09.10.2025 à 06:00
Jean Stern
Le réalisateur israélien en exil à Paris est retourné dans son pays pour y tourner Oui. Il affiche une colère louable contre son gouvernement, mais rate sa cible avec un film vaniteux et autocentré, aussi laid que la société va-t-en-guerre qu'il prétend dénoncer. Oui, le nouveau film de Nadav Lapid, est un long métrage indigeste, dans le sens où il donne littéralement envie de vomir. Et c'est exactement ce que le cinéaste recherche. La démarche est en soi curieuse, et l'on pourrait la (…)
- Lu, vu, entendu / Israël, Cinéma, Gaza 2023-2025Le réalisateur israélien en exil à Paris est retourné dans son pays pour y tourner Oui. Il affiche une colère louable contre son gouvernement, mais rate sa cible avec un film vaniteux et autocentré, aussi laid que la société va-t-en-guerre qu'il prétend dénoncer.
Oui, le nouveau film de Nadav Lapid, est un long métrage indigeste, dans le sens où il donne littéralement envie de vomir. Et c'est exactement ce que le cinéaste recherche. La démarche est en soi curieuse, et l'on pourrait la réduire à celle d'un sale gosse si les enjeux n'étaient pas tragiques pour les Palestiniens. Le réalisateur israélien en exil à Paris affiche sa colère on ne peut plus légitime — et qui semble son moteur — contre le gouvernement de son pays. Bien. Mais il cultive dans ce film — par ailleurs interminable — une savante et vaine ambiguïté sur ce qui fait vomir : l'horreur de la guerre à Gaza ou bien la laideur de la société israélienne qui la soutient ?
Lapid a réussi à faire croire, à longueur de plateaux télé, radios et d'interviews presse rythmés de punchlines bien senties, qu'il détestait ce qu'Israël était devenu. Cela lui a valu un déluge d'éloges et de critiques positives. De quoi s'interroger, car Oui est un film pénible, sur la forme et sur le fond.
J'avais aimé ses films Synonymes, Ours d'or à Berlin en 2019, et surtout Le genou d'Ahed, prix du jury à Cannes en 2021. Peut-être parce que dans ces deux films, Nadav Lapid, que Libération qualifie drôlement de « rebelle idéal », tenait à distance la fiction. Entre le processus d'intégration à la République française puis celui de soumission idéologique des artistes israéliens, le réalisateur se faisait le chroniqueur de son propre destin. Assez égocentrique, sans doute, mais cela fonctionnait parce qu'il maîtrisait ses acteurs et sa caméra vagabonde.
Rien de tel avec Oui. Comme si le sujet Gaza le dépassait, comme s'il était trop lourd. Lapid gave les spectateurs de métaphores sur la désespérance des Israéliens, mais s'avère incapable de se coltiner à un réel dont la dénonciation devient abstraite, hors du cadre.
Y. (Ariel Bronz), le personnage principal, est un musicien fantasque. Avec sa femme Jasmine (Efrat Dor), ils se compromettent dans des soirées de la haute société où se côtoient tycoons douteux d'origine russe, généraux au gros cul et bourgeoises bagouzées et frustrées. Y. et Jasmine boivent, dansent et chantent. Ils font les putes quand l'occasion se présente. Y. semble ne jamais travailler, ne pas s'intéresser à grand-chose et trimballe avec Jasmine l'illusion d'une famille, d'une vie et d'un pays en guerre qu'il ne voit pas. Cela peut paraître dérangeant, mais n'est que descriptif d'un gros d'esprit qui contourne l'obstacle.
Le réel rejoint la fiction lorsque Y. compose un nouvel hymne pour son pays avec les vraies paroles d'une chanson à la gloire des massacreurs de Gaza. Cette chanson existe pour de bon, un chœur d'enfants la déroule d'ailleurs dans un clip trouvé par Lapid sur le web et repris tel quel dans le film1. Cette pièce maîtresse est finalement plus terrifiante que les 2h30 du film. In fine, Y. se vautre un peu plus dans la soumission aux riches, avec force métaphores sexuées, et Jasmine fout le camp avec leur fils. Et la guerre ? Eh bien, dans les brumes.
Comme son héros, Lapid se disperse dans une désinvolture provocatrice, désagréable et laide. Y. est laid, Israël est laid. Mais n'est-ce pas plutôt la laideur de la guerre à Gaza qu'il fallait affronter ? La description de la perversité sociale et sexuelle des hyper-riches israéliens complices de l'état-major de l'armée lasse assez vite, et semble aussi vaine que la vanité de ces gens-là — qui triomphent, même chez Lapid, censé incarner leur contraire.
La guerre livrée par Israël à Gaza n'est dans ce film que l'arrière-fond du propos, brumeux le plus souvent, toujours tenu à distance en tout cas. Elle se déploie de loin en loin, à travers un dispositif de vrais-faux flashs d'information, ou via des images tournées depuis la tristement célèbre « colline de l'amour », où certains Israéliens vont se bécoter face à Gaza — autrement dit, depuis le point de vue d'un Israélien contemplant la destruction en cours. Du haut de cette colline, la vue est imprenable et les bruits de la guerre sont assourdis. Dans ce film tonitruant, le contraste est saisissant. Les Israéliens de fiction de Lapid gueulent moins contre la guerre que contre eux-mêmes. Ils ne cherchent pas l'expiation mais l'oubli, et soutiennent la guerre, car c'est le plus simple. Dans le cas de Y., c'est même le plus lucratif.
Il y a d'ailleurs dans tout cela quelque chose de logique qui rend l'objet du film vain. On peut s'en désoler mais, dans la plupart des guerres, les populations soutiennent leur pays. Et si ce n'est pas le cas, elles font la révolution. Israël en est loin, très loin… L'ex-petite amie (Naama Preis) de Y., devenue une sorte de propagandiste de l'armée, est le personnage le plus sympathique du film, c'est dire… Sur la « colline de l'amour », les deux anciens amants font comme tout le monde, ils se roulent une pelle. Énième trahison dans le cas de Y.
La misère grandiloquente de ce film est le produit d'un égocentrisme typique d'une certaine gauche culturelle israélienne, qui se complaît dans la posture du dedans-dehors. Lapid vit ainsi à l'étranger et affiche son exil comme une situation victimaire. Mais il tourne sans problème à Tel-Aviv, avec le concours de financements israéliens, certes minoritaires, qu'il dénonce sur le principe tout en les acceptant. Il inscrit d'ailleurs son film à la cérémonie des Césars locaux (les Ophir Awards), car c'est là bel et bien son territoire, la colline dont il parle au sens, d'ailleurs, littéral du terme, comme on le voit à l'écran.
Lapid a eu des phrases fortes dans les médias qui lui ont valu les sympathies du public. On peut dire que c'est déjà ça. Mais son film montre, une fois de plus, les ravages de la politique israélienne chez l'élite culturelle, globalement incapable d'affronter la saleté du réel autrement que par des systèmes métaphoriques douteux ou des complaintes autocentrées. Le réalisateur veut renvoyer son pays à un miroir maléfique. Au passage, il oublie de se regarder dans la glace.
1C'est d'ailleurs le détournement bien réel d'un chant sioniste de 1948. La famille de l'auteur s'était opposée à l'utilisation par Lapid de cette version « modernisée », mais en vain…
09.10.2025 à 06:00
Alain Gresh, Sarra Grira, Muzna Shihabi, Nitzan Perelman Becker
Horizons XXI est une carte blanche laissée aux rédactions d'Orient XXI et Afrique XXI qui revient sur l'actualité ou l'histoire de l'Afrique et des mondes arabe et musulman à travers des entretiens. À retrouver une fois par mois sur le média indépendant Au Poste. Deux ans après le début de la guerre génocidaire que mène Israël contre Gaza, nous faisons le point sur la situation dans les territoires palestiniens, mais aussi à l'intérieur de la société israélienne et dans le reste de la (…)
- Magazine / Israël, Palestine, Bande de Gaza, Cisjordanie, Proche-Orient, Union européenne (UE), Vidéo, Génocide, Gaza 2023-2025, Guerre Israël-Iran 2025 , Horizons XXIHorizons XXI est une carte blanche laissée aux rédactions d'Orient XXI et Afrique XXI qui revient sur l'actualité ou l'histoire de l'Afrique et des mondes arabe et musulman à travers des entretiens. À retrouver une fois par mois sur le média indépendant Au Poste.
Deux ans après le début de la guerre génocidaire que mène Israël contre Gaza, nous faisons le point sur la situation dans les territoires palestiniens, mais aussi à l'intérieur de la société israélienne et dans le reste de la région. Pour cette émission de rentrée d'Horizons XXI sur Au Poste, nous parlons du nettoyage ethnique tous azimuts à Gaza mais aussi en Cisjordanie, des autres fronts ouverts par Israël dans la région, de politique intérieure israélienne et de complicité internationale, de Washington jusqu'à Paris.
Avec Alain Gresh, directeur et fondateur d'Orient XXI et d'Afrique XXI ; Nitzan Perelman Becker, docteure en sociologie politique et membre du collectif de recherche Yaani ; et Muzna Shihabi, ex-conseillère de l'Organisation de la Palestine (OLP), chargée de développement au Centre arabe de recherches et d'études politiques (CAREP) de Paris.
Présentée par Sarra Grira, rédactrice en chef d'Orient XXI.
08.10.2025 à 06:00
Hajar Raissouni
Depuis le samedi 27 septembre, la vie du royaume est rythmée par les manifestations quotidiennes du mouvement GenZ 212. Lancée par des jeunes autonomes refusant toute affiliation politique ou syndicale, la contestation innove et mobilise. Mais elle doit aussi faire face aux limites de son manque de structuration, tandis que les élites au pouvoir semblent attendre le discours du roi prévu pour le 10 octobre. Elle était jusque-là perçue comme indifférente à la chose publique. Mais les (…)
- Magazine / Maroc, Inégalités sociales, Droits humains, Corruption, Démocratie, Mouvement populaire, Jeunes, MonarchieDepuis le samedi 27 septembre, la vie du royaume est rythmée par les manifestations quotidiennes du mouvement GenZ 212. Lancée par des jeunes autonomes refusant toute affiliation politique ou syndicale, la contestation innove et mobilise. Mais elle doit aussi faire face aux limites de son manque de structuration, tandis que les élites au pouvoir semblent attendre le discours du roi prévu pour le 10 octobre.
Elle était jusque-là perçue comme indifférente à la chose publique. Mais les manifestations qui secouent le Maroc depuis le 27 septembre 2025 ont braqué les projecteurs sur la jeune génération à l'initiative du mouvement de contestation. Selon les chiffres du Haut-Commissariat au Plan, les jeunes de moins de 25 ans représentent 26 % de la population marocaine et se caractérisent par « un fort attachement à la technologie, de grandes ambitions et une capacité d'influence sociale et économique ». Ils sont aussi particulièrement touchés par la précarité économique et sociale. Au deuxième trimestre 2025, le taux de chômage des 15-24 ans a atteint 35,8 %, contre 21,9 % pour les jeunes de 25 à 34 ans, et une moyenne nationale de 12,8 %.
Lors des premières manifestations, qui ont principalement eu lieu à Rabat, Casablanca, Meknès et Tanger, avant que d'autres villes ne rejoignent la contestation, le mouvement est apparu comme largement spontané, sans mots d'ordre. Seules quelques banderoles ont été déployées. Mais très vite, des slogans ont émergé : « Nous ne voulons pas de la Coupe du monde… la santé avant tout », « Le peuple veut la fin de la corruption ». Des critiques directes du volume des dépenses consacrées aux infrastructures et à la construction des stades en prévision de l'organisation par le Maroc de la Coupe d'Afrique des nations (CAN, décembre 2025 — janvier 2026), et surtout de la Coupe du monde 2030, aux côtés de l'Espagne et du Portugal. Ces dépenses interrogent sur les priorités de l'État, alors que les services publics de base, comme la santé et l'éducation, connaissent une nette détérioration.
Contrairement au mouvement du 20 février, né en 2011, soutenu à l'époque par plus de 20 organisations de défense des droits humains et syndicales et qui avait vu la participation de jeunes appartenant à des structures politiques, les manifestations actuelles émanent d'un groupe de jeunes peu structuré : la GenZ 212, combinaison de « Génération Z »1 et l'indicatif téléphonique du Maroc.
Malgré la participation de figures de gauche à certaines manifestations, comme Nabila Mounib, secrétaire générale du Parti socialiste unifié (PSU), et Abdelhamid Amine, ancien président de l'Association marocaine des droits humains (AMDH), il n'y a eu aucun soutien actif à ce mouvement. Quelques organisations politiques et de défense des droits humains se sont contentées de publier des communiqués exprimant leur soutien aux revendications sociales et dénonçant l'approche sécuritaire adoptée par le pouvoir.
Pour se coordonner, la GenZ 212 passe principalement par la plateforme Discord, dont le serveur compte plus de 170 000 membres au Maroc. Discord est une application de messagerie instantanée et un réseau social communautaire lancé en 2015, qui permet aux utilisateurs d'échanger des messages texte et des appels vocaux ou vidéo. Elle était à l'origine prisée par les gamers, les adeptes de jeux vidéo. Si son usage s'est démocratisé dans certains pays comme la France, elle reste au Maroc largement utilisée par les jeunes gamers de la génération Z. Elle leur permet d'échanger pendant les parties de jeu, de diffuser des sessions en direct et de partager leurs expériences. Le choix de cette plateforme pour coordonner les appels à manifestation rappelle des exemples similaires ailleurs dans le monde, à Madagascar et surtout au Népal, où des manifestants de la même génération ont eu recours à la même application le 4 septembre 2025, après la suspension de plusieurs réseaux sociaux par les autorités.
On trouve sur Discord plusieurs chaînes de discussion, une pour chaque région du royaume, ce qui facilite la coordination entre les habitants des mêmes villes et villages. Les horaires des discussions quotidiennes sont annoncés sur les pages des réseaux sociaux du mouvement. Elles commencent souvent après 22h. L'administrateur de la chaîne commence par faire le bilan de la journée de manifestation. Les membres prennent ensuite la parole à tour de rôle pour exprimer leurs opinions, et faire part de leurs suggestions. Souvent, les échanges se poursuivent pendant des heures. À la fin de chaque soirée, on passe au salon appelé « Annonces » où les membres doivent répondre à la question suivante : « À vous de décider : soutenez-vous la poursuite des manifestations demain ? » Les membres n'ont que deux options : « oui » ou « non ». Jusque-là, le « oui » dépasse tous les jours les 80 %, témoignant d'un engagement clair de la part de la majorité des participants à poursuivre la mobilisation.
Dans ces discussions quotidiennes sur Discord, la spontanéité qui caractérise les manifestations apparaît comme intentionnelle. Les membres de la Génération Z insistent constamment sur leur totale indépendance vis-à-vis des partis politiques et des syndicats, témoignant ainsi de l'aversion de toute une jeunesse pour les structures intermédiaires, qui ont perdu toute crédibilité à leurs yeux. Sur les réseaux sociaux également, ils le revendiquent haut et fort : « Nous n'appartenons à aucun parti ni mouvement politique. Nous sommes des jeunes libres, notre voix est indépendante et notre seule revendication est la dignité et les droits légitimes de chaque citoyen. »
Alors que les appels aux manifestations des 27 et 28 septembre commençaient à circuler, plusieurs sites web et pages pro-gouvernementales se sont empressés d'accuser les organisateurs de « séparatisme » et de « servir des intérêts étrangers » dans le but de déstabiliser le royaume et menacer son intégrité territoriale. En réponse à ces accusations, les administrateurs de la page GenZ 212 ont publié sur les réseaux sociaux une déclaration le 18 septembre où l'on peut lire : « Nous ne sommes ni contre la monarchie ni contre le roi. Au contraire, nous considérons la monarchie comme essentielle à la stabilité et à la continuité du Maroc. »
Il convient de noter que depuis le début du règne du roi Mohammed VI, aucun mouvement social ou politique n'a lancé de slogan contre la monarchie. Même le Mouvement du 20 février appelait à une « monarchie parlementaire ».
Les revendications du mouvement ne sont pas propres à cette génération. Elles reflètent plutôt des préoccupations partagées par tous les Marocains. Interrogée par Orient XXI, la militante des droits humains Siman explique :
La génération Z est peut-être à l'origine de ce mouvement, mais elle n'est pas la seule à manifester dans la rue. Les revendications exprimées aujourd'hui ne sont pas nouvelles, mais s'inscrivent dans la continuité de celles du Mouvement du 20 février, puis du Hirak du Rif, qui a conduit à l'arrestation de plusieurs jeunes dans la région.
GenZ 212 intervient en effet après un mois de mobilisations importantes au Maroc, notamment devant plusieurs hôpitaux de la ville d'Agadir (sud-ouest) pour protester contre l'état des services de santé, à la suite du décès de huit femmes après leur accouchement, dans des circonstances qui restent mystérieuses. Selon le ministère de la santé, une enquête a été ouverte, mais ses conclusions n'ont pas encore été publiées. D'autres villes ont également été le théâtre de manifestations en faveur des victimes du tremblement de terre de la province d'Al Haouez, qui a frappé le pays en septembre 2023. Enfin, plusieurs marches en soutien à la Palestine et contre la normalisation des relations du Maroc avec Israël depuis 2020 ont également eu lieu. Autant de mobilisations qui, contrairement aux manifestations de GenZ 212, n'ont pas été réprimées et se sont déroulées dans une atmosphère relativement calme.
Selon les chiffres compilés par les sections de l'AMDH au cours des trois premiers jours de manifestations, plus de 300 personnes ont été arrêtées rien qu'à Rabat, et des dizaines d'autres ailleurs. Le premier jour, les interpellés ont été libérés à l'aube. Mais les forces de l'ordre ont changé d'approche dès le lendemain. Selon les chiffres publiés par l'Espace marocain des droits de l'Homme2 le nombre total de personnes arrêtées et placées en garde à vue s'élève à 272, dont 39 mineurs. Trente-six personnes ont été condamnées à des peines de prison, et 221 ont été libérées sous une caution allant de 300 à 600 euros. La plupart des jeunes ont été inculpés de « rassemblement non autorisé, d'entrave à l'action des forces de l'ordre et d'appel à un rassemblement non autorisé ». Ces arrestations ne se sont pas déroulées sans violence. Plusieurs jeunes femmes ont été harcelées pendant leur garde à vue, et de jeunes hommes arrêtés ont été insultés, qualifiés de « pervers » et de « génération de la perversion ». Selon nos sources, le procureur du Roi a constaté des signes de violence physique sur certains d'entre eux. Selon la militante de droits humains Samia Regragui, « la répression et les arrestations ont augmenté la sympathie de la population envers les manifestants, ce qui constitue un véritable acquis ».
Cette sympathie a toutefois été mise à l'épreuve dès le quatrième jour de manifestations, à cause des actes de violence qui ont notamment éclaté dans des zones qui n'étaient pas concernées par le mouvement GenZ 212. Des affrontements ont eu lieu dans plusieurs villes entre manifestants et forces de l'ordre, faisant des blessés des deux côtés et détruisant des biens publics et privés. Le mercredi 1er octobre, trois personnes ont été tuées par la police à Leqliaa, une ville située à 20 kilomètres au sud d'Agadir.
Le soir même, la situation a fait l'objet d'une grande discussion sur Discord, où de nombreux participants ont condamné sans équivoque les actes de vandalisme, affirmant que leurs auteurs « ne représentent ni n'appartiennent au mouvement ». D'autres, en revanche, ont estimé que c'était la violence excessive avec laquelle les autorités ont répondu aux manifestations pacifiques qui était à l'origine des réactions de colère et de violence de certains manifestants. D'autres encore se sont demandé si cette violence n'était pas provoquée, et n'avait pas pour but de nuire à l'image du mouvement, dans le but de saper le soutien populaire dont il bénéficie et d'instiller la peur parmi les Marocains.
Malgré les appels à arrêter les manifestations lancés par certains responsables politiques, comme l'ancien premier ministre islamiste Abdelilah Benkirane, les membres du groupe Discord ont continué à voter pour la poursuite des manifestations pacifiques. Mais la spontanéité du mouvement GenZ 212 et son rejet de toute organisation et de toute direction formelles constituent une arme à double tranchant. Si elle préserve l'indépendance du mouvement et le protège de toute tentative de manipulation politique ou d'exploitation par les partis, notamment à l'approche des élections législatives prévues pour septembre 2026, l'absence de structures organisationnelles rend difficile l'harmonisation des slogans et des revendications. Surtout, elle entrave le contrôle des formes d'expression pour un mouvement qui se revendique comme pacifique.
Après trois jours de silence radio, les partis de la majorité gouvernementale — le Rassemblement national des indépendants, le Parti authenticité et modernité et le Parti Istiqlal — se sont réunis le mardi 30 septembre 2025 à Rabat, sous la présidence du chef du gouvernement Aziz Akhannouch. Ensemble, ils ont affirmé comprendre la colère de la jeunesse, et être disponibles à y répondre par le dialogue et la discussion, dans le cadre des institutions prévues à cet effet. La majorité gouvernementale a également reconnu le retard chronique dont souffre le secteur de la santé, tout en soulignant que sa réforme est un chantier colossal qui nécessite du temps. Dans sa brève déclaration du jeudi 2 octobre 2025, le Premier ministre Aziz Akhannouch a néanmoins mis en garde contre les actes de « violence et de vandalisme » observés dans certaines villes, évoquant une « escalade dangereuse portant atteinte à la sécurité et à l'ordre public ». Mais aucune mesure concrète n'a été prise. Pour Khalid Al-Bakkari, professeur universitaire au Centre Régional des Métiers de l'Éducation et de la Formation de Casablanca (CRMEF) et militant des droits humains :
Comme ses prédécesseurs, le gouvernement actuel a renoncé à nombre de ses prérogatives constitutionnelles. Il en est venu à considérer la gestion des manifestations et des crises majeures — notamment celles liées aux catastrophes naturelles — comme relevant de la compétence de l'État et non de la sienne, c'est-à-dire de celle du Makhzen3. C'est pour cela que le gouvernement reste passif. Le chef du gouvernement n'a ni communiqué avec les citoyens ni tenu de réunion avec le ministre de l'intérieur.
Le mouvement GenZ 212 a finalement choisi d'adresser ses revendications directement au roi, ignorant les appels au dialogue du gouvernement. Ses demandes sont claires : la démission du gouvernement d'Aziz Akhannouch, la poursuite des personnes impliquées dans des affaires de corruption et la libération des personnes arrêtées lors des manifestations. Désormais, tous les regards se tournent vers le roi Mohammed VI, dont le discours, à l'occasion de l'ouverture de l'année législative, le vendredi 10 octobre 2025, est extrêmement attendu.
1NDT. Nom donné aux personnes nées entre 1997 et 2012. Il s'agit de la première génération qui a grandi avec Internet.
2NDLR. Groupe de défense des droits humains créé en 2022 et proche de l'organisation islamique Al-Adl wal-Ihsane (Justice et bienfaisance) fondée par le cheikh Abdessalam Yassine.
3Mot qui désigne les institutions régaliennes de l'État marocain : le palais, le ministère de l'intérieur, les services de sécurité, l'armée et les renseignements.