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12.09.2025 à 08:00

Louer, acheter et survivre dignement, un défi dans un Venezuela paupérisé

Avoir un toit au-dessus de sa tête est fondamental pour aspirer à une vie digne. Or, pour des centaines de milliers de familles au Venezuela, où le droit au logement est pourtant inscrit dans la Constitution, la location d'un espace adéquat est un luxe inaccessible et l'achat d'une propriété relève d'une mission impossible. Non seulement les prix du marché dépassent de loin le revenu moyen des ménages, mais l'inflation a pulvérisé les prêts hypothécaires, privant les citoyens de tout accès (…)

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Texte intégral (2365 mots)

Avoir un toit au-dessus de sa tête est fondamental pour aspirer à une vie digne. Or, pour des centaines de milliers de familles au Venezuela, où le droit au logement est pourtant inscrit dans la Constitution, la location d'un espace adéquat est un luxe inaccessible et l'achat d'une propriété relève d'une mission impossible. Non seulement les prix du marché dépassent de loin le revenu moyen des ménages, mais l'inflation a pulvérisé les prêts hypothécaires, privant les citoyens de tout accès au financement.

À la fin de l'année 2024, le revenu mensuel de 70 % des ménages vénézuéliens se situait entre 150 et 300 USD, ce qui est insuffisant pour couvrir le coût du loyer. Aussi, de nombreuses familles se sont-elles vues contraintes de rogner sur leur qualité de vie ou de chercher des alternatives de logement de plus en plus précaires et improvisées. Nairobi Lara, une mère célibataire de 30 ans, en est un bon exemple.

Elle partage actuellement avec son fils une chambre dans un logement situé à Petare, le plus grand bidonville du pays, et l'un des plus pauvres. Jusqu'à l'année dernière, elle gagnait l'équivalent de 300 USD, dont 100 USD allaient au paiement du loyer pour un logement composé de deux chambres, d'une salle de bain et d'une cuisine. Cependant, suite à la réduction de son salaire à l'ONG où elle travaille et à l'augmentation du loyer – qui a lieu tous les six mois – elle a dû se contenter d'une seule chambre, où elle partage désormais un lit avec son fils.

« Actuellement, je paie 80 USD pour vivre ici, mais je ne gagne que 185 USD. De ce montant, il me reste en tout et pour tout 105 USD pour la nourriture, l'école, l'Internet et les transports. L'argent ne suffit même pas à couvrir les dépenses courantes. J'ai la sensation d'étouffer. C'est pourquoi j'ai dû renoncer à une chambre, pour pouvoir continuer à avoir un toit au-dessus de ma tête. Je me suis installée du mieux que j'ai pu dans l'autre (pièce) avec les choses les plus nécessaires », a-t-elle confié à Equal Times.

Côté syndical, des organisations comme la Centrale ASI Venezuela réclament depuis des années une politique salariale équitable qui permette à la classe travailleuse du pays de faire face aux dépenses de logement, ce qui, pour l'instant, est purement « illusoire » compte tenu de la « capacité de financement nulle ».

ONU-Habitat, le programme des Nations Unies pour les établissements humains, utilise l'indicateur de la « capacité de paiement » pour mesurer l'accessibilité du logement. Selon cette norme, le prix à payer pour un toit ne doit pas dépasser 30 % du revenu du ménage. Or, dans le cas de Mme Lara, le montant s'élève à 43 %, soit un dépassement de 13 points par rapport au seuil de l'ONU. Dans de telles conditions, sa capacité à couvrir d'autres besoins de base tels que l'alimentation, la santé et l'éducation est sérieusement compromise.

Mais au-delà du coût du loyer, un tel prix n'est pas, non plus, justifié au regard des conditions d'habitabilité. Mme Lara n'a même pas accès à l'eau potable tous les jours. L'approvisionnement en eau ne se fait, dans le meilleur des cas, que deux jours par semaine. Elle ne dispose pas, non plus, de gaz naturel. Elle s'empresse de préciser que ces défaillances n'affectent pas seulement sa qualité de vie, mais aussi celle de huit ménages sur dix au Venezuela qui dépendent de sources d'eau alternatives – la plupart du temps dangereuses – pour mener à bien leurs activités quotidiennes à la maison.

Et non, la crise du logement n'est pas seulement vécue en silence : elle donne lieu à des actions de protestation. En 2024, le Venezuela a été le théâtre de 1.299 manifestations pour le droit à un logement décent, soit une moyenne de trois par jour, ce qui en fait la deuxième cause de mobilisation dans le pays, selon l'Observatoire vénézuélien des conflits sociaux. Les femmes, dont 65 % sont cheffes de famille au Venezuela, se trouvaient à la tête de la plupart de ces mobilisations.

« La demande de logements décents et abordables a été une constante dans les manifestations au Venezuela, reflétant la nécessité urgente de conditions de logement adéquates pour des milliers de familles dans le pays. Face à l'inaction du gouvernement et à l'absence de politiques efficaces, les citoyens ont recours à la contestation comme moyen de pression pour rendre visible leur réalité et exiger des solutions concrètes », selon le rapport Conflictividad Social en Venezuela en 2024, publié en février.

Des solutions en vue ?

Au Venezuela, la pénurie de logements continue de s'aggraver tandis que les investissements publics dans ce domaine atteignent des niveaux historiquement bas. En 2023, alors que la population était estimée à 30 millions, au moins 10 % – soit environ trois millions d'habitants – se trouvaient dans une situation de vulnérabilité sévère ou modérée en raison du manque d'accès à un logement décent, selon l'Enquête nationale sur les conditions de vie (Encovi).

Bien que la Constitution consacre le droit à un logement « adéquat, sûr, confortable, hygiénique et doté des services essentiels de base », le budget alloué au secteur reflète une réalité différente. Au cours de la même année, le ministère de l'Habitat et du Logement a reçu à peine 0,41 % du budget national approuvé par le Parlement.

Pour Cristofer Correia, spécialiste du logement, de l'habitat et des villes auprès du Centre ibéro-américain de développement stratégique urbain, l'investissement nécessaire pour inverser cette tendance est considérablement plus élevé, étant estimé à au moins 10 % du produit intérieur brut (PIB). Rien qu'à Caracas, l'intégration des établissements informels au sein de la structure urbaine nécessiterait un investissement minimum de 1,3 milliard USD, selon les estimations de l'expert, basées sur des expériences récentes de régénération urbaine dans des métropoles sud-américaines telles que São Paulo et Medellín.

« C'est conséquent, certes, mais cela ne représente que 5 % du PIB national. Et échelonné dans le cadre d'un plan quinquennal, l'investissement annuel ne représenterait que 1 % », a expliqué M. Correia.

Sa proposition rompt avec la formule traditionnelle de la construction en masse de logements et se concentre sur une véritable intégration des secteurs populaires dans le développement urbain. La clé, a-t-il expliqué dans un entretien avec Equal Times et dans son livre Regeneracion Urbana Inclusiva (Regénération urbaine inclusive), est de garantir les infrastructures et les équipements sociaux, ce qui implique des services essentiels tels que l'eau, l'électricité et les transports, ainsi que des environnements adéquats pour l'éducation, l'emploi et les loisirs.

Mais là encore, il ne s'agit pas seulement de construire plus de logements. Si, dans certains cas, le relogement est indispensable – notamment pour les familles vivant dans des zones à haut risque, comme les terrains instables ou sujets aux glissements de terrain – la solution structurelle consiste à formaliser le régime foncier et à améliorer les conditions de vie dans les quartiers existants.

« Des efforts doivent être entrepris pour mettre aux normes ces habitations afin de leur donner la possibilité et la capacité de se développer. Cela implique de fournir des documents qui garantissent la légalité du bâti et du terrain, ainsi que de créer des conditions de vie décentes, par exemple des rues suffisamment larges pour permettre le passage d'une benne à ordures ou d'une ambulance », a expliqué M. Correia.

Démolir des quartiers pour ensuite les reconstruire de fond en comble, comme certains le proposent, ne serait pas viable, souligne l'expert. Non seulement en raison de l'impact social, mais aussi du coût exorbitant. Alors que la construction d'un appartement dans n'importe quel pays d'Amérique latine revient à environ 20.000 USD par unité, une intervention globale au sein des communautés – comme celle menée dans la Comuna 13 de Medellín, qui comprend des escaliers roulants, des bibliothèques et des espaces de loisirs – a coûté 4.000 USD par unité.

« Cela nous reviendrait au moins cinq fois moins cher que de construire des appartements dans des conditions souvent inhumaines, comme c'est le cas dans certains chantiers de la Gran Misión Vivienda Venezuela. Ce n'est pas toujours le cas, mais ça arrive », avertit-il.

Lancée en 2011, la Gran Misión Vivienda Venezuela (Grande Mission Logement Venezuela) a été présentée comme une réponse à la pénurie de logements, avec la construction de logements sociaux pour les personnes à très faibles revenus et les personnes sinistrées. Depuis lors, le gouvernement vénézuélien affirme avoir livré des millions d'unités, cependant nombre de ces projets ne sont pas conformes aux normes d'habitabilité.

Des rapports émanant de Transparencia Venezuela, la section nationale de Transparency International, ont dénoncé le fait que certains de ces ouvrages ont été construits sur des failles géologiques, ce qui a provoqué des ruptures de canalisations, des défaillances des systèmes de collecte des eaux usées, des fissures dans les murs et des glissements de terrain.

Leur coût moyen s'élève à 60.000 USD, selon les chiffres officiels du gouvernement de Nicolás Maduro, qui s'engage à présent à en construire deux millions de plus au cours de son nouveau mandat, entre 2025 et 2030. Si cet engagement est tenu, cela signifierait la construction de 333.000 logements par an. M. Correia s'interroge toutefois sur la viabilité économique de ce plan.

« Pour 2025, le budget de la nation s'élève à 22 milliards USD. Si M. Maduro construisait effectivement deux millions de logements au prix indiqué par son propre gouvernement, à savoir 60.000 USD par unité, le coût total atteindrait 20 milliards USD, soit 90 % du budget national », a-t-il calculé.

Et qu'en est-il du marché ?

Acheter ou louer dans les quartiers les plus défavorisés des villes vénézuéliennes est devenu, pour beaucoup, la seule option possible face à l'effondrement du crédit et au coût croissant du marché immobilier formel. C'est une sorte de bouée de sauvetage dans un climat économique houleux. En témoigne le cas de Dennis Linares, 33 ans, qui a réussi à acheter, en 2023, une maison de 60 mètres carrés à El Guarataro, une communauté populaire de l'ouest de Caracas. Il vivait auparavant dans un petit studio à San Agustín, dont il était également propriétaire.

« Pour acheter celle-ci, nous avons vendu la maison précédente et avec l'argent de cette vente, après avoir économisé un peu, nous avons tout rassemblé. Cela nous a pris deux ans. Nous n'avons pas pu obtenir de prêt hypothécaire », explique-t-il.

Bien qu'il dispose désormais de plus d'espace, Dennis admet se sentir oppressé par le cadre de vie : escaliers sans fin, cahutes de part et d'autre et pannes constantes d'approvisionnement en eau. Cependant, il estime qu'il vaut mieux avoir quelque chose à soi, même si c'est dans une zone vulnérable, que de payer un loyer disproportionné sans aucune garantie. « Ils demandent trois mois de caution et jusqu'à un an d'avance. C'est impossible », explique-t-il.

L'économiste Jesús Castillo, professeur à l'Universidad Católica Andrés Bello (UCAB) et consultant auprès d'Ecoanalítica, avertit qu'avec un crédit hypothécaire « presque totalement restreint », la mobilité et la possibilité d'évolution des ménages se voient sévèrement limitées.

« Près d'un quart de la population a quitté le pays. En termes de logement, cela se traduit par une offre et une disponibilité de biens immobiliers, mais cette offre reste structurellement chère pour un marché dépourvu d'accès au crédit et une population paupérisée », indique M. Castillo.

Diverses initiatives privées ont tenté de proposer des plans de financement, mais ceux-ci ne sont pas viables pour la majorité. Face à cette situation, de nombreuses familles ont été contraintes de partager leur logement. « Des ménages multifamiliaux sont apparus », explique M. Castillo. « Vous grandissez dans la maison de votre grand-mère, vous avez des enfants qui, à leur tour, ont des enfants. On se retrouve ainsi avec une famille où un arrière-grand-parent et même un arrière-petit-enfant vivent sous le même toit. Comme les Vénézuéliens ne peuvent pas devenir indépendants, voilà le résultat. »

Au Venezuela, le logement a donc cessé d'être un tremplin vers la sécurité et le bien-être pour devenir une course aux obstacles marquée par la précarité, l'inégalité et l'absence d'options réelles. Disposer d'un logement décent relève, à ce jour, non pas d'un droit, mais d'un privilège. En l'absence de politiques publiques soutenues, de salaires décents, de crédit accessible et de solutions urbaines globales, des milliers de familles se voient contraintes de déménager dans des zones vulnérables, de partager des espaces ou de renoncer à des conditions minimales d'habitabilité. Cette situation éloigne durablement le pays de l'objectif mondial fixé par les Nations Unies, à savoir garantir l'accès à un logement adéquat, sûr et abordable à l'horizon 2030.

09.09.2025 à 10:26

Dans le cœur logistique de l'Europe, les fausses promesses faites à la main d'œuvre espagnole exploitée aux Pays-Bas

En 2014, l'avocat Rafael Polo travaillait au département du Travail et des Migrations de l'ambassade d'Espagne aux Pays-Bas. Son rôle consistait à informer les migrants espagnols, dont un grand nombre était arrivé à partir de 2007 lorsque la crise économique avait fait grimper le taux de chômage en Espagne à plus de 20 %, sur les questions juridiques et liées à l'emploi.
Si les Pays-Bas comptaient 28.000 citoyens espagnols en 1996, ce chiffre était passé à près de 40.000 après la crise. La (…)

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Texte intégral (2999 mots)

En 2014, l'avocat Rafael Polo travaillait au département du Travail et des Migrations de l'ambassade d'Espagne aux Pays-Bas. Son rôle consistait à informer les migrants espagnols, dont un grand nombre était arrivé à partir de 2007 lorsque la crise économique avait fait grimper le taux de chômage en Espagne à plus de 20 %, sur les questions juridiques et liées à l'emploi.

Si les Pays-Bas comptaient 28.000 citoyens espagnols en 1996, ce chiffre était passé à près de 40.000 après la crise. La plupart étaient venus pour un emploi sûr, assorti d'un salaire trois fois supérieur à celui qu'ils auraient pu toucher dans leur pays. Du moins, c'est ce qu'ils pensaient, jusqu'au jour où ils atterrissaient dans le bureau de M. Polo. « Les histoires qu'ils ont commencé à nous raconter nous ont surpris, nous ont dépassés », explique-t-il aujourd'hui à Equal Times.

Tous avaient le même profil : des jeunes recrutés en Espagne pour travailler dans des entrepôts logistiques par l'intermédiaire d'agences d'intérim. On leur avait promis à tous un bon salaire et un logement, mais, dès leur arrivée aux Pays-Bas, ils découvraient la précarité, un salaire inférieur à celui escompté et un logement, certes, mais misérable, dans des campings, des baraquements ou des appartements surpeuplés.

Ils se retrouvaient dans une situation tellement extrême que, ayant épuisé toutes leurs ressources, ils demandaient de l'aide à l'ambassade pour survivre, parfois pour rentrer en Espagne. M. Polo n'en revenait pas. « L'ambassade n'était pas préparée à répondre à un tel niveau de nécessité. »

Un système en « zone grise »

« On m'a dit de venir, qu'on me paierait trois mille euros, qu'on me donnerait une voiture, une maison. On nous a tous piégés comme ça », raconte Manuel*. Lui est arrivé aux Pays-Bas en 2017. Cette offre, il l'a trouvée comme tout le monde, sur Internet. Des petites agences ou des particuliers néerlandais se chargent de les enrôler et de leur proposer, soit verbalement, soit au moyen de documents sans valeur juridique, des conditions très différentes de celles qu'ils signeront à leur arrivée dans un contrat rédigé en néerlandais.

La même année où Manuel est arrivé aux Pays-Bas, un groupe de chercheurs espagnols a documenté pour la première fois tout ce système conçu pour approvisionner de grandes zones logistiques, comme le port de Rotterdam, en main-d'œuvre abondante, bon marché, fragile, interchangeable et toujours disponible. Ce système repose sur un vaste maillage d'agences d'intérim qui frôle l'illégalité sans jamais y tomber complètement et qui se maintient toujours dans une « zone grise ».

« À peine arrivés, ils vous emmènent dans leur bureau pour signer, mais ce n'est pas un contrat normal, c'est du travail à l'heure. Quand vous avez des heures, vous travaillez, quand vous n'en avez pas, vous ne travaillez pas », explique encore Manuel.

Il fait allusion à ce que l'on appelle des contrats « zéro heure », que le Parlement européen et la Cour de justice de l'UE critiquent pour leur précarité, même s'ils sont autorisés par des États tels que le Royaume-Uni et les Pays-Bas. Il s'agit de contrats ne garantissant pas le nombre d'heures travaillées et, par conséquent, le montant de la rémunération.

« Au départ, ce type de contrat est légal, conçu pour les jeunes qui veulent travailler quelques heures pendant les week-ends, mais il s'est généralisé », explique Pablo López, professeur de sociologie à l'université Complutense de Madrid et coauteur du travail de recherche sur les nouvelles migrations espagnoles aux Pays-Bas. « L'illégalité apparaît lorsque ces contrats sont prolongés en utilisant des subterfuges, tels que le transfert des travailleurs vers d'autres agences d'intérim. Les entreprises recherchent des espaces non régulés afin de ne pas enfreindre la loi, mais aussi pour ne pas s'y conformer ».

Ses recherches ont révélé qu'en réalité, les agences d'intérim néerlandaises embauchent plus de personnes qu'elles n'en ont besoin. Elles créent délibérément un « excédent de main-d'œuvre » à laquelle elles attribuent des heures de travail par l'intermédiaire d'une application. À l'instar des emplois sur les plateformes, c'est l'algorithme qui attribue les quarts de travail et les horaires. Entre-temps, les travailleurs vivent dans l'attente d'être choisis pour travailler.

« Il ne s'agit pas là d'un déséquilibre qui pourrait être amélioré, mais d'une production consciente de temps d'attente et d'incertitude, qui oblige les travailleurs à toujours être disponibles », déplore M. López.

C'est pour cette raison que le salaire ne correspond pas toujours à celui qui avait été promis. Les quarts de travail changent, ils sont réduits, certaines semaines, ils travaillent 40 heures, d'autres moins de 20. Personne ne leur explique pourquoi.

« Le caractère aléatoire de l'algorithme répond à un objectif. Une main-d'œuvre plus précaire, soumise à un renouvellement hebdomadaire selon des critères arbitraires, devient plus vulnérable, a plus de mal à s'organiser et à revendiquer de meilleures conditions de travail », explique María Laura Birguillito, chercheuse en droit du travail.

« Il s'agit de pratiques à mi-chemin entre l'illégalité et la légalité », déclare-t-elle, « mais, en réalité, elles enfreignent les droits fondamentaux des travailleurs, parce qu'ils attendent sans être indemnisés, parce qu'ils ne disposent pas d'informations adéquates sur leur contrat, parce qu'ils n'ont pas de jours de repos ».

Des logements indignes

« En théorie, ma maison devait accueillir quatre personnes, mais nous étions sept, avec une seule salle de bain et une seule plaque de cuisson. Je disposais d'une chambre individuelle, mais elle était très petite, avec un casier au lieu d'une penderie et mes affaires n'y rentraient même pas », raconte Veronica*. Elle a tenté sa chance aux Pays-Bas au début de l'année 2025.

Lorsqu'en Espagne, on lui a parlé de logement, elle ne s'attendait pas à cela. Une petite maison vieillotte, partagée avec des inconnus, mais cela aurait pu être pire. Certains travailleurs sont cantonnés dans des campings, des auberges, des lieux de vacances transformés en campements pour travailleurs étrangers. Des lieux en mauvais état, sans intimité, où il n'est même pas possible de se faire enregistrer, car ils ne sont pas considérés comme des espaces de logement ; qu'en plus, ils doivent payer. Chaque semaine, les agences d'intérim retiennent le loyer sur leurs fiches de paie, ainsi que l'assurance maladie et d'autres dépenses, comme le transport.

« Ils m'ont retiré de l'argent pour des choses que je ne comprenais même pas et, à la fin, il ne vous reste plus rien », confie Veronica.

« Malgré toute cette situation, le problème principal, le plus grave », rappelle Rafael Polo, « c'est quand les gens perdent leur emploi ». Ce qui est assez facile dans le secteur des agences d'intérim, dont la convention comporte une « clause d'agence » qui leur permet de licencier à n'importe quel moment, sans devoir fournir une quelconque explication.

« D'un trait de plume, ils perdent leur emploi et leur logement. Ils n'ont pas la possibilité de louer, car se loger est un véritable problème ici, et dans certains cas, ils n'ont même pas l'argent nécessaire pour rentrer dans leur pays. Les gens ne le comprennent pas, on ne leur explique rien, ils sont une main-d'œuvre jetable. Beaucoup sont venus dans nos bureaux nous demander ce qu'ils pouvaient faire, mais nous ne pouvions rien faire. À l'ambassade, certains fonctionnaires ont même parfois donné de l'argent de notre poche pour qu'ils puissent rentrer en Espagne. »

« Nous considérons qu'il s'agit d'exploitation »

L'enquête menée par Pablo López en 2017 évoquait une cinquantaine de milliers d'Espagnols affectés, bien qu'il soulignait déjà à l'époque que ce nombre pourrait sûrement être plus élevé, puisqu'au moins 30 % des travailleurs migrants n'apparaissent pas dans les registres faute de s'être fait enregistrer. Quoi qu'il en soit, le nombre et la gravité des faits étaient suffisants pour être portés à la connaissance du public.

Les médias espagnols et néerlandais ont commencé à s'en faire l'écho et, une fois le silence rompu, les dénonciations se sont intensifiées. En 2018, l'ambassade d'Espagne aux Pays-Bas a reçu 487 plaintes individuelles et collectives concernant cette affaire. Le ministère des Affaires étrangères lui-même a dû publier sur son site Internet une série de recommandations telles que : « N'acceptez pas un contrat qui n'est pas écrit en espagnol » ou « Assurez-vous que vous travaillerez au moins 35 heures par semaine. Avec moins d'heures, vous ne gagnerez pas assez pour pouvoir vivre aux Pays-Bas ! »

Les plaintes sont également arrivées jusqu'à des organisations telles que Fairwork, qui assiste les travailleurs migrants victimes d'exploitation aux Pays-Bas.

« Nous considérons également qu'il s'agit de cas d'exploitation, mais la réglementation néerlandaise est très restrictive en la matière. Trois conditions doivent être réunies pour que l'on reconnaisse l'exploitation : une rémunération nulle ou très faible, des conditions déplorables et la coercition. Or, très peu de cas remplissent la condition de coercition ou celle-ci est difficile à prouver », explique María Bruquetas, membre de Fairwork et présidente du Conseil des résidents espagnols (CRE) des Pays-Bas.

« Cela ressemble vraiment à un iceberg : les cas d'exploitation en sont la partie émergée, mais en dessous, il y a une énorme zone grise », déclare-t-elle.

Incité par les plaintes de travailleurs espagnols, mais aussi d'autres groupes de migrants et de réfugiés victimes d'abus encore plus graves, Emile Roemer, représentant du Parti socialiste à la Chambre des représentants des Pays-Bas, a lancé sa propre enquête. Les conclusions, publiées en 2020 sous le titre « Non aux citoyens de seconde classe », critiquent le fait que le Gouvernement manque d'informations sur le secteur du travail intérimaire. Les agences d'intérim (plus de 20.000 dans tout le pays) agissaient librement dans un secteur qui prétendait s'autoréguler.

Son opinion critique a contribué à promouvoir un certain nombre de réformes : Les inscriptions au registre ont été encouragées, la mise en place d'un registre et d'un système de certifications de qualité des agences d'intérim a été proposée, les travailleurs ont obtenu la possibilité de rester dans un logement jusqu'à quatre semaines après un licenciement, le droit à une garantie de revenus », ont confirmé à Equal Times des sources de l'ambassade.

« Bien que le problème soit reconnu, les avancées en matière de solutions n'ont pas été aussi importantes », reconnaît Rafael Polo qui, aujourd'hui, en tant qu'avocat indépendant, traite plusieurs affaires liées à des licenciements abusifs, des accidents du travail, le non-respect du salaire minimum, mais aussi des menaces ou même des cas d'abus sexuels. « Je suis face à des situations difficiles et j'ai très peu de marge de manœuvre. Parfois, je suis contraint de négocier avec les entreprises pour qu'elles paient au moins le billet d'avion pour qu'ils puissent rentrer en Espagne ».

De nombreux travailleurs migrants sont encore désemparés des années plus tard, perdus de vue par les syndicats, à la fois dans leur pays d'origine et dans le pays où ils travaillent.

« Très peu de travailleurs migrants sont membres, c'est un fait, reconnaît le principal syndicat néerlandais, la FNV. La langue constitue la principale difficulté, car nous n'offrons nos services qu'en néerlandais. Une deuxième difficulté est que les travailleurs migrants ne savent pas comment nous joindre et une troisième est liée à leur situation précaire. Cela complique fortement la défense de leurs droits ».

C'est la raison pour laquelle la FNV s'est engagée à unir ses forces avec les organisations syndicales d'autres pays, comme l'Espagne. « Certaines choses ont changé, mais même si de nouvelles lois ont été adoptées, nous voyons encore des agences qui ne les respectent pas. » Les abus continuent d'être rentables et il souligne « l'utilisation massive de contrats instables » comme étant le « cœur du problème ».

María Bruquetas se félicite de ces réformes, même si elle reconnaît qu'ilreste encore beaucoup à faire. « Il existe un projet de loi sur la certification des agences d'intérim, mais chaque fois que vient le moment de l'approuver, il est à nouveau reporté. En ce qui concerne les contrats “zéro heure”, il semblait qu'ils allaient être interdits, mais ils ont juste été limités (en théorie, ils ne peuvent être utilisés que pendant les 26 premières semaines). M. Roemer a permis de faire bouger les choses, mais cela a été lent et à chaque amélioration, les agences d'intérim développent de nouvelles méthodes ».

Mme Bruquetas cite en exemple l'embauche de faux travailleurs indépendants ou le recours à la réglementation européenne sur les travailleurs détachés pour faire venir des personnes de pays tiers (par exemple d'Amérique latine) par le biais d'autres points de passage en Europe. Des travailleurs encore plus vulnérables.

« Il existe bien une Autorité européenne du travail et une coopération entre les services d'inspection, mais il est très difficile d'enquêter sur ces cas. Il ne suffit donc pas d'améliorer les lois : il faut une inspection du travail plus efficace et une application plus stricte des lois », défend-elle.

Surtout dans un pays où le recours à l'emploi ultra-flexible est monnaie courante. Pour reprendre la définition du professeur Pablo López, les Pays-Bas pourraient bien servir de « laboratoire social » où l'on teste aujourd'hui le modèle de production du futur, un modèle de plus en plus dépersonnalisé (à cause de la sous-traitance et des algorithmes) où « la figure centrale est un travailleur qui attend, qui est activé en temps réel, puis désactivé quand on n'en a pas besoin et qui ne vit que pour travailler ».


* Les prénoms ont été modifiés pour préserver l'anonymat des personnes.

04.09.2025 à 05:00

Au Sénégal, le défi de développer le secteur du numérique pour offrir des emplois décents à une jeunesse dynamique et entreprenante

Momar Dieng

Dans une rue sablonneuse de la grouillante Cité Keur Gorgui non loin du centre-ville de la capitale sénégalaise, les locaux presque vides du Dakar Institute of Technology (DIT) dégagent un air de vacances, en ce milieu de juin 2025. Fatoumata Yarie Camara et Afdel Desmond Kombou y sont étudiants. Ils ont quitté la Guinée et le Cameroun pour suivre un cursus dans cette école d'informatique spécialisée en intelligence artificielle et en gestion des mégadonnées.
Pour eux, comme pour tous ces (…)

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Texte intégral (3018 mots)

Dans une rue sablonneuse de la grouillante Cité Keur Gorgui non loin du centre-ville de la capitale sénégalaise, les locaux presque vides du Dakar Institute of Technology (DIT) dégagent un air de vacances, en ce milieu de juin 2025. Fatoumata Yarie Camara et Afdel Desmond Kombou y sont étudiants. Ils ont quitté la Guinée et le Cameroun pour suivre un cursus dans cette école d'informatique spécialisée en intelligence artificielle et en gestion des mégadonnées.

Pour eux, comme pour tous ces jeunes rêvant de devenir des développeurs, ingénieurs informatiques ou data-scientifiques, le secteur du numérique et des nouvelles technologies est porteur d'emplois et de perspectives d'entrepreneuriat dans un marché à la fois hyper concurrentiel et très sélectif.

Incontournable pour sa transformation économique, le secteur est en pleine croissante en Afrique. Celui-ci peut s'appuyer sur une population active toujours plus importante, relativement jeune et tournée vers l'innovation.

Mais pour ces étudiants, en plus de leur motivation, il faudra compter sur les investissements publics et privés nécessaires pour rendre l'écosystème numérique réellement attractif. Sur ce plan, le Sénégal a déjà commencé à se positionner depuis quelque temps comme leader en Afrique de l'ouest, cherchant à en faire l'un des secteurs-phares de son économie, avec 10 à 15 % de son PIB. Le président de la République, Bassirou Diomaye Faye, élu en 2024, a proposé une nouvelle stratégie ambitieuse, mettant le numérique au cœur des politiques de développement et de souveraineté. Selon les résultats du diagnostic du numérique rapportés dans le projet appelé « New Deal Technologique » (NDT), le pays est classé 8e sur 50 dans l'industrie numérique en Afrique et 11e sur 50 en termes de performance du réseau internet.

Le NDT, lancé en février 2025 par le gouvernement, veut atteindre quatre objectifs à l'horizon 2034 : la souveraineté numérique (par exemple en créant un cloud souverain), la digitalisation des services publics, le développement de l'économie numérique privée (start-ups, fintech…etc.) et du leadership africain dans la recherche et la logistique, via notamment la création d'un centre de calcul spécialisé pour l'intelligence artificielle (IA).

Selon Papa Fall, ingénieur en intelligence artificielle et en big data, il faut espérer que les ambitions fortes du New Deal Technologique ne soient pas contrariées par « les complexités de la bureaucratie administrative sénégalaise » et que les résultats qui en sont attendus ne seront pas transformés en arlésienne.

« Avec plus de 1.000 milliards de francs CFA (environ 1,525 milliard d'euros) d'investissements annoncés à travers la réalisation de 12 programmes-phares et 50 projets touchant à tous les secteurs d'activité, allant de la dématérialisation à la télémédecine en passant par l'intelligence artificielle, le spatial, le satellite, etc., je pense que le New Deal Technologique va participer à l'essor d'un nouveau Sénégal sous l'impulsion de nouveaux leaderships politique, entrepreneurial et digital/numérique », note Papa Fall.

Un « énorme besoin de formation »

Dans cette dynamique de virage numérique et technologique voulu par les autorités sénégalaises, le Dakar Institute of Technology accueille des étudiants de 18 nationalités en espérant leur fournir les compétences nécessaires à leur valorisation sur le marché du travail.

Son directeur général, le Dr Nicolas Poussielgue, constate l'existence d'un « énorme besoin de formation » qu'il urge de connecter aux besoins des entreprises pour faciliter et doper les recrutements. « Quand les étudiants sont compétents et opérationnels après leur formation, ils ont des opportunités de s'insérer en trouvant des emplois », note-t-il.

Professionnel déjà en activité le jour, Afdel Desmond Kombou a bénéficié d'une recommandation pour suivre, en soirée, des études complémentaires en intelligence artificielle. Sa préférence pour la suite tendrait vers l'auto-entrepreneuriat, avec des projets de développement d'applications, par exemple. Les atouts du Sénégal d'aujourd'hui et les perspectives entrevues pour le futur destinent ce jeune Camerounais à tenter sa chance dans ce pays. « Si tu veux survivre dans ce milieu, soit tu émigres, soit tu crées toi-même les conditions de ton emploi », dit-il avec assurance.

Titulaire d'un bac littéraire dans un lycée français de Conakry, Fatoumata Yarie Camara ne semble pas avoir fait un choix définitif pour son insertion. Elle se spécialise actuellement en gestion de la « Big Data ». Entre l'option du statut de freelance et celle du salariat, il y a encore de la place pour des hésitations. « Revenir dans mon pays, intégrer la fonction publique et faire figure de précurseur dans des secteurs technologiques, cela n'est pas rien », lance-t-elle. Nicolas Poussielgue le reconnaît :

« Les jeunes diplômés ont beaucoup de mal à s'intégrer dans les circuits de l'emploi. En même temps, les entreprises se plaignent de ne pas toujours avoir les profils dont ils souhaitent disposer pour assurer leur croissance. Ceci est souvent dû à l'inadéquation entre les contenus de formation et les besoins des recruteurs ».

Ex-fonctionnaire de l'ambassade de France au Sénégal, puis ex-responsable des formations doctorales et de la recherche à Campus France Paris, le directeur de DIT est convaincu que « lorsque les compétences sont avérées, les opportunités existent ». Mais il déplore l'inexistence ou la faiblesse du soutien de l'État sénégalais au système d'alternance École-Entreprise. Le Fonds de financement de la formation professionnelle et technique (3FPT) appuie certes des étudiants jusqu'à la licence en prenant en charge leurs frais de scolarité, mais cela reste insuffisant face aux besoins et à la demande, estime le directeur de l'établissement supérieur.

L'ingénieur Papa Fall rappelle que l'emploi concernant le secteur numérique ne peut être créé en masse que par le secteur privé et par les initiatives entrepreneuriales. « À l'heure actuelle, il ne s'agit pas du numérique orienté application, [c'est-à-dire de la technologie qui crée du ‘software'], mais du numérique qui crée du matériel électronique, [du ‘hardware']. Car, c'est à partir de ces usines électroniques là que l'on pourra créer des embauches massives ».

Cette ambition exige une accélération au plan national de formations pratiques et techniques et d'autres plus pointues, qui sont enseignées dans les plus grandes universités du monde. « Les universités sénégalaises ne sont pas en retard sur ces matières, mais il faut maintenant les intégrer plus largement dans nos curricula nationaux [c'est-à-dire, les programmes d'enseignement] », dit-il.

En même temps, il faut soutenir la création et le développement des start-ups et fintechs[services financiers numériques] dans tous les secteurs d'activités, pour accompagner une « jeunesse sénégalaise très ouverte sur le digital », face à une demande très forte pour ce type de service, comme partout sur le continent.

Soutenir la montée en compétences de la nouvelle génération

Aboubacar Sadikh Ndiaye s'inscrit également dans cette logique d'excellence où « l'offre de formation doit être déterminée par les besoins actuels et futurs du marché. » Le Sénégal étant encore « une économie informelle avec une population jeune et entreprenante », cet expert, consultant en stratégie numérique et intelligence artificielle, plaide pour un développement maîtrisé « des cursus interdisciplinaires combinant des compétences techniques/informatiques avec des soft skills tout en intégrant la dimension entrepreneuriale dès la formation initiale. »

Selon lui, assez d'études démontrent aujourd'hui que « les compétences les plus recherchées dans le monde d'ici 2030 sont celles montantes autour de l'informatique, du code et de l'intelligence artificielle », loin devant les compétences en gestion. À cet égard, « les universités et instituts supérieurs devraient orienter leurs programmes vers ces compétences techniques prioritaires et émergentes », précise l'ancien chargé de cours à Sciences-Po Paris.

Papa Fall cite les exemples de l'École supérieure polytechnique (ESP) de Dakar, la faculté des sciences et techniques de l'université Cheikh Anta Diop (UCAD) de Dakar, le Dakar Institute of Technology (DIT), l'Université nationale Cheikh Hamidou Kane (ex Université virtuelle du Sénégal) comme des modèles à soutenir pour leurs performances « dans des formations très pratiques et au diapason de l'IA. » Il ajoute qu'il faut aider les étudiants à « avoir accès aux plateformes open sources, aux outils payants de l'intelligence artificielle, aux serveurs physiques et autres objets connectés. C'est cela qui leur permettra de produire plus d'applications pertinentes ».

Une autre piste de soutien au secteur, sur laquelle insiste Aboubacar Sadikh Ndiaye, serait la création d'incubateurs dans tous les domaines au sein des établissements d'enseignement supérieur pour pousser les étudiants et les jeunes diplômés à « transformer leurs idées innovantes en projets viables », dans ce qui serait « le premier maillon de la chaîne entrepreneuriale » à venir.

Dans cette lancée, Mouhamadou Lamine Badji, secrétaire général du Syndicat des travailleurs de la Sonatel (SYTS), conseille aux écoles et instituts de faire « beaucoup de mathématiques » dans les formations dispensées aux jeunes. « Aujourd'hui, le Sénégal est à la préhistoire du numérique, même s'il y a des individualités qui se distinguent au niveau mondial dans ce secteur », dit-il à contre-courant des autres interlocuteurs.

« Nous consommons plus de technologies que nous en concevons, en dépit de l'inventivité de nos jeunes et de la dynamique entrepreneuriale en cours. Il faut un travail de longue haleine pour combler ce retard en nous inspirant des modèles chinois, singapourien, américain, etc. ».

La Sonatel est l'opérateur téléphonique national historique, dont le groupe français Orange est l'actionnaire majoritaire aux cotés de l'État sénégalais. Ses activités impactent profondément le secteur du numérique et des nouvelles technologies. Le groupe est un important acteur pourvoyeur d'emplois directs et indirects.

La question brûlante des investissements d'avenir

Les projets de création massive d'emplois, en particulier chez les jeunes, sont au cœur des investissements colossaux envisagés dans la mise en œuvre du New Deal Technologique. L'ambition de 100.000 diplômés du numérique, la création de 100.000 emplois directs et 200.000 emplois indirects figurent dans les indicateurs clés du NDT à l'horizon 2034. En plus, la labélisation de 500 startups-tech servirait alors de maillage du territoire permettant d'aller à la conquête de nouvelles opportunités en Afrique et dans le monde.

Sous ce registre, Papa Fall oppose un préalable : « sans des investisseurs crédibles et engagés, disposés à faire des investissements colossaux à hauteur des ambitions politiques, on ne pourra pas avoir un secteur numérique fort, comme aux États-Unis ou ailleurs, par exemple. »

La construction du Parc des technologies numériques (PTN) de Diamniadio et de datacenters opérationnels ou en voie de l'être, tous financés en grande partie avec des investisseurs privés et des banques de développement locales, constitue un pas important vers l'atteinte des objectifs déclarés, souligne Papa Fall, par ailleurs fondateur de PAFIA, une start-up sénégalaise spécialisée en Intelligence artificielle dans le management et le suivi-évaluation de projets.

« Cependant, il n'est pas souhaitable que l'État condense toutes les initiatives technologiques sur lui-même. La pertinence serait de donner à des start-ups sénégalaises les possibilités de gérer une partie des marchés, comme celui de la digitalisation dans la santé et celui de l'éducation. Cela existe déjà avec des fintechs comme Wave, InTouch, Orange Money ou plus récemment Djamo. C'est avec des modèles comme ceux-là que l'on pourra avoir un développement des secteurs d'activité. »

Garantir des emplois décents

Créer des emplois en masse est une chose, mais faire en sorte que ceux-ci soient dignes en termes de conditions de travail et de rémunération, en est une autre. Mouhamadou Lamine Badji, du SYTS, est aussi coordinateur de l'intersyndicale nationale du secteur des télécommunications. Pour lui, la situation actuelle au Sénégal révèle « toute la complexité que porte le numérique, avec l'émergence sans cesse de nouveaux métiers, comme les livreurs à motos appelés ‘'Tiak-Tiak'' munis d'applications installées sur leurs téléphones ou la vente en ligne de produits. »

Pour défendre les intérêts de ces travailleurs, qui ne sont pas toujours employés formellement, le SYTS travaille à la mise en place d'une convention de branche propre au numérique. « Dans ce secteur, il y a des sociétés prospères qui alignent leurs employés sur la convention de commerce, ce qui leur permet de mal les payer [au taux horaire] », souligne le syndicaliste.

Dans son atelier-boutique du quartier résidentiel de Sacré-Cœur 3 à Dakar, Aïcha Guissé a l'ambition de vivre de sa passion. Cette jeune femme de 26 ans, autonome et bardée de diplômes obtenus entre le Sénégal et la France, est la fondatrice depuis fin 2022 de Solü, une marque de vêtements pour hommes et femmes, pensée et fabriquée avec une touche africaine. Les collections de cette « native du numérique » se vendent directement via Instagram et WhatsApp, à travers des paiements par QR code. Elle échange plusieurs heures par jour sur les messageries numériques avec une clientèle exigeante et qui aime communiquer ; mais aussi avec les livreurs locaux (les ‘'Tiak-Tiak'') et internationaux qui transportent ses colis via les services collaboratifs GP. Pour elle, les technologies numériques sont indispensables.

« La difficulté, c'est la gestion. Il faut surveiller les pages de nos plateformes, avoir l'œil sur les commandes, les stocks et leur suivi. Cela demande que nous soyons actifs et disponibles à tout instant », explique l'entrepreneuse. Malgré son engagement et sa forte discipline de travail, la jeune femme avoue pourtant devoir encore garder, pour le moment, son emploi de salariée dans l'administration d'un établissement d'enseignement supérieur, faute de pouvoir vivre correctement de son métier de styliste.

« On trouve des entrepreneurs et autoentrepreneurs qui, selon notre perception de syndicaliste, pourraient être considérés comme des travailleurs. Ce sont des jeunes qui déploient beaucoup d'inventivité et d'innovation. Mais ils manquent aussi d'accompagnement, notamment en termes de sécurité sociale. Cela rend leur situation assez précaire », concède M. Lamine Badji.

Pour lui, il urge d'encadrer l'effervescence dans cet écosystème : « Nous les accompagnons par la syndicalisation, la formalisation de leurs business et de leurs propres situations et par des conseils pratiques ».

La mise en place d'une coordination intersyndicale vise à aider les milliers de jeunes autoentrepreneurs, comme Aïcha, ou salariés avec l'objectif à terme d'obtenir une convention de branche qui permettrait, par exemple, d'harmoniser les salaires. « Cette convention les protégerait aussi contre les licenciements économiques abusifs ou contre un dumping social qui tirerait tout le monde vers le bas », argumente le leader du SYTS, syndicat affilié à la Confédération nationale des travailleurs du Sénégal (CNTS), première centrale du pays.

Payer le prix de l'innovation

Désormais, l'expert Aboubacar Sadikh Ndiaye appelle les autorités sénégalaises à s'inspirer de l'expérience marocaine lancée il y a dix ans : des investissements massifs, ciblés et cohérents dans la formation de milliers d'ingénieurs de haut niveau capables de « concevoir et de coder ».

« Aujourd'hui, cette stratégie porte ses fruits : Starlink et SpaceX d'Elon Musk s'installent dans le royaume, non pour exploiter une main d'œuvre bon marché, mais parce qu'ils trouvent sur place des ingénieurs capables de comprendre leurs technologies complexes, de développer des solutions innovantes et pas seulement des exécutants », signale l'auteur du livre Langage de la transformation digitale.

« Il faut que le Sénégal paie le prix de l'innovation », avertit Mouhamadou Lamine Badji. « Le numérique est aujourd'hui à l'image de l'électricité pendant la 2e Révolution industrielle : les pays en retard dans ce domaine sont condamnés à exister en marge de l'économie mondiale. »

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