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25.09.2025 à 10:51

Vers une politique culturelle de la découvrabilité

Frédérique Cassegrain

Dans un environnement numérique où les grandes plateformes accaparent notre attention et où nos choix sont gouvernés par des « architectures invisibles », les fameux algorithmes, comment garantir l’accès, la diversité et la pluralité des expressions culturelles en ligne ? Cette question est au cœur de l’idée de « découvrabilité » et ouvre un certain nombre de pistes dont il est urgent que les politiques culturelles se saisissent.

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Texte intégral (2512 mots)
Miroirs sur le sol qui renvoient le reflet d'immeubles
© Coffee curtains – Unsplash.

Pourquoi et comment s’emparer de la notion de découvrabilité ? Le monde de la culture est traversé, voire bouleversé, par des pratiques numériques devenues massives Ph. Lombardo, L. Wolff, Cinquante ans de pratiques culturelles en France, DEPS, ministère de la Culture, 2020.. Streaming audio et vidéo, communautés de prescription via les likes, commentaires et republications… les publics et acteurs des industries culturelles enrichissent ces contenus en ligne depuis plus de trente ans. Si ce régime de l’abondance est gage de diversité, il ne l’est pas nécessairement du point de vue de l’accès. L’offre numérique sur les plateformes étant concentrée autour d’un nombre limité d’acteurs internationaux qui maîtrisent à la fois l’économie du secteur, la collecte des données de navigation et les systèmes de recommandation algorithmiques, il en découle des effets de disproportion notables tant dans la sélection des contenus « mis en avant » selon des logiques de popularité, que du point de vue d’une diversité linguistique (rappelons que l’immense majorité d’entre eux est en anglais alors même qu’ils ne représentent que 30 % de l’ensemble de l’offre sur le Web). Or la découvrabilité des contenus culturels en ligne dépend de trois facteurs essentiels : leur disponibilité (existence effective sur le Web), leur visibilité (mise en avant sur les catalogues, recommandations algorithmiques personnalisées), mais aussi leur accessibilité (gratuité, possibilité de téléchargement, compatibilité avec les terminaux et logiciels numériques ou encore traduction en plusieurs langues) sur les différentes plateformes. 

Passé une approche strictement technique, la découvrabilité vient surtout interroger les conditions de la rencontre d’une œuvre avec son public. Elle soulève en cela une question centrale de politique culturelle : comment garantir l’accès, la diversité et la pluralité des expressions culturelles en ligne, dans ces environnements d’abondance de contenus, à fortiori quand le choix est, majoritairement, gouverné par des « architectures invisibles », les fameux algorithmes ?

Pour conduire cette réflexion, ce numéro de L’Observatoire s’est appuyé sur une recherche menée par des universitaires québécois et français dans le cadre d’un appel à projets conjoint entre le ministère de la Culture français (Direction générale des médias et des industries culturelles) et le ministère de la Culture et des Communications du Québec qui ont, de longue date, exploré ces problématiques. Il ne s’agissait pas d’inventorier de bonnes pratiques ou d’axer uniquement le travail sur la gouvernance des algorithmes, mais de mettre en regard les conditions contemporaines de la visibilité des expressions culturelles et des contenus artistiques et la façon dont les politiques culturelles sont susceptibles de s’en saisir. Sur ce point, et selon les contextes, plusieurs doctrines peuvent coexister : celle de la démocratisation culturelle (pour donner accès et diffuser la culture au plus grand nombre), celle de la souveraineté culturelle (pour défendre une identité linguistique menacée) et celle de l’exception culturelle (pour préserver la culture de la domination marchande). S’y ajoute également une approche par les droits culturels, c’est-à-dire, entre autres, le droit de prendre part à la vie culturelle et de faire connaître et reconnaître une pluralité de références. 

De l’usager prescripteur à l’intelligence culturelle distribuée

Au-delà des dimensions sociotechnique et juridique de la découvrabilité qui vont de l’encadrement légal des plateformes et des algorithmes jusqu’aux instruments juridiques mobilisables pour garantir un accès équitable à une diversité de contenus, les travaux de cette équipe de recherche et les auteurs de ce numéro ont mis en lumière deux autres perspectives. 

La première porte sur les aspects humains qui sous-tendent ces dynamiques. Ceux-ci se traduisent à la fois par le rôle stratégique joué par les gatekeepers dans l’industrie musicale, par la médiation aux contenus opérée par les professionnels de la culture, mais aussi par la place et les actions en ligne des usagers, quelles qu’en soient les formes. Les outils numériques ont en effet donné à chacune et chacun la capacité de produire, diffuser et prescrire des contenus. Ce qui a été construit grâce à l’architecture décentralisée d’Internet se traduit aujourd’hui dans les dynamiques culturelles, qu’elles soient en ligne ou en présentiel. Aussi les pratiques des usagers composent-elles une grande part de la valeur culturelle des contenus et des services, et sont le moteur des mécanismes participatifs sur les plateformes contributives P. Collin, N. Colin, Mission d’expertise sur la fiscalité de l’économie numérique, janvier 2013.. Dès les années 2000, Lawrence Lessig constatait que « l’intelligence ne réside plus au centre mais dans les périphéries L. Lessig, Free Culture. How Big Media Uses Technology and the Low to Lock Down Culture and Control Creativity, New York, Penguin Press, 2004. ». Cette « intelligence culturelle » distribuée façonne désormais l’environnement culturel en ligne en même temps que les stratégies industrielles et économiques, car nos « gestes numériques » – post, like, scroll, commentaires, partage, recherche, abonnement… – contribuent largement à alimenter les algorithmes. 

« L’intelligence dans les périphéries » de Lessig devient alors une notion clé : c’est depuis les marges, les communautés, les usages quotidiens que se produit la valeur des environnements numériques. Cela n’a pas échappé aux géants du Web qui ont utilisé ces nouvelles formes de production de valeur et d’intermédiation : d’une certaine manière, on pourrait dire qu’ils ont capté cette intelligence à leur seul profit, pour alimenter leurs propres économies et services en ligne. Sous couvert d’innovation et de révolution des usages, ces acteurs se développent en suivant les logiques classiques des industries culturelles par la concentration économique, technologique et informationnelle. 

Toutefois, malgré cette situation de monopole détenue par quelques grands acteurs économiques, nous devons pouvoir lui articuler la réalité d’un Internet décentralisé. Pour sortir de cette problématique qui guide, depuis plusieurs années, les efforts en matière de régulation menés au niveau européen ou national, il faudrait pouvoir penser les plateformes ou les médias sociaux dans la culture comme un service public de la culture dématérialisé, tel qu’on a pu l’envisager pour d’autres politiques publiques, et la place particulière que les usagers seraient amenés à y jouer. 

Pourquoi proposer cette hypothèse ? Depuis plus de dix ans, l’État dématérialise ses services publics – caisse d’allocations familiales, démarches en mairie, trésor public, formations… –, mais, étape après étape, on n’a pu que constater un non-recours des usagers à leurs droits sociaux, reflet criant de la difficulté technique, économique, cognitive et culturelle d’une partie de la population qui ne sait ni utiliser ni se repérer dans les environnements numériques. Ce taux important d’illectronisme représente encore aujourd’hui entre 15 % et 20 % de la population française Insee, Insee Première, no 1953, juin 2023.. La transformation numérique des services publics n’a donc pas supprimé les besoins d’accompagnement, elle les a démultipliés et a nécessité davantage de médiation humaine. Par ailleurs, cette dématérialisation a aussi rendu l’usager coproducteur du service public comme le montrent de récentes analyses Défenseur des droits, Dématérialisation des services publics : trois ans après, où en est-on ?, Rapport 2022.. Nous l’avons toutes et tous vécu durant les périodes de confinement de la crise sanitaire entre 2020 et 2021 lorsque, depuis chez nous, nous avons coproduit de l’école, du travail, de l’institution… derrière notre écran d’ordinateur ou notre tablette, prenant dès lors conscience que le numérique garantissait une continuité sociale. Dans le champ culturel, cette analyse trouve un terrain de résonance intéressant : depuis les années 2000, l’usager ne se contente pas de produire ou d’accéder à des contenus, mais, d’une certaine manière, il coproduit des services culturels, des contextes et expériences artistiques, des récits selon un principe de réception-production de l’information, et exprime son potentiel de « devenir auteur J.-L. Weissberg, « Retour sur interactivité », Revue des sciences de l’éducation, no 25(1), 1999. » tel que l’a conceptualisé Jean-Louis Weissberg. Peut-être y a-t-il là une perspective stimulante pour la coproduction des services publics dématérialisés : proposer que les usagers et publics participent davantage à la construction même des conditions de la découvrabilité des contenus en ligne ? Cette approche permettrait de dépasser les positions défensives que l’on rencontre souvent dans les milieux et institutions de la culture quand on traite des impacts du numérique. Positions qui freinent ce secteur pour trouver une place dans les transformations en cours. 

Découvrabilité : des politiques culturelles numériques territorialisées 

La seconde perspective qui ressort des réflexions abordées dans ce numéro serait de déplacer la focale vers les territoires. 

Le territoire est en effet l’espace dans lequel continue de se penser l’accès à la culture et à la création à partir des équipements, mais aussi l’espace dans lequel nous « situons » nos pratiques numériques : on regarde un film depuis son canapé, pas dans le cloud ! On écoute de la musique dans les transports, pas de manière virtuelle. Une rame de train ou de métro devient une salle de cinéma ; et une chambre ou un salon, une salle de danse ! Les cultures à domicile étudiées par Olivier Donnat O. Donnat, « Démocratisation de la culture : fin… et suite ? », dans Jean-Pierre Saez (dir.), Culture & Société. Un lien à recomposer, Toulouse, Éditions de l’Attribut, 2008. dans les années 2000 sont aujourd’hui connectées, reliées et fondent des communautés culturelles ainsi que des expériences culturelles hybrides. 

Les plateformes ne peuvent plus être appréhendées seulement comme des dispositifs de médiations « neutres », mais certainement comme des « équipements culturels » à part entière. En dehors des grandes plateformes qui accaparent l’attention existe une palette étendue de dispositifs qui mettent en lien contenus et publics, et qui ont une incidence territoriale forte. Cela concerne tout autant des plateformes gérées par des scènes de musiques actuelles (à l’image de L’Électrophone en Centre-Val de Loire ou de SoTicket), d’autres dédiées aux patrimoines (telle que Nantes Patrimonia), des médias et services de vidéo à la demande spécialisés sur des « offres de niche » (le documentaire de création avec Tënk, la création sonore avec Arte Radio, le film jeunesse avec MUBI…), mais aussi un dispositif national tel que le pass Culture. Tous jouent un rôle de prescription et d’organisation de la contribution culturelle à une échelle territoriale. Aussi, le territoire peut-il être l’espace d’une alternative à la prescription venant des Gafam, par un travail collectif sur les offres, les besoins, les pratiques et les esthétiques… 

Inventer des politiques culturelles pleinement numériques, c’est donc imaginer une continuité entre création, production, diffusion, médiation, accessibilité, diversité et contribution. C’est aussi articuler pratiques en ligne, via des plateformes ou des dispositifs, avec des pratiques en présence, que ces dernières s’expriment dans des lieux, chez soi, dans la rue… ou qu’elles soient produites par des amateurs, des usagers, des artistes et des professionnels. Autrement dit, il s’agit de concevoir une politique de la médiation pour garantir l’accessibilité aux contenus, accompagner les usages et répondre à un illectronisme culturel portant sur le sens et l’appropriation des outils. Pour y parvenir, il devient nécessaire de cultiver la capacité à investir les environnements numériques, à en comprendre les logiques, les rapports de force, les potentiels, les pouvoirs d’agir en tant qu’artistes, politiques, techniciens, publics, citoyens… C’est ainsi que pourra prendre forme une véritable politique de la contribution : en soutenant et en légitimant les formes de la prescription entre pairs et la coproduction de la découvrabilité. Cette perspective invite alors à intégrer pleinement la participation des usagers dans les stratégies publiques de diffusion, d’indexation, de recommandation sur les plateformes, mais aussi dans l’ensemble des dispositifs d’information, de communication et de prescription des offres culturelles (site web des équipements culturels, réseaux sociaux…). 

À ce titre, nous pourrions imaginer passer d’une économie des attentions par les plateformes, au développement d’une écologie de l’attention chère à Yves Citton Y. Citton, Pour une écologie de l’attention, Paris, Seuil, 2014., qui prendrait forme à travers un souci conjoint des usagers à faciliter, de pair à pair, l’accès à la diversité des œuvres et des contenus en ligne. 

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18.09.2025 à 09:49

L’instrumentalisation de la culture au service de l’idéologie illibérale

Frédérique Cassegrain

Une bataille idéologique se joue sur le terrain de la culture. En instrumentalisant le patrimoine, la musique ou les réseaux sociaux, les courants illibéraux diffusent leurs idées de manière douce mais efficace. De la Russie à la France, en passant par les États-Unis, l’historienne et politiste Marlène Laruelle décrypte les mécanismes de cette infrapolitique et alerte sur la nécessaire contre-offensive des démocraties.

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Texte intégral (2808 mots)
© Cotton bro – Pexels

Pouvez-vous commencer par définir la notion d’« illibéralisme » et notamment la différence que vous faites avec le populisme ?

Marlène Laruelle – Le populisme n’a pas vraiment de contenu idéologique, il peut être de droite ou de gauche. Il s’agit plutôt d’un style, d’une rhétorique, où l’on oppose des élites corrompues à un peuple supposé vertueux. L’illibéralisme est une famille idéologique reposant sur le constat que le libéralisme politique, entendu comme projet centré sur la liberté individuelle et les droits humains, a échoué ou a été trop loin. La solution, pour les illibéraux, s’articule autour de cinq points : renforcer la souveraineté de l’État-nation contre les institutions multinationales ; privilégier le réalisme en politique étrangère La théorie réaliste dans les relations internationales part du principe que la guerre est inévitable car l’utilisation de la puissance est le facteur principal des relations interétatiques ; tandis que la théorie libérale s’appuie sur une interdépendance des États et promeut la création de règles internationales favorisant la paix. (source : www.vie-publique.fr) ; imposer une homogénéité culturelle contre le multiculturalisme ; faire primer les droits de la majorité sur les droits des minorités ; célébrer les valeurs traditionnelles contre les valeurs progressistes.

Ces cinq éléments peuvent être déclinés de manière modérée ou radicale selon les cultures politiques. Il en existe des versions différentes selon les pays : en régime autoritaire (comme la Russie de Poutine) ou en régime démocratique (comme les gouvernements Trump aux États-Unis, Netanyahou en Israël ou Orbán en Hongrie). Ajoutons que plus le leader illibéral reste au pouvoir longtemps, plus les institutions sont transformées en profondeur.

L’illibéralisme n’a pas d’unité sur les questions économiques. Il peut défendre des politiques néolibérales et s’accorder parfaitement avec le libéralisme économique, il peut aussi être libertarien (comme en Argentine avec Javier Milei), ou avoir une économie largement dominée par l’État (Russie) ou défendre l’État-providence (Marine Le Pen par exemple). En revanche, les illibéraux sont tous convaincus que les démocraties ont été trop loin sur les enjeux culturels, notamment sur les questions LGBT+ ou les débats autour de la colonisation.

En quoi la culture et les modes de vie sont-ils des vecteurs de transmission de valeurs, notamment idéologiques ?

M. L. – Nos valeurs se matérialisent dans nos modes de vie et, à l’inverse, le vécu du quotidien alimente nos visions du monde et orientations idéologiques. Celles-ci ne s’expriment pas uniquement dans le soutien à un parti politique, on les retrouve dans nos consommations culturelles, loisirs et habitudes environnementales… C’est ce qu’on appelle, dans notre jargon de sciences sociales, l’infrapolitique.

Pour le dire autrement, l’infrapolitique est la manière dont on exprime un projet de société à travers nos modes de vie quotidiens et nos consommations culturelles. Nous sommes tous des êtres politiques dans la vision du projet de société auquel on croit, pas seulement lorsque nous mettons un bulletin de vote dans l’urne.

Y a-t-il des types de production culturelle qui véhiculent plus facilement ou rapidement des valeurs idéologiques, lesquelles sont ensuite politisées ?

M. L. – Oui, l’une des plus évidentes est le cinéma. Il existe une grande tradition de propagande idéologique via l’industrie du cinéma, notamment dans les régimes totalitaires, ou aux États-Unis avec Hollywood, outil de promotion des valeurs et mode de vie américains.

La musique ou la mode sont eux aussi des champs de production artistique qui influencent fortement les représentations. Mais il y a de nombreux autres domaines auxquels on pense moins spontanément comme les habitudes alimentaires, les activités sportives, les réseaux sociaux, les influenceurs. Le tourisme mémoriel, notamment patriotique, est aussi un secteur qui transmet des idéologies fortes, aux États-Unis ou en Europe.

Attachons-nous plus spécifiquement aux régimes illibéraux et leur instrumentalisation de la culture. Vous prenez l’exemple de la Russie, autoritaire dans sa pratique du pouvoir, et qui a été l’un des pays précurseurs de cette mouvance illibérale. Comment la culture est-elle utilisée pour distiller cette idéologie ?

M. L. – Le régime de Vladimir Poutine a investi énormément d’argent dans ses politiques publiques de la culture, notamment via des fonds fédéraux importants pour le cinéma, la télévision, les musées, ou des groupes de musique, y compris la pop musique ou le rap, qui soutiennent les autorités. Ces productions culturelles propagent l’idée d’un État russe qui a toujours raison, avec un pouvoir exécutif central fort. On y célèbre la grandeur de l’Empire russe, des territoires que la Russie possédait au XIXe siècle, qu’elle a perdus et qu’il faudrait reprendre. Cette offre culturelle est, par ailleurs, plutôt de bonne qualité sur les plans esthétiques et techniques.

De gros investissements publics ont également été réalisés dans la production d’objets culturels qui font directement référence à l’identité nationale et à la « russité » culturelle : artisanat en bois, tissus traditionnels, icônes… Le régime de Poutine a aussi créé d’immenses parcs d’attractions « La Russie, mon histoire », autour de l’histoire russe, des origines à nos jours. Ce sont des endroits high-tech, ludiques, inspirés de la culture du jeu vidéo, et très patriotiques. Aujourd’hui, il en existe près d’une trentaine, dans toutes les grandes villes du pays. C’est l’un des grands succès de la production culturelle illibérale russe.

Bien sûr, un art dissident continue d’exister dans les domaines de la musique, des arts plastiques, et notamment une culture du graffiti anti-guerre. Mais la situation des artistes indépendants s’est détériorée depuis l’invasion de l’Ukraine en février 2022.

Si l’on se penche maintenant sur le cas des États-Unis de Trump, premier et second mandats, comment l’idéologie illibérale envahit-elle le champ de la culture ?

M. L. – Quand Donald Trump est arrivé au pouvoir en 2016, la culture MAGA (Make America Great Again) a été très relayée sur les réseaux sociaux, via des influenceurs et podcasteurs, mais aussi lors de grandes parades politiques aux accents carnavalesques. Dans la pop culture, tout un courant de la country music qui défend des valeurs conservatrices s’est reconnu dans Trump.

Entre les deux mandats, le monde MAGA a cherché à toucher les sous-cultures jeunes, en attirant des personnalités culturelles de la mode, de la musique, du cinéma, de l’humour… potentiellement compatibles avec le trumpisme. L’objectif était de concevoir des produits culturels qui attirent les jeunes, en utilisant toujours les réseaux sociaux. Les partisans de Trump se sont aussi investis dans la réécriture de l’histoire américaine, notamment en tentant d’influer sur les programmes scolaires, établis par les États fédérés.

Sa réélection en 2024 a marqué un tournant dans le champ des politiques culturelles. Le cas le plus emblématique – et qui est probablement le plus grand symbole de la politisation des politiques culturelles – est la transformation du Kennedy Center. La muséographie a elle aussi été mise au service de la vision illibérale de Trump : réécriture de l’histoire nationale, effacement de la diversité, des minorités, refus de tout commentaire critique sur l’histoire américaine, renforcement du patriotisme.

Fort heureusement, aux États-Unis, la majeure partie des politiques culturelles se conçoit au niveau des États. L’impact est donc limité, car il n’y a pas de ministère de la Culture fédéral qui pourrait mettre à mal tout l’écosystème culturel. Par ailleurs, beaucoup de productions artistiques relèvent du privé, où des poches de résistance peuvent encore fonctionner.

La question des réseaux sociaux revient régulièrement dans vos propos. La bataille culturelle actuelle semble se jouer sur ces scènes, et via les médias people.

M. L. – Absolument. Les États-Unis ont été plus en avance que nous sur la collusion entre le monde des stars, de la jet-set, de la finance et du politique. Trump lui-même est l’incarnation de ce phénomène : un homme d’affaires richissime qui a fait de la télé, du reality show, avant de candidater à une élection. Il est difficile de distinguer ce qui relève du politique et du spectacle, du vrai et du faux. Il en va de même pour le monde du sport. Trump est un grand amateur de MMA (arts martiaux mixtes) qui connaissent un immense succès populaire ; c’est une figure révérée dans ces milieux. Il y a donc aussi une instrumentalisation du sport. Ce sont des manières de parler politique à travers des instruments infrapolitiques.

En Europe, on a eu Berlusconi mais à l’époque c’était plutôt une figure isolée dans le spectre politique, alors que Trump représente aujourd’hui une normalité, celle du celebrity populism : lorsque tous les codes de la jet-set et des célébrités sont passés dans le champ politique.

Qu’en est-il de l’Europe justement ? Est-ce que l’on constate les mêmes tendances illibérales avec la montée de l’extrême droite dans les démocraties de l’Union européenne ?

M. L. – Évidemment, nous ne sommes pas au niveau des États-Unis de Trump, mais on perçoit clairement des éléments de « culture illibérale » en Europe. Je pense, par exemple, aux mouvances catholiques radicales, très populaires sur les réseaux sociaux, au mouvement des trad wives, ces influenceuses qui promeuvent des valeurs conservatrices pour les femmes, sous couvert de discuter cuisine ou aménagement de la maison. On observe aussi en France et en Allemagne des mouvances survivalistes venues des États-Unis après le Covid, avec cette idée qu’on ne peut pas faire confiance à l’État, qu’il faut se retirer de la société et se préparer à la guerre raciale et aux violences urbaines.

La lecture illibérale du patrimoine constitue un de ces éléments puissants dont s’est emparée l’extrême droite. En France, mais aussi en Allemagne, en Europe centrale, en Espagne, en Italie… Giorgia Meloni tente par exemple de mettre en place des politiques culturelles qui promeuvent l’identité nationale, en instrumentalisant les politiques de patrimonialisation qui sont lues à travers un prisme illibéral.

Constatez-vous aussi cette instrumentalisation du patrimoine pour la défense de valeurs illibérales en France ?

M. L. – Très clairement, notamment de la part de l’extrême droite qui souhaite figer l’identité de la nation française et l’essentialiser. L’extrême droite joue par exemple sur l’attrait général des citoyens pour la défense du patrimoine culturel national, régional ou local.

L’illustration la plus visible et symbolique est bien évidemment le Puy du Fou, grand succès populaire commercial, troisième plus grand parc français en matière de fréquentation. Il s’agit bien d’un projet politique et mémoriel personnel porté par Philippe de Villiers, mobilisant une réécriture de l’histoire qui valorise les racines chrétiennes de la France, la période monarchique et le passé vendéen, contre la Révolution et la République. Tout un écosystème a été construit autour, qui participe de la valorisation de Philippe de Villiers lui-même, comme homme politique. Pierre-Édouard Stérin est lui aussi une figure clé finançant des projets culturels, des spectacles et des écoles. C’est une manière d’infuser une idéologie sans l’exposer explicitement. Les idées passent de façon beaucoup plus douce et attrayante que si elles étaient présentées dans un programme politique.

Dans une récente tribune du Monde, vous écrivez : « Les partisans du libéralisme politique doivent cesser de penser que leur modèle est hégémonique et descendre dans l’arène idéologique pour espérer convaincre Marlène Laruelle, « L’illibéralisme de J. D. Vance ne se contente pas de critiquer les valeurs libérales et progressives, il avance un projet politique réel », Le Monde, 24 février 2025.. » Quel rôle peuvent jouer les acteurs et actrices culturelles dans cette bataille ?

M. L. – J’ai l’impression que, pour beaucoup de professionnels du secteur, la culture est déjà pensée comme de l’infrapolitique, c’est-à-dire avec une volonté de faire passer des messages sur un projet de société, sur des valeurs – progressistes, humanistes – auxquelles ils croient. Il me semble donc que les acteurs culturels sont impliqués dans la bataille idéologique depuis longtemps ; ce qui, à mon avis, n’est pas le cas des acteurs politiques. Au niveau des élites politiques circule toujours l’idée que les valeurs libérales sont évidentes, et que l’on n’a vraiment besoin ni de les défendre, ni de répondre aux arguments des opposants. Dans le milieu culturel, ces questions font partie du débat, notamment parce qu’il y a une tradition d’art activiste. Mais il existe aussi un risque dans ces politiques émancipatrices, qui est que l’on peut se focaliser sur les minorités en oubliant de parler à la majorité, et que l’on produise un art très élitiste en dédaignant les cultures populaires. La bataille idéologique est donc centrée sur les productions culturelles.

Pour rebondir sur l’enjeu artistique, on observe de plus en plus de phénomènes de censure et d’autocensure. Ajoutons que ces entraves à la liberté de création ou de programmation s’inscrivent dans un contexte de tension économique toujours plus fort sur le secteur culturel.

M. L. – Il me semble qu’un certain consensus sur l’art – qui serait par essence provocateur, révolutionnaire et émancipateur – est de moins en moins d’actualité. Je pense qu’on va voir arriver de manière affirmée et décomplexée des politiques culturelles de droite qui soutiendront un art très classique, conservateur, qui ne met pas en difficulté, autrement dit un art nationaliste.

Et le nerf de la bataille idéologique est aussi l’argent. Dans un État de droit comme la France, on n’aura pas nécessairement le droit d’interdire, mais on pourra couper les fonds. Dans les modèles néolibéraux, c’est de cette manière que l’on cherche à éteindre les discours : censurer en supprimant des financements publics.

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11.09.2025 à 09:33

Les « têtes de quartier », des figures d’intellectualité en quartier populaire

Aurélie Doulmet

Dans ses travaux, Akim Oualhaci explore des domaines auxquels la sociologie porte une attention discrète et notamment les trajectoires de la jeunesse dans les quartiers populaires. Il s’intéresse à la genèse de figures savantes depuis les marges. Au cours de ses enquêtes au sein de plusieurs quartiers de région parisienne, il remarque que de jeunes […]

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Dans ses travaux, Akim Oualhaci explore des domaines auxquels la sociologie porte une attention discrète et notamment les trajectoires de la jeunesse dans les quartiers populaires. Il s’intéresse à la genèse de figures savantes depuis les marges. Au cours de ses enquêtes au sein de plusieurs quartiers de région parisienne, il remarque que de jeunes adultes ont acquis des savoirs (par le biais de la massification scolaire ou en autodidacte) qu’ils redistribuent à leurs pairs. Ainsi, les « têtes de quartier » ou les « figures d’intellectualité en milieu populaire », telles qu’il les définit, passent sous les radars de l’action publique mais transmettent des savoirs à l’échelle locale. Qui sont ces jeunes ? En quoi peuvent-ils être considérés comme des prescripteurs culturels ? Comment font-ils le lien entre culture dite légitime et culture populaire ?

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