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20.09.2024 à 06:00

« Al-Molhid », le film qui relance la controverse sur l'athéisme en Égypte

Louis Callonnec

Long-métrage égyptien dont la sortie ne cesse d'être reportée, Al-Molhid prétend aborder avec ambition la question de l'athéisme, sujet largement tabou. Si les milieux religieux voient dans ce film une œuvre blasphématoire, certains militants regrettent un scénario trop conservateur. Personne ne l'a vu, mais tout le monde en parle. Tel un feuilleton, les péripéties de la sortie du film Al-Molhid (« L'Athée ») tiennent en haleine la presse et les réseaux sociaux égyptiens. Il faut bien (…)

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Texte intégral (2940 mots)

Long-métrage égyptien dont la sortie ne cesse d'être reportée, Al-Molhid prétend aborder avec ambition la question de l'athéisme, sujet largement tabou. Si les milieux religieux voient dans ce film une œuvre blasphématoire, certains militants regrettent un scénario trop conservateur.

Personne ne l'a vu, mais tout le monde en parle. Tel un feuilleton, les péripéties de la sortie du film Al-Molhid (« L'Athée ») tiennent en haleine la presse et les réseaux sociaux égyptiens. Il faut bien reconnaître que le parcours de cette œuvre est riche en rebondissements. Initialement prévue il y a deux ans, l'avant-première du film a connu quatre reports, le dernier en date étant intervenu à la fin du mois de juillet, sans justification claire de la part de la production.

Après de nombreux appels au boycott, l'affaire a connu un tournant judiciaire début août 2024, avec la plainte déposée par Mortada Mansour, avocat influent et proche du pouvoir, grand habitué des polémiques. « Le but de ce procès est de protéger les valeurs auxquelles nous croyons et qui font partie de notre héritage culturel et religieux », a-t-il clamé dans les colonnes d'Egypt Telegraph. En cours d'examen devant le conseil d'État, cette plainte pourrait mener au retrait de la licence de diffusion du film.

Comment expliquer ces atermoiements ? La sortie du long-métrage a pourtant été validée par l'Autorité centrale du contrôle des productions audiovisuelles ainsi que par les cheikhs d'Al-Azhar, faisait valoir son producteur Ahmed El-Sobky, dans une interview télévisée, le 7 août 2024. La réponse tient sans doute davantage à la polémique déclenchée par la thématique du film dans les milieux conservateurs qu'à une censure venue d'en haut. Du scénario au financement, le film a pu passer les différentes étapes sans encombre apparent. Le scénariste Ibrahim Issa occupe lui-même une position ambivalente dans le champ médiatique, proche du pouvoir mais aussi défenseur d'une certaine forme de laïcité.

La diffusion de la bande-annonce du long-métrage, en juillet 2024, a ainsi déclenché une soudaine levée de boucliers sur les réseaux sociaux, où beaucoup voient une œuvre favorable à l'athéisme. La société de production El-Sobky For Artistic Production, spécialisée dans les comédies familiales, a d'abord tenté de profiter de la controverse pour en faire en argument de vente, avec le slogan « le film qui fait polémique avant même sa sortie ». Mais vite dépassée par l'ampleur du scandale, elle fait profil bas depuis l'annonce du report sine die de l'avant-première.

Un scénario aligné sur le discours gouvernemental

En abordant le phénomène de l'athéisme, cette œuvre cinématographique ambitieuse assume de rouvrir un débat lancinant mais toujours explosif dans la société égyptienne. Réalisé par Mohamed El-Adl à partir d'un scénario d'Ibrahim Issa, ce film ne correspond pourtant a priori en rien aux fantasmes des religieux qui dénoncent son scénario, sans donc avoir vu le film. Le long-métrage narrerait l'histoire d'un jeune homme élevé dans la foi musulmane par un père intégriste, dont le fanatisme va le mener à douter de l'existence de Dieu. Loin de le défendre, ce film présente l'athéisme comme une réaction à l'extrémisme religieux et constitue une critique en creux de l'athéisme, non de l'islam. Tout au mieux, cette œuvre normalise la figure de l'athée dans l'espace public et enclenche, un tant soit peu, un débat sur la liberté de conscience.

Certes ambitieuse, cette œuvre épouse en fait les contours du discours gouvernemental qui prétend que l'extrémisme religieux, incarné par les Frères musulmans serait la cause de l'athéisme. Parvenu au pouvoir en 2013 après avoir renversé Mohamed Morsi, membre des Frères musulmans, le président Abdel Fattah Al-Sissi s'est efforcé de s'accaparer le magistère du juste-milieu religieux (Al-wassatiya), revendiqué jusqu'alors par la confrérie. Il n'a cessé de dénoncer la bigoterie et l'intolérance des Frères, tout en affichant sa piété, comme dans la série Al-Ikhtiyar, produite en 2022 avec le soutien du ministère de la Défense. Cette série brosse le portrait d'un homme plus pieux que les chefs des Frères musulmans, mais plus sage dans ses décisions.

Pour incarner le conservatisme religieux, le nouveau pouvoir a lancé dès 2014 une offensive contre l'athéisme. Atteignant des sommets de haine et de complotisme dans les propos du ministre des Affaires religieuses Mohamed Mokhtar Gomaa, qui affirma dans une interview télévisée que « les forces sionistes [promouvaient] l'athéisme et [finançaient] l'homosexualité pour fragmenter la société égyptienne », cette campagne a reçu la bénédiction des autorités religieuses musulmanes — par la voix d'Al-Azhar — aussi bien que coptes. Toujours selon le discours officiel, la seconde cause de l'athéisme serait « le détournement du discours religieux par les extrémismes et les terroristes ».

En plaçant les athées dans son collimateur, le nouveau pouvoir s'assurait, à peu de frais, le soutien des classes conservatrices qui avaient cru en la promesse de l'alternance frériste en 2012. Se déployait ainsi une « compétition » entre le nouveau régime et les Frères musulmans sur le terrain de la religion. Surtout, en présentant le « complot sioniste » et le fanatisme religieux comme seules causes de l'athéisme, ce discours passait sous silence d'autres causes inavouables, telles que la détérioration des conditions socio-économiques ou plus simplement la part de doute inhérente à la foi.

Forcés à l'exil

À l'instar du héros d'Al-Molhid, Ahmed Harkan, militant athée, a été élevé par un père très conservateur avant de se détourner de la religion musulmane. Il a quitté l'Égypte pour l'Italie, après avoir été victime d'une tentative d'assassinat en 2014. Celui qui s'est fait connaître dans les médias égyptiens pour ses propos parfois virulents explique à Orient XXI que la polémique déclenchée par le film est « le reflet du déni dont fait part la société égyptienne vis-à-vis de l'athéisme, ainsi que son intolérance, son manque de culture et d'éducation. » Selon lui, le message du film coïncide avec le discours du président :

[il] est convaincu qu'il doit instrumentaliser l'athéisme pour faire passer le message à l'opinion que l'extrémisme religieux mène à l'athéisme. Il combat de concert l'athéisme et le fanatisme religieux, qui sont selon lui les des deux faces d'un même phénomène. C'est complètement absurde.

Ahmed se permet toutefois d'espérer :

La production du film prouve que le débat sur l'athéisme s'est imposé dans le monde musulman et je pense que ce n'est qu'un début. J'espère que nous, athées arabophones, pourrons créer des œuvres qui défendent et diffusent nos idées.

À l'autre bout du monde, depuis l'Australie où il a trouvé refuge, Adam Elmasri — qui est sur le point de publier un récit autobiographique intitulé Wounded by Faith (« Blessé par la foi ») — plaide pour une approche moins frontale. Élevé dans la foi chrétienne copte, Adam s'est armé de pédagogie pour défendre sa cause. Il explique :

Plutôt que de rechercher le changement immédiat, j'adopte une approche graduelle, de dialogue. Les résultats sont plus lents, certes, mais aussi plus durables. Peu à peu, des gens qui m'étaient hostiles ont fini par comprendre mon point de vue.

Selon lui, le rapport du gouvernement égyptien à la religion est complexe : « [il] ne parle pas d'une seule et unique voix : certains en son sein soutiennent la laïcité, d'autres s'y opposent et d'autres encore s'efforcent de différencier la laïcité de l'athéisme ». Cela explique, selon Adam, les paradoxes d'une politique qui vise aussi bien le fanatisme que l'athéisme :

En période de troubles civils et d'inquiétude pour leur propre stabilité, les autorités peuvent prendre des mesures radicales et contradictoires. Les échelons supérieurs du gouvernement penchent vers la laïcité, mais en fin de compte, leur principale priorité est de conserver le soutien de l'opinion publique.

Des controverses vieilles depuis plus d'un siècle

Loin d'être récent, le débat sur l'athéisme divise la société égyptienne depuis le début du XXᵉ siècle. Sous la monarchie (jusqu'en 1952), période de relative tolérance envers l'athéisme, le mathématicien Ismaïl Adham publie le manifeste Pourquoi suis-je athée ?, ouvrage qui déclenche un débat vif mais respectueux au sein de l'élite égyptienne. « Ismaïl Adham n'a été ni arrêté ni traduit en justice ; il n'a pas subi de menaces ni d'agressions et a continué à vivre normalement, à donner des conférences, à fréquenter les cafés et les clubs et à discuter avec les gens », souligne, non sans nostalgie, l'écrivain Alaa Al-Aswany dans une tribune pour Le Monde le 20 août 2022 et intitulée « Salman Rushdie a prouvé que la plume l'emporte sur les couteaux ». « Qu'est-il arrivé aux Égyptiens ? », s'interroge-t-il.

À partir des années 1980, alors que la société est traversée par un profond regain de religiosité, les accusations d'apostasie permettent de désigner à la vindicte populaire les personnalités libérales, athées comme croyantes. En 1993, Nasr Abu Zayd, professeur d'études islamiques à l'université du Caire et tenant d'une interprétation rationaliste de l'islam, se voit refuser une promotion comme professeur titulaire. La médiatisation de ce banal refus de promotion va inciter un juriste islamiste à exiger de la justice qu'elle annule juridiquement le mariage d'Abu Zayd, une femme musulmane ne pouvant être mariée à un « apostat » dans le droit islamique. Le mariage est effectivement rompu par la Cour d'appel du Caire en 1995. Nasr Abu Zayd, qui ne s'est jamais revendiqué athée, devient alors la cible des groupes djihadistes qui lui reprochent sa prétendue apostasie ; il choisit alors lui aussi l'exil pour sa sécurité.

L'écrivain Naguib Mahfouz, prix Nobel de littérature en 1988, subit lui aussi des accusations d'apostasie en raison du regard critique qu'il porte sur la religion dans un de ses romans, Les Fils de la Médina1. En 1994, il survit miraculeusement à une tentative d'assassinat perpétrée par deux militants islamistes. En 2001, c'est la femme de lettres et pionnière du féminisme arabe Nawal el-Saadawi, figure de la lutte contre l'excision en Égypte, qui fait face à une campagne calomnieuse. Déclarée apostate par le grand mufti, elle fuit son pays. À la croisée de nombreuses problématiques, telles que la liberté d'expression, la liberté de conscience, le réformisme religieux et bien souvent, le droit des personnes homosexuelles, la question de l'athéisme charrie donc un lourd passé, qu'Al-Molhid ouvre de nouveau.

Un statut juridique insuffisamment protecteur

Le droit islamique, partiellement institutionnalisé en Égypte, condamne fermement « l'apostasie », mais les sanctions requises varient selon les écoles d'interprétation, certaines prônant la peine de mort, d'autres se montrant moins sévères. Quant à la loi, si elle ne criminalise pas explicitement l'athéisme, elle est aisément manipulable à des fins répressives — dans un modèle similaire à celui du statut juridique de l'homosexualité en Égypte. La Constitution garantit la liberté de « croyance » — et non de « conscience » (terme lui inscrit dans la Constitution tunisienne de 2014 et qui a été perçu alors comme une reconnaissance des droits des athées) – ainsi que la liberté de pratique religieuse, laissant une marge d'interprétation au juge quant à la licéité de l'athéisme. Le Code pénal punit quant à lui le blasphème, en vertu de son article 98, fréquemment invoqué pour réprimer les discours athées. Selon le chercheur Ishak Ibrahim, spécialiste des questions de liberté religieuse au Tahrir Institute for Middle East Policy, la combinaison d'un cadre juridique insuffisamment protecteur et de l'hostilité de la société égyptienne vis-à-vis de l'athéisme place les athées égyptiens « à la limite de la mort civile ».

Le rejet de l'athéisme dépasse souvent la discrimination et la « mort civile ». Sherif Gaber, vidéaste, activiste athée et défenseur des droits LGBTQ+, incarne le cas le plus emblématique de la répression dont sont victimes les militants athées les plus médiatisés mais aussi les homosexuels. En 2013, alors étudiant, une altercation avec un professeur qui proférait des propos homophobes le place dans le collimateur des conservateurs. Ces derniers vont divulguer des publications postées par Sherif Gaber sur un groupe Facebook privé, dans lesquelles le jeune homme révélait son athéisme. Ceci lui vaut une condamnation à un an d'incarcération pour « mépris envers la religion ». Dans un premier temps, le jeune homme refuse de quitter son pays et défend ses opinions sur YouTube2, où certaines de ses vidéos atteignent trois millions de visionnements. Sur un ton parfois provocateur, il y revendique le droit de ne pas croire en Dieu et clame que « critiquer les religions est un droit humain ».

Pour échapper à la prison, il a choisi la fuite et la clandestinité : « C'est quand même ironique, j'essaie de fuir l'Égypte depuis six ans, j'ai déménagé d'un endroit à un autre 14 fois, j'ai vécu seul tout ce temps, et je ne quitte pas la maison sauf si nécessaire. Je fais tout ça parce que je ne veux pas aller en prison », déplorait-il dans une vidéo publiée en juin 2024. L'activiste y annonçait à ses soutiens, le cœur lourd, sa condamnation à cinq ans d'incarcération supplémentaires. « Honnêtement, je ne sais plus quoi faire. Je suis seul, je suis attaqué de toute part. La douleur augmente, l'étau se resserre, et je ne trouve pas d'issue. Mais c'est ainsi. Je peux tenir un peu plus longtemps », se confiait-il.

Au-delà du débat sur l'athéisme, l'affaire du film Al-Molhid ouvre un nouveau front dans le combat pour la liberté d'expression en Égypte. Face à la polémique, le réalisateur Mohamed El-Adl s'est insurgé sur son compte Facebook : « L'interdiction n'est pas la solution ! ». Tandis que le scénariste Ibrahim Issa répondait à ses détracteurs avec philosophie :

Qu'a fait Naguib Mahfouz lorsque son roman Les Fils de la Médina a été interdit ? Il a écrit un nouveau roman […] qui n'a cessé d'être lu de génération en génération, et ses mots ont été immortalisés dans les consciences. L'art est plus fort que les interdictions, les balles et même la mort. L'artiste meurt mais l'art reste.


1Naguib Mahfouz, Les Fils de la Médina, traduction de Jean-Patrick Guillaume, Actes Sud, collection Babel, n° 611, 2003, 630 pages, 12,20 euros.

2Voir sa chaîne ici.

20.09.2024 à 06:00

« Cette année, il n'y aura pas de récolte »

Rami Abou Jamous

Rami Abou Jamous écrit son journal pour Orient XXI. Ce fondateur de GazaPress, un bureau qui fournissait aide et traduction aux journalistes occidentaux, a dû quitter en octobre son appartement de la ville de Gaza avec sa femme Sabah, les enfants de celle-ci, et leur fils Walid, deux ans et demi, sous la pression de l'armée israélienne. Réfugié depuis à Rafah, Rami et les siens ont dû reprendre la route de leur exil interne, coincés comme tant de familles dans cette enclave miséreuse et (…)

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Rami Abou Jamous écrit son journal pour Orient XXI. Ce fondateur de GazaPress, un bureau qui fournissait aide et traduction aux journalistes occidentaux, a dû quitter en octobre son appartement de la ville de Gaza avec sa femme Sabah, les enfants de celle-ci, et leur fils Walid, deux ans et demi, sous la pression de l'armée israélienne. Réfugié depuis à Rafah, Rami et les siens ont dû reprendre la route de leur exil interne, coincés comme tant de familles dans cette enclave miséreuse et surpeuplée. Cet espace lui est dédié depuis le 28 février 2024.

Mercredi 18 septembre 2024.

On est fin septembre et d'habitude, on prépare « le mariage », c'est comme cela qu'on appelle la récolte des olives : al 'ors al falastini, « le mariage de la Palestine ». Il commence début octobre. Pendant la récolte, c'est toute la famille qui va dans les champs. Cela commence le matin, avec un petit-déjeuner traditionnel composé de galayet bandoura (un plat en sauce à base de tomates), du foul (des fèves), du houmous (purée de pois chiches mélangée avec de l'ail, du citron et de l'huile d'olive). Les scouts, les élèves, les étudiants viennent aider à la récolte. On chante des chansons traditionnelles. C'est vraiment la grande fête, c'est comme la célébration d'une naissance, une naissance qui prouve que l'on appartient à cette terre et qu'elle nous appartient. On attend la pluie, parce qu'elle augmente le volume des olives, ce qui donnera une bonne huile.

Mais cette année, il n'y aura pas de récolte. À Gaza, il y a un quartier qui s'appelle le quartier Zaytoun, dont vous avez probablement beaucoup entendu parler. Zaytoun cela veut dire « olive ». Il était couvert d'oliviers. Mais les Israéliens l'ont bombardé et rasé, comme ils ont fait avec d'autres quartiers proches de la frontière avec Israël. Des oliviers qui étaient connus de tous, qui remontent pour certains à 1905 et 1920, ont disparu. Tout a été détruit.

L'olivier, c'est l'existence des Palestiniens

Les Israéliens connaissent très bien l'attachement des Palestiniens à cet arbre, qui n'est pas seulement une source de revenus en Cisjordanie et à Gaza. L'olivier, c'est l'existence des Palestiniens. C'est pour cela que les colons, quand ils attaquent les villages en Cisjordanie, autour de ce que l'on appelle le mur de séparation, ou plutôt le mur de l'apartheid, leur première cible, ce sont toujours les oliviers. Les colons qui attaquent les villages en Cisjordanie coupent ces arbres, qui datent en majorité d'avant la création de l'État d'Israël. Tout le monde sait que le plus vieil olivier au monde, âgé de plus de 4 000 ans, se trouve à Bethléem.

Le mur d'apartheid sépare les villages de leurs oliviers. Les routes qui relient les colonies passent exprès par les champs d'oliviers, pour les détruire. Ils le font parce que c'est le symbole des Palestiniens. C'est le symbole de notre résistance pacifique, de notre existence. Je ne sais pas si vous connaissez la fameuse photo de Mahfoza Oude, cette femme qui tenait dans ses bras l'un de ses oliviers abattus par des colons lors de l'attaque de son village, près de Naplouse. Pour elle, c'était comme si elle avait perdu un enfant.

Avant, Gaza arrivait en troisième place en Palestine pour la production d'olives, ex æquo avec Naplouse, après Jénine et Tulkarem. Gaza produisait entre 15 000 et 20 000 tonnes d'olives, et entre 3 000 et 4 000 tonnes d'huile. C'est vraiment une grande perte, pas seulement en termes de revenus, mais de lien avec la terre. On sait que les Israéliens veulent effacer tout lien des Palestiniens avec leur terre. Ils ont détruit les musées, bombardé les mosquées et les églises, les sites archéologiques, les universités, les écoles, les jardins d'enfants... Et surtout les oliviers, dont ils connaissent très bien l'importance pour les Palestiniens. Les propriétaires d'oliviers, en Cisjordanie ou à Gaza, vous en parleront comme de leurs enfants ou petits-enfants. L'olive (zeitoun) et l'huile d'olive (zeit) sont présentes partout, dans les noms de lieu comme Birzeit, Zeita, Tour Zeita, Jabal Al-Zeytoun, et dans les noms de famille comme Zaytouna, Zaytounia, Zayyat….

Les Israéliens veulent effacer ce lien en s'appropriant tout ce qui est palestinien. Lors d'une rencontre entre Mahmoud Abbas, le président de l'Autorité palestinienne, et le ministre israélien Benny Gantz, ce dernier lui a offert… une bouteille d'huile d'olive. Pour comprendre ce geste, il faut savoir que Mahmoud Abbas est originaire de Safad, ville connue pour ses oliviers, aujourd'hui en Israël. Cette appropriation s'étend à bien d'autres éléments de la vie palestinienne. Par exemple, le sandwich falafel, dont tout le monde sait que c'est une spécialité palestinienne et plus généralement proche-orientale — on le trouve au Liban, en Syrie… —, est présenté par les Israéliens comme un « plat traditionnel d'Israël ». Pareil pour le houmous et le foul, ou les broderies sur les robes, un art très connu, transmis de mère en fille. Je me rappelle une ministre du tourisme israélienne portant une robe avec des broderies palestiniennes, prétendant qu'il s'agissait de broderies israéliennes. Les Israéliens veulent nous prendre notre terre, mais aussi notre culture.

La peur transforme la société

C'est une façon symbolique d'inverser la réalité. Comme si les Israéliens, venus du monde entier pour nous coloniser, nous avaient précédés ici. Benny Gantz présentait le produit le plus emblématique de cette terre à des gens qu'il juge arrivés plus récemment dans ce pays qui, pour lui, s'appelait déjà Israël dans un passé bien lointain. Ce lavage de cerveau fonctionne pour les Israéliens et en Occident, mais il commence aussi à s'infiltrer dans la tête des Palestiniens eux-mêmes, qui perdent leurs repères.

La peur transforme la société. Les gens commencent à craindre d'être assimilés, même de façon lointaine, avec le Hamas ou le Jihad islamique, mais aussi avec les familles des combattants. Ils ont peur même de dire bonjour à un membre du Hamas, à un ami du Hamas, à un voisin Hamas ou à quelqu'un qui travaille pour le gouvernement du Hamas, même s'il n'est pas membre du mouvement. On perd les valeurs de solidarité qui étaient la norme. Pendant la deuxième Intifada, c'était un honneur de cacher des combattants chez soi, quand ils étaient recherchés. Aujourd'hui, ça devient un fardeau. Tout le monde sait que la punition peut être immédiate, et la punition c'est de perdre la vie, ainsi que toute sa famille.

La résistance — surtout armée — qui est normalement légitime contre toute occupation, est qualifiée de terrorisme quand il s'agit des Palestiniens. Pour les Occidentaux, la résistance des Ukrainiens contre la Russie est non seulement légitime, mais ils l'encouragent, lui procurent de l'argent et des armes. Mais quand il s'agit de la Palestine, c'est du terrorisme. Les Israéliens ont très bien réussi à implanter cette inversion des rôles et ce changement des normes dans la tête des Occidentaux. Malheureusement, cela commence à marcher avec les Palestiniens eux-mêmes. Nous avons oublié notre histoire, oublié nos droits. La crainte de la punition collective et du génocide nous change jusque dans notre comportement avec les autres et avec nous-mêmes.

Nous avons visité, avec Sabah, ma femme, un appartement à louer, pour éviter de passer l'hiver sous la tente. Il était trop cher, et Sabah l'a trouvé trop grand, alors qu'il ne faisait pas la moitié de la surface de notre appartement de Gaza-ville, qu'Israël nous a forcés à quitter. Mais à trop vivre sous une tente, cet appartement lui semblait démesurément grand. Notre espace s'est rétréci, physiquement et mentalement.

Il ne reste dans la bande de Gaza que quelques oliviers à l'intérieur des villes, dans des jardins. Toutefois, on replantera des oliviers, on refera des fêtes pour le « mariage de la Palestine ». Mahmoud Darwich, le grand poète palestinien, écrivait :

« Si l'olive se souvenait de son planteur
Son huile se transformerait en larmes »

19.09.2024 à 10:21

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