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11.02.2025 à 21:41

Pourquoi les barons de la Silicon Valley se convertissent au trumpisme

Politicoboy

La Silicon Valley, traditionnellement tournée vers le camp démocrate, plébiscite désormais le trumpisme. Un retournement aux motifs économiques bien plus qu'idéologiques.
Texte intégral (5314 mots)

Entamée pendant la campagne présidentielle, la conversion de la Silicon Valley au trumpisme semble désormais achevée. Les principaux leaders de la tech figuraient au premier rang des invités à la cérémonie d’investiture de Donald Trump, qui a donné des gages à cette industrie au cours de son discours. Ce ralliement a surpris de nombreux observateurs, tant la Silicon Valley est généralement associée au progressisme et au Parti démocrate. Loin d’être une bifurcation idéologique en forme de réaction aux prétendus excès de la gauche américaine, cette conversion est motivée par des enjeux économiques et des questions de pouvoir bien identifiables. Reste à savoir si les contradictions qui opposent les géants de la tech à la base électorale de Donald Trump finiront par faire imploser cette alliance bancale.

À la fin du film Le Parrain, lorsque Michael Corleone vient d’éliminer ses rivaux, les lieutenants de la mafia américaine le retrouvent dans son bureau pour lui baiser la main et prêter allégeance. Le triomphe électoral de Donald Trump a provoqué une réaction similaire au sein de la Silicon Valley. Dès l’annonce des résultats, les grands patrons de la tech se sont précipités pour féliciter le « Don ». Même Tim Cook, PDG d’Apple, y est allé de sa courbette. Tous ont donné entre 1 et 2 millions de dollars au fonds d’organisation de sa cérémonie d’investiture. Amazon, Microsoft, Google, Meta, Tim Cook, Sam Altman (OpenAI), Elon Musk, Uber, Spotify… il ne manquait personne à l’appel. La plupart de ces entreprises et milliardaires n’avaient rien donné à Joe Biden quatre ans plus tôt. Mais les signes d’allégeance ne se sont pas limités à des versements vers un fonds opaque, non régulé et dont le surplus de trésorerie pourra être utilisé à la discrétion du Président.

Opération séduction

Le ralliement d’Elon Musk et de nombreux gros investisseurs de la Silicon Valley (Marc Andresseen, Peter Thiel, SoftBank, Chamath Palihapitiya, David Sacks, Larry Ellison…) est antérieur à sa victoire électorale. Il prenait la forme de déclarations de soutien, participation à la campagne et dons financiers conséquents. Mais d’autres grands noms de la tech et entreprises majeures avaient soutenu Kamala Harris ou pris soin de rester neutres. Cela a changé dès l’annonce des résultats.

Jeff Bezos a probablement été le premier à ouvrir la danse. Quelques jours avant l’élection, il a censuré la publication du traditionnel éditorial de son journal, le Washington Post, qui devait appeler à voter Kamala Harris. Une fois l’élection passée, Bezos a bloqué la publication d’un dessin de presse caricaturant les patrons de la tech s’agenouillant devant Trump. Puis Amazon Prime, le service de streaming de l’entreprise dont il est resté le principal actionnaire, a offert 40 millions de dollars à Melania Trump pour produire un documentaire sur la première dame. Documentaire dont la réalisation a été confiée à un réalisateur déchu et très proche de Trump. Si cela ne suffisait pas, Amazon vient de mettre fin à ses politiques d’inclusion et antidiscriminatoires (DEI).

Jeff Bezos a probablement été le premier à ouvrir la danse. Quelques jours avant l’élection, il a censuré la publication du traditionnel éditorial de son journal, le Washington Post, qui devait appeler à voter Kamala Harris.

Mark Zuckerberg a suivi les pas de Marc Andresseen en donnant un interview-fleuve à Joe Rogan, soutien de Donald Trump et premier podcasteur du pays. Le patron de Meta (Facebook, Instagram, WhatsApp) en a profité pour critiquer les démocrates et valider les obsessions de la droite trumpiste. Il avait déjà fait un appel du pied à Trump pendant la campagne en le qualifiant de « badass » suite à la tentative d’assassinat dont il avait été victime. Un compliment curieux lorsqu’on sait que Trump avait menacé Zuckerberg de prison pour avoir suspendu son compte Facebook pendant deux ans, suite à sa tentative de subvertir le résultat des élections de 2020.

Pour officialiser son ralliement, Zuckerberg ne s’est pas contenté du don financier mentionné en introduction. Il a calibré la décision portant sur la suppression de la modération du contenu sur ses réseaux sociaux avec les équipes de Trump et mis fin à de nombreuses politiques internes visant à protéger les minorités ou encourager la diversité. Une manière de rejoindre en grande pompe le camp réactionnaire dans sa guerre culturelle contre le « wokisme » et la « cancel culture ». Ce revirement revient probablement à mettre Facebook et Instagram au service de Trump. Il s’est accompagné d’un accord élaboré avec les avocats de Trump pour que Meta verse 25 millions de dollars de dommage et intérêt à ce dernier. Il poursuivait Facebook au civil en espérant obtenir des dédommagements suite à la suspension de son compte. Trump avait peu de chance de gagner son procès, cet accord à l’amiable tombe à pic.

Le PDG de Tik Tok, interdit aux Etats-Unis quelques jours auparavant, s’inscrit dans une démarche révérencieuse similaire, au point d’utiliser son réseau social pour chanter les louanges de Donald Trump, afin d’espérer un retour en grâce. Lui aussi était présent à l’inauguration. Tout cela a débouché sur une photo digne du Parain, où les pontes de la Silicon Valley trustaient le premier rang de la cérémonie d’investiture, devant les soutiens historiques et élus assurant des fonctions protocolaires.

En 2017, pour éviter de s’aliéner leurs employés, perdre leurs clients et nuire à leur image de marque, ces dirigeants avaient pris soin de garder leurs distances avec Donald Trump, au moins publiquement. Ce changement de comportement peut en partie s’expliquer par les récentes difficultés du secteur et plans de licenciement, qui ont inversé le rapport de force employé-employeur, dans un contexte où les consommateurs sont devenus captifs de ces grands monopoles et peu susceptibles de renoncer à leurs services.

Un ralliement plus opportuniste qu’idéologique

À en croire des personnalités comme Elon Musk, Mark Zuckerberg ou Marc Andresseen, la principale cause du ralliement de la Silicon Valley à Donald Trump serait à chercher du côté des démocrates. La gauche américaine et les libéraux sont accusés d’avoir cédé aux sirènes du « wokisme » tout en s’attaquant à la liberté d’expression. Les soi-disant persécutions judiciaires du DOJ (Departement of Justice, l’équivalent du ministère de la Justice) et du FBI contre Donald Trump sont parfois également citées. Tout comme la tentative d’assassinat à son encontre, qui serait le produit de la complaisance du FBI et de l’extrémisme de la gauche américaine, accusés d’avoir injustement repeint l’ancien Président en dangereux putschiste autocrate. C’est après l’inculpation de Donald Trump que l’influent David Sacks (ex-PayPal) avait appelé à voter pour lui. Et après la tentative d’assassinat que son vieil ami Elon Musk avait officialisé son soutien.

L’idée d’un ralliement idéologique contraint par la radicalisation du camp démocrate est défendue en France par des « experts » comme Fabrice Epelboin (dans Le Point, sur C Ce Soir…) et reprise par de nombreux commentateurs. Elle ignore superbement les faits.

La Silicon Valley n’en est pas à son premier revirement réactionnaire. À ses origines, l’Université de Stanford, située au cœur de la vallée, jouait un rôle central dans la diffusion des thèses eugénistes qui eurent une emprise durable sur la tech. En particulier dans l’entre-deux guerre. William Shockley, l’un des inventeurs du transistor, était un eugéniste et raciste bien connu. Si la contre-culture hippie des années 1960 a donné une coloration progressiste aux géants de la tech, les années 1990 ont été marquées par un retour de la pensée réactionnaire. Des politiciens comme Newt Gingrich, un temps numéro un du Parti républicain et élu de Californie, avaient pris appui sur des figures aussi influentes que Georges Gilder pour poser les jalons d’un internet néolibéral et conservateur. La Hoover Institution et de nombreux think tanks conservateurs ont par ailleurs exercé une influence importante sur cette période cruciale, avant que des individus comme Peter Thiel reprennent le flambeau.

Avant son rachat contraint de Twitter, Musk méprisait déjà la liberté d’expression, par ses attaques répétées contre les journalistes, critiques et lanceurs d’alertes. Suite à cette acquisition, il ne s’est pas contenté de diffuser les Twitter files qui ont montré que démocrates comme républicains contactaient régulièrement la plateforme pour demander la suppression de certains contenus. Il a surtout entrepris d’imposer sa propre censure avant d’interférer publiquement en faveur de Donald Trump au cours de la campagne 2024.

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Elon Musk a multiplié les déclarations publiques polémiques bien avant son rachat de Twitter. Rappelons qu’il avait traité un secouriste de pédophile, minimisé l’épidémie de Covid, soutenu publiquement le coup d’État de l’extrême droite bolivienne en 2020 pour empêcher la nationalisation du lithium et qu’il profère des vues eugénistes depuis longtemps. Son usine Tesla californienne était surnommée « la plantation » à cause du racisme systémique qu’il y tolérait. En 2017, malgré le tollé provoqué par le « muslim ban » de Trump, Musk avait refusé de critiquer le président et défendu sa participation à son Conseil économique. L’idée que Musk serait un progressiste libéral soudainement converti à l’extrême droite est plutôt contestable. En 2014, il proclamait « Fuck la Terre. Sérieusement, on s’en fout de la Terre ». Et son obsession pour le « virus wokiste » qui « va détruire la civilisation » débute fin 2021, douze mois avant son rachat de Twitter.

De même, Zuckerberg partage depuis longtemps des opinions conservatrices. Il était déjà proche de l’administration Trump pendant son premier mandat. Son entreprise Meta est connue pour sa pratique d’une forme de censure et la promotion arbitraire de contenus favorables à l’extrême droite américaine et au gouvernement israélien.

Certains pontes de la Silicon Valley, comme Peter Thiel et Larry Ellison, ont toujours soutenu Trump. D’autres ont pris le train en marche au moment qui leur semblait le plus opportun. Chez Elon Musk, la rupture avec les démocrates est concomitante avec les premières tentatives de syndicalisation dans ses usines Tesla, en 2017. L’administration Biden a soutenu ces efforts, promu le syndicalisme (en particulier dans l’industrie automobile) et poursuivi ou entamé de nombreuses enquêtes ciblant les abus et multiples violations de la loi dont est accusé Tesla (droit du travail, normes environnementales, discriminations, sécurité routière…). La Californie est en passe d’interdire les ventes de Tesla sur son territoire du fait des abus constaté avec la fonction Autopilot, faussement présenté comme un système de conduite autonome.

Autrement dit, Musk a tombé le masque progressiste lorsque ses intérêts économiques l’exigeaient. Certains autres géants de la Silicon Valley basculent plus tardivement (Sam Altman) et prudemment (Tim Cook). Mais, quel que soit le degré de proximité idéologique de ces patrons, ce n’est pas par ce prisme qu’on peut comprendre une telle cascade de ralliements.

Ce que les barons de la Silicon Valley espèrent obtenir de Donald Trump

Interrogé par l’ancienne vedette de Fox News, Tucker Carlson, Musk avait déclaré « si Trump perd, je suis foutu ». Il faisait référence aux nombreuses enquêtes fédérales ciblant ses entreprises, dans le contexte d’une baisse des ventes et d’un effondrement des marges de Tesla, de plus en plus concurrencé par les constructeurs chinois comme BYD. Désormais à la tête du Ministère de l’efficacité publique (Department of Government Efficiency, nommé ainsi pour coller à l’acronyme DOGE, du nom de sa cryptomonnaie favorite, initialement conçue comme une parodie du Bitcoin), Musk va pouvoir purement et simplement supprimer les instances gouvernementales enquêtant sur ou chargées de réguler ses activités.

Pour les milliardaires de la tech, le ralliement à Donald Trump présente de nombreuses opportunités : baisses d’impôts anticipées (sur les multinationales et les individus), dérégulations ciblées et contrats publics gargantuesques. Musk et Bezos dépendent de la NASA et du Pentagone pour rentabiliser leurs entreprises spatiales (Blue Origin et SpaceX), dans lesquelles ils ont investi des sommes considérables. Mark Zuckerberg espère que Donald Trump va tuer son principal concurrent (Tik Tok) et protéger Facebook des amendes encourues à l’étranger. Sam Altman et Larry Ellison ont obtenu un coup de pouce inespéré de Trump pour leur projet « Stargate » à 500 milliards.

Amazon est menacé par le regain de syndicalisme que l’administration Biden soutenait et que Trump a déjà promis d’écraser. Google est ciblé par des procès antitrust conduits par la FTC de Biden. Peter Thiel compte sur la politique anti-immigration et militariste pour continuer d’obtenir des contrats juteux pour ses sociétés de surveillance, Palantir et Anduril. Google, Amazon, Oracle et Microsoft comptent parmi les principaux bénéficiaires de contrats de défense chiffrés en dizaine de milliards de dollars. Au minimum, ils ont intérêt à ne pas trop froisser la nouvelle administration pour éviter que le flot d’argent public ne se tarisse.

Pour les milliardaires de la tech, le ralliement à Donald Trump présente de nombreuses opportunités : baisses d’impôts, dérégulation et contrats publics gargantuesques.

Mais les géants de la tech comptent aussi sur Trump pour poursuivre l’impérialisme économique dont ils bénéficient depuis des années, que ce soit en faisant pression sur les autres pays pour empêcher le prélèvement d’impôts sur le chiffre d’affaires, défaire les régulations, obtenir des clauses particulières dans les accords commerciaux ou atténuer le montant des amendes et sanctions auxquelles ils s’exposent. Lors de sa rencontre avec Trump, Tim Cook a évoqué les difficultés d’Apple avec la justice européenne, par exemple.

Par le passé, l’État américain a aidé ses champions de la tech à s’imposer sur la scène internationale tout en empêchant autant que possible l’émergence de concurrents. Le constructeur chinois de smartphones Huawei a été largement banni des États-Unis et l’Union européenne a été contrainte de renoncer à ses services pour mettre en place son réseau 5G. Les diplomates américains sont également souvent intervenus auprès des gouvernements européens en faveur de nombreuses entreprises technologiques, comme l’ont révélé les Uber files.

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Le tour d’horizon ne serait pas complet sans mentionner l’industrie des cryptomonnaies, qui a dépensé des sommes colossales et inédites pour faire élire Trump, dans l’espoir d’obtenir des dérégulations et législations favorables. Or, de nombreux gros investisseurs de la Silicon Valley cités plus haut détiennent des intérêts importants dans ce secteur. De manière générale, se rapprocher de Trump permet d’éviter ses foudres potentielles tout en se positionnant pour profiter de sa politique. Apple et Amazon l’ont bien compris, et augmentent de nouveau leurs achats d’espaces publicitaires sur le réseau social de Musk, l’autre homme fort de Washington.

Au-delà des intérêts particuliers, une nouvelle vision pour la Silicon Valley

En pleine campagne électorale, le plus gros fonds d’investissement en capital risque, Andresseen Horowitz, a détaillé une vision alternative à celle proposée de manière souvent incohérente par les démocrates. Intitulé « The little tech agenda », ce manifeste pro-startup dénonce une régulation et une taxation excessives. En résumé, il s’agit de libérer les énergies créatrices des startups en dérégulant le secteur et en mettant en place des baisses d’impôts et exonérations fiscales. Loin de défendre uniquement les « petits », il s’agit surtout de supprimer toute entrave au développement accéléré des dernières lubies de la Silicon Valley : l’Intelligence artificielle, les cryptomonnaies, la blockchain et le commerce des données.

Il s’agit de supprimer toute entrave au développement accéléré des dernières lubies de la Silicon Valley : l’Intelligence artificielle, les cryptomonnaies, la blockchain et le commerce des données.

Parmi les cibles principales, on retrouve deux des agences gouvernementales les plus populaires de l’administration Biden : la FTC (Federal Trade Commission) et le CFPB (Consumer Financial Protection Bureau). Sous la direction de Lina Khan, le premier a tenté de briser les monopoles des Big Tech via les lois antitrust, au nom de la compétitivité et de la protection des consommateurs. Le second, mis en place par Elizabeth Warren lors du premier mandat de Barack Obama à la suite de la crise des subprimes, lutte contre les fraudes financières et vise à protéger les consommateurs des abus des organismes de crédits prédateurs. Sous Biden, cet organisme a restitué plus de 6 milliards de dollars aux consommateurs américains victimes des abus, et infligé près de 4 milliards de dollars d’amendes. Ce n’est pas tout à fait par hasard que des patrons comme Zuckerberg, Musk et Marc Andresseen se sont succédés au micro de Joe Rogan pour dire tout le mal qu’ils pensaient du CFPB et de Lina Khan. Depuis, Trump a limogé les directeurs de ces deux agences.

Les questions de sécurité, de défense et de surveillance constituent un autre front commun assumé de plus en plus publiquement. En septembre dernier, Larry Ellison (Oracle) détaillait sa vision d’une société sous surveillance généralisée. Une idée qu’il défend depuis trois décennies, remise au gout du jour en vantant les nouvelles capacités permises par l’IA. Microsoft, Google et OpenAI ont été critiqués pour leur implication dans le génocide à Gaza. La société Anduril de Thiel vient de signer des partenariats avec OpenAI pour obtenir des contrats militaires. Sam Altman franchit ainsi une ancienne ligne rouge d’OpenAI, initialement conçue comme une entreprise à but non lucratif, fonctionnant sur le principe open source du logiciel libre en se tenant à l’écart du secteur militaire.

Toutes ces initiatives s’inscrivent dans un projet global et publiquement assumé. Marc Andresseen admet, comme les patrons des géants de l’IA, avoir pour but de remplacer un maximum d’emplois par de l’IA pour provoquer un affaissement généralisé des salaires. À cette vision dystopique s’ajoute la promotion de la surveillance de masse, de la monétisation à outrance de nos données personnelles et de la privatisation de l’espace. Un développement qui, à en croire tant l’ancien patron de Google que Bill Gates, doit s’accélérer malgré la crise climatique, qui ne sera résolue que par la technologie et le développement d’une IA supra-humaine…

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Premières victoires, premières difficultés

Avec l’élection de Donald Trump, les patrons et financiers de la Silicon Valley ont obtenu ce qu’ils voulaient. L’appréciation des valeurs boursières sur lesquelles reposent leurs fortunes leur a assuré un retour sur investissement immédiat, tout comme la flambée du Bitcoin auquel nombre d’entre eux sont exposés. Au même moment, Trump offrait aux principaux barons de la tech un accès sans précédent aux cercles de pouvoir de Washington.

Marc Andresseen place de nombreux alliés à des postes clés. Peter Thiel dispose de son protégé au cœur du pouvoir, en la personne du vice-président JD Vance, dont il finance la carrière depuis des années. Mais c’est Elon Musk qui est parvenu à tirer des bénéfices sans précédent de son rapprochement avec Donald Trump. Non content d’être le seul individu extérieur à avoir été inclus sur la photo de famille post-électorale, il a obtenu un quasi-ministère sans avoir à se soumettre au processus de nomination sanctionné par le Congrès, avec les auditions sous serment qui l’accompagne. En effet, Trump a renommé par décret l’agence responsable du numérique créé par Obama, le « DOGE ». Ses prérogatives sont larges et définies de manière floue, mais permettent à Elon Musk d’obtenir un accès privilégié aux informations détenues par les administrations fédérales. Il a déjà commencé à utiliser cette agence pour réaliser une sorte de mini-putch inspiré de sa prise de contrôle désastreuse de Twitter et placer des alliés au cœur de l’administration, en plus de jeunes gens non diplômés et inexpérimentés. Sans provoquer de protestation au sein du Parti républicain.

La famille Trump et Elon Musk, photo Kai Trump via Twitter.

Fin décembre 2024, alors que Trump n’était pas encore investi président, le Congrès devait voter une loi de financement de l’État fédéral pour éviter un gel du fonctionnement de l’État. Le texte budgétaire résultait de plusieurs mois de négociations entre démocrates et républicain. Sous prétexte de vouloir « réduire le gaspillage de l’argent public », Musk a mené une intense campagne de lobbying pour faire échouer le vote, utilisant sa plateforme X pour demander à ses abonnés de téléphoner à leurs élus tout en menaçant ces derniers de trouver des adversaires bien financés face à eux lors des primaires aux élections de mi-mandats. Trump, qui espérait obtenir par ce chantage la levée du plafonnement de la dette et ainsi affaiblir la capacité de blocage des démocrates pour la suite de son mandat, s’est rangé derrière Musk.

Suite à la capitulation des élus républicains, le texte a été bloqué au Congrès. Pour éviter un « shutdown » du gouvernement la veille des fêtes de fin d’année, démocrates et républicains se sont rapidement mis d’accord pour voter un prolongement du budget incluant les priorités négociées auparavant. Mais de nombreux compromis qui avaient été inclus dans le texte initial ont été abandonnés. Dont l’amendement protectionniste vis-à-vis de la Chine qui menaçait directement les intérêts de Tesla, et donc d’Elon Musk. Ce dernier a obtenu ce qu’il voulait, contrairement à Donald Trump.

Le second point de tension a concerné le débat sur le sort des visas H1B, ces permis de travail soumis à un quota et réservés aux travailleurs diplômés sponsorisés par une entreprise désirant les embaucher. La Silicon Valley utilise ces visas pour importer de la matière grise à moindres frais, exerçant au passage une pression à la baisse sur les salaires des ingénieurs américains. Parce que l’essentiel des bénéficiaires de ce programme est issu de l’Inde et de l’Asie, les idéologues d’extrême droite proches de Trump veulent supprimer le programme. Inversement, Musk a pris position en faveur de ce dispositif, dont il a bénéficié lui-même par le passé. Sur X (ex-Twitter), il a argumenté que le secteur de la tech américain en dépend pour son succès, avant d’ajouter qu’il se battrait de toutes ses forces pour ce programme.

Le second point de tension concerne les visas H1B. La Silicon Valley utilise ces visas pour importer de la matière grise à moindres frais ; les idéologues d’extrême droite proches de Trump veulent supprimer le programme.

Cette sortie lui a attiré les foudres de la base militante pro-Trump et d’idéologues comme Stephen Miller (le monsieur immigration de Trump) et Steve Bannon. Musk s’est pris un retour de bâton inhabituel par l’intensité et la violence, bien que Trump soit intervenu dans le débat en faveur du programme H1B. Depuis, Musk a tenté de se réconcilier avec la base MAGA en soutenant des figures d’extrême droite au Royaume-Uni et en Allemagne, tout en commençant à censurer méthodiquement de nombreux comptes X qui l’avaient pris à parti.

La dernière friction interne est intervenue dès l’annonce en grande pompe d’un plan d’investissement de 500 milliards dans l’Intelligence artificielle, lors d’une conférence de presse organisée le lendemain de la passation de pouvoir. Flanqué des PDG d’OpenAI (le grand rival de Musk), Oracle et SoftBank, Trump a vanté le projet « Stargate ». Musk s’en est aussi pris au consortium via X. Si les conseillers de Trump étaient furieux de l’attitude du patron de Tesla, accusé de « saboter Trump », ce dernier a balayé ce conflit interne d’un haussement d’épaules en concédant simplement que « Musk déteste un des dirigeants qui fait partie du deal ».

Ces quelques exemples montrent à quel point l’alliance entre Trump et la Silicon Valley revêt un caractère inédit, tout en soulignant la fragilité de l’attelage. La coalition Trump est constituée de factions aux intérêts souvent contradictoires, lorsqu’ils ne sont pas des concurrents majeurs.

Tous conservent néanmoins un but commun : dépecer l’État social et démanteler les agences de régulation fédérales, tout en accaparant l’argent public via des contrats juteux et mobiliser la doctrine « America First » de Trump à leurs avantages. À ce titre, la récente directive produite par la direction du renseignement pour demander aux différentes agences (CIA, NSA, FBI…) de coopérer plus étroitement et en prenant davantage de risques avec les entreprises de la Silicon Valley confirme que l’on entre dans une nouvelle ère. Celle de la fusion entre l’extrême droite trumpiste et la Silicon Valley.

09.02.2025 à 20:36

Énergie, eau, transport : faire bifurquer les infrastructures du capital

Jean-Baptiste Grenier

Alors que les luttes contre les « grands projets et travaux inutiles » se multiplient, la question de la transformation des infrastructures autour d'un système post-capitaliste se pose. Les réseaux d'énergie, de transport et d'eau constituent trois exemples marquants des bifurcations à entamer urgemment.
Texte intégral (6109 mots)

ZAD de Notre-Dame des Landes, convois de l’eau contre les méga-bassines de Sainte-Soline, bataille contre l’A69, lutte pour la préservation des terres du plateau de Saclay ou du triangle de Gonesse ; la liste est longue et pourrait encore s’allonger. Depuis plusieurs décennies, les combats contre les « grands projets et travaux inutiles » se multiplient et occupent le paysage médiatique. Loin de constituer des luttes anecdotiques, ces contestations remettent en question le rôle déterminant joué par certaines infrastructures-clés dans la reproduction du système économique capitaliste.

Câbles, tuyaux, routes : voici les armes que le capitalisme utilise pour étendre ses sources de profit et repousser constamment les limites de la sphère de la marchandisation. Chacun à leur manière, les réseaux énergétiques, de transport ou encore de distribution d’eau, pour ne donner que quelques exemples, ont contribué aux phases de développement du capitalisme et l’ont ancré dans la réalité matérielle des existences. Pour l’accès à l’énergie, à l’eau, pour se déplacer, pour communiquer, nous sommes devenus dépendants de réseaux collectifs plus ou moins explicitement soumis à des logiques capitalistes de profit privé. Elles sont devenues la clef de voute de l’organisation capitaliste de nos sociétés. Notre média, Le vent se lève, s’emploie depuis plusieurs années à décrire ces dynamiques, que ce soit pour décrypter les logiques de prédation des GAFAM, analyser le rôle des infrastructures énergétiques dans le développement historique du capitalisme ou dénoncer les logiques de profit privés à l’œuvre dans la gestion de l’eau.

Pourtant, la nouvelle donne climatique va enclencher de manière inéluctable des logiques de transformation de ces infrastructures, que ce soit pour les fermer, en ouvrir de nouvelles ou les adapter au changement climatique. Faire face au dérèglement climatique implique de détourner en profondeur ces réseaux de leurs logiques initiale de construction et d’organisation. Ainsi, l’ampleur de certains réseaux devra fortement diminuer (axes routiers, système de distribution d’énergie fossile, pistes aéroportuaires, équipements portuaires…), d’autres devront être réorientés vers une gestion plus démocratique afin d’assurer un meilleur partage des ressources, tandis que d’importantes logiques de régulation pourraient être mises en place sur certaines infrastructures.

Trois réseaux au cœur de la production capitaliste de l’espace

Ces infrastructures contribuent toutes à ce que David Harvey nomme dans ses écrits la production capitaliste de l’espace, notamment dans The Limits to capital (1982) et The Condition of postmodernity (1989). Harvey soutient que l’espace n’est pas un simple cadre géographique où se déroule l’activité humaine, mais qu’il est activement produit par les relations sociales et économiques, en particulier dans un système capitaliste. Pour le capitalisme, l’espace est un moyen d’organiser et de contrôler les processus sociaux, économiques et politiques.

Le capital a besoin de créer et de réorganiser constamment des espaces pour absorber l’excès de capital et surmonter les crises. Les grandes infrastructures urbaines, les zones industrielles ou les banlieues résidentielles sont des exemples de cette production spatiale visant à augmenter les capacités productives d’un territoire ou à loger la masse des salariés nécessaire à la production. Le sociologue montre aussi que le capitalisme génère une différenciation géographique : les espaces ne sont pas homogènes, mais organisés de manière à favoriser les intérêts du capital. Les centres urbains, par exemple, concentrent souvent le pouvoir économique et politique, tandis que les périphéries sont exploitées ou marginalisées.

Un concept clé chez Harvey est celui de « spatial fix », qui désigne la manière dont le capitalisme utilise l’espace pour résoudre temporairement ses contradictions. Lorsque le capital est confronté à des crises, il cherche à les “déplacer” en investissant dans de nouveaux espaces (par exemple, en construisant des infrastructures, en colonisant de nouveaux territoires ou en réorganisant les villes).

Ainsi, dans le capitalisme, l’espace est continuellement transformé et organisé pour répondre aux besoins du capital, ce qui engendre des inégalités spatiales et des contradictions sociales. Sa théorie éclaire non seulement la manière dont le capitalisme façonne l’environnement bâti, mais aussi comment les luttes pour l’espace peuvent devenir un terrain de contestation politique. Pour illustrer le propos, analysons trois infrastructures-clés pour le capitalisme : les infrastructures routières, les réseaux de production et de transport d’énergie et les infrastructures de distribution d’eau.

Des infrastructures routières au services du capital

Les infrastructures de transport, comme les routes, les aéroports et les ports jouent un rôle-clé au service de l’accumulation du capital. La construction et la maintenance de ces grandes infrastructures, bien souvent sur deniers publics, permettent en premier lieu de maintenir le fonctionnement des structures macroéconomiques du capitalisme — à commencer par le libre-échange. Saluons à ce titre l’essai passionnant de Nelo Magalhaes Accumuler du béton, tracer des routes (La Fabrique, 304 pages, 18 euros), qui retrace l’histoire politique et matérielle des grandes infrastructures de transport routier bâties en France depuis 1945.

Les autoroutes et routes nationales ont un rôle matériel déterminant dans la production de l’espace national et européen, au service du patronat français et du dogme libre-échangiste.

Dans cet essai, l’auteur décrypte le rôle clé joué par les autoroutes et routes nationales au service du patronat français et du dogme libre-échangiste, et met en évidence leur rôle matériel déterminant dans la production de l’espace national et européen. Jusqu’au début des années 60, la France était maillée d’un large réseau de routes nationales de près de 80 000 km. Mais la construction européenne et le branchement de la France sur les réseaux mondiaux d’échange vont engendrer une explosion du transport routier par camions. Or, ces camions, de par leur poids, dégradent les routes et les usent prématurément. S’ensuit alors une grande campagne de lobbying du patronat routier pour que la puissance publique investisse massivement dans le renouvellement des routes et la construction des routes.

Dès lors, un effort titanesque va être produit pour d’une part transformer profondément les nationales en les élargissant et les épaississant, et d’autre part en créant ex nihilo un réseau d’un nouveau genre, celui des autoroute s qui constitue à l’heure actuel un réseau de 12 300 km. Les autoroutes sont tout d’abord le produit d’une idéologie: inventées pour la première fois par les régimes fascistes (Italie et Allemagne), elles répondent à une certaine vision du monde, en assurant la promotion du tout-voiture, en créant des coupures artificielles dans les territoires pour favoriser le transport longue-distance (et les vacances dans le Sud !). Mais elles sont aussi un produit matériel, aux conséquences environnementales majeures. Pour 1 m d’autoroute, il faut extraire 30 tonnes de sables et de graviers, terrasser 100 mètres cubes de terres. Entre 1945 et 1983, 800 000 km de haies sont détruits pour faire passer les routes. Les grandes infrastructures sont responsables des principaux flux de matières du capitalisme français. Ainsi en 2019, 36,8 millions de tonnes avaient été utilisées pour l’asphalte et le bitume. De fait, ce développement massif des routes a contribué à structurer l’espace, à le « produire » en créant de vastes carrières ou en modifiant le cours de certaines rivières suite aux prélèvements massifs de sable.

Toutes ces routes ont été largement surdimensionnées pour être adaptées au camion, qui est l’outil central du capitalisme des plateformes logistiques. Ainsi, si les camions représentent 2% du parc de véhicules, ils sont responsables de 25% des émissions de gaz à effet de serre du secteur des transports et bien plus en prenant en compte le coût écologique du surdimensionnement et de la maintenance. La production d’asphalte nécessite par ailleurs des quantités importantes d’énergie, produites avec des énergies fossiles. Chaque année, les collectivités locales dépensent 15 Mds€ pour entretenir des routes qui servent avant tout à engendrer des profits pour un nombre réduit de transporteurs et de capitalistes capables ainsi de réaliser des profits sur tout ce qui transite par la route : grande distribution, Amazon, etc.

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Et au cœur de ce système gravitent des entreprises qui réalisent des profits grâce à l’infrastructure elle-même. C’est le cas de géants du BTP comme Vinci et Bouygues qui réalisent des plus-values mirifiques sur chaque maillon de la chaîne : terrassements, fondations, couches de roulement, péages, parkings. A ce titre, l’exploitation des autoroutes est une activité fort lucrative avec des taux de rentabilité forts intéressants de près de 8% sur les dernières années.

Les réseaux énergétiques, artères du capitalisme

Notre média, à plusieurs reprises, a analysé les liens qui existent entre histoire énergétique et développement du capitalisme. Mines, pipelines, centrales à charbon, raffineries, ports méthaniers, stations-services sont toutes des réalisations créées au cœur de l’histoire de capitalisme et y jouent toujours un rôle central. Elles ont rendu son développement possible sous de multiples facettes comme le libre-échange, la marchandisation, l’exploitation accrue des ressources naturelles, la mondialisation de la concurrence. Les réseaux énergétiques contribuent aux dynamiques du capitalisme dans les trois sphères où celui-ci agit : la production, l’échange et la consommation.

Premièrement, dans la sphère de l’échange, les réseaux énergétiques jouent un rôle indispensable au décuplement des capacités productives, permettant de produire toujours plus. Le rôle des réseaux énergétiques et de l’emploi massif des énergies fossiles a notamment été documenté par le sociologue Andreas Malm. Ce dernier explique que sans la nature, les énergies et les ressources nécessaires à la mise en valeur du capital, le processus d’accumulation fondamental du capitalisme ne serait pas possible. Le contrôle de énergies fossiles offre un adjuvant parfait au processus de mise en valeur du capital par le travail humain. Le charbon et l’huile, plus tard le pétrole et le gaz, sont les auxiliaires de la production capitaliste. Ils sont, dit Malm, le « levier général de production de survaleur ». Dans son développement historique, le capitalisme a déployé de vastes réseaux énergétiques (ports, pipelines, réseaux électriques) pour pouvoir augmenter la production et renforcer l’exploitation du travail humain.

Le contrôle de énergies fossiles offre un adjuvant parfait au processus de mise en valeur du capital par le travail humain. Le charbon et l’huile, plus tard le pétrole et le gaz, sont les auxiliaires de la production capitaliste.

Très concrètement, les infrastructures énergétiques permettent aux industries et aux usines de s’affranchir des contraintes énergétiques locales. Malm analyse par exemple en quoi l’utilisation de l’énergie hydraulique (roues à aubes, moulins) était l’objet de nombreuses contraintes pour le capitaliste : niveau fluctuant de l’eau, main d’œuvre rurale disposant d’un important pouvoir de négociation et susceptible de retourner travailler aux champs à tout instant. De même, les contraintes sur l’exploitation des forêts étaient fortes, avec un conflit sur l’usage et la répartition de la ressource. Grâce aux réseaux énergétiques, les capitalistes s’abstraient en conséquence des facteurs diminuant leur ratio d’exploitation.

Deuxièmement, l’énergie abondante et le déploiement de vastes réseaux de transport d’énergie a permis d’accompagner la dynamique de mondialisation, de renforcement du libre-échange et de concurrence généralisée. Le pétrole, le fioul maritime, le kérosène permettent à tout instant la connexion entre de nouveaux marchés. La possibilité de pouvoir aller partout, et d’avoir accès à des sources énergétiques quasi-infinies pour se déplacer permet de repousser les limites de l’exploitation des ressources naturelles et de marchandisation. Par exemple, la marine royale anglaise avait développé un vaste réseau d’approvisionnement en charbon pour soutenir son empire colonial, ouvrant des mines à travers le monde, comme par exemple en Inde. A l’heure actuelle, même dans les coins les plus reculés, l’essence reste un des rares biens disponibles partout car ce carburant est indispensable à la société mondialisée d’aujourd’hui. Les réseaux énergétiques contribuent à accélérer constamment la circulation de valeur et permettent au capital, pour revenir à Marx, de dévorer l’espace et le temps.

Enfin, la possibilité d’avoir accès en continu au réseau électrique, à la pompe à essence, à des bouteilles de gaz, augmente symétriquement les possibilités de consommation. Or, le capitalisme fait régulièrement face à des crises de débouchés pour ses surproductions abondantes. Toute cette énergie disponible permet alors d’augmenter le champ des consommations et de créer de nouveaux usages. Il suffit d’observer en ce sens la multiplication des appareils numériques et électro-ménagers, rendue possible grâce au renforcement des réseaux, là où au début de l’électrification, il n’était pas possible de brancher le frigo et la télévision simultanément. De même, l’abondance énergétique permet aux classes supérieures (les « classes de loisirs » du sociologue américain Thorstein Veblen) de se démarquer par des consommations ostentatoires : jets privés, yachts, SUV, maisons surdimensionnées.

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De sorte, les logiques du capital reposent sur l’existence de réseaux énergétiques nombreux. Dans la gestion même de ces réseaux opèrent des acteurs capitalistes qui tirent un bénéfice de leur exploitation : entreprises pétrolières et gazières, transporteurs maritimes, états pétroliers, raffineurs. Leur positionnement stratégique de contrôle de ces infrastructures contribue à renforcer le pouvoir de classe des actionnaires de ces entreprises.

La dernière version de la Programmation pluriannuelle de l’énergie (PPE) illustre encore une fois parfaitement cette logique. La cible de consommation électrique a été augmentée de près de 20% par rapport aux scénarios prévisionnels les plus ambitieux en matière de réindustrialisation de RTE (Réseau de transport d’énergie), et ce afin de combler les volontés des lobbys industriels sous prétexte de relocalisation d’activités. Encore une fois s’applique la logique de la surproduction énergétique, en tablant sur toujours plus de productions et de produits à vendre sans interroger initialement les besoins réels.

L’eau, toujours plus convoitée et gaspillée

Dans une perspective similaire à celle des réseaux énergétiques, les infrastructures liées à l’eau jouent un rôle déterminant dans le développement de l’activité capitaliste. Tout d’abord, le développement des villes, moteurs du capitalisme, a été possible grâce à la maitrise et la régulation de l’eau par des barrages, des aqueducs, des digues, des canaux, des réseaux d’assainissement. La ressource, même de manière antérieure au capitalisme, a été mise au service d’intérêts industriels et manufacturiers : tanneries, roues à aubes, moulins, proto-industries.

Toutefois, les logiques liées au capitalisme ont mené de nos jours à une organisation bien spécifique des réseaux d’infrastructures pour l’eau. Une grande partie de la ressource en eau et des réseaux attenants sont au profit d’activités industrielles. Ainsi, 70 % de l’eau en France est prélevée pour la production énergétique (50 %), pour l’activité industrielle (9 %) et pour l’agriculture (8 %). Pour ce qui concerne la production énergétique, l’eau s’inscrit dans un système énergétique majoritairement au service des lois du capital (voir plus haut). En matière d’activités industrielles, la consommation d’eau est particulièrement concentrée dans certains secteurs comme la métallurgie, la pétrochimie, l’industrie agro-alimentaire ou encore l’industrie papetière. Sur de nombreux territoires, l’infrastructure de l’eau est mise au service de profits privés : sites d’activités industriels, zones de développement touristique. De nombreux sites industriels consomment des quantités d’eau phénoménales, dépassant souvent le million de m3 d’eau annuel (soit la consommation annuelle de 20 000 personnes).

Les logiques d’accaparement de la ressource en eau se multiplient à travers le monde. 

En situation de tension sur la ressource en eau, des conflits de répartition émergent pour décider de la répartition de l’eau : faut-il à tout prix permettre la continuation des activités économiques dépendantes de l’eau ? Faut-il encourager la sobriété individuelle ? Une illustration particulièrement frappante est celle des tensions autour de l’usage de l’eau pour l’irrigation, avec notamment le conflit autour des méga-bassines de Sainte-Soline. L’agriculture majoritaire, capitaliste au sens propre du terme (peu d’emplois, beaucoup d’investissements en capital et en machines-outils), repose sur un modèle intensif qui vise à maximiser les rendements en augmentant fortement la quantité d’intrants : azote, phosphore et … eau. Certaines cultures à haut-rendements comme le maïs nécessitent des niveaux d’irrigation élevés. En situation de changement climatique, des gros agriculteurs se regroupent alors pour créer leur propre réseau d’infrastructures leur permettant de perpétuer leurs modèles agricoles. Ainsi se développement les méga-bassines, les retenues collinaires, de nouveaux tuyaux pour transporter l’eau.

Par son existence, l’infrastructure en eau (mais aussi énergétique) permet à l’agriculture intensive d’échapper momentanément aux contraintes écologiques locales, en développant des cultures qui ne pourraient pas exister sans un apport d’eau et de nutriments extérieurs, ou sans l’énergie utilisée pour faire chauffer une serre artificielle. Comme pour l’énergie et pour les transports, l’infrastructure en eau devient elle-même une source de profit privé et d’enrichissement du petit nombre. Elle vient asseoir la position dominante des entreprises les plus capitalistes en leur conférant un accès exclusif à la ressource en eau. Des logiques de privatisation et de marchandisation se mettent à l’œuvre à travers le monde qui conduisent à confier des entreprises privées la gestion de l’eau, son acheminement et sa vente. Ainsi, des services publics de distribution d’eau sont parfois privatisés pour générer des profits.

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Toutefois, en France un mouvement de recul de la privatisation voit le jour, sous l’impulsion des grandes villes. A l’heure actuelle, la moitié de l’eau est gérée par le privé et l’autre en régie. Mais les logiques d’accaparement de la ressource se multiplient à travers le monde. Dans certaines régions, des multinationales ou des États capitalistes peuvent exproprier les communautés locales pour contrôler les sources d’eau, souvent au détriment des populations indigènes ou rurales, par exemple pour développer des activités très consommatrices d’eau (mines, cultures de l’avocat, barrages hydroélectriques, centres de loisirs aquatiques…).

Des infrastructures aux caractéristiques communes

Il est possible d’identifier plusieurs caractéristiques communes à ces infrastructures ainsi que du rôle qu’elles jouent en régime capitaliste. A partir de là peuvent être identifiés aussi des conditions de possibilité de faire bifurquer ces infrastructures dans le cadre d’une trajectoire de sortie du capitalisme, et d’identifier d’ores et déjà des mécanismes actuels qui permettent cette logique.

Les infrastructures se développent dans une logique dialectique avec le capitalisme : elles reposent sur une socialisation des coûts et une privatisation des profits, permettent au capital de s’affranchir des contraintes écologiques et sont profondément imbriquées et interdépendantes.

Toutes ces infrastructures se caractérisent en premier lieu par une loi de co-développement entre les infrastructures et le capital, en raison du rôle historique qu’elles ont joué au cours du développement historique du capitalisme et de la relation dialectique qu’elles entretiennent avec lui. D’une part, leur organisation et leur structuration sont le fruit des logiques du capital. Leur dimensionnement, leur fonctionnement ou encore leur mode de gestion ont été dans des proportions importantes déterminés par leur capacité à servir les intérêts du capital. Ainsi, elles permettent d’augmenter considérablement la production, de faciliter le libre-échange, d’accélérer la circulation des marchandises et la création de valeur. D’autre part, leurs caractéristiques propres ont imposé des contraintes au développement du capitalisme, l’obligeant à des arrangements permanents pour maintenir ses profits et sa rentabilité.

En effet, le capital est avant tout le fruit d’un rapport social, qui émerge lui-même des conditions matérielles de production, et notamment des outils techniques disponibles. De là découle la dialectique entre les infrastructures étudiées et le capital. Le développement de nouvelles infrastructures et réseaux entraîne une recomposition du capital et de ses logiques d’organisation, avec de nouvelles modalités d’organisation spatiale (urbanisation, spécialisation des territoires), de nouveaux rapports capital-travail et une nouvelle organisation du cycle de consommation. Réciproquement, ces nouvelles organisations rétroagissent sur les infrastructures avec de de nouvelles modalités spécifiques de gestion et d’organisation.

Deuxièmement, une loi semble se dessiner dans la gestion de ces infrastructures que l’on pourrait qualifier de loi de socialisation des coûts et de privatisation des profits. Ces infrastructures, si elles servent aussi des missions d’intérêt général (accès à l’eau et l’énergie, désenclavement), sont toujours pensées pour servir des intérêts privés et des modes d’accumulation et d’organisation de l’espace capitaliste. Or, dans un de ses arrangements qui sont sa marque de fabrique, le capital s’allie à l’Etat ou à la puissance publique pour faire financer ces infrastructures sur fonds publics et ainsi ne pas assumer ses coûts de production et de reproduction. Le capital recourt aux capacités de planification et de financement de l’Etat pour porter les investissements structurants (autoroutes, centrales nucléaires, réseaux de distribution de l’eau), en minimisant sa contribution, pour la rendre bien inférieure aux gains réels permis par l’infrastructure et à son rôle dans la dégradation de cette même infrastructure. Cette utilisation de l’Etat est caractéristique du capitalisme dans sa phase néolibérale, telle que décrit par David Harvey. Dans le néolibéralisme, les forces du capital se marient à la puissance de l’Etat pour restaurer le pouvoir de la classe dominante et utiliser l’Etat pour accroître les potentialités de profits. En somme, le capital est bien souvent le passager clandestin de ces infrastructures.

L’analyse de la gestion de ces réseaux met en évidence une loi de privatisation des profits. Tout en faisant supporter les coûts à l’usager, l’exploitation des infrastructures est confiée dans plusieurs secteurs au privé, que ce soit par le biais de la privatisation des entreprises nationales historiquement gestionnaires, par l’ouverture à la concurrence ou la création de délégations de services publics. Ainsi, des entreprises motrices du capitalisme mondialisé œuvrent à la maîtrise de ces infrastructures, que ce soit en matière d’approvisionnement pétrolier et gazier (producteurs, raffineurs, transporteurs, vendeurs), de gestion d’infrastructures de transport (Vinci, Bouygues, entreprises ferroviaires dorénavant en concurrence, Eiffage, Colas) ou de distribution d’eau et d’assainissement (Saur, Veolia, Suez).

Troisièmement, ces infrastructures sont celles qui permettent au capital de s’affranchir temporairement des limites matérielles écologiques freinant son développement. Elles permettent de définir une loi de transgression des frontières écologiques. En réalité ces infrastructures peuvent être comprises comme permettant ce que Marx nomme la rupture métabolique. La rupture métabolique repose sur le constat qu’il existe une « séparation entre les conditions inorganiques de l’existence humaine » (i.e. les services de la nature) et l’activité humaine. Plus précisément, Marx observe qu’il existe dans les rapports entre capitalisme et nature un décalage entre les rythmes de régénération des conditions naturelles de reproduction du capitalisme et la vitesse à laquelle celui-ci dégrade ces conditions naturelles pour satisfaire ses pulsions d’accumulation. Le capitalisme perturbe le métabolisme entre l’Homme et la Terre et engendre une disjonction entre systèmes sociaux et cycles de la nature. Marx, s’appuyant sur les travaux de Von Liebig, met en évidence une rupture des cycles des nutriments au sein des terres. Plus précisément, la séparation entre les lieux de production agricoles (les campagnes) et les lieux de consommation (les villes) entraîne un déplacement des nutriments des champs vers les flux de déchets issus de la ville (effluents, ordures) qui ne retournent plus aux champs. Cette rupture des cycles naturels est aussi visible en matière d’eau ou de ressources naturelles, et est permise par ces réseaux d’infrastructures qui permettent de décaler spatialement et temporellement d’une part la dégradation des conditions écologiques d’existence et d’autre part leurs conséquences concrètes sur la société.

Quatrièmement, ces infrastructures sont fortement liés entre elles, permettant de proposer une loi d’interdépendance des infrastructures du capital. En effet, les réseaux s’interpénètrent régulièrement. Par exemple, les réseaux d’eau jouent un rôle clé dans le refroidissement des infrastructures énergétiques (centrales nucléaires et fossiles), pour la production d’énergie (barrages) ou encore pour les infrastructures de transport (transport fluvial). Le transport est lui-même totalement dépendant du réseau des infrastructures pétrolières (raffineries, dépôts de carburants, stations-essences). Cette imbrication quasi-complète des infrastructures constitue un élément de complexité majeur pour mener une transformation et génère des inerties fortes, chaque infrastructures nécessitant d’être remodelée au regard des actions de transformation des autres infrastructures.

Ainsi, ces infrastructures semblent répondre à quatre lois identiques. Elles se développent dans une logique dialectique avec le capitalisme, elles reposent sur une socialisation des coûts et une privatisation des profits, permettent in fine au capital de s’affranchir pour un instant de ses contraintes écologiques et sont profondément imbriquées et interdépendantes. Toutefois, cet état de fait et cette organisation sont profondément remis en cause par le dérèglement climatique et la crise écologique, à l’origine d’un nouveau régime climatique. En effet, si ces infrastructures sont vitales au fonctionnement de la machine capitaliste, elles sont aussi au cœur de sa contradiction écologique. Par son développement (et celui des infrastructures énergétiques, routières ou liées à l’eau), le capitalisme sape ses propres conditions d’existence écologique dans ce que la tradition écomarxiste nomme sa seconde contradiction. Les infrastructures au cœur du capitalisme portent une lourde responsabilité dans la crise climatique et notamment les émissions de gaz à effet de serre. Pour adapter ces réseaux, il faut en conséquence les faire bifurquer, pour les extraire des logiques du capitalisme et affirmer leur vocation à servir l’intérêt général.

Comment faire bifurquer ces infrastructures

Pour atténuer l’ampleur du changement climatique et s’adapter à ses conséquences, les infrastructures et réseaux vont devoir faire l’objet de modifications importantes, à la fois techniques et organisationnelles. Les réseaux d’énergie doivent être profondément restructurés pour pouvoir s’adapter au déploiement massif des énergies renouvelables, qu’elles soient d’origine électrique (éolienne, photovoltaïque) ou thermique (gaz décarboné, chaleur géothermique). Mais d’autres réseaux vont devoir être progressivement abandonnés ou réorientés vers de nouveaux usages, à l’image des chaînes d’approvisionnement en énergies fossiles (pétrole, gaz, charbon), dans une logique de décroissance des réseaux collectivement choisie.

Les réseaux de transports vont devoir s’adapter à des variations de température bien plus importantes, mais aussi permettre la transition modale vers de nouveaux moyens de transports (collectifs, mobilités douces). Et les infrastructures liées à l’eau vont devoir se transformer substantiellement pour permettre l’utilisation de nouvelles ressources, garantir l’accès fondamental à l’eau en période de tension sur la ressource et permettre un maillage plus fin des territoires pour augmenter la solidarité. De notre capacité à réorganiser ces réseaux selon l’intérêt général dépend notre capacité à limiter les effets du changement climatique. Au regard de l’analyse proposée et des lois régissant actuellement ces réseaux sous régime capitaliste, il semble possible d’identifier plusieurs conditions pour permettre une bifurcation efficace de ces infrastructures.

Tout d’abord, ces réseaux devront faire l’objet d’une règle de gouvernement par les besoins. Plutôt que d’être conçus au service d’intérêt privés particuliers, leur organisation et leur fonctionnement devra en premier lieu se faire au service de besoins collectifs identifiés collectivement, afin d’assurer une redirection de leur usage en faveur de l’intérêt général. Par exemple, le choix des infrastructures prioritaires en matière d’eau potable pourra se faire au regard d’une évaluation collective des usages prioritaires (accès à l’eau potable de tous, activités manufacturières prioritaires) et non selon les besoins de quelques-uns (méga-bassines).

Cette nécessité de gouverner par les besoins est étroitement liée à une condition de prise de pouvoir démocratique pour permettre une juste affectation de l’usage de ces infrastructures. Plutôt que d’être préempté par quelques-uns, le pouvoir décisionnaire doit revenir dans le giron du grand nombre. Deux mouvements doivent pouvoir se coordonner. D’une part, il faudra assurer une reprise de contrôle de l’Etat et d’utilisation de ses capacités de financement et de planification pour gérer des réseaux d’infrastructures confiés jusqu’à aujourd’hui au privé. La réflexion pourra commencer par toutes les infrastructures ainsi abandonnées par le public confiées depuis 40 ans (distribution d’eau, autoroutes, approvisionnement en pétrole). D’autre part, ce contrôle ne devra être laissé intégralement à l’Etat, dont la capacité à travailler in fine pour des intérêts privés est au cœur de capitalisme néolibéral, mais devra être complété par une reprise en main de l’outil de production par les salariés eux-mêmes, seuls à même de faire fonctionner l’infrastructure pour amener chaque jour de l’eau et de l’énergie chez les individus.

A ce titre, il est intéressant de relire les travaux de Timothy Mitchell, qui explique que la mainmise sur la production de charbon et ses flux était, au XIXème siècle indispensable au bon fonctionnement de l’économie capitaliste. Timothy Mitchell lie cette concentration des flux énergétiques indispensables au capitalisme à l’émergence des luttes sociales et de la démocratie moderne. Plus précisément, il dresse le constat suivant : la gestion du charbon et de ses flux passait de manière très concentrée par trois lieux essentiels : la mine, les chemins de fer transportant le charbon et les ports. Ainsi, au début du XXème siècle, « la vulnérabilité de ces mécanismes et la concentration des flux d’énergie dont ils [les capitalistes] dépendaient donnèrent aux travailleurs une force politique largement accrue ». Selon Mitchell, c’est cette concentration spatiale de l’approvisionnement énergétique qui a conduit à la naissance de la démocratie moderne. Dans le même esprit, la prise de contrôle démocratique et collective de ces infrastructures est susceptible de contribuer positivement à une inversion du rapport de forces.

En faisant bifurquer les infrastructures, on limiterait probablement la productivité des machines « capitalistes », conduisant à développer un nouvel appareil productif, probablement plus local, plus low-tech, moins électrointensif, plus soucieux des conditions locales.

Et enfin, ces infrastructures devront obéir à une règle de financement juste, en évitant le phénomène de privatisation des profits permis par les infrastructures et de socialisation des coûts induits. Cela passe tout d’abord par l’existence de circuits de financements publics pour construire ce qui est socialement nécessaire mais que le marché n’arrive pas à financer, comme l’adaptation de ces infrastructures au dérèglement climatique. Puis par une juste répartition des coûts d’accès à ces réseaux, que ce soit par la gratuité de certaines consommations (premiers mètres cubes et kilowattheures, autoroute pour les familles), par une tarification progressive incitant à la déconsommation et par une clé de répartition du financement qui fasse reporter la charge sur ceux qui abîment l’infrastructure collective ou la détourne dans leur intérêt : poids-lourds, industries fortement consommatrices.

Dans son sillage, l’analyse des infrastructures du capital requestionne l’intégralité de la matrice de production capitaliste. En effet, les machines utilisées par le capitalisme sont productives et efficaces à l’impérieuse condition que l’on aménage le territoire et qu’on organise les réseaux en fonction de leurs exigences. Ainsi si l’on commence à ne plus dimensionner les routes en fonction des camions, on remet en cause l’ensemble de l’organisation des flux commerciaux et industriels autour du camion (hangars et entrepôts, gestion des stocks, flexibilité et fluidité de la production). En faisant bifurquer les infrastructures, on limiterait probablement la productivité des machines « capitalistes », conduisant à développer un nouvel appareil productif, probablement plus local, plus low-tech, moins électrointensif, plus soucieux des conditions locales.

Pour revenir à Harvey, comprendre la production capitaliste de l’espace est essentiel pour envisager une transformation radicale de la société, et cela passe par une prise de conscience des luttes spatiales existantes. Entre nous et nos besoins se dresse l’infrastructure, un avatar du capital, et la prise de pouvoir sur celle-ci passe par une reconfiguration technique du monde.

06.02.2025 à 12:45

Ukraine : une économie de guerre ultra-libérale

Davide Maria De Luca

Absence de rationnement et de nationalisation, envoi sur le front en fonction de la classe sociale, milices financées par des appels de fonds en ligne... L'Ukraine mène sa guerre contre la Russie en refusant de mettre en place une véritable économie de guerre.
Texte intégral (3350 mots)

Alors que près de trois ans se sont écoulés depuis le début de la guerre avec la Russie, l’État ukrainien n’a toujours pas procédé à des nationalisations généralisées ou à une conscription de la main-d’œuvre. Contrairement aux mobilisations totales du siècle dernier, l’effort de guerre de l’Ukraine repose largement sur les mécanismes du marché et les dons civils. Par Davide Maria de Luca, traduction Alexandra Knez [1].

Si vous vous baladez dans le centre-ville de Kiev un soir de panne d’électricité, pendant les fêtes de fin d’année, vous finirez tôt ou tard par tomber sur Tsum, un grand magasin haut de gamme de plusieurs étages, dont le portier porte un pardessus à capuchon et un chapeau haut de forme. Lors des coupures d’électricité programmées qui durent désormais de quatre à huit heures par jour, un quart de la population de Kiev et des millions d’autres en Ukraine sont plongés dans l’obscurité et beaucoup d’entre eux n’ont pas de chauffage. Pourtant, la façade de Tsum brille de mille feux, éclairant de somptueux étalages de Noël présentant une multitude de marques de luxe.

On serait tenté de voir dans ce spectacle une énième démonstration criante de la corruption et de l’inégalité sociale qui règnent sur ce pays. Surtout si l’on sait que ces lumières ne sont pas alimentées par le générateur privé du centre commercial – qui ne fonctionne que lors des coupures d’électricité exceptionnelles – et que Tsum appartient à Rinat Akhmetov, l’un des oligarques les plus riches d’Ukraine, qui contrôle également DTEK, le plus grand fournisseur privé d’énergie du pays. Mais continuez à marcher et vous découvrirez que de nombreux autres magasins sont également très éclairés. Tsum est l’une des nombreuses exceptions aux règles prétendument égalitaires du rationnement de l’énergie.

En Ukraine, de nombreux économistes, hommes politiques et citoyens ordinaires pensent que ces décorations de Noël scintillantes ne sont pas uniquement la conséquence de l’accaparement de l’État par de riches intérêts. Ils affirment qu’il existe des raisons économiques rationnelles de maintenir ces lumières allumées, même lorsque des millions de personnes sont quotidiennement plongées dans l’obscurité. En restant ouverts et attrayants, avec des devantures aux lumières festives et de luxueuses décorations de Noël, les magasins haut de gamme de la rue principale de Kiev génèrent de précieuses recettes et paient des impôts – des fonds qui soutiennent directement la défense du pays.

Après avoir vécu plus d’un an en Ukraine et visité de nombreuses régions et presque toutes les lignes de front, j’ai souvent été surpris de découvrir combien d’Ukrainiens partagent ce point de vue et combien la mentalité consumériste et les mécanismes de marché sont souvent au cœur de l’effort de guerre de l’Ukraine.

La privatisation de la guerre

L’un de mes premiers entretiens en Ukraine fut avec Artem Denysov, le fondateur de Veteran Hub, la plus grande ONG privée qui vient en aide aux anciens militaires. Psychologue militaire portant un regard lucide sur le conflit, Denysov ne semblait pas être étonné qu’après une décennie d’opérations militaires à l’est du pays et des années de guerre à grande échelle, les efforts publics pour soutenir les anciens combattants relevaient de la plaisanterie – avec des lois héritées de l’ère soviétique offrant des connexions téléphoniques et des radios neuves aux soldats blessés revenues du front. « Les États sont intrinsèquement incapables », m’a-t-il dit. « Il vaut mieux laisser les choses entre les mains d’individus qui ont des ressources. »

C’est dans les stations de métro de Kiev que l’on retrouve l’un des exemples les plus frappants de la privatisation de l’effort de guerre. Il s’agit d’une campagne de marketing de la troisième brigade d’assaut, la principale branche militaire du mouvement d’extrême droite Azov. Le contenu des publicités est très explicite : on y voit de belles jeunes femmes qui s’enlacent ou regardent avec envie des soldats costauds en tenue opérationnelle. Si la campagne a été critiquée pour sa représentation sexiste des femmes, ce qui est encore plus surprenant, c’est qu’elle ait été financée par des fonds privés et produite par l’unité militaire elle-même. Le site web auquel cette publicité renvoie n’appartient ni à l’armée ni au ministère de la défense ; il s’agit du portail privé de la troisième brigade d’assaut, utilisé pour recruter des membres, collecter des fonds et partager des vidéos et d’autres supports promotionnels.

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Étant donné que les volontaires peuvent choisir l’unité qu’ils souhaitent rejoindre et que les conscrits peuvent demander leur transfert via l’application militaire officielle en quelques clics, les unités ukrainiennes se livrent une bataille féroce pour attirer les meilleurs éléments. La troisième brigade d’assaut n’est que l’exemple le plus marquant d’une unité militaire qui a su tirer efficacement parti d’une stratégie marketing. Presque toutes les unités tentent de faire de même.

Les mécanismes du marché influencent également le recrutement. Plus le salaire habituel d’un civil est élevé, moins il est susceptible d’être recruté, en raison d’exemptions formelles et informelles. Les salaires sont souvent considérés comme un baromètre de l’utilité d’un individu pour l’économie et, par extension, pour l’effort de guerre. Dans une certaine mesure, les impôts qu’une personne génère sont considérés comme plus précieux que sa contribution potentielle sur le champ de bataille. En Ukraine, plusieurs propositions ont déjà été faites au parlement pour formaliser cette approche liant explicitement les exemptions de mobilisation à l’échelle des salaires. Ces initiatives ont été critiqués, mais cette vision des choses – ceux qui gagnent plus ne devraient pas être mobilisés – reste largement approuvée par les élites et les économistes.

Neuf drones sur dix sont soit offerts par des civils, soit achetés grâce à leurs contributions. Un moyen efficace d’en obtenir davantage est de démontrer que l’unité a réussi à les utiliser efficacement.

Les unités militaires sont également en concurrence pour l’obtention de dons. Presque toutes les brigades ukrainiennes couvrent une partie de leurs besoins grâce à des dons citoyens ou par d’autres moyens, en mettant par exemple à profit les salaires privés des soldats et même leurs économies personnelles. Quant aux magasins militaires, qui fournissent un large éventail de produits, des vestes d’hiver aux gilets pare-balles, ils sont en plein essor en Ukraine. Les gens installent ainsi des tentes-magasins temporaires aux carrefours et dans les villages proches de la ligne de front.

Pour le soldat, l’argent est nécessaire pour tout, des vêtements aux drones en passant par le loyer. Les soldats doivent souvent prendre en charge leurs propres frais de logement, et les habitations saturées situées près des lignes de front peuvent être aussi chères que celles du centre-ville de Kiev. Tuareg, un lieutenant de quarante-quatre ans commandant une compagnie de drones dans la 92e brigade, que j’ai rencontré à Kupyansk sur le front nord-est, m’a dit que neuf des dix drones de son unité sont soit offerts par des civils, soit achetés grâce à leurs contributions. Un moyen efficace d’en obtenir davantage, a-t-il expliqué, est de démontrer que l’unité a réussi à les utiliser efficacement. Une seule vidéo de drone frappant un char russe, partagée sur le compte Telegram de la brigade, peut générer des milliers de dollars de nouveaux dons. Les unités militaires ukrainiennes sont donc fortement incitées à mener des actions qui peuvent être filmées et présentées au public.

La plupart des brigades sont composées d’hommes mobilisés âgés d’une quarantaine d’années, qui reçoivent une formation minimale et disposent de moyens matériels limités pour s’équiper.

Une unité composée de pilotes de drones bien entraînés et équipés du matériel le plus récent court également moins de risques d’être sacrifiée en tant que tirailleurs dans les tranchées. Cependant, la troisième brigade d’assaut – avec son site web élégant, ses centres de recrutement privés bien aménagés et ses soldats entièrement équipés – est une exception. La plupart des brigades sont composées d’hommes mobilisés âgés d’une quarantaine d’années, qui reçoivent une formation minimale et disposent de moyens matériels limités pour s’équiper. Ces unités peuvent à peine se permettre de faire de la publicité et dépendent souvent fortement des œuvres de charité. Certaines ne peuvent même pas y recourir, car elles n’ont pas le personnel nécessaire pour franchir les obstacles bureaucratiques requis pour obtenir des contributions.

J’ai visité une telle unité au printemps, près de l’axe de Vovchansk dans le nord – une compagnie d’artillerie de la 57e brigade. Les soldats m’ont expliqué qu’un seul membre de la compagnie était plus âgé que leur équipement, un obusier automoteur construit en 1976 dans la ville voisine de Kharkiv. Ils ont dû acheter la plupart de leurs vêtements et collecter des fonds pour couvrir les frais d’essence et de réparation des véhicules de la compagnie.

Les limites de l’intervention étatique

Dans une telle situation, on pourrait s’attendre à ce que l’État racle désespérément les fond de tiroirs pour trouver les ressources nécessaires en première ligne. Des coupes budgétaires sévères ont en effet été opérées dans tout ce qui pouvait être sacrifié, l’éducation en faisant les frais, tandis que les impôts indirects ont été revus à la hausse. Pour le reste, le gouvernement a adopté une approche strictement néolibérale de la guerre, bien qu’elle soit largement subventionnée par les pays étrangers, qui couvrent désormais près de la moitié du budget total de l’Ukraine.

Il n’y a pas eu de nationalisation généralisée, ni de conscription des travailleurs, ni de rationnement des biens de consommation, comme cela a souvent été le cas dans le passé lors de conflits longs et éprouvants, lorsque les États se transformaient en gigantesques machines de planification de guerre dotées de vastes pouvoirs d’intervention. En Ukraine, le secteur de la défense est passé d’environ 120 000 employés en 2014 à 300 000 aujourd’hui – une augmentation considérable, même si elle n’est pas particulièrement remarquable après une décennie de guerre. Le secteur se compose d’environ cinq cents entreprises, dont cent appartiennent à l’État et représentent environ la moitié de la production totale. Cependant, les entreprises privées occupent souvent le devant de la scène, comme la marque de vêtements militaires M-TAC, qui habille le président Volodymyr Zelensky de son emblématique treillis vert olive.

Entre-temps, et dans le but de rendre l’Ukraine plus attrayante pour les investisseurs internationaux, le gouvernement a poursuivi ses plans de privatisation amorcés en temps de paix et a continué à réduire la bureaucratie – ou du moins a prétendu le faire. Le système fiscal n’a été réformé qu’il y a quelques mois. Pendant près de trois ans d’une guerre largement décrite comme existentielle pour le pays, le système des impôts continue à refléter le paradis fiscal d’avant-guerre. Les économistes de Kiev, comme beaucoup d’autres, affirment que des interventions plus intrusives ne feraient que pousser une plus grande partie de l’économie vers la clandestinité ou à l’étranger, sapant ainsi les efforts de génération de revenus.

Plus qu’une simple application de la fameuse courbe de Laffer, le véritable souci est que, compte tenu des contraintes nationales et surtout internationales actuelles, il se pourrait bien que cette approche de laisser-faire soit la seule option viable. Si l’État augmente trop les impôts, s’il commence à obliger les magasins de luxe à éteindre leurs lumières ou à nationaliser leurs générateurs au nom de l’effort de guerre, les ventes chuteront et les entreprises et leurs clients se délocaliseront tout simplement à l’étranger, privant ainsi l’État de recettes fiscales essentielles. Dans le même temps, les investisseurs étrangers et les partenaires internationaux pourraient critiquer ces mesures en les qualifiant d’autoritaires ou d’anti-marché, ce qui risquerait de nuire aux relations internationales dont dépend la survie de Kiev. Nombreux sont ceux qui partagent cette inquiétude.

Il n’y a pas eu de nationalisation généralisée, ni de conscription des travailleurs, ni de rationnement des biens de consommation, comme cela a souvent été le cas dans le passé.

À l’époque moderne, la guerre a souvent été menée par les pauvres, tandis que les classes supérieures ont toujours trouvé des moyens pour échapper au service militaire. Cependant, ce qui se passe avec la guerre en Ukraine est différent à la fois en termes d’échelle et d’intention. Le système actuel est défendu comme rationnel et volontaire, plutôt que d’être simplement accepté comme un mal inévitable.

La corruption gangrène l’armée et les services d’approvisionnement. Les riches profiteurs de guerre impliqués dans des scandales notoires font l’objet de critiques. Toutefois, les médias et de nombreux Ukrainiens ont tendance à blâmer le gouvernement et l’« héritage soviétique » bien plus souvent que le système actuel.

Des contraintes communes

La Russie reste moins dépendante des réseaux internationaux et est beaucoup plus autoritaire que l’Ukraine, ce qui laisse une plus grande liberté aux dirigeants politiques pour remodeler l’économie et la société. Le sociologue ukrainien Volodymyr Ishchenko a évoqué un « keynésianisme militaire » russe, dans lequel la volonté de l’État de financer la guerre a conduit à une véritable redistribution, en déplaçant les ressources du haut de la société vers le bas, en particulier vers les travailleurs du secteur de la défense et ceux employés dans ce que l’on appelle les « opérations militaires spéciales ».

Pourtant, les différences entre les méthodes de guerre des deux pays sont plus quantitatives que qualitatives. Les brigades russes organisent également des campagnes publicitaires, rivalisent pour obtenir des dons et cherchent à commercialiser leurs actions militaires. C’est une unité militaire privée russe, le groupe Wagner, qui est allée jusqu’à se mutiner contre le gouvernement, brisant brièvement – mais seulement temporairement – le monopole de l’État sur la violence.

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Entre-temps, l’économie russe est soigneusement gérée pour rester aussi axée sur la société civile et la consommation que possible. Elvira Nabiullina, gouverneur de la banque centrale russe, et les principaux dirigeants économiques russes répondent de la même manière que les économistes de Kiev lorsqu’ils discutent de la façon de gérer l’économie en temps de guerre. Les élites russes qui prônent une mobilisation totale de la société et la mise en œuvre d’une économie de guerre totale ont été largement mises à l’écart, du moins pour l’instant. Même si Vladimir Poutine présente la guerre comme une lutte existentielle et civilisationnelle contre l’Occident dans sa totalité, les lumières doivent rester allumées dans le Tsum de Moscou, tout comme elles le sont dans son homologue de Kiev.

S’il fallait une preuve supplémentaire, en voici une : la guerre en Ukraine, selon des études préliminaires, est la première depuis un siècle où les soldats d’origine russe sont sous-représentés dans la liste des victimes, alors que les groupes ethniques minoritaires plus pauvres et moins éduqués sont surreprésentés. Si ce conflit est, à bien des égards, plus « russe » que la Seconde Guerre mondiale ou le conflit en Afghanistan, c’est aussi celui où les Russes ethniques, comparativement plus prospères, s’impliquent le moins, proportionnellement. Ou, comme me l’a dit le gardien d’un camp de prisonniers de guerre ukrainien, « Ici, personne ne vient de Moscou ».

La vérité est que la Russie et l’Ukraine opèrent sous des contraintes et des contextes partiellement communs. Qu’il s’agisse des moyens de financer des unités sous-équipées, des efforts pour empêcher les capitaux de fuir le pays ou du pouvoir des sanctions pour bloquer l’exportation de biens quasi-militaires, aucun des participants ne peut échapper complètement à la loi d’airain du capitalisme tardif et de la mondialisation.

Cette guerre, qui a débuté avec l’invasion massive de l’Ukraine par Poutine, constitue une première historique. Il ne s’agit ni d’une opération de contre-insurrection face à une milice rebelle, ni d’un conflit entre des nations pauvres aux institutions fragiles. Il s’agit du premier véritable affrontement de l’ère capitaliste tardive, entre deux léviathans presque semblables.

La dernière fois que nous avons assisté à un conflit d’une telle ampleur, les États impériaux et totalitaires de la première moitié du XXe siècle ont mené des guerres globales qui ont mobilisé des populations entières, amené de nouveaux groupes sur le marché du travail et suscité d’immenses attentes quant au changement du modèle social. Cependant, ces luttes pour la vie ou la mort ont également entraîné des destructions sans précédent, poussant les nations au bord de l’effondrement.

En revanche, les sociétés néolibérales et capitalistes tardives, lorsqu’elles sont confrontées pour la première fois à des nations homologues, font la guerre en s’efforçant de préserver autant que possible leurs structures économiques et sociales civiles. Elles se battent avec un œil sur le champ de bataille et l’autre sur le moral des investisseurs et les marchés de capitaux. Au risque d’être taxé de cynisme, on peut dire que cette approche explique que la guerre, bien que terrible et sanglante, ait été beaucoup plus limitée que d’autres conflits similaires dans le passé.

Notes :

[1] Article de notre partenaire Jacobin, traduit par Alexandra Knez.

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