05.12.2025 à 12:34

Les femmes seules ont le droit d’être heureuses clame haut et fort Lauren Bastide dans Enfin seule (Allary éditions). Encore faut-il qu’elles puissent se départir des peurs – celles d’être une mauvaise fille, d’être célibataire, de devenir folle…- qui leur ont été inculquées au fil des siècles. Dans une invite à ses sœurs en solitude, car le livre est aussi celui de sa propre histoire, l’essayiste les déboulonne une à une, et plaide pour « l’enfinsolitude« , néologisme désignant la cohabitation sereine avec soi-même.


À quoi les mots « femme seule » renvoient-ils ?
On parle tout d’abord d’une réalité massive. En France aujourd’hui, 11 millions de personnes vivent seules. Parmi elles, 6 millions sont des femmes. Or, et c’est l’une des raisons pour lesquelles j’ai écrit ce livre, il existe un décalage entre cette réalité et ses représentations, lesquelles continuent de renvoyer la solitude des femmes à une forme d’échec convoquant immédiatement l’imaginaire de la célibataire malheureuse attendant le prince charmant. Le temps est venu d’éradiquer ces représentations.
La définition du féminin par l’intime n’explique-t-elle pas leur persistance ?
Aux femmes, la sphère intime, aux hommes, la sphère publique, c’est en effet la fracture originelle. Tous les ressorts sexistes reposent sur l’injonction à la reproduction et au soin, mais aussi sur une privation de l’espace public, renvoyées aux femmes. Quand on tape « homme seul » dans un moteur de recherche, on va trouver quantité d’articles vantant la solitude d’artistes, d’explorateurs, de scientifiques. Peu importe qu’ils soient mariés ou qu’ils aient des enfants. Ils sont dans leur bulle créative, cela, en soi, suffit à affirmer qu’ils sont seuls. C’est très intéressant. On ne parvient pas encore à imaginer que les femmes seules peuvent aussi être occupées à tisser du lien avec le monde et à créer des choses plus grandes qu’elles.
Quid des droits qui aujourd’hui sont pourtant les mêmes pour tous ?
Bien sûr, mais les droits sont récents, tandis que les représentations sont ancrées dans les mentalités depuis des siècles. C’est pour cela du reste que les références historiques sont nombreuses dans le livre. Il me semblait intéressant de mettre les choses en perspective. On a parfois tendance à oublier que les droits pour une femme d’avoir un compte en banque, d’être propriétaire de sa maison, de travailler, de gagner sa vie, ou encore de divorcer, n’ont que quelques décennies. Il est bon, de même, de rappeler que l’imaginaire de la vieille fille et la construction de la femme au foyer comme idéal féminin, ne sont pas si lointains. Aujourd’hui, les femmes ont une opportunité historique à saisir. Elles ont, comme jamais, le droit d’être seules comme elles l’entendent. Pour autant, la menace n’a pas disparu. Dans l’imaginaire et les discours de l’extrême droite, l’envie de naturaliser les femmes n’est jamais loin. Nous devons être extrêmement vigilantes.
Le premier enjeu de « l’enfinsolitude », cette solitude sereine, que vous appelez de vos vœux, n’est-il pas celui de l’égalité ?
L’égalité sur le plan matériel est en effet le premier enjeu. On pense immédiatement à Virginia Woolf qui dans Une chambre à soi écrit que pour qu’une femme puisse penser par elle-même, il faut qu’elle ait un lieu à elle et un revenu de 500 livres par an, ce qui représente environ 41.000 euros contemporains. Aujourd’hui, faute d’autonomie financière, beaucoup de femmes ne peuvent quitter un foyer où elles sont malheureuses. Cet aspect matériel ne peut être éludé. Mais je pense qu’il existe aussi une dimension psychique. C’est ce que révèlent les travaux de la sociologue Erika Flahault. Beaucoup de femmes sont autonomes, elles ont un travail, une maison, et n’ont plus ou pas l’obligation de prendre soin d’autres, et pourtant, elles peinent à se créer leur propre espace. C’est la chambre en soi autant que la chambre à soi qu’il faut arriver à construire.


Pour revenir à l’histoire, pouvez-vous nous parler de cette étonnante pionnière du féminisme qu’était Gabrielle Suchon ?
C’est une femme incroyable. Elle a publié en 1700 un ouvrage intitulé Du célibat volontaire, ou La vie sans engagement. Au 17ème siècle, pour les femmes appartenant à la petite bourgeoisie, ce qui était son cas, il n’y avait que deux options : le mariage forcé ou le couvent. Elle a préféré être envoyée au couvent. Mais à la quarantaine, elle s’en est échappée. La légende veut qu’elle soit allée trouver le pape en personne pour se faire relever de ses vœux. Elle a passé ensuite le reste de sa vie à écrire et à s’instruire dans la campagne près de Dijon. Et elle a donc écrit ce texte que l’on pourrait qualifier de pamphlet, mais qui, en même temps, est très calme et rationnel, ce qui le rend particulièrement touchant. Elle dit voyez comme je suis utile à ma communauté, certes je ne suis pas bonne sœur, je ne suis pas mère, mais je donne des cours de catéchisme, j’aide des bonnes œuvres, j’instruis, j’écris des textes, laissez moi vivre ma vie. Elle construit un argumentaire logique et implacable dans lequel elle démontre ce que Simone de Beauvoir dénoncera deux siècles et demi plus tard, à savoir qu’il n’y a aucune raison biologique de penser qu’une femme est moins capable d’écrire, de penser, et de s’instruire. Ce qui est un peu triste en revanche, c’est que ce texte a été publié à l’époque avec le cachet du roi. Cela montre qu’elle ne faisait pas peur. Personne ne voyait la subversion et la révolution politique qu’elle était en train de suggérer.
Ce chemin vers « l’enfinsolitude », c’est aussi le vôtre. La maison, et dans son sillage « la cabane », dont vous faites l’éloge, y occupent une place de choix. Quelle est cette maison rêvée ?
En commençant l’écriture de ce livre, je ne pensais pas passer autant de temps à réfléchir à la maison. Pourtant, il n’y a rien de plus logique puisque j’observe la solitude résidentielle et que j’habite moi-même seule. Historiquement, la maison est un lieu décrié dans les combats féministes. Dans les années 70, les féministes dénonçaient à juste titre l’enfermement domestique dans lequel les femmes se trouvaient. Mais aujourd’hui, la maison est aussi lieu où on va s’émanciper et apprendre à vivre seule. On ne peut donc pas complètement se départir des gestes du quotidien domestique. Il y au contraire une nécessité à les regarder différemment et à leur redonner une sorte de noblesse. Je cite des exemples tirés de la littérature avec entre autres des textes d’Annie Ernaux, de Maya Angelou, de Joan Didion. Ces femmes cuisinent, font le ménage, et en même temps, ces gestes s’insèrent dans leur pensée, leurs émotions, leur vécu.
Et la cabane ?
Je voulais réinventer ce concept de maison pour en faire quelque chose de plus ouvert, la cabane donc, qui n’est pas un lieu que l’on ferme à double tour, mais un lieu où on laisse entrer les amis, l’imaginaire, la nature. C’était aussi une façon de retourner vers l’enfance. J’ai eu ce déclic en voyant un jour une petite fille jouer chez moi et faire ce geste qu’enfant je faisais moi-même d’étendre un drap entre deux chaises et de se mettre en dessous avec son gouter et sa bande dessinée. J’ai compris que ce geste était existentiel. C’est celui d’avoir le droit d’être dans sa bulle et de se dérober au regard adulte. Il me semble que c’est cette cabane qu’il faut réussir à construire plutôt que cet idéal du foyer composé de la famille nucléaire qui au fond est plutôt un siège de violences pour les femmes et les enfants.
Vous avez longtemps pensé que la solitude était à la fois une cachette mais aussi une punition – avec en creux, cette idée de la folie associée, aussi, à la femme seule – puis vous avez compris qu’être seule, c’était se soigner. Pouvez-vous nous expliquer ?
Camille Claudel, Sylvia Plath, Virginia Woolf, Zelda Fitzgerald… on ne compte pas le nombre de femmes célèbres assignées à la folie parce qu’elles voulaient écrire, créer et être seule dans leur atelier. Je pense que j’ai été imbibée de cela. J’avais l’impression qu’il fallait que je me cache, et que ce besoin de me dérober au regard de l’autre était pathologique et révélait un dysfonctionnement. Or, en faisant des recherches, j’ai vu que la solitude, quand elle était choisie, pouvait être une possibilité de rencontre apaisée avec soi-même. Il y a cette très belle phrase célèbre d’Hannah Arendt que je cite dans le livre : « Quand je suis seule, je ne suis pas seule, nous sommes deux, parce que je me parle à moi-même ». Il est d’autant plus important pour les femmes de créer cet espace de dialogue avec un soi authentique qu’elles sont encouragées – notamment à partir de l’adolescence, la psychologue et philosophe Carol Gilligan le dit très bien – à effacer leur voix authentique au profit d’une voix sociale conforme aux attentes patriarcales.
Cette solitude-là est le contraire de l’isolement. Vous écrivez qu’elle renouvelle, régénère le lien aux autres…
« L’enfinsolitude » est un ancrage dans le monde. Elle donne la possibilité de s’ouvrir aux autres de façon beaucoup plus saine, mature, et joyeuse que dans les relations de dépendance. Aujourd’hui, cette faculté d’être seule et de m’auto-suffire sur le plan émotionnel et affectif me permet de nouer des relations amoureuses et amicales évidentes et fructueuses.
Propos recueillis par Anne-Sophie Barreau
Lauren Bastide a créé le podcast féministe « La Poudre » (2016-2023) dans lequel elle faisait place aux voix des femmes (écrivaines, artistes, chercheuses, militantes). Elle anime aujourd’hui le podcast « Folie Douce » sur la santé mentale. Elle est l’autrice de: « Présentes » (Allary Éditions 2020) et « Futur.es » (Allary Éditions 2022)
04.12.2025 à 16:34

Depuis l’affaire Weinstein fin 2017, naissance du mouvement Me Too, de nombreux médias et journalistes montent volontiers au créneau dès qu’il s’agit de documenter et de dénoncer les violences sexuelles et sexistes. Il n’en est que plus surprenant d’assister à une omerta spectaculaire depuis la publication de l’enquête exclusive de QG, jeudi 20 novembre 2025, dévoilant les témoignages de victimes présumées de Jean de la Rochebrochard, figure influente de la Tech française et proche collaborateur de Xavier Niel.
En 15 jours, aucun journaliste, aucune agence de presse, aucun média, qu’il soit généraliste ou familier de l’écosystème des start-ups, n’a donné le moindre écho à cette enquête qui révèle pourtant de graves accusations et même une plainte pour viol déposée en 2024. Le managing partner de Kima Ventures, le fonds d’investissement de Xavier Niel, qui finance de très nombreuses structures à hauteur de centaines de milliers d’euros, a pourtant été entendu par la police le 4 novembre dernier à ce sujet, ainsi que nous l’avons révélé. Jean de la Rochebrochard avait longuement répondu à nos questions envoyées dans le cadre du contradictoire.

Ces informations exclusives ont au demeurant été directement transmises aux rédactions susceptibles d’y consacrer un travail approfondi, tant le sujet relève de l’intérêt général. De nombreux pôles d’enquêtes spécialisés dans les violences sexistes et sexuelles ont ainsi été informés de l’existence de ces témoignages. Quelques journalistes nous ont même contactés après la publication, certains surpris, d’autres nullement étonnés. Mais à l’heure où nous écrivons, aucun d’entre eux n’a publié la moindre ligne à ce sujet. Selon nos informations, un grand média national enquêtant depuis des mois de certaines des accusations visant Jean de la Rochebrochard, n’avait pas été jusqu’à sortir un article au motif qu’aucune plainte n’avait encore été déposée. Ce même titre de presse demeure discret à ce jour malgré la parution de nos informations.
Fort heureusement, plusieurs associations féministes engagées dans la lutte contre les violences faites aux femmes et certains comptes très populaires ont diffusé ces révélations sur leurs réseaux sociaux, parmi lesquels la Fondation des Femmes, via sa présidente Anne-Cécile Mailfert, NousToutes ou encore Balance Ta Start-up, qui travaille à la libération de la parole dans ce milieu très masculin.
S’agissant d’un personnage aussi puissant dans l’écosystème de la Tech, proche collaborateur de la 7ème fortune de France, comment expliquer dès lors un tel désintérêt des médias d’information ? Tous les mois des affaires touchant des personnalités dotées d’une influence bien moindre, sont pourtant révélées par ces mêmes rédactions, parfois même hors de l’existence de toute plainte. Une telle rétention d’information est-elle à relier au poids de l’empire de Xavier Niel dans la presse ?
On le sait, ce dernier investit en effet massivement dans le secteur de l’information. Il est actionnaire à titre individuel du groupe Le Monde comprenant Le Monde, Le Nouvel Obs, Télérama, Courrier International et La Vie, mais aussi de journaux d’investigation comme l’Informé. Le fondateur de Free détient également des parts dans Le HuffPost et Nice-Matin, et a investi des centaines de milliers d’euros aux débuts de Mediapart (il ne figure plus parmi les actionnaires du titre en 2025), Brut, ou Les Jours. Du côté de la télévision, il a cofondé en 2015, avec Matthieu Pigasse et Pierre-Antoine Capton, le groupe Mediawan, producteur de nombreuses émissions à l’instar de C à Vous sur France 5 ou Hot Ones sur Canal +.
Outre ses nombreuses participations financières, Xavier Niel alimente notoirement tout un réseau de médias en informations exclusives, ouvrant la voie à une certaine dépendance informationnelle. L’homme d’affaires bénéficie aussi, en termes d’image, de sa relation avec Delphine Arnault, PDG de Christian Dior, la fille de Bernard Arnault avec laquelle il forme un « couple de pouvoir » particulièrement influent. Involontairement ou non, ce rayonnement peut inciter certaines rédactions à l’auto-censure. Le groupe LVMH, propriété de Bernard Arnault, pèse en effet lourdement sur les budgets publicitaires d’une presse nationale en grande difficulté comme le démontrait L’Informé, le 15 novembre 2024. Nous savons, de source sûre, que l’affaire « Jean de la Rochebrochard » a ainsi été refusée par un média national, dont la publicité LVMH assure la viabilité économique, la direction craignant de perdre des budgets, à cause de la relation familiale entre les deux milliardaires.
Face à la gravité des accusations portées, il était légitime de s’attendre à ce que les révélations de QG soient reprises par nos confrères et consoeurs, y compris dans des médias proches du patron de presse qui finance Jean de la Rochebrochard, puisque cela leur permettait de les relayer sans prendre le risque d’enquêter eux-mêmes.

Pendant que l’enquête de QG circule dans de nombreuses boucles, reprise et commentée par l’ensemble du réseau de la Tech, et que de nombreux acteurs du milieu s’étonnent de son faible écho médiatique, l’investisseur poursuit ses activités. Jean de la Rochebrochard donne encore des conférences aux Etats-Unis et se met en scène à Saint-Barthélémy, non sans aplomb, dans un silence médiatique complet qui ne laisse pas de sidérer. Xavier Niel, lui, ne s’est toujours pas exprimé.
Louison Lecourt
02.12.2025 à 22:52

Avec la complicité du pouvoir et de ses oppositions politiques, notre pays est entré en état de décomposition terminale. Perte de souveraineté à tous égards, déclassement international, gérontocratie irresponsable qui verbalise même désormais l’idée de « perdre ses enfants » dans des guerres ingagnables à l’échelle monstrueuse, nous approchons du point où nous ne pourrons plus nous raconter d’histoires sur nous-même. Quand et comment éclatera cette bulle d’irréalité qui nous conduit au désastre dans tous les domaines ?
Pour évoquer la situation critique qui se précise pour la France, Aude Lancelin a reçu Emmanuel Todd pour un long entretien le mardi 2 décembre en direct. Historien, démographe, auteur de nombreux best-sellers, parmi lesquels « La Défaite de l’Occident » (Gallimard) et figure du débat d’idées français traduite dans le monde entier.