06.11.2025 à 10:36
Blaise Magnin, Pauline Perrenot
Entretien avec Tsedek.
- 2023-... : Israël-Palestine, le 7 octobre et après / Israël, Palestine, Antisémitisme
Entretien avec Elie Duprey, porte-parole du collectif Tsedek.
Acrimed : Qu'est-ce qui a motivé la création de Tsedek en juin 2023 ? Peux-tu nous parler de ses objectifs et des grands principes de son manifeste ?
Elie Duprey : Tsedek naît après une décennie 2010 qui a connu d'importants bouleversements aussi bien dans le mouvement de soutien à la Palestine que dans l'antiracisme politique. Est apparue une critique radicale de ce qu'avaient été les principales organisations de l'antiracisme en France, incarnées notamment par SOS Racisme. Au cours de cette décennie, la seule organisation juive à avoir participé à ces mobilisations a été l'Union juive française pour la paix, dans la continuité de laquelle on s'inscrit. La plupart de nos fondatrices et fondateurs sont d'ailleurs d'anciens militants de l'UJFP. Pourquoi a-t-on décidé de créer un nouveau collectif ? Il y a des raisons générationnelles et aussi parce qu'à nos yeux, l'UJFP était avant tout un mouvement antisioniste tandis que nous, on se pense avant tout comme un mouvement antiraciste. Il y a une autre distinction entre nous et l'UJFP, qui tient à la logique communautaire que nous revendiquons, l'UJFP étant une organisation beaucoup plus laïque. Comme on s'est constitués peu de temps avant le 7 octobre 2023, on a été amenés à beaucoup intervenir sur l'actualité en Palestine, mais l'idée est qu'on porte aussi des combats qui aillent au-delà de la seule dénonciation du sionisme.
Votre collectif est beaucoup intervenu publiquement sur la Palestine depuis deux ans mais les grands médias n'ont pas beaucoup – voire pas du tout – fait connaître vos positions. Est-ce que tu peux nous en dire plus sur vos rapports aux rédactions et sur cette quasi-absence de médiatisation ?
Il faut déjà différencier selon les différents types de médias. Pour ce qui est des grands médias mainstream, les grandes chaînes d'info ou les grands journaux, on fait l'objet d'une invisibilisation quasi complète, à l'image de la gauche radicale et du mouvement de soutien à la Palestine de manière générale, qui ne sont évoqués que pour être diabolisés, criminalisés. Sauf erreur de ma part, je crois qu'on n'a eu qu'une seule invitation de notre porte-parole sur BFM-TV. C'était en visio, il a parlé 30 secondes, il a été coupé et pour finir, son micro a été baissé. Ceci dit, au vu de la radicalité du discours qu'on porte, qui n'a tout simplement pas droit de cité, on n'attend pas grand-chose des grands médias. L'antisionisme y est quasiment absent et on voit bien que des positions comme celles de La France insoumise, qu'on peut juger satisfaisantes sur la dénonciation du génocide, mais assez modérées sur l'antisionisme, sont déjà très criminalisées dans ces espaces-là. Donc nous qui portons des positions plus radicales, ce n'est pas surprenant qu'on soit invisibilisés. On a aussi reçu plusieurs invitations sur i24News, auxquelles on n'a pas donné suite parce qu'on estimait que le dispositif ne serait sans doute pas propice à ce qu'on avait envie d'exprimer... Pour ce qui est des « gros » médias indépendants, ça dépend un peu des cas, certains nous invitent régulièrement comme Blast et Le Média. Mais pour ce qui est de Mediapart ou d'Arrêt sur images, c'est plus ponctuel et c'est toujours dans des dispositifs de débat contradictoire : on ne va jamais nous laisser la parole pour exprimer nos positions, on est toujours face à des voix juives qu'on qualifierait de « sionistes de gauche ». Enfin, on a quand même accès à des médias indépendants « de niche » : on est par exemple très proches de Paroles d'honneur sur Twitch. Enfin, j'insiste sur le fait que si Tsedek est invisibilisé, c'est quand même peu de choses au regard de l'invisibilisation d'autres collectifs, au premier rang desquels Urgence Palestine. Le fait que Mediapart – dont je parle singulièrement parce que j'en attends plus que de BFM-TV – n'ait pas une seule fois invité le porte-parole d'Urgence Palestine est, par exemple, très significatif. Surtout quand dans le même temps, ils produisent quantité d'émissions et d'articles sur « la solitude des juifs de gauche ». C'est aussi quelque chose qui participe du racisme anti-palestinien et de l'invisibilisation des Palestiniens.
Comment vous l'expliquez ?
Les Palestiniens ne sont généralement perçus que comme une cause humanitaire, c'est-à-dire comme des gens dont on peut déplorer le fait qu'ils soient affamés, mais qu'on ne considère pas comme des acteurs à part entière, dotés d'une agentivité propre. Quand on pense au degré de haine que suscite Rima Hassan dans les médias, alors que c'est une juriste en droit international, d'un calme olympien, modérée, ça nous donne une idée de la perception qu'ils peuvent avoir d'un mouvement comme Urgence Palestine, qui incarne une position plus radicale. Il n'en reste pas moins que c'est le principal mouvement au cœur des mobilisations en faveur de la Palestine en France, créé et animé par des membres de la diaspora palestinienne. Le fait qu'on ne les voie nulle part, y compris dans des médias de gauche, c'est un vrai problème politique. Et le fait qu'on parle plus de Tsedek que d'Urgence Palestine l'est également.
Peux-tu nous en dire un peu plus sur vos rapports avec les « gros » médias indépendants et ce que vous reprochez aux dispositifs dans lesquels vous êtes parfois intervenus ?
Sur Mediapart, le dispositif était très défavorable. C'était une émission qui s'est tenue pas très longtemps après le 7 octobre 2023 et l'un de nos camarades est tombé dans un traquenard si j'ose dire : un « quatre contre un », avec des personnes très hostiles face à nous. Mediapart est un média important au sein de la gauche et pour nous, il y a un enjeu à y aller, donc c'était tout à fait logique qu'on réponde favorablement à cette émission. Mais on n'avait pas conscience que le dispositif serait aussi déséquilibré. D'après ce qu'on sait et de ce qu'on comprend, il y a quand même des différences de ligne au sein de la rédaction dans la manière dont ils nous perçoivent. Certains sont en accord avec ce qu'on porte, tandis que d'autres sont beaucoup plus réservés, davantage sur une ligne « sioniste de gauche ». Il y a eu, ensuite, un article qui présentait les différentes facettes des « juifs de gauche », une catégorie confuse de notre point de vue, qui n'a pas grand sens, mais que Mediapart affectionne tout particulièrement. On avait accepté de répondre aux questions pour un premier papier là-dessus. Dernièrement par contre, Mediapart nous a de nouveau sollicité pour répondre à des questions sur « le sentiment d'abandon des juifs de gauche », dont je parlais précédemment, et on leur a dit que le cadrage ne nous convenait pas, mais qu'on était prêts à s'exprimer sur un cadrage plus pertinent. Ils n'ont pas donné suite.
Et s'agissant d'Arrêt sur images ?
L'émission qu'on a faite était plus équilibrée. On était face au rabbin Émile Ackermann, qui ne partage pas nos positions, et Paul Aveline, le journaliste en plateau. Mais on a aussi eu des petites tensions avec ce média à la suite de leur émission sur l'antisémitisme à gauche, qu'on a jugée problématique eu égard au cadrage, à la composition du plateau, et qui a donné lieu à une réaction de notre part dans une émission sur le média Paroles d'honneur. Et par ailleurs, c'est vrai que nous n'avons pas eu de dispositif comparable à celui dont a bénéficié Arié Alimi, un des membres fondateurs de Golem [1], qui incarne le sionisme de gauche, c'est-à-dire un entretien seul en plateau face à un journaliste, comme ce qu'on a pu avoir sur Le Média.
Pour en revenir aux médias mainstream, si vous n'y avez pas la parole, en revanche, on parle régulièrement de vous… et en général de manière assez péjorative.
Après une première phase d'invisibilisation, il y a eu effectivement toute une séquence où on nous a consacré un certain nombre de papiers dans Marianne, L'Obs, Franc-Tireur, notamment lorsqu'on a organisé avec les camarades de l'UJFP un colloque à l'occasion des 80 ans de la libération d'Auschwitz sur le fait génocidaire à travers l'histoire [2]. Ce colloque a donné lieu à beaucoup d'articles en très peu de temps, comme un article assez ignoble dans Marianne signé Rachel Binhas, qui travaille aussi pour Valeurs actuelles et CNews [3]. Dans L'Obs, il y avait eu auparavant un article de Brigitte Stora et une interview de Jonas Pardo et Samuel Delor [4], tous deux membres de Golem. On a demandé à L'Obs un droit de réponse, qu'on a obtenu, et un autre à Marianne, qui ne nous l'a pas accordé. Dans toute cette séquence médiatique, soit on a nié notre judéité – Franc-Tireur a titré « Juifs mais pas trop ! » à notre propos, ce qui est à nos yeux un titre antisémite –, soit on nous a accusés d'être des « cautions juives des antisémites », des « Juifs de service », des « Juifs d'exception », etc. Suite à ça, on a publié une tribune dans Le Média et L'Humanité, dont l'enjeu était de faire apparaître ce qu'on appelle l'arc sioniste, qui va du « sionisme de gauche » jusqu'au suprémacisme assumé en passant par le sionisme plus institutionnel comme peut l'incarner le Crif.
Et à part publier des papiers pour vous attaquer, est-ce que les grands médias ont rendu compte du colloque en question sur les 80 ans de la libération d'Auschwitz, de ce qui y a été dit, des intervenants ?
Non, effectivement. La seule intervention du colloque qui a suscité un commentaire de leur part était un échange entre Eyal Sivan et Rony Brauman autour de leur documentaire sur Eichmann, qu'on avait projeté en introduction du colloque. Au cours de cet échange, Rony Brauman a prononcé une phrase qui a été coupée, montée, etc., et reprise partout pour montrer à quel point on était des négationnistes. C'est notamment le cœur du papier de Marianne que de dire que Rony Brauman salit la mémoire d'Auschwitz. Mais je ne pense pas qu'ils se soient embêtés à regarder ce qui s'est dit dans le reste du colloque, et de fait, ils n'en ont pas parlé. Ils ont juste pris cet extrait qui a tourné sur les réseaux sociaux et ils l'ont commenté, comme ils font généralement.
On a aussi remarqué que vous étiez régulièrement cités dans des articles évoquant des « polémiques », souvent outranciers et confus, portant sur le mouvement de solidarité avec la Palestine. On pense à ces titres de pseudo enquêtes sur « les réseaux à l'œuvre derrière les mobilisations propalestiniennes » ou « la nébuleuse qui défie la République ». Qu'est-ce que vous pensez de ce type de cadrage et de la couverture qui vous y est réservée ?
Ça illustre assez bien la manière dont la question palestinienne est abordée dans les médias dominants depuis le 7 octobre 2023, en termes de « choc des civilisations », de lutte du « bien » contre le « mal », de « la seule démocratie de la région contre les terroristes du Hamas ». Cette vision de la situation en Palestine est vraiment liée aux dynamiques propres au champ politique français. Ce sont des dynamiques qui sont antérieures mais qui se sont accélérées depuis le 7 octobre 2023. On assiste à une recomposition du champ politique avec, d'un côté, l'exclusion de la gauche du champ républicain, LFI étant qualifiée de « premier parti antisémite de France », notamment en raison de son soutien à la Palestine et plus généralement, de sa lutte contre l'islamophobie, et, de l'autre côté, la réinscription de l'extrême droite dans cet arc républicain « raisonnable ». C'est comparable à ce qui est arrivé autour de Corbyn au Royaume-Uni : une campagne qui a permis de délégitimer la gauche et, au contraire, de légitimer l'extrême droite [5]. Tout le traitement de la question palestinienne est informé par ces enjeux intérieurs de recomposition du champ politique français, même s'il y a eu différentes phases. Dans les mois qui ont suivi le 7 octobre 2023, qui a été présenté comme un « pogrom antisémite » et comme « le plus grand massacre de Juifs depuis la Shoah », prévalait uniquement la condamnation du Hamas et le refus de toute politisation, de rappel du contexte, de réinscription de cet événement dans l'histoire plus large de la colonisation de la Palestine. Et puis, au fur et à mesure que la monstruosité des crimes israéliens était de plus en plus évidente, qu'il était de plus en plus difficile de nier qu'un génocide est mené par Israël, il y a quand même eu une évolution.
Par bien des aspects, le changement est très relatif et finalement assez cosmétique…
Oui, oui, quand je dis « évolution », je ne dis pas qu'il y a une amélioration ! La question de la colonisation reste notamment le grand impensé du cadrage médiatique. Mais en tout cas, j'ai l'impression que les arguments moraux qui étaient très présents au début sur « le droit d'Israël à se défendre » sont quand même moins systématiquement rabâchés comme des évidences. On est passés d'« Israël démocratie attaquée par l'hydre terroriste » à « la vilaine extrême droite israélienne qui commet des exactions très regrettables ». Aujourd'hui, le soutien inconditionnel à Israël, qui était une exigence pour l'intégralité des champs politique et médiatique français à l'exception de LFI le 8 octobre, ne peut plus être affirmé en ces termes. Il y a quand même la critique de Netanyahou, la dénonciation de l'extrême droite israélienne avec la mise en lumière, à mon avis très excessive, des mouvements de contestation de Netanyahou au sein même de la société israélienne.
« Très excessive » en quel sens ? Peux-tu développer un peu plus cette question de la médiatisation des mobilisations au sein de la société israélienne ?
Elles sont mal médiatisées ! Régulièrement, les manifestations contre Netanyahou sont présentées comme la preuve que la société israélienne n'est pas réductible à sa politique criminelle alors qu'en réalité, la plupart de ces manifestations sont des protestations contre la manière dont Netanyahou mène la guerre, pas contre la légitimité de la guerre, et encore moins contre la colonisation de la Palestine ou le sort réservé aux Palestiniens. Ce qui est beaucoup reproché à Netanyahou par ceux qui manifestent – parfois massivement – en Israël, c'est de ne pas avoir su protéger Israël, d'avoir laissé commettre le 7 octobre 2023 et de ne pas avoir été en mesure de faire revenir les otages israéliens vivants. Les médias en France évoquent « les gentils » qui sont pour la paix d'un côté contre « les méchants suprémacistes » (Netanyahou, Smotrich et Ben Gvir) de l'autre.
Comment expliques-tu cette déformation du réel, alors qu'il existe des interlocuteurs très au fait des réalités de terrain au sein de la société israélienne ? Des chercheuses comme Karine Lamarche et Nitzan Perelman-Becker par exemple, mais aussi des journalistes comme Sylvain Cypel, qui a été rédacteur en chef du Monde, pour ne citer qu'eux : autant d'interlocuteurs accessibles, qui s'expriment, écrivent des livres, interviennent publiquement et tiennent un discours alternatif…
Je pense que le cœur de cet aveuglement médiatique, c'est le refus de penser la question palestinienne comme une question coloniale. Pas colonial dans le sens où la Cisjordanie et Gaza sont des territoires colonisés, mais au sens où l'intégralité d'Israël et du processus sioniste sont des projets coloniaux. Ça n'est dit dans aucun média mainstream. Or, c'est impossible de penser la situation si on ne garde pas ça à l'esprit. Et c'est pour ça que les positions antisionistes n'ont droit de cité nulle part : la position acceptable la plus radicale, c'est celle qui est en faveur de la solution à deux États, donc qui déplore les excès de la colonisation en Cisjordanie et à Gaza, mais qui ne touche pas au cœur du projet israélien, qui est la constitution d'un État suprémaciste juif sur une partie de la Palestine historique. La personnalité qui a les positions les plus radicales et qui est de temps en temps invitée dans les médias, c'est Rony Brauman [6]. D'ailleurs, il y a quelques jours, quand il a mis sur le même plan le Hamas et le gouvernement israélien sur un plateau télé, ça a provoqué un scandale instantané et les journalistes en plateau étaient traumatisés de ce culot.
On voulait aussi connaître votre point de vue sur le concept de « civilisation judéo-chrétienne », qui a été beaucoup mobilisé à l'appui du récit médiatique dominant, dans la même veine que le « choc des civilisations » que tu évoquais un peu plus tôt.
Pour le comprendre, il faut faire un détour par le concept de « philosémitisme », très pertinent pour percevoir ce qui se joue en France et en Occident de manière plus générale. Ce qu'on entend par philosémitisme, c'est une forme d'altérisation des Juifs qui est inverse de celle de l'antisémitisme traditionnel. Alors que l'antisémitisme construit une figure du Juif dangereux, qui menace les valeurs de la blanchité et de la chrétienté, le philosémitisme construit une figure du Juif comme compatible avec les valeurs de la blanchité. C'est un mécanisme que l'on peut voir à l'œuvre dans d'autres formes de racisme, par exemple lorsqu'on qualifie les populations asiatiques de « travailleuses » et « discrètes » par rapport à d'autres : c'est aussi une forme de racisme. Le fait de constituer des minorités modèles, c'est même un classique du racisme. Le philosémitisme a existé avant la seconde guerre mondiale de manière ponctuelle, avec notamment le décret Crémieux [promulgué en 1870, NDLR] qui a accordé la nationalité française aux Juifs d'Algérie, tout en maintenant les Algériens musulmans sous le régime de l'indigénat, avec l'idée de diviser pour mieux régner. Mais c'est vraiment devenu le mode de relation privilégié de l'Occident à la question juive après la seconde guerre mondiale pour qu'il parvienne à digérer sa participation au génocide des Juifs. Et sur un plan géopolitique, ça s'est exprimé par un fort soutien à Israël, jusqu'à aujourd'hui, et, pour en revenir à votre question, par la mise en avant de « la civilisation judéo-chrétienne », alors même que c'est l'Occident qui, pendant des siècles, a minorisé, racialisé, persécuté et génocidé les Juifs. Dans cette « civilisation judéo-chrétienne », les Juifs se trouvent donc ralliés à l'Occident face à un nouvel ennemi commun, qui est évidemment le monde musulman.
Dans les grands médias, on entend aussi beaucoup parler du « nouvel antisémitisme ». Qu'est-ce que ça signifie et même si tu viens d'esquisser un début de réponse, peux-tu expliquer davantage comment ça s'imbrique avec le concept de philosémitisme ?
C'est absolument central dans le traitement de l'antisémitisme, au point qu'il en efface toute autre forme. Le « nouvel antisémitisme », c'est une théorie raciste qui avance l'idée que l'antisémitisme traditionnel porté par l'extrême droite et les nationalistes n'existerait plus et qu'aujourd'hui, la principale menace qui pèserait sur les Juifs serait le fait de l'immigration post-coloniale et de ceux qui les défendent, c'est-à-dire globalement la gauche et les mouvements antiracistes. C'est un concept qu'Israël met en avant depuis les années 1970, mais ça a été largement popularisé depuis les années 2000 au niveau international, et notamment en France par des intellectuels réactionnaires comme Taguieff, Finkielkraut, etc. Et là, on a vu que depuis le 7 octobre 2023, la question de l'antisémitisme, qui est devenue absolument centrale dans le débat médiatique, est intégralement informée par l'idée de ce « nouvel antisémitisme ». Je pense par exemple à une réaction très saisissante il y a quelques jours : quand l'arbre planté en hommage à Ilan Halimi à Épinay-sur-Seine a été abattu, alors qu'on n'avait aucune information sur qui avait commis cet acte, ni dans quel esprit, plein de personnalités ont fait d'emblée le lien avec la question palestinienne, en disant que les droits des Palestiniens ne pouvaient justifier un tel acte. La mise en avant de ce « nouvel antisémitisme » permet de totalement passer sous silence la persistance de l'antisémitisme traditionnel de l'extrême droite.
Tu évoquais à l'instant la centralité de la question de l'antisémitisme dans les médias, alors venons-y justement. C'est difficile d'en parler comme d'un tout parce qu'au cours des deux dernières années, moult événements ont propulsé cette question à la Une de l'agenda, mais globalement, quel regard portez-vous sur la couverture journalistique de cette thématique ?
Du point de vue du traitement médiatique, un problème réside dans le fait qu'on manque de données fiables pour mesurer l'antisémitisme. Dans le même temps, tous les médias parlent « d'explosion » de l'antisémitisme. Les chiffres qui circulent dans la presse sont issus du ministère de l'Intérieur, qui reprend lui-même les données du SPCJ, le Service de protection de la communauté juive. Or, quand on regarde un peu dans le détail, ces statistiques ne sont vraiment pas fiables. Un tag « Free Palestine » est considéré comme un acte antisémite par exemple. Donc de ce point de vue, je ne dirais pas qu'on parle « dans le vide » mais en tout cas, c'est difficile d'avoir un discours très informé sur cette question. Ensuite, il y a un problème essentiel dans la manière dont les médias présentent l'antisémitisme. D'une part, en le distinguant systématiquement du racisme alors que pour nous, militants antiracistes, l'antisémitisme est un racisme spécifique comme l'est la négrophobie, l'islamophobie, la romophobie, etc., et, d'autre part, en produisant quasi systématiquement un discours moral et dépolitisé à ce sujet. L'antisémitisme n'est jamais pensé en termes de structures qui produisent des comportements. On en est bien souvent réduit, dans le discours médiatique mainstream, à dénoncer des tropes, des figures, l'emploi de dog whistles [7], et à mettre tout et n'importe quoi sur le même plan : par exemple, l'assassinat d'Ilan Halimi ou les meurtres de Mohammed Merah d'un côté, et le fait de dire « camper à Tel-Aviv » à propos d'un déplacement de Yaël Braun-Pivet en Israël de l'autre.
Vous avez régulièrement tenu des positions totalement à contre-courant du discours ambiant et des « polémiques » permanentes sur le sujet. Y compris au moment de l'emballement médiatique autour du visuel avec Cyril Hanouna, produit par La France insoumise pour appeler à la manifestation antiraciste du 22 juin 2025.
De notre point de vue, cette séquence a été un naufrage médiatique catastrophique. Tout et n'importe quoi a été dit. Sur LFI, dans une sorte d'acmé de la campagne de délégitimation qui vise ce mouvement, et sur l'antisémitisme lui-même. Tous les médias ont en effet raconté que le visuel de Cyril Hanouna était la reprise d'une affiche nazie, sans jamais interroger le contexte d'énonciation. Or, de quoi parle-t-on ? D'un côté, d'un visuel appelant à une manifestation contre l'extrême droite et ses relais ; de l'autre, d'une affiche du « Juif éternel » qui avait in fine pour objet de génocider les Juifs. Convenons que les deux n'ont donc rien à voir ! L'objectif fondamental de ce type de séquence médiatique, ce n'est pas de parler de l'antisémitisme, c'est de criminaliser la gauche.
Dans et par des médias qui sont eux-mêmes producteurs et/ou diffuseurs de représentations antisémites. On peut penser par exemple à « l'affaire » de Villepin, au traitement complaisant de Yann Moix, etc. Mais plus généralement, au fait que se consolide au sein du champ journalistique un pôle d'extrême droite extrêmement puissant – des médias Bolloré à Valeurs actuelles, hebdomadaire où se sont d'ailleurs historiquement « recyclées » plusieurs personnalités qui travaillaient auparavant… à Minute [8].
Oui, on peut aussi penser au salut nazi d'Elon Musk, qui n'a pas du tout été traité comme tel. Dans la lignée de ce que vous décrivez du paysage médiatique, il faut souligner l'invisibilisation totale de l'antisémitisme d'extrême droite dans les médias. À l'occasion des dernières législatives, quelques médias avaient creusé dans le passé des candidats RN et on a assisté à des choses folles, comme une déclaration selon laquelle « le gaz a rendu justice aux victimes de la Shoah » [9]. Autre fait notable dans le même registre : l'invisibilisation des enquêtes de Streetpress ou d'Arte Radio qui ont révélé des propos antisémites abjects (parmi d'innombrables propos racistes) au sein de la police, dans des groupes ou sur des boucles WhatsApp, c'est-à-dire un milieu où le degré d'infiltration de l'extrême droite la plus radicale est très important. Il y a donc un impensé total quand on parle de l'antisémitisme dans le débat public, et une identification de l'antisémitisme aux Noirs et aux Arabes. L'éditorialiste de LCI, Pascal Perri, a quand même parlé d'un « antisémitisme couscous »… Ça rejoint un autre point, qui est que telle qu'elle est donnée à voir, la surmédiatisation de la question de l'antisémitisme est une manière d'invisibiliser les autres formes de racisme qui prospèrent en France, et qui sont d'ailleurs, de notre point de vue, plus déterminants : l'islamophobie, la négrophobie, la romophobie. Le temps que les médias consacrent à l'expression « camper à Tel-Aviv », c'est autant de temps qu'ils ne consacrent pas à Bruno Retailleau criant « À bas le voile ! », deux semaines avant l'assassinat d'Aboubakar Cissé dans une mosquée du Gard. Le spectacle constant de ce deux poids, deux mesures est absolument délétère, également pour la lutte contre l'antisémitisme puisqu'il produit du ressentiment contre les Juifs, c'est une évidence.
Quelle approche permettrait selon vous de lutter contre cette dépolitisation et de mieux traiter la question de l'antisémitisme d'un point de vue journalistique ?
Le plus important serait de penser et de réinscrire la question de l'antisémitisme dans la question du racisme. A fortiori compte tenu du contexte qu'on évoquait, c'est-à-dire celui d'une extrême droitisation des champs politique et journalistique. Dans un tel contexte, tous les racismes croissent, les affects racistes croissent, il y a une libération de la parole et des actes racistes à tous les niveaux. Il est donc « logique » que l'antisémitisme croisse également. On ne peut pas non plus faire l'impasse sur la question du traitement de Gaza. Il est évident que le génocide commis aujourd'hui par Israël nourrit l'antisémitisme en France, puisque à longueur de médias s'exprime in fine cette idée que c'est au nom des Juifs que sont commis les crimes d'Israël. C'est un discours véhiculé aussi bien par les institutions représentatives des Juifs de France que par les commentateurs mainstream, mais aussi par les Israéliens eux-mêmes : quand on passe son temps à répéter qu'Israël représente les Juifs, ça produit nécessairement de l'antisémitisme, surtout quand quelqu'un comme le grand rabbin Haïm Korsia dit sur un plateau de télévision que « tout le monde serait bien content qu'Israël finisse le boulot » à Gaza…
On constate par ailleurs que ce sont toujours les mêmes organisations communautaires, comme Golem, Nous vivrons, l'UEJF ou le Crif, qui sont sollicitées dans les médias pour traiter ces questions. Comment pourrait-on faire pour changer ça ?
D'abord, compte tenu de l'exclusion de toute parole un tant soit peu radicale du champ médiatique mainstream, ça ne nous surprend pas que la position « acceptable » soit celle de Golem par exemple, qui est un peu l'équivalent fonctionnel du PS dans les médias, c'est-à-dire quelque chose d'assez mou qui ne remet pas en question les structures. Après, si l'on s'interroge sur le monopole de telle ou telle parole, il faut poser la question de la représentativité de cette parole au sein de ce qu'est la communauté juive aujourd'hui en France. On n'a pas d'outils statistiques sur lesquels s'appuyer et donc on ne peut avoir que des sentiments ou des intuitions, mais au vu de ce qu'on constate, la réalité, c'est que notre position est marginale au sein de la communauté juive française, il ne faut pas se raconter d'histoires.
Vous avez publié le 21 mai dernier un texte vraiment percutant titré « Dîner au cœur de la mécanique négationniste » : la description fictionnelle d'un dîner de famille juive, où les convives discutent de la situation en Israël/Palestine, mais qui aurait pu tout aussi bien être celle d'un plateau de télévision ordinaire tant le panel des points de vue représentés reflète peu ou prou celui des émissions de « débat » traditionnelles. Certains personnages incarnent d'ailleurs des toutologues et des personnalités médiatiques comme Caroline Fourest, Raphaël Enthoven, Joann Sfar et Delphine Horvilleur, dont la prise de parole, début mai, a vraisemblablement déclenché l'écriture de votre texte. Pouvez-vous nous en parler, qu'avez-vous voulu mettre en lumière à travers ce texte ?
Sinclair, Sfar ou Horvilleur ont été présentés partout comme des grandes consciences humanistes. Pourquoi ? Parce qu'après des mois et des mois de silence sur les crimes israéliens, ils ont commencé à prendre la parole pour dénoncer la famine à Gaza notamment [10]. Mais à chaque fois, pour le dénoncer au nom de leur amour d'Israël, ce qui est très significatif de notre point de vue. Comme je le disais tout à l'heure, il faut comprendre qu'à mesure que se poursuit le génocide, l'évidence des crimes israéliens est bien trop claire et pour toute une partie de la population, le soutien pur et simple et inconditionnel d'Israël n'est plus possible. Pour continuer à absoudre le sionisme de ces crimes, il faut donc pouvoir dire, d'une certaine manière, que tout est la faute de l'extrême droite israélienne, des suprémacistes, de Netanyahou, etc. C'est un discours porté par « le sionisme de gauche ». Or, la Nakba, le nettoyage ethnique de 1948, n'a pas été commis par des suprémacistes d'extrême droite, mais par la gauche travailliste. Laquelle, et c'est une constante dans l'histoire, a poursuivi la colonisation de la Palestine, elle aussi, et a commis des crimes contre les Palestiniens, elle aussi. Le problème inhérent à tous les discours pseudo humanistes, omniprésents, et très valorisés dans les médias, c'est de se draper dans une idée abstraite de « la paix », à nos yeux très dépolitisée. Tsedek, notre nom, veut dire « justice » : nous mettons beaucoup plus l'accent sur l'idée de justice que sur la question de « la paix ». « La paix » en vigueur le 6 octobre 2023 était-elle une situation acceptable ? Non.
Pour rester sur la question des discours négationnistes, il est tout de même stupéfiant que le fait de tenir publiquement des propos comme « Il n'y a AUCUN journaliste palestinien. Uniquement des tueurs, des combattants ou des preneurs d'otages avec une carte de presse », n'ait toujours aucune incidence sur le capital médiatique de celles et ceux qui les tiennent, Raphaël Enthoven en l'occurrence, que l'on retrouve à la télé tous les quatre matins...
Ça rejoint un élément qui est apparu très nettement au cours des deux dernières années : toutes celles et ceux qui se targuent d'être de grandes consciences humanistes comme Enthoven sont les premiers à porter un racisme anti-palestinien furieux. Omniprésent dans les discours médiatiques, ce racisme se traduit très simplement : une vie palestinienne ne vaut pas une vie israélienne. Caroline Fourest l'a exprimé, François Hollande l'a exprimé. Et bien d'autres. Le degré d'acceptation du racisme anti-palestinien en France est saisissant. On l'aura aussi vu très clairement au moment de l'annonce de la mort des deux enfants Bibas, otages enlevés le 7 octobre 2023. La médiatisation et l'émotion suscitée ont été d'une intensité exceptionnelle, à un moment où il y avait plus de 20 000 enfants palestiniens tués, qui n'avaient droit quant à eux à aucune Une de journal, aucun nom, aucune identité propre. Ils n'étaient pas ces adorables bambins roux dont on a reproduit la photo sur les chaînes de télévision. Ils sont juste des statistiques et des corps sous les décombres. Le racisme anti-palestinien et la déshumanisation des Palestiniens ont été essentiels dans la poursuite du génocide. Et les grandes consciences dont on parle y ont participé.
Est-ce que tu as connu un état des médias différent, où l'antisionisme n'était pas présenté comme de l'antisémitisme et où le soutien à la cause palestinienne n'était pas systématiquement disqualifié ?
Je pense qu'il y a une vraie évolution depuis les années 2000. Mais c'est perceptible aussi au sein du champ politique, c'est-à-dire que la position traditionnelle de la droite française – qui était une position gaullienne, pas antisioniste mais la ligne que peut incarner un Villepin aujourd'hui, ou qu'incarnait Chirac à l'époque – a totalement disparu, notamment suite au mandat Sarkozy qui a constitué une sorte d'alignement complet de la diplomatie française sur les positions étatsuniennes. Je pense qu'il y a eu une vraie bascule à ce moment-là et que le champ médiatique a suivi. Au moment de la guerre en Irak, le niveau d'opposition à la rhétorique du choc de civilisation était incomparablement plus élevé au sein du discours dominant qu'il ne l'est aujourd'hui, par exemple au moment de traiter le génocide à Gaza. Mais je ne pense pas qu'il y ait une spécificité du champ médiatique par rapport au champ politique de ce point de vue, les deux sont très liés. Et le niveau de racisme ayant droit de cité dans les médias mainstream est incomparable avec ce que c'était il y a vingt ans.
La couverture récente de la reconnaissance de l'État de Palestine par la France a donné lieu à moult « débats » sur les solutions politiques, dans la lignée de ce qu'on entend depuis deux ans sur le sujet. Qu'avez-vous observé de particulièrement marquant ?
La première chose à dire, c'est que la priorité est d'arrêter le génocide, c'est-à-dire arrêter de vendre des armes à Israël et prendre des sanctions. Tsedek soutient en ce sens le mouvement BDS, essentiel pour faire pression sur Israël. S'agissant du discours médiatique sur les solutions politiques, il est le reflet de la position dominante au sein du champ politique français, qui défend la dite « solution à deux États ». Or, pour nous, c'est une manière de ne pas parler réellement de solution politique sur place. La manière qu'ont les médias d'aborder tous ces sujets est totalement idéaliste, en ce sens que les débats ne comportent généralement aucune réflexion sur la réalisation matérielle de telle ou telle solution politique. Qu'est-ce que signifie concrètement un État palestinien sur le terrain ? On ne sait pas. Qu'est-ce que signifie une solution à deux États qui impliquerait nécessairement des déplacements de populations ? Lorsqu'en 2005, Ariel Sharon a annoncé le retrait israélien de Gaza, il a eu le plus grand mal à faire partir les 5 000 colons qui s'y trouvaient. Il y a aujourd'hui 400 000 colons en Cisjordanie, armés, surarmés, protégés, et unis par des liens forts avec l'armée israélienne. Quand bien même un État palestinien verrait le jour, comment vont partir ces colons ? Quel média s'interroge là-dessus ? Enfin, on perd souvent de vue l'essentiel : deux populations vivent sur un même territoire, l'une subit l'oppression coloniale, et cette oppression se traduit par la colonisation, l'apartheid et le génocide. Face à cela, les débats auxquels nous assistons sont la plupart du temps stériles parce qu'ils passent à côté de la seule question qui importe, au-delà évidemment de l'urgence qu'il y a à arrêter le génocide et à porter secours aux Palestiniens : l'abolition des structures coloniales de l'État israélien et la lutte pour l'égalité des droits de chacun.
Propos recueillis par Blaise Magnin et Pauline Perrenot
[1] Un collectif créé au lendemain du 7 octobre 2023, qui se définit comme un « mouvement des Juifves de gauche contre l'antisémitisme d'où qu'il vienne ».
[2] On peut retrouver la retransmission de ce colloque sur la chaîne YouTube de Paroles d'honneur : la journée du 25 janvier et celle du 26 janvier.
[3] « "Gaza va supplanter Auschwitz en termes de cruauté absolue" : quand des chercheurs et des assos juives réécrivent l'histoire », Marianne, 28/01.
[4] « Des juifs "innocents" ou la caution juive des antisémites, par Brigitte Stora », L'Obs, 9/12/2024 et « "Il ne faut pas opposer la lutte contre l'antisémitisme et la solidarité avec les Palestiniens" », L'Obs, 28/12/2024.
[5] Lire « Du Labour de Corbyn à LFI de Mélenchon, les médias contre la gauche », Acrimed, 26/08/2024.
[6] Lire « Israël-Palestine : "Le plus révoltant, c'est la différence de traitement" », Acrimed, 12/05/2025.
[7] Selon la définition qu'en donne Wikipédia, l'expression désigne « des propos politiques qui semblent anodins au grand public mais adressent un message spécifique à un groupe ciblé pour en obtenir le soutien sans provoquer d'opposition par ailleurs ».
[8] On se rappelle également le pamphlet contre l'historien Benjamin Stora.
[9] Voir « Législatives : le Rassemblement national et ses candidats racistes, antisémites et complotistes », Libération, 17/06/2024. Le candidat a été par la suite réhabilité. Voir « Législatives 2024 : le RN réhabilite le candidat du Morbihan désavoué après un tweet jugé antisémite », France 3 Bretagne, 23/06/2024.
[10] Lire « Les résistants de la 25e heure au chevet de "l'âme d'Israël" », Acrimed, 22/09/2025.
04.11.2025 à 15:58
Florian Werlé, Jean Pérès
Décentralisation, indépendance vis-à-vis des groupes industriels et de l'État : le paysage médiatique allemand permet, par comparaison, de montrer que la situation française n'est pas une fatalité. Mais est-ce pour autant un modèle à suivre ? On fait le point. Cette première partie tente de dresser un panorama historique et économique des médias allemands.
Au sortir de la guerre de 1939-1945, l'Allemagne vaincue fut divisée en quatre zones d'occupation par l'Union soviétique, les États-Unis, la Grande-Bretagne et la France. L'organisation administrative du pays est prise en main par les puissances occupantes, notamment le contrôle des médias, jusqu‘en 1949 pour la presse, et jusqu'en 1955 pour la radio et la télévision.
Par opposition au centralisme nazi, c'est une structuration décentralisée qui est promue, un État fédéral composé de 16 régions, les Länder [1]. La gestion des médias audiovisuels et le contrôle de leur concentration font ainsi partie des prérogatives régionales, ce qui fait une grande différence avec le système centralisé français. Surtout lorsque l'on constate que cette gestion et ce contrôle sont exercés avec une forte représentation de la société civile.
Par ailleurs, de longue tradition, il n'y a pas outre-Rhin de distinction, comme en France, entre presse quotidienne nationale et presse quotidienne régionale : tout y est régional. Même les grands journaux comme la West Deutsche Allgemeine Zeitung, la Frankfurter Allgemeine Zeitung ou la Süddeutsche Zeitung sont des journaux régionaux, comme le rappelle leur dénomination, fabriqués dans leur région, mais qui ont une audience nationale et sont commercialisés dans tout le pays. On les appelle « supra-régionaux ». Ainsi, c'est toujours à partir d'une forte implantation régionale que la plupart des grands groupes de presse se sont constitués, comparables en cela à des groupes français régionaux comme Ouest-France ou Sud Ouest, avant de se développer plus largement. Cet ancrage local explique en grande partie la résistance de la presse allemande à la crise des dernières décennies.
L'accaparement des médias privés par des milliardaires dont l'activité principale se déploie dans d'autres secteurs – industries de l'armement, du bâtiment, du transport, de la banque, des télécommunications, du luxe, etc. –, caractéristique du paysage médiatique français, paraît très improbable outre-Rhin. Cela notamment en raison du « tabou Hugenberg », du nom de l'industriel, président du conseil d'administration du fabricant d'armes Krupp, détenteur d'un empire médiatique [2], qui joua un rôle décisif dans l'accession du nazisme au pouvoir [3]. Le « tabou Hugenberg » interdit tacitement à tout industriel, et plus largement à tout investisseur étranger aux médias, d'en posséder. C'est une règle non écrite, qui a souffert quelques exceptions au cours de l'histoire [4], mais qui demeure, dans l'ensemble, effective, même si Springer, le groupe dominant de la presse, s'assoit dessus à l'occasion, et n'hésiterait sans doute pas à la briser à nouveau si ses intérêts étaient en jeu.
Selon Valérie Robert [5], l'absence des groupes extérieurs aux médias dans l'écosystème médiatique ne découlerait pas seulement du « tabou Hugenberg », mais relèverait surtout d'une « logique de branche, celle d'entrepreneurs de presse qui considèrent que leur métier a ses spécificités et que le principal critère lors d'un rachat est la compétence du repreneur » [6].
Toujours est-il qu'à ce jour, aucun groupe industriel ne possède de média en Allemagne, et les groupes médiatiques n'investissent pas l'industrie. Tout au plus ont-ils parfois des activités secondaires dans les services (d'enseignement, postaux, annonces, informatique) mais jamais dans l'industrie. La distinction avec la situation française, où les grands médias privés appartiennent à des industriels et sont soumis à leurs stratégies, est patente.
L'organisation générale du système médiatique allemand se veut également indépendante de l'influence étatique. Cette dernière est entendue ici au sens très large : influence de l'État fédéral, mais aussi celle des organes – gouvernement et parlement – des Länder, et celle des partis politiques. Elle fut définie après-guerre par une volonté de rupture totale avec le système de propagande nazi, qui avait mis à son service l'audiovisuel étatisé et centralisé et instauré la censure dans toute la presse ; et aussi en opposition, après la guerre et jusqu'à la réunification, au contrôle bureaucratique de type soviétique sur les médias est-allemands.
Une telle disposition, imposée par les Alliés, n'est forcément pas du goût des détenteurs du pouvoir qui durent s'y plier à plusieurs reprises. Ainsi, le chancelier Adenauer en 1961 voulut créer une chaîne de télévision contrôlée par l'État, mais la cour constitutionnelle s'y opposa, et il dut renoncer (alors qu'au même moment en France, la RTF, qui deviendra ORTF, monopole d'État, contrôlait la radio et la télévision) [7].
L'année suivante éclate l'affaire du Spiegel [8], le premier magazine d'information politique, accusé par le ministre de l'Intérieur Strauss de haute trahison. Les locaux du magazine sont perquisitionnés, tandis que son directeur et plusieurs journalistes sont incarcérés. Motif : divulgation de documents « secret défense » qui révélaient la vulnérabilité militaire de l'Allemagne en cas d'offensive soviétique. L'affaire fit grand bruit en Allemagne et dans le monde. Face aux vives protestations des autres journaux, y compris la presse Springer qui aida matériellement le Spiegel, et surtout celles de la population allemande qui manifesta nombreuse pour la défense de la liberté de la presse, Strauss dût démissionner. Le chancelier Adenauer, fortement discrédité par cette affaire, démissionna également quelques mois plus tard.
En 2013, c'est le président de la République, Christian Wulff, qui est conduit à démissionner à la suite de la révélation d'une intervention de sa part auprès du journal Bild visant à étouffer une affaire de prêt immobilier douteux. Là encore, les médias et l'opinion publique ont fait bloc contre cette atteinte à la liberté de la presse par des membres de l'État.
Dans le même esprit, les aides directes de l'État à la presse qui sont attribuées en France aux journaux d'information politique et générale et qui contribuent largement à leur financement, d'une façon d'ailleurs parfaitement inégalitaire, n'existent pas en Allemagne et y seraient considérées comme une atteinte à l'indépendance de ces journaux, inscrite à l'article 5 de la constitution fédérale [9] « Je préfère encore les faillites des journaux à l'achat de leur indépendance au moyen des subventions », déclarait, en 2019, le patron de la maison d'édition Axel Springer [10]. Il existe cependant en Allemagne quelques aides à la presse comme un taux réduit de TVA et des tarifs postaux préférentiels, des remboursements de taxes, ou encore des prêts à taux réduits consentis par le ministère de l'Économie. Avec la crise de la presse et les mouvements de concentration, un débat récurrent repose la question de cette aide de l'État. Le philosophe Jürgen Habermas, par exemple, y est favorable, ainsi que le parti socialiste (SPD) et les syndicats de journalistes [11], alors que les partis situés plus à droite, CDU-CSU (démocrate chrétien) et FDP (libéral) y sont hostiles. Diverses propositions émergent de ces débats, et la seule qui a été adoptée à ce jour est une subvention de 40 millions d'euros par an d'aide au portage, en 2019. Mais ces aides restent très faibles en comparaison de celles que l'État français accorde aux journaux (plusieurs centaines de millions d'euros d'aides directes chaque année, et plus d'un milliard en comptant les aides indirectes, selon le ministère de la Culture).
La volonté d'indépendance vis-à-vis de l'État et des groupes industriels est presque concomitante et rappelle le programme du Conseil national de la résistance en France à la Libération, pour des médias « indépendants de l'État et des puissances d'argent ». Le programme français était plus ambitieux, mais il a fait long feu. Celui de l'Allemagne s'est en partie réalisé, et il faut reconnaître qu'il est toujours vivant, même si l'indépendance des médias vis-à-vis de l'industrie ne veut pas dire indépendance vis-à-vis de toutes les puissances d'argent, comme on va le voir.
Cette double indépendance vis-à-vis des groupes industriels et de l'État, bien que certainement bénéfique sur le plan de la liberté éditoriale, a aussi une contrepartie : les médias privés allemands ne peuvent compter que sur eux-mêmes, et sur les lois du marché médiatique, pour se maintenir et se développer ; ce qu'Isabelle Bourgeois appelle leur développement par « endogamie » [12]. Pas de Bolloré, de Niel, d'Arnault ou d'autres « philanthropes » intéressés pour combler des déficits chroniques ; pas non plus de ces aides de l'État qui peuvent constituer pour les journaux français un soutien substantiel, et pour certains la condition de leur existence. C'est dire que la rentabilité des entreprises médiatiques allemandes sur le marché est vitale, les places chères et la concurrence féroce pour l'audience et les recettes publicitaires. Si chères que la concurrence féroce s'est parfois transformée en solidarité des acteurs nationaux installés, afin d'entraver l'entrée d'un acteur extérieur. Comme lorsque le « gratuit » norvégien 20 Minutes, en 1999, chercha à se lancer à Cologne : les quotidiens locaux, détenus par les patrons de presse Springer et DuMont Schauberg, éditèrent alors concomitamment deux « gratuits » concurrents, qui captèrent la plus grande partie de la publicité et contraignirent 20 Minutes à abandonner le terrain. Le danger écarté, les deux « gratuits » cessèrent de paraître… [13]
Cette autonomie économique du secteur des médias se décline différemment selon qu'il s'agit de la presse, entièrement privée, ou de l'audiovisuel, où les groupes privés doivent compter avec un puissant service public.
Jean Pérès et Florian Werlé
[1] Le Land allemand correspond aux régions françaises, mais avec une autonomie bien plus grande. Le Land dispose d'une constitution, d'une assemblée et d'un gouvernement. Il a des pouvoirs étendus en matière de police, d'éducation, de culture, y compris les médias.
[2] Alfred Hugenberg, lui-même dirigeant d'un parti d'extrême droite, possédait sous la république de Weimar (1918-1933) la moitié des journaux ainsi qu'une agence de presse, une agence de publicité, une maison d'édition, et une société de production.
[3] Lire le chapitre qui y est consacré dans Les Irresponsables. Qui a porté Hitler au pouvoir ?, Johann Chapoutot, Gallimard, 2025, p. 85-102.
[4] Entre 1962 et 1974, la société Bosch (électroménager) contrôlait le journal de Stuttgart ainsi que six journaux et quelques feuilles locales du Bade-Würtenberg. De même, la Deutsche Bank fut actionnaire à deux reprises du groupe de médias Springer. Ce sont surtout les fonds d'investissement étrangers qui ont inquiété les milieux de la presse allemande : à partir de 2005, le fonds britannique Mecum investit dans la presse allemande et constitue le 10e groupe médiatique du pays, avant de revendre ; les fonds américains Hellman & Friedman et KKR furent actionnaires de Springer, même majoritaire dans le cas de KKR.
[5] Autrice de La presse en France et en Allemagne. Une comparaison des systèmes, Presses de la Sorbonne Nouvelle, 2011, ouvrage très complet, qui contient de nombreuses et précieuses informations sur la période antérieure à 2011.
[6] Valérie Robert, La presse en France et en Allemagne, p. 69.
[7] Lire « L'audiovisuel public allemand, entre autonomie et dépendance », La revue des médias, 6/01/2016.
[8] Voir « L'affaire du Spiegel », Cinq colonnes à la une, INA, 7/12/1962.
[9] « Liberté d'opinion : Chacun a le droit d'exprimer et de diffuser librement son opinion par la parole, par l'écrit et par l'image, et de s'informer sans entraves aux sources accessibles au public. La liberté de la presse et la liberté d'informer par la radio, la télévision et le cinéma sont garanties. Il n'y a pas de censure. »
[10] Le Monde, 16/12/2019.
[11] Valérie Robert, op. cit., p. 30-34.
[12] Isabelle Bourgeois, « Les médias dans l'Allemagne unie », in Allemagne, les chemins de l'unité, CIRAC, 2011.
[13] Valérie Robert, op. cit., p. 95.
31.10.2025 à 08:42
Jérémie Younes
LCI, 27 octobre 2025.
- Construction médiatique de l'opinion économique / LCI, Impôts, François Lenglet
Émission spéciale sur LCI, ce lundi 27 octobre : l'économiste star Gabriel Zucman est l'invité de Darius Rochebin, et celui-ci organise un « match » avec l'éditorialiste maison, François Lenglet. L'occasion d'en savoir plus sur la fameuse taxe dont tout le monde parle ? Pas vraiment…
Une musique angoissante retentit, Darius Rochebin est debout, devant un écran rouge sur lequel est inscrit le titre : « Va-t-on taxer les riches ? » Au menu, un duel au sommet entre l'économiste qui a donné son nom à un célèbre impôt plancher sur le patrimoine des ultra-riches, Gabriel Zucman, et le journaliste François Lenglet. La joute s'annonce déséquilibrée ! Elle l'est : d'un côté, l'un des économistes les plus cités dans le monde, et de l'autre, un ancien professeur de littérature reconverti depuis des années en éditorialiste télévisuel « spécialisé » éco, sans qualification particulière dans la discipline.
Avant de lancer « l'affrontement », Darius Rochebin interroge Jérôme Guedj, en direct depuis l'Assemblée nationale, à propos de la « taxe Zucman light » que le Parti socialiste tente d'introduire dans le budget. « Merci infiniment Jérôme Guedj, vous avez fait le teasing vous-même de l'émission qui suit ! Regardez le débat, vous pouvez vous installer à la buvette, regardez le débat entre François Lenglet et Gabriel Zucman », insiste l'animateur. Mais l'apéritif n'était pas terminé… et Darius Rochebin se tourne vers son invité : l'inénarrable Jérôme Fourquet, encore et toujours lui. « Vous êtes le radiographiste, on peut dire ça comme ça, le radiologue de la France. Quel titre vous voulez que je vous donne ? », demande gentiment Darius Rochebin. « Sondeur », répond humblement Jérôme Fourquet. « Depuis tant d'années, reprend l'imperturbable animateur, qui n'a pas de mots assez forts pour proclamer son admiration, vous analysez vraiment, vous sondez les reins et les cœurs, mais profondément la culture française, la société française ». Fourquet est ici pour cadrer et encadrer le débat avec les platitudes conservatrices habituelles. Et comme à son habitude, il remplit à merveille sa fonction : l'État est « impécunieux », les « prélèvements obligatoires » et la « sphère publique » sont déjà « énormes », et Fourquet regrette que certains, à gauche notamment, « s'exonèrent de pistes de réformes sur l'ampleur de la dépense publique ». Darius Rochebin voit lui une « particularité française dans cette obsession des riches ». Après 10 minutes sur ce ton, qui indiquent très clairement de quel côté penche le plateau, arrive enfin l'économiste star, Gabriel Zucman. Mais d'abord, la pub…
« Vous nous avez déjà rejoint Gabriel Zucman, bonsoir ! » Dès son introduction, Darius Rochebin change de ton :
- Darius Rochebin : Un mot sur les passions que vous suscitez. Moi, je suis frappé, je vois sur les réseaux sociaux […] à quel point votre nom même suscite des passionnés [sic], soit laudateurs soit au contraire qui vous détestent, les deux !
- Gabriel Zucman : Moi je suis chercheur, professeur, j'aime comprendre, expliquer…
- Darius Rochebin : Oh, attendez… Vous êtes devenu acteur politique !
- Gabriel Zucman : … j'espère utiliser cette occasion pour expliquer le problème d'injustice fiscale, et les solutions qu'on peut y apporter.
- Darius Rochebin : Vous êtes chercheur et vous êtes militant, je crois que vous ne vous en cachez pas ! Vous avez conseillé Sanders, aux États-Unis, qui est très marqué à gauche. Vous êtes un combattant de gauche, on peut dire ça ?
Gabriel Zucman n'est en plateau que depuis 30 secondes, mais il est déjà repeint : « acteur politique », « militant », « combattant de gauche ». Les téléspectateurs savent à quoi s'en tenir, et la présentation tranche avec celle du « radiographiste » qui « sonde les reins et les cœurs » du pays… Audacieux, Darius Rochebin, qui n'a pas de qualification particulière en économie, va oser quelque chose de fort : expliquer à un docteur en économie qu'il commet une confusion basique en économie ! S'abritant derrière un automatisme journalistique bien pratique – « beaucoup vous accusent de » –, le présentateur se transforme alors en professeur, le temps d'une tirade dont il ne semble pas mesurer le ridicule :
Darius Rochebin : Beaucoup vous accusent de faire une confusion entre ce qui est, pour être très précis, du cash, de l'argent cash dont les riches pourraient disposer, et ce qui est des actions, ce qui est une entreprise réelle. L'exemple de LVMH a été si souvent cité… La fortune de LVMH c'est de l'économie réelle, c'est pas comme dans Picsou une piscine avec des lingots d'or, c'est des emplois, des boutiques, des stocks, etc., etc., etc.
Comment est-il possible qu'un journaliste pense pouvoir apprendre cela à un docteur en économie ? Rochebin n'est pas le premier à avancer cet « argument », d'une confusion élémentaire entre « cash » et « actions », qui mettrait à bas l'idée de Zucman, cet incompétent. C'est en réalité l'élément de langage de toute l'éditocratie contre la taxe Zucman. « Non mais là il y a une mécompréhension, essaye néanmoins Zucman. Il s'agit de s'assurer que les personnes physiques, les ultra-riches, les personnes qui ont plus de 100 millions d'euros de patrimoine, payent un minimum d'impôt sur leur fortune personnelle. »
Peut-être n'est-il pas inutile, à ce stade, de rappeler que la chaine LCI appartient au groupe TF1, dont l'actionnaire principal est le groupe Bouygues, de la famille du même nom, certainement concernée par cette taxe ! Juge et partie, le présentateur insiste : « Mais c'est l'entreprise au total que vous allez taxer […]. Ces actions, c'est la réalité de l'entreprise, c'est ça que vous oubli… que vos détracteurs disent », rattrape sur le fil Darius Rochebin. « Vous faites erreur », tente à nouveau d'expliquer l'économiste. En vain : « Donc ils vont vendre des actions, chaque année ils vont vendre 2% de leurs actions, aux Chinois, aux Saoudiens, etc. », reprend l'intervieweur. « Oh non, il y a une mécompréhension à nouveau », tente une nouvelle fois Zucman, qui cache de plus en plus mal sa consternation.
Darius Rochebin semble ne pas entendre la réponse de son invité et s'en tient aux questions qu'il avait préparées : « Au fond, est-ce que vous n'êtes pas dans une logique de nationalisation partielle ? » « Il ne s'agit pas du tout d'une nationalisation », est encore obligé de déminer l'économiste, « une nationalisation c'est quand l'État prend 100% des actions, là on parle de 2%, dans un contexte où les fortunes en question ont augmenté de 10% par an en moyenne. » La démonstration ne perturbe pas notre intervieweur, persuadé qu'il peut « débunker » le scientifique depuis son poste de présentateur télé : il déploie alors un dernier artifice, avant de passer la main à François Lenglet. En l'occurrence, diffuser une « phrase choc » tenue la veille par Michel-Édouard Leclerc sur la même antenne :
Michel-Édouard Leclerc : Taxer des riches, pour prendre leur fric et le mettre dans un seau où il y a des trous, ça résout pas les problèmes des Français… Ça fait peut-être bander la gauche et ça fait peut-être éructer la droite et le patronat, mais ça ne résout rien !
Une déclaration « choc » qui ne comporte aucun argument, mais qui méritait bien une rediffusion ! Zucman en profite pour ignorer ce beau moment de télé et poursuit sa démonstration. Mais voilà que François Lenglet arrive…
Comme Darius Rochebin et toute la presse bourgeoise avant lui, François Lenglet consacre sa première intervention à faire passer Gabriel Zucman pour un amateur. Avec une petite subtilité : cette fois-ci, Gabriel Zucman n'est pas un idiot qui confond « cash » et « actions », mais un universitaire déconnecté du monde de l'entreprise : « Vous appréhendez les choses en éminent universitaire que vous êtes, concède François Lenglet, mais la réalité, c'est que les contribuables [visés par cette taxe] n'attendent pas sous le marteau fiscal que vous avez préparé pour eux ». Fier de sa punchline, Lenglet déroule ensuite les conséquences qu'aurait selon lui une taxe Zucman, tels des automatismes : évitement fiscal des ultra-riches, effets néfastes sur l'emploi et la croissance. « La réponse là-dessus », le presse Darius Rochebin : « Est-ce que oui ou non ça signifiera moins d'investissements, moins d'embauches, moins de ruissellement […] ? » « C'est évident ! », ponctue Lenglet. « Non, absolument pas », répond calmement Zucman qui rappelle – pour la troisième fois – que son idée est un impôt sur les fortunes personnelles des personnes physiques, non « pas sur les entreprises ». Pour la première fois, le présentateur admet sa confusion : « Pardonnez-moi mais les actions, c'est bien du capital ? Je ne vois pas la distinction […], les actions, c'est le capital ! » Le dispositif, très lourdement défavorable à l'invité interrompu toutes les 20 secondes, va alors se fracasser de manière spectaculaire sur la réponse de l'économiste :
Gabriel Zucman : J'insiste sur le fait que ce n'est pas un impôt sur les entreprises, les entreprises ne sont pas concernées, on ne vient pas taxer leur capital […]. Le rendement moyen, pour les personnes qui ont plus de 100 millions d'euros de patrimoine, c'est 6%. C'est nettement supérieur à 2%, donc les personnes ont largement de quoi payer l'impôt avec leurs liquidités. Quand les milliardaires prétendent ne pas avoir de liquidités, c'est qu'ils organisent leur propre illiquidité, précisément pour échapper à l'impôt sur le revenu. D'accord ? C'est très important de comprendre ça.
Darius Rochebin et François Lenglet ne l'avaient semble-t-il pas compris : la réponse installe, pour la première fois, un silence de mort dans le studio. Vexé, et sans doute conscient qu'il devenait difficile de réfuter l'économiste avec des arguments valables, François Lenglet passe à l'invective : « Vous allez tuer les boîtes. » Peu en verve, le journaliste essuie alors une série de revers de plus en plus humiliants : quand il mobilise l'exemple de Mistral AI, « l'espoir de l'intelligence artificielle française », pour affirmer que l'État ne sait pas gérer contrairement au privé, Zucman lui rappelle que « l'État est déjà au capital de Mistral » et que sa taxe ne changerait rien à cela – coup dur ; quand Lenglet pense que la proposition consiste à transférer chaque année 2% de l'entreprise à l'État, Zucman est (encore) obligé de reprendre le cancre en lui expliquant (à nouveau) que sa taxe vise les fortunes personnelles – il y a « encore une mécompréhension » ; quand, enfin, le chroniqueur économique explique dans un très long raisonnement que « vous ne pouvez pas taper les propriétaires des entreprises, sans taper indirectement les entreprises », Gabriel Zucman se contente, faute de temps, de lui dire que « tout cela est erroné ». C'est une constante tout au long de l'échange : l'économiste est obligé de commencer chacune de ses réponses en détricotant la question qui lui est adressée et les fausses évidences qui y sont repliées. « Vous faites erreur », « Non, absolument pas », « Non, non, pas du tout », « Il y a mécompréhension », « Il y a encore mécompréhension », « Tout cela est erroné », « Sur ce point également, vous faites erreur ». Un véritable parcours du combattant.
Sentant son collègue en difficulté, Darius Rochebin tourne une nouvelle page de l'entretien et montre des images de Javier Milei, le président libertarien conforté par des élections intermédiaires en Argentine, érigé pour l'occasion en modèle par LCI. Le bandeau est tout en sobriété : « J. Milei : le "tronçonneur" qu'il faut à la France ? »
Darius Rochebin pose la question de la comparaison internationale… et avoue une nouvelle fois son incompréhension (de manière involontaire) :
- Darius Rochebin : Dans quel pays une taxe comparable à celle que vous ambitionnez est à l'œuvre et fonctionne ?
- François Lenglet : Aucun !
- Gabriel Zucman : C'est normal, elle est très jeune cette taxe, tous ces travaux de recherches, [ce sont] des savoirs nouveaux, qui ont été créés il y a 3 ou 4 ans ! […]
- Darius Rochebin : Gabriel Zucman, je ne veux pas diminuer vos mérites, mais l'idée de taxer fortement les super-riches, c'est pas vous qui l'avez inventée…
- Gabriel Zucman : Mais c'est justement pas la proposition que je fais !
- Darius Rochebin : Un peu quand même…
- Gabriel Zucman : Mais non ! Puisque c'est un impôt plancher : si vous payez déjà, en impôt sur le revenu, 2% de votre fortune, vous n'aurez rien de plus à payer ! Ce que je propose, c'est simplement que si vous payez moins de 2%, vous auriez à payer la différence pour arriver à 2%. Ceci, uniquement pour les gens qui ont plus de 100 millions de patrimoine…
De cet échange, François Lenglet tire une conclusion : « Si ça n'a jamais été fait, est-ce que ce n'est pas tout simplement parce que vous voyez le monde comme un universitaire […], et que la plupart des gens qui sont aux manettes s'arrêtent au seuil de l'absurde, mais vous pas ! » Rire gras de Rochebin… « Vous voyez une mouche sur la table, vous tapez, vous cassez la table », poursuit le chroniqueur, toujours aussi sûr de lui. Darius Rochebin présente alors un graphique, qui entreprend une comparaison internationale sur le thème des fameux « prélèvements obligatoires » :
Problème : le graphique de Rochebin choisit arbitrairement de ne montrer que l'Allemagne, l'Espagne, et une moyenne de l'UE, laissant de côté d'autres pays dont le niveau de « prélèvements obligatoires » est plus proche du cas français. Zucman le leur signale : « Vous avez oublié quelques pays… Il y a la Suède, le Danemark, la Norvège… » Lenglet l'interrompt aussitôt, voyant là une occasion de fignoler son œuvre : « Il y a aussi Cuba, la Corée du Nord. » Qu'aurait-été une telle émission sans une pertinente comparaison avec la Corée du Nord ?
Au total, il est peu probable que le téléspectateur ait pu se faire une idée claire à propos de la taxe Zucman avec cette « émission spéciale », tant la confusion a été entretenue par les questions des intervieweurs, qui ne semblaient certains que d'une chose : leur opposition à cette taxe. Pouvait-on s'attendre à autre chose, sur une chaîne détenue par l'un de ceux que cette taxe vise explicitement ? Probablement pas… Reste qu'à défaut d'information économique, cette émission « guet-apens » nous aura au moins informés sur le niveau de radicalisation de la presse bourgeoise face à tout ce qui se rapproche – de près, ou en l'occurrence, ici, d'assez loin – d'un horizon de justice fiscale.
Jérémie Younes