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11.11.2025 à 21:58

Vivons-nous à l‘ère du technofascisme ?

Nicolas Destrée

Traditionnellement progressiste, la Silicon Valley aurait-elle viré à droite, dans le sillage de l’élection de Donald Trump ? Cette vision des choses est contestée par les journalistes Nastasia Hadjaji et Olivier Tesquet. Dans Apocalyspe Nerds : comment les technofascistes ont pris le pouvoir (Divergences, 2025), les auteurs analysent le courant « technofasciste », dont ils cherchent à retracer la […]
Texte intégral (3939 mots)

Traditionnellement progressiste, la Silicon Valley aurait-elle viré à droite, dans le sillage de l’élection de Donald Trump ? Cette vision des choses est contestée par les journalistes Nastasia Hadjaji et Olivier Tesquet. Dans Apocalyspe Nerds : comment les technofascistes ont pris le pouvoir (Divergences, 2025), les auteurs analysent le courant « technofasciste », dont ils cherchent à retracer la genèse. Porté par Donald Trump, le technofascisme a peu avoir avec les envolées populistes du chef d’Etat américain. Foncièrement élitiste, il cherche d’abord à démanteler les institutions démocratiques. Eugéniste et réactionnaire, il s’inscrit contre l’idée d’Etat-nation, incarnation d’un égalitarisme honni. La thèse de cet ouvrage n’a pas fait l’unanimité au sein de la rédaction du Vent Se Lève, mais contient une série de réflexions stimulantes. Notre contributeur Nicolas Destrée s’est entretenu avec Olivier Tesquet, l’un des co-auteurs.

NDLR : Nastasia Hadjaji est également autrice de No Crypto. Comment Bitcoin a envoûté la planète (Divergences, 2023), dont LVSL avait publié un extrait.

Le Vent Se Lève – Comment définissez-vous le technofascisme ?

Olivier Tesquet – C’est une catégorie politique très chargée, très commentée, et qui ne fait toujours pas consensus. On [avec Nastasia Hadjaji] la manie avec précaution.

La première question qu’on s’est posée, c’était de savoir si dans le phénomène qu’on observait on retrouvait des invariants des fascismes historiques. Assez vite, on s’est rendu compte que oui, j’en vois trois : le premier, c’est qu’on est face à une contre-révolution contre la modernité culturelle, inspirée des anti-Lumières, avec les outils de la modernité technologique.

Deuxième aspect, qui est très visible avec les prises de parole et le durcissement aux États-Unis depuis l’assassinat de Charlie Kirk [militant d’extrême droite assassiné le 10 septembre 2025, NDLR], est la désignation de la gauche comme un ennemi intérieur, qui dénote une volonté face à une série de périls existentiels de régénérer le corps national par la purification.

Le technofascisme est l’anti-MAGA, ce n’est pas un mouvement de masse mais un mouvement élitiste

La troisième caractéristique est le primat de la race. Quand on revient sur une histoire longue de la Silicon Valley, on se rend compte qu’il y a toujours eu une popularité des théories racistes, eugénistes, etc., qu’on retrouve dans une obsession pour le QI, l’intelligence, le génie. On retrouve là aussi quelque chose qui peut être considéré comme un invariant de certains fascismes historiques.

Une fois qu’on investi ces invariants, la question est de savoir si le préfixe « techno » recompose le(s) fascisme(s) historique(s) tel(s) qu’on le(s) connaît, de se dire que ce n’est pas juste le fascisme avec des « bouts de code » ou des ordinateurs.

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Notre postulat, c’est que le fascisme fondait la société dans l’Etat, alors qu’avec le technofascisme c’est l’Etat que l’on fond dans la plateforme, dans l’architecture technologique. Le technofascisme est à la fois une architecture du pouvoir, mais aussi un mode de circulation des idées, ce qui fait qu’on n’a pas affaire à une idéologie totalisante, unifiée, mais que l’on retrouve des itérations un peu différentes, différentes « marques » qui se déploient dans divers pays, en Argentine en passant par Gaza.

LVSL – Cette interface, ou architecture de pouvoir, constitue-t-elle selon vous une rupture avec le fascisme historique ?

OT – Le technofascisme provient davantage d’une émanation du libertarianisme américain, qui a toujours oscillé entre la droite et la gauche. A partir des années quatre-vingt-dix, une mouvance paléolibertarienne, ou libertarienne autoritaire, notamment portée par Murray Rothbart [économiste américain NDLR], pensait qu’il fallait s’allier aux conservateurs en se concentrant sur l’ordre spontané du marché, en délaissant les libertés individuelles au profit d’un mode de gouvernement autoritaire, où il ne s’agirait de vivre que parmi ses semblables.

Rappelons qu’un de leurs livres de chevet était celui de Hans-Hermann Hoppe [philosophe d’origine autrichienne aux inclinaisons monarchistes, NDLR], Démocratie, le Dieu qui a failli, qui était déjà un plaidoyer en faveur de la monarchie. Hoppe expliquait que pour réaliser le projet libertarien, il fallait éliminer de l’espace physique les gens menant un mode de vie alternatif, avec une idée de créer un corps social très unifié, ce qui peut être considéré comme un objectif fasciste. Les modes de vie alternatifs visés étaient les communistes, les homosexuels, etc. ; il y a donc une filiation directe entre fascisme et technofascisme, même si ce ne sont pas les racines habituelles du populisme de droite par exemple, qui s’écrit en miroir de ce dernier. Steve Bannon [stratège de Donald Trump et influenceur d’extrême droite, NDLR] déteste d’ailleurs prodigieusement les technofascistes.

Le technofascisme est l’anti-6 janvier, l’anti-prise du Capitole, ce n’est pas un mouvement de masse mais un mouvement bien plus élitiste.

LVSL – Comment situeriez-vous le technofascisme dans le gouvernement actuel de Donald Trump ?

OT – Musk, qui avait une fonction, a mis en place le Department of Governmental Efficiency (DOGE), mais il représente selon moi l’arbre qui cache la forêt. On a vu les grands patrons, les Marck Zuckerberg et co., se précipiter à la Maison Blanche, dans un espèce de rituel d’humiliation collective où il s’agissait de rivaliser de servilité face à Donald Trump, et ce pour des raisons économiques, pour pouvoir accumuler du capital, je ne pense donc pas que ces derniers soient des idéologues du technofascisme.

[Reponsable de milliers de licenciements, le DOGE est pourtant loin d’avoir tenu ses promesses. Promettant d’effectuer une coup de 2000 milliards de dollars dans l’Etat américain, il n’a pas même accompli 1% de ses objectifs avant d’être dissout NDLR],

En revanche, toute la mouvance libertarienne autoritaire que j’évoquais n’a jamais été aussi proche du pouvoir. Deux exemples se matérialisent de façon différentes : d’un côté, les idées de Curtis Yarvin. Celui-ci n’est pas, comme il le rêverait, le Raspoutine de l’administration Trump qui susurre à l’oreille du Président ; en revanche, certains de ses mots d’ordre tendent à trouver un écho au sein de l’administration républicaine, que l’on pense à son sigle « Rage » [« Retire all governments employees », NDLR] ou à son projet pour Gaza.

L’autre exemple, beaucoup plus concret, est que le vice-président J.D. Vance est un produit manufacturé de Peter Thiel, qui est le technofasciste en chef, qui a financé la campagne de Vance, et qui se place aujourd’hui à un endroit très stratégique qui est ce point de rencontre entre la droite religieuse américaine et le monde de la technologie. C’est quelqu’un qui est à la fois converti au catholicisme et qui vient du monde du capital-risque, ce qui en fait donc une figure clé.

LVSL – Vous montrez dans votre ouvrage qu’il y un aspect messianique qui permet de lier les divers courants des droites américaines contemporaines. Pourriez-vous revenir sur cet aspect ?

OT – Le libertarisme autoritaire est un peu la version sécularisée du technofascisme. Ce dernier ajoute une dimension mystique, voire religieuse à cette pensée. Je rappelle que Peter Thiel fait des séminaires sur la figure de l’Antéchrist, est obsédé par l’image de l’Apocalypse, on est donc dans un vocabulaire authentiquement religieux. C’est un élément important parce qu’on voit qu’il existe des tensions très fortes entre la droite religieuse et les technofascistes, mais on se demande si ces deux mouvances ne pourraient pas fonctionner ensemble. A certains égards, elles fonctionnent déjà de concert.

On retrouve cette dimension mystique dans les obsessions futuristes des technofascistes, qui veulent repousser les limites cognitives, biologiques, voire terrestres, dans une ambition démiurgique. Cette obsession de la longévité, de l’intelligence artificielle, de Mars, sont des manifestations de cette transcendance qui est très marquée par un héritage des anti-Lumières, qui fait du déclin inexorable de la civilisation occidentale quelque chose exigeant une refondation, et quand Thiel parle d’Apocalypse, il le fait au sens grec de « révélation », mais non pas une révélation pour les masses, mais pour ceux qui sauront en saisir les signes, qui en parleront la langue, et qui pourront ensuite la transformer en action politique afin de faire advenir un ordre nouveau.

LVSL – Un autre aspect de continuité entre fascisme et technofascisme est, pour vous, sa dimension eugéniste. Comment se manifeste-t-elle à vos yeux ?

OT – La Silicon Valley a longtemps été présentée comme un paradis progressiste, le fief des Démocrates. Elle a pourtant toujours été imprégnée de pseudo-sciences racistes du XIXe siècle. Dans le livre, nous citons Leland Stanford, fondateur de l’université du même nom qui est la fabrique à élites de la Silicon Valley, et qui était un eugéniste convaincu. William Shockley, co-inventeur du transistor aux première heures de la Silicon Valley pensaient qu’il existait une hiérarchie biologique des races, au point de préconiser de stériliser, ou d’indemniser les populations noires pour qu’elles se fassent stériliser, donc on voit un niveau de racisme assez démentiel.

Pour les technofascistes il faut dépasser l’Etat-nation, incarnation de tout ce qu’ils combattent – à commencer par l’égalitarisme

Aujourd’hui, on voit une obsession du QI, qui va de pair avec le culte du fondateur. Dans les entreprises de la tech, il y a des investissements dans ces pensées là, une forme de confutation de l’eugénisme et d’autres pseudo-sciences. Je suis assez convaincu qu’une lecture politique de la reconnaissance faciale en fait une technologie suprémaciste. Elle discrimine davantage les visages des personnes de couleur. On a des exemples documentés que des Afro-américains ont été arrêtés, voire jetés en prison parce qu’ils avaient été identifiés par reconnaissance faciale.

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Les fondateurs de la société Clearview [qui produit un logiciel de reconnaissance faciale, NDLR], qui a été fondée en marge de la Convention républicaine de 2016, blaguaient dans leur chambre d’hôtel en se demandant comment ils pouvaient ressusciter les pseudo-sciences du XIXe siècle comme la physiognomonie, qui permettrait de prédire les comportements des individus à partir des traits de leur visage. Aujourd’hui, ils travaillent avec la police de l’immigration [Immigration and Customs Enforcement (ICE), NDLR] pour identifier les personnes suspectes d’être sans papier sur le sol américain, donc on voit comment des entreprises se mettent au service d’une politique punitive et oppressive. On est en droit de se demander de savoir si ces technologies ne visent pas, comme l’ambitionnait l’eugénisme, de trier et hiérarchiser la société.

Selon moi, c’est la version américaine de la théorie conspirationniste du « grand remplacement ». Leurs obsessions pour la natalités d’un côté et de la longévité de l’autre, avec l’idée qu’il faudrait faire de plus en plus d’enfants que l’on choisi presque sur catalogue, donc l’idée de reproduire la race blanche à haut QI, issues de ces élites cognitives, pour affronter la natalité des pays du Majority World [ou « Sud global », NDLR], on s’ancre vraiment dans un trope des extrêmes droites européennes mais qui est réactualisé par un écosystème de la tech et de la finance.

LVSL – Le modèle politique de la « charter city », municipalité médiévale indépendante, est au coeur du technofascisme. Vous parler d’un « Moyen Age du futur » à ce propos. Qu’entendez-vous par là ?

OT – Pour les technofascistes, il faut dépasser l’Etat-nation, qui est pour eux l’incarnation de tout ce qu’ils combattent, à commencer par l’égalitarisme. Vivre dans un Etat-nation, c’est vivre dans un endroit où l’on vit des parmi des gens différents de nous, qui peuvent avoir des intérêts contradictoires, c’est la friction, la cohabitation, la démocratie. Les technofascistes veulent vivre sur des territoires dans lequel il vont choisir leur chef, non pas de droit divin mais qui serait le plus à même de diriger un peuple, mais un peuple qu’on aura choisi. C’est-à-dire que toutes les tentatives d’implanter des espèces de colonies, que ce soit le sea-steading en mer, ou avec Prospera au Honduras, ou Liberland à la frontière serbo-croate, ou que ce soit peut-être le Gaza de demain [un ensemble de micro-Etats indépendants du système international et de ses règles, NDLR], ce sont des projets coloniaux où l’ambition est comme à Sparte, ou l’on ne vit que parmi ses semblables au sein d’une élite.

Cela traduit un rapport à la frontière totalement paradoxal : d’un côté, ils abolissent la frontière pour le capital, pour la technologie, pour eux-mêmes, en allant s’implanter un peu partout où ils veulent aux quatre coins de la planète, un modèle politique qui est celui de Dubaï, de Singapour ; et dans le même temps, ils absolutisent la frontière sur l’humain et le social – on voit comment aux Etats-Unis cette question qui était déjà au coeur de la première administration Trump du franchissement de la frontière entre le Mexique et les Etats-Unis de manière illégale entraîne l’expulsion. Il y a là le coeur de la pensée d’extrême droite sur la frontière qui délimite le territoire national, mais également une pensée qui est totalement déterritorialisée, avec des gens qui disent que les Etats sont imaginaires, et c’est la cohabitation de ces deux mondes là qui donnent un président isolationniste qui fait du colonialisme « new look » à Gaza.

LVSL – On a pu spéculer sur le fait que le plan en vingt points de Donald Trump semble inspiré d’une idée de Curtis Yarvin. Dans quelle mesure les technofascistes influencent-ils sa politique étrangère ?

OT – Curtis Yarvin avait échafaudé il y a quelques mois ce qu’il appelait « Gaza Inc. », qui allait plus loin que le plan de Trump en expulsant la population palestinienne et en leur proposant un « token » [un jeton numérique échangeable contre leur propriété, NDLR], le temps de bâtir cette « Riviera » du futur. Dans ce plan, on pouvait les envoyer dans des camps au Mozambique, faire un Gaza sans les Palestiniens, de manière complètement assumée, ce qui ne figure pas dans le plan de Trump.

Je suis assez surpris que la couverture médiatique de ce plan parle de « paix », dirigé par un « comité pour la paix », où on loue un pragmatisme en se disant que ça va permettre de mettre fin à la guerre et aux milliers de morts palestiniens, en semblant oublier dans le même temps que ce projet est l’expérimentation d’une souveraineté privée, car on fait de Gaza une forme de laboratoire où on enjambe l’autodétermination des peuples pour la remplacer par la gestion de capitaux. Le « comité pour la paix » de Trump est un board, un conseil d’administration qu’il préside et dans lequel on imagine qu’il  y aura tout un tas d’intérêts privés. C’est en fait revenir à une sorte de mandat britannique de la Palestine du début du XXe siècle, sauf qu’on remplace la Société des Nations par un conseil d’administration.

Le rôle que pourrait jouer un Tony Blair [ancien Premier ministre britannique reconverti dans la consultance, NDLR] dans ce plan, qui au travers de son Institut, fait un lobbying forcené pour Oracle [société de bases de données et de surveillance, NDLR], la société de Larry Ellison, qui vise à devenir un acteur incontournable de la gouvernance à l’intérieur des Etats, avec l’obsession d’avoir des grandes bases de données unifiées ; Blair démontre que le technofascisme peut complètement s’arrimer à des personnalités de ce qu’on appelle encore « l’arc républicain ».

Au Royaume-Uni, Peter Thiel ou l’entourage de J.D. Vance ne discute pas avec Nigel Farage [fondateur du parti d’extrême droite UKIP, NDLR], mais avec l’aile droite du Labor – le « Blue Labor », sorte de mouvance « travailliste conservatrice » – ce technofascisme peut aussi proliférer sur les décombres des grandes forces politiques du XXe siècle, sans s’arrimer à la marge de l’extrême droite. Ce qui rassemble également tout ce petit monde est une vision très néolibérale de la société.

LVSL – Kaja Kallas, Haute représentante aux affaires extérieures de l’Union européenne, s’est proposée de rejoindre ce conseil d’administration de Gaza. Les idées technofascistes infusent-elles au sein de sphères libérales plus consensuelles ?

OT – Malheureusement, c’est évacuer rapidement la portée civilisationnelle, la volonté de transformation anthropologique de l’homme qui est portée par certains de ces technofascistes, de ces milliardaires et entrepreneurs. Sur Gaza, c’est ne voir que l’horizon très proche, la fin de guerre, en négligeant les visuels partagé par Trump sur la « Riviera de Gaza » qui sont d’une obscénité sans nom.

Qu’il y ait une porosité entre ces partis de gouvernement et ces idées ne me semble pas surprenant. Quand Elon Musk prend la tête du DOGE, on a des responsables politiques en France, à l’image de Valérie Pécresse qui fait partie de ce fameux « arc républicain », qui trouve ça super. Quand Sébastien Lecornu est nommé Premier Ministre, sa première annonce est de dire qu’il va identifier les dépenses inutiles, les agences qui ne servent à rien, les autorités indépendantes qui se « gavent d’argent public », toujours cette idée de l’« Etat obèse ». On a des responsables politiques qui adoptent cette « rhétorique de la tronçonneuse » [référence au Président argentin Javier Milei, NDLR] . L’erreur me semble de ne pas voir que derrière ce discours qui pourrait sembler un discours néolibéral classique se cache une véritable dimension autoritaire.

LVSL – Comment voyez-vous l’appréhension du technofascisme par les forces politiques progressistes en Europe ?

OT – Les forces politiques progressistes ont depuis beaucoup trop longtemps laissé la réflexion sur la technologie à des forces conservatrices. On voit bien que sur la préhension de certains outils numériques, l’extrême droite a gagné à certains égards.

Il faut rendre à ce phénomène son historicité, il faut arrêter de penser que les dirigeants de la Silicon Valley sont de sympathiques libertariens assez inoffensifs, pour comprendre ce qu’il y a en face de nous, il y a besoin de correctement les situer dans l’espace politique, avec les difficultés que cela représente.

Un reproche, que j’adresse à nous-même avec Nastasia Hadjaji, c’est qu’aujourd’hui, il y a une capacité à mettre en branle des récits qui est présente chez les technofascistes, et une grande capacité à détourner l’attention des choses importantes. Peter Thiel, avec son séminaire sur l’Antéchrist, est intéressant au vu de l’importance de Thiel, il est donc important de l’analyser. Mais au vu du nombre d’écrits publiés sur cet aspect on oublie que d’une autre main, Thiel est en train d’investir dans des sites industriels aux Etats-Unis pour enrichir de l’uranium, avec l’idée de privatiser l’énergie pour faire tourner les centres de données. Les discours eschatologiques et mystiques nous détournent de la matérialité des projets qui sont déjà à l’oeuvre. C’est la même chose sur l’IA : on oublie qu’on est face à une industrie de la promesse, alors que derrière il y a des travailleurs exploités, des ressources extraites, une prédation territoriale – qui sont des invariants du colonialisme.

Il est très important de se rattacher à la matérialité sans se laisser hypnotiser. Je suis très critique des discours qui s’inscrivent en miroir du discours des technofascistes, opposer à ce qui passe le champ lexical de la sidération, du récit, de la cognition, etc., ce qui est assez dangereux parce que c’est jouer avec les armes de l’adversaire et au final lui rendre service. Il nous faut des outils critiques, matérialistes, à l’image d’Ursulah Le Guin [romancière de science-fiction progressiste, NDLR]  qui rappelait qu’il y a une histoire qui s’écrit non pas par les hommes conquérants et leurs armes, mais que le premier objet qui avait été inventé par l’humanité est un panier dans lequel on rassemblé des choses. Plutôt qu’une histoire qui s’écrirait par la conquête, l’histoire pourrait s’écrire par le collectif, le soin, les marges, la voix des sans voix.

Il est important dans le traitement de ce que font les technofascistes à notre commun de ne pas oublier les gens qu’ils s’acharnent à invisibiliser.

09.11.2025 à 22:08

De la politique de masse aux réseaux clientélaires : le dépérissement du Parti démocrate 

Philip Rocco

Incapables de constituer une opposition structurée face à Donald Trump, les démocrates peinent à capitaliser sur l’impopularité du chef d’Etat. Cette fragilité ne découle pas d’erreurs communicationnelles, et pas seulement de l’orientation technocratique de l’establishment du Parti. Les démocrates font les frais d’une mutation entreprise il y a plusieurs décennies. Ayant abandonné les leviers traditionnels […]
Texte intégral (4738 mots)

Incapables de constituer une opposition structurée face à Donald Trump, les démocrates peinent à capitaliser sur l’impopularité du chef d’Etat. Cette fragilité ne découle pas d’erreurs communicationnelles, et pas seulement de l’orientation technocratique de l’establishment du Parti. Les démocrates font les frais d’une mutation entreprise il y a plusieurs décennies. Ayant abandonné les leviers traditionnels d’une politique de masse, ils se sont reposés sur une nébuleuse de réseaux clientélaires, censés représenter des « électeurs à enjeux unique ». Aux syndicats, ils ont préféré de multiples groupes d’intérêts aux revendications disparates, liés à l’Etat. Efficace pour remporter des victoires conjoncturelles, cette approche a fragmenté les leviers d’action des classes populaires, et consacré leur impuissance. Par Philip Rocco, traduction Alexandra Knez.

2025 n’est pas 2017

Licenciements massifs de fonctionnaires, saisie unilatérale de milliards de dollars pourtant votés par le Congrès, disparitions et détentions arbitraires, refus systématique de se conformer aux injonctions judiciaires : est-on face à un coup d’État rampant ou à une crise constitutionnelle ? A une simple dérive autoritaire ou à l’effondrement de la séparation des pouvoirs ? Ces interrogations ont envahi les colonnes du Washington Post, les analyses de Foreign Affairs, les émissions des radios publiques, sans parler des forums juridiques spécialisés. À ce stade, ces questions étaient devenues relativement banales. Elles n’auraient pas paru déplacées dans les nombreux ouvrages de sciences sociales et d’histoire grand public, qui ont analysé le premier mandat de Trump. Ces livres, souvent reconnaissables à leurs couvertures austères et monochromes, arboraient des titres anxiogènes tels que How Democracies Die (« Comment meurent les démocraties »).

Le contraste avec les premiers mois de l’année 2017 est frappant. Ils avaient été marqués par les tâtonnements d’une administration Trump encore peu préparée à l’exercice du pouvoir, multipliant initiatives désordonnées et revirements. En contraste, les semaines suivant sa seconde investiture ont révélé une équipe bien plus structurée, dotée d’un plan d’action méthodique pour remodeler l’État fédéral. Ce cahier des charges, élaboré en amont par les équipes de transition présidentielle, s’appuie notamment sur le plan stratégique Project 2025 de la Heritage Foundation, feuille de route idéologique visant à refaçonner l’administration publique selon les principes d’un conservatisme affirmé.

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Ces plans ont été consolidés par l’installation d’un appareil dirigeant bien plus homogène et aligné sur les objectifs de l’opération politique de Donald Trump, en contraste marqué avec le cercle disparate de hauts fonctionnaires républicains qui entouraient le président en 2017. Au centre de cette nouvelle architecture se trouvait Elon Musk, l’homme le plus riche du monde, dont l’influence s’est matérialisée par un accès sans précédent aux interfaces numériques des agences fédérales. Jusqu’à sa rupture spectaculaire avec Trump, Musk disposait d’une porte ouverte sur les systèmes de paiement, les plateformes de gestion du personnel et d’autres infrastructures critiques de l’État.

Ces évolutions ont été amplifiées par un tournant juridique majeur : dans son arrêt Trump v. United States (2024), la Cour suprême a élargi la doctrine de l’immunité présidentielle à l’ensemble des actes officiels d’un chef de l’État. Ce jugement a redéfini les contours du pouvoir exécutif, affaiblissant les barrières institutionnelles d’antan. Fin février, dans ce nouveau climat, il n’a guère surpris que Donald Trump publie sur ses comptes X et Truth une formule étonnante : « Celui qui sauve son pays n’enfreint aucune loi. »

Les groupes clientélaires qui gravitent autour du Parti démocrate se trouvent mal équipés pour initier des dynamiques d’action collective ambitieuses

Mais la rupture la plus saisissante est ailleurs. Elle se trouve dans l’attitude de l’opposition. Face à l’offensive politique menée par Donald Trump dès les premiers jours de son second mandat, les dirigeants du Parti démocrate semblaient incapables de mesurer l’ampleur de l’assaut que l’arène politique allait subir. Lors d’une conférence de presse en février, le chef de la minorité à la Chambre des représentants, Hakeem Jeffries, a résumé la position stratégique initiale du parti, qui consistait à « faire le mort » : « Quel est notre moyen de pression ? Les républicains n’ont cessé de sermonner l’Amérique : ils contrôlent la Chambre des représentants, le Sénat et la présidence. C’est leur gouvernement. »

Au cours des mois qui ont suivi, les mouvements de protestation se sont quelque peu intensifiés, tandis que des dizaines de milliers de fonctionnaires fédéraux étaient licenciés, que des centaines de milliards de dollars de subventions fédérales étaient annulées et que des ressortissants étrangers disparaissaient dans des centres de détention de l’ICE. Bien que la seconde vague de « résistance » à Donald Trump ait surpassé la première en termes de mobilisation, son impact politique reste limité par l’absence d’un événement fondateur équivalent à la marche de janvier 2017, qui avait réuni plus de 500 000 personnes à Washington, D.C.

Même lorsque des millions d’Américains descendent dans la rue — comme ce fut le cas au début d’avril 2025 — les médias relèguent souvent ces manifestations en marge de l’actualité, cantonnées aux dernières pages des journaux. Dans tous les cas, les formes d’opposition les plus visibles et les plus percutantes ne sont pas venues du parti d’opposition lui-même.

Pourtant, contrairement aux craintes exprimées par certains experts progressistes, si les démocrates ont hésité à assumer pleinement le rôle d’une opposition loyale, cette retenue ne s’explique ni par une prétendue normalisation de Donald Trump, ni par une approbation populaire de sa manière de gouverner, ni même par l’émergence d’une majorité républicaine consolidée. Elle ne relève pas non plus, comme le soutiennent les critiques du parti depuis la fin du XXᵉ siècle, d’un abandon pur et simple de la capacité à formuler des récits mobilisateurs.

Comme le soulignent Daniel Schlozman et Sam Rosenfeld, les campagnes de communication laborieuses du Parti démocrate ne sont pas de simples maladresses tactiques : elles traduisent un affaissement profond. Au fil des décennies, le parti s’est délesté de fonctions stratégiques essentielles – sélection des candidats, collecte populaire de fonds, élaboration d’un programme politique – au profit d’un écosystème diffus composé d’organisations extérieures, de médias et de grands donateurs. Bien que ce phénomène de désagrégation soit le modèle dominant dans les systèmes de partis occidentaux, il s’est manifesté de manières très différentes selon les pays.

Fragmentation des partis

Le Parti républicain illustre une forme singulière de recomposition. De la base au sommet, il s’est transformé en un réseau d’organisations et de mouvements idéologiques fédérés autour d’un corpus de principes mouvants gravitant autour de quelques axes structurants – une volonté de réduire drastiquement les dépenses redistributives, une posture de plus en plus restrictive sur l’immigration, et une défense affirmée des valeurs traditionnelles et des modèles familiaux conservateurs.

En revanche, chez les démocrates, les syndicats traditionnels ont été remplacés par un ensemble de plus en plus dense de groupes de pression et d’organisations à but non lucratif. Le lien commun entre ces groupes n’est pas leur engagement en faveur d’un ensemble de principes idéologiques, mais leur attachement à tout un pan du fonctionnement de l’Etat. La nature de celle-ci est très variée et comprend les principales dépenses sociales (Sécurité sociale, Medicare et Medicaid), les droits (Voting Rights Act), ainsi qu’une série de programmes de subventions, allant des Community Development Block Grants aux prix de la National Science Foundation.

Il est donc logique que le Parti démocrate, une fois vidé de sa substance, prenne la forme d’un réseau clientélaire plutôt que d’un groupe structuré autour de principes idéologiques. À long terme, les réformes de l’ère progressiste, comme celle de l’embauche au mérite dans la fonction publique et du vote à bulletin secret, ont non seulement court-circuité les systèmes locaux de patronage et affaibli le pouvoir des chefs de parti, mais le New Deal a également fourni une vaste gamme de nouveaux services sociaux qui ont été largement soustraits au contrôle des appareils de parti. À mesure que l’État fédéral s’est approprié les fonctions autrefois dévolues aux partis politiques, il a simultanément favorisé l’essor de formes d’organisation plus récentes. Groupes de pression, lobbies sectoriels, associations d’aide sociale : ces acteurs ont progressivement revendiqué des droits au gouvernement.

La fragmentation du paysage politique s’est poursuivie à un rythme soutenu, tandis que l’investissement du gouvernement fédéral dans les programmes sociaux augmentait durant l’ère de la « Great Society » du président Johnson [le New Deal et le projet de Great Society comptent au nom des deux plus grandes phases de réformes sociales de l’histoire des Etats-Unis NDLR].

Cette période a permis la formation de groupes d’intérêt axés sur les mesures politique, ainsi que l’injection de ressources fédérales dans les organisations à but non lucratif, qui sont devenues des vecteurs essentiels de la prestation de services d’aide sociale. Au début des années 1970, le Congrès a également commencé à mettre en place un « État du contentieux », encourageant les poursuites judiciaires privées pour faire appliquer les nouvelles réglementations fédérales dans des domaines aussi variés que les droits civiques ou la protection de l’environnement.

Cette mutation institutionnelle a accentué la fragmentation du pouvoir en favorisant l’émergence d’une multitude d’organisations juridiques d’intérêt public, qui ont progressivement déplacé les conflits politiques vers l’arène judiciaire. Ce glissement a transformé la nature même de l’engagement partisan : la base organisationnelle du Parti démocrate ne repose plus sur des structures militantes enracinées, mais sur un assemblage disparate d’experts en politiques publiques, d’avocats spécialisés et d’organisations militantes.

Ce mécanisme, emblématique d’un paternalisme néolibéral, traduisait une préférence pour l’incitation économique plutôt que pour la garantie universelle

Officiellement, ces groupes font allégeance aux bénéficiaires des programmes qui sont leur raison d’être, et non aux partis politiques. Pourtant, le contrôle ferme exercé par les démocrates sur le pouvoir législatif pendant l’ascension de ce que les politologues Karen Orren et Stephen Skowronek appellent « l’État des politiques publiques » a fini par faire d’eux le parti de fait des clients de la stratégie des politiques publiques, une niche de plus en plus large englobant toutes sortes d’organisations, des associations identitaires aux milieux de la haute finance. La révolution Reagan et son attaque contre les idées et les alignements politiques centraux du New Deal ont encore davantage rapproché ces groupes clientélaires des démocrates.

Mais ce partenariat n’a pas apporté de stabilité politique aux démocrates, ni de gains politiques aux « parties prenantes » que les groupes clientélaires prétendaient représenter. Selon les politologues Dan Galvin et Chloe Thurston, les démocrates en sont même venus à considérer l’élaboration de politiques publiques comme un substitut à la construction du parti. Pourtant, les programmes, en particulier la variante technocratique axée sur le marché qui séduit l’intelligentsia du parti, n’engendrent pas d’alliances électorales durables.

Plus fondamentalement, les groupes clientélaires qui gravitent autour du Parti démocrate se trouvent mal équipés pour formuler des revendications d’intérêt général ou pour initier des dynamiques d’action collective ambitieuses. Dépourvus du poids des syndicats ou du capital, ils ne disposent pas de la masse critique nécessaire pour peser dans les négociations avec les élus. Face aux conflits politiques, leur stratégie s’oriente davantage vers des gains ponctuels ou la défense des acquis, plutôt que vers l’élargissement du champ des possibles.

Ainsi, bien que l’offensive de l’administration Trump contre l’État menace directement les droits et les avantages que les groupes clientélaires des politiques publiques s’efforcent de préserver, ces organisations peinent à orchestrer une riposte durable qui dépasse le cadre judiciaire. Même si elles obtiennent gain de cause et que l’administration Trump ne se contente pas d’ignorer les décisions de justice, les démocrates ne sont guère incités à remanier leur programme.

L’union des circonscriptions disparates touchées par l’assaut de Trump contre la démocratie dépendra en partie de la possibilité de persuader les démocrates d’aller au-delà du statu quo organisationnel qui le caractérise.

« Deux partis républicains » ?

Par un matin glacial de janvier 1995, Ted Kennedy, vétéran du Sénat américain entamant son sixième mandat, s’exprimait avec fougue devant le National Press Club. Le Parti démocrate venait d’essuyer une défaite cuisante aux élections de mi-mandat de 1994, et sa direction, désormais dominée par les Nouveaux Démocrates à l’orientation plus conservatrice – incarnés notamment par le président Bill Clinton – semblait prête à opérer un virage à droite. Kennedy, lui, refusait cette inflexion.

Pour lui, l’horizon progressiste demeurait ancré, notamment sur des enjeux de couverture médicale universelle ou d’aides financières aux démunis. Pour Ted Kennedy, céder aux caricatures républicaines des valeurs démocrates revenait à se renier – et à mériter la défaite. « La dernière chose dont ce pays a besoin, c’est de deux partis républicains », lançait-il. Pourtant, malgré son avertissement, Kennedy allait perdre cette bataille. Dans les années ultérieures les démocrates jouèrent un rôle actif dans le démantèlement des programmes de lutte contre la pauvreté qu’ils avaient eux-mêmes mis en place les décennies précédentes.

Ce qui se jouait au sein du Parti démocrate dans les années 1990 dépassait largement le cadre d’un affrontement idéologique entre héritiers du New Deal et néolibéraux en ascension. En réalité, le parti avait été profondément affaibli sur le plan organisationnel. Au fil des décennies précédant sa déroute aux élections de mi-mandat de 1994, une série de réformes institutionnelles combinées à des fractures internes au sein de la coalition du New Deal avaient progressivement érodé sa capacité à structurer la vie démocratique. Incapable de mobiliser, de coordonner ou d’incarner une vision politique cohérente, le Parti démocrate s’était transformé en une entité désarticulée.

Suite à des changements dans les processus de nomination et les lois sur le financement des campagnes, le parti a délégué le recrutement des candidats et les opérations de campagne à des organisations extérieures. Désormais, les politiques étaient élaborées par un réseau de plus en plus dense de cercles de réflexion et de groupes d’intérêt étroits, et dépourvus de membres du Parti démocrate lui-même. Celui-ci s’est non seulement effacé de la vie des électeurs : il s’est également avéré être une entité incapable de résoudre ses problèmes de coordination et d’établir un programme politique majoritaire.

Mais la vacuité organisationnelle n’est pas la seule mutation marquante encourue par le Parti démocrate au cours des dernières décennies du XXᵉ siècle. À mesure que la coalition hétérogène du New Deal – composée de machines politiques urbaines blanches du Nord, de syndicats puissants et d’enclaves issues de l’ère Jim Crow – se désagrégeait, le parti s’est progressivement reconstruit autour d’une nouvelle base sociologique : celle des cadres progressistes, éduqués et relativement aisés.

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Ces électeurs, souvent issus des banlieues en pleine expansion, étaient en réalité les enfants des bénéficiaires directs des politiques publiques de l’après-guerre en matière d’emploi, de logement et d’accès à l’enseignement supérieur.

Domination des cadres

Si les enfants de cette « classe professionnelles managériale » ont profondément influencé le Parti démocrate – tant comme base électorale que comme élite dirigeante – leur héritage demeure profondément ambivalent [la « classe professionnelle managériale » est un concept de sciences sociales désignant la fraction supérieure du salariat, promue à des postes de coordination, étrangère aux pratiques syndicales et plus diplômée que la moyenne NDLR]. Depuis plusieurs décennies, l’opinion publique américaine exprime un soutien constant à un agenda progressiste minimal : assurance maladie universelle, programmes publics d’éducation préscolaire, régulation environnementale.

Sans renier cet horizon, le progressisme de la « classe professionnelle managérial » l’a hybridé avec un style paternaliste et des leviers technocratiques. Le « Patient Protection and Affordable Care Act » (loi sur la protection des patients et les soins abordables) de 2010 est une parfaite incarnation cet alliage. Bien qu’elle ait permis à près de 19 millions d’Américains de bénéficier d’une couverture maladie plus étendue, l’infrastructure de cette politique reposait sur une combinaison de mécanismes de marché complexes et opaques, ainsi que sur des programmes soumis à des conditions de ressources, ce qui rendait difficile pour les consommateurs de s’y retrouver.

Il s’est aussi appuyé sur une incitation fiscale : plutôt que d’offrir une couverture publique universelle aux personnes non assurées, elles imposaient une pénalité à celles et ceux qui ne souscrivaient pas à une assurance privée. Ce mécanisme, emblématique d’un paternalisme néolibéral, traduisait une préférence pour l’incitation économique plutôt que pour la garantie universelle. Sans surprise, cette approche n’a jamais suscité un enthousiasme populaire massif : la cote de popularité du programme est restée en-deçà des 50 %, jusqu’à ce que la menace d’abrogation par les républicains en 2017 provoque un sursaut de soutien.

À la tête de la coalition démocrate, les progressistes issus de la « classe managériale professionnelle » ont pris l’habitude de penser les politiques publiques par le prisme de mécanismes technocratiques opaques : prestations sociales transformées en crédits d’impôts labyrinthiques, partenariats public-privé aux contours flous, etc. Bien sûr, la différence avec les cadres démocrates d’antan ne tient pas simplement au degré de complexité des politiques publiques. Les cadres progressistes contemporains ont, consciemment ou non, abandonné l’ambition de réformer le capitalisme. Là où leurs prédécesseurs cherchaient à encadrer les marchés au nom de la justice sociale, leurs héritiers s’en remettent aux mécanismes du marché pour corriger les inégalités qu’ils produisent. Dans deux histoires passionnantes du parti, Lily Geismer a montré que les gestionnaires et les experts en politique qui l’ont progressivement dominé, ont réorganisé les engagements du New Deal visant à lutter contre la pauvreté et l’insécurité matérielle pour en faire des instruments de la discipline du travail.

Ces changements dans la représentation des intérêts a induit une baisse du taux de syndicalisation, passé de 24 % des salariés en 1973 à tout juste 10 % en 2023

Pourtant, comme le démontre habilement Geismer, si la transformation du Parti démocrate ne s’est pas produite du haut vers le bas, elle n’a pas non plus émergé du bas vers le haut. Il s’agissait plutôt d’une transformation des échelons intermédiaires, basée sur une vaste alliance d’organisations professionnelles qui ont fini par définir la nature de la coalition démocrate, à la fois prescripteurs de politiques publiques et terrain d’entraînement pour les futurs élus, collecteurs de fonds et cadres supérieurs du parti. Ces organisations étaient au cœur de ce que l’on a appelé, dans le jargon de la science politique des années 1970, la « nouvelle politique ». Non seulement ces organisations militantes, spécialisées dans un domaine précis et soutenant les réglementations environnementales, la protection des consommateurs et la justice sociale, ont bouleversé l’ancienne approche politique du consensus partisan par négociations, mais elles ont également mis en avant de nouvelles préoccupations post-matérialistes essentielles pour les électeurs de la classe professionnelle et les activistes.

« Electeurs à enjeux uniques »

À la place des arrangements discrets et transactionnels des décennies précédentes, ces organisations les ont projetés dans l’arène public – une bonne dose de moralisme en prime. Elles ont en effet abandonné les méthodes traditionnelles de propagation des revendications (porte à porte ou tractage à l’entrée des usines) au profit des nouvelles technologies du publipostage, des sondages, puis de la télévision par câble. De supposés « électeurs à enjeux uniques » plus restreints, mais mieux informés, sont devenus la cible de la communication politique, tandis que de larges pans des fidèles du parti pouvaient être enrôlés en tant que membres consommateurs de groupes tels que le Sierra Club, l’Association nationale des voyageurs ferroviaires ou la Coalition nationale pour le logement des personnes à faibles revenus.

Ces « électeurs à enjeux uniques » ont cependant considérablement varié selon les partis. Si les démocrates ont rassemblé un ensemble fragmenté de groupes d’intérêts, la coalition organisationnelle des républicains s’est construite autour d’un ensemble plus cohérent de groupes idéologiques dont l’objectif déclaré était de limiter l’étendue du gouvernement fédéral. Cette asymétrie est largement liée aux politiques créées par les démocrates eux-mêmes. Pour comprendre pourquoi, il est utile de retracer la genèse de ces groupes.

Au cours des premières années d’après-guerre, la politique américaine était définie par un système de groupes d’intérêt relativement limité et stable. Le rapport entre les groupes à but lucratif et les groupes à but non lucratif établis à Washington, D.C., était de trois pour un. Dans les années 1960, un nombre croissant de mouvements sociaux, de réseaux militants et de professionnels de la politique se sont regroupés, et ont accouché d’une mutation institutionnelle, que le politologue Bryan Jones et ses collaborateurs ont nommé un « grand élargissement » du rôle de l’État dans la vie américaine. Il s’est caractérisé par un lien clientélaire croissant entre l’Etat et une série de groupes organisés, dont le nombre a décuplé en proportion inverse de leurs membres.

Densité des effectifs syndicaux et formation de groupes d’intérêt, 1966-2001

Les représentants des classes dominantes à Washington, d’abord pris au dépourvu par ces développements, se sont rapidement adaptés. Entre 1975 et 1985, le nombre d’organisations représentant le secteur de la finance et du commerce intérieur a augmenté d’un tiers. Ces organisations se sont rapidement révélées beaucoup plus efficaces dans l’arène politique. Entre 1998 et 2012, le rapport entre les dépenses de lobbying des entreprises et celles des groupes d’intérêt diffus et des syndicats a augmenté de deux tiers.

Ces changements dans le système des intérêts organisés se sont traduits par une baisse du taux de syndicalisation, passé de 24 % des salariés en 1973 à tout juste 10 % en 2023. L’impact de cette évolution sur l’arène politique a été significatif. Entre 1969 et 1982, l’AFL-CIO bénéficiait de la plus grande couverture télévisée de tous les groupes ou associations de la politique américaine, tandis que l’United Auto Workers se classait sixième. En 1995, ni l’un ni l’autre ne figurait parmi les vingt premiers, pas plus qu’aucun syndicat, à l’exception de la Major League Baseball Players Association.

Alors que les syndicats comptent aujourd’hui des millions d’adhérents, l’arène politique nationale est de plus en plus dominée non pas par des coalitions de travailleurs, mais par des organisations qui s’expriment au nom de groupes de population restreints. Seules quelques-unes d’entre elles disposent d’une base d’adhérents de masse. Même lorsqu’ils existent, ces membres sont largement considérés comme des donateurs ou des consommateurs passifs plutôt que comme des participants à la lutte politique.

Au cours des premières décennies du XXIe siècle, les travailleurs ont joué un rôle important et durable au sein de la coalition démocrate. Cependant, les dirigeants syndicaux ont été confrontés à un environnement de négociation nouvellement fragmenté, dans lequel il était beaucoup plus facile pour d’autres groupes de la coalition d’acquérir une plus grande indépendance, ce qui empêchait les travailleurs de jouer un rôle central dans l’agrégation des intérêts. Dans ce contexte, les travailleurs ont peiné à constituer des coalitions majoritaires au Congrès afin de soutenir des programmes sociaux d’envergure. Alors que la leviers des syndicats diminuait, les démocrates se sont trouvés confrontés au défi de constituer une coalition d’organisations ayant peu d’intérêts communs, des relations limitées avec de larges segments de l’électorat et, surtout, aucun accès à des sources de pouvoir structurel.

Le glissement du Parti démocrate vers une structure fondée sur des organisations clientélaires n’a guère suscité d’inquiétude quant à sa vulnérabilité. Au contraire : la prolifération des groupes d’influence est souvent présentée comme le signe d’une stratégie efficace, permettant de prendre en compte les aspirations de l’électorat dans sa diversité. Au prix du deuil de tout changement structurel ?

Cet article a originellement été publié dans Catalyst : A Journal of Theory and Strategy, une publication de notre partenaire Jacobin, sous le titre « Why the Democrats Are So Useless ». La première partie de cet article a été traduit par Alexandra Knez pour LVSL, puis édité. La seconde partie sera publiée prochainement.

05.11.2025 à 22:03

Les bureaux vacants, symbole de la crise de l’espace urbain

Maxence Guillaud

Une importante partie de nos espaces de bureaux, manifestations quotidiennes de notre modèle économique, voient désormais leurs volumes se transformer en coquilles vides. Avec plus de 9 millions de m² de bureaux vacants en France, dont plus de la moitié en Île-de-France, il ne s’agit pas d'un phénomène qui peut être négligé. Il offre paradoxalement une voie de sortie à la crise du logement et de l'espace qui s'aggrave dans les grandes villes.
Texte intégral (4413 mots)

Une importante partie de nos espaces de bureaux, manifestations quotidiennes de notre modèle économique, voient désormais leurs volumes se transformer en coquilles vides. Avec plus de 9 millions de m² de bureaux vacants en France, dont plus de la moitié en Île-de-France, il ne s’agit pas d’un phénomène qui peut être négligé. Il offre paradoxalement une voie de sortie à la crise du logement et de l’espace qui s’aggrave dans les grandes villes.

Quelques chiffres

La crise des bureaux s’inscrit dans un contexte plus large de transformation du parc immobilier français. Selon les données du Consortium des Bureaux en France (CBF), le parc total de bureaux en France représente 173 millions de m², avec une répartition presque égale entre parc marchand (89 millions de m²) et non-marchand (84 millions de m²). Le parc non-marchand — concernant les espaces dont l’occupant est également propriétaire — se compose quant à lui de 47 millions de m² privés et 37 millions de m² publics.

La vacance touche particulièrement le parc marchand, avec plus de 9 millions de m² immédiatement disponibles, représentant un taux de vacance national d’environ 10%. Cette situation affecte inégalement les territoires : l’Île-de-France concentre 5,2 millions de m² vacants contre 4 millions de m² en région.

Plus préoccupant encore, le CBF identifie 2 millions de m² en situation de friche, dont 1,2 million en Île-de-France, correspondant à des immeubles de plus de 1 000 m² entièrement inoccupés depuis au moins deux ans et sans projet de réaffectation. Dans la région la plus densément peuplée du pays, la vacance atteint effectivement des taux records : 25,1% près de La Défense, 27,3% dans la première couronne du nord parisien…

Le parc de bureaux en France s’est démultiplié au cours des cinquante dernières années, porté par l’expansion du secteur tertiaire. En Île-de-France, cette croissance a été particulièrement spectaculaire : selon l’APUR, de 1975 à 2022, le parc de bureaux de la métropole du Grand Paris a plus que doublé, passant de 20 à 42,6 millions de m². Cette expansion s’est cependant heurtée à un mur.

Depuis quelques années, la tendance s’est inversée sous l’effet de plusieurs ruptures : développement massif du télétravail, diminution des surfaces de travail demandées par les entreprises, préférence pour les espaces collaboratifs et ralentissement structurel de la croissance des emplois tertiaires… — La Banque de France nous apprend que le taux d’occupation des bureaux a chuté de 5,4% entre 2020 et 2023.

Mais contrairement à une idée reçue, la crise des bureaux ne date pas de la pandémie du COVID-19 et des transformations subséquentes des cultures des entreprises du tertiaire. La crise des bureaux était prévisible depuis 2009, nourrie par une offre immobilière qui surpassait déjà la demande effective générée par la création de nouveaux emplois tertiaires. La pandémie de COVID-19 a surtout agi comme un catalyseur.

Combler le vide

Dans un contexte de tension immobilière aiguë, comment ne pas voir dans la reconversion des bureaux vacants une opportunité stratégique ?

De fait, la crise que traverse le marché du logement est systémique. Un rapport du Sénat d’avril 2024 en dresse un tableau toujours plus inquiétant : chute de l’offre, autant dans la construction neuve que dans la vente de l’ancien, blocage des parcours résidentiels, explosion de la demande de logements sociaux… En juin 2024, l’Union sociale pour l’habitat recensait 2,7 millions de ménages en attente de logements sociaux. Cette situation dramatique laisse aujourd’hui 4 millions de personnes en situation de mal-logement.

Dans ce contexte, toute méthode permettant de produire du logement de qualité tout en répondant aux impératifs environnementaux est à mettre en place.

Le gisement de mètres carrés non utilisés dans le tertiaire offre ainsi la possibilité de traiter conjointement deux crises de front — celle de l’immobilier d’entreprise et celle du logement. L’enjeu est alors de recharger en vie urbaine de vieux volumes tertiaires, afin de créer des lieux d’habitation au cœur de territoires déjà bien desservis par les transports et équipements.

Dans un contexte marqué par l’objectif de Zéro Artificialisation Nette (ZAN), cette logique de « recyclage urbain » est vertueuse à plus d’un titre : elle limite l’étalement urbain et peut contribuer à ranimer des quartiers d’affaires en leur insufflant une mixité d’usages et une vie qu’ils n’ont jamais connues.

Ambitions des pouvoirs publics

La transformation des locaux d’activités en logements est loin d’être un phénomène nouveau en France. Selon une étude de 2024, pas moins de 216 571 logements ont été créés par ce biais entre 2013 et 2022, les bureaux représentant la catégorie la plus transformée avec 24,5 % des logements produits. Ce rythme de transformation paraît cependant modeste au regard des millions de mètres carrés de bureaux vacants qui pèsent sur le marché.

Il est difficile d’estimer la contribution que pourrait apporter à la production de logements la transformation ou la destruction-reconstruction de bureaux. Les scénarios de l’Observatoire Régional de l’Immobilier d’Entreprise en Île-de-France (ORIE) offrent cependant des perspectives encourageantes.

Un premier scénario envisage la création de 150 000 logements (8,8 millions de mètres carrés), en supposant que ces bureaux soient démolis pour reconstruire du logement à 80% et transformés pour les 20% restants. Un second scénario conclut à un potentiel de 127 000 logements (7,5 millions de mètres) dans l’hypothèse où 40% des opérations seraient des transformations et 60% des démolitions partielles ou totales en vue d’une reconstruction de logements. L’ORIE estime que pour 1 mètre carré de bureaux, 0,8 mètre carré de logement est créé, tandis que si l’immeuble est démoli et reconstruit par la suite, il est possible de créer 2,3 mètres carrés de logement pour 1 mètre carré de bureaux. Ce haut ratio étant permis par la densification et la surélévation.

Ces estimations pourraient être revues à la hausse si certaines mesures politiques sur le sujet étaient pleinement adoptées ; une ambition politique réaliste pourrait fixer la contribution de la conversion de bureaux en logements à hauteur de 20 à 25% de la production nette de logements dans les principales aires métropolitaines françaises. Concrètement, en Île-de-France, sur un objectif de production annuelle de 70 000 logements, la transformation des bureaux pourrait contribuer à hauteur de 14 000 à 17 500 logements par an.

Limites techniques et défis économiques

Cependant, convertir ces structures conçues pour l’efficacité économique en lieux de vie dignes représente un défi technique de taille. Ces bâtiments sont conçus comme des plateaux libres de plusieurs centaines de mètres carrés et leur grande profondeur rend complexe la création de logements répondant aux exigences minimales d’éclairement naturel et de ventilation. Conséquemment, la transformation de bureaux en logements génère un ratio entre surface habitable et surface de plancher moins favorable que dans le neuf, en raison des contraintes structurelles qui réduisent le rendement spatial.

Un immeuble de bureaux est structuré autour d’un noyau central abritant ascenseurs, cages d’escalier et, surtout, un dense réseau de gaines. Ce réseau est structurellement mal adapté à la distribution d’une multitude de logements individuels nécessitant chacun leurs propres arrivées d’eau, évacuations et compteurs électriques.

Les façades de bureaux, souvent constituées de grandes baies vitrées fixes ou de murs-rideaux, présentent des performances thermiques et acoustiques généralement très en deçà des standards de l’habitat. Leur transformation implique fréquemment le remplacement complet des menuiseries, l’ajout d’un double vitrage ou d’une isolation par l’extérieur, et la création d’ouvertures plus petites et plus conformes à l’intimité résidentielle. Ces adaptations alourdissent considérablement la facture des travaux…

Deux résultats : d’abord, tous les bureaux ne sont pas convertibles en logement. Pour chaque projet, il s’agit de déterminer, sur la base de critères à la fois financiers et environnementaux, si la transformation présente un réel intérêt ou si, au contraire, la déconstruction-reconstruction s’avère plus pertinente. Certains bâtiments, par leur configuration inadaptée ou leur localisation, ne se prêtent tout simplement pas à une reconversion viable.

Ensuite, lorsqu’elle est envisageable, la transformation de bureaux en logements engendre un surcoût systématique par rapport à la production de logements neufs. Les données issues de la Foncière de Transformation Immobilière (FTI) indiquent un coût moyen de travaux de 2 550 € HT/m² SHAB. Ce coût est structurellement supérieur à celui, par exemple, de la maîtrise d’ouvrage directe dans le logement social, qui se situe, en moyenne, entre 1 900 € en région et jusqu’à 2 200 € HT/m² SHAB en Île-de-France. Ainsi, en raison des défis techniques, la reconversion se heurte à une réalité économique simple : convertir un bâtiment existant est plus onéreux que de construire du neuf.

D’un point de vue strictement financier, il est certain que le résidentiel locatif souffre d’un déficit structurel d’attractivité face à l’immobilier tertiaire, qui offre des rendements locatifs plus élevés et une gestion moins complexe. Il serait ainsi tout à fait illusoire de penser que le marché se réorienterait spontanément vers la production de logements par reconversion.

En outre, certains élus locaux peuvent redouter la conséquence budgétaire de ces transformations. Elles peuvent créer à court terme une équation financière défavorable pour les communes. Les charges d’équipement augmentant avec l’arrivée de nouveaux habitants, tandis que les recettes fiscales issues des logements restent inférieures à celles des activités économiques. En d’autres termes, la transformation d’une forte proportion de bureaux en logements induit une croissance démographique locale qui génère des besoins spécifiques en équipements publics, pesant sur le budget communal.

S’ajoute à cela la dimension symbolique : les tours de bureaux incarnent traditionnellement un géosymbole du dynamisme économique et l’attractivité territoriale. Une perte d’identité économique peut être vécue comme une régression, un effacement du statut de pôle d’emploi effectif ou en devenir. Des enjeux politiques et électoraux plus subtils — relatifs à la modification de la sociologie d’un quartier — peuvent également entrer en ligne de compte.

Face à ces limites techniques, économiques et financières, l’intervention déterminée de la puissance publique devient la condition sine qua non pour permettre cette métamorphose de l’espace urbain. Seule une action publique volontariste peut permettre d’imposer la réalisation de l’intérêt général.

Quand l’État veut bâtir la réversibilité

Promulguée en 2018, la loi ELAN a renforcé un régime dérogatoire au PLU en faveur des reconversions vers du logement. Ces dernières peuvent par exemple déroger aux règles relatives à la densité et aux obligations en matière d’aires de stationnement, tout en bénéficiant d’un « bonus de constructibilité » de 30 % par rapport au gabarit de l’immeuble initial. Cela sous réserve d’une discussion entre le porteur de projet et la collectivité.

La loi Climat et résilience de 2021 a introduit l’obligation, à partir du 1er janvier 2023, de réaliser une « étude du potentiel de changement de destination et d’évolution » avant toute construction ou démolition. Cette mesure — provenant à l’origine des propositions de la Convention citoyenne pour le climat — vise à réduire le nombre de démolitions de bâtiments existants et inciter à l’intégration, dès la conception d’un nouveau bâtiment, de sa possible transformation ultérieure.

Mais plus récemment, la loi n° 2025-541 du 16 juin 2025 visant à faciliter la transformation des bureaux et autres bâtiments en logements, dite « Loi Daubié », a marqué une étape importante concernant l’environnement juridique encadrant la transformation du bâti. Elle consacre plusieurs innovations destinées à faciliter les changements de destination.

La première avancée significative est l’introduction d’un nouveau mécanisme de dérogation au PLU. Désormais, l’autorité compétente peut autoriser un changement de destination — notamment des bureaux vers du logement — même lorsque le PLU ne le prévoit pas initialement. Ce pouvoir n’est toutefois pas discrétionnaire : tout refus doit être spécialement motivé et ne peut s’appuyer que sur des motifs limitativement énumérés, tels que l’existence avérée de risques de nuisances, une accessibilité insuffisante aux transports, l’incapacité démontrée des équipements publics locaux à absorber de nouveaux habitants, ou une atteinte aux objectifs de mixité sociale.

Deuxième innovation fondamentale : le permis de construire « réversible » ou « multi-destinations ». Inspiré par l’expérience des constructions des Jeux Olympiques de 2024, ce nouveau type de permis, valable pour une durée de vingt ans, introduit une véritable flexibilité dans la gestion du patrimoine bâti. Il permet d’autoriser par anticipation un bâtiment qui comportera plusieurs destinations et états successifs au cours de son existence. Cette disposition reconnaît ainsi la vie du bâtiment comme un cycle évolutif, permettant sa réversibilité programmée entre différents usages — tertiaire, résidentiel… — sans avoir à recourir à de nouvelles demandes d’autorisation, offrant ainsi une sécurité juridique aux investisseurs et favorisant l’optimisation du foncier déjà artificialisé.

Au niveau des collectivités, l’approche par appel à projets est utilisée comme levier opérationnel pour lancer les initiatives. Des programmes comme « Réinventer Paris 3 » (lancé en 2021) et « Inventons la Métropole du Grand Paris 3 » (2022) ont spécifiquement ciblé la conversion de bureaux vacants.

Plan Létard : promesses et faiblesses

Face à l’ampleur du défi, l’ancienne ministre du Logement Valérie Létard avait présenté le 27 mars 2025 un plan visant à créer 25 000 logements à court ou moyen terme, et jusqu’à 70 000 à long terme par la transformation des bureaux vacants.

Deux mesures fiscales, intégrées à la loi de finances 2025, sont présentées. D’une part, une exonération de la taxe sur les bureaux (TSB) qui s’applique en Île-de-France et dans certains départements de la région PACA est accordée aux propriétaires qui déposent un permis de construire pour une reconversion en logements. Cette exonération a pour objectif de neutraliser un coût pouvant « excéder 20 €/m² par an » selon le dossier de presse du plan ministériel.

S’il est vrai que cette taxe peut excéder les 20 €/m² par an, il convient toutefois de souligner que le montant de la TSB varie fortement selon les circonscriptions d’application : en 2025, il atteint jusqu’à 25,77 €/m² par an dans certains arrondissements parisiens, 11,87 €/m² par an dans les communes de l’unité urbaine de Paris (hors Paris et Hauts-de-Seine), 5,74 €/m² par an dans les autres communes d’Île-de-France situées hors de cette unité urbaine, contre seulement 0,99 €/m² par an dans les départements concernés de la région PACA… Autant dire que l’impact réel de cette exonération dépendra fortement du code postal du bien concerné.

Le dispositif prévoit également un mécanisme de compensation pour les collectivités territoriales. Celles-ci se voient accorder la possibilité de percevoir une taxe d’aménagement sur les opérations de transformation de bureaux en logements, dès lors qu’un permis de construire ou une déclaration préalable est requis. Cette recette fiscale est destinée à soutenir le financement des équipements publics induits par le changement de destination des bâtiments. Si cette mesure peut lever une appréhension pour les collectivités, on peut douter qu’elle puisse motiver les propriétaires de biens à transformer.

Le choix d’articuler la politique publique autour de dispositifs de prêts (PHB 2.0 de 140 M€) ou d’appels à manifestation d’intérêt (20 M€ sanctuarisés dans la programmation 2025 des aides à la pierre — somme pouvant être jugée peu suffisante au regard des surfaces à transformer) repose sur une logique de stricte incitation à l’initiative par la mobilisation de l’argent public pour garantir la rentabilité des opérateurs, sans que les collectivités ne conservent un contrôle réel sur l’aboutissement des projets et leur intégration dans une stratégie urbaine globale.

Conformément aux annonces de ce plan, deux groupes de travail, qui ont désormais rendu leurs conclusions, furent constitués. Le premier était consacré au modèle économique et au financement de la transformation. Le second avait pour mandat d’identifier les freins et de proposer des simplifications réglementaires et normatives.

Ces conclusions — du fait de la nature de la commande ministérielle — consistent principalement en des solutions technico-administratives, pour beaucoup intéressantes, pour d’autres nécessaires, mais peu suffisantes pour opérer un réel changement de paradigme.

Ces deux rapports privilégient une approche incitative plutôt que des financements directs ou des mesures coercitives, ainsi que des dispositions « d’acupuncture institutionnelle ». L’État y est surtout conçu comme un facilitateur et un régulateur, dont le rôle principal est de créer un environnement favorable à l’initiative.

On peut y lire des propositions relevant de la création de statuts et de régimes fiscaux et juridiques dédiés (VIT — vente d’immeuble à transformer —, FTB — foncières de transformation de bureaux), d’exonérations de taxes (TVA à 5,5 %, aménagements de taxe foncière) et d’assouplissement des normes (élargissement du régime de la déclaration préalable, dérogations diverses au CCH) qui visent à « débloquer » la valeur économique des actifs et à rendre la transformation plus rentable que la passivité pour les propriétaires.

Parmi les mesures intéressantes proposées, on retiendra également la création d’un permis de démolir suspensif pour favoriser la recherche préalable de solutions de reconversion, ainsi que la réflexion autour de l’éligibilité des opérations de transformation aux Certificats d’Économies d’Énergie (CEE). S’ajoutent à cela un élargissement des Opérations de Requalification des Territoires (ORT) aux projets de transformation et, mesure essentielle, la cartographie de la vacance tertiaire.

Les recommandations d’exonérations en tout genre peuvent interpeller. En défiscalisant plutôt qu’en finançant directement certaines opérations — ce qui peut revenir au même dans la balance — l’État renonce à une capacité d’intervention plus fine et ciblée. Il s’agit d’une politique de la carotte, sans le bâton.

On note dans ces rapports de nombreuses propositions intéressantes, mais assez peu de considération pour l’équilibre des comptes publics, et aucune reprise de l’idée d’une taxation dissuasive de la vacance structurelle, préconisée par André Yché, dont le rapport avait également été commandé par la ministre.

Une lecture attentive de ce dernier, remis en juin 2024 par l’auteur à l’ancienne ministre déléguée au Logement, révèle des propositions autrement plus structurantes que les mesures annoncées.

Pour une stratégie systémique de la reconversion

Le rapport Yché propose un dispositif complet articulé autour de plusieurs leviers complémentaires. Sa mesure phare repose sur l’instauration d’une taxation progressive de la vacance : au-delà d’une période de vacance frictionnelle de deux ans, une taxe additionnelle, équivalente au montant de la taxe sur les bureaux, serait perçue par l’État. Celle-ci serait majorée de 50 % chaque année supplémentaire d’inoccupation. Ce mécanisme vise à compenser le manque à gagner lié à l’absence d’activité économique, tout en dissuadant fortement les foncières de laisser leurs actifs à l’abandon.

Cette taxe permettrait également de modifier l’attitude de certains gestionnaires ayant tendance à masquer la décote réelle des actifs et à ralentir les ventes. Alors que le passage à la cotation semestrielle des SCPI n’a jusqu’ici eu qu’un impact limité sur ces pratiques, la stratégie de taxation progressive proposée par Yché posséderait la force nécessaire pour véritablement débloquer la situation.

La taxe serait suspendue dès le dépôt d’un dossier de transformation, mais réactivée si les travaux ne débutent pas dans un délai de deux ans. Là où la vision globale du plan Létard est de récompenser l’action, le rapport Yché préconise également de pénaliser l’inaction.

En contrepartie, il préconise également un crédit d’impôt de 20 % sur les coûts de transformation pour les projets de logements intermédiaires et sociaux. Cette mesure permettrait, en théorie, de compenser le surcoût des opérations de reconversion par rapport au neuf.

Le rapport mise également sur des leviers politico-administratifs pour accélérer les projets : 50 % du produit de la taxe seraient reversés aux collectivités qui instruisent les autorisations d’urbanisme dans les délais. À l’inverse, un mécanisme de transfert de compétence à l’État pourrait être activé en cas de blocage persistant.

Surtout, l’approche se distingue par sa vision systémique. Yché propose la création de « bouquets d’actifs », regroupant plusieurs bâtiments dans un portefeuille. Certains seront déconstruits pour créer des espaces verts, d’autres reconstruits pour un autre usage ou transformés, en s’appuyant sur une logique de péréquation économique. Face à l’hétérogénéité des besoins urbains et des potentialités de transformation, cette approche globale permettrait d’arbitrer de façon cohérente entre contraintes techniques et objectifs d’aménagement.

Ce modèle préfigure une planification stratégique où la puissance publique ne se contente pas d’inciter, mais organise activement la recomposition du tissu urbain par blocs fonctionnels. En envisageant de loger chaque bouquet dans une société de projet dédiée, bénéficiant d’avantages fiscaux et financiers, le rapport esquisse les contours d’un urbanisme de la transformation à la hauteur des enjeux : systémique, financièrement soutenable et territorialement cohérent.

À côté de cette vision structurante, le plan Létard apparaît plus timoré, moins abouti, et globalement peu soucieux de l’équilibre des comptes publics.

Au-delà du logement : la ville en partage

Au-delà de la déconstruction des immeubles tertiaires — qui peut permettre de créer des espaces verts ou d’engager une reconstruction — ou de la transformation de leurs espaces en logements, une approche complémentaire, qui peut également s’implanter dans l’attente d’opérations plus lourdes et pérennes, consiste à mobiliser ces locaux vacants pour répondre à d’autres besoins.

Le rapport Yché propose ainsi d’imposer la mise à disposition temporaire des surfaces inutilisées à des acteurs de l’économie sociale et solidaire. Ainsi, en amont des conversions structurelles, l’urbanisme transitoire offre des réponses agiles à des besoins socio-économiques concrets.

Cette pratique trouve une illustration significative avec le projet des Arches Citoyennes, plus grand tiers-lieu de Paris, qui occupe depuis 2023 l’ancien siège de l’AP-HP juste en face de l’Hôtel de Ville. Ces espaces gérés par la coopérative Plateau Urbain créent ainsi un véritable pôle de vie sociale et culturelle en permettant à plus de 450 structures (entreprises sociales et solidaires, associations, artistes) de trouver leur place dans la ville, et cela à prix réduit.

Les Arches Citoyennes préfigurent ainsi le projet définitif « Hospitalités Citoyennes », porté par un groupement conduit par BNP Paribas Real Estate, associant Apsys et RATP Solutions Ville, lauréat de l’appel à projet « Réinventer Paris 3 ». Premier ensemble immobilier à mission parisien, ce projet transformera le site à l’horizon 2030 et mêlera logements, bureaux et commerces dans une démarche inclusive et solidaire. Cette occupation transitoire permet dans le cas en question de préfigurer concrètement la vocation sociale et solidaire qui caractérisera le projet définitif.

En somme, ces usages transitoires permettent de maintenir l’animation des quartiers tout en expérimentant de nouvelles fonctions urbaines. Ils peuvent ainsi servir de laboratoire pour préparer la transformation pérenne des espaces, tandis que la collectivité peut jouer un rôle de médiateur entre les différents acteurs. Les propriétaires des locaux ont également beaucoup à y gagner, leur permettant notamment d’économiser en frais de gardiennage et de limiter la dégradation des locaux.

Relancer le débat

La crise des bureaux vacants est une opportunité qui peut permettre de répondre à certains besoins. Mais la transformation de notre économie immobilière exige une véritable ambition politique. Si les solutions existent, si les réglementations évoluent dans le bon sens, l’audace politique manque pour réellement bousculer le secteur de l’immobilier et accélérer cette transition.

Du reste, si l’immobilier tertiaire accapare l’attention, il n’en demeure pas moins que, comme le rappelle le rapport Yché, « la transformation des bureaux fait figure de cas d’école et peut inspirer, à bien des égards, les principes de la transformation de toutes les classes d’actifs immobiliers ».

Face à l’ampleur des défis, nous devons faire preuve de la même ambition que ceux qui, dans les précédentes décennies, ont bâti ces immeubles qui aujourd’hui nous questionnent.

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