Alors que les positions de l’Ukraine se dégradent, que des signes de fatigue apparaissent sur le front intérieur, une fraction des Occidentaux plaide pour un renforcement de la confrontation avec Moscou. Des « experts » de plateau télé, à l’abri des représailles russes, se répandent en discours bellicistes et moralisateurs. Que le Kremlin soit en tort ne rend pourtant pas l’option maximaliste plus légitime. Une escalade entre l’Occident et Moscou serait désastreuse pour les civils ukrainiens – et européens. S’il est difficile de dire quelle paix carthaginoise les Ukrainiens devraient accepter, le douloureux chemin vers la fin du conflit doit être entrepris. Par David Broder, traduction Manuel Trimaille [1].
« Restez raisonnable ». Après que l’administration Biden a autorisé l’armée ukrainienne à attaquer des cibles en territoire russe par l’intermédiaire de leurs missiles longue portée, Emmanuel Macron a exhorté Moscou à ne pas réagir de manière excessive. Les autorités russes ont déclaré que les frappes de missiles ATACMS (Missile balistique tactique sol-sol à sous-munitions) impliquaient nécessairement
L’appel à la « raison » d’Emmanuel Macron n’est guère rassurant. Cela revient à s’en remettre à l’espoir qu’en dépit des déclarations antérieures clamant la folie des dirigeants russes, ceux-ci pourraient à présent tempérer leur fureur vengeresse par des considérations rationnelles !
Il est difficile d’avancer quelle paix carthaginoise les Ukrainiens devraient accepter. L’annexion par la force d’un territoire souverain constituerait un triste précédent.
Les frappes de missiles ATACMS sur le territoire russe ont été présentées par les porte-paroles de l’administration Biden comme un changement de tactique en réponse à l’annonce de la mobilisation de soldats nord-coréens pour déloger les troupes ukrainiennes de l’oblast russe de Koursk. Cet argument ne convainc personne. Joe Biden a longtemps considéré ces frappes comme une ligne à ne pas franchir pour ne pas provoquer de représailles de la Russie – une position qu’il a aujourd’hui abandonnée, au terme de son mandat. Cette démarche s’inscrit également dans un contexte de transition administrative fédérale : selon les mots d’Anatol Lieven, il s’agit ou bien de forcer Donald Trump à ne pas abandonner l’Ukraine, ou bien renforcer la position de l’Ukraine en vue des négociations de paix.
L’annonce de l’utilisation par la Russie d’un missile balistique à portée intermédiaire (IRBM) contre l’Ukraine a mis à mal l’idée que la politique de l’administration Biden allait faire reculer Vladimir Poutine. Cette riposte offre un avant-goût de ce dont l’armée russe est capable – sans missile nucléaire pour l’instant. La thèse d’un renforcement de la position de l’Ukraine dans les négociations semble également loin de la réalité. S’exprimant sur Fox News, le président ukrainien Volodymyr Zelensky qui jusqu’ici insistait sur la nécessité d’expulser les troupes russes de la moindre parcelle de son territoire, est revenu sur sa position. Il a déclaré que « des dizaines de milliers de [ses] concitoyens ne pouvaient pas périr » pour le bien de la Crimée. Annexée en 2014, la péninsule peut, selon lui, être récupérée par la « voie diplomatique » – ce qui revient à botter en touche.
« Notre combat à tous ? »
La stratégie de Zelensky a longtemps été d’internationaliser la guerre, ou du moins de l’occidentaliser, en la présentant comme une lutte existentielle pour l’Europe et les États-Unis. Côté occidental, des signes de lassitude commencent à poindre. Certains représentant de l’UE envisagent la remilitarisation – et donc de prendre le relais si Trump refuse de continuer à aider l’Ukraine – mais ce point de vue est loin de faire l’unanimité. À l’approche des élections allemandes prévues en février, le chancelier Olaf Scholz, peu convaincant, semble plutôt soucieux d’assouplir sa position. Son entretien téléphonique avec Vladimir Poutine – le premier depuis deux ans – a été largement perçu comme une réponse aux demandes de mettre fin à la guerre, un désir qui alimente aujourd’hui le soutien au mouvement d’extrême droit Alternative für Deutschland et au parti éclectique de Sahra Wagenknecht. Enlisé dans les crises budgétaires, Scholz cherche à se positionner dans l’interstice entre ces forces dissidentes et un establishment plus belliqueux.
Les « experts » qui plaident pour une escalade sont hors d’atteinte des représailles russes. Que le Kremlin soit en tort ne rend pas l’option maximaliste plus légitime.
Plus largement, la politique occidentale oscille entre tentation isolationniste et fuite en avant belliciste – celle-ci étant même présentée comme un potentiel levier de réindustrialisation ! Mais même en Ukraine, de nombreux signes indiquent que la mobilisation contre l’invasion de février 2022 ne peut durer pour toujours. Si déserteurs ou d’objecteurs de conscience ne cesse de s’accroître. Des millions d’Ukrainiens se sont admirablement battus pour la défense de leur pays et ont œuvré à maintenir la cohésion d’une société meurtrie et éprouvée. Mais si, comme le dit Zelensky, « des dizaines de milliers » d’individus n’ont pas à mourir pour la Crimée, beaucoup semblent douter que les villages du Donbass qui passent régulièrement d’un camp à l’autre en vaillent davantage la peine.
À lire aussi... Opposition à l’OTAN et « alliance anti-monopoliste » : le pa…Il est difficile d’avancer quelle paix carthaginoise devraient accepter les Ukrainiens. L’annexion par la force d’un territoire souverain constituerait un triste précédent. Face à une puissance ouvertement impérialiste, il n’y a aucune raison de principe à préférer la discussion à la lutte armée. Pour autant, tous les jusqu’au-boutistes occidentaux ne se font pas « l’écho des voix ukrainiennes », ainsi qu’ils aiment à le dire.
Il est évidemment difficile de jauger, même théoriquement, la volonté du peuple ukrainien – compte tenu notamment de la chute drastique de la population durant la guerre, des quelques sept millions de réfugiés ayant quitté le pays (dont plus d’un million en Russie), et du fait que des millions d’autres vivent sous occupation russe. Néanmoins, les enquêtes d’opinion permettent d’entrevoir une tendance : elles suggèrent que si, au cours des deux premières années de la guerre, une large majorité d’Ukrainiens préféraient une victoire sans concession à la fin des hostilités, la moitié de la population est aujourd’hui favorable à des pourparlers imminents.
Ils n’envisagent sans doute pas que les négociations aboutissent à un quelconque compromis éclairé, ou garantisse une coexistence pacifique. Ils savent que seule la logique de la force brute s’appliquera. Leur pessimisme est le produit d’une société brutalisée par la guerre, traumatisée par la peur du pire. Les pourparlers conduiraient, à l’évidence, à l’imposition de la volonté russe à son voisin. Les Ukrainiens s’attendent à de nombreuses humiliations, et une mutilation de leur souveraineté.
Pour Volodymyr Zelensky, Kiev « ne reconnaîtra pas légalement » l’amputation de son territoire post-1991. Cette formule semble destinée à laisser libre cours à des solutions ambivalentes. Les dirigeants russes pourraient bien se contenter de transformer l’Ukraine en une zone de « conflit gelé », où l’absence de paix définitive légitimerait une ingérence permanente dans la politique ukrainienne.
Il ne suffit pas de supplier Poutine d’être « raisonnable » dans sa réponse au parti occidental qui a choisi de soutenir la guerre.
Les experts occidentaux qui plaident pour une escalade sont hors d’atteinte des représailles qui en résultent et s’abattent sur l’Ukraine. Que le Kremlin soit en tort ne rend pas l’option maximaliste plus légitime. En Allemagne, le parti dont la base électorale est la moins disposée à s’engager dans l’armée – les Verts – est précisément la plus belliciste. Mais la rhétorique militariste possède une cohérence interne qui lui est propre. Ses envolées et ses outrances, allant jusqu’à vanter le statut de « co-belligérants » des Européens, ont conduit à une posture que bien peu sont capables d’assumer.
Cheminer vers la paix
Face aux logiques d’escalade, il s’agit de ne pas oublier la pression populaire en faveur d’une issue pacifique en Russie même. Celle-ci est aujourd’hui fragmentée. Loin d’atteindre des dimensions propices à un soulèvement, l’opposition à la guerre demeure largement inorganique. Dans les communautés les plus directement concernées par le conflit, il ne serait pas exact d’affirmer que les millions de gens qui fuient « votent avec leurs pieds » – étant donnée la multitude de facteurs possibles permettant d’expliquer leur départ. Sans doute existe-t-il une opposition importante à la guerre en Russie, mais elle n’a jamais esquissé l’ombre d’une remise en cause du régime. Quant aux scissions internes à l’élite dirigeante, même la tentative de putsch mené par Yevgeny Prigozhin en juin 2023 semble à présent relever de l’histoire ancienne…
Les responsables ukrainiens ont envisagé des élections en 2025 : plus démocratiques sans doute dans leur forme que leurs homologues russes, elles seraient peu susceptibles de proposer de véritables alternatives. Les difficultés susmentionnés en matière de sondages d’opinion s’appliquent également au processus électoral lui-même, et la répression, par le pouvoir politique, des individus considérés comme des traîtres n’augure rien de bon en terme de crédibilité démocratique… L’élection d’un président-chef de guerre, dans le contexte d’une Ukraine militarisée, partiellement occupée et sous la tutelle de ses protecteurs occidentaux, constituerait un usage à tout le moins limité de la souveraineté populaire. Au moins, cela permettrait à la majorité des Ukrainiens d’avoir une influence tangible et reconnue sur la suite des événements, bien qu’aucun consensus ne soit à espérer. Tout gouvernement cherchant à engager des négociations pour la paix peut s’attendre à rencontrer une résistance considérable, voire violente.
Le choix de Biden d’autoriser l’utilisation des missiles ATACMS n’était pas uniquement une décision américaine : il répondait à une demande du gouvernement de Zelensky. Mais la légitimité démocratique d’un président en fin de mandat qui engage un tournant historique dans les relations internationales, susceptible de devenir incontrôlable, est on ne peut plus discutable. Il est peu probable qu’un tel spectacle et les conséquences qui en découleront renforcent la détermination de l’opinion publique américaine ou occidentale à soutenir l’accroissement de l’aide à l’Ukraine. Il existe des courants, en Europe de l’Est et dans les capitales de l’UE tout entière, qui promettent de se battre jusqu’à la victoire et vont jusqu’à se présenter comme à même de prendre le relais si, sous Trump, la conditionnalité du soutien des États-Unis à Kiev devait s’endurcir. Mais les sondages, qui ne sont plus mis à jour sur le site du Parlement européen, suggèrent que les différents mouvements qui mêlent dissidence, pacifisme, découragement et lassitude ont sapé ce prétendu consensus.
Joe Biden appartient à une génération de Guerre Froide. Pourtant, il semble oublieux de la logique de dissuasion mutuelle qui, autrefois, retenait les États occidentaux d’entrer en conflit trop direct avec Moscou. Néanmoins, les populations de l’Ukraine (en particulier celles à faibles revenus et en âge de combattre) et de l’UE sont peut-être plus attentives à ce que pourrait signifier une nouvelle escalade. Si cette guerre est effectivement une « lutte existentielle » contre l’Occident et ses valeurs, les positions et intérêts de ces démocraties ne peuvent pas être ignorés. Il ne suffit pas de supplier Poutine d’être « raisonnable » dans sa réponse au parti occidental qui a choisi de soutenir la guerre. Nous avons besoin d’un plan concret pour que l’Europe puisse sortir de cette guerre. Et vite.
Note :
[1] Article originellement publié par notre partenaire Jacobin sous le titre « It’s Time to End the War in Ukraine ».