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31.10.2025 à 17:53

« La gauche britannique ne doit pas tout miser sur le parlementarisme » – Entretien avec James Schneider

William Bouchardon

La politique britannique semble être à un tournant. La première année du gouvernement de Keir Starmer a montré à quel point le Parti travailliste est revenu à un programme blairiste, dont les politiques néolibérales et répressives sont de plus en plus rejetées. Dans le même temps, le Reform Party de Nigel Farage a fait un bond dans les sondages et semble en passe de remporter les prochaines élections. Mais les choses bougent enfin à gauche, avec le renouveau des Verts depuis l'élection de Zack Polanski à sa tête et le lancement de « Your Party » par Jeremy Corbyn et Zahra Sultana. 
Texte intégral (6842 mots)

La politique britannique semble être à un tournant. La première année du gouvernement de Keir Starmer a montré à quel point le Parti travailliste est revenu à un programme blairiste, dont les politiques néolibérales et répressives sont de plus en plus rejetées. Dans le même temps, le Reform Party de Nigel Farage a fait un bond dans les sondages et semble en passe de remporter les prochaines élections. Mais les choses bougent enfin à gauche, avec le renouveau des Verts depuis l’élection de Zack Polanski à sa tête et le lancement de « Your Party » par Jeremy Corbyn et Zahra Sultana. 

Pour James Schneider, ancien conseiller de Jeremy Corbyn et auteur de Our Bloc : How we win (Verso, 2022), qui travaille désormais pour la Progressive International, les leçons de l’ère Corbyn doivent être tirées : pour que la gauche réussisse en Grande-Bretagne, elle ne doit pas se contenter de participer aux élections, mais aussi reconstruire un parti de masse, liés à des clubs sociaux locaux, des syndicats et d’autres organisations. Selon lui, cette voie difficile vers un parti de masse est la seule option pour éviter les divisions culturelles encouragées par la classe dirigeante afin de fracturer la majorité populaire, comme elle l’a fait avec le Brexit.

LVSL – L’année dernière, le Parti travailliste a remporté une large majorité de sièges à Westminster, mais il a également perdu un demi-million de voix par rapport aux élections précédentes de 2019. Depuis lors, Keir Starmer a continué à appliquer des mesures d’austérité et est de plus en plus impopulaire. Comment résumeriez-vous cette première année du gouvernement travailliste ? Et quelles sont vos perspectives pour son avenir jusqu’aux prochaines élections ?

James Schneider – Comme on pouvait s’y attendre, cela a été catastrophique. Quiconque ayant une connaissance élémentaire de la politique et de la société pouvait voir que ce gouvernement allait très vite devenir profondément impopulaire. 

En Grande-Bretagne, comme dans la plupart des pays du Nord, le niveau de vie de la plupart des gens est en baisse depuis près de deux décennies. Dans le même temps, les prestations sociales fournies par les services publics, les services sociaux et les droits sociaux ont été réduites. Les infrastructures du pays sont partout en mauvais état, car les gouvernements conservateurs précédents n’ont pas investi pendant des années, alors que les taux d’intérêt étaient proches de zéro. En plus de tout cela, la Grande-Bretagne, très intégrée dans l’économie mondiale, est confrontée à des risques géopolitiques croissants et aux effets inflationnistes des chocs climatiques.

Le Parti travailliste n’a proposé aucune mesure significative pour remédier à ces problèmes. L’approche de Keir Starmer est globalement la même que celle de Rishi Sunak (Premier ministre britannique conservateur d’octobre 2022 à juillet 2024, ndlr) : la poursuite d’une gestion technocratique qui part du principe qu’une administration compétente restaurera la confiance du public dans le système politique. Cette stratégie a échoué sous Sunak, et elle échoue à nouveau sous Starmer.

« Quand il était dans l’opposition, Starmer a été ménagé par la presse britannique, qui considérait que son rôle était de tourner la page de la politique de gauche de Jeremy Corbyn et de réduire les attentes du public en matière de progrès social. Mais une fois que le Parti travailliste est arrivé au pouvoir, ce soutien médiatique a disparu. »

Le déclin du Parti travailliste s’explique également par des raisons politiques. Pendant son mandat dans l’opposition, Starmer a été ménagé par la presse britannique de droite, majoritairement détenue par des milliardaires, qui considérait que son rôle était de tourner la page de la politique de gauche de Jeremy Corbyn et de réduire les attentes du public en matière de progrès social. Mais une fois que le Parti travailliste est arrivé au pouvoir comme plan B du capital, ce soutien médiatique a disparu. Les mêmes médias qui le toléraient se sont rapidement retournés contre lui, amplifiant les échecs du gouvernement.

En fin de compte, le Parti travailliste dirige un gouvernement incohérent. Il a eu cinq ans pour se préparer à ce que serait son mandat et il n’a pas de plan ! Starmer n’a pas de vision cohérente du monde. Quelles que soient leurs différences, et elles sont nombreuses, les précédents dirigeants du Parti travailliste – Tony Blair, Gordon Brown, Ed Miliband ou Jeremy Corbyn – avaient tous une théorie de la société et une vision du changement, ce qui n’est pas le cas de Starmer. Il en résulte un gouvernement à la dérive, confronté à de graves difficultés économiques, à la pression hostile des médias et à la montée en puissance de Reform UK, un parti d’extrême droite qui bénéficie du soutien à la fois des conservateurs mécontents et des électeurs de la classe ouvrière aliénés par la classe politique.

Les sondages reflètent cette division : le Parti travailliste est en tête parmi ceux qui se sentent financièrement en sécurité, tandis que Reform domine parmi les personnes qui ont du mal à joindre les deux bouts. Cela résume bien l’état actuel de la politique britannique.

LVSL – Vous avez mentionné Reform UK. D’un côté, Nigel Farage radicalise certaines franges de la société britannique autour de questions de droite, principalement l’immigration. Nous avons assisté à des émeutes racistes l’été dernier et à une manifestation massive d’extrême droite à Londres récemment. Dans le même temps, Reform a amélioré ses résultats dans les sondages et remporté les élections locales en mai. Si la plupart de ses partisans sont d’anciens électeurs conservateurs, certains viennent du Labour. Pour ceux qui sont passés du Labour à Reform, pensez-vous que les efforts de Nigel Farage pour se présenter comme un « homme du peuple » – par exemple, en appelant à la nationalisation des aciéries de British Steel – ont joué un rôle dans son ascension ?

JS – Cela a certainement joué un rôle. Farage est un entrepreneur politique habile qui sait comment exploiter les frustrations populaires. Cependant, je considère cela comme un facteur secondaire, voire tertiaire. Les causes profondes sont économiques et sociales.

Le message central de Reform UK est surtout économique. Il dit aux électeurs : « Vous avez raison d’être en colère. Vos salaires stagnent, vous n’arrivez pas à obtenir de rendez-vous au NHS (le National Health Service est l’équivalent britannique de la Sécurité sociale, ndlr), vos enfants n’ont pas les moyens de se loger, les transports publics et l’industrie s’effondrent, et nous pouvons régler tout cela si nous nous occupons des migrants, des musulmans et des minorités ». Ce discours combine des griefs légitimes et la désignation de boucs émissaires, ce qui fonctionne pour une petite minorité ayant de forts préjugés, mais aussi pour d’autres qui cherchent une explication à leurs difficultés économiques. Pendant ce temps, le Labour et l’establishment au sens large n’offrent aucune alternative convaincante. Leur message se résume à dire : « La situation est difficile, mais nous la gérons bien, faites-nous confiance. » Sans surprise, cela n’inspire personne.

« Quand Farage parle de la propriété publique de l’eau, de l’acier et d’autres industries, il dépasse même parfois le Parti travailliste sur sa gauche. »

Reform UK tente également de se réinventer de deux manières. Premièrement, en utilisant des références qui rappellent la social-démocratie traditionnelle : quand Farage parle de la propriété publique de l’eau, de l’acier et d’autres industries, il dépasse même parfois le Parti travailliste sur sa gauche. Deuxièmement, en adoptant une attitude populiste à l’américaine : une esthétique « Make Britain Great Again » divertissante, qui ne se prend pas trop au sérieux et anti-élite. Ce style leur permet de paraître plus accessibles.

Plus récemment, Reform UK a même commencé à s’organiser localement, en reprenant d’anciens clubs ouvriers et des espaces sociaux conservateurs. Au premier abord, cela peut sembler insignifiant – des gens qui se réunissent pour boire un verre –, mais ces espaces peuvent facilement devenir des centres d’organisation politique. Si la gauche faisait de même, nous y verrions une avancée stratégique majeure. La capacité de Reform UK à maintenir et à approfondir cette organisation déterminera si elle restera une force durable après un mandat au gouvernement, ce qui semble tout à fait possible à ce stade.

LVSL – Comme vous l’avez mentionné, il y a un énorme manque d’alternative de gauche. Récemment, le Parti vert a gagné en popularité. Zack Polanski est devenu son leader avec 85 % des voix grâce à un programme « éco-populiste » qui s’est avéré très populaire. Le nombre d’adhérents a augmenté, dépassant même celui des Conservateurs, et les sondages sont en hausse. Mais les Verts peuvent-ils vraiment devenir plus qu’un parti de CSP+ concentrés dans les grandes villes ? Peuvent-ils toucher d’autres territoires et la classe ouvrière ?

JS – Un parti politique peut être compris à trois niveaux, chacun étant plus difficile à changer à mesure que l’on approfondit. Le premier niveau est le positionnement : le message public, la stratégie de communication et les questions sur lesquelles il met l’accent. C’est le plus facile à ajuster, et les Verts l’ont fait efficacement. Polanski a attiré plus l’attention des médias sur le parti que quiconque avant lui, en grande partie en adoptant des positions audacieuses et populaires qui avaient été écartées du débat mainstream. Par exemple, les Verts réclament désormais haut et fort un impôt sur la fortune, massivement soutenu par la population. En ce sens, ils parviennent à former un pôle de gauche au niveau national.

Le deuxième niveau concerne le personnel politique et la base sociale : qui compose le parti, sa composition de classe et la manière dont il gouverne au niveau local. Ce niveau est beaucoup plus difficile à modifier. Seules 24.000 personnes ont voté lors interne pour le leader du Green Party, ce qui suggère que la plupart des membres étaient passifs. Aujourd’hui, le parti compte 140.000 membres, dont la plupart ont adhéré explicitement en raison du message éco-populiste.

Cependant, cette présentation éco-populiste n’est généralement pas présentée en termes de classe et les membres des Verts sont plus jeunes, urbains et diplômés que la moyenne. Historiquement, ils ont eu du mal à attirer les personnes racisées et les électeurs de la classe ouvrière non diplômés. Que cela change ou non dépendra de la manière dont leurs nouveaux membres et organisateurs développeront l’orientation du parti. Certains groupes émergents, comme Greens Organise, qui copient ce que nous avons fait avec Momentum (Momentum était une organisation de gauche cofondée par James Schneider en 2015 pour soutenir le leadership de Jeremy Corbyn et l’aider à réformer le parti travailliste, ndlr), tentent de pousser le parti dans cette direction, en le reliant plus étroitement à l’activisme de base. Beaucoup de personnes qui se sentent orphelins politiquement depuis l’ère Corbyn sont prêtes à faire évoluer le Parti vert dans cette direction. 

« L’approche parlementariste peut permettre de réaliser certains progrès, mais elle ne modifie pas fondamentalement les rapports de force. »

Enfin, le troisième niveau, le plus profond, est celui de la stratégie : quelle est la théorie du parti en matière de changement social ? Sur ce point, les Verts restent similaires à la plupart des autres partis. Leur modèle de base est parlementaire : rassembler des membres, des donateurs et des sympathisants, remporter des sièges et faire pression pour obtenir des réformes par le biais des institutions existantes. Les Verts disent en substance : si vous élisez davantage de députés verts, ceux-ci pourront soit faire basculer le Parti travailliste vers la gauche, soit obtenir certaines réformes par le biais des institutions existantes. Cette approche peut permettre de réaliser certains progrès, mais elle ne modifie pas fondamentalement les rapports de force.

Néanmoins, même si je ne suis pas membre du Parti vert, je connais et respecte Zack Polanski et je pense qu’il fait du bon travail. Je ne dis pas que les élections n’ont pas d’importance, mais qu’elles ne devraient être qu’une partie d’une stratégie, et non la stratégie dans son ensemble. Il faut une vision plus profonde du changement, qui ne repose pas entièrement sur le parlementarisme. Néanmoins, compte tenu de l’absence actuelle de voix et d’organisations de gauche en Grande-Bretagne, la transformation du Parti vert est une évolution bienvenue.

LVSL – Ce vide des organisations de gauche en Grande-Bretagne est en effet comblé par les Verts, mais aussi par le nouveau parti de Jeremy Corbyn et Zahra Sultana (députée de Coventry, élue sous l’étiquette Labour, désormais indépendante et figure de la gauche britannique, ndlr), actuellement appelé « Your Party ». vous avez décrit la base sociale qu’un nouveau parti de gauche en Grande-Bretagne devrait chercher à organiser : la « classe ouvrière pauvre en actifs », les « diplômés déclassés » (qui penchent désormais vers les Verts) et les « communautés racisées ». Pourriez-vous expliquer comment ces groupes pourraient être attirés par un tel parti ? Par ailleurs, dans une certaine mesure, ces groupes faisaient déjà partie de la coalition travailliste de Jeremy Corbyn, alors que feriez-vous différemment cette fois-ci ?

JS – Il existe bien sûr un chevauchement important entre ces trois groupes, qui ne doivent pas être considérés comme exclusifs, car les personnes issues d’autres milieux sociaux sont également les bienvenues. Mais ces trois groupes constituent le noyau dur des électeurs dont les intérêts communs pourraient, s’ils étaient politiquement unis, représenter une majorité dans la société. L’objectif n’est pas d’exclure les autres, mais de commencer par renforcer le pouvoir de ceux qui ont le plus à gagner de la transformation de la société. Ces groupes étaient en effet au cœur de la coalition travailliste de Corbyn, qui était un projet majoritaire : « For the many, not the few » (slogan de campagne officiel en 2017, ndlr).

Lorsque j’aborde ce sujet, je reçois parfois des critiques selon lesquelles le public cible d’un parti de gauche doit être « la classe ouvrière ». Je suis d’accord, mais la classe sociale n’est pas une identité figée, elle est continuellement façonnée par des processus sociaux, économiques et politiques. Après près de 50 ans de contre-révolution extrêmement efficace, à travers le néolibéralisme et la désindustrialisation, la conscience de classe est très faible. Cela signifie que nous devons reconstruire un nouveau bloc populaire à partir de plusieurs fractions de la classe ouvrière qui ont des intérêts communs. La construction d’une telle coalition nécessite plus qu’une simple unité électorale ; elle nécessite une construction politique active, c’est-à-dire la création d’alliances entre des groupes dont les conditions matérielles sont similaires, même si leurs identités culturelles ou leurs positions sociales diffèrent. Cette approche est courante dans les mouvements de gauche latino-américains, où l’objectif est d’unir des communautés diverses autour d’intérêts sociaux communs. 

« La classe dirigeante avait autrefois une stratégie hégémonique qui procurait certains avantages privés à certains groupes du bloc populaire. Aujourd’hui elle n’a plus qu’une seule arme, celle de la division. »

Cette unité populaire est particulièrement importante aujourd’hui, car la classe dirigeante n’a plus qu’une seule arme, celle de la division. La classe dirigeante avait autrefois une stratégie hégémonique qui procurait certains avantages privés à certains groupes du bloc populaire. Dans les années d’après-guerre, le niveau de vie augmentait parce que les salaires augmentaient parallèlement à la productivité. Aujourd’hui, la productivité et les salaires n’augmentent plus, donc cela ne fonctionne plus.

On a alors procédé à la cession d’actifs, par exemple avec le Right to Buy (programme lancé par Margaret Thatcher permettant aux millions de Britanniques vivant alors dans des logements publics d’en devenir propriétaires et a abouti à la quasi-disparition du logement public et à la concentration de l’immobilier aux mains de grandes entreprises, ndlr), ce qui explique pourquoi Thatcher bénéficiait du soutien d’une partie de la classe ouvrière. Mais l’État a déjà cédé presque tout ce qu’il pouvait. 

La dernière stratégie consistait donc à gonfler la valeur des actifs, mais cela ne fonctionne que pour les personnes qui possèdent déjà des actifs, et ce groupe est en train de se réduire, d’où la crise de gouvernance. De plus, la crise financière a révélé la stupidité et la vénalité de notre classe dirigeante, et en particulier de son bras financier. Aujourd’hui, la classe dirigeante n’a plus aucun moyen d’améliorer le niveau de vie de la population. Sa seule stratégie restante consiste à diviser les gens, par leur appartenance ethnique, leur culture ou leur identité.

James Schneider.

Il est donc encore plus urgent de construire l’unité populaire qu’à l’époque de Corbyn. Le message économique clé de la droite, qui consiste à blâmer les migrants, les musulmans et les minorités pour le déclin social, est un effort délibéré pour fragmenter cette majorité potentielle. Pour surmonter cela, il faut organiser les gens au-delà de ces divisions, construire une identité politique commune autour de la solidarité et de la transformation sociale. Notre tâche consiste à reconstruire la conscience de classe sur de nouvelles bases, en reliant l’insécurité économique, la justice raciale et les inégalités générationnelles dans un seul et même projet politique. C’est ce qui peut transformer une majorité sociologique en une majorité sociale et, à terme, politique. Sinon, les clivages culturels peuvent être utilisés contre nous, et c’est ce qui a fait échouer le projet porté par Corbyn avec le Brexit en 2019.

LVSL – Le Brexit a en effet été le clivage qui a fracturé la coalition sociale réunie par Corbyn. Bien qu’il ait fini par avoir lieu, les divisions politiques qu’il a créées continuent de façonner la politique britannique. Comment expliquez-vous la position incohérente du Parti travailliste sur le Brexit entre 2017 et 2019, lorsque son message politique est passé de « nous respecterons le résultat du référendum et quitterons l’UE » à « nous organiserons un nouveau référendum, avec le maintien dans l’UE comme option » ? Plus précisément, pourquoi l’argument de gauche en faveur du Brexit, qui mettait l’accent sur l’opportunité qu’il représente pour mener une politique industrielle, pour des nationalisations, etc. n’a-t-il jamais été promu par le Labour ? Comment les futurs mouvements de gauche pourraient-ils éviter de répéter cette erreur, surtout si la question du retour dans l’UE se pose à nouveau ?

JS – Il est possible que la question du retour dans l’UE revienne, d’ailleurs Zack Polanski, des Verts, a déjà déclaré que le Royaume-Uni devrait réintégrer l’Union européenne. Pour comprendre ce qui s’est passé sous Jeremy Corbyn, il faut garder deux faits à l’esprit. Premièrement, la direction du Parti travailliste n’avait pas toute latitude pour décider de sa position. Nous dirigions un parti qui comptait de nombreux centres de pouvoir concurrents – syndicats, députés, militants et membres – avec des points de vue très différents. Deuxièmement, dans cette structure, un argumentaire de gauche totalement en faveur du Brexit, malgré les arguments que vous avez mentionnés, n’était tout simplement pas viable. La plupart des syndicats affiliés au parti et des membres, ainsi que la grande majorité des députés, étaient fortement favorables au maintien dans l’UE.

« Même si l’on pensait que le Brexit était une erreur, il était logique d’y chercher des opportunités : politique industrielle, expansion des services publics, réforme des marchés publics, investissements dans les infrastructures… Mais politiquement, cette position était impossible à maintenir au sein du Parti travailliste. »

Lorsque John McDonnell (alors ministre « fantôme » des Finances pour le Labour, nldr) a prononcé un discours fin 2016 suggérant que le Parti travailliste devrait « saisir les opportunités du Brexit », il avait raison. Même si l’on pensait que le Brexit était une erreur, il était logique d’y chercher des opportunités : politique industrielle, expansion des services publics, réforme des marchés publics [pour favoriser les entreprises nationales], investissements dans les infrastructures… Mais politiquement, cette position était impossible à maintenir au sein du Parti travailliste. La gauche libérale était tout simplement trop puissante au sein de la gauche.

En 2017, comme le référendum sur le Brexit ne datait que d’un an, il était naturel que le Parti travailliste promette de quitter l’UE, et tous les membres du front bench (soit le gouvernement proposé par l’opposition travailliste, ndlr) respectaient cette position. Mais dans les deux années suivantes, la campagne pour un second référendum a gagné du terrain, tandis que les conservateurs étaient incapables de mener à bien le Brexit. Et le Parti travailliste était tellement divisé sur la question que cela nous a conduits à un compromis ambigu. Sous la pression, le parti a changé de position, proposant un second référendum et s’alignant finalement sur le camp du « Remain », ce qui a aliéné de nombreux partisans. Nous n’avions pas de principe fort de souveraineté populaire, c’est-à-dire l’idée que le changement politique doit être mené par et pour les citoyens ordinaires.

Avec le recul, l’erreur du Parti travailliste a été de ne pas avoir su construire un discours démocratique plus large autour du Brexit. Nous aurions pu l’inscrire dans un projet plus vaste de transformation sociale : reprendre le pouvoir (« Take Back Control » était le slogan des pro-Brexit, ndlr) non seulement à Bruxelles, mais aussi à l’OMC, à Westminster, aux banques et aux élites non élues. Si nous l’avions fait, nous aurions pu éviter d’être réduits à un choix entre nationalisme et libéralisme. Au final, nous nous sommes retrouvés piégés dans un discours qui se résumait à « le Brexit est mauvais parce qu’il est soutenu par les conservateurs libertariens de droite qui veulent nous faire sortir de l’UE pour de très mauvaises raisons, et par les racistes, alors soyons les gentils et opposons-nous au Brexit », même si les gens avaient voté pour et que cette stratégie était un suicide électoral.

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La leçon clé à retenir ici est que l’unité ne peut pas être simplement maintenue par des compromis. Elle doit être activement construite autour d’une vision claire et positive qui donne aux gens un objectif commun. Sans cela, on se contente de réagir aux événements et on se laisse entraîner dans toutes les directions, ce qui est exactement ce qui est arrivé au Parti travailliste avec le Brexit.

LVSL – Parlons maintenant plus en détail de « Your Party ». Jeremy Corbyn et Zahra Sultana ont annoncé son lancement cet été, après une première année désastreuse du gouvernement travailliste. Corbyn est une figure très reconnue et Sultana représente la jeune génération. Initialement, leur annonce a suscité un énorme enthousiasme, avec plus de 800.000 personnes qui se sont inscrites en ligne. Mais depuis, Zahra Sultana a lancé son propre portail d’adhésion, ce qui a conduit à une dispute publique entre elle et Corbyn. Bien qu’ils affirment que ce différend est désormais résolu et qu’ils soient apparus ensemble lors de plusieurs événements, cela a inquiété leurs soutiens. Vous avez participé à la création de ce nouveau parti, pourriez-vous nous en dire plus sur votre rôle et les raisons qui vous ont finalement poussé à vous en retirer ?

JS – Je suis revenu l’année dernière pour diriger la campagne de Jeremy Corbyn à Islington North (circonscription au Nord de Londres, ndlr), et j’ai ensuite participé aux discussions sur la création d’un nouveau parti. J’avais une idée claire du type d’organisation que je souhaitais voir le jour, mais je ne pensais pas qu’il était réaliste de la lancer avant les élections générales (organisées en juillet 2024, ndlr). Elle a finalement vu le jour cet été, mais cela s’est avéré plus difficile que prévu.

La principale difficulté dans la création du nouveau parti a été de mettre en place une structure de décision légitime. C’est essentiel pour toute organisation, et très difficile à créer sans l’une des trois conditions suivantes. Soit vous avez un leader fort, quelqu’un comme Jean-Luc Mélenchon, qui peut dire « nous formons un nouveau parti » et tout le monde le suit ; soit vous disposez d’organisations préexistantes, comme les syndicats, qui fournissent une base institutionnelle ; soit vous avez un petit groupe fondateur idéologiquement unifié, comme dans de nombreux partis communistes à leurs débuts.

Nous n’avions rien de tout cela. La gauche britannique est aujourd’hui hétérogène, avec de nombreuses orientations stratégiques différentes. Tout au long du processus, la question principale était de savoir si nous pouvions mettre en place une structure capable de prendre des décisions contraignantes de manière collective. Mon espoir initial était de lancer le parti avec une direction collective – comprenant Jeremy et des personnalités d’autres mouvements – unie autour d’une stratégie claire et publiée. Ce groupe agirait comme direction provisoire pendant un an environ, jusqu’à ce que le parti soit suffisamment grand pour organiser des élections démocratiques internes afin de mettre en place une structure permanente. 

« L’espace politique est largement ouvert : des millions de personnes ont vu leurs espoirs grandir pendant les années Corbyn et se sentent aujourd’hui complètement délaissées. »

Mais pour cela, il faut d’abord que tout le monde s’accorde sur l’existence et l’autorité d’une telle direction. Cela ne s’est jamais vraiment produit, c’est pourquoi le processus s’oriente désormais vers une conférence fondatrice, au cours de laquelle les membres eux-mêmes débattront et décideront du cadre, et c’est pourquoi j’ai pris du recul en septembre.

Malgré ces défis, je continue de penser que le potentiel est réel. L’espace politique est largement ouvert : des millions de personnes ont vu leurs espoirs grandir pendant les années Corbyn et se sentent aujourd’hui complètement délaissées. La demande est là : des centaines de milliers de personnes se sont inscrites en ligne, le soutien au Parti travailliste s’effondre et même dans ses bastions, il perd des élections, comme récemment au Pays de Galles. Ce qui manque, c’est une organisation capable de canaliser cette énergie en quelque chose de cohérent et de démocratique.

LVSL – En effet, le potentiel de « Your Party » est énorme, mais pour réussir, il faudra construire une organisation solide. Vous avez souligné que nous ne devrions pas nous concentrer uniquement sur les élections, mais aussi sur l’amélioration de la vie des gens « ici et maintenant », en tissant des liens avec les syndicats, les associations de défense des locataires, les coopératives alimentaires, les associations d’entraide pour régler les factures ou les groupes de santé mentale. Cela semble très ambitieux. Comment cela peut-il se faire concrètement, surtout compte tenu du faible niveau de vie civique en Grande-Bretagne aujourd’hui ?

JS – Au niveau local, l’organisation doit partir de l’échelle et des capacités. Si une section locale compte moins d’une centaine de membres, sa seule véritable tâche devrait être d’atteindre ce nombre. Bien sûr, ce nombre est un peu arbitraire, mais si vous n’avez pas 100 membres, vous n’avez pas 10 personnes super actives. Sans cette base minimale, il n’y aura pas assez d’organisateurs actifs pour soutenir un travail local significatif. Pour ces petites sections, le parti central ne devrait fournir que des tracts, des affiches et d’autres outils pour recruter de nouveaux membres.

Une fois qu’une section atteint cette taille critique, l’étape suivante devrait être d’organiser une grande réunion publique, ouverte à l’ensemble de la communauté locale, et pas seulement aux membres. La section choisirait l’une des nombreuses initiatives d’organisation possibles adaptées à son contexte local : campagne pour la rénovation des logements, création d’une association de locataires, revitalisation d’une zone commerciale négligée, création d’un espace communautaire, organisation des travailleurs locaux…

Le parti national devrait élaborer des modèles pour ces formes d’organisation locale, avec des exemples pratiques provenant d’autres régions. Par exemple, si un groupe local a réussi à organiser les locataires, cette expérience devrait être partagée afin que d’autres puissent en tirer les leçons. Les sections pourraient alors adapter ces modèles à leur propre situation, parfois en collaborant avec des syndicats ou des associations existantes, parfois en créant de nouvelles initiatives à partir de zéro.

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À mesure que les sections se développent, elles devraient recevoir des ressources supplémentaires en fonction de leur activité, par exemple l’accès à des organisateurs d’autres régions, à des programmes de formation, à des fonds ou à des conseils stratégiques. Cela crée une boucle de rétroaction : plus une section renforce son pouvoir au niveau local, plus elle est soutenue. Cela renforce également les liens horizontaux entre les militants qui font un travail similaire, comme l’organisation dans le domaine du logement ou du travail, de sorte que les connaissances circulent sans que tout dépende d’en haut.

Le travail électoral ne devrait intervenir qu’une fois ces bases établies. Il est important de remporter des sièges, mais le véritable enjeu est de savoir si un mouvement a obtenu la majorité sociale, s’il dispose d’une force organisée suffisante dans un domaine donné pour façonner la vie publique et résister au pouvoir des élites. Les élections doivent servir ce processus plus large, et non le remplacer.

Vous avez probablement entendu parler de la notion du « Red Wall » (circonscriptions des Midlands et du nord de l’Angleterre où le Parti travailliste a toujours remporté une grande partie des voix, ndlr). Pour moi, c’est un phénomène intéressant pour la raison exactement opposée à celle présentée par les médias lorsqu’ils affirment que « la classe ouvrière a abandonné le Parti travailliste » : je pense que cela montre que le pouvoir social a toujours une représentation électorale, des années, voire des décennies après sa disparition. Dans les petites et moyennes villes qui comptaient autrefois une ou deux industries majeures et un taux de syndicalisation élevé, les gens votaient encore pour le Parti travailliste il y a dix ans, sur la base d’un pouvoir qui avait été en grande partie détruit il y a trente ans. C’est ce type de pouvoir populaire à long terme que le nouveau parti devrait chercher à reconstruire.

LVSL – Vous avez été l’un des cofondateurs de Momentum et un proche conseiller de Jeremy Corbyn lorsqu’il était à la tête du Parti travailliste. À cette époque, le nombre d’adhérents a explosé, mais il semblait que l’action se concentrait principalement sur la compétition électorale. Avec le recul, pensez-vous qu’il y ait eu une occasion manquée de reconstruire le pouvoir populaire ?

JS – Pendant les années Corbyn, l’une de mes plus grandes frustrations était que nous n’avons jamais redéfini ce que signifiait être membre du parti. Avec 600.000 membres, nous aurions pu construire un véritable pouvoir local, mais l’activisme s’est largement réduit à un engagement en ligne. Cette période a coïncidé avec l’essor des réseaux sociaux, et beaucoup pensaient que les campagnes numériques pouvaient remplacer le face à face. Mais ce n’est pas le cas.

« Pendant les années Corbyn, l’une de mes plus grandes frustrations était que nous n’avons jamais redéfini ce que signifiait être membre du parti. Avec 600.000 membres, nous aurions pu construire un véritable pouvoir local, mais l’activisme s’est largement réduit à un engagement en ligne. »

Si nous voulons nous remettre de 50 ans de contre-révolution féroce et d’atomisation néolibérale, si nous voulons construire un pouvoir, ce ne sera pas seulement par le biais de publications sur les réseaux sociaux. Cela doit se faire dans le monde réel. La politique doit revenir dans les espaces réels, dans les quartiers, sur les lieux de travail et dans la vie sociale. Même la socialisation elle-même peut être politique : créer des espaces où les gens se rencontrent, discutent et s’organisent ensemble fait partie de la construction d’un nouveau type de communauté humaine. La vie sociale-démocrate en Europe occidentale, en Grande-Bretagne et en Scandinavie était autrefois centrée sur les bibliothèques ouvrières, les clubs de travailleurs, les fanfares, les équipes de football, etc. 

Si nous ne reconstruisons pas ces fondations, nous serons peut-être au gouvernement à un moment donné, mais nous ne serons pas réellement au pouvoir. Lorsque nous accédons à des fonctions officielles, la classe dirigeante lance toute une série d’attaques contre nous. Si nous ne disposons pas de forces populaires progressistes suffisantes pour former un contrepoids, nous finissons par capituler. C’est ce qui est arrivé à Mitterrand en France, par exemple. Gagner plus de sièges aux prochaines élections n’est qu’une étape, cela ne doit pas être notre objectif ultime. Notre objectif est de socialiser l’économie, de démocratiser l’État et de rompre nos liens avec l’impérialisme. La construction de l’unité populaire est donc une condition préalable à la construction d’un pouvoir populaire significatif.

Bien sûr, ce sont des objectifs ambitieux. Mais nous avons également besoin de cette perspective pour nous lever chaque jour et mener des actions politiques. 99,99 % des actions politiques quotidiennes sont très loin de cet objectif : il s’agit d’installer les chaises pour une réunion, de sortir les poubelles, de répondre aux e-mails, de passer des coups de fil… Mais pour faire tout ce travail, il faut être imprégné de l’idée que nous le faisons dans un but plus large, et même si cela signifie simplement prendre un verre dans un pub local avec d’autres membres du parti, cela permet de rester motivé. C’est le genre de parti dont nous avons besoin : un parti qui ne se contente pas de participer aux élections, mais qui crée de nouvelles formes de pouvoir social, transformant à la fois la société et ses propres membres dans le processus.

LVSL – Pensez-vous que c’est la direction que prend actuellement « Your Party » ?

JS – Il est beaucoup trop tôt pour le dire. La première conférence du parti approche à grands pas (elle se tiendra à Liverpool les 29 et 30 novembre 2025, ndlr) et il y a encore beaucoup d’incertitudes. Mais il y a à la fois des signes encourageants et des obstacles évidents. Le principal défi est que les gens de gauche savent qu’ils doivent faire de la politique différemment, mais très peu savent ce que cela signifie réellement. Il y a un sentiment croissant que les anciennes méthodes ne fonctionnent plus – des réunions qui semblent sans vie, des partis déconnectés de la vie quotidienne – mais la suite reste encore à définir. Même de petites choses, comme un meilleur graphisme ou l’ajout de musique et de culture aux réunions politiques, peuvent beaucoup aider.

Le plus grand défi est le temps. Il faut des années, voire des décennies, pour construire un véritable pouvoir. La dernière période où les gens ordinaires ont collectivement gagné du terrain – que ce soit grâce à la social-démocratie d’après-guerre dans le Nord ou aux luttes anticoloniales dans le Sud – a été le résultat d’une organisation à long terme, parfois sur plusieurs générations, souvent accélérée par des événements mondiaux majeurs comme la guerre.

En revanche, les trente-cinq dernières années ont été marquées par une croissance quasi nulle des revenus réels pour la moitié la plus pauvre de l’humanité, à l’exception notable de la Chine. La stagnation économique a érodé l’espoir et les horizons politiques se sont rétrécis. Les mouvements antérieurs avaient des objectifs clairs à long terme : le socialisme, le communisme ou la libération nationale. Aujourd’hui, cette vision commune nous manque.

Il est essentiel de reconstruire cet horizon stratégique. Sans cela, la politique se résume à réagir à des événements de court terme, axés sur les prochaines élections plutôt que sur la prochaine ère. Ce dont nous avons besoin aujourd’hui, c’est d’une orientation suffisamment large pour guider tous nos efforts individuels : la conviction qu’ensemble, nous pouvons transformer la société, et pas seulement gérer son déclin ou résister à sa destruction.

29.10.2025 à 21:03

Les Gilets jaunes et la culture de l’insurrection : retour sur les « autonomes »

Arthur Pouliquen

Beaucoup a été écrit sur l'imaginaire révolutionnaire des Gilets jaunes, leurs références à 1789, leurs pratiques non conventionnelles. Le mouvement a massifié une culture de l'insurrection, jusqu'alors confinée aux marges. Mais sur celles-ci, bien peu se sont penchés. C'est le cas d'Arthur Pouliquen : dans Le monde ou rien (Cerf, 2025), il dissèque la mouvance « autonome », cette nébuleuse de gauche révolutionnaire adepte de la confrontation directe. Les Gilets jaunes ont fourni aux « autonomes » une assise plus large et prolétarienne ; à leur tour, les « autonomes » ont apporté aux Gilets jaunes une pratique insurrectionnelle, entretenue de longue date. Extrait.
Texte intégral (3459 mots)

Beaucoup a été écrit sur l’imaginaire révolutionnaire des Gilets jaunes, leurs références à 1789, leurs pratiques non conventionnelles. Le mouvement a massifié une culture de l’insurrection, jusqu’alors confinée aux marges. Mais sur celles-ci, bien peu se sont penchés. C’est le cas d’Arthur Pouliquen : dans Le monde ou rien (Cerf, 2025), il dissèque la mouvance « autonome », cette nébuleuse de gauche révolutionnaire adepte de la confrontation directe. Les Gilets jaunes ont fourni aux « autonomes » une assise plus large et prolétarienne ; à leur tour, les « autonomes » ont apporté aux Gilets jaunes une pratique insurrectionnelle, entretenue de longue date. Extrait.

NDLR : Arthur Pouliquen est également l’auteur de Georges Sorel, le mythe de la révolte (Cerf, 2023). Retrouvez ici son entretien avec LVSL à propos de cet ouvrage.

Le jaune est une couleur chaude

Début novembre 2018 la France entre en ébullition. Des millions de citoyens participent au mouvement national des Gilets jaunes (GJ). Des petites agglomérations aux grandes villes, les ronds-points sont occupés et des actions de péage gratuit mises en place, avec un soutien massif parmi les conducteurs. Beaucoup arborent le gilet déjà utilisé en mars par des opposants à la ligne à grande vitesse Paris-Rennes. Le mouvement part de revendications portant sur le prix de l’essence et la réduction de vitesse sur certaines routes. Surtout, il s’organise en ligne, au travers de vidéos, de groupes Facebook et de pétitions, et passe à peu près totalement sous le radar des autorités, dépassées par la vague. Les réseaux militants ne sont pas mieux lotis.

« Le mot d’ordre était bel et bien la démolition en règle de l’Empire »

Dans leur immense majorité ils imaginent tout d’abord que l’appel va rester cantonné aux réseaux sociaux. Ensuite, constatant la force et la pérennité de la mobilisation dans le pays, ils tergiversent : ne s’agit-il pas d’un soulèvement poujadiste, portant sur des thèmes libéraux, voire réactionnaires ? Les organisations d’extrême droite appellent à le rejoindre, les policiers sont applaudis, politiciens et grands médias multiplient les déclarations empathiques… Les « gauchistes » ne se sentent décidément pas à leur aise. Ils en regretteraient presque les timides manifestations syndicales.

Puis, fin novembre, le mouvement prend une autre tournure. Les points de blocage se multiplient. Les occupations s’enracinent, se défendent : autour des barricades, on chante dans la nuit, on se bat à l’aurore. Des manifestations déboulent dans les grandes villes. Les revendications s’élargissent au coût de la vie, à la critique du gouvernement. Chaque samedi s’annonce comme un nouvel « acte » émeutier d’une ampleur inégalée. Les organisations patronales ou conservatrices se désolidarisent. Et la répression commence. Car l’inflexion de la doctrine française de maintien de l’ordre entamée en 2016 conduit à de durs chocs, qui génèrent de nombreux blessés graves.

Le 24 novembre, les points chauds se multiplient, les GJ marchent sur les Champs-Élysées. La casse agit comme un déclic libérateur[1]. Du moins fait-elle le tri : nombre d’autonomes changent de regard sur les évènements et commencent à rejoindre le mouvement. Un nombre croissant de militants d’extrême gauche suit, malgré des réticences. Quelques-uns s’y joignent, principalement pour chasser leurs adversaires nationalistes.

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Le 1er décembre, un nouveau cap est franchi. Des affrontements d’une rare intensité se déclarent en divers points du territoire, et particulièrement sur la capitale. La bataille se concentre autour des symboles du pouvoir : l’Arc de Triomphe est le théâtre d’une émeute gigantesque. Publié sur Lundi matin quelques jours après les évènements, un témoignage à chaud en propose cette analyse : « Ainsi donc, Paris fut victime de hordes de casseurs venus des profondeurs d’on ne sait quel Enfer, et les braves gardiens de l’Ordre auraient à se plaindre de “violences en marge d’une manifestation”. Pour pouvoir être à la marge, il aurait déjà fallu qu’il y ait eu manifestation… Ce dont il s’agit bien ici en réalité – et il n’en fut jamais autrement – c’est d’une insurrection, car si tout un chacun ne se sentait pas nécessairement le courage ou la force de manier le pavé, le mot d’ordre était bel et bien la démolition en règle de l’Empire. »[2]

Durant les mois qui suivent, ce mouvement d’une forme nouvelle constitue le principal fait de la vie politique française. Son impact sur l’autonomie est immédiatement historique. Car sans se revendiquer de cette expérience (les références mobilisées tiennent plutôt de la Révolution de 1789), le mouvement est décentralisé, hostile à toute récupération, et pratique l’action directe[3]. Les GJ amènent aux autonomes une composante nouvelle, nettement plus prolétarienne – pères et mères de familles nombreuses, ouvriers intérimaires, aides à domicile, maçons, les profils d’hommes et de femmes se renouvellent.

Plus âgés, plus marqués par la vie, et peu au fait des subtiles fractures idéologiques, ces nouveaux manifestants amènent un sang neuf bien que la plupart se démobilisent au fil des mois. Les autonomes doivent aussi composer avec un folklore fait de drapeaux français et de revendications confuses, de symboles patriotes ou révolutionnaires amalgamés, qui les oblige à modifier leurs lignes rouges. Même la couleur jaune traditionnellement associée aux syndicats traîtres se teinte désormais d’une aura révolutionnaire.

La temporalité du mouvement est importante : les GJ apparaissent dans une période de reflux. Les autonomes sont découragés par les  campagnes d’expulsion de la ZAD et les premiers mois du quinquennat d’Emmanuel Macron. Puis leur influence (et celle de l’extrême gauche) va croissante début 2019, à mesure que les GJ se réduisent à leur noyau dur, avec des rendez-vous hebdomadaires drainant de moins en moins de monde. Les appels nationaux conduisent à une concentration des forces dans une ville lors de manifestations plus classiques que l’occupation des ronds-points. L’épuisement guette. Le contre-sommet organisé en août pour répondre au G7 de Biarritz est un échec. Un camp situé à Urugne, sur la côte basque, rassemble GJ, altermondialistes et internationaux dans l’ancienne colonie de vacances Nestlé. Les coalitions Alternative G7 et G7 EZ en charge de l’organisation proposent « legal team », cantines solidaires et autres espaces détente, mais le faible nombre de participants et l’importance du dispositif policier rendent l’initiative inoffensive.

Lors de l’hiver 2018-2019, la violence des affrontements à Paris comme dans nombre de préfectures et sous-préfectures indique pourtant une situation pré-insurrectionnelle. Participants et observateurs, autonomes et services de renseignement ne s’y trompent pas. Mais ce constat tranche vivement avec l’absence totale des armes : malgré des épisodes extrêmement tendus, tels que le pillage et l’incendie d’une voiture de l’armée à Paris le 1er décembre, la France ne bascule pas dans la guerre civile : aucune fusillade n’est enregistrée.

Les millions d’armes à feu présentes sur le territoire national restent dans leurs armoires fortes[4]. La forme déstructurée du mouvement et, surtout, son déclin progressif que tous constatent enterrent les projets les plus résolus. Malgré la présence de nombreux manifestants très déterminés, parmi lesquels divers activistes, chasseurs et anciens militaires, la « dernière jacquerie » modère son niveau de violence. Et les autonomes qui y participent massivement suivent la tendance générale bien plus qu’ils ne la dirigent[5].

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Tout au plus ont-ils un rôle d’inspiration, associés à l’idée fantasmagorique de « black blocs » craints puis espérés, prêts à rejoindre les émeutiers pour tenir en respect la police. Certains de leurs slogans anti-police et quelques techniques de manifestation basiques se diffusent effectivement. Des pratiques s’internationalisent presque immédiatement : les « cacatovs », ces bocaux remplis d’excréments apparus comme projectiles dans les révoltes d’Amérique latine, ou les nuées de parapluies que les protestataires honk-kongais utilisent pour se protéger des tirs sont vite adoptés dans les rues françaises. Mais le principal apport des autonomes tient plutôt à leur expérience face à la répression.

En effet, après une brève période de tolérance, les peines de prison s’abattent par centaines sur des GJ qui manifestent parfois pour la première fois de leur existence, en tout cas fort démunis face à la justice. De ce point de vue, les autonomes participent avec de nombreux autres militants d’extrême gauche à ce travail ingrat d’explication, de collecte de fonds, de recherche d’avocats, de suivi des comparutions puis, le cas échéant, d’envoi de courriers et de mandats aux prisonniers, d’accompagnement des familles… Les structures « antirep » sous forme de Défenses collectives (DefCo) ou d’assemblées de ville sont réactivées. Avec une réelle efficacité locale, quoique les pratiques divergent : faut-il systématiquement envisager une défense politique, « de rupture », ou se contenter de proposer des conseils juridiques ?

Lundi matin[6], Nantes révoltée, Rouen dans la rue, Cerveaux non disponibles et d’autres médias en ligne de tendance communiste libertaire ou « insur » couvrent les évènements. Quelques groupes autonomes essaient de structurer a minima la révolte en diffusant textes d’analyse et conseils pratiques. Des journaux spécifiques apparaissent, comme Jaune, tendance « autonomie prolétarienne », ainsi qu’une pléthore de canards locaux. Des réflexions sont publiées à chaud pour saisir la portée de l’épisode vécu, par exemple avec l’ouvrage Soulèvement qui replace les GJ dans un contexte global[7].

La critique « antitech » trouve une nouvelle jeunesse à la faveur du confinement.

Hors des autonomes, des observateurs extérieurs, sondeurs, policiers, politiques ou universitaires, constatent la tendance. La sociologue de la violence en politique Isabelle Sommier tente un bilan comptable : « Les différents épisodes contestataires mobilisent des acteurs anciens (autonomes, syndicats, agriculteurs) et nouveaux. Les autonomes, en développement depuis les années 2000 […], arrivent en tête des 835 faits [recensés], ils sont les principaux auteurs des violences qu’a connues la mobilisation contre la loi Travail ». Ainsi, les autonomes « connaissent une montée en puissance certaine, en particulier depuis 2016 ; on en comptait 150 lors du 1er mai 2017, 1200 l’année suivante, et 1500 lors de l’acte 18 des Gilets jaunes le 16 mars 2019. »[8]

Covid, scrutin, spleen

La séquence ouverte par cette révolte en jaune ne se clôt qu’avec le COVID19. Après plusieurs mois d’inquiétude et de confusion, en mars 2020, la France se confine. La pandémie frappe l’ensemble des aspects de la vie courante. Elle s’accompagne de restrictions des libertés publiques plébiscitées au nom de la sauvegarde de la santé des plus fragiles. Cette soudaine rupture avec la normalité est envisagée de manière assez différente par les différents groupes militants. Sans surprise, comme pour le reste de la population, elle est globalement très mal vécue.

Une anxiété mêlée d’ennui prévaut. Dans les villes, des Brigades de solidarité populaire (BSP) sont lancées dès la fin mars à l’initiative d’autonomes qui importent le modèle milanais. Des BSP fleurissent un peu partout sur le territoire, dans le Sud, à Grenoble, dans plusieurs arrondissements de Paris et de sa banlieue ainsi qu’en Suisse et en Belgique, dans des régions francophones où s’exportent nombre de projets autonomes. Les brigadistes organisent la collecte et la diffusion de masques ou de vivres. Leur succès tient à cette dimension pratique, facilement reproductible – et aussi, il est vrai, au fait qu’il s’agisse d’une des rares activités proposées durant la période.

Les autonomes des champs sont mieux lotis que leurs camarades des villes. La vie de village est moins affectée par les restrictions. Mais la perspective de nouvelles mesures de contrôle des populations inquiète. La critique « antitech » trouve alors une nouvelle jeunesse. Des sabotages d’antennes 5G ont lieu sur tout le territoire pendant le confinement, particulièrement dans le Jura et la région grenobloise, et agitent beaucoup les services de renseignement. À défaut de bloquer les flux de marchandises et de capitaux, est-il possible de couper ceux des données, vitaux pour l’économie contemporaine ? Début avril 2020, en Isère, c’est un laboratoire de recherche scientifique qui est la proie des flammes. Relayés sur quelques sites anarchistes, ces sabotages impliquant des moyens assez limités ne sont pourtant guère médiatisés.

Ailleurs, une tendance isolée maintient une position de rupture radicale avec la gauche. Elle axe sa critique sur le traitement de la pandémie (et de ses opposants), refuse le consensus et voit d’un bon œil les manifestations qui éclosent contre le pass sanitaire.

Un Manifeste conspirationniste, diffusé fin janvier 2022 au moment du « convoi de la liberté » réunissant ex-GJ et militants anti-vaccins, commente, ironique : « Comme en 1914, le spectacle le plus désopilant nous est offert par tous ces radicaux qui ne peuvent s’avouer qu’ils sont passés dans le camp gouvernemental. En 1914, on avait bien rigolé de voir les tenants anarchistes de la “guerre sociale” convertis dans l’instant à la guerre au boche. Aujourd’hui, les radicaux d’hier sont pour le confinement, à condition qu’il soit autogéré. Contre le “pass sanitaire” tant que tout le monde ne l’aura pas. Pour les “vaccins”, par solidarité, mais sans trop savoir que penser de ce qu’il y a dedans ni de ceux qui les produisent. Il y en a même qui poussent le goût du paradoxe jusqu’à juger l’obligation vaccinale infantilisante et demander en conséquence “plus de pédagogie”. »[9]

La revue Entêtement dont le premier numéro sort également en janvier 2022 diffuse ces positions. Après les divisions de la ZAD, la séquence du COVID19 laisse donc des séquelles. Bien des locaux ont mis la clé sous la porte. Des collectifs se sont faits et défaits. Et des amitiés se brisent : les « appelistes » se déchirent entre « conspirationnistes » revendiqués, hostiles à toute compromission, et partisans d’un agrandissement du front écologiste, dans lequel beaucoup se fondent.

La republication de l’Appel en 2023 est l’occasion pour Julien Coupat de solder les comptes avec certains de ses anciens camarades. Par une étrange facétie de l’histoire, sa trajectoire rappelle ici celle de Debord. Sa préface à l’Appel formule une série de critiques très personnelles, en rupture avec la dimension collective (et gratuite) du texte initial. L’étiquette « appeliste », quoiqu’encore décriée, est l’enjeu d’une rude concurrence : qui est légitime pour s’en revendiquer ? « La vérité est que la meilleure critique desdits “appelistes”, là où ils existent, se trouve dans l’Appel lui-même. Qui sait lire ne peut sincèrement croire que les promoteurs du néo-activisme écologiste seraient, dans leur fuite en avant désespérée, des “appelistes”. Non plus que tel site racoleur pour universitaires en déroute que la crainte de déplaire, la terreur de prendre le mauvais parti, a rendu virtuose dans l’art de ne rien dire, mais sur un ton de défi. Ou ces relaxés de l’anti-terrorisme qui, du fond de leur village, protestent à présent dans les journaux de leur “respect des institutions”. »[10]

La fin du premier quinquennat d’Emmanuel Macron est ressentie par beaucoup d’autonomes comme une période de spleen. Le potentiel insurrectionnel des GJ semble effacé par l’interminable séquence de la pandémie. Ensuite, la campagne électorale ne donne pas lieu à de grandes contestations. L’excitation de 2017, avec sa marginalisation inédite des deux partis ayant jusqu’alors régenté la vie politique sous la Cinquième république, retombe. Tout au plus Lundi matin annonce-t-il une curieuse candidature collective, le « mouvement Akira », présenté le 19 septembre 2022 par un groupe masqué lors d’un happening parisien dans la cour du musée Carnavalet. De mystérieuses affiches « Rejoins la révolution » complètent le dispositif. Le ton grandiloquent du communiqué, relayé par quelques médias, suscite les ricanements de la plupart des militants. Trop prétentieux pour les radicaux, trop ésotérique pour le commun ? Suivent quelques justifications laborieuses. L’initiative ne prend pas, et le soufflé retombe.

Notes :

[1] Anonyme, Beau comme une insurrection impure, préface à l’édition italienne des trois livres du CI, 19 janvier 2019.

[2] « À nos ennemis », Lundi matin n°168, publié en ligne le 7 décembre 2018.

[3] Julien Allavena, L’hypothèse autonome, 2020.

[4] « France : 15 millions d’armes à feu », Le 1 n°199, 25 avril 2018. Ce chiffre (estimation cumulée des armes légales et extralégales) ferait de la France l’un des pays européens au plus haut taux d’armes par habitants – alors même que la législation y est particulièrement contraignante, comparée à ses voisins.

[5] Pris au dépourvu, les services de renseignement surestiment par habitude le rôle des réseaux militants préconstitués. Parfois avec des conséquences tragi-comiques, comme l’arrestation musclée de Julien Coupat et de l’un de ses proches le 8 décembre (plusieurs milliers d’arrestations « préventives » sont réalisées ce jour-là), occupés à manger des croissants…

[6] « Gilets Jaunes. Un assaut contre la société », Lundi matin papier n°4, avril 2019.

[7] Mirasol, Soulèvement. Premiers bilans d’une vague mondiale, 2020.

[8] Isabelle Sommier et al., Violences politiques en France, 2021, p.339. Le comptage des « autonomes » est discutable mais la tendance croissante est assez nette. De tels travaux académiques servent de base au rapport parlementaire sur « l’activisme violent », présenté en novembre 2023, et dont la conclusion propose de nouvelles mesures répressives.

[9] Anonyme, Manifeste conspirationniste, 2022, p.38.

[10] Op. cit., p.10.

26.10.2025 à 18:22

Côte d’Ivoire : une élection pour prolonger le système Ouattara ?

Robin Gachignard-Véquaud

Quelque 8,7 millions d’électeurs ivoiriens ont été appelés aux urnes pour le premier tour de l’élection présidentielle – la septième depuis l’instauration du multipartisme en 1990. Dans ce pays d’Afrique de l’Ouest bordé par le golfe de Guinée, la jeunesse domine une population de plus de 32 millions d’habitants. Dans l’un des derniers maillons de la Françafrique, l’enjeu est majeur. Alassane Ouattara, parvenu au pouvoir à l’issue d’une guerre civile, a tenté de verrouiller le scrutin.
Texte intégral (3531 mots)

Quelque 8,7 millions d’électeurs ivoiriens ont été appelés aux urnes pour le premier tour de l’élection présidentielle – la septième depuis l’instauration du multipartisme en 1990. Dans ce pays d’Afrique de l’Ouest bordé par le golfe de Guinée, la jeunesse domine une population de plus de 32 millions d’habitants. Dans l’un des derniers maillons de la Françafrique, l’enjeu est majeur. Alassane Ouattara, parvenu au pouvoir à l’issue d’une guerre civile, a tenté de verrouiller le scrutin.

Pendant trois décennies après l’indépendance de 1960, la Côte d’Ivoire a vécu sous le système du parti unique, dirigée par Félix Houphouët-Boigny, surnommé le « père de l’indépendance ». À la fin des années 1980, la chute des cours du cacao marquant la fin du « Miracle ivoirien » [une croissance à 7 % dans les années 1960-1970] et la pression des bailleurs internationaux plongent le pays dans une période d’austérité. Le Premier ministre d’alors, Alassane Ouattara, ancien cadre de la Banque centrale des États d’Afrique de l’Ouest, conduit les premières réformes économiques libérales.

Trente ans plus tard, Ouattara est toujours au centre du jeu politique. Président depuis 2011, il se présente à nouveau comme le grand favori, en quête d’un quatrième mandat. Une candidature qui continue de nourrir la controverse : la Constitution de 2000 limitait le nombre de mandats présidentiels à deux, mais la réforme constitutionnelle de 2016, instituant la Troisième République, a selon le camp présidentiel « remis les compteurs à zéro ». L’opposition, elle, dénonce une « violation de l’esprit de la loi fondamentale ».

Organisé par la Commission électorale indépendante (CEI), le scrutin est observé de près, tant par les partenaires internationaux que par la société civile. La Côte d’Ivoire, locomotive économique de la région, reste hantée par le spectre de la crise postélectorale de 2010-2011, qui avait plongé le pays dans un conflit meurtrier. Quinze ans plus tard, la mémoire de cette guerre civile plane toujours sur les urnes.

La campagne officielle s’est achevée ce jeudi 23 octobre au soir. Les premiers résultats du scrutin de samedi ne devraient pas être officialisés avant plusieurs jours.

Camps opposés depuis des décennies

Les crises politiques à répétition qui secouent la Côte d’Ivoire trouvent leur origine dans la difficile transition du système de parti unique vers un régime multipartite. Héritée d’un pouvoir autoritaire qui avait longtemps uniformisé la société autour du concept d’« ivoirité », cette mutation révèle des tensions profondes entre communautés régionales et fragilise la cohésion nationale.

Dans une économie qui cesse de créer massivement des emplois, la montée de discours xénophobes vise alors les populations du Nord, majoritairement musulmanes, et les communautés étrangères venues du Sahel — notamment du Burkina Faso et du Mali. Ces divisions identitaires, attisées par la rivalité des camps politiques, vont durablement structurer la vie publique ivoirienne.

En 1999, un premier coup d’État militaire, inédit depuis l’indépendance, renverse le président Henri Konan Bédié, héritier du système postcolonial. Le pouvoir militaire, qui promet une transition vers un régime civil, entretient pourtant les clivages. La nouvelle Constitution adoptée en 2000 — instaurant la Deuxième République — réserve la présidence aux candidats dont les deux parents sont ivoiriens, écartant de fait Alassane Ouattara, figure du Nord, de l’élection présidentielle d’octobre.

Le scrutin porte Laurent Gbagbo, opposant historique et chef du Front populaire ivoirien (FPI), à la tête du pays. Mais la victoire s’accompagne de violences dans les rues et d’accusations de fraude. Ouattara conteste les résultats et réclame une nouvelle élection, tandis que le chef de la junte s’exile. Gbagbo s’installe au pouvoir, marquant la première véritable alternance politique depuis 1960. Toutefois, les législatives suivantes ne peuvent se tenir sur tout le territoire, certaines zones du Nord échappant au contrôle du gouvernement.

L’instabilité persiste tout au long de la Deuxième République (2000-2016). Les deux mandats de Laurent Gbagbo, pourtant placés sous le signe de la justice sociale et de la souveraineté nationale, peinent à concrétiser leurs promesses. La gratuité de l’école primaire et secondaire, annoncée dès 2000, ne se généralise pas faute de moyens et d’une administration efficace. Dans un pays bloqué, les infrastructures du pays se dégradent, notamment pour la santé et l’éducation, le secteur de l’énergie ne parvient plus à approvisionner l’ensemble du pays. La corruption installée dans le pays persiste.

À partir de 2002, la contestation du pouvoir dégénère en conflit armé. Une rébellion issue du Nord, regroupée sous le nom de Forces nouvelles de Côte d’Ivoire (FNCI) et dirigée par l’ancien Premier ministre Guillaume Soro, contrôle jusqu’à 60 % du territoire, avec le soutien du Burkina Faso. Les affrontements entre l’armée régulière et les forces rebelles font de nombreuses victimes civiles et militaires.

Sous la pression de la CEDEAO et de la France, les belligérants signent finalement en mars 2007 à Ouagadougou un accord politique prévoyant la réunification du pays et un processus électoral de sortie de crise. Les deux camps s’accordent alors sur un partage du pouvoir au sommet de l’État, dans l’attente de l’élection cruciale de 2010.

Malgré les accords de Ouagadougou, la paix reste précaire. Les années suivantes sont marquées par des tensions latentes, une administration fragmentée et un pays de facto divisé entre Nord et Sud. Le processus de désarmement piétine, tandis que les échéances électorales sans cesse reportées nourrissent la défiance. En 2010, la présidentielle censée tourner la page de la crise se transforme en nouveau drame national. La Commission électorale indépendante proclame la victoire d’Alassane Ouattara, mais le Conseil constitutionnel lui annonce la victoire de Laurent Gbagbo, invalide les résultats et annonce sa réélection. Deux présidents se revendiquent alors légitimes : la Côte d’Ivoire bascule de nouveau dans la violence.

Pendant plusieurs mois, le pays s’enfonce dans les affrontements violents, qui ne sont autres que le prolongement du conflit qui a débuté en 2002. Les forces loyales à Gbagbo affrontent les troupes pro-Ouattara, soutenues par les Forces nouvelles et une partie de la communauté internationale. Les combats, notamment à Abidjan, provoquent des centaines de morts et des milliers de déplacés. En avril 2011, après l’intervention de l’ONU mais principalement des forces françaises, Laurent Gbagbo est arrêté dans sa résidence de Cocody. Il est inculpé par la Cour pénale internationale (CPI) pour quatre chefs d’accusation de crimes contre l’humanité, la même CPI l’acquittera en janvier 2019 le laissant entrevoir un retour au pays et un retour en politique. Sa radiation des listes électorales est tout de même confirmée en août 2020.

Alassane Ouattara prend officiellement le pouvoir, promettant réconciliation nationale et reconstruction. Mais les fractures identitaires et politiques, héritées de deux décennies de conflits, continuent de hanter la société ivoirienne. De nombreux observateurs ont dénoncé la posture de la France qui est intervenue directement dans le conflit pour mettre au pouvoir un président lui étant plus favorable au libéralisme politique, et aligné sur les intérêts économiques français. L’intervention de l’armée française en 2011, et principalement son bombardement des positions du camp Gbagbo, est depuis citée dans les pays africains comme l’un des exemples culminants de la continuité de la politique de la « Françafrique ». La neutralité des Occidentaux a été fortement contestée dans ce conflit.

Aligné sur la politique des grandes puissances du monde et des institutions internationales, le pouvoir de Ouattara et de son parti – le Rassemblement des houphouëtistes pour la démocratie et la paix (RHDP) – n’a depuis cessé de se renforcer dans l’administration de l’État, les assemblées et les forces armées.

On estime que cette crise postélectorale de 2010-2011 a fait environ 3 000 victimes, un million de déplacés internes et aurait poussé plus de 300 000 personnes à fuir le pays. De plus, la réconciliation nationale pourtant promise est aujourd’hui encore inachevée pour les populations victimes et l’apaisement reste très fragile. Sans réelle opposition puisque le scrutin est boycotté par ses adversaires, il sera très largement réélu en 2015 puis en 2020 – avec respectivement 83 % et 95 % des voix.

La société civile ivoirienne s’inquiète, elle, d’un retour des violences. À sept jours du scrutin présidentiel, la Confédération des organisations des victimes des crises survenues en Côte d’Ivoire (COVICI) a lancé lors d’une conférence publique un appel solennel à l’ensemble des acteurs politiques, pour assurer une élection apaisée. Pour son président, Kanté Lassina, un message fort doit passer : « Que leurs ambitions ne mettent pas en péril la vie des Ivoiriens. L’État n’est pas un butin, mais un service. Sachez perdre avec dignité et gagner avec humilité. » Les mémoires sont vives : « Nous, les victimes, avons déjà payé le prix de la violence. Nous ne voulons plus voir la liste des victimes s’allonger. Plus jamais les événements de 2010. »

Partis d’opposition écartés

Les forces politiques se préparaient depuis plusieurs mois à l’annonce du Conseil constitutionnel. Sans grande surprise, les craintes des oppositions ont été confirmées. Sur les soixante dossiers soumis par la Commission électorale indépendante (CEI), seules cinq candidatures ont finalement été retenues, pour cinquante-cinq jugées « irrecevables ». Si une telle sélection était attendue pour la plupart de ces dossiers ne remplissant pas les conditions attendues, les débats se sont cristallisés sur l’éviction de principales figures de l’opposition à même de concurrencer le pouvoir en place.

Ainsi les principales organisations politiques de gauche ivoirienne se retrouvent quasiment exclues du scrutin. Pascal Affi N’Guessan (72 ans), ancien Premier ministre du pays de 2000 à 2003, s’est vu refuser sa candidature pour défaut de parrainages avec le FPI (Front populaire ivoirien). Surtout, Laurent Gbagbo (80 ans), qui espérait faire son grand retour avec son nouveau parti (PPA-CI) a été déclaré inéligible par le Conseil constitutionnel suite à une condamnation pénale liée à la crise postélectorale 2010-2011 qui l’a vu chuter.

Autre principal opposant, Tidjane Thiam, ancien banquier international, un temps ministre et actuel président du Parti démocratique de Côte d’Ivoire (PDCI-RDA), a été empêché au motif de sa double nationalité franco-ivoirienne – il a été radié des listes électorales après qu’un tribunal a jugé qu’il avait de facto perdu sa nationalité ivoirienne.

Ce sont ainsi les deux principaux partis – le PPA-CI et le PDCI-RDA, formant l’intégralité de l’opposition représentée à l’Assemblée nationale – qui se sont retrouvés écartés de la course[1].

Depuis, les clans Gbagbo et Thiam dénoncent un système organisé afin de les écarter de la compétition. Organisés depuis le début de l’été au sein d’un « Front commun » contre les dérives autoritaires du parti au pouvoir, ils se sont tournés vers les instances internationales. Le Comité des droits de l’homme de l’ONU a cependant rejeté les demandes de réintégration des deux candidats.

En réaction, le « Front commun » appelle depuis plusieurs semaines ses partisans à se mobiliser dans la rue. La marche des oppositions du 11 octobre à Abidjan, non autorisée par les autorités, a opposé manifestants et forces de l’ordre sous des nuages de gaz lacrymogènes. La semaine qui a suivi a été marquée par de nombreux incidents et blocages de routes dans les régions du pays. En réaction, le gouvernement a interdit les rassemblements politiques – meetings et manifestations — pour deux mois, excepté ceux des candidats en lice pour le scrutin.

Dans un arrêté pris le 17 octobre, les ministères de l’Intérieur et de la Défense déclarent que les non-respects de ces mesures « sont passibles de poursuites judiciaires ». Les candidats en course réunissent depuis plusieurs jours leurs partisans, le président Ouattara le premier comme ce lundi 20 octobre à Mankono où s’est tenue une marche nommée « la marée orange pour ADO » [initiales de Ouattara], qui a rassemblé plusieurs milliers de soutiens. À trois jours du scrutin, Laurent Gbagbo est sorti du silence pour dénoncer « un coup d’État civil » par un « braquage électoral ». Dans un jeu de double langage, il a tout à la fois assuré son « soutien » aux manifestations protestataires tout en précisant qu’il n’appelait pas ses partisans à « descendre dans la rue ». Cherchant ici à protéger les cadres de son parti d’éventuelles représailles.

Le procureur de la République a déjà annoncé plus de 700 arrestations. Le journal Jeune Afrique rapportait dernièrement la mort d’une personne dans une des manifestations à Bonoua (sud du pays), rapportant une source policière.  L’opposition évoquait elle au moins deux personnes décédées. Au total, quatre personnes seraient mortes – trois civils et un gendarme – depuis mi-octobre.

« Dire non au quatrième mandat n’est pas un délit. Nous n’appelons pas la guerre, nous voulons la démocratie. Ne vous laissez pas intimider », a déclaré Habiba Touré, la porte-parole du Front commun. Plusieurs figures des oppositions dénoncent le déploiement des forces de l’ordre à proximité de leurs habitations. Le ministre de la Justice, Sansan Kambilé, a affirmé opérer « dans l’intérêt de la sécurité nationale ». Les autorités dénoncent des volontés et actes « subversifs ».

Les arrestations font craindre aux ONG des répressions massives à venir. Dans un communiqué de presse, Amnesty International a appelé les autorités à arrêter de « réprimer les manifestations pacifiques ». La Ligue ivoirienne des droits de l’Homme (Lidho) a de son côté rappelé « que le droit de manifester pacifiquement et la liberté d’expression sont garantis par la Constitution ivoirienne ».

Des candidatures alternatives en mesure d’inquiéter le pouvoir ?

C’est dans un climat politique sous haute tension que la campagne présidentielle poursuit son cours en Côte d’Ivoire. Samedi, quatre bulletins incarneront l’alternative au système Ouattara : ceux de Simone Ehivet, Jean-Louis Billon, Henriette Lagou Adjoua et Ahoua Don Mello.

Pourtant, la plupart des observateurs jugent improbable que ces candidatures puissent véritablement inquiéter le président sortant. Faiblement dotés en moyens logistiques et en relais régionaux face à la machine électorale du Rassemblement des houphouëtistes pour la démocratie et la paix (RHDP), les prétendants peinent à imposer leur présence nationale. Beaucoup espéraient rallier les électeurs des figures écartées du scrutin, notamment Laurent Gbagbo et Tidjane Thiam. Mais les deux leaders ont exclu tout soutien officiel à un autre candidat, malgré la proximité politique de certains d’entre eux.

Issu du PDCI-RDA, Jean-Louis Billon s’avance avec son propre mouvement, le Congrès démocratique (CODE). Homme d’affaires influent et ancien ministre du Commerce, il prône une politique économique libérale axée sur l’entrepreneuriat et la rigueur budgétaire. Promettant une relance industrielle capable de créer massivement des emplois, il appelle à maîtriser la dette publique, actuellement estimée à 57 % du PIB contre 69 % en 2011 — un ratio encore inférieur au plafond de 70 % fixé par l’UEMOA.

Henriette Lagou, candidate indépendante se réclamant du centre, tente de capter les voix du PDCI déçu. Déjà en lice en 2015 (où elle avait obtenu moins de 1 % des suffrages), elle sillonne les bastions du parti, notamment Daoukro, fief historique du centre-droit ivoirien. Première femme à se présenter pour la deuxième fois à la magistrature suprême, elle structure sa campagne autour de quatre axes : une économie inclusive pour l’autonomisation des femmes et l’emploi des jeunes, la paix, la réconciliation nationale et le partage équitable des richesses.

De son côté, Simone Ehivet Gbagbo conduit une campagne plus discrète mais symboliquement forte. À la tête du Mouvement des générations capables (MGC), elle place la réconciliation nationale et la réforme du système éducatif au cœur de son programme et souhaite lutter contre la pauvreté. Ahoua Don Mello, ingénieur et ancien ministre, affiche quant à lui un positionnement panafricaniste et souverainiste, assumant une ligne économique étatiste et anticoloniale, en rupture avec la politique internationale du pouvoir actuel et assumant de se tourner vers des partenaires tels que la Russie.

Proches de l’ex-président Laurent Gbagbo, Simone Ehivet et Ahoua Don Mello incarnent la continuité de la gauche ivoirienne, attachée à une vision d’État fort et d’économie régulée. Un temps envisagée, leur alliance n’a finalement pas vu le jour, laissant une gauche fragmentée à la veille du scrutin.

Une économie d’exclusion

L’économie ivoirienne est régulièrement présentée comme l’une des plus résilientes de la région d’Afrique de l’Ouest. Selon la Banque mondiale, le pays a enregistré une croissance moyenne du PIB réel de 6,5 % entre 2021 et 2023 et a atteint 6 % en 2024, bien au-dessus des moyennes mondiales (2,8 %) et régionales (3,2 %).La politique mise en place depuis le début des années 2010 favorise une économie tirée par l’investissement privé – comme le secteur du BTP. Derrière cette bonne santé économique d’apparence, la question sociale reste très marginale.

Pour bon nombre d’observateurs, cette bonne santé économique cache des problématiques sociales d’ampleur, à commencer par une forte inégalité entre les territoires. La région de la capitale Abidjan, deuxième plus grande ville d’Afrique de l’Ouest, représente à elle seule 65 % du PIB. Le pouvoir en place peut se targuer d’avoir fait reculer la pauvreté dans le pays. Selon l’Agence nationale de statistique (Ansat), le taux de pauvreté serait passé de 55,4 % en 2011 à 37,5 % en 2021. Malgré ses progrès, ce taux s’accroit pourtant dans les zones rurales.

La restructuration de l’économie ivoirienne n’est pas allée dans le sens d’une plus grande inclusion. Pire, la forte croissance semble aujourd’hui toute tournée vers l’extérieur. Dans un récent reportage, Médiapart rapportait que, selon les chiffres de l’agence de notation Bloomfield Investment, 5 % des entreprises, principalement des grosses multinationales étrangères et françaises, fournissent près de 80 % de la richesse produite dans le pays.

Alors que la jeunesse née après 1995 représente plus de 30 % de la main d’œuvre disponible dans le pays, l’accès à l’emploi s’est largement dégradé ces dernières années. Le chômage des moins de 35 ans (représentant 75 %de la population) reste deux fois supérieur à la moyenne nationale. De plus, ces chiffres prennent en compte les emplois informels sans différencier les emplois décents des emplois précaires. Constituant les deux tiers de la population active, l’agriculture demeure aujourd’hui le secteur principal d’offre d’emplois à l’intérieur du pays. Cette tension du marché du travail amène la jeunesse ivoirienne diplômée à se tourner vers l’étranger. La diaspora ivoirienne composée de plus de 1,2 million d’Ivoiriens pourrait également être un facteur clé du scrutin.

Note :

[1] L’Assemblée nationale de Côte d’Ivoire est composée de 255 députés. Depuis la dernière élection législative de 2021, le RHDP, parti présidentiel, détient une majorité absolue avec 168 sièges, les PDCI-RDA en ont 64 et le PPA-CI 18. Cinq députés siègent parmi les non-inscrits.

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