque ayant une connaissance élémentaire de la politique et de la société pouvait voir que ce gouvernement allait très vite devenir profondément impopulaire.
En Grande-Bretagne, comme dans la plupart des pays du Nord, le niveau de vie de la plupart des gens est en baisse depuis près de deux décennies. Dans le même temps, les prestations sociales fournies par les services publics, les services sociaux et les droits sociaux ont été réduites. Les infrastructures du pays sont partout en mauvais état, car les gouvernements conservateurs précédents n’ont pas investi pendant des années, alors que les taux d’intérêt étaient proches de zéro. En plus de tout cela, la Grande-Bretagne, très intégrée dans l’économie mondiale, est confrontée à des risques géopolitiques croissants et aux effets inflationnistes des chocs climatiques.
Le Parti travailliste n’a proposé aucune mesure significative pour remédier à ces problèmes. L’approche de Keir Starmer est globalement la même que celle de Rishi Sunak (Premier ministre britannique conservateur d’octobre 2022 à juillet 2024, ndlr) : la poursuite d’une gestion technocratique qui part du principe qu’une administration compétente restaurera la confiance du public dans le système politique. Cette stratégie a échoué sous Sunak, et elle échoue à nouveau sous Starmer.
« Quand il était dans l’opposition, Starmer a été ménagé par la presse britannique, qui considérait que son rôle était de tourner la page de la politique de gauche de Jeremy Corbyn et de réduire les attentes du public en matière de progrès social. Mais une fois que le Parti travailliste est arrivé au pouvoir, ce soutien médiatique a disparu. »
Le déclin du Parti travailliste s’explique également par des raisons politiques. Pendant son mandat dans l’opposition, Starmer a été ménagé par la presse britannique de droite, majoritairement détenue par des milliardaires, qui considérait que son rôle était de tourner la page de la politique de gauche de Jeremy Corbyn et de réduire les attentes du public en matière de progrès social. Mais une fois que le Parti travailliste est arrivé au pouvoir comme plan B du capital, ce soutien médiatique a disparu. Les mêmes médias qui le toléraient se sont rapidement retournés contre lui, amplifiant les échecs du gouvernement.
En fin de compte, le Parti travailliste dirige un gouvernement incohérent. Il a eu cinq ans pour se préparer à ce que serait son mandat et il n’a pas de plan ! Starmer n’a pas de vision cohérente du monde. Quelles que soient leurs différences, et elles sont nombreuses, les précédents dirigeants du Parti travailliste – Tony Blair, Gordon Brown, Ed Miliband ou Jeremy Corbyn – avaient tous une théorie de la société et une vision du changement, ce qui n’est pas le cas de Starmer. Il en résulte un gouvernement à la dérive, confronté à de graves difficultés économiques, à la pression hostile des médias et à la montée en puissance de Reform UK, un parti d’extrême droite qui bénéficie du soutien à la fois des conservateurs mécontents et des électeurs de la classe ouvrière aliénés par la classe politique.
Les sondages reflètent cette division : le Parti travailliste est en tête parmi ceux qui se sentent financièrement en sécurité, tandis que Reform domine parmi les personnes qui ont du mal à joindre les deux bouts. Cela résume bien l’état actuel de la politique britannique.
LVSL – Vous avez mentionné Reform UK. D’un côté, Nigel Farage radicalise certaines franges de la société britannique autour de questions de droite, principalement l’immigration. Nous avons assisté à des émeutes racistes l’été dernier et à une manifestation massive d’extrême droite à Londres récemment. Dans le même temps, Reform a amélioré ses résultats dans les sondages et remporté les élections locales en mai. Si la plupart de ses partisans sont d’anciens électeurs conservateurs, certains viennent du Labour. Pour ceux qui sont passés du Labour à Reform, pensez-vous que les efforts de Nigel Farage pour se présenter comme un « homme du peuple » – par exemple, en appelant à la nationalisation des aciéries de British Steel – ont joué un rôle dans son ascension ?
JS – Cela a certainement joué un rôle. Farage est un entrepreneur politique habile qui sait comment exploiter les frustrations populaires. Cependant, je considère cela comme un facteur secondaire, voire tertiaire. Les causes profondes sont économiques et sociales.
Le message central de Reform UK est surtout économique. Il dit aux électeurs : « Vous avez raison d’être en colère. Vos salaires stagnent, vous n’arrivez pas à obtenir de rendez-vous au NHS (le National Health Service est l’équivalent britannique de la Sécurité sociale, ndlr), vos enfants n’ont pas les moyens de se loger, les transports publics et l’industrie s’effondrent, et nous pouvons régler tout cela si nous nous occupons des migrants, des musulmans et des minorités ». Ce discours combine des griefs légitimes et la désignation de boucs émissaires, ce qui fonctionne pour une petite minorité ayant de forts préjugés, mais aussi pour d’autres qui cherchent une explication à leurs difficultés économiques. Pendant ce temps, le Labour et l’establishment au sens large n’offrent aucune alternative convaincante. Leur message se résume à dire : « La situation est difficile, mais nous la gérons bien, faites-nous confiance. » Sans surprise, cela n’inspire personne.
« Quand Farage parle de la propriété publique de l’eau, de l’acier et d’autres industries, il dépasse même parfois le Parti travailliste sur sa gauche. »
Reform UK tente également de se réinventer de deux manières. Premièrement, en utilisant des références qui rappellent la social-démocratie traditionnelle : quand Farage parle de la propriété publique de l’eau, de l’acier et d’autres industries, il dépasse même parfois le Parti travailliste sur sa gauche. Deuxièmement, en adoptant une attitude populiste à l’américaine : une esthétique « Make Britain Great Again » divertissante, qui ne se prend pas trop au sérieux et anti-élite. Ce style leur permet de paraître plus accessibles.
Plus récemment, Reform UK a même commencé à s’organiser localement, en reprenant d’anciens clubs ouvriers et des espaces sociaux conservateurs. Au premier abord, cela peut sembler insignifiant – des gens qui se réunissent pour boire un verre –, mais ces espaces peuvent facilement devenir des centres d’organisation politique. Si la gauche faisait de même, nous y verrions une avancée stratégique majeure. La capacité de Reform UK à maintenir et à approfondir cette organisation déterminera si elle restera une force durable après un mandat au gouvernement, ce qui semble tout à fait possible à ce stade.
LVSL – Comme vous l’avez mentionné, il y a un énorme manque d’alternative de gauche. Récemment, le Parti vert a gagné en popularité. Zack Polanski est devenu son leader avec 85 % des voix grâce à un programme « éco-populiste » qui s’est avéré très populaire. Le nombre d’adhérents a augmenté, dépassant même celui des Conservateurs, et les sondages sont en hausse. Mais les Verts peuvent-ils vraiment devenir plus qu’un parti de CSP+ concentrés dans les grandes villes ? Peuvent-ils toucher d’autres territoires et la classe ouvrière ?
JS – Un parti politique peut être compris à trois niveaux, chacun étant plus difficile à changer à mesure que l’on approfondit. Le premier niveau est le positionnement : le message public, la stratégie de communication et les questions sur lesquelles il met l’accent. C’est le plus facile à ajuster, et les Verts l’ont fait efficacement. Polanski a attiré plus l’attention des médias sur le parti que quiconque avant lui, en grande partie en adoptant des positions audacieuses et populaires qui avaient été écartées du débat mainstream. Par exemple, les Verts réclament désormais haut et fort un impôt sur la fortune, massivement soutenu par la population. En ce sens, ils parviennent à former un pôle de gauche au niveau national.
Le deuxième niveau concerne le personnel politique et la base sociale : qui compose le parti, sa composition de classe et la manière dont il gouverne au niveau local. Ce niveau est beaucoup plus difficile à modifier. Seules 24.000 personnes ont voté lors interne pour le leader du Green Party, ce qui suggère que la plupart des membres étaient passifs. Aujourd’hui, le parti compte 140.000 membres, dont la plupart ont adhéré explicitement en raison du message éco-populiste.
Cependant, cette présentation éco-populiste n’est généralement pas présentée en termes de classe et les membres des Verts sont plus jeunes, urbains et diplômés que la moyenne. Historiquement, ils ont eu du mal à attirer les personnes racisées et les électeurs de la classe ouvrière non diplômés. Que cela change ou non dépendra de la manière dont leurs nouveaux membres et organisateurs développeront l’orientation du parti. Certains groupes émergents, comme Greens Organise, qui copient ce que nous avons fait avec Momentum (Momentum était une organisation de gauche cofondée par James Schneider en 2015 pour soutenir le leadership de Jeremy Corbyn et l’aider à réformer le parti travailliste, ndlr), tentent de pousser le parti dans cette direction, en le reliant plus étroitement à l’activisme de base. Beaucoup de personnes qui se sentent orphelins politiquement depuis l’ère Corbyn sont prêtes à faire évoluer le Parti vert dans cette direction.
« L’approche parlementariste peut permettre de réaliser certains progrès, mais elle ne modifie pas fondamentalement les rapports de force. »
Enfin, le troisième niveau, le plus profond, est celui de la stratégie : quelle est la théorie du parti en matière de changement social ? Sur ce point, les Verts restent similaires à la plupart des autres partis. Leur modèle de base est parlementaire : rassembler des membres, des donateurs et des sympathisants, remporter des sièges et faire pression pour obtenir des réformes par le biais des institutions existantes. Les Verts disent en substance : si vous élisez davantage de députés verts, ceux-ci pourront soit faire basculer le Parti travailliste vers la gauche, soit obtenir certaines réformes par le biais des institutions existantes. Cette approche peut permettre de réaliser certains progrès, mais elle ne modifie pas fondamentalement les rapports de force.
Néanmoins, même si je ne suis pas membre du Parti vert, je connais et respecte Zack Polanski et je pense qu’il fait du bon travail. Je ne dis pas que les élections n’ont pas d’importance, mais qu’elles ne devraient être qu’une partie d’une stratégie, et non la stratégie dans son ensemble. Il faut une vision plus profonde du changement, qui ne repose pas entièrement sur le parlementarisme. Néanmoins, compte tenu de l’absence actuelle de voix et d’organisations de gauche en Grande-Bretagne, la transformation du Parti vert est une évolution bienvenue.
LVSL – Ce vide des organisations de gauche en Grande-Bretagne est en effet comblé par les Verts, mais aussi par le nouveau parti de Jeremy Corbyn et Zahra Sultana (députée de Coventry, élue sous l’étiquette Labour, désormais indépendante et figure de la gauche britannique, ndlr), actuellement appelé « Your Party ». vous avez décrit la base sociale qu’un nouveau parti de gauche en Grande-Bretagne devrait chercher à organiser : la « classe ouvrière pauvre en actifs », les « diplômés déclassés » (qui penchent désormais vers les Verts) et les « communautés racisées ». Pourriez-vous expliquer comment ces groupes pourraient être attirés par un tel parti ? Par ailleurs, dans une certaine mesure, ces groupes faisaient déjà partie de la coalition travailliste de Jeremy Corbyn, alors que feriez-vous différemment cette fois-ci ?
JS – Il existe bien sûr un chevauchement important entre ces trois groupes, qui ne doivent pas être considérés comme exclusifs, car les personnes issues d’autres milieux sociaux sont également les bienvenues. Mais ces trois groupes constituent le noyau dur des électeurs dont les intérêts communs pourraient, s’ils étaient politiquement unis, représenter une majorité dans la société. L’objectif n’est pas d’exclure les autres, mais de commencer par renforcer le pouvoir de ceux qui ont le plus à gagner de la transformation de la société. Ces groupes étaient en effet au cœur de la coalition travailliste de Corbyn, qui était un projet majoritaire : « For the many, not the few » (slogan de campagne officiel en 2017, ndlr).
Lorsque j’aborde ce sujet, je reçois parfois des critiques selon lesquelles le public cible d’un parti de gauche doit être « la classe ouvrière ». Je suis d’accord, mais la classe sociale n’est pas une identité figée, elle est continuellement façonnée par des processus sociaux, économiques et politiques. Après près de 50 ans de contre-révolution extrêmement efficace, à travers le néolibéralisme et la désindustrialisation, la conscience de classe est très faible. Cela signifie que nous devons reconstruire un nouveau bloc populaire à partir de plusieurs fractions de la classe ouvrière qui ont des intérêts communs. La construction d’une telle coalition nécessite plus qu’une simple unité électorale ; elle nécessite une construction politique active, c’est-à-dire la création d’alliances entre des groupes dont les conditions matérielles sont similaires, même si leurs identités culturelles ou leurs positions sociales diffèrent. Cette approche est courante dans les mouvements de gauche latino-américains, où l’objectif est d’unir des communautés diverses autour d’intérêts sociaux communs.
« La classe dirigeante avait autrefois une stratégie hégémonique qui procurait certains avantages privés à certains groupes du bloc populaire. Aujourd’hui elle n’a plus qu’une seule arme, celle de la division. »
Cette unité populaire est particulièrement importante aujourd’hui, car la classe dirigeante n’a plus qu’une seule arme, celle de la division. La classe dirigeante avait autrefois une stratégie hégémonique qui procurait certains avantages privés à certains groupes du bloc populaire. Dans les années d’après-guerre, le niveau de vie augmentait parce que les salaires augmentaient parallèlement à la productivité. Aujourd’hui, la productivité et les salaires n’augmentent plus, donc cela ne fonctionne plus.
On a alors procédé à la cession d’actifs, par exemple avec le Right to Buy (programme lancé par Margaret Thatcher permettant aux millions de Britanniques vivant alors dans des logements publics d’en devenir propriétaires et a abouti à la quasi-disparition du logement public et à la concentration de l’immobilier aux mains de grandes entreprises, ndlr), ce qui explique pourquoi Thatcher bénéficiait du soutien d’une partie de la classe ouvrière. Mais l’État a déjà cédé presque tout ce qu’il pouvait.
La dernière stratégie consistait donc à gonfler la valeur des actifs, mais cela ne fonctionne que pour les personnes qui possèdent déjà des actifs, et ce groupe est en train de se réduire, d’où la crise de gouvernance. De plus, la crise financière a révélé la stupidité et la vénalité de notre classe dirigeante, et en particulier de son bras financier. Aujourd’hui, la classe dirigeante n’a plus aucun moyen d’améliorer le niveau de vie de la population. Sa seule stratégie restante consiste à diviser les gens, par leur appartenance ethnique, leur culture ou leur identité.

Il est donc encore plus urgent de construire l’unité populaire qu’à l’époque de Corbyn. Le message économique clé de la droite, qui consiste à blâmer les migrants, les musulmans et les minorités pour le déclin social, est un effort délibéré pour fragmenter cette majorité potentielle. Pour surmonter cela, il faut organiser les gens au-delà de ces divisions, construire une identité politique commune autour de la solidarité et de la transformation sociale. Notre tâche consiste à reconstruire la conscience de classe sur de nouvelles bases, en reliant l’insécurité économique, la justice raciale et les inégalités générationnelles dans un seul et même projet politique. C’est ce qui peut transformer une majorité sociologique en une majorité sociale et, à terme, politique. Sinon, les clivages culturels peuvent être utilisés contre nous, et c’est ce qui a fait échouer le projet porté par Corbyn avec le Brexit en 2019.
LVSL – Le Brexit a en effet été le clivage qui a fracturé la coalition sociale réunie par Corbyn. Bien qu’il ait fini par avoir lieu, les divisions politiques qu’il a créées continuent de façonner la politique britannique. Comment expliquez-vous la position incohérente du Parti travailliste sur le Brexit entre 2017 et 2019, lorsque son message politique est passé de « nous respecterons le résultat du référendum et quitterons l’UE » à « nous organiserons un nouveau référendum, avec le maintien dans l’UE comme option » ? Plus précisément, pourquoi l’argument de gauche en faveur du Brexit, qui mettait l’accent sur l’opportunité qu’il représente pour mener une politique industrielle, pour des nationalisations, etc. n’a-t-il jamais été promu par le Labour ? Comment les futurs mouvements de gauche pourraient-ils éviter de répéter cette erreur, surtout si la question du retour dans l’UE se pose à nouveau ?
JS – Il est possible que la question du retour dans l’UE revienne, d’ailleurs Zack Polanski, des Verts, a déjà déclaré que le Royaume-Uni devrait réintégrer l’Union européenne. Pour comprendre ce qui s’est passé sous Jeremy Corbyn, il faut garder deux faits à l’esprit. Premièrement, la direction du Parti travailliste n’avait pas toute latitude pour décider de sa position. Nous dirigions un parti qui comptait de nombreux centres de pouvoir concurrents – syndicats, députés, militants et membres – avec des points de vue très différents. Deuxièmement, dans cette structure, un argumentaire de gauche totalement en faveur du Brexit, malgré les arguments que vous avez mentionnés, n’était tout simplement pas viable. La plupart des syndicats affiliés au parti et des membres, ainsi que la grande majorité des députés, étaient fortement favorables au maintien dans l’UE.
« Même si l’on pensait que le Brexit était une erreur, il était logique d’y chercher des opportunités : politique industrielle, expansion des services publics, réforme des marchés publics, investissements dans les infrastructures… Mais politiquement, cette position était impossible à maintenir au sein du Parti travailliste. »
Lorsque John McDonnell (alors ministre « fantôme » des Finances pour le Labour, nldr) a prononcé un discours fin 2016 suggérant que le Parti travailliste devrait « saisir les opportunités du Brexit », il avait raison. Même si l’on pensait que le Brexit était une erreur, il était logique d’y chercher des opportunités : politique industrielle, expansion des services publics, réforme des marchés publics [pour favoriser les entreprises nationales], investissements dans les infrastructures… Mais politiquement, cette position était impossible à maintenir au sein du Parti travailliste. La gauche libérale était tout simplement trop puissante au sein de la gauche.
En 2017, comme le référendum sur le Brexit ne datait que d’un an, il était naturel que le Parti travailliste promette de quitter l’UE, et tous les membres du front bench (soit le gouvernement proposé par l’opposition travailliste, ndlr) respectaient cette position. Mais dans les deux années suivantes, la campagne pour un second référendum a gagné du terrain, tandis que les conservateurs étaient incapables de mener à bien le Brexit. Et le Parti travailliste était tellement divisé sur la question que cela nous a conduits à un compromis ambigu. Sous la pression, le parti a changé de position, proposant un second référendum et s’alignant finalement sur le camp du « Remain », ce qui a aliéné de nombreux partisans. Nous n’avions pas de principe fort de souveraineté populaire, c’est-à-dire l’idée que le changement politique doit être mené par et pour les citoyens ordinaires.
Avec le recul, l’erreur du Parti travailliste a été de ne pas avoir su construire un discours démocratique plus large autour du Brexit. Nous aurions pu l’inscrire dans un projet plus vaste de transformation sociale : reprendre le pouvoir (« Take Back Control » était le slogan des pro-Brexit, ndlr) non seulement à Bruxelles, mais aussi à l’OMC, à Westminster, aux banques et aux élites non élues. Si nous l’avions fait, nous aurions pu éviter d’être réduits à un choix entre nationalisme et libéralisme. Au final, nous nous sommes retrouvés piégés dans un discours qui se résumait à « le Brexit est mauvais parce qu’il est soutenu par les conservateurs libertariens de droite qui veulent nous faire sortir de l’UE pour de très mauvaises raisons, et par les racistes, alors soyons les gentils et opposons-nous au Brexit », même si les gens avaient voté pour et que cette stratégie était un suicide électoral.
À lire aussi... Jeremy Corbyn : « Les conservateurs vont très probablement p…La leçon clé à retenir ici est que l’unité ne peut pas être simplement maintenue par des compromis. Elle doit être activement construite autour d’une vision claire et positive qui donne aux gens un objectif commun. Sans cela, on se contente de réagir aux événements et on se laisse entraîner dans toutes les directions, ce qui est exactement ce qui est arrivé au Parti travailliste avec le Brexit.
LVSL – Parlons maintenant plus en détail de « Your Party ». Jeremy Corbyn et Zahra Sultana ont annoncé son lancement cet été, après une première année désastreuse du gouvernement travailliste. Corbyn est une figure très reconnue et Sultana représente la jeune génération. Initialement, leur annonce a suscité un énorme enthousiasme, avec plus de 800.000 personnes qui se sont inscrites en ligne. Mais depuis, Zahra Sultana a lancé son propre portail d’adhésion, ce qui a conduit à une dispute publique entre elle et Corbyn. Bien qu’ils affirment que ce différend est désormais résolu et qu’ils soient apparus ensemble lors de plusieurs événements, cela a inquiété leurs soutiens. Vous avez participé à la création de ce nouveau parti, pourriez-vous nous en dire plus sur votre rôle et les raisons qui vous ont finalement poussé à vous en retirer ?
JS – Je suis revenu l’année dernière pour diriger la campagne de Jeremy Corbyn à Islington North (circonscription au Nord de Londres, ndlr), et j’ai ensuite participé aux discussions sur la création d’un nouveau parti. J’avais une idée claire du type d’organisation que je souhaitais voir le jour, mais je ne pensais pas qu’il était réaliste de la lancer avant les élections générales (organisées en juillet 2024, ndlr). Elle a finalement vu le jour cet été, mais cela s’est avéré plus difficile que prévu.
La principale difficulté dans la création du nouveau parti a été de mettre en place une structure de décision légitime. C’est essentiel pour toute organisation, et très difficile à créer sans l’une des trois conditions suivantes. Soit vous avez un leader fort, quelqu’un comme Jean-Luc Mélenchon, qui peut dire « nous formons un nouveau parti » et tout le monde le suit ; soit vous disposez d’organisations préexistantes, comme les syndicats, qui fournissent une base institutionnelle ; soit vous avez un petit groupe fondateur idéologiquement unifié, comme dans de nombreux partis communistes à leurs débuts.
Nous n’avions rien de tout cela. La gauche britannique est aujourd’hui hétérogène, avec de nombreuses orientations stratégiques différentes. Tout au long du processus, la question principale était de savoir si nous pouvions mettre en place une structure capable de prendre des décisions contraignantes de manière collective. Mon espoir initial était de lancer le parti avec une direction collective – comprenant Jeremy et des personnalités d’autres mouvements – unie autour d’une stratégie claire et publiée. Ce groupe agirait comme direction provisoire pendant un an environ, jusqu’à ce que le parti soit suffisamment grand pour organiser des élections démocratiques internes afin de mettre en place une structure permanente.
« L’espace politique est largement ouvert : des millions de personnes ont vu leurs espoirs grandir pendant les années Corbyn et se sentent aujourd’hui complètement délaissées. »
Mais pour cela, il faut d’abord que tout le monde s’accorde sur l’existence et l’autorité d’une telle direction. Cela ne s’est jamais vraiment produit, c’est pourquoi le processus s’oriente désormais vers une conférence fondatrice, au cours de laquelle les membres eux-mêmes débattront et décideront du cadre, et c’est pourquoi j’ai pris du recul en septembre.
Malgré ces défis, je continue de penser que le potentiel est réel. L’espace politique est largement ouvert : des millions de personnes ont vu leurs espoirs grandir pendant les années Corbyn et se sentent aujourd’hui complètement délaissées. La demande est là : des centaines de milliers de personnes se sont inscrites en ligne, le soutien au Parti travailliste s’effondre et même dans ses bastions, il perd des élections, comme récemment au Pays de Galles. Ce qui manque, c’est une organisation capable de canaliser cette énergie en quelque chose de cohérent et de démocratique.
LVSL – En effet, le potentiel de « Your Party » est énorme, mais pour réussir, il faudra construire une organisation solide. Vous avez souligné que nous ne devrions pas nous concentrer uniquement sur les élections, mais aussi sur l’amélioration de la vie des gens « ici et maintenant », en tissant des liens avec les syndicats, les associations de défense des locataires, les coopératives alimentaires, les associations d’entraide pour régler les factures ou les groupes de santé mentale. Cela semble très ambitieux. Comment cela peut-il se faire concrètement, surtout compte tenu du faible niveau de vie civique en Grande-Bretagne aujourd’hui ?
JS – Au niveau local, l’organisation doit partir de l’échelle et des capacités. Si une section locale compte moins d’une centaine de membres, sa seule véritable tâche devrait être d’atteindre ce nombre. Bien sûr, ce nombre est un peu arbitraire, mais si vous n’avez pas 100 membres, vous n’avez pas 10 personnes super actives. Sans cette base minimale, il n’y aura pas assez d’organisateurs actifs pour soutenir un travail local significatif. Pour ces petites sections, le parti central ne devrait fournir que des tracts, des affiches et d’autres outils pour recruter de nouveaux membres.
Une fois qu’une section atteint cette taille critique, l’étape suivante devrait être d’organiser une grande réunion publique, ouverte à l’ensemble de la communauté locale, et pas seulement aux membres. La section choisirait l’une des nombreuses initiatives d’organisation possibles adaptées à son contexte local : campagne pour la rénovation des logements, création d’une association de locataires, revitalisation d’une zone commerciale négligée, création d’un espace communautaire, organisation des travailleurs locaux…
Le parti national devrait élaborer des modèles pour ces formes d’organisation locale, avec des exemples pratiques provenant d’autres régions. Par exemple, si un groupe local a réussi à organiser les locataires, cette expérience devrait être partagée afin que d’autres puissent en tirer les leçons. Les sections pourraient alors adapter ces modèles à leur propre situation, parfois en collaborant avec des syndicats ou des associations existantes, parfois en créant de nouvelles initiatives à partir de zéro.
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Le travail électoral ne devrait intervenir qu’une fois ces bases établies. Il est important de remporter des sièges, mais le véritable enjeu est de savoir si un mouvement a obtenu la majorité sociale, s’il dispose d’une force organisée suffisante dans un domaine donné pour façonner la vie publique et résister au pouvoir des élites. Les élections doivent servir ce processus plus large, et non le remplacer.
Vous avez probablement entendu parler de la notion du « Red Wall » (circonscriptions des Midlands et du nord de l’Angleterre où le Parti travailliste a toujours remporté une grande partie des voix, ndlr). Pour moi, c’est un phénomène intéressant pour la raison exactement opposée à celle présentée par les médias lorsqu’ils affirment que « la classe ouvrière a abandonné le Parti travailliste » : je pense que cela montre que le pouvoir social a toujours une représentation électorale, des années, voire des décennies après sa disparition. Dans les petites et moyennes villes qui comptaient autrefois une ou deux industries majeures et un taux de syndicalisation élevé, les gens votaient encore pour le Parti travailliste il y a dix ans, sur la base d’un pouvoir qui avait été en grande partie détruit il y a trente ans. C’est ce type de pouvoir populaire à long terme que le nouveau parti devrait chercher à reconstruire.
LVSL – Vous avez été l’un des cofondateurs de Momentum et un proche conseiller de Jeremy Corbyn lorsqu’il était à la tête du Parti travailliste. À cette époque, le nombre d’adhérents a explosé, mais il semblait que l’action se concentrait principalement sur la compétition électorale. Avec le recul, pensez-vous qu’il y ait eu une occasion manquée de reconstruire le pouvoir populaire ?
JS – Pendant les années Corbyn, l’une de mes plus grandes frustrations était que nous n’avons jamais redéfini ce que signifiait être membre du parti. Avec 600.000 membres, nous aurions pu construire un véritable pouvoir local, mais l’activisme s’est largement réduit à un engagement en ligne. Cette période a coïncidé avec l’essor des réseaux sociaux, et beaucoup pensaient que les campagnes numériques pouvaient remplacer le face à face. Mais ce n’est pas le cas.
« Pendant les années Corbyn, l’une de mes plus grandes frustrations était que nous n’avons jamais redéfini ce que signifiait être membre du parti. Avec 600.000 membres, nous aurions pu construire un véritable pouvoir local, mais l’activisme s’est largement réduit à un engagement en ligne. »
Si nous voulons nous remettre de 50 ans de contre-révolution féroce et d’atomisation néolibérale, si nous voulons construire un pouvoir, ce ne sera pas seulement par le biais de publications sur les réseaux sociaux. Cela doit se faire dans le monde réel. La politique doit revenir dans les espaces réels, dans les quartiers, sur les lieux de travail et dans la vie sociale. Même la socialisation elle-même peut être politique : créer des espaces où les gens se rencontrent, discutent et s’organisent ensemble fait partie de la construction d’un nouveau type de communauté humaine. La vie sociale-démocrate en Europe occidentale, en Grande-Bretagne et en Scandinavie était autrefois centrée sur les bibliothèques ouvrières, les clubs de travailleurs, les fanfares, les équipes de football, etc.
Si nous ne reconstruisons pas ces fondations, nous serons peut-être au gouvernement à un moment donné, mais nous ne serons pas réellement au pouvoir. Lorsque nous accédons à des fonctions officielles, la classe dirigeante lance toute une série d’attaques contre nous. Si nous ne disposons pas de forces populaires progressistes suffisantes pour former un contrepoids, nous finissons par capituler. C’est ce qui est arrivé à Mitterrand en France, par exemple. Gagner plus de sièges aux prochaines élections n’est qu’une étape, cela ne doit pas être notre objectif ultime. Notre objectif est de socialiser l’économie, de démocratiser l’État et de rompre nos liens avec l’impérialisme. La construction de l’unité populaire est donc une condition préalable à la construction d’un pouvoir populaire significatif.
Bien sûr, ce sont des objectifs ambitieux. Mais nous avons également besoin de cette perspective pour nous lever chaque jour et mener des actions politiques. 99,99 % des actions politiques quotidiennes sont très loin de cet objectif : il s’agit d’installer les chaises pour une réunion, de sortir les poubelles, de répondre aux e-mails, de passer des coups de fil… Mais pour faire tout ce travail, il faut être imprégné de l’idée que nous le faisons dans un but plus large, et même si cela signifie simplement prendre un verre dans un pub local avec d’autres membres du parti, cela permet de rester motivé. C’est le genre de parti dont nous avons besoin : un parti qui ne se contente pas de participer aux élections, mais qui crée de nouvelles formes de pouvoir social, transformant à la fois la société et ses propres membres dans le processus.
LVSL – Pensez-vous que c’est la direction que prend actuellement « Your Party » ?
JS – Il est beaucoup trop tôt pour le dire. La première conférence du parti approche à grands pas (elle se tiendra à Liverpool les 29 et 30 novembre 2025, ndlr) et il y a encore beaucoup d’incertitudes. Mais il y a à la fois des signes encourageants et des obstacles évidents. Le principal défi est que les gens de gauche savent qu’ils doivent faire de la politique différemment, mais très peu savent ce que cela signifie réellement. Il y a un sentiment croissant que les anciennes méthodes ne fonctionnent plus – des réunions qui semblent sans vie, des partis déconnectés de la vie quotidienne – mais la suite reste encore à définir. Même de petites choses, comme un meilleur graphisme ou l’ajout de musique et de culture aux réunions politiques, peuvent beaucoup aider.
Le plus grand défi est le temps. Il faut des années, voire des décennies, pour construire un véritable pouvoir. La dernière période où les gens ordinaires ont collectivement gagné du terrain – que ce soit grâce à la social-démocratie d’après-guerre dans le Nord ou aux luttes anticoloniales dans le Sud – a été le résultat d’une organisation à long terme, parfois sur plusieurs générations, souvent accélérée par des événements mondiaux majeurs comme la guerre.
En revanche, les trente-cinq dernières années ont été marquées par une croissance quasi nulle des revenus réels pour la moitié la plus pauvre de l’humanité, à l’exception notable de la Chine. La stagnation économique a érodé l’espoir et les horizons politiques se sont rétrécis. Les mouvements antérieurs avaient des objectifs clairs à long terme : le socialisme, le communisme ou la libération nationale. Aujourd’hui, cette vision commune nous manque.
Il est essentiel de reconstruire cet horizon stratégique. Sans cela, la politique se résume à réagir à des événements de court terme, axés sur les prochaines élections plutôt que sur la prochaine ère. Ce dont nous avons besoin aujourd’hui, c’est d’une orientation suffisamment large pour guider tous nos efforts individuels : la conviction qu’ensemble, nous pouvons transformer la société, et pas seulement gérer son déclin ou résister à sa destruction.
