03.09.2025 à 06:00
La reconnaissance d'un État palestinien par plusieurs pays occidentaux est présentée comme le point fort de la prochaine réunion de l'Assemblée générale de l'ONU à New York, du 9 au 23 septembre 2025. En réalité, la France et l'Arabie saoudite chercheront à convaincre l'ensemble des États membres des Nations Unies de se rallier à une déclaration posant les principes de règlement du « conflit israélo-palestinien ». Un texte qui pourrait sceller l'abandon du droit international concernant la (…)
- Magazine / Israël, Palestine, France, Hamas, Droit international, Accords d'Oslo, Autorité palestinienne (AP), Arabie saoudite, Cour internationale de justice (CIJ), Gaza 2023-2025, Organisation des Nations unies (ONU)La reconnaissance d'un État palestinien par plusieurs pays occidentaux est présentée comme le point fort de la prochaine réunion de l'Assemblée générale de l'ONU à New York, du 9 au 23 septembre 2025. En réalité, la France et l'Arabie saoudite chercheront à convaincre l'ensemble des États membres des Nations Unies de se rallier à une déclaration posant les principes de règlement du « conflit israélo-palestinien ». Un texte qui pourrait sceller l'abandon du droit international concernant la Palestine.
Il y a plus d'un an, dans son avis historique du 19 juillet 2024, la Cour internationale de justice (CIJ) a rappelé les éléments essentiels du droit international s'agissant de l'occupation par Israël du territoire palestinien, y compris Gaza. Donnant suite à cet avis, l'Assemblée générale des Nations unies (AGNU) a adopté, le 18 septembre 2024, une résolution engageant les États à adopter des mesures de sanction contre Israël afin de l'obliger à se retirer du territoire palestinien occupé, et ceci dans le délai d'un an, soit en septembre 2025. Par ailleurs, dans ses ordonnances relatives à Gaza, la Cour rappelait les obligations de tous les États Parties à la Convention sur le génocide aux fins de prévenir et de ne pas se rendre complices d'un génocide. Fin septembre 2024, le cadre était donc clairement posé aux Nations unies, sur la base d'une analyse objective du droit international. Mais plusieurs inflexions sont rapidement apparues.
D'abord, la majorité des États s'est abstenue de prendre les mesures exigées. Puis, l'Assemblée générale a décidé de soutenir une conférence internationale (résolution 79/81 du 3 décembre 2024) dont la présidence sera assurée par la France et l'Arabie saoudite. Enfin, au lieu d'accentuer ses demandes de sanctions face à un génocide mis en œuvre, notamment, par la privation de biens essentiels à la survie, l'Assemblée générale s'est contentée de demander à la CIJ un nouvel avis sur l'entrave à l'aide humanitaire sans même mentionner le génocide (résolution 79/232 du 19 décembre 2024). En présence de résolutions extrêmement décevantes, on pouvait s'attendre aux résultats de la Conférence de New York, présidée, fin juillet 2025, par la France et l'Arabie Saoudite, et à laquelle n'ont pourtant participé ni Israël ni les États-Unis. Ces résultats frappent tout de même par leur potentiel de subversion du droit rappelé par la CIJ en 2024.
Le texte avancé sous la présidence française et saoudienne de la Conférence de New York annonce les principes de règlement du « conflit israélo-palestinien ». Cette « déclaration sur le règlement pacifique de la question de Palestine et la mise en œuvre de la solution des deux États » est aussi soutenue par les États ou organisations régionales ayant animé les « groupes de travail » de la Conférence. Se sont donc déjà ralliés à cette déclaration 15 États1, ainsi que la Ligue des États arabes et l'Union européenne. Tout l'enjeu est désormais, pour la France et l'Arabie saoudite, d'obtenir de l'ensemble des États membres des Nations unies qu'ils approuvent la déclaration, comme en témoigne la lettre adressée par la France et l'Arabie saoudite aux délégations étatiques à New York le 29 juillet 20252.
C'est bien sûr la « solution à deux États » qui est promue dans ce document. Mais la nature de l'État palestinien qu'il est question de soutenir rend cette solution plus qu'incertaine. Saluant les engagements récemment pris par le président de l'Autorité palestinienne Mahmoud Abbas, la déclaration souligne en effet que la Palestine « n'a pas l'intention de devenir un État militarisé ». Dans ce contexte, c'est un processus de « désarmement, démobilisation et réintégration » (DDR) qui doit être mené à bien, dans lequel le Hamas devrait remettre ses armes à l'Autorité palestinienne (§ 11 de la déclaration). D'un point de vue politique, il s'agit aussi d'écarter le Hamas du pouvoir à Gaza puis, après un cessez-le-feu, d'organiser des élections démocratiques dans le délai d'un an. Pourtant, la « compétition démocratique » envisagée ne serait soutenue que si elle s'organise « entre acteurs palestiniens engagés à respecter le programme politique et les engagements internationaux de l'OLP » (§ 22 de la déclaration). Sous couvert d'une aide à l'émancipation palestinienne, le texte soutient en réalité la création d'un État palestinien démilitarisé, qui sera donc soumis à l'expansionnisme israélien. Les expressions politiques autorisées dans le cadre des élections espérées seraient également limitées, de même, d'ailleurs, que les choix de politique économique que pourrait retenir le prétendu « État » de Palestine.
Car s'il est question de « promouvoir le développement économique de la Palestine », ce sera pour « faciliter le commerce » et « améliorer la compétitivité du secteur privé palestinien » sur la base d'une révision du Protocole de Paris relatif aux relations économiques, conclu dans le cadre du processus d'Oslo (§ 27 de la déclaration). L'assistance internationale, présentée comme relevant de « donateurs », devrait permettre à l'Autorité palestinienne de « mettre en œuvre son programme de réformes ». Ces « réformes crédibles » devront mettre l'accent « sur la bonne gouvernance, la transparence, la viabilité des finances publiques, la lutte contre l'incitation à la violence et les discours de haine, la fourniture de services, l'environnement des affaires et le développement » (§ 21 de la déclaration). Ces formules résonnent bien comme un programme libéral, obérant les choix souverains de l'État à venir et exigeant — de manière apparemment incongrue, mais en réalité significative — un contrôle sur la liberté d'expression.
Dans la même veine, résolument inquiétante, le texte envisage la fin de l'action de l'UNRWA, l'Agence onusienne en charge des réfugiés palestiniens, puisque celle-ci devrait « remettre ses “services publics” dans le territoire palestinien aux institutions palestiniennes dûment habilitées et préparées ». Ceci interviendra « lorsqu'une solution juste au problème des réfugiés » aura été trouvée (§ 14 de la déclaration), dans un « cadre régional et international apportant une aide appropriée au règlement de la question des réfugiés, tout en réaffirmant le droit au retour » (§ 39 de la déclaration). La formule, particulièrement floue, n'envisage pas de mettre en œuvre ou faciliter le droit au retour. Elle ne vise probablement que la compensation due en cas de non-retour, sur la base de la résolution 194 de l'Assemblée générale de décembre 1948.
Cet ensemble de principes semble bien soutenir en partie l'agenda israélien, qui, comme le souligne Monique Chemillier-Gendreau dans son dernier ouvrage, est de « rendre impossible un État palestinien »3. Il s'agit de rendre impossible un État souverain, en soutenant une entité sous contrôle, un État privé des attributs essentiels de la souveraineté. D'ailleurs, en matière sécuritaire, l'État à venir devra, « dans le rejet constant de la violence et du terrorisme », « travailler à des arrangements de sécurité bénéfiques pour toutes les Parties », en l'occurrence Israël (§ 20 de la déclaration). C'est donc le prolongement de la coopération sécuritaire de l'Autorité palestinienne avec Israël qui conditionnera le déploiement de la « mission internationale temporaire de stabilisation » annoncée dans la déclaration. Cette mission, comprenant des forces armées, viendrait faciliter le respect du cessez-le-feu et de l'accord de paix à venir, en apportant des « garanties de sécurité à la Palestine et à Israël » (§ 16 de la déclaration). Elle devrait être mandatée par le Conseil de sécurité, ce qui apparaît totalement illusoire et omet le rôle que pourrait tenir l'Assemblée générale dans le déploiement d'une opération visant à forcer le siège de Gaza.
Tels sont les principes qui sont présentés à l'ensemble des États membres de Nations unies : ils relèvent d'une ingénierie politique vouée soit à l'échec, soit à la soumission.
Mais une version encore plus radicale de ce programme, annonçant l'effacement des responsabilités d'Israël, est également présentée par plusieurs États lançant, fin juillet 2025, un « Appel de New York ». Il s'agit d'une brève déclaration de quinze États occidentaux, parmi lesquels on trouve étonnamment l'Espagne, l'Irlande et la Slovénie4. Cet appel vient, de manière quasi indécente, effacer la réalité des crimes commis par Israël et stigmatiser la lutte armée palestinienne.
L'appel commence par une référence au 7 octobre 2023, les États condamnant « l'odieuse attaque terroriste antisémite perpétrée ». Ils reprennent ainsi d'emblée la rhétorique israélienne, assimilant la lutte armée palestinienne à une entreprise visant, par nature, les juifs. S'agissant de la situation humanitaire contemporaine à Gaza, les États se limitent en revanche à exprimer « une vive préoccupation », sans imputer à quiconque la responsabilité « du nombre élevé de victimes civiles » (sic). Ce qui est soutenu immédiatement, pour Gaza, est beaucoup plus favorable à Israël que l'accord de cessez-le-feu pourtant présenté par les États-Unis au printemps 2024, et validé par le Conseil de sécurité avant d'être rompu par Israël en mars 2025. Les quinze États de l'appel de New York se contentent d'exiger « un cessez-le-feu immédiat, la libération immédiate et inconditionnelle de tous les otages détenus par le Hamas et la restitution de leurs dépouilles, ainsi que la garantie d'un accès humanitaire sans entraves ». Il n'est pas ici question d'échanges de prisonniers, ni du retrait de la bande de Gaza par Israël ou de la fin du siège génocidaire. Il s'agit plutôt d'une demande de reddition, teintée de considérations humanitaires, puisque le « jour d'après » à Gaza devra comprendre « le désarmement du Hamas ».
En définitive, l'appel de New York n'est pas un appel à la reconnaissance de la Palestine, dont on peut rappeler qu'elle est déjà reconnue par 148 États et considérée comme un État non membre de l'ONU depuis 2012. Il s'agit, littéralement, d'un appel à la normalisation, c'est-à-dire à la reconnaissance d'Israël par ceux des États qui ne l'ont pas encore formellement reconnu. Les quinze signataires affirment sans ambiguïté, en fin de texte, appeler « les pays qui ne l'ont pas encore fait à établir des relations normales avec Israël et à exprimer leur volonté d'entamer des discussions concernant l'intégration régionale de l'État d'Israël ». Les relations avec Israël doivent donc être « normales », alors même que des sanctions ont été soutenues, comme on l'a rappelé, par la CIJ puis l'Assemblée générale, en raison des violations patentes de normes fondamentales du droit international par cet État. Ces violations devraient plutôt conduire à envisager d'exclure Israël de l'ONU ou des travaux de son organe plénier. Dans l'appel, le soutien à la Palestine est, à l'inverse, étroitement conditionné aux engagements pris par Mahmoud Abbas qui sont dûment rappelés, comme dans la déclaration de New York évoquée ci-dessus. Les États « saluent » ainsi :
les engagements pris (…), à savoir : (i) condamner les attaques terroristes du 7 octobre (ii) appeler à la libération des otages et au désarmement du Hamas (iii) mettre un terme au système de versements aux prisonniers (iv) réformer le système éducatif (v) demander l'organisation d'élections dans l'année à venir pour insuffler un renouvellement des générations et (vi) accepter le principe d'un État de Palestine démilitarisé.
Dans l'appel, comme dans la déclaration, toute référence au génocide en cours est proscrite. Il n'y est même jamais question des ordonnances de la CIJ visant Israël ou l'Allemagne, et rappelant tous les États Parties à la Convention de 1948 à leurs obligations de prévenir ou de faire cesser le génocide.
La validation par l'Assemblée générale des Nations unies de la déclaration de New York scellerait donc une nouvelle trahison de la Palestine. Basée sur l'illusion prolongée d'une possible acceptation par Israël d'un État palestinien, elle préconise aussi une méthode éculée, celle de la négociation bilatérale sous influence occidentale. Il s'agit en effet de « soutenir la conclusion et la mise en œuvre d'un accord de paix entre Israël et la Palestine (…) conformément au mandat de Madrid, notamment le principe de l'échange de territoires contre la paix » (§ 7 de la déclaration). En l'absence de négociations entre les Parties, c'est la reconnaissance conditionnée de la Palestine qui devrait initier la solution politique promue (§ 25 de la déclaration).
Mais doit-on finalement parler d'illusion ? À ce stade génocidaire de l'oppression des Palestiniens, il ne s'agit plus seulement « d'illusions néfastes »,, mais d'un « aveuglement volontaire » prospérant sur une « ambiguïté entretenue » de soutien à la Palestine, des tendances déjà dénoncées par Monique Chemillier-Gendreau5, et qui ne trompent plus. Le projet franco-saoudien est bien la dernière étape, à ce jour, de la « guerre contre la Palestine » décrite par l'historien Rashid Khalidi6. En plus de l'effacement des obligations de prévenir et faire cesser le génocide, les sanctions devant être adoptées par les États pour mettre fin à l'occupation sont minimisées (§§ 32 et 33 de la déclaration). Et si le droit à l'autodétermination est bien évoqué dans la déclaration (§§ 25 et 30), son essence est profondément affectée par l'ingénierie retenue : pas de souveraineté politique ni économique pour l'État à venir, pas de capacités de défense, mais un système de police visant à assurer la sécurité d'Israël. C'est le prolongement d'Oslo, c'est-à-dire la garantie de l'inexistence d'un gouvernement palestinien indépendant. Certes, le projet ne consacre pas directement l'expansionnisme israélien ni le génocide de Gaza : c'eût été impossible. Mais il n'envisage jamais la responsabilité juridique d'Israël. En somme, on peut sérieusement affirmer que les promoteurs de la Conférence de New York ont cherché à effacer l'acquis judiciaire de l'année 2024. Ils n'ont pas plus l'intention de favoriser une autodétermination réelle qu'ils n'ont l'intention de forcer Israël à mettre un terme à son occupation illicite et au génocide, ou de mettre en œuvre la responsabilité de cet État.
L' Assemblée générale des Nations unies acceptera-t-elle en septembre 2025, contre ses propres résolutions, d'effacer le droit international dit par la CIJ en 2024 ? Il faudrait alors reconsidérer le sens que l'Assemblée générale a, un temps, donné à sa « responsabilité permanente » s'agissant de la Palestine, et admettre qu'elle soutient désormais, en situation de génocide, une injustice majeure, sous couvert de la reconnaissance d'un État palestinien fantoche. Les peuples doivent exiger de leurs gouvernements qu'ils ne contribuent pas à cet enterrement du droit international.
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Pour aller plus loin
Monique Chemillier-Gendreau
Rendre impossible un État palestinien, l'objectif d'Israël depuis sa création
Textuel, 160 pages, 2025.
17,90 euros.
1Il s'agit du Brésil, du Canada, de l'Égypte, de l'Espagne, de l'Indonésie, de l'Irlande, de l'Italie, du Japon, de la Jordanie, du Mexique, de la Norvège, du Qatar, du Royaume-Uni, du Sénégal et de la Turquie.
2Lettre du 29 juillet 2025 : « Les 19 coprésidents encouragent votre mission permanente à approuver ce document final avant la fin de la 79e session de l'Assemblée générale à New York ».
3Monique Chemillier-Gendreau, Rendre impossible un État palestinien, l'objectif d'Israël depuis sa création, Textuel, 2025.
4Les quinze sont : Andorre, Australie, Canada, Espagne, Finlande, France, Irlande, Islande, Luxembourg, Malte, Norvège, Nouvelle-Zélande, Portugal, Saint-Marin, Slovénie.
5Monique Chemillier Gendreau, op.cit.
6Rashid Khalidi, The Hundred years' war on Palestine, Profile Books, 2020.
02.09.2025 à 11:19
Reportage
- Mi-juillet, dans le sud-est de l'Espagne, la région agricole de Murcie a été secouée par plusieurs nuits de ratonnades, dans un contexte politique local qui se radicalise. De jeunes Algériens témoignent des difficultés rencontrées dans leur quête d'une vie meilleure.Magazine / Algérie, Union européenne (UE), Espagne, Droits humains, Racisme, Reportage, ÉmigrationReportage
Mi-juillet, dans le sud-est de l'Espagne, la région agricole de Murcie a été secouée par plusieurs nuits de ratonnades, dans un contexte politique local qui se radicalise. De jeunes Algériens témoignent des difficultés rencontrées dans leur quête d'une vie meilleure.02.09.2025 à 06:00
Tandis que les amis d'Israël s'alarment du sort des chrétiens d'Orient, un proche allié de Tel-Aviv a imposé son diktat à l'Arménie — le plus ancien pays chrétien du monde — en utilisant des armements israéliens. Bakou et Tel-Aviv sont engagés dans un partenariat géostratégique toujours plus approfondi, ancré dans une communion d'intérêts qui ne cesse de croître, aux dépens de l'Iran. Selon une enquête menée par le quotidien israélien Haaretz, basée sur des données aéronautiques (…)
- Magazine / Israël, Diplomatie, Armement, Services de renseignement, Caucase, Frontières, Génocide, Azerbaïdjan, Arménie, Conflit du Haut-KarabakhTandis que les amis d'Israël s'alarment du sort des chrétiens d'Orient, un proche allié de Tel-Aviv a imposé son diktat à l'Arménie — le plus ancien pays chrétien du monde — en utilisant des armements israéliens. Bakou et Tel-Aviv sont engagés dans un partenariat géostratégique toujours plus approfondi, ancré dans une communion d'intérêts qui ne cesse de croître, aux dépens de l'Iran.
Selon une enquête menée par le quotidien israélien Haaretz, basée sur des données aéronautiques accessibles au public, au cours des sept dernières années, 92 vols de fret ont été effectués par un avion-cargo Iliouchine II-76 de la compagnie azerbaïdjanaise Silk Way Airlines. Tous ont atterri sur la base aérienne israélienne d'Ovda, au nord d'Eilat (sud du pays), le seul aéroport du pays d'où il est possible d'embarquer des explosifs. L'appareil était chargé en deux heures, puis redécollait pour regagner son terrain d'origine à Bakou, la capitale de l'Azerbaïdjan. Ces avions de transport — de Silk Way Airlines et d'autres compagnies — ont atterri à Ovda plus de 100 fois depuis la délivrance initiale du permis d'atterrir. À chaque fois que les vols vers Bakou se sont intensifiés — au milieu de 2016, fin 2020 et fin 2021 —, la guerre faisait rage dans le Haut-Karabagh/l'Artsakh1.
« Il y a de l'amour entre l'Azerbaïdjan et Israël », déclarait le président israélien Isaac Herzog, lors de sa visite à Bakou le 30 mai 2023. Une phrase qui illustre à l'envi le renforcement substantiel du partenariat stratégique israélo-azerbaïdjanais qui avait conduit le 31 mars de la même année à l'ouverture d'ambassades dans chacun des deux pays.
Principal fournisseur de pétrole d'Israël (40 % des importations totales), Bakou n'a jamais suspendu ses livraisons pendant les guerres israéliennes contre Gaza et le Liban après le 7 octobre 2023. Signe du développement accru de la coopération énergétique, la compagnie pétrolière publique azerbaïdjanaise (State Oil Company of Azerbaijan Republic, SOCAR) a récemment acquis pour 1,25 milliard de dollars (1,07 milliard d'euros) une participation de 10 % dans le champ gazier offshore israélien Tamar 2.
Tandis que l'Azerbaïdjan exporte en priorité du pétrole brut via le port turc de Ceyhan (sud-est du pays), sur la Méditerranée, pour un montant variant entre 800 millions et 1 milliard de dollars (entre 687 et 860 millions d'euros) par an, les exportations israéliennes demeurent largement composées d'armements, et le pays est devenu le premier pourvoyeur d'armes de l'Azerbaïdjan. De toutes les relations commerciales entre les deux États, celle des armes reste la plus opaque. Les contrats ne sont pas publiés, les montants exacts sont classifiés ou approximatifs, et les livraisons passent parfois par des sociétés-écrans ou tierces.
Israël fournit 70 % de ses importations d'armements en drones IAI Harop, Hermes 450 et 900 procurés par Elbit Systems, en systèmes de missiles balistiques tactiques LORA (Long-Range Artillery) pouvant frapper des cibles dans un rayon de 400 kilomètres, en systèmes d'artillerie à guidage de précision, sans oublier les équipements de surveillance électronique (radars, système anti-drone, renseignement électromagnétique). Autant d'armes qui furent massivement utilisées au cours de la guerre du Haut-Karabagh de 2020, conférant un indiscutable avantage à l'armée azerbaïdjanaise. Sans le matériel israélien et les livraisons de drones Bayraktar turcs, elle ne se serait pas assurée de la totale maîtrise du ciel.
En cela, il n'est pas exagéré d'avancer que la guerre de 2020 s'est avérée une victoire militaire et géostratégique double : azerbaïdjanaise et israélienne. Les services de renseignement israéliens ont pu ainsi se déployer sur le tronçon de frontière avec l'Iran jusque-là contrôlé par les forces de défense arméniennes du Haut-Karabagh — la frontière avec l'Iran cumulant 750 kilomètres. Cela a donné à Tel-Aviv l'occasion d'y installer sur de larges portions des bases de renseignement et d'observation avancée. Ces installations servent à intercepter des communications militaires ennemies, à surveiller les mouvements de troupes et les infrastructures nucléaires. De nouveaux bâtiments aéroportuaires ont également été construits à la suite de la reconquête partielle du Haut-Karabagh en novembre 2020 et du nettoyage ethnique qui a suivi en septembre 20232. Ils permettent l'infiltration des agents du Mossad et le soutien des opérations clandestines en territoire iranien, ce qui s'est vérifié durant la guerre des douze jours contre l'Iran. On l'aura compris, l'Azerbaïdjan pourrait, en cas de nouveau conflit direct entre Israël et l'Iran, servir de base logistique ou de voie de repli pour des chasseurs-bombardiers israéliens.
En 2023, l'ouverture de l'ambassade d'Azerbaïdjan en Israël a été suivie de forums économiques bilatéraux visant à diversifier les échanges au-delà du pétrole et de la défense. Ils avaient également pour objectif d'attirer des investissements israéliens dans les zones reconquises du Karabagh, ainsi que de développer une coopération dans les domaines de la sécurité alimentaire, du climat, de l'énergie solaire et de l'innovation. Pour compenser le déséquilibre de la balance commerciale, les deux pays ont augmenté leurs échanges. Sur la période 2022-2024, le commerce bilatéral a oscillé entre 1,2 et 1,7 milliard de dollars (entre 1 et 1,4 milliard d'euros) par an.
La crise alimentaire mondiale liée au conflit russo-ukrainien a conduit Israël à se tourner à nouveau vers son partenaire caucasien pour éviter le risque d'insécurité alimentaire. En effet, Israël connait une dépendance accrue aux importations de blé. Il n'en a produit que 116 691 tonnes en 2020, alors que le pays en consommait 1 900 000 tonnes la même année.
L'Azerbaïdjan, lui, a récolté 1 818 665 tonnes de blé en 2020. Une quantité non négligeable, mais insuffisante pour se lancer dans l'exportation, car le pays n'est toujours pas autosuffisant en termes d'alimentation — il ne se couvrait qu'à hauteur de 60 % en 2022. Il n'empêche que Bakou ambitionne de récolter assez de blé pour satisfaire la demande intérieure et dégager des surplus pour l'export.
Pour faire avancer ce projet, Israël a annoncé en 2022 son intention de fournir à l'Azerbaïdjan des technologies agricoles avancées en matière d'irrigation, de stockage et d'optimisation des cultures, en particulier pour le blé, avec l'objectif que, dès 2025, Israël puisse acheter une partie de la production. Par ailleurs, des médias israéliens ont fait état en avril 2025 du lancement des premières exportations agricoles d'Israël vers l'Azerbaïdjan.
Israël fournit également des systèmes d'irrigation de précision utilisés dans les zones rurales azerbaïdjanaises qui souffrent d'un stress hydrique croissant provoqué par le réchauffement climatique, la salinisation et la pollution des sols.
N'en déplaise aux chrétiens évangéliques étatsuniens et aux catholiques identitaires européens, fervents partisans du sionisme dans sa version suprémaciste, le facteur religieux ne joue qu'un rôle marginal dans ce grand jeu géopolitique qui se redessine sous nos yeux. L'Azerbaïdjan est certes un pays à majorité chiite : environ 65 à 75 % de la population appartient au courant du chiisme duodécimain (aussi appelé chiisme imâmite comme en Iran), contre 25 à 35 % de sunnites de rite hanafite.
Mais le régime de Bakou reste farouchement attaché à une forme de laïcité héritée de l'ère soviétique et qui est perçue d'un mauvais œil par le grand frère turc. En effet, depuis les années 2000, le Parti de la justice et du développement (AKP), le parti de l'actuel président turc Recep Tayyip Erdoğan, mène une offensive contre la laïcité kémaliste dans ses propres frontières.
Par ailleurs, il existe en Iran une population d'ethnie azérie dont le chiffre oscille entre 15 à 20 millions de personnes, regroupées dans les provinces septentrionales de l'Azerbaïdjan iranien ; soit quasiment le double de la population de la république d'Azerbaïdjan (autour de 10 millions d'habitants). Bakou craint et combat le prosélytisme chiite venu d'Iran tandis que Téhéran redoute l'irrédentisme panazéri qu'il perçoit comme un projet panturquiste d'encerclement.
Si l'Iran avait soutenu le droit de Bakou à recouvrir son intégrité territoriale lors du conflit de 2020 contre les Arméniens du Haut-Karabagh, à présent il s'oppose farouchement au projet d'établir un corridor extraterritorial dans le sud de l'Arménie pour opérer une jonction avec son enclave du Nakhitchevan qui dispose d'une étroite frontière avec la Turquie.
D'où le soutien diplomatique constant accordé par Téhéran à la petite Arménie exsangue et enclavée. Un soutien sans commune mesure à celui accordé par Israël à l'Azerbaïdjan, étant donné que les relations arméno-iraniennes n'impliquent pas d'aide militaire. En 2021, puis en 2022, l'Iran avait organisé des manœuvres militaires importantes près de la frontière azerbaïdjanaise, avec des messages explicites adressés à Bakou. Mais depuis les frappes israéliennes menées contre son territoire (2024-2025), Téhéran peine à maintenir le même degré de dissuasion, faisant craindre le pire à l'Arménie, dont le lâchage du protecteur russe en 2022 et 2023 bouleverse totalement son architecture de sécurité.
Depuis le retour de Donald Trump à la Maison Blanche, une campagne s'est intensifiée, tant aux États-Unis qu'en Israël, pour intégrer l'Azerbaïdjan aux accords d'Abraham. Le Centre Begin-Sadat, influent think tank israélien, estime que Bakou serait un ajout idéal à ce club. Selon lui, « le “modèle azerbaïdjanais” de relations avec Israël peut servir de précédent pour d'autres pays à majorité musulmane » et non arabes « qui souhaitent adhérer aux accords d'Abraham ».3 Plusieurs rabbins influents, menés par le fondateur du Centre Simon-Wiesenthal de Los Angeles, Marvin Hier, et le principal rabbin des Émirats arabes unis, Eli Abadie (qui se trouve être un proche collaborateur de Jared Kushner, gendre de Donald Trump, lui-même déterminant dans l'élaboration des accords d'Abraham), ont également adressé une lettre au président américain, relayée par le Wall Street Journal et Forbes, pour promouvoir l'inclusion de Bakou dans ces accords.
Le véritable objectif de l'adhésion de l'Azerbaïdjan aux accords d'Abraham semble être d'intégrer les États-Unis à l'alliance bilatérale entre Tel-Aviv et Bakou. Le cabinet du premier ministre israélien, Benyamin Nétanyahou, a d'ailleurs annoncé qu'Israël cherchait à « établir des bases solides pour une collaboration trilatérale » avec les États-Unis et l'Azerbaïdjan. Dans une tribune publiée le 14 mars 2025 dans le Wall Street Journal, deux analystes conservateurs, Seth Cropsey et Joseph Epstein, ont expliqué qu'une telle alliance permettrait d'accroître significativement la pression sur la frontière nord de l'Iran4. Cela pourrait aussi encourager Bakou à adopter une position plus hostile à l'égard de l'Iran.
Placer l'Azerbaïdjan à l'avant-garde de la coalition anti-iranienne vise également à galvaniser l'importante population azérie d'Iran. Les néoconservateurs américains et leurs think tanks radicaux, comme la Fondation pour la défense des démocraties et l'Institut Hudson, ainsi que leurs homologues israéliens, plaident depuis longtemps pour encourager les minorités ethniques et religieuses iraniennes, y compris les Azéris, à se soulever contre le régime de Téhéran.
Cependant, un obstacle empêche la pleine réalisation de ce projet : l'article 907 de la loi sur le soutien à la liberté (Freedom Support Act). Promulgué par le Congrès américain en 1992 dans le contexte de la première guerre du Haut-Karabagh (février 1988 — mai 1994) à la demande des groupes de pression américano-arméniens, il interdit l'aide et les ventes d'armes étatsuniennes à l'Azerbaïdjan. Les soutiens israéliens et étatsuniens de l'Azerbaïdjan affirment que l'annonce d'un « accord de paix » imminent entre l'Arménie et l'Azerbaïdjan constitue une bonne raison d'abroger l'article 907.
Certes, après la signature le 8 août 2025 d'une déclaration commune entre l'Arménie, l'Azerbaïdjan et les États-Unis lors d'un sommet à Washington, le président arménien Nikol Pachinian a reconnu une « paix désormais établie », dans un discours diffusé le 18 août, assumant, au nom du pragmatisme, les concessions territoriales unilatérales faites à Bakou. Mais le texte de l'accord ne mentionne pas les sujets qui fâchent entre les deux pays voisins, Bakou ne cessant de modifier les règles du jeu, multipliant les conditions et les revendications.
Plus inquiétant encore : la partie azerbaïdjanaise a intensifié ses messages selon lesquels l'Arménie préparerait activement « une guerre de vengeance ». Les affirmations sans preuve de Bakou semblent d'autant plus défier le bon sens que l'équilibre des forces dans la région suggère fortement qu'Erevan n'est pas en mesure de défier militairement un Azerbaïdjan soutenu par la Turquie et Israël. Cette stratégie pourrait s'expliquer par une volonté de maximiser sa domination actuelle pour exiger de nouvelles concessions territoriales d'Erevan, et ensuite imputer à l'Arménie la responsabilité de l'échec des pourparlers de paix.
Le président azerbaïdjanais Ilham Aliyev revendique en effet depuis longtemps le Siounik, province méridionale de l'Arménie, comme terre ancestrale azérie, et s'est engagé à la « récupérer ». Cette demande n'est toutefois pas abordée dans le projet d'accord de paix actuel.
En réponse à la politique pro-azerbaïdjanaise de Tel-Aviv, l'Arménie a reconnu l'État de Palestine en juin 2025. Vu d'Erevan, Israël demeure insensible au discours de la promotion de la démocratie dans un espace proche-oriental rongé par l'autoritarisme. Israël n'avait jusque-là pas reconnu la réalité génocidaire de l'extermination des Arméniens de l'Empire ottoman. Une frange extrémiste s'appuie sur l'unicité absolue du génocide juif, pour qui toute reconnaissance du génocide de 1915 diluerait la gravité des crimes nazis, tandis que le pouvoir israélien s'en sert cyniquement comme une carte agitée à chaque regain de tension avec la Turquie, soutien du Hamas.
Mais le 26 août 2025, le premier ministre israélien Benyamin Nétanyahou a reconnu pour la première fois le génocide des Arméniens. Cela s'est passé au cours d'un échange diffusé dans le podcast PBD, animé par le journaliste étatsunien d'origine assyrienne Patrick Bet-David. Interrogé sur le fait qu'Israël n'avait jamais officiellement reconnu l'extermination des Arméniens, ainsi que les massacres des Assyriens et des Grecs pontiques, Nétanyahou a répondu : « En fait, je pense que nous l'avons fait, car je crois que la Knesset a voté une résolution en ce sens. Mais si vous me demandez personnellement, oui, je le fais. » Ce propos n'équivaut toutefois pas à une reconnaissance officielle par Tel-Aviv, le parlement n'ayant pas à ce jour voté une loi ni une résolution attestant du caractère génocidaire de l'extermination des Arméniens pendant la Première Guerre mondiale.
Sur le plan bilatéral arméno-israélien, il n'y a toujours pas d'ambassade d'Israël à Erevan, son représentant diplomatique résidant à Tbilissi, capitale de la Géorgie. Par ailleurs, les relations entre le gouvernement d'extrême droite israélien et la petite communauté chrétienne de Palestine sont extrêmement tendues à mesure que cette dernière s'oppose à la politique de judaïsation du quartier arménien de Jérusalem menée par des promoteurs immobiliers juifs israéliens. Et l'on ne compte plus les actes de racisme anti-arabes, qui visent aussi bien chrétiens que musulmans, en Cisjordanie, œuvre de colons fanatiques.
Parallèlement, il existe en Israël une partie non négligeable de la communauté juive issue de l'Azerbaïdjan post-soviétique qui, épaulée par Bakou, pilote des actions de lobbying redoutables dans les médias de droite et dans l'opinion publique israélienne. Elle organise notamment des voyages de rabbins en Azerbaïdjan, « terre de tolérance » où vivrait en toute sérénité une communauté juive ancestrale, qualifiant les Arméniens d'« antisémites ».
Une réalité géopolitique que les amis d'Israël dans la diaspora, souvent en bons termes avec les communautés arméniennes, tentent de masquer derrière le paravent confortable de la realpolitik. Face à cette montée des confessionnalismes, quelques voix en Israël rappellent à leurs dirigeants ce devoir moral, à l'instar de l'historien Israël Charny (1931-2024), pionnier dans l'étude des génocides, et Yaïr Auron, auteur d'un ouvrage de référence sur Israël et le génocide arménien5. Mais la solidarité des naufragés de l'Histoire demeure à ce jour subordonnée à la froide réalité des rapports de forces géopolitiques.
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1Nom que les Arméniens donnent à la République du Haut-Karabagh.
2NDLR. La population du Haut-Karabakh était estimée à 120 000 personnes, majoritairement arménienne. Cette majorité prédominante a été derrière la création de la république d'Artsakh, un État séparatiste établi en 1991. Après la prise de contrôle du territoire par les troupes azerbaïdjanaises le 19 septembre 2023, et la signature du cessez-le-feu le lendemain, 100 000 personnes ont quitté l'enclave montagneuse, soit la quasi-totalité de sa population.
3Vladimir (Ze'ev) Khanin et Alexander Grinberg, « Why Azerbaijan Perfectly Fits Into the Abraham Accords Framework : Clarifications », Centre Begin-Sadat, 15 mars 2025.
4Seth Cropsey et Joseph Epstein, « Azerbaijan Is Israel's New Friend in the Muslim World », Wall Street Journal, 14 mars 2025.
5Yaïr Auron, Israël et le génocide arménien, Éditions Sigest, 2017