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Nous vivons actuellement des bouleversements écologiques inouïs. La revue Terrestres a l’ambition de penser ces métamorphoses.

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25.09.2024 à 16:16
Bernard Charbonneau
Texte intégral (4850 mots)
Temps de lecture : 16 minutes

Présentation du texte

À l’occasion de la récente parution de l’essai de Patrick Chastenet Introduction à Bernard Charbonneau aux éditions de la Découverte

Dans cet ouvrage, Patrick Chastenet, professeur de sciences politiques et spécialiste de Jacques Ellul, propose une synthèse éclairante de la trajectoire, des engagements et des écrits de Bernard Charbonneau, pourfendeur de la croissance industrielle débridée du XXe siècle et analyste lucide des contradictions de l’écologie de gouvernement.

Le 12 février 1934, le bordelais Bernard Charbonneau (1910-1996) monte à Paris pour manifester avec la gauche pour la République et contre les Camelots du Roi, les Croix-de-Feu et autres ligues d’extrême droite à l’origine des émeutes meurtrières du 6 février. À cette époque, Chabonneau est déjà engagé dans un combat de longue haleine et de grande envergure théorique, convaincu que l’humain n’est pas nature ou liberté mais nature et liberté.

Avec son ami Jacques Ellul, il anime alors un petit groupe de discussion et d’action réuni sous la bannière des Amis d’Esprit, du nom de la revue (Esprit) et du mouvement créés par le philosophe catholique Emmanuel Mounier – un des animateurs du courant personnaliste. Acquis à ce courant d’idées qui entendait repenser la place de l’individu dans une société industrielle en pleine mutation et où résonnait déjà le péril fasciste, Charbonneau et Ellul en élaborent un courant singulier – plus tard désigné sous le nom de « personnalisme gascon » – soucieux d’accorder une place importante à la nature dans leur pensée. Ils constituent la branche la plus méconnue du personnalisme mais aussi la plus libertaire et la plus écologiste avant l’heure.

Bernard Charbonneau souhaite faire du sentiment de nature au sein du mouvement personnaliste ce qu’a été la conscience de classe pour le socialisme : une force révolutionnaire. Il développera cette intuition dans un texte manifeste en 1937 qui fait de lui l’un des tout premiers écologistes en France au XXe siècle (Bernard Charbonneau et Jacques Ellul, Nous sommes des révolutionnaires malgré nous. Textes pionniers de l’écologie politique, Paris, Seuil, 2014).

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En avril 1935, la revue Esprit publie l’un de ses premiers articles (il a alors 25 ans) qui a le mérite d’attirer l’attention de ses contemporains sur un phénomène alors en pleine expansion : l’emprise publicitaire. Il y affirme notamment que « celui qui couperait le nerf publicitaire transformerait cent fois plus notre civilisation que n’importe quelle révolution politique ».

Alors que le capitalisme mondial est entré en crise depuis 1929, les pratiques et imaginaires publicitaires s’étendent, accompagnant l’invention de l’obsolescence programmée, afin de relancer la consommation et étendre les marchés. En 1932, l’agent immobilier new-yorkais Bernard London observe : « l’organisation du comportement des consommateurs représente désormais le principal enjeu économique ». Pour faire face au désajustement entre offre et demande que révèle la Grande Dépression et alors que l’économie met en circulation quantité de nouvelles marchandises, il propose de planifier l’obsolescence des biens d’équipement et de consommation pour optimiser la marche de l’industrie

À l’inverse d’une telle perspective conduisant à soumettre les individus et les sociétés à l’impératif de croissance, Charbonneau souhaite libérer l’individu des tutelles économiques pour le sortir des foules indifférenciées et lui permettre ainsi de déployer sa personnalité et d’inventer son propre devenir au contact de la nature. À l’image de nombreux philosophes et essayistes français de l’entre-deux-guerres qui réfléchissent à la matrice économique commune aux États-Unis et à l’URSS, Charbonneau souligne la « mentalité productiviste » qui domine son époque. Pour éviter le chaos économique, le productivisme requiert une discipline de la consommation afin d’écouler l’ensemble des marchandises produites. Le consumérisme (le mot est plus tardif) est l’enfant naturel du productivisme : pour le jeune intellectuel bordelais, il est nécessaire de combattre l’un et l’autre afin d’encourager un mouvement révolutionnaire enfin libéré du mythe du progrès.

Bernard Charbonneau en 1994 (Creative commons); à droite, une lettre de Bernard Charbonneau répondant à une sollicitation de Patrick Chastenet en 1993 (Patrick Chastenet, archives personnelles).

En dépit d’un vocabulaire parfois daté – il faudrait par exemple remplacer le « bonhomme Emboi », que cite Charbonneau, par un objet Ikea – ce texte reste d’une actualité saisissante. Parce qu’il dénonce l’essor du gaspillage et l’obsolescence croissante des marchandises, tout en proposant l’une des premières critiques des faux-besoins et de la vie quotidienne aspirée par l’imaginaire publicitaire, cet article apparaît comme une référence importante, près de 90 ans après sa publication.


LA PUBLICITÉ

par Bernard CHARBONNEAU

Économistes et Psychologues ne s’en soucient guère encore. Votre rue, votre journal, vos promenades, vos décisions, elle a tout envahi. Mais précisément, elle ne relève point des techniciens. Chacun pourrait en parler : où sont dès lors ses références ? Un spécialiste, un révolutionnaire spécialiste est sérieux ; ne leur a-t-on pas appris dès dix-huit ans à distinguer la connaissance scientifique de la connaissance vulgaire

Dans cette rubrique qu’ouvre Esprit sur la révolution quotidienne on se propose précisément de parler du désordre vulgaire. Vous ne spéculez pas, vous ne jouez pas en bourse, vous n’exploitez personne : mais vous lisez les hebdomadaires comme les autres, vous allez au cinéma comme les autres, vous ouvrez votre journal comme les autres. Une époque prend son sens dans les faits et gestes quotidiens, ceux que personne ne remarque ; plus parce qu’ils sont passés dans l’instinct de l’époque, bien plus que dans ses doctrines ou dans ses singularités. Notre dénonciation du désordre serait incomplète si elle n’allait, sous la critique doctrinale et la présentation des grands désordres visibles, jusqu’à la critique quotidienne, reprenons le terme de Bloy, jusqu’à une exégèse des lieux communs.

Une civilisation qui n’aurait pas pour but la production, mais une vie matérielle et spirituelle à la taille de l’homme, ignorerait la publicité.

Le propre du lieu commun est de paraître anodin, comme le propre du désordre bourgeois est de s’être habillé de politesse et de légalité pour adapter le brigandage aux délicatesses d’une société civilisée. Il est par nature celui qu’on laisse dire, laisse passer. Au-dessus des partis et des classes, il nous révèle, si nous voulons l’entendre, combien le même désordre est universalisé dans les cœurs, par dessous les désordres propres aux partis et aux classes. Mais, à proprement parler, on ne l’entend pas. Il est plus excitant de s’émouvoir avec des formules systématiques et des enthousiasmes bruyants que d’écouter la vie quotidienne. Apprendre à reconnaître le quotidien, à saisir l’essentiel dans le médiocre, voilà par quoi nous arriverons à convaincre jusqu’au boutiquier du coin que notre révolution le concerne, et non pas seulement les intellectuels ou les futurs dirigeants.

Source gallica.bnf.fr / BnF

La publicité est une de ces maîtresses invisibles de nos journées.

Son histoire est instructive. Elle présente un double caractère. D’une part, sortant du domaine commercial, elle a envahi un domaine de plus en plus étendu, elle est devenue de plus en plus subtile et insistante ; de l’affiche sur la baraque du cordonnier elle a conquis le train, le bateau, la route, la tour de 300 m. par-dessus la ville, l’annonce qui se glisse dans les journaux, puis, cachée sous forme de faits divers, le texte même des journaux, enfin, par la T.S.F., jusqu’à l’intimité du foyer. En même temps elle s’est détachée de plus en plus de l’objet qu’elle était chargée de désigner. Dès l’origine elle l’était tant soit peu déjà. Les objets qui s’imposent par eux-mêmes, une maison, des meubles, du pain, provoquent l’achat sans réclame. L’œuvre d’art a moins besoin encore de prier ceux qui la goûtent et la désirent. Une civilisation qui n’aurait pas pour but la production, mais une vie matérielle et spirituelle à la taille de l’homme, ignorerait la publicité. Elle se nourrit exactement de l’anarchie de la production. Du jour où, en vue du seul profit qu’ils en pourraient tirer, des gens ont eu pour fin de vendre des objets dont la nécessité ne s’imposait pas, ils se sont condamnés à lutter à coup de mensonges et d’illusions ; et comme l’homme s’attache plus aux mots qu’au réel, ils ont imposé leurs produits.

Celui qui couperait le nerf publicitaire transformerait cent fois plus profondément notre civilisation que par n’importe quelle aventure politique.

Une telle publicité devait rester longtemps embryonnaire, tant que l’on n’eut pas le moyen de donner au mensonge une force d’hypnose et que la mentalité productiviste ne fut pas suffisamment développée. Longtemps subsista un certain rapport entre la publicité et le réel et sauf exception, jusqu’au XVIIIe siècle, la seule publicité courante fut l’enseigne qui se balançait au-dessus de l’échoppe même où le produit se fabriquait. La grande publicité telle que nous la connaissons aujourd’hui, comme la grande presse, comme toutes les forces importantes qui forment l’armature de notre civilisation, est un produit récent de ce que l’on appelle d’un terme trop précis « La Révolution industrielle ». À partir de ce moment la publicité commence à devenir indépendante de la réalité de l’objet (sa nécessité, sa fabrication, sa valeur, etc…).

Lire aussi sur Terrestres : Pierre de Jouvancourt et Quentin Hardy, « Dagognet et l’écologie : anatomie d’un rendez-vous manqué », octobre 2018.

La première phase de cette évolution c’est l’union de la publicité et du journal, en même temps que le développement de l’affichage. Là encore il y a des étapes. Bien que la vente du produit dépende de plus en plus de la publicité faite, il y a au début encore un faible rapport entre la publicité et la production en ce sens que si la publicité s’est détachée de la réalité de l’objet c’est le fabricant qui fait sa propre publicité et l’adresse à une clientèle limitée. Enfin au dernier stade la publicité devient une force propre, indépendante, qui peut servir à tout. Elle n’est plus en puissance du fabricant, elle s’est constituée en dehors du produit, du fabricant et de l’homme client, dans l’agence de publicité. Voulez-vous lancer une marque d’auto, une spécialité pharmaceutique, un homme politique ? Adressez-vous à Havas, il vous fera un devis.

Source gallica.bnf.fr / BnF

Cette abstraction de plus en plus grande de la publicité à l’égard des réalités qu’elle est censée représenter, s’explique en partie par le caractère de l’industrialisme actuel, sa division des tâches et sa concentration. Mais elle a été servie par l’invention de moyens d’évidence qui peuvent rendre le mensonge plus réel que la réalité. Le développement de la publicité et de son efficacité est étroitement lié aux progrès de la T.S.F., du Cinéma, de la Grande presse. Il est encore lié à l’accroissement considérable de puissance que le progrès technique et le jeu de l’argent peuvent mettre entre les mains des incapables là où autrefois la dure sélection d’une nature indomptée opérait un tri grossièrement normal. L’inflation publicitaire est donc une des formes de l’inflation à la production et à la consommation profitables développée par la fécondité artificielle de l’argent au détriment de l’économie humaine. Elle est du ressort même du régime.

Notre civilisation est ainsi faite que ce sont les actes les plus absurdes qui sont les plus profitables et qu’elle ne vit que grâce à l’erreur, au temps perdu, au sang répandu.

On ne le voit pas, parce qu’elle est partout. Nous avons perdu, je l’ai déjà dit, le sens du quotidien et seul l’exceptionnel nous touche. Cependant celui qui couperait le nerf publicitaire transformerait cent fois plus profondément notre civilisation que par n’importe quelle aventure politique.

L’économie y serait la première intéressée. Songe-t-on au capital énorme gaspillé en publicité au détriment de la qualité du produit ? Ces conseils tonitruants, ces lumières, ces initiales, ces mensonges, à quoi bon ? Est-ce que la publicité comme l’argent ne serait pas le jeu stérile par excellence ? La publicité est nécessaire à la vente, dit-on. Oui, dans le cadre de cette civilisation que nous rejetons. Tout y est si bien embrouillé que les lois de la vente ne sont plus les lois du travail et que ce sont les travaux les plus stériles qui rapportent le plus d’argent. Au lieu de perdre du temps à soigner et à perfectionner votre produit faites de la publicité, toutes choses seront égales d’ailleurs, au résultat comptable sinon à la fécondité humaine. Notre civilisation est ainsi faite que ce sont les actes les plus absurdes qui sont les plus profitables et qu’elle ne vit que grâce à l’erreur, au temps perdu, au sang répandu.

Photo de Andrea Leopardi sur Unsplash

Mais il y a des problèmes bien plus graves que l’absurdité du gaspillage. L’économie ne joue pas dans l’abstrait, elle nous touche. Quand elle est mécanisée elle tourne dans le sens de son inertie. Vous pouvez faire un canon pour défendre la paix, la fonction du canon est de tuer et il l’accomplira tôt ou tard. Ici nous pouvons tous juger sans statistiques ni compétence. Il s’agit de l’action de la publicité sur notre vie même.

Elle est facile à saisir ; si les forces économiques, par les techniques bancaires, de l’industrie, du commerce, des transports, ne déterminent l’homme qu’indirectement, par la publicité elles agissent directement, puisque la réclame a pour but de flatter l’amour-propre, de provoquer le besoin et, pour résister à l’atonie provoquée par une surenchère perpétuelle, de raccrocher violemment. La publicité est le moyen par lequel l’argent réalise directement sa domination sur les objets et sur les hommes.

Le libéralisme bourgeois avait horreur de l’art de plein air, de la culture populaire, de l’enseignement quotidien, il les a abandonnés aux prêches de la production et de la consommation.

Provocante, elle ne persuade pas, mais agit par une forme d’évidence qu’aucune philosophie n’a encore proposée et qui relève approximativement du coup de massue. Pour persuader il lui faudrait s’adresser à chaque personne. La personne est son ennemi propre. La personne, c’est la ménagère qui compare et critique, la personne a des exigences et des préférences, la personne fait produire cher et résiste au bagout. L’achat, en régime publicitaire, n’est pas un choix, il est un phénomène d’hypnose collective. Aussi emploie-t-on la répétition, l’éblouissement, l’obsession. Il s’agit de faire des acheteurs malgré soi, des acheteurs-automates. Si vous voyez partout : « Channel est le fourreur sachant fourrer », la facilité de vos nerfs vous conduira un jour chez Channel, au lieu de tant réfléchir.

Le régime de la grande ville éreinte l’homme du matin au soir. Alors, sur sa sensibilité piétinée de bruits, de divertissements, d’agitations, la publicité pose doucement ses ordres. Elle le saisit à son insu chaque fois qu’il erre sans penser à grand-chose, chaque fois que quittant la politique et les pensées il rentre dans le quotidien, regardant machinalement les affiches et les journaux sur le chemin qui mène à son travail.

La publicité, c’est l’école de toutes les classes, l’enseignement en plein air, l’expérience courante où se forme le sens commun. Elle joue dans notre Civilisation le rôle des histoires racontées sur les murs des cathédrales que les paysans regardaient vaguement en attendant la messe ; elle a remplacé les complaintes des colporteurs, les dictons sur la pluie et le beau temps, sur la qualité des bœufs du Nivernais, les proverbes sur les femmes de Dieulivol et les charrues de Villedieu.

Photo de Dylan Dehnert sur Unsplash

Le libéralisme bourgeois lui a fait le terrain libre. Il avait horreur de l’art de plein air, de la culture populaire, de l’enseignement quotidien, il les a abandonnés aux prêches de la production et de la consommation. C’est Citroën qui orne nos rues, c’est Kruschen

Mythes de l’Argent, du Confort et du Progrès, vieux mythes du Soleil, de la Nature, de la Force, du Héros et de la Vedette, de l’Amour-bonheur, de l’évasion, pour chacun on pourrait nommer les affiches.

La publicité se charge enfin depuis peu de nos inquiétudes spirituelles. « Voulez-vous un bon conseiller ? » nous demande le Fakir. Spiritualité dirigée, et les gens d’esprit s’y vendent aisément : le Maréchal Franchet d’Esperey, Mistinguett et Cochet affirment l’excellence du Bakerfix

Lire aussi sur Terrestres : Aurélien Berlan, « Réécrire l’histoire, neutraliser l’écologie politique », novembre 2020.

Essayez l’exégèse des affiches les plus courantes, au hasard des rues, vous en apprendrez bien plus sur la réalité de votre temps que par les statistiques et les idéologies. Je pourrais multiplier les exemples. Telle affiche de sport d’hiver en dit plus long sur le paganisme actuel que tous les traités des professeurs d’Universités racistes. Neige ensoleillée, un corps de femme brun et épanoui. Qu’importe pourvu que mon corps s’épanouisse au soleil. L’agent de publicité recherche instinctivement à happer les tendances profondes les plus agissantes dans le temps, dans le lieu où il travaille. Voyez la part qu’il fait à l’appel du sexe, depuis le prétexte facile que donnent le vêtement et les pilules de beauté jusqu’aux élégances que Renault ou Peugeot met au volant de son dernier modèle. Tokalon le dit crûment aux femmes : « La fin d’une femme est d’être belle et d’ainsi décrocher le sac. » Tournez la page, et dans ce même journal bien-pensant, vous lirez des fulminations contre l’immoralité des murs. Cela montre assez que cette publicité agit au-dessous des partis politiques et des doctrines, sur le sens commun que chaque jour consolide. Tokalon ou Peugeot convainquent aussi bien le communiste que le camelot d’A. F. Havas avec son argent place le même idéal dans tous les journaux.

La même jeune fille splendide sert de preuve à l’excellence du fascisme ou du produit dépuratif.

Lorsqu’on cherche à analyser ce sens commun créé par les lieux communs publicitaires on y découvre précisément tous les vieux mythes contre lesquels nous nous battons : entre autres, mythes de l’Argent, du Confort et du Progrès. C’est évidemment là qu’il faut rechercher une des causes de la puissance qu’ils ont aujourd’hui. Sens commun indifférent aux doctrines, infiniment plus suggestif que les doctrines car il peut s’exprimer en images, vieux mythes du Soleil, de la Nature, de la Force, du Héros et de la Vedette, de l’Amour-bonheur, de l’évasion, pour chacun on pourrait nommer les affiches. Et nous retrouvons cette similitude entre la publicité politique et la publicité commerciale qui dénonce une âme commune. Le même torse dressé en pleine lumière, le même poing, brosse à dent, fusil ou pioche en main exalte le prolétaire ou le produit untel ; la même jeune fille splendide (mens sana in corpore sano) sert de preuve à l’excellence du fascisme ou du dépuratif. Mêmes images, marques profondes d’un même idéal. A côté des opinions politiques plus ou moins superficielles, plus ou moins apprises, se forme un vaste fond d’opinions et d’images communes qui se cristallise brusquement lorsqu’il y a un parti assez habile et assez riche pour les exploiter. Demain, le régime qui réussira sera peut-être le régime du rien n’importe-quand-le-foie-fonctionne, ou celui qui réussira à aligner le plus de belles filles et d’hommes hygiéniques, un régime de pilules Pink et de bonheur, de pilules orientales et d’érotisme, et de bonshommes Emboi.

Photo de Jay Clark sur Unsplash

Déjà nous croisons dans la rue le petit jeune homme à gomina pour marque de dentifrice, l’aristocrate à l’élégance discrète pour réclame de Borsalino, et celle qui porte des bas Marny, pour ne pas parler du pauvre naïf qui a cru à la voiture aérodynamique. C’est bien là que l’on trouve les motifs de vivre des foules de la grande ville. L’agent de publicité ne doit pas s’embarrasser de philosophies ou de la dignité de l’homme pour faire son tract, il doit obtenir des gens non pas des paroles mais un acte, celui de donner leur argent, il ne doit pas toucher les motifs qu’ils prononcent des lèvres mais ceux qui meuvent sourdement leur cœur.

La publicité est contre la personne, par sa puissance contraignante et dans son principe même, puisqu’elle a pour but d’empêcher le choix.

Ces procédés publicitaires, commerciaux ou politiques, sont indépendants des pays comme des doctrines. Certaines entreprises internationales (Kruschen, Tokalon, Ford, etc…) emploient un seul type de procédé pour être efficace sur la moyenne de tous les pays, et elles réussissent. Elle est ainsi une redoutable puissance d’uniformisation et de dépersonnalisation. Il faut persuader cet homme qu’il doit acheter une voiture Citroën, en lui laissant l’illusion qu’il la choisira librement. Au nom de la production on déformera, on changera sa vie, et comme ces déformations se font sur un type identique, la publicité est une grande créatrice de masses et de déterminismes économiques. Le derrière de M. Milton est une pauvre chose mais sur le grand écran, lorsqu’un peuple s’y passionne, le spectacle devient apocalyptique. Léonora Rheinart la star a une tête de boniche, mais lorsque des milliers de jeunes gens s’enflamment sur les détails de sa vie privée, la boniche monte aux autels. Une morale et une esthétique de tape à l’œil, de vulgarité, de faux et ennuyeux modernisme, voilà ce qu’elle substitue chaque jour un peu plus à la culture populaire.

Ainsi la publicité est contre la personne, par sa puissance contraignante et dans son principe même, puisqu’elle a pour but d’empêcher le choix. Dans une vie tout se tient : elle ne peut nous empêcher de choisir un poêlon sans nous empêcher de vivre selon la vérité.

Panneau publicitaire vandalisé durant les manifestations contre la réforme des retraites (Lyon) mai 2023. Wikimedia commons.

Nous disions que toucher à ce seul mécanisme serait bouleverser tout le système. On ne serait en effet pas entraîné à moins qu’à supprimer les formes anarchiques de concurrence qui alimentent la surenchère publicitaire, à reprendre tout le problème de la vente dans le sens d’une information directe, discrète, et peut-être automatique du public, et surtout centralisée, à dégager une métaphysique de la vie, donc des besoins, et à régler la production sur cette échelle mobile, mais réglée des besoins.

Dès maintenant, cependant, une révolution est au pouvoir de chacun: la prise de conscience de l’oppression publicitaire et la résistance active à ses suggestions.

Photo d’accueil : Scott Webb sur Unsplash

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Notes

20.09.2024 à 12:40
Kōhei Saitō
Texte intégral (5712 mots)
Temps de lecture : 20 minutes

Ces bonnes feuilles, précédées d’une introduction, sont extraites du livre de Kōhei Saitō, Moins ! La décroissance est une philosophie, traduit par Jean-Christophe Helary et publié au Seuil en septembre 2024.


Un communisme décroissant

Telle est la formule sous laquelle se déploie, depuis 2020, la pensée de Kōhei Saitō. À l’instar d’autres

Partant de là, Saitō invite à reconsidérer complètement le marxisme et le communisme, et propose de « mettre à jour Le Capital à l’ère de l’anthropocène », pour en faire un outil d’analyse et de changement de l’état actuel du monde, des désastres humanitaires, des catastrophes écologiques et du creusement des inégalités.

Kōhei Saitō. Photo: Maruyama Akira 丸山光.

Ainsi que le philosophe japonais l’expliquait à Terrestres l’année dernière, le communisme qu’il défend diffère en tout point du communisme productiviste, et se construit à des années-lumière du « communisme » dévoyé en capitalisme d’État autoritaire et répressif tel que l’a connu le 20e siècle. Saitō élabore une pensée du commun qui invite à réenvisager la société depuis les biens communs – eau, terre, alimentation, santé, éducation… Pour cela, un mot clé : décroissance.

Au-delà des débats que son travail nourrit dans le milieu restreint des penseurs marxistes, et notamment des écosocialistes, Kōhei Saitō a conçu son livre pour un large public, dans un style clair et didactique. Il reste que le succès de l’ouvrage – 500 000 exemplaires vendus – interpelle : dans un pays (le Japon) où le communisme a mauvaise presse, qui aurait misé sur un inconnu qui parle de Marx, d’anticapitalisme et de catastrophe climatique sur près de 400 pages ?

En ce mois de septembre 2024, alors que l’été brûlant qui a éprouvé le Japon se poursuit inhabituellement, l’ouvrage de Saitō, désormais traduit dans 12 pays, paraît en France.

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Une voie pour conjurer la barbarie

Dans les chapitres précédents, Saitō a déployé une analyse de la catastrophe climatique au prisme du creusement des inégalités mondiales, et passé en revue les fausses solutions qu’entendent y opposer de nombreux gouvernements et courants de pensée : Green new deal, Objectifs de développement durable, technosolutionnisme et autres réponses illusoires qui entendent avant tout gagner du temps et assurer le maintien d’un capitalisme pourtant au cœur du problème.

Dans ce chapitre 7, Saitō part du schéma des « 4 scénarios » élaboré dans un autre livre à succès : Climate Leviathan: a Political Theory of Our Planetary Future

Lire aussi sur Terrestres : Alyssa Battistoni, « Le Léviathan et le climat », septembre 2019.

À trois scénarios proprement cauchemardesques – maoïsme climatique, fascisme climatique et barbarie – s’ajoute un quatrième, appelé « X », qui constituerait la seule voie acceptable et même désirable. C’est ce scénario politique mystère que Saitō explore ici, et qu’il appelle le « communisme de décroissance ».

Schéma des 4 scénarios extrait de Moins!, p.248.

Face au sombre constat et aux dangereuses impasses analysées jusque-là dans son livre, que faire ? Première chose, répond Saitō : changer le travail.

« D’après Le Capital, le seul moyen de réparer les ruptures créées dans le métabolisme matériel entre la nature et l’humain, c’est de révolutionner le travail pour rendre possible une production compatible avec les cycles naturels. Les humains et la nature sont reliés par le travail. C’est pour cela que transformer le travail est d’une importance décisive pour dépasser la crise environnementale. » (p.263)

Le capital cherchant à augmenter indéfiniment sa propre valeur à travers le cycle productif, il a sans cesse besoin de mobiliser du travail et des ressources pour dégager de la plus-value. C’est ce processus absurde et mortifère qu’il est urgent de stopper, d’autant qu’il aboutit à ce qu’on appellerait aujourd’hui un désastre écologique, et que Marx nommait « rupture métabolique » : un déséquilibre profond dans les cycles naturels causé par les activités humaines depuis la Révolution industrielle. Le cas le plus connu est celui du sol, gravement épuisé par l’agriculture moderne, que Marx analyse à la lumière des travaux du chimiste allemand Liebig.

C’est donc Marx que Saitō convoque ici, ce Marx tardif ignoré des marxismes productivistes et technophiles du 20e siècle, dont le travail sert de « clef » pour reconsidérer le travail et la catastrophe socio-climatique.

Saitō identifie cinq piliers nécessaires au communisme décroissant qu’il défend : « réhabiliter la valeur d’usage », « réduire le temps de travail » et « abolir sa division standardisée », « démocratiser le processus de production » et « remettre au premier plan le travail de soin ».


Extrait du chapitre 7 : “Le communisme de décroissance pour sauver le monde”

Pilier 1 du communisme de décroissance : le passage à une économie de la valeur d’usage

Même le marxisme traditionnel nous disait qu’il fallait considérer la valeur d’usage pour se libérer de la production et de la consommation de masse et qu’il fallait donc passer à une économie qui valorise cette valeur d’usage. C’est écrit en toutes lettres dans le Capital. Commençons par voir ce que cela veut dire.

Marx fait une distinction entre les attributs de la marchandise que sont sa valeur et sa valeur d’usage. Je l’ai écrit au chapitre 6, dans le capitalisme, qui vise l’accumulation du capital et la croissance économique, la valeur, en tant que marchandise, est l’attribut le plus important. L’objectif premier du capitalisme est la multiplication de la valeur. Peu importe ce qui est vendu tant que ça l’est. En d’autres termes, la valeur d’usage (utilité), la qualité du produit, son impact sur l’environnement, tout ça n’a aucune importance. En conséquence, une fois la marchandise vendue, elle peut tout aussi bien être jetée, cela ne change rien.

Cependant, l’augmentation des capacités de production dans le seul but de multiplier la valeur crée un certain nombre de contradictions lorsque l’on considère celle-ci dans une perspective plus large. Par exemple, la réduction des coûts par la mécanisation stimule la demande et permet de vendre des marchandises en grande quantité, mais le processus endommage profondément l’environnement.

Illustration: Seki Satoko セキサトコ

Par ailleurs, l’augmentation de la capacité de production conduit naturellement à la production d’une plus grande quantité de biens. Tant que les marchandises se vendent bien, il importe peu que cela soit bénéfique ou non pour la reproduction de la société, puisque le système capitaliste ne se concentre que sur la valeur en tant que marchandise. Et on néglige ainsi ce qui est réellement nécessaire à la reproduction de la société.

On a vu plus précédemment que pendant la pandémie, le système de production des produits essentiels pour nous protéger, respirateurs, masques, solutions désinfectantes, n’était pas suffisant. Les pays prétendument développés n’étaient même pas en mesure de produire suffisamment de masques, car ils avaient préféré délocaliser la production à l’étranger pour réduire les coûts. Tout cela n’est que le résultat de la priorité mise sur la multiplication de la valeur par le capital au détriment de la valeur d’usage. En temps de crise, la conséquence en est la perte de résilience.

L’objectif premier du capitalisme est la multiplication de la valeur. Peu importe ce qui est vendu tant que ça l’est. L’utilité, la qualité du produit, son impact sur l’environnement, tout ça n’a aucune importance.

Cette production qui se focalise uniquement sur les biens positionnels, les produits de luxe, la publicité et l’image de marque au détriment de la valeur d’usage nous sera fatale à l’ère de la crise climatique. Il y a quantité de choses à faire pour garantir un accès universel à la nourriture, à l’eau, à l’électricité, au logement et au transport, pour lutter contre les inondations, les tempêtes, et pour protéger les écosystèmes. C’est pourquoi nous devons donner priorité non pas à la valeur, mais à ce qui est nécessaire pour s’adapter aux crises.

Le communisme opère à cette fin un changement majeur dans la finalité de la production. Il fait en sorte que l’objectif de la production ne soit pas l’augmentation de la valeur en tant que marchandise, mais la valeur d’usage. Pour cela, il place la production sous planification sociale. En d’autres termes, au lieu de chercher à augmenter le PIB, l’accent est mis sur la satisfaction des besoins fondamentaux des personnes. Cette position, c’est la position de base de la « décroissance ».

Il est clair que Marx, dans ses dernières années, aurait vivement critiqué l’erreur que constitue ce consumérisme qui veut accroître les forces productives autant que possible pour produire autant que les gens le souhaitent. Se débarrasser du consumérisme tel que nous le connaissons aujourd’hui et passer à la production de ce qui est nécessaire à notre prospérité, tout en faisant preuve d’autolimitation, voilà le communisme dont nous avons besoin dans l’anthropocène.

Pilier 2 du communisme de décroissance : la réduction du temps de travail

Réduire le temps de travail et passer à une économie de la valeur d’usage pour améliorer nos vies modifieront profondément la dynamique de la production. Pourquoi ? Parce que cela va réduire considérablement les emplois à but lucratif. Et parce que la force de travail va être consciemment redistribuée pour produire les choses réellement nécessaires à la reproduction sociale.

Par exemple, le marketing ? La publicité ? Le packaging ? Tout ça ne sert qu’à susciter des désirs inutiles et peut être interdit. Les consultants ? Les banques d’investissement ? Inutiles. Les supérettes et autres restaurants ouverts toute la nuit ? En avons-nous vraiment besoin partout ? Les magasins ouverts toute l’année ? Les livraisons le lendemain ? On peut certainement s’en passer.

Si l’on arrêtait de produire ce qui n’a pas d’utilité, il serait possible de réduire considérablement les heures travaillées dans toute la société. La réduction du temps de travail ne fait que réduire les emplois qui n’ont pas de sens. En faisant cela, il serait possible d’assurer la prospérité réelle de la société. Mais il n’y a pas que ça. La réduction du temps de travail aura un impact non seulement sur nos vies, mais également sur l’environnement naturel. Marx l’écrivait dans Le Capital : la réduction du temps de travail est une « condition essentielle » pour passer à une économie de la valeur d’usage.

Karl Marx à Londres en 1872. Photo: John Mayall.

Les forces productives de la société contemporaine sont déjà suffisamment élevées. Elles ont été augmentées à un degré sans précédent par l’automatisation. À ce niveau, il devrait être possible de nous libérer de l’état d’esclavage salarié.

Le problème, c’est que sous le capitalisme, l’automatisation n’a pas pour fonction de nous libérer du travail, mais de nous menacer avec des robots et avec le chômage. Parmi nous, certains craignent tant de perdre leur emploi qu’ils travaillent au point de mourir de surmenage. C’est là qu’apparaît l’irrationalité du capitalisme. Plus vite on se débarrassera du capitalisme, mieux ce sera.

Le marketing ? La publicité ? Le packaging ? Les consultants ? Les banques d’investissement ? Inutiles. Les restaurants ouverts la nuit ? Les livraisons le lendemain ? On peut certainement s’en passer.

En comparaison, grâce au partage du travail, le communisme vise, quant à lui, à l’amélioration d’une qualité de vie qui n’est pas comptabilisée dans le PIB

Mais il ne faut pas non plus augmenter les forces productives sans réfléchir, simplement pour réduire le temps de travail. Il n’y a pas que les accélérationnistes bastaniens

Et il faut considérer cette réduction du temps de travail par l’automatisation, du point de vue de la question énergétique également.

Lire aussi sur Terrestres : Kai Heron, « La sortie du capitalisme en débat chez les écosocialistes »

Considérons le cas d’une technologie qui permet de réduire à une seule personne le nombre de travailleurs nécessaires pour accomplir une tâche qui en nécessitait dix auparavant. Les forces productives ont ainsi décuplé. Mais les compétences du travailleur n’ont pas décuplé. Le travail des neuf autres travailleurs a été juste remplacé par de l’énergie fossile. À la place d’esclaves salariés, nous avons maintenant des combustibles fossiles qui travaillent comme esclaves énergétiques.

Ce qui compte ici, c’est le taux de retour énergétique (TRE) que l’on appelle aussi en anglais EROEI (Energy Returned On Energy Invested), c’est-à-dire, pour une unité énergétique qui rentre dans le système, combien d’énergie en sort.

Quand on regarde les chiffres du pétrole brut des années 1930, on voit que pour une unité d’énergie utilisée, on en obtient 100 en retour. La différence de 99 c’est la quantité d’énergie que l’on peut utiliser à volonté. Après les années 1930, le TRE du brut a considérablement baissé. De nos jours, on voit apparaître le problème que pour la même unité de pétrole brut on n’arrive qu’à 10 unités énergétiques. Pourquoi ? Parce que l’on a extrait tout le pétrole brut des lieux d’où il était facilement extractible.

Photo de Colton Sturgeon sur Unsplash.

À ce niveau, le TRE du pétrole brut est devenu équivalent à celui de l’énergie solaire qui est déjà considérablement plus élevée que l’éthanol tiré du maïs dont le TRE est de 1 (ce qui veut dire que pour une unité d’énergie utilisée, on n’en obtient qu’une, ce qui est complètement insensé). Si l’on passait à une société décarbonée en nous séparant de ces combustibles fossiles à haut TRE, nous devrions alors utiliser soit les énergies renouvelables, soit la biomasse

Cette transition s’accompagnerait d’une décélération de l’économie et rendrait la croissance difficile. La réduction de la productivité due à la réduction des émissions de gaz carbonique s’appelle « le piège des émissions

Soit une technologie qui permet de réduire à un le nombre de travailleurs nécessaires pour accomplir une tâche qui en nécessitait dix auparavant: le travail de neuf travailleurs a été juste remplacé par de l’énergie fossile.

Nous n’avons pas vraiment d’autre choix que d’accepter un certain ralentissement de la production pour réduire les émissions de gaz carbonique. Et justement, parce que la force de travail va chuter, à cause de ce piège des émissions

Il faut donc réévaluer l’argument de Marx selon lequel il est important de rendre le travail épanouissant et attrayant. C’est sur la base de cette constatation que je poursuis avec le pilier suivant.

Pilier 3 du communisme de décroissance : l’abolition de la division standardisée du travail

Même si l’on peut avoir gardé une image forte de l’Union soviétique abolissant la division du travail standardisé pour restaurer la créativité des travailleurs, on peut être surpris en apprenant que Marx, lui-même, pensait qu’il fallait rendre le travail attrayant. Même si le temps de travail est réduit, si les tâches sont ennuyeuses ou pénibles, c’est vers le consumérisme que nous nous tournerons pour évacuer le stress. Il est donc nécessaire de modifier l’objet du travail et de réduire le stress pour humaniser nos vies.

Si l’on observe les sites de production contemporains, la subsomption du capital par l’automatisation a encouragé le caractère monotone du travail. D’un côté, si des manuels très détaillés accroissent la productivité de manière considérable, ils privent également chaque ouvrier de son autonomie. Ennuyeuses, les tâches dénuées de sens sont partout.

Malgré cela, la question du travail n’est pas suffisamment discutée par les anciens décroissants, qui l’éludent. Leur discours actuel ne fait qu’envisager la réalisation d’activités créatives et sociales en dehors du temps de travail. Ils en concluent que l’automatisation doit réduire les heures de travail autant que possible, mais qu’il faut supporter le reste, même si c’est difficile.

Photo de Rio Lecatompessy sur Unsplash.

Marx ne considère absolument pas le travail comme quelque chose à éviter. Au contraire, il considère que le travail doit créer les conditions subjectives et objectives pour lui-même, qui lui permettent de devenir un travail attrayant et amènent l’individu à la réalisation de soi. Il ne s’agit pas seulement d’augmenter le temps libre en tant que temps hors du travail, mais aussi d’éliminer la douleur physique et l’absence de but pendant les heures de travail. C’est-à-dire transformer le travail en une activité plus créative et plus épanouissante.

Selon Marx, la première étape nécessaire pour restaurer la créativité et l’autonomie du travail est l’abolition de la division du travail. Dans le cadre de la division capitaliste du travail, le travail est réduit à des tâches standardisées et monotones. Pour résister à cet état de fait, et rendre le travail attractif, il faut concevoir des sites de production où tout le monde peut effectuer des tâches variées.

C’est pour cela que Marx ne cesse de préconiser que la société future aura pour tâche de surmonter l’opposition entre travail intellectuel et travail physique, et celle entre villes et campagnes.

Lire aussi sur Terrestres : Kōhei Saitō, « Marx au soleil levant : le succès d’un communisme décroissant »

Il insiste particulièrement sur ce point dans sa Critique du programme de Gotha. Dans la société future, les travailleurs ne seront plus servilement subordonnés à la division du travail, le travail ne sera pas seulement un moyen de subsistance, il sera la première exigence de la vie. C’est à ce moment-là que les capacités des travailleurs atteindront leur plein développement

Pour aboutir à cela, Marx met également l’accent sur une formation professionnelle égalitaire tout au long de la vie pour surmonter la subsomption et diriger, au sens propre du terme, l’industrie. Dans cette perspective, si l’on considère les pratiques existantes, on peut affirmer que l’accent mis sur la formation professionnelle par les coopératives de travailleurs ou autres est particulièrement important.

On peut même ajouter, sur la base de ces positions de Marx, que si nous abolissions la division standardisée du travail, nécessaire pour retrouver de l’humanité dans notre travail, la priorité à l’efficacité, qui sous-tend la croissance économique, disparaît d’elle-même, et c’est non plus le profit, mais le plaisir que l’on tire du travail et l’entraide qui deviendraient nos priorités. Si l’on envisageait la diversification des activités des travailleurs, la rotation égalitaire des tâches, et la contribution aux communautés, il est évident que l’activité économique connaîtrait un frein. Et c’est ça qui est souhaitable !

Marx ne cesse de préconiser que la société future aura pour tâche de surmonter l’opposition entre travail intellectuel et travail physique, et celle entre villes et campagnes.

Il n’est ici nullement nécessaire de rejeter la science ou la technologie. En nous aidant de la technologie, il nous sera possible de nous engager dans une plus grande variété d’activités. C’est le principe d’utilisation des technologies ouvertes dont j’ai parlé plus haut.

Cependant, pour développer ces technologies, il faut se libérer d’une économie centrée sur les « technologies-verrous », c’est-à-dire une économie où il est plus facile de dominer les travailleurs et les consommateurs, car elle privilégie le profit, pour la transformer en économie qui privilégie, elle, la production de valeur d’usage.

Notes de recherches de Marx : extraits de textes recopiés (B128), reproduits dans Moins!, p.144.

Pilier 4 du communisme de décroissance : démocratisation du processus de production

Nous devons introduire les technologies ouvertes pour faire progresser la démocratisation du processus de production et, tout en insistant sur la valeur d’usage pour freiner l’économie, réduire le temps de travail. Cependant, pour mettre en place une telle réforme, il est nécessaire que les travailleurs détiennent le pouvoir de décision dans le processus de production. L’outil pour y arriver est la « propriété sociale » de Piketty

La propriété sociale nous permet de gérer démocratiquement les moyens de production en tant que communs. Quelles sont les technologies à développer ? Quel est l’usage que l’on en fera ? Ce sont des décisions qui seront prises de manière ouverte après des échanges démocratiques.

Mais il ne s’agit pas que de technologie. De nombreux changements auraient lieu si les décisions concernant l’énergie ou les matières premières étaient également prises démocratiquement. Par exemple, il serait possible de remplacer l’approvisionnement électrique d’un fournisseur qui utilise l’énergie atomique par un approvisionnement qui utilise des énergies renouvelables produites localement.

Ce qui compte ici dans la perspective de Marx, c’est que la démocratisation du processus de production est aussi un facteur de freinage de l’économie. La démocratisation du processus de production, c’est la cogestion des moyens de production par association, c’est-à-dire que décider de ce que l’on produit, combien on en produit, comment on le produit, tout cela se fait démocratiquement. Bien sûr, il y aura des dissensions. Et sans possibilité de forcer quelqu’un à accepter un avis donné, le processus d’échange des opinions prendra du temps. La transformation principale que la propriété sociale apporte, c’est le ralentissement du processus de prise de décision.

De nombreux changements auraient lieu si les décisions concernant l’énergie ou les matières premières étaient également prises démocratiquement.

Ce processus est très différent de ce qui se passe dans les grandes entreprises aujourd’hui où l’opinion d’une poignée d’actionnaires influence fortement les orientations.

Si les grandes entreprises sont capables de prendre des décisions rapides en fonction de circonstances en constante évolution, c’est que les désirs de l’équipe de gestion servent de base à la prise de décision, de manière non démocratique. Ce que Marx appelle la tyrannie du capital. En revanche, ce qu’il appelle association met l’accent sur la démocratie dans le processus de production et donc ralentit l’activité économique. Si l’Union soviétique est devenue une dictature dominée par la bureaucratie, c’est parce qu’elle n’a pas pu accepter un tel système.

Photo Olga Subach sur Unsplash.

La démocratisation du processus de production qu’envisage le communisme de décroissance va transformer la société dans son ensemble. Les monopoles de plateforme, mais également la propriété intellectuelle qui, grâce aux nouvelles technologies que protègent leurs brevets, autorisent les entreprises pharmaceutiques, GAFA et quelques autres géants à générer des profits inimaginables, seront interdits. Le savoir et l’information ont vocation à devenir des communs partagés. L’abondance radicale que porte la connaissance doit absolument être restaurée. Une fois le savoir replacé dans les communs, sans les motifs que nous apportent la concurrence pour le profit ou les parts de marché, les entreprises privées n’innoveront plus aussi rapidement.

Mais ce n’est pas un mal. Le développement de technologies-verrous par le capitalisme pour générer de la rareté artificielle ne fait que prévenir le développement réel de la science et des techniques. Marx écrit dans la Critique du programme de Gotha que se libérer des contraintes que nous impose le marché autorisera chacun à développer pleinement ses capacités et grâce aux nouvelles technologies permettra une plus grande efficacité et une amélioration des forces productives.

Le communisme a pour objectif le développement de technologies ouvertes, en tant que communs, respectueuses des travailleurs et de la Terre.

Pilier 5 du communisme de décroissance : mise en valeur des services essentiels

Passer à une économie de la valeur d’usage et mettre en valeur les services essentiels à haute densité de main-d’œuvre, c’est, comme nous l’avons vu dans le chapitre 4, une rupture du même ordre que celle que Marx opère avec le productivisme pour accepter les limites naturelles. À ce sujet, j’aimerais souligner une dernière fois qu’il existe des limites réelles à l’automatisation et au passage au tout IA dont on parle partout en ce moment.

Les secteurs où la mécanisation est difficile et où des humains doivent effectuer les tâches s’appellent industries à haute densité de main-d’œuvre. Le travail de service à la personne (le care) en est un exemple typique. Le communisme de décroissance transforme nos sociétés en sociétés qui attachent de l’importance à ces industries. Cette transformation a aussi pour effet de ralentir l’économie.

Le soin est un type de production qui s’attache à la valeur d’usage. Les tâches du personnel soignant ne se limitent pas à nourrir, changer et laver une personne. C’est exactement la même chose pour le personnel d’éducation.

Pour comprendre comment attacher de l’importance à ces industries, je vais prendre ici l’exemple du travail du soin justement.

Tout d’abord, il est évident qu’il est très difficile d’automatiser ce secteur. Dans ce domaine de la reproduction sociale où l’on met l’accent sur le soin et la communication, des situations irrégulières ne cessent de se produire à cause de la complexité et de la diversité des tâches demandées, et malgré les tentatives d’uniformisation et de systématisation des manuels. Comme il est impossible d’éliminer ces situations irrégulières, l’introduction de robots ou d’intelligence artificielle n’est pas efficace.

C’est en soi la preuve que le soin est un type de production qui s’attache à la valeur d’usage. Par exemple, le personnel soignant ne peut pas se contenter de suivre un manuel d’instructions. Ses tâches ne se limitent pas à nourrir, changer et laver une personne. Il doit aussi être à l’écoute et créer avec elle une relation de confiance pour pouvoir identifier les modifications physiques ou psychologiques à partir d’indices ténus, et réagir avec souplesse et au cas par cas en tenant compte de la personnalité et du passé de la personne accompagnée. C’est exactement la même chose pour le personnel d’éducation.

Photo EL.

Ces spécificités font que ce travail du soin est également appelé « travail émotionnel ». On n’est pas à la chaîne. Ignorer les émotions de la personne accompagnée et il faut tout recommencer. C’est pour cela qu’il est impossible d’augmenter la productivité de ce travail de deux ou trois fois en augmentant le nombre de personnes accompagnées. Le soin, la communication sont des tâches qui nécessitent du temps, et puis les personnes qui ont besoin de ces services n’ont pas non plus envie de raccourcir le temps d’accompagnement consacré.

Bien sûr, il est possible de rationaliser un certain nombre de processus. Cependant, la poursuite de la productivité pour gagner de l’argent (valeur) est finalement la cause d’une chute de la qualité du service (valeur d’usage).

Or, précisément en raison des difficultés de mécanisation, le secteur du soin à haute intensité de main-d’œuvre est considéré comme ayant une productivité faible et des coûts élevés. Ces contraintes font que les travailleurs sont soumis à des exigences déraisonnables d’efficacité par les directions de ces services, mais également les gestionnaires proches des lieux de pratique, conduisant ainsi à des réformes et mesures de réduction des coûts tout aussi absurdes.


Image de couverture: Pawel Czerwinski sur Unsplash


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Notes

16.09.2024 à 12:25
Yoan Jäger
Texte intégral (6201 mots)
Temps de lecture : 22 minutes

Marais Poitevin, juillet 2024.

Louise

Comment te présentes-tu ?

J’ai 28 ans, je suis une habitante du Marais-Poitevin depuis 3 ans. Je me suis engagée très vite : j’ai lutté dès que je me suis installée.


Qu’est-ce qui t’a amené à t’engager dans la lutte contre les bassines ?

Le jour où j’ai emménagé, j’ai fait plusieurs allers-retours devant le champ où ils posaient les barrières du chantier de la bassine de Mauzé. Je ne connaissais pas les bassines et je ne savais pas ce que c’était. J’ai très vite su : le chantier a été envahi lors d’une mobilisation. Je m’étais installée juste à côté du Mignon, la rivière directement impactée par la bassine, avec laquelle j’ai créé un lien quotidien parce que c’était un très beau coin, super agréable. En même temps, j’apprenais qu’il y avait d’énormes trucs en construction juste à côté, qui étaient en train de le ravager. J’ai fait ma première manif à Cramchaban. C’était complètement dingo. À partir de là, je me suis investie à fond dans cette lutte et j’y ai mis toute mon énergie quotidienne.

Il y a des moments durs et ça vide parfois mon énergie, pourtant il y a un truc qui recharge tellement fort… La puissance du collectif me porte.

Comment cela se traduit-il pour toi de manière physique et corporelle ?

Il y a des moments durs et ça vide parfois mon énergie, pourtant il y a un truc qui recharge tellement fort… La puissance du collectif me porte. Je pense que les moments où je suis vidée en énergie pourraient venir du fait d’être complètement flippée de vivre dans ce monde-là. Et s’il n’y avait pas ce truc collectif pour contre-balancer ça, je ne serais pas très bien, alors que là ça me fait du bien.

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Qu’est-ce que cet engagement a changé dans ta vie, dans ton rapport au territoire et aux habitant·es ?

Ça permet de rencontrer vraiment les gens qui sont tes voisins. Je viens d’Ariège, les territoires ruraux c’était ma vie. Mais en Ariège où j’habitais, il n’y avait pas de lutte qui liait les gens. Ici, la plaine est plutôt vide et globalement pas agréable au quotidien. Ce qui m’a donné envie de m’ancrer à Melle, c’est que c’est un territoire en lutte et que ça crée des liens très forts entre les gens. On se parle, on échange, on débat, et c’est vraiment le fait de lutter ensemble qui fait ça.

Avant d’installer le Village de l’Eau, on est allé parler aux habitant·es, avec des gens pro-bassines ou avec d’autres qui regardent juste la télé. J’adore, parce qu’à la fin des discussions tu peux réussir à déconstruire pas mal de choses.



Et avec les autres habitant·es, y a-t-il une composition et des rapports qui se sont aussi dessinés ?

C’est assez complexe, parce que je ne suis pas une personne qui a tendance à cacher ses opinions, je suis plutôt transparente. Mais en vivant à Mauzé, il y a des moments où tu n’es pas à l’aise pour t’exprimer sans filtre. Par exemple, j’ai eu un problème chez moi avec l’évacuation de mes toilettes le jour de Noël. La fosse était pleine et c’est un élu qui est venu pour me dépanner. Il se trouve que c’est un des trois élus qui est connecté à la bassine de Priaires et qui est très fortement intéressé par ces projets… Il y a beaucoup de conflits d’intérêts à des endroits, et malgré tout tu dois être en interaction avec ces gens. C’est un peu compliqué de se dire que dans certains espaces, il ne vaut mieux pas parler de tes opinions et de tes engagements, car ça va pourrir tes relations avec certaines personnes.

Moi j’adore aller parler aux gens, aux voisin·es, aux habitants et habitantes qui ne sont pas en lutte ou qui pensent qu’on est des violent·es et qui ont toutes ces idées-là sur nous. Après Sainte-Soline, on a pris des vélos et on est allé faire le tour de tous les bleds pour aller parler aux voisin·es et pour savoir comment ils avaient senti le week-end. C’était vraiment important pour moi. Là encore, avant d’installer le Village de l’Eau, on est allé parler aux habitant·es. Tu parles avec des gens pro-bassines ou avec d’autres qui regardent juste la télé, et ça j’adore, parce qu’à la fin des discussions tu peux réussir à déconstruire pas mal de choses en incarnant humainement une autre image. Simplement en discutant avec les gens, ça leur permet de casser des espèces de préjugés qu’ils ont.

Lire aussi sur Terrestres : Alessandro Pignocchi, « Méga-bassines : un affrontement entre mondes », février 2023.


Quel est ton rapport à l’anonymat ?

J’ai pris des missions de porte-parolat, donc je ne peux plus être anonyme : j’ai choisi de parler de cette lutte à visage découvert. Beaucoup de camarades ont été victimes de répression pour avoir fait ça. On s’est dit collectivement qu’il fallait qu’on se répartisse les rôles pour supporter ces attaques, et ça avait du sens pour moi de le faire.

Aussi parce que politiquement, je me dis que c’est bien que ce soit des femmes qui parlent : pour moi c’est important de prendre ce rôle-là, d’être visible en tant que meuf. C’est sûr que pour mon confort personnel, il serait plus simple dans mon quotidien de ne pas avoir une étiquette « anti-bassine » sur le front, mais j’ai envie de l’assumer parce que c’est important de le faire, tout en maintenant des rapports avec le voisinage et avec les gens qui ont des préjugés. Je trouve très important de déconstruire ça.


Comment ressens-tu ce besoin que peuvent avoir d’autres militant·es de se masquer par exemple ?

Il y a toujours des moments où j’ai envie de pouvoir préserver mon anonymat et me protéger de la répression. Il y a des choses que tu ne peux pas faire à découvert sans te mettre en danger. Mais j’ai surtout l’impression de vouloir porter à fond dans le collectif une réflexion sur comment on se masque et comment on se protège. Je pense que c’est important qu’il y ait des gens qui puissent être à visage découvert et je veux bien prendre ce rôle, mais c’est aussi très important de pouvoir se protéger autrement et en se masquant. C’est pour ça qu’au Village de l’Eau, j’ai porté un espace où on a créé de jolis masques en les rendant joyeux. C’est important pour moi de trouver différentes manières de se masquer en cassant les préjugés, je trouve que c’est puissant. C’est important d’avoir de beaux masques et de pouvoir exprimer une diversité de gestes, lumineux, et inclusifs que tu peux poser dans la lutte tout en protégeant les personnes.

Ce qui fait tenir, c’est de continuer à faire des choses ensemble, d’une manière tellement fluide et tellement puissante. C’est rare, de se sentir aussi alignée avec les gens avec qui tu travailles.


Comment fais-tu pour rester dans la joie et dans l’action face au discours des autorités et à la répression ?

Franchement, après Sainte-Soline je me suis réellement posé cette question, ça a été un moment de doute. Je ne savais pas ce qui allait pouvoir me faire tenir face à ça, c’était vraiment dur. Et quelques mois plus tard, on était parti·es pour un convoi de vélos de malade, à faire des dingueries. Ce qui fait tenir, c’est de continuer à faire des choses ensemble, d’une manière tellement fluide et tellement puissante. Et de mettre toutes ces énergies ensemble pour penser des trucs maxi créatifs de manière simple, parce que tout le monde participe. Chacun·e met un bout de soi et ça fait que tu ne peux pas sombrer. Ça te relève, ça vient te dire : « Non non ! On est en mouvement et c’est la joie ! On fait des trucs beaux, on fait des trucs joyeux, et on ne va pas se laisser bombarder ! ».

Tu vois, c’est marrant car plein de gens disent que le Village de l’Eau était un festival, mais en fait c’est beaucoup plus fort que ça, c’est comme un festival où on sait pourquoi on fait les choses, où tu ne connais pas les gens mais tu sais que sur des idées de base, sur un socle politique très fort, on est aligné·es. C’est rare, de se sentir aussi alignée avec les gens avec qui tu travailles.

Anna

Comment te présentes-tu ?

Moi c’est Anna, je fais partie de Bassine Non Merci depuis quelques mois et je suis aussi bénévole dans d’autres associations locales.


Qu’est-ce qui t’a amené à t’engager dans la lutte contre les bassines ?


Comment cela se traduit-il pour toi de façon physique et corporelle ?

Je pense que je dois pleurer davantage qu’avant, lorsque je ne voulais pas voir qu’on est coincé dans ce système et qu’on n’arrive pas à en sortir, à cause de cette impuissance qui ressort en permanence. Mais je ne participe plus à tout ça malgré moi. Et je me suis débarrassée de cette boule au ventre : je ne l’ai plus au quotidien. Elle est partie du fait d’entrer en action, et aussi d’être ensemble et de ne plus se sentir seule face à tout ça. Avant, j’étais sur un territoire où la lutte n’existait pas, où ça ne bougeait pas. C’était un territoire où on acceptait la situation avec un grand fatalisme.

Cet engagement a créé quelque chose de beau dans les amitiés sur le territoire. C’est un lien fort, qui dépasse tout, et que je ne connaissais pas.


Qu’est-ce que cet engagement a changé dans ta vie, localement et quotidiennement ?

J’ai changé de territoire et ça a changé pas mal de choses. Avant, j’avais choisi mon territoire pour des raisons familiales, d’étude, de boulot, et j’ai bougé en me disant que je voulais le choisir pour qu’il m’inspire. J’ai choisi de m’installer dans le Mellois, parce que c’était un territoire qui avait du sens, qui bougeait, et qui faisait quelque chose. Ce que ça a changé profondément, c’est de vivre ici.

Ça a aussi changé des choses dans mes liens familiaux, amicaux. Mes parents, qui ne sont pas du tout engagés, finissent par comprendre pourquoi on lutte. Mon père, qui est plutôt très très à droite, a voté pour les Verts aux Européennes, ce qui est vraiment très très satisfaisant ! Ça les a mis en mouvement, eux aussi. Du côté de mes amitiés et d’autres membres de ma famille, ça m’a un peu éloignée parce qu’ils ont une image figée du militant et me stigmatisent énormément. Avant, mes émotions étaient pas mal étouffées ; à présent, je suis revendicative, j’ai des émotions, j’enrage, je m’énerve parce que le système est ce qu’il est. Eux attribuent tout ça au militantisme, sans voir que ce que j’en dis est juste fondé. Quand on passe des moments en face à face, ils sont d’accord avec mes propos, mais quand c’est en groupe, je suis juste une militante.

En revanche, dans les amitiés sur le territoire, ça crée quelque chose de beau. Il y a une proximité immédiate qui se fait entre les êtres humains. On est ensemble pour les mêmes raisons et quand bien même on est très différent·es, quand bien même il y a des moments hyper stressants comme ça l’a été ces derniers jours [pendant la mobilisation autour du Village de l’Eau], qu’il nous arrive de nous parler plus rudement parce qu’on est fatigué·es, et ben mine de rien on s’aime tous très fort, et ça fait du bien de savoir qu’on s’aime malgré nos personnalités et nos craquages. On aime être tous et toutes ensemble et ce sont de beaux moments. C’est un lien fort qui s’est créé, qui dépasse tout, et que je ne connaissais pas.


Quel est ton rapport à l’anonymat ?

Pour avoir vu pas mal de répression et d’agressions qui ont visé des membres de Bassine Non Merci, je ressens un besoin d’anonymat. On voit que la répression est totalement injuste, qu’ils trouvent tout et n’importe quoi pour nous poursuivre, pour nous mettre la pression. Ce week-end, ce sont des hélico qui passent au-dessus de nous tout le temps. On sait qu’on est surveillé·es en permanence juste par ce qu’on est contre l’accaparement de l’eau par quelques-uns. On est tellement démuni·es face à ça qu’on est obligé·es de se protéger. Ils essaient de s’en prendre à nous par tous les bouts : une plaque d’immatriculation qui traîne ? Allez c’est parti, on part en garde à vue ! Ils font des auditions libres à foison, pour rien, juste pour dire qu’ils sont là, qu’ils nous surveillent, et je n’ai pas envie d’affronter ça. Je n’ai pas envie d’être dans une cellule qui pue, avec des questions idiotes, de devoir répondre à tout ça face à des flics qui subissent eux-mêmes ce système et qui ne creusent pas leur dossier parce qu’ils n’en ont rien à faire et qu’ils veulent juste nous mettre la pression. J’ai pas envie de tout ça.

Le combat qu’on porte est commun à toutes et tous, on devrait juste être ensemble. Il n’y a pas de raison pour que l’on doive porter des masques. Mais c’est la réalité.

Et j’ai pas envie d’avoir peur au quotidien chez moi, même si c’est le cas et que je sais comment faire pour sortir de chez moi si jamais il y a une intrusion le soir. J’y ai déjà réfléchi. On doit avoir en tête qu’on n’est jamais à l’abri, et c’est pas très agréable

Il n’y a pas de raison pour que l’on doive porter des masques. Mais c’est la réalité. Et on voit bien que toutes les plaintes suite à des agressions de militant·es ne donnent rien. Là, on était avec des personnes qui ont été agressées physiquement et qui l’ont vécu comme une tentative d’homicide, et on a dû leur dire : « Est-ce que vous êtes sures de vouloir porter plainte ? Parce que potentiellement, vous risquez d’avoir des poursuites contre vous. Et non, vous n’obtiendrez sûrement pas justice, parce que le système est celui-ci aujourd’hui. »


De quelles agressions s’agit-il ?

Des agressions qui ont eu lieu sur un convoi de vélos pour Migné-Auxances le 19 juillet 2024, lorsque qu’une voiture qui était cachée a surgi à 50km/h et leur a foncé dessus en frôlant une personne à 20cm. Ce même convoi avait d’ailleurs subi des menaces par ailleurs, et c’était avant les agressions du convoi de Bordeaux. C’est pour tout ça qu’on se protège.


Comment cela s’articule-t-il avec les besoins de visibilité politique et médiatique ?

Quelques personnes se sacrifient ! On sait que c’est un réel besoin et qu’il est important d’avoir des personnes visibles, qui se montrent. Ces quelques personnes se dévouent et ce n’est pas facile de le faire, mais on n’a pas le choix. C’est un vrai sujet. Comment rassurer les gens quand on prend la parole et qu’on est masqué·es ? Comment prendre soin les un·es des autres alors qu’on est masqué·es ? Ça a quelque chose d’oppressant de porter ces masques, pour toutes et tous, mais on doit se protéger. Ces quelques personnes acceptent d’être visibles, elles le font en acceptant de prendre des risques pour le collectif et on les en remercie, parce que sans cela on n’existerait pas.

Ce système attend une chaîne pyramidale en face de lui, il a besoin de têtes, que l’on montre quand il le faut. On est obligé·es de jouer ce jeu parce que c’est le système dans lequel on vit. C’est leur idiotie.

La lutte, c’est le seul endroit où on peut se mettre un peu à l’égal de l’État et revendiquer des choses.

Comment fais-tu pour rester dans la joie et dans l’action face au discours des autorités et à la répression ?

Je fais plein de câlins à mes camarades ! (rires). Je crois que c’est le meilleur truc.

Et en fait, la lutte fait vraiment apparaître de nouveaux sentiments, et de nouvelles manières de ressentir. Par exemple, aujourd’hui je suis incapable d’aller en festival alors que j’adorais ça, mais ça a tellement perdu du sens pour moi, par rapport à ce que l’on vit… Ici, il y a une joie qui est tellement belle que ça nous dépasse : ça nous donne une énergie complètement dingue. C’est juste parce qu’on sait qu’on doit faire ça, qu’on est au bon endroit et au bon moment dans l’Histoire, et ça, ça fait plaisir. Et la répression, ça nous fait rire aussi : parfois, ils font quand même un peu n’importe quoi ! (rires).

Et c’est le seul endroit où on peut se mettre un peu à l’égal de l’État et revendiquer des choses. Ça ne marche peut-être pas toujours, mais porter plainte contre Darmanin ça fait plaisir. On sait qu’on permet aux gens de s’empuissanter. Comme ici avec le Village de l’Eau, ça permet d’avoir un espace safe, de se sentir bien. Face à tout ce système injuste, c’est important et je crois que ça fait vraiment du bien. C’est un sentiment de joie vraiment différent qui né grâce à la lutte. Et je crois que je l’aime bien, ce sentiment.

Pour l’action, c’est aussi l’agir des camarades qui nous porte quand on est un peu en bas. On peut rester dans l’action car on sait qu’iels y sont, et qu’on peut y être avec ou à travers elleux. Et puis je crois que selon les moments, on est dans l’action différemment. On sait qu’on peut adapter notre position en fonction de comment on se sent, et c’est important. Peu importe comment on agit, on agit et on reste dans l’action, ensemble.

Paule

Comment te présentes-tu ?

Je suis étudiante, même si ça fait longtemps… J’ai la vingtaine et je suis membre active du collectif Bassine Non Merci.


Qu’est-ce qui t’a amené à t’engager dans la lutte contre les bassines ?

Quand on a commencé à entendre parler de ce projet de méga-bassines vers chez moi, c’était un sujet de niche que personne ne connaissait encore vraiment. Petit à petit et suite à la mobilisation contre les bassines qui s’organisait dans l’ouest, des groupes de travail se sont montés sur la thématique de l’eau au sein du groupe Extinction Rébellion où j’étais à l’époque. Lorsqu’une réunion des porteurs de projets pour présenter les méga-bassines aux élus a eu lieu chez nous, un collectif contre les méga-bassine s’est formé et j’ai changé de collectif pour me mettre à fond sur Bassine Non Merci.

J’étais très intéressée par plusieurs choses autour de cette lutte pour l’eau. D’abord, c’est une lutte locale sur un territoire où vraiment beaucoup de monde bosse chez les porteurs de projets. Ensuite, une des richesses de ces luttes qui sont réellement ancrées sur un territoire, c’est la forte diversité des personnes qui composent ce collectif et c’est ce que j’ai aimé dans la lutte pour l’eau. Ce ne sont pas juste de petits groupes de militants, il y a des paysans, des habitants, des locaux, des gens qui n’ont jamais milité, des gens qui ont juste entendu parler du sujet. Je trouve cela très beau et ces questions de diversité m’intéressent profondément : comment on ne lutte pas juste entre militants et militantes.

L’une des richesses de ces luttes ancrées dans un territoire, c’est la forte diversité des personnes qui la composent : des militants, mais aussi des paysans, des habitants, des gens qui n’ont jamais milité… Je trouve cela très beau.

Comment cet engagement se traduit-il pour toi d’un point de vue physique et corporel ?

Physiquement, c’est très fatigant. Tous les jours, c’est beaucoup d’investissement, d’énergie. Ce que font les actions physiquement, corporellement, on en parle moins, souvent on parle uniquement des jours de mobilisations. Mais on oublie une autre réalité, celle des réunions tout au long de l’année qui sont toujours le soir. Cette lutte est à la campagne, ce qui veut dire une heure de voiture aller et une heure retour pour moi qui suis à la ville, pour des réunions qui durent souvent trois ou quatre heures. Rien que ça, dans ma vie, c’est quelque chose de très fort, avec la fatigue qui va avec, surtout quand des actions nationales s’organisent en même temps, comme ça a été le cas pour moi au printemps où je suis monté à facilement 50 heures par semaine pour le collectif. À certains moments, on ne vit un peu que pour ça.

Et pourtant, c’est l’énergie du collectif qui nous porte tous les jours. Le fait de voir une telle diversité de personnes engager leur corps ensemble dans la lutte, c’est aussi une force d’empouvoirement et de ressource énorme. On puise là-dedans pour tenir et continuer dans l’action.


Ressens-tu des retombées pour toi dans ta vie locale et quotidienne ?

Au quotidien, ça crée forcément des tensions. Dans la manière qu’on a de se comporter au quotidien, on change ses habitudes pour faire davantage gaffe à ce que l’on dit, aux mots qu’on emploie, on ne sait jamais ce que ça va faire, à qui on parle… Comme c’est un sujet très clivant, depuis que je suis à BNM je sais qu’il faut prendre des pincettes. Par exemple, je ne m’affiche pas comme appartenant au collectif tant que je ne sais pas qui j’ai en face de moi, je tâte le terrain. Donc oui, ça change forcément beaucoup de choses dans la manière de parler, de s’exprimer, de s’exposer…

Faire des études fait que, culturellement, j’appartiens à un certain milieu. M’investir dans une lutte en milieu rural a fait éclater mon prisme.


Comment s’articule pour toi la nécessité de visibilité politique et médiatique avec des besoins d’anonymat dans d’autres contextes ?

C’est très important que cette lutte soit ancrée dans le territoire et d’y inclure les habitants et les habitantes. Pour ça, on doit vraiment communiquer et aller à la rencontre des gens avec une réelle visibilité. Il y a deux pôles. D’abord, le besoin de visibilité avec les habitant·es : on va voir les gens, on fait des réunions publiques, on va sur le terrain, etc. Et ça, c’est super important en termes de visibilité et pour faire des choses concrètes, localement. Ensuite, il y a la presse et les médias : eux aussi informent les gens sur le territoire et au-delà. Si on veut toucher d’autres personnes que les ultra-locaux, on se doit d’avoir une communication médiatique, avec des prises de parole lors desquelles on s’expose, et tous les impacts que ça peut avoir sur la manière dont on est perçu·e au sein du collectif et sur le territoire.

Pour l’anonymat aussi, il y a plusieurs choses. À certains moments dans la lutte, on ressent le besoin de faire des actions qui vont impacter et désigner ceux qu’on accuse et qu’on dénonce. Avec la répression croissante, il est alors nécessaire de cacher son identité car il y a des risques pénaux. Pour autant, je pense qu’il est très important de rester en contact avec les habitant·es, même si on n’est pas toujours d’accord sur ce qu’il faut faire, afin de préserver des espaces de dialogue et de pouvoir continuer à porter un message de fond qui prend en compte leur avis. Or, si je n’étais pas masquée lors des actions, j’aurais peur d’être catégorisée. J’aurais peur que ces personnes oublient tout le reste, toutes mes prises de parole, tout le soin, tout le lien que j’essaie de faire. Ça me blesserait profondément. C’est donc aussi pour me protéger de cela.

Les militant·es qui vivent sur le territoire ne peuvent pas se permettre de s’afficher et n’ont d’autre choix que de se masquer : leurs opposants sont leurs voisins, les gens de leur famille, des gens qu’ils côtoient tous les jours.

Dans notre lutte, beaucoup de gens habitent sur place. Pour ma part, si je suis porte-parole, c’est justement parce que je n’habite pas directement sur le territoire et que je risque moins de choses en m’exposant ainsi. Les militant·es qui vivent sur le territoire ne prennent pas la parole publiquement et ne peuvent pas se permettre de s’afficher comme faisant partie du collectif BNM. Ils et elles n’ont pas d’autre choix que de se masquer : leurs opposants sont leurs voisins, les gens de leur famille, des gens qu’ils côtoient tous les jours. C’est le cas d’un copain de BNM qui se disait que s’il était reconnu, peut-être que l’on refuserait de venir faucher son pré et qu’il ne trouverait personne pour l’aider dans son travail agricole. Ça peut vraiment créer des conflits profonds.


Comment fais-tu pour rester dans la joie et dans l’action comme on n’a pu le voir sur le Village de l’Eau, malgré le discours des autorités et la répression ?

La joie, je pense que c’est ma source d’énergie première dans la lutte. J’associe joie et convergence des luttes. C’est un peu mes deux clés d’entrée. En plus, j’adore la fête et je pense qu’il y a vraiment un truc à trouver avec ça au sein de nos luttes. Si on ne reste pas dans la tolérance, dans le respect et dans l’écoute les un·es envers les autres, on va se diviser. Et j’ai vraiment la sensation que les politiques, le gouvernement, nos opposants essaient de tout faire pour nous diviser et créer de l’individualisme. Il faut lutter contre ça et rester dans des démarches positives d’écoute et de tolérance, et se dire que même si on n’est pas d’accord, on va essayer de discuter et on ne va pas se taper dessus. C’est ce qui fait notre force et j’y crois profondément.

C’est épuisant de lutter frontalement contre nos opposants et contre un gouvernement qui s’entête en voulant accélérer encore et encore les procédures. Mais il y a aussi des gens plus proches de nous, qui sont dans le négatif et répètent : « Tu es sûre de ce que tu fais ? », « Tu y mets trop du tien », « Prend du recul », « Ce n’est pas si grave », etc. Ils freinent nos initiatives et prennent beaucoup d’énergie, bien loin d’une démarche positive dont on a alors d’autant plus besoin. Ce serait moins dur d’encaisser ce qui vient d’en face si on était plus nombreux·ses à se soutenir et à se donner de la force et de la motivation. C’est pour ça que c’est ce qu’on essaie de faire dans nos collectifs : parce qu’autour de nous c’est souvent compliqué, même si ça dépend de la relation qu’on a avec nos proches. Pour ma part, les gens ne sont pas militants autour de moi, et dès que je sors des asso et des réunions, je reviens dans un monde non-militant qui me demande beaucoup d’énergie. Si on ne reste pas dans la joie dans nos milieux militants, c’est compliqué !

Ce qui fait que les gens restent dans le collectif, c’est qu’à la fin d’une action, ils sentent qu’ils ont fait quelque chose. Même si parfois ils n’ont fait que distribuer des tracts.

Pour l’action, c’est un peu pareil. On a beau rester dans la joie et être positif·ves, à un moment, il faut faire. Or, personne n’a envie de ne faire que des réunions – d’ailleurs, quand on ne fait que des réunions, les gens partent. Ce qui fait que les gens restent dans le collectif, c’est qu’à la fin d’une action, ils sentent qu’ils ont fait quelque chose. Même si parfois ils n’ont fait que distribuer des tracts.

Je suis toujours impressionnée de voir la joie que ça crée et la manière dont ça fédère quand deux personnes qui ne se connaissaient pas se voient à une réunion, se disent : « on va tracter ! », et s’organisent pour le faire. Les réunions sont nécessaires et sont de réels outils de démocratie, le début de plein de choses. Mais ça fait sens pour les gens d’être sur le terrain, de faire des réunions publiques, d’organiser une fête en soutien au collectif, de planter des haies, de reboucher des drains, de démonter des bassines, en fonction de chacun·e. Ça permet de se dire : « Voilà, je les ai embêtés un peu, ce que j’ai fait a eu un impact ». Et puisque parfois, la politique ne suffit pas, on va faire par nous-même et ça donne la force de continuer, de se projeter vers d’autres actions.

Toutes les actions ont leur importance. Par exemple, la beauté des manifestations nationales, c’est que ça mobilise très largement. Il y a des gens qui ne sont pas militant·es au quotidien, qui n’ont pas forcément envie d’aller manifester. Par contre, si on dit aux gens : « Venez, on va faire de la sérigraphie, on va faire des drapeaux, on a besoin de faire plein de trucs jolis pour la manifestation », ils viennent. C’est là où on rassemble des gens de tout un territoire qui ne se sentent pas forcément à l’aise dans l’ambiance de la lutte, mais qui sont motivés pour aider ici ou là : « Moi je peux te dépanner, je t’amène » ; « Je véhicule le journaliste » ; « Je fais à manger » ; « Ah ben moi j’ai plein de draps », etc. On va faire un castor en bambou ? « Ah bah moi j’ai plein d’osier dans mon jardin ! ». Ça crée un réseau, des dynamiques, et l’action fait que des gens qui pensaient ne pas pouvoir aider se rendent compte qu’ils ou elles peuvent être précieux. C’est ça qui est beau et qui nous aide à lutter, qui fédère. C’est pour ça que la joie ET l’action sont deux clés très importantes de la lutte.


Crédits photos : Yoan Jäger.


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Notes

11.09.2024 à 07:31
Paul Guillibert
Texte intégral (6062 mots)
Temps de lecture : 27 minutes

À propos de Cultiver les communs. Sortir du capitalisme par la terre de Tanguy Martin, Syllepse, 2023.


Il y a bien longtemps que les projets de réforme agraire ont déserté les imaginaires socialistes européens. La bourgeoisie qui « ne peut exister sans révolutionner constamment les instruments de productionCultiver les communs. Une sortie du capitalisme par la terre. L’auteur travaille pour Terre de liens et milite dans différents collectifs, dont Reprise de terres et pour une sécurité sociale de l’alimentation. L’ouvrage est écrit depuis cette situation qui offre un ancrage dans les luttes paysannes contemporaines et fournit de nombreux exemples de réappropriation des moyens de vivre

Pour Martin, la révolution vers une agriculture paysanne suppose une réforme institutionnelle de grande ampleur qui commence par la transformation du foncier agricole en bien commun, grâce à une réappropriation des institutions déjà-là. La socialisation de la terre est une condition nécessaire pour une agriculture paysanne favorisant la conservation de la diversité des mondes vivants, domestiques et sauvages.

La révolution vers une agriculture paysanne suppose une réforme institutionnelle de grande ampleur qui commence par la transformation du foncier agricole en bien commun.

Disons d’emblée que le thème majeur de l’ouvrage, la socialisation du foncier agricole, tout à la fois prolonge et déplace la question des communs naturels. Elle la prolonge puisque la fin ultime est bien celle d’une mise en commun, c’est-à-dire d’un partage démocratique, équitable et soutenable de l’accès aux ressources. Elle la déplace cependant car la socialisation désigne la répartition du foncier par l’intermédiaire d’institutions juridico-politiques mobilisant la force universalisante du droit. Loin d’une auto-institution des communs, la socialisation de la terre se présente à la fois comme un partage institutionnalisé des conditions de production (une socialisation de la valeur dirait Bernard Friot, dont l’auteur semble politiquement assez proche) et comme une étape de transition vers la communisation agraire, c’est-à-dire vers la suppression de l’appropriation privée des moyens de vivre.

Crédits : Photo de Annie Spratt.

L’auteur se propose ainsi de « doter les mouvements sociaux d’une grille de lecture anticapitaliste du foncier agricole, en lien avec la notion de commun » en élaborant « des lignes directrices stratégiques à débattre pour mieux construire un horizon communinstitutions formelles des communs à partir du « déjà-là » de la socialisation de la terre, proposition qui confère à l’ouvrage un caractère plus concret que celui que revêt souvent la littérature académique sur les communs. D’autre part, il propose d’instituer le foncier en commun comme condition pour une transformation des pratiques agricoles, pour le renforcement des communautés habitantes rurales et pour servir de « base arrière » aux luttes d’émancipation. D’allure modestement juridique, Cultiver les communs a donc une grande ambition politique. Cette écologie politique du foncier agricole articule une réflexion sur les normes politiques désirables, sur les institutions juridiques qui pourraient les mettre en œuvre et sur les forces sociales capables de les porter. Son originalité tient à l’expérience de terrain de son auteur et à son érudition quant aux politiques agraires.

Cette écologie politique du foncier agricole articule une réflexion sur les normes politiques désirables, sur les institutions juridiques qui pourraient les mettre en œuvre et sur les forces sociales capables de les porter.

L’ouvrage se découpe en quatre chapitres, ponctués de trois « respirations

Problèmes et méthodes

J’ai abordé ma lecture de Cultiver les communs avec trois séries de questions qui organisent cette recension. Premièrement, l’une des questions classiques de la sociologie rurale et des études agraires critiques est de savoir si la paysannerie forme une classe à part entière – dominée par le capital marchand même lorsqu’elle est propriétaire de la terre et des moyens de production – ou bien si elle est au contraire fragmentée entre un prolétariat rural (ouvriers agricoles, travailleurs saisonniers…) et une bourgeoisie paysanne (parfois en voie de prolétarisation). Pour le dire de manière très schématique : tandis que la sociologie rurale d’inspiration marxiste insiste sur la fragmentation de la paysannerie en refusant absolument l’idée d’une classe et d’un mode de production paysans

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À s’intéresser principalement aux formes de propriété des moyens de production agricoles – à commencer par le foncier lui-même – est-ce qu’on ne risque pas de rater les formes spécifiquement capitalistes d’exploitation du travail en contexte agro-industriel au sens large (ouvriers agricoles, travail saisonnier, travail dissimulé, travail non payé, travailleurs de la logistique, des abattoirs, etc.) ? Cette deuxième question a immédiatement un enjeu tactique sur le type d’alliance à construire : avec quels travailleur·ses ? Avec quels syndicats ? Par l’entremise de quelles institutions ? Pour le dire concrètement, faut-il viser des alliances avec les tendances les plus à gauche des agriculteur·ices (y compris dans les syndicats majoritaires comme la FNSEA) ou bien avec les travailleur·ses non paysan·nes de l’agro-industrie ? Comment mettre en place une agriculture paysanne et lutter en même temps contre les formes d’exploitation du travail dans l’agro-industrie ?

Crédits : FORTEPAN / Erdei Katalin, CC BY-SA 3.0.

Enfin troisièmement, si le capitalisme agraire fonctionne par l’articulation d’un certain régime de propriété de la terre et de différentes formes d’exploitation du travail, humain et autre qu’humain, qui s’intègrent dans un vaste système agro-industriel, on peut se demander si l’institutionnalisation de communs permet, à elle seule, de sortir de ce système. Il semble qu’il y ait parfois un décalage entre la stratégie de la socialisation institutionnelle du foncier et l’objectif final qu’elle est censée réaliser.

Cultiver les communs propose des réponses nuancées à ces trois questions témoignant d’un pragmatisme stratégique qui cherche à élargir les pratiques qui « marchent » sur la base d’institutions déjà existantes.

Une écologie politique de la terre

Une bifurcation agroécologique suppose une socialisation de la terre, c’est-à-dire la répartition de la terre organisée par les normes contraignantes du droit et des institutions politiques adéquates (comme la réappropriation démocratique des SAFER, j’y reviendrai). Cette thèse originale de Martin s’enracine dans une définition de la terre en provenance de l’écologie politique contemporaine qui permet de critiquer l’économie politique agraire classique.

« Support de fonctions écosystémiquesCultiver les communs, cette définition de la terre comme support de fonctions écologiques variées fournit une norme immanente aux pratiques agricoles elles-mêmes.

Si une terre en bonne santé est le support d’un grand nombre de fonctions écosystémiques variées et redondantes, une agriculture paysanne doit elle aussi combiner de multiples usages du foncier, à la fois productifs (élevage, polyculture, sylviculture), récréatifs (fonctions de loisirs ou éducatives) et de conservation (espaces non cultivés et en libre-évolution favorisant la biodiversité sur les espaces agricoles comme le préconise par exemple l’association Paysans de nature

Une agriculture paysanne doit combiner de multiples usages du foncier : à la fois productifs, récréatifs et de conservation.

En effet, la conservation des écosystèmes au sein des espaces agricoles répond à la fois à des intérêts humains (la vie humaine en général et l’agriculture en particulier ont besoin d’écosystème viable) et à des intérêts autres qu’humains : la singularité, la vitalité et la beauté des écosystèmes méritent qu’on les préserve pour eux-mêmes

Crédits : Photo de Ricardo Gomez Angel.

À la lecture de Cultiver les communs, on est parfois saisi par une tension fertile entre la technicité des institutions du foncier agricole et le rêve arcadien d’une communauté paysanne vivanteGemeinschaft » rurale comme aurait dit le sociologue allemand Ferdinand Tönnies. La nécessité d’arracher la terre à la propriété privée ne s’inscrit pas seulement dans une analyse écologique de la multifonctionnalité des écosystèmes et dans une lecture stratégique de ses effets possibles sur la territorialité rurale. Elle se fonde également sur une présentation claire et rigoureuse de l’économie politique classique.

Reprenant à Karl Polanyi l’idée que la terre est une marchandise fictive, Martin propose de sortir la terre du marché de la propriété privée. Il étudie le fonctionnement de la rente foncière en reprenant la distinction marxienne entre rente absolue et rente différentielle

Partant d’une analyse de la rente foncière, l’auteur en conclut que la terre ne peut être une marchandise, car « si le marché n’est pas un mauvais mode de coordination des activités humaines en soi, il n’est pas adapté à la question des terres

« Si le marché n’est pas un mauvais mode de coordination des activités humaines en soi, il n’est pas adapté à la question des terres. »

Tanguy Martin

Il me semble que le statut stratégique de la socialisation de la terre par la force du droit et la réappropriation des institutions politiques de répartition du foncier n’est pas toujours très clair dans l’ouvrage. S’agit-il de penser une étape transitoire avec les outils institutionnels dont nous disposons ? Ou s’agit-il au contraire d’une stratégie ultime qui viserait seulement à exclure certains biens spécifiques du marché tout en maintenant l’existence d’un marché capitaliste pour les autres produits ?

Les marxistes politiques anglais, Robert Brenner et Ellen Meiksins Wood, ont développé quelques arguments convaincants contre le socialisme de marché

En effet, la matrice de l’exploitation capitaliste est la marchandisation de la force de travail : pour que des individus soient contraints d’assurer leur subsistance par l’intermédiaire du marché (marché de l’emploi et marché des biens de consommation), il faut qu’ils aient été privés de l’accès à leurs moyens de subsistance, à commencer par la terre. Cette séparation initiale est en permanence reproduite par le capital car elle est la condition essentielle de sa survie. La socialisation de la terre ouvre au contraire des espaces d’autonomie. Si des institutions juridico-politiques permettent un partage plus égalitaire et plus soutenable de la terre, la dépendance au marché capitaliste s’en trouvera nécessairement diminuée. La socialisation de la terre à grande échelle n’est donc pas qu’une question de foncier agricole ou d’institutionnalisation des communs, comme Martin le sait bien. Elle est un coin enfoncé dans la reproduction des rapports de classe. 

Pour que des individus soient contraints d’assurer leur subsistance par l’intermédiaire du marché, il faut qu’ils aient été privés de l’accès à leurs moyens de subsistance, à commencer par la terre.

Telle que je la comprends, la socialisation de la terre défendue par Tanguy Martin ne peut donc être qu’une étape provisoire vers la réalisation du communisme

Il paraît difficile de compter sur la naïveté de l’État et des capitalistes agroindustriels, qui se laisseraient berner par une dissémination locale d’expériences de gestion de terres en communs. Peut-on alors vraiment isoler la stratégie de la socialisation de la terre d’une analyse du rapport de force politique à construire pour élargir et maintenir cette socialisation ? C’est peut-être la seule critique de fond que j’adresserais à l’ouvrage. S’il convient de socialiser la terre et si Tanguy Martin nous montre les institutions déjà existantes dont on pourrait se saisir pour la réaliser, comme nous le verrons plus bas, il reste prudent sur la manière d’instaurer un rapport de force qui permette d’élargir et d’accélérer le mouvement de socialisation de la terre. Si l’ouvrage n’aborde pas de stratégies précises pour radicaliser l’antagonisme avec les expropriateurs, Cultiver les communs est en revanche particulièrement percutant dans la description critique des mécanismes du marché foncier capitaliste et des formes d’oppression auxquelles il donne lieu.

Une théorie de l’oppression en contexte agraire

Tanguy Martin reprend à la philosophe féministe Iris Marion Young sa théorie des formes d’oppression. Dans Justice and the Politics of Difference, elle distingue cinq formes possibles d’oppression qui peuvent s’entrelacer : a) l’exploitation du travail qu’il soit payé ou non ; b) le pouvoir de la classe dominante d’empêcher l’action et l’organisation des dominé·es ; c) la marginalisation d’une partie des dominé·es qui a notamment pour effet une disciplinarisation par la peur de celles et ceux qui n’en sont pas encore victimes ; d) la capacité à légitimer sa domination par l’impérialisme culturel ; e) l’usage de la violence pour affecter l’intégrité physique ou psychique d’un individu ou d’un groupe. Cultiver les communs applique cette théorie de l’oppression à l’histoire du capitalisme agraire dans le monde moderne depuis les plantations coloniales de Sao Tomé jusqu’à l’implantation idéologique du productivisme dans les esprits contemporains

Dessin de 1670 montrant des esclaves travaillant le tabac dans une plantation coloniale. Crédits : Domaine public.

À la suite des travaux de la sociologue Sabrina Dahache et d’une enquête qu’il a réalisée avec Matthieu Dalmais, Martin montre en effet que l’accès des femmes au foncier est beaucoup plus compliqué que celui des hommes malgré les lois qui défendent l’égalité des droits. Le fait qu’elles manquent de « ressources propres et d’appuis solides s’ajoute à la défiance des organismes prêteurs et des bailleur·eresses de terres potentiels

L’accès des femmes au foncier est beaucoup plus compliqué que celui des hommes malgré les lois qui défendent l’égalité des droits.

Cultiver les communs insiste également sur la dimension coloniale-raciale de l’oppression foncière. En affirmant que « la question du foncier agricole et de son accaparement est consubstantielle à la question coloniale », Tanguy Martin insiste sur la différence entre impérialisme et capitalisme. Si le capitalisme a toujours été impérialiste, ayant vocation à soumettre le monde entier à la logique de la valorisation en prenant « la planète entière pour théâtre

« Plus proche dans le temps, en Palestine l’extension des colonies israéliennes sur les terres attribuées au proto-état palestinien par les accords internationaux dépasse la logique économique capitaliste et vise une pure extension de la puissance israélienne. Et il s’agit bien aussi de foncier agricole, et pas que d’habitat pour les colonies. Cela saute aux yeux si l’on comprend qu’un des enjeux de ces extensions est l’accès à l’eau pour l’irrigation des terres. Il est certain que cette configuration impérialiste est utilisée à ses fins par le capitalisme. Mais ce dernier n’en épuise pas pour autant toute explication

S’il existe une possibilité que le foncier devienne un levier d’émancipation par sa socialisation, c’est parce qu’il est le support de rapport d’oppression multiples, de genre, de race et de classe. Telle est, somme toute, la leçon critique de Cultiver les communs.

Cependant, pour revenir à une remarque que je faisais en introduction, on peut se demander s’il n’y a pas parfois un certain « réductionnisme foncier » qui empêche ici d’insister sur le triple socle de l’oppression raciale dans les campagnes. En effet, le problème immédiat du racisme en agriculture ne peut se limiter au problème bien réel de l’accès à la terre et à l’installation. Fondée en 2021 par des personnes exilées, l’Association accueil agricole et artisanal (A4) cherche à développer l’installation en milieu rural de travailleur·ses étranger·es avec des conditions de vie décentes. Former, installer, régulariser, telles sont les trois piliers de l’association qui lutte contre le racisme systémique. Développant également une pratique de l’enquête militante, les membres d’A4 documentent les conditions de travail actuelles des saisonniers étrangers dans les exploitations agricoles.

Crédits : Tim Mossholder.

L’oppression raciale y est reproduite à grande échelle dans des fermes industrielles et des serres où une main d’œuvre saisonnière étrangère est exploitée dans des conditions parfois semi-esclavagistes, comme en témoigne la lutte en cours des 17 saisonniers agricoles marocains à Malemort du Comtat

Démocratie foncière et socialisation des terres

Le cœur de l’ouvrage de Tanguy Martin est bien de proposer une description des institutions politiques et des structures sociales déjà-existantes qui peuvent favoriser une socialisation de la terre. L’ouvrage est d’une très grande richesse dans la présentation des mécanismes d’accaparement, de régulation et de reprise du foncier agricole. De mon côté, je m’aventure ici sur un terrain que je connais fort mal, celui des institutions françaises du foncier agricole. Je dirais cependant que le mérite de l’ouvrage consiste à articuler les normes d’une nouvelle organisation foncière, les institutions politiques, économiques et juridiquesqui peuvent les incarner et les forces sociales qui peuvent soutenir leur réalisation. À cet égard, l’ouvrage se présente comme une écologie politique de la socialisation de la terre. 

La richesse de cette position dérive à la fois de l’expérience de terrain de l’auteur et de l’idée qu’un partage plus équitable de la terre repose sur des institutions politiques qui permettent de la désencastrer du marché. Suivant les analyses de Marx sur «  l’accumulation primitive

Lire aussi sur Terrestres : Paul Guillibert, Jason W. Moore, cosmologie révolutionnaire et communisme de la vie, mai 2024.

Le partage démocratique, soutenable et équitable de la terre (la « socialisation ») doit donc, selon Martin, permettre de lutter contre la séparation d’avec la nature, contre la dépendance au marché capitaliste et contre la perte d’autonomie politique dans les campagnes. En somme, la socialisation de la terre apparait comme une condition nécessaire mais non suffisante d’une politique d’émancipation. Dans la suite de cette recension, je me demanderai cependant si l’étude magistrale des institutions politiques d’une possible socialisation de la terre ne prend pas le pas sur une analyse des forces sociales capables de les porter. Qui sont les acteur·ices d’une possible socialisation de la terre ? Qui en sont les ennemis ? Avant de répondre à ces questions, encore faut-il préciser que Cultiver les communs se donne parfois comme un ouvrage de philosophie politique, soulevant le problème de l’articulation entre des normes politiques, des institutions juridiques et des forces sociales.

Le partage démocratique de la terre doit permettre de lutter contre la séparation d’avec la nature, contre la dépendance au marché capitaliste et contre la perte d’autonomie politique dans les campagnes.

Concernant les normes, il s’agit d’abord d’arracher la terre au marché, la constituer en bien commun afin que des usages socialement justes et écologiquement soutenables prennent le pas sur la logique marchande de la valorisation capitaliste. La stratégie doit donc viser l’instauration d’un « gouvernement politique du foncier agricole » ayant pour finalité de sortir le foncier de ses usages capitalistes par une « gestion en commun » de la terre

Affiche des Comités Larzac, 1974 – Wikimédia

L’institution des communs fonciers pourrait s’appuyer sur la propriété publique de la terre qui permet de la louer ou de la mettre à disposition d’agriculteur·ices du territoire communal ou bien de la mettre à disposition d’un collectif politique comme dans le cas de la société civile des terres du Larzac (SCTL) qui gère les 6 000 hectares récupérés lors de la lutte du Larzac contre l’installation d’une base militaire. Or Martin insiste sur le fait que l’expropriation des expropriateurs de la terre n’est pas qu’un lointain mot d’ordre socialiste. Elle est déjà prise en charge, ici et maintenant, par des institutions économiques, juridiques et politiques qui régulent l’accès et l’usage des terres agricoles. Cultiver les communs insiste sur deux institutions centrales qui pourraient jouer l’effet d’un levier de socialisation de la terre, bien qu’elles soient aujourd’hui au service de l’agriculture intensive.

La première institution est le contrôle des structures, qui « régit la délivrance de l’autorisation d’exploiter » la terre. C’est elle qui donne le droit à une agricultrice ou un agriculteur d’appliquer la loi après un avis consultatif des Commissions départementales d’orientation de l’agriculture (CDOA). Bien que le pouvoir du Contrôle des structures soit très affaibli et très inégal géographiquement, elles n’en perdurent pas moins.

La seconde institution étudiée regroupe les Safer, les Sociétés d’aménagement foncier et d’établissement rural qui régulent le marché des terres agricoles depuis les années 1960. Sociétés anonymes à buts non lucratifs, elles sont composées en collèges constitués de chaque syndicat agricole représentatif, des collectivités territoriales, de la société civile. En raison de ses missions et de son mode de fonctionnement (l’achat de terre), la Safer apparaît comme « un mode de régulation non-capitaliste du marché foncier rural en France

En somme, voilà une thèse stratégique pour l’écologie politique : l’abolition de la propriété privée doit se développer à partir de la réappropriation démocratique des institutions déjà existantes permettant la socialisation de la terre, même si ces institutions sont au service, et depuis longtemps, de politiques productivistes. Liées à l’histoire du remembrement et de la concentration agraire, pour beaucoup elles apparaissent en effet comme un instrument productiviste dans les campagnes, aux mains des grands exploitants et des syndicats majoritaires. Aussi contraire à l’égalité soient-elles pour l’instant, leur démocratisation relève d’un futur possible et doit donc servir de fondement à une bifurcation écologiste et sociale des institutions du foncier agricole. Comment envisager cette démarchandisation démocratique de la terre ?

L’abolition de la propriété privée de la terre pourrait se développer à partir de la réappropriation démocratique des institutions déjà existantes.

Martin imagine que l’ensemble des terres agricoles soient rachetés progressivement « soit par la puissance publique, soit par des organisations collectives démocratiquement organisées qui s’engageraient à ne pas les revendre. Les terres seraient alors techniquement sorties du marché

Si l’argument du livre consiste à affirmer qu’il n’est pas nécessaire d’envisager une grande réforme agraire (avec ces risques d’autoritarisme et d’inefficacité) pour penser une transition agro-écologique, on a parfois l’impression qu’il faudrait néanmoins une grande réforme institutionnelle pour y parvenir : fixer des règles pour modifier la composition de ces institutions et s’assurer une gestion plus transparente et démocratique de leur fonctionnement. Auquel cas, l’argument tactique de la facilité (il serait plus facile de passer par les institutions existantes que d’en créer de nouvelles ad hoc) parait moins convaincant. Il n’est pas certain qu’il soit plus facile de déclencher une grande réforme institutionnelle du foncier qu’une grande réforme agraire. C’est la raison pour laquelle l’auteur insiste sur l’importance des forces sociales qui réalisent d’ores et déjà la socialisation de la terre à petite échelle.

Selon Martin, la capacité des Soulèvements de la terreà imposer des rapports de force doit s’articuler avec la constitution de contre-pouvoir du foncier porté par des organisations moins radicales mais dont l’action s’inscrit dans le temps long. Parmi ces organisations, ilinsiste sur les foncières agricoles, ces associations qui rachètent ou reprennent la terre pour la redistribuer selon des principes de justice sociale et agro-écologiques. Parmi celles-ci, l’auteur s’arrête longuement sur le cas de Terre de liens, dont il est membre, qui donne une bonne illustration de ce qu’il appelle des « structures de portage foncier solidaires

Ces structures peuvent prendre différentes formes : des groupements fonciers agricoles (GFA) qui détournent l’usage initial visant à faciliter la succession des terres agricoles dans une perspective mutualiste et solidaire comme le GFA Lurra, fondé dans les années 1970 au pays Basque ; des coopératives d’intérêt collectifs comme les coopératives Terrafine créée en 2017 ou Passeurs de terre créée en 2018 ; des fonds de dotation ou des fondations qui récupèrent des terres par legs ou par des dons en argent et en nature comme à Longo Maï ou comme la foncière Antidote créée en 2019 qui est « un outil au service de collectifs d’habitant·es et d’usager·es de lieux autogérés, qu’ils soient des fermes ou accueillent des activités non-agricoles, à la campagne ou en ville

Ainsi la fédération Terre de liens propose sept critiques éthiques pour circonscrire le champ des « initiatives foncières citoyennes

La foncière Terre de liens a racheté 8 500 hectares afin d’établir des contrats de fermage avec des paysan·nes s’engageant dans des pratiques agricoles différentes.

S’il existe donc des forces sociales prêtes à défendre une réforme institutionnelle ouvrant la possibilité d’une socialisation de la terre, le récent mouvement des agriculteur·ices semble avoir montré que ces forces sont loin d’être majoritaires. L’issue du mouvement paraît plutôt favorable aux exploitants importants et au capital commercial dit de « la grande distribution ». Peut-être cette séquence témoigne-t-elle des impasses d’une réflexion qui partirait uniquement de la question foncière, c’est-à-dire de la propriété et de l’allocation des terres agricoles. Car il s’est d’abord déclenché par un rejet des prix des produits agricoles, c’est-à-dire par le constat d’une injustice du point de vue de l’ « économie morale » des paysans : non pas une revendication sur la terre mais une revendication sur les revenus du travail.

La difficulté vient évidemment du fait que les revenus du travail sont ici ceux de capitalistes : certes des petits capitalistes dominés par d’autres secteurs bien plus puissants du capitalisme mais des capitalistes néanmoins, qui possèdent – au moins en droit – leurs moyens de production même s’ils sont dominés par le capital bancaire qui fournit des prêts, par le capital biotechnologique qui fournit des semences, par le capital industriel qui fournit des tracteurs, par le capital commercial qui achète les marchandises et les fait circuler, etc. Le choix des organisations de gauche, de la Confédération paysanne par exemple, a été de rejoindre tardivement le mouvement de manière critique. Leur stratégie visait donc à intervenir dans un mouvement d’exploitants agricoles afin d’introduire une ligne de fracture sur des bases politiques entre les revendications des syndicats majoritaires sur les normes environnementales et bureaucratiques et celles des exploitants moins importants acculés par le marché à vendre à des prix indignes.

Lire aussi sur Terrestres : Reprise de terres, Reprise de terres : une présentation, juillet 2021.

Or dans cette stratégie d’alliance au sein de la paysannerie, aucune alliance avec des travailleur·ses (ouvrièr·es agricoles, salarié·es de l’agro-industrie, saisonnié·res temporaires) n’a pu émerger. Pourtant, la revendication pour de meilleurs revenus du travail contre la domination imposée par certains secteurs du capitalisme agro-industriel aurait pu créer un front large. La position de l’intellectuel qui condamne a posteriorides mouvements auxquels il n’a pas pris part n’est pas de mise ici. Il s’agit plutôt de réfléchir aux conditions idéologiques futurs d’un élargissement des luttes pour une communisation de la subsistance. À cet égard, il faut accueillir avec enthousiasme et prudence le projet d’une réforme institutionnelle de l’accès au foncier agricole.

Enthousiasme évident au vu des outils politico-juridiques proposés par Martin et dont il est certain qu’ils indiquent des pistes tactiques importantes. Prudence néanmoins, car le programme de réformes institutionnelles et démocratique du foncier suppose d’identifier – mais plus encore de composer – des forces sociales capables de le porter. Or, si la propriété privée de la terre est la clef de voute d’un colossal édifice de dépossession des conditions de la subsistance, les mots d’ordre portant sur les revenus du travail et les formes d’exploitation sont sans doute plus à même de composer une force révolutionnaire de paysan·nes et de salarié·es contre la domination du capital.

Conclusion

Pour conclure, je repartirai de l’anecdote inaugurale de Cultiver les communs qui illustre à quel point une position en apparence consensuelle (une réappropriation démocratique d’institutions permettant un partage plus soutenable de la terre) peut sembler révolutionnaire : alors qu’il informe un propriétaire que la Safer du Poitou-Charente pour laquelle il travaillait à l’époque préempte la terre qu’il vend, Martin s’est vu rétorquer : « mais c’est du communisme ! ». Pour se prémunir contre toute transformation du foncier et de l’agriculture paysanne, on a beau jeu d’assimiler une politique de socialisation de la terre à la collectivisation forcée des campagnes dans la Russie post-révolutionnaire.

Cultiver les communs est donc un livre rare qui propose des solutions à partir d’une connaissance fine, complexe et personnelle des institutions agraires françaises. À la lecture, se dessine l’horizon concret d’une socialisation de la terre grâce à la multiplication des expériences de portage solidaire du foncier. Ce livre présente donc un panorama original sur l’avenir de l’émancipation. La possibilité d’une transformation de la société s’articule à la fois à des forces sociales réellement existantes et à des institutions agricoles dont la réappropriation ne paraît pas impossible. Elle impose maintenant de penser la manière dont ces expérimentations foncières peuvent s’articuler avec des stratégies capables d’imposer un rapport de force à une autre échelle. Il est fort à parier que la socialisation de la terre suppose des soulèvements terrestres dont le surgissement transformera l’antagonisme des forces en présence.


Crédit de la photo d’ouverture : Max.


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Notes

05.09.2024 à 16:29
Amel Sabbah  ·  Naiké Desquesnes  ·  Mathieu Brier
Texte intégral (5871 mots)
Temps de lecture : 18 minutes

Entretien avec Amel Sabbah, Naiké Desquesnes et Mathieu Brier réalisé par Léna Silberzahn et Pierre de Jouvancourt.


Pour une critique féministe de l’industrialisation du monde

Pouvez-vous présenter ce festival, qui a eu lieu au printemps 2024 à l’espace autogéré des Tanneries à Dijon ? Pourquoi avez-vous décidé d’organiser un festival sur « la critique des technologies et l’industrialisation du monde » ?

C’était la septième édition du Festival du livre et des cultures libres de l’espace autogéré des Tanneries, désormais nommé le Livrosaurus Rex. Chaque année on s’empare d’un thème pour dérouler des moments de conférences, projections, spectacles, discussions pendant un week-end. Parmi l’équipe d’organisation, on est plusieur·es à se sentir appartenir à la fois au mouvement féministe (ou à ses alliés) et au mouvement de critique des technologies. Ce sont des courants de pensée qui ont structuré politiquement nos luttes et nos vies, que ce soit parce que certain·es ont co-animé plusieurs années la revue Z, parce que d’autres lisent et invitent Isabelle Stengers, François Jarrige ou Donna Harraway, ou encore s’organisent en mixité choisie, refusent le smartphone et résistent au nucléaire et aux nano-puces.

Féminisme et techno-critique sont souvent présentés comme incompatibles, voire adversaires. Pour nous qui nous revendiquons des deux, c’était le moment d’affirmer publiquement : « oui, être anti-tech woke, c’est possible ! ». Ainsi on se réapproprie une pensée qui nous tient a cœur, la critique radicale de la techno-industrie, et on retourne le stigmate qu’est devenu le mot wokeen France : on veut absolument être « woke » s’il s’agit de prendre en compte les pensées féministes, décoloniales, et d’œuvrer pour une justice sociale.

Féminisme et techno-critique sont souvent présentés comme incompatibles… au contraire, nous affirmons être anti-tech woke, c’est possible !

Vous écrivez que vous voulez “la réappropriation, la création et la réparation des outils et de certaines techniques, la désertion de certain·es autres”. Quels outils et dispositifs faut-il se réapproprier ? Lesquels faut-il déserter, et même démanteler d’après-vous ? En d’autres termes, quels sont vos critères pour distinguer les « bonnes » des « mauvaises » technologies ?

On peut rappeler, pour le coup, un classique de la pensée anti-industrielle : les critères sont grosso modo la possibilité de comprendre comment un outil fonctionne et celle de prendre en charge collectivement son cycle de vie à une échelle raisonnable. Le nucléaire est ainsi la caricature de ce qu’il faut éviter : totalement incompréhensible pour le commun des mortel·les, qui nécessite des matières premières rares et dont les déchets seront toxiques pour à peu près l’éternité.

De l’autre côté du spectre, un outil de forge ou même un petit outil électronique, qui nécessite pour être compris une formation de quelques jours ou de quelques mois, qui peut se fabriquer avec de la récup’ et qui sera entretenu par la communauté, est plus désirable. Au-delà de ces « critères » très classiques et généraux, nous n’avons pas vocation à dresser une liste complète et définitive dans notre coin, ni à établir une stratégie valable pour tout le monde. Si on regarde ce qui se fait déjà et les luttes qui peuvent être rejointes, ça nous donne déjà des pistes.

Vous y êtes presque ! Merci de consulter vos emails pour valider votre inscription.

Vous avez des exemples ?

Le mouvement pour un internet libre, incarné par Riseup, Framasoft ou la Quadrature du net, dit clairement que se lier les mains aux GAFAM pour la moindre de nos communications est une mauvaise idée, pour ne pas dire plus. L’Atelier paysan met en actes une progression de l’autonomie paysanne face au cycle infernal endettement-équipement-agrandissement. Les gens qui sabotent clandestinement des antennes 5G montrent comment on peut commencer à démanteler un système nocif avant qu’il ne devienne indispensable. Les ateliers féministes de réparation de vélo qui surgissent un peu partout aident à penser une émancipation de la bagnole qui pourrait ne pas ignorer les besoins des mères seules pour faire leurs courses, par exemple.

Penser ensemble d’une part la lutte contre le nucléaire et les méga-projets éoliens, d’autre part les conditions de production de l’électricité dans une coopérative comme Enercoop, est un moyen de trouver une prise sur un secteur majeur où l’État et l’industrie fixent d’habitude les règles du jeu. La lutte continue depuis maintenant plus de dix ans contre les ‘grands projets’, qui se renouvelle sans cesse et garde un haut niveau de conflictualité, maintient la question du démantèlement industriel à l’ordre du jour du débat public.

À Grenoble, le petit mouvement naissant pour la réintroduction des cabines téléphoniques nous semble aussi très enthousiasmant. Il a un côté symbolique, mais pas seulement : la possibilité de passer un coup de fil depuis l’espace public a disparu alors qu’elle est précieuse, lorsqu’on n’a pas de crédit ou parce qu’on a des raisons d’avoir laissé son téléphone perso chez soi (qu’on pense que la police nous surveille, ou qu’on soit victime de violence conjugale et que la personne avec qui on vit contrôle notre téléphone). Les luttes qui vont se multiplier autour des destructions d’emplois liées au déploiement de l’intelligence artificielle seront aussi autant de lieux de discussion de quel type de vie ensemble nous défendons et de ce que devraient être de bons emplois, ou encore de bons services publics.

À Grenoble, le mouvement naissant pour la réintroduction des cabines téléphoniques est très enthousiasmant.

Il faut réussir à résister à l’alternative infernale qui se pose dès que la question se résume au choix entre utiliser un service numérique ou être dans la merde. Car bien souvent, les technologies sont utilisées parce qu’elles rendent de réels services. Mais elles rendent souvent d’autant plus service qu’elles comblent des failles sociales : les dispositifs d’alerte pour les personnes âgées en sont un bon exemple. L’isolement des personnes rend dépendant à des technologies.

Beaucoup de techniques de procréation, d’appareillages très sophistiqués, de prises d’hormones viennent répondre a des injonctions sociales : il faut prendre la pilule pour être une femme sans trop de pilosité, prendre des hormones pour correspondre à des stéréotypes de genre dans une société binaire, avoir “ses” enfants dans un monde où les liens se tissent autour de la très respectée et très resserrée “famille” et où tout autre type de liens n’est pas reconnu. Il faut se méfier du prisme de l’aliénation qui ne nous ferait voir que des injonctions sociales là où il y a aussi des désirs et des choix, mais on ne peut pas pour autant faire comme si ces choix étaient faits dans une société ‘neutre’.

D’autres technologies sont rendues indispensables par l’héritage industriel fait de contaminations : ainsi il est compliqué de penser les soins du cancer sans équipement de pointe, et les cancers sont justement produits massivement par la société industrielle. On voit bien qu’il n’y aura pas de possibilité collective et massive de se défaire de l’emprise de la techno-industrie sans de vastes mouvements d’émancipation sociale. Autrement dit, pas d’anti-tech sans féminisme, et vice versa.

Mettre en chantier nos modes de vies dès maintenant

Quel rôle ont les choix de vie individuels (refuser le smartphone, dé-googliser sa vie, etc.) dans tout ça ?

Nous sommes ancré·es dans une tradition politique, souvent appelée ‘autonomie’, qui considère qu’il ne faut pas séparer la lutte de la vie quotidienne ou attendre un potentiel grand soir avant de mettre en chantier nos modes de vies. Ceci dit, les choix de vie ne sont jamais strictement individuels. La capacité à se tenir loin des GAFAM et à limiter la place des écrans et des applis dans nos vies dépend très fortement du contexte social dans lequel on vit : l’argent dont on dispose, les discriminations que l’on subit ou pas, le milieu complice dont on arrive plus ou moins à s’entourer, tout cela joue un rôle essentiel dans les choix de vie.

Il est nécessaire de lutter collectivement contre l’emprise des technologies sur nos vies pour que tout le monde puisse s’en passer, effectivement.

Pour un parent d’élève dont l’établissement a fièrement fait le choix de « la fin du papier », s’opposer à la numérisation n’aura pas le même coût si son enfant est déjà stigmatisé du fait de son handicap ou de sa religion supposée. Dans la société, la possibilité de pouvoir complètement se passer d’un smartphone dénote souvent une possibilité d’indépendance qui n’est pas donnée à tout le monde. Ça ne veut pas dire qu’il ne faut pas le faire. Mais ce qui semble primordial, c’est de lutter collectivement contre l’emprise des technologies sur nos vies pour que tout le monde puisse s’en passer, effectivement.

S’il n’y aura jamais d’avion qui décolle à Notre Dame des Landes, c’est parce qu’il y a eu des luttes collectives. De la même façon, pour que les gens puissent se passer d’un ordiphone il faut empêcher le déploiement de la 5G, pousser des mouvements collectifs de refus du tout numérique, notamment quand cela s’installe dans le secteur public, aider les personnes dépendantes à trouver des alternatives, s’organiser collectivement pour proposer d’autres façons de faire sans.

Pourquoi avoir organisé ce festival aux Tanneries à Dijon ?

L’espace autogéré des Tanneries, historiquement, a été une place forte du hacking et de l’internet subversif et autogéré. Depuis quelques années, il est traversé par un fort courant queer et féministe. Et depuis vingt-cinq ans, s’y fabrique une culture anticapitaliste concrète faite de manifs en centre-ville, de voyages au bout de la France pour soutenir une lutte camarade, et d’un quotidien où les gens y récupèrent, réparent, bidouillent des machines et pensent d’autres manières de vivre – bien loin de la consommation rapide et des technologies de pointe. Une grande partie de l’histoire des Tanneries, comme de celle de la friche squattée des Lentillères à laquelle nous sommes aussi très lié·es, c’est des chantiers collectifs pour apprendre à brasser de la bière ou faire un portail en métal pour un champ de patates : la transmission des savoirs-faire et les fameuses techniques conviviales de Illich sont aussi au cœur de nos vies (bien que beaucoup aient un smartphone dans la poche).

Au-delà de la force des pratiques quotidiennes, il nous semble plus que jamais nécessaire aussi d’en parler et de réarmer la critique des technologies, car il y a d’une part un déploiement de l’utilisation des réseaux sociaux dans nos milieux politiques et nos vies qui est de moins en moins interrogé, et d’autre part un mouvement d’écologie radicale qui progresse mais dans lequel l’angle de la critique de l’industrie et du numérique semble pratiquement disparaître au profit de thèmes comme « la défense de l’eau » ou la simple « protection du vivant ». 

L’amnésie stratégique est celle qui nous permet d’oublier le coût humain et environnemental du progrès : qui est allé les chercher sous terre, combien d’usines il a fallu pour assembler tout ça, combien de lacs pollués.

Historiquement, l’écologie politique est  issue de mobilisations « anti-tech » et des critiques du  « progrès » scientifique, mais le combat semble aujourd’hui plus difficile à mener, voire parfois obsolète, maintenant que la technologie et le numérique sont profondément ancrées dans nos vies, et jusqu’à nos outils de luttes…

On s’inquiète de l’« amnésie », au sens utilisé par l’autrice Kate Crawford quand elle parle de l’amnésie stratégique accompagnant le récit du progrès technologique (dans son Contre-atlas de l’intelligence artificielle publié en français par Zulma en 2022). Celle qui nous permet d’oublier le coût humain et environnemental du progrès, le prix de la dévastation, pas le prix auquel j’ai payé mon smartphone, mais le prix de tous les minerais, qui est allé les chercher sous terre, combien d’usines il a fallu pour assembler tout ça, combien de lacs pollués.

Lire aussi sur Terrestres : Nicolas Celnik, Fabien Benoit, Résister à la technologie, septembre 2022.

On le constate à l’échelle de la société, mais aussi à l’échelle de nos propres petits renoncements. Rien que parmi nous, ignorer le GPS était commun il y a encore quelques années, aujourd’hui beaucoup trouvent difficile de lire une carte ou de se repérer dans une ville qu’on ne connaît pas. Pourquoi celles et ceux qui refusent le smartphone ne sont plus qu’une poignée à l’échelle du pays entier ? Nous étions des milliers il y a encore quelques années… Pourquoi s’interroger sur l’usage d’une bouilloire électrique dans une maison fait sourire les colocs, pourquoi les objets qui nous entourent ne semblent-ils plus politiques ? Qu’avons nous à dire face à l’empire des GAFAM et à l’arrogance d’Elon Musk ? Il s’agit de reconsidérer nos propres pratiques, d’oser les interroger, mais aussi et surtout de se demander comment faire mouvement et repolitiser les usages des techniques que nous faisons et que l’on nous impose.

Une autre de nos préoccupations réside dans l’idée de plus en plus répandue, y compris autour de nous, que les réseaux sociaux seraient, en eux-mêmes, des espaces « inclusifs » et adaptés à la défense de l’émancipation. Cette idée s’appuie notamment sur l’expérience du mouvement #MeToo, ou sur la possibilité de l’expression libre pour de nombreuses minorités sur Instagram. Mais c’est méconnaître le fonctionnement des réseaux sociaux, qui comprend de nombreux leviers discriminants (sans même parler de leur lien intrinsèque avec la consommation de masse – car pourquoi récupérer nos données si ce n’est pour nous faire acheter toujours plus de choses ?).

Pourquoi celles et ceux qui refusent le smartphone ne sont plus qu’une poignée à l’échelle du pays entier ? Nous étions des milliers il y a encore quelques années…

L’une d’entre nous a vécu une sorte de résumé du couple espoir – désillusion par rapport à Instagram, notamment. Heureuse de trouver un espace où vivre une identité qui n’existe pas ou presque dans les espaces de vie réelle qu’elle fréquente (juive, avec des parentés magrébines, en l’occurrence, mais ça peut être vrai pour plein d’autres personnes), elle s’est vite trouvée ‘ré-assignée’ par des posts incitant à acheter des soins pour un certain type de cheveux ou à aimer Netanhyaou. Avec la publicité ciblée, la ségrégation et les préjugés sont devenus une valeur marchande. Le festival avait aussi pour but de se redonner le peps de critiquer l’évidence d’Instagram – ce qui ne veut pas dire demander à tout le monde de le quitter car on sait bien qu’il est compliqué aujourd’hui de faire connaître quoi que ce soit sans ce levier. Faire vivre la critique est un minimum à partir duquel on pourrait repenser ensemble des manières de s’échapper sans se réduire totalement au silence dans la société telle qu’elle est.

Le mouvement anti-industriel non-réactionnaire existe

En effet, beaucoup de technologies du monde moderne reproduisent et produisent tout un tas de dominations : extraction et exploitation dans la production, concentrations de pouvoir et des inégalités dans l’utilisation, effets « secondaires » sur la santé et l’environnement à long terme… Pourtant, comme vous le notez tout à l’heure, « féminisme et techno-critique sont souvent présentés comme incompatibles ». Vous pouvez revenir sur cette opposition et comment vous vous situez par rapport à ce débat ?

Cela fait des années que des personnes se revendiquant de la pensée anti-indus pointent du doigt les féministes et les personnes queer comme étant les fers de lance de la collaboration et de l’acceptation d’un monde tout technologique… Nous avons particulièrement mal vécu la publication, il y a tout juste dix ans, de l’ouvrage La Reproduction artificielle de l’humain, signé d’Alexis Escudero, sorti dans une maison d’édition dont nous apprécions par ailleurs particulièrement le travail (Le Monde à l’envers). Ont suivi le texte de Pièces et mains d’œuvre « à propos des tordus queer » puis plusieurs autres textes attaquant les trans et les féministes, la plupart du temps sous la plume de Renaud Garcia. Dans un autre registre, on peut citer le journal La Décroissance, dirigé par Vincent Cheynet, pour qui la « joie de vivre » affichée en Une semble faite de haine de l’autre et de promotion des valeurs traditionnelles.

Lire aussi sur Terrestres le texte collectif, Une revue à un carrefour, décembre 2022.

Cela fait donc des années que certains, au nom de la critique de la PMA par exemple, se retrouvent à attaquer les minorités de genre, en omettant sciemment de considérer certaines expériences du monde social, en refusant de voir le poids des normes et de la violence du monde capitaliste-patriarcal qui empêchent certaines personnes de vivre la vie que les cis-hétéros peuvent vivre.

Ce sont des cas typiques de positions exprimées depuis une norme qui n’est pas nommée, invisibilisée car majoritaire – celle des personnes cisgenres hétérosexuelles. En effet, les auteurs ne se revendiquent pas de l’hétérosexualité ou du modèle de la famille nucléaire, mais de l’usage de la raison et de la libre critique. Nous reconnaissons l’importance de la libre critique, mais nous voulons leur rappeler d’où ils parlent, et où ils vont. Le manque de respect répété envers les minorités de genre, au nom de la critique de leur usage des technologies, nous est insupportable.

Ces critiques semblent oublier que l’acceptation de la reproduction artificielle, par exemple, vient massivement de la société cis-hétéro et s’accommode très bien de l’homophobie. La PMA n’a-t-elle pas été inventée pour les hétéros ? Autre exemple : les béquilles hormonales, avant d’être utilisées par les personnes trans, ne se sont-elles pas développées avec la pilule, faisant peser sur les femmes cis le poids de la contraception dont la recherche scientifique n’a jamais imaginé qu’elle pourrait concerner les personnes qui éjaculent ? Les progrès de la chirurgie modifiant le corps humain ne sont-ils pas poussés d’abord par l’impossibilité sociale pour une femme cis d’avoir des seins ‘pas normaux’ ?

Il est historiquement et sociologiquement erroné de construire les trans-féministes comme le camp avancé de l’acceptation des technologies. Il est par ailleurs injuste de cibler les personnes minorisées – et c’est d’autant plus dangereux dans un contexte de fascisation de la sphère publique, de rhétoriques et d’actes d’agression contre les personnes LGBTQI. La critique des technologies ne peut pas s’appuyer, même de manière sous-entendue, sur l’imaginaire d’un ‘ordre naturel’. Car avec lui vient toujours la légitimation de l’ordre social, fondé sur une hiérarchie de classe, de genre et de race. Donc non seulement la critique féministe et queer adressée à certains écrits anti-industriels nous semble légitime, mais on la partage.

Dénoncer d’un bloc « les anti-indus », c’est faire le jeu de l’industrie.

Là où la critique nous pose problème, c’est quand elle use de procédés malhonnêtes en allant chercher la moindre citation « problématique » pour disqualifier définitivement telle ou telle personne, ou quand elle désigne abusivement ses adversaires comme fascistes. On doit pouvoir avoir des désaccords, et même ne pas supporter certaines personnes, sans pour autant les traiter de fascistes. La brochure « Le naufrage réactionnaire du mouvement anti-industriel » réunit un concentré de ces différents défauts. De plus, elle définit comme « mouvement anti-industriel » uniquement les personnes dont elle trouve trace de propos réactionnaires ou considérés comme tels. C’est oublier bien vite plein d’aspects du mouvement anti-industriel.

C’est feindre d’ignorer que la critique du techno-solutionnisme est devenue quasiment hégémonique dans les milieux écolos, qu’un mouvement comme les Soulèvements de la terre met en acte une critique de l’industrie qui n’a rien de transphobe, que les mouvements squats et DIY existent encore, que des médias comme Z, Terrestres ou Reporterre existent, que les écologies queer se développent, etc. Le mouvement anti-industriel non-réactionnaire existe, il ne se nomme simplement pas comme tel. Dénoncer d’un bloc « les anti-indus », c’est faire le jeu de l’industrie. Mais pour que cette réponse aux critiques soit audible et juste, il nous semble essentiel qu’elle soit accompagnée d’une dénonciation des propos aveugles aux dominations qui sont effectivement tenus depuis des positions anti-industrielles.

L’idée du festival est née avant la publication de cette brochure. Et c’est au-delà des polémiques entre quelques personnes que nous souhaitons développer une pensée anti-industrielle, critique des nouvelles technologies, construite au prisme des dominations de genre, de classe, de race. Une pensée et des luttes qui défendent, et c’est encore une pensée à défricher, « une nature non-binaire » (Premières Secousses, La Fabrique, 2024), ou encore des territoires que nous tentons d’arracher à la machine techno-industrielle, le vivant et le minéral, l’espace et les fonds marins, des endroits où humains et non-humains cohabitent, dans un partenariat en négociation, conscient.es de nos limites et de nos renoncements, avec certaines machines.

Nous pensons que ce n’est pas parce qu’il y a des personnes avec lesquelles nous ne sommes pas d’accord, voire qui portent des propos insupportables, qu’il faut déserter le mouvement. Au contraire : nous pensons qu’il faut occuper l’espace, et leur enlever le trop plein de notoriété qu’ils (au masculin car ce sont tous des hommes, à quelques exceptions près) ont, pour les submerger et les empêcher de faire de leur tendance un courant majoritaire.

Comme dans le mouvement féministe, il fut un temps où un féminisme bourgeois blanc et légaliste prenait toute la place ; il nous semble qu’aujourd’hui, cette époque est révolue : nous sommes en pleine révolution féministe radicale, un féminisme intersectionnel se déploie et gagne du terrain. De la même manière, l’anti-tech réac’ doit être dépassé, pour qu’un mouvement anti-indus intersectionnel puisse se déployer, prendre de l’espace et gagner des luttes.

Nous avons voulu marquer deux choses : l’une, c’est qu’il n’y a pas de pureté ; l’autre, c’est qu’il est nécessaire de se situer quand on parle – ça, ce sont les luttes féministes qui nous l’ont appris

“Certain·es des organisateur·ices de ce festival prennent des hormones. Certain·es dorment dans une maison autoconstruite. D’autres vont à des formations pour être autonome en énergie. Certain·es utilisent un smartphone, d’autres non. Certain·es ont réussi à ne pas installer Google dessus. D’autres écrivent sur whatsapp et scrollent sur insta. Les mêmes réparent le tracteur.Qu’est-ce que vous avez essayé de tenir ensemble dans cette description de votre collectif d’organisation ?

Nous avons voulu marquer deux choses : l’une, c’est qu’il n’y a pas de pureté. Qu’on ne peut pas imaginer la lutte contre la technologie comme s’il était possible d’être totalement autonome, libéré·es de toute emprise. Que nous dépendons tous et toutes de certaines industries, pour différentes raisons. Et que cela est le résultat de renoncements à certains endroits, mais aussi de batailles gagnées à d’autres – comme lorsqu’on prend le temps et la peine de désinstaller Google d’un smartphone, comme lorsqu’on apprend à réparer le vieux tracteur hérité de la communauté Longo maï, parce que jamais on ne voudra en acheter un neuf, encore moins une machine high-tech.

L’autre, c’est qu’il est nécessaire de se situer quand on parle. Ça ce sont les luttes féministes qui nous l’ont appris. Se situer, ici, ça ne veut pas forcément dire seulement notre identité de genre, mais aussi aborder nos pratiques, ce que l’on fait dans nos vies. Cette honnêteté, cette humilité, ça manque cruellement à plein de penseurs anti-indus.

Un cybercafé low-tech avec des machines à écrire

Qui est-ce que vous avez invité pour parler de ces sujets ? Pourquoi rassembler ces paroles dans un même lieu ?

On a invité Celia Izoard (autrice de La ruée minière au XXIe siècle) pour qu’elle puisse développer la critique de l’intelligence artificielle et qu’elle rappelle les pollutions phénoménales que l’extraction minière provoque pour nous outiller numériquement ; une penseuse de la Quadrature du net pour parler de la surveillance algorithmique et des possibilités de la combattre ; on a regardé un documentaire sur les luttes des personnes sourdes contre l’implant ; discuté avec la doctorante Cannelle Gueguen d’écologies queers et avec Clémence Ortega Douville à partir de sa brochure “la transidentité n’est pas un transhumanisme” ; et deux militantes de l’Atelier Paysan dialoguaient avec des personnes qui réparent et utilisent des machines agricoles ou d’imprimerie.

Ce qui nous semblait important c’était de donner la parole à des personnes (en priorité qui ne soient pas des hommes cisgenres) qui portent une critique radicale de la technique et de l’industrie en la croisant avec les enjeux de validisme, de classe, de genre. On avait envie que se dessine au fur et a mesure des discussions la possibilité d’une parole anti-tech radicale et féministe, intersectionnelle, on a même dit “woke” parce que c’est finalement ça qui nous est souvent reproché !

Ce qu’on essaye de tenir ensemble au quotidien : se défaire de notre dépendance à l’industrie, ne pas prétendre à la pureté, visibiliser les liens qui restent et avoir de l’auto-dérision.

Il y a des moments qui vous ont marqué.es ?

Au stand des churros, un panneau indiquait que 97 % des produits étaient d’origine industrielle. En face, la bière servie avait été fabriquée par des camarades d’ici et de la région lyonnaise. C’est un bon exemple de ce qu’on essaye de tenir au niveau du quotidien, à la fois se défaire de notre dépendance à l’industrie, ne pas prétendre à la pureté, visibiliser les liens qui restent et avoir de l’auto-dérision.

À plein de moments, les expériences intimes et les questionnements concrets des différentes personnes présentes ont eu voix au chapitre et ont été considérés comme des problèmes politiques à part entière, ce qui nous semble essentiel, loin des débats qui ne se focalisent que sur des questions stratégiques vues d’en haut.

Une radio pirate diffusait les débats dans tous les espaces via des petits postes qui crachotaient, de l’accueil à la cuisine. On se souvient de la performance dansée improvisée au milieu de la salle de ciné où se déroulait un concert pour enfants.

Au-delà de quelques souvenirs piochés ici ou là, c’est quand même le croisement des différentes paroles énoncées à ce moment là qui a produit quelque chose d’enthousiasmant. On a parlé sur différents plans, différentes échelles, de la matérialité écologique des conséquence de l’usage massif du numérique aux injonctions d’appareillage des personnes sourdes, en passant par la possibilité de construire nous même nos machines réparables…

On ne peut pas finir sans un énorme big up au « guichet » : un espace aménagé autour d’une caravane qui faisait office de “cyber-café low tech”: un service postal, des timbres, du papier à lettre et plusieurs machines à écrire étaient mis a disposition. Des tas de gens ont passé de longs moments à taper frénétiquement des lettres à la machine à écrire, des dizaines et des dizaines de lettres on été expédiées depuis l’évènement, c’est un micro geste qui fait du bien, de savoir que tout ces petits mots ont voyagé parmi les quelques factures pas encore dématérialisées pour aller atterrir dans des mains d’ami.es.


Crédits photos : Livrosaurus Rex, le festival du livre et des cultures libres.


Pour aller plus loin

Livres

  • Soshanna Zuboff, Le capitalisme de surveillance, Zulma, 2020.
  • Kate Crawford, Contre-atlas de l’intelligence artificielle, Les coûts politiques, sociaux et environnementaux de l’IA, Zulma, 2023.
  • Francois Jarrige, Technocritique, Du refus des machines à la contestation des technosciences,  La Découverte, 2014.
  • Alex B, Trans n’est pas transhumanisme (brochure).
  • Celia Izoard, La Ruée minière au XXIe siècle. Enquête sur les métaux à l’ère de la transition, Seuil, 2024.
  • Bilan critique du courant anti-industriel, podcast Zoom écologie, radio FPP.

Lieux inspirants 


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